Le meurtre d'une âme
HASARDEUSE IDYLLE
Un matin d'hiver, Régine de Malboise, qui, souffrante, s'attardait au lit, laissa glisser un journal qu'elle venait de lire et se perdit dans ses réflexions. Son visage exprimait une anxiété profonde. Parmi les nouvelles du jour, il y en avait deux dont tous les détails étaient pour elle matière de préoccupation soucieuse. La session des assises où comparaîtrait Almado allait s'ouvrir. Et là-bas, à Marseille, de graves désordres, provoqués par une grève, faisaient consigner les troupes, empêchaient le lieutenant d'Ambarès de venir à Paris.
Par instants, elle songeait aux dangers que Hugues courrait peut-être, et, fermant les yeux, elle soupirait douloureusement. Puis, mesurant la responsabilité qui lui incomberait, à elle seule, si le procès avait lieu sans que son cousin pût la rejoindre, elle fixait dans le vide ses larges prunelles bleues, que dilatait une sorte d'épouvante.
Tous deux avaient convenu d'attendre ce que révélerait l'audience pour décider s'ils feraient connaître leurs soupçons relatifs au drame de Malboise, ou s'ils en garderaient éternellement le secret.
Cet Almado, que Hugues avait vu là-bas, dans le Midi, auprès de Lina de Cardeville, son infortunée victime future, cet Almado, qu'il avait trouvé en possession de sa bicyclette, volée dans le souterrain le soir où le marquis de Malboise fut tué d'un coup de fusil, cet Almado, qu'il avait jugé tellement suspect et qui se manifestait assassin, devait être, en effet, le meurtrier qui avait fait de Régine une veuve le jour même de ses noces. Mais pourquoi?... Quelle avait été la raison de ce crime, tellement désintéressé en apparence? Quel rapport pouvait-il y avoir entre cet aventurier, venu, disait l'enquête, de l'Amérique espagnole, dont il était originaire, et le marquis Pascal de Malboise? Mystère insondable! Mystère que ce bandit étrange emporterait peut-être à jamais dans la tombe, s'il était condamné à mort pour l'assassinat de sa maîtresse.
Cette idée, oppressante comme un cauchemar, accablait Régine. D'ailleurs, le doute subsistait toujours. Les présomptions réunies par Hugues ne suffisaient pas, surtout devant l'invraisemblance, pour que sa cousine et lui arrivassent à une certitude, même approximative. L'un et l'autre ignoraient ce que la pauvre Lina avait découvert au prix de sa vie: l'identité de la chaîne, brisée par Hugues, le soir du crime, sur la poitrine du meurtrier. Alors?... Quel moyen de savoir, sans ouvrir à la justice cette piste nouvelle? Parleraient-ils?... Mais parler, si tard! après deux ans,—pour avouer des circonstances où se ternirait l'honneur de Régine,—car l'interprétation loyale en serait inadmissible pour le monde, plus inadmissible que jamais après ce long silence...
Et si cet homme,—accusé du meurtre de Lina, mais qui, de ce fait, sauverait peut-être sa tête,—allait être convaincu du meurtre de M. de Malboise, ce serait donc Régine qui le condamnerait à mort, qui éclabousserait de sang, de honte, deux innocents qu'elle aimait, Denise et le petit Michel. Aurait-elle seulement l'excuse, à ses propres yeux, de justifier l'être cher entre tous, l'élu de son cœur, ce Hugues adoré, qu'elle avait un moment cru capable d'une aberration d'amour homicide, d'une folie sournoise et sanguinaire? Mais non!... Elle n'avait plus besoin de le justifier. L'épreuve le lui avait montré si soumis, si généreux, d'une force douce et d'un amour infini, sans la violence égoïste de passion, sans le délire brutal, qui incite au crime.
Rien au monde maintenant n'insinuerait un doute en elle. Et pourquoi se refuser désormais au bonheur? Assez longtemps elle avait subi le poids de son sanglant veuvage et refusé la liberté si tragiquement acquise. C'était fini. Bientôt elle serait la femme de Hugues. Elle reprendrait ce nom d'Ambarès qui lui était cher, qui était vraiment le sien. Car la marquise de Malboise lui restait une étrangère. Sous ce titre elle éprouvait une gêne, comme dans un vêtement d'emprunt. Tout s'effacerait donc du sombre passé... Tout?... Hélas! non... L'énigme demeurait insoluble, l'ombre du mystère continuerait à dominer l'horizon de sa vie.
C'était donc à une rêverie en même temps suave et troublée que s'abandonnait Régine.
L'entrée de sa femme de chambre, qui, après avoir frappé, pénétrait auprès d'elle, lui rappela l'heure et son habituelle activité.
—«Il doit être bien tard, Fanny.
—Près de dix heures. Madame la marquise se trouve-t-elle mieux?
—Encore un peu de migraine. Mais je vais me lever.
—C'est que je venais dire à madame la marquise... Il y a là madame Varouze qui désire parler à Madame, tout de suite, pour une affaire importante.
—Madame Varouze?» répéta machinalement Régine, étonnée d'une visite si matinale.
—«Oui... Ce qui l'amène est tellement urgent, qu'elle demande si madame la marquise ne la recevrait pas au lit.
—Mais... sans doute... A l'instant même... Priez madame Varouze de monter.»
«Pauvre femme!...» pensa Régine, tandis qu'on allait prévenir son amie. «Le moment est-il arrivé de cette aventure que je crains sans cesse pour elle?... Avec sa sentimentalité maladive, son imagination toujours en fièvre, elle ne peut vivre sans amour près de ce mari qu'elle a adoré et dont la froideur haineuse l'affole. En vain ai-je voulu détourner vers la charité ces sources tumultueuses de tendresse... Les malheureux, pas plus que son enfant, ne suffiront à remplir ce cœur, non seulement vide, mais brisé, détraqué, ouvert à toutes les suggestions périlleuses.»
Ses appréhensions furent dépassées par l'aspect de Claire Varouze, que la femme de chambre venait d'introduire. Celle qui entrait, avec une figure de morte où brillaient des yeux de délire, s'avança jusqu'au lit, se laissa tomber sur un siège tout proche, puis s'abattit de tout le buste contre les couvertures, en sanglotant.
—«Claire!... Ma pauvre Claire!...» murmura la jeune marquise, posant une main de pitié sur l'épaule frémissante.
—«Oh! Régine!... Si vous saviez!...
—Je vous écoute... Que se passe-t-il?...
—Je n'oserai jamais vous le dire!
—N'êtes-vous pas venue pour cela?...
—Si. Mais c'est au-dessus de mes forces. Ah! je n'ai plus qu'à mourir!
—Mourir!... Et votre petite Marcelle?...»
Au nom de sa fille, Mme Varouze versa des larmes plus véhémentes.
—«Les enfants,» gémit-elle, «sont de petits êtres lâches. Ils n'admirent que le succès et la force. Marcelle, je le sens, est avec son père contre moi.
—Maintenant peut-être... Mais plus tard?... D'ailleurs, est-ce pour vous ou pour elle-même que vous l'aimez?...
—Qui m'aimera donc, moi?...» dit la désolée, levant son visage en pleurs, que dévorait la flamme des sombres yeux inégaux. «Être aimée... Être chère à quelqu'un en ce monde... C'était ma folie... Mais où m'a-t-elle menée?
—Voyons... Confiez-moi toute votre peine,» prononça Régine, d'une voix dont l'intonation apaisait, caressait l'âme en détresse.
Claire, avec son mouchoir, tamponna ses paupières ruisselantes. Puis elle tira d'un porte-cartes un papier, qu'elle tendit à Mme de Malboise, et que celle-ci considéra avec stupeur. C'était une invitation à se rendre auprès d'un juge d'instruction, en son cabinet, au Palais de Justice.
—«Connaissez-vous ce juge, monsieur Treille?...
—C'est celui qui est chargé de l'affaire Almado,» observa Régine. Car elle n'ignorait aucun détail de cette cause.
A ce nom d'Almado, une rougeur intense envahit les traits de Mme Varouze, puis se dispersa, en laissant des plaques brûlantes sur le fond blafard du teint. Et elle se taisait, après avoir incliné affirmativement la tête, tandis que ses regards suppliaient qu'on la devinât, qu'on l'aidât.
Régine, interdite, finit par demander en hésitant:
—«Vous... vous avez quelque renseignement à donner sur cette affaire?...»
L'autre, brusquement, éclata:
—«Oh! Régine... qu'allez-vous penser?... Vous ne comprendrez pas... Vous me jugerez sans excuse... N'est-ce pas une chose horrible?... J'ai peur que ce misérable n'ait des lettres de moi.
—Des lettres qu'il vous a volées... ou qu'il a volées chez quelqu'un? A qui s'adressaient-elles, ces lettres?...
—Il ne les a pas volées.
—Trouvées alors?... Interceptées?... Mais à qui, ces lettres? A qui?...
—A lui-même,» dit la malheureuse femme, en courbant la tête.
Mme de Malboise demeura muette de stupeur.
Alors ce fut, de la part de Claire, au lieu des réticences, des paroles arrachées une à une, le soudain débondement de son cœur, le flot lâché de la confidence amère. Elle se hâtait à présent de tout dire, pour ne pas laisser à Régine le loisir des interprétations sévères, pour présenter son histoire inouïe sous le jour le moins déplorable.
Son amie écoutait, consternée, mais non sans indulgence. L'explication, ce n'est pas toutefois le récit trépidant, désordonné, involontairement illusoire, de Claire, qui pouvait la lui fournir. L'explication, elle était bien plutôt dans le geste, dans la physionomie, dans l'accent, sur les traits dissymétriques, partout où se trahissait le déséquilibre, la dégénérescence, l'excitabilité du système nerveux. C'était presque un phénomène d'hypnotisme que racontait Mme Varouze, cette hasardeuse idylle, ces rendez-vous avec un inconnu, dont tout de suite, dès la première rencontre, le regard l'avait hantée, fascinée, la volonté l'avait conquise et dirigée malgré elle.
—«Les jours, les rares jours, où je m'étais engagée à le rejoindre,» expliquait-elle, «j'avais beau prendre la résolution de n'y pas aller... Quand l'heure arrivait, il me fallait partir... C'était comme une force qui me poussait.»
Elle donnait à cela des raisons romanesques: coup de foudre, irrésistible fatalité du sentiment, attraction des âmes... Et elle revenait sur son isolement, sur les blessures de sa vie conjugale, sur la beauté, le charme de ce passant, qui, d'une heure à l'autre, était devenu tout pour elle.
—«Et,» demanda Régine d'une lèvre tremblante, «vous croyez que cet homme, cet inconnu, dont vous ne savez pas le vrai nom... ce serait... Miguel Almado?...»
Tout bas, dans un chevrotement de honte, Claire avoua:
—«L'idée m'en est venue, d'après un indice, puis un autre. Et d'abord, depuis la disparition d'Almado, qui s'est caché plusieurs semaines, je n'ai plus eu de nouvelles.
—Quand avez-vous reçu les dernières?
—La veille de cet horrible crime.
—Mais les journaux ont publié son portrait. Ne l'avez-vous pas reconnu?
—J'ai eu peur de le reconnaître... Almado porte sa barbe, tandis que l'autre... Puis les portraits des journaux sont si fantaisistes!
—Alors qu'est-ce qui vous a fait croire?...
—Des descriptions... Ses yeux, sa voix prenante, ses manières câlines... On le peint comme si séduisant, ce monstre!...»
Était-ce une horreur sincère, ou une attraction morbide qui se traduisait par ce mot où sonna l'équivoque?... Régine oscilla entre la compassion et la révolte écœurée.
—«Quel nom vous donnait cet inconnu comme étant le sien?
—Armand. Un jour il a signé «Armando». Cela ressemble à Almado.
—L'avez-vous vu souvent?
—Cinq ou six fois. Et toujours dehors, dans des musées, des parcs... à la mare d'Auteuil. Jamais je ne me suis trouvée seule avec lui dans une chambre close. Me croyez-vous, Régine? me croyez-vous?...
—Comment ne vous croirais-je pas? C'est le contraire dont je ne pourrais me persuader. Ce serait tellement invraisemblable que vous, Claire Varouze, si honnête, si fine, vous, une mondaine délicate, femme d'un haut magistrat, vous vous soyez mise à la merci du premier venu, parce qu'il avait des yeux noirs et de jolies moustaches?... Quels risques effroyables!... Sans compter l'impossibilité morale. Ce que vous avez fait me confond assez, sans que j'imagine autre chose.
—Mais, Régine, ce que vous n'imaginez pas, Paris entier va le crier à tous ses échos comme une vérité incontestable, si le scandale éclate. O Dieu! Il n'y aura pas au monde une femme plus avilie que moi!... Mon mari pourra me rejeter comme la dernière des créatures... On m'ôtera ma fille... Non... Mais tout ce que je dis là n'est encore rien. Il n'y a pas de mots pour peindre l'ignominie où je sombrerai. Et cela pourquoi, Seigneur! pourquoi?... Pour avoir échangé quelques lettres et écouté quelques mots grisants, pour une intrigue imprudente et folle, mais innocentes... Quel châtiment, quelle torture!... Jamais pareille catastrophe n'aura écrasé une femme!... Jamais...» Elle s'interrompit, éclata d'un rire grinçant. «Madame Varouze, femme d'un conseiller à la Cour de Cassation, la maîtresse d'un assassin, d'un voleur... d'un guillotiné, peut-être!...»
Sa voix s'étrangla, ses mains se tordirent. Elle glissait à la crise de nerfs ou à l'accès de folie. Régine eut la plus grande peine à la ramener au calme. Il lui fallut sortir elle-même de cette mesure, de cette lucidité tranquille, réglant les mouvements de son âme et leur expression habituelle. Tout en s'efforçant, avec une sobre autorité, de modérer l'effervescence de désespoir où s'affolait Claire, elle dut se répandre en affirmations et en protestations qui dépassaient sa pensée. Elle ne pouvait croire, déclarait-elle, que l'inconnu et Almado fussent le même homme. Mais si cela était, les magistrats certainement étoufferaient cette triste affaire. On sauverait Mme Varouze. Elle-même, Régine, interviendrait, agirait, userait de l'influence que son rôle philanthropique lui donnait, malgré sa jeunesse. D'ailleurs ces messieurs du Parquet se garderaient de compromettre l'honneur d'un homme de robe. Ils se tairaient par esprit de solidarité.
En formulant cette hypothèse, Mme de Malboise se représentait avec inquiétude cet homme de robe, dont elle parlait,—cet André Varouze, gonflé de morgue, ambitieux, féroce quand son orgueil se croyait atteint, et qui serait implacable. Elle se le rappelait, directeur du cabinet ministériel de Bardal, jouant le garde des sceaux,—qu'il était alors effectivement, grâce à la timidité, à la nullité de son chef. Dans quel piège atroce il avait failli la broyer, à ce moment-là, lui donnant le choix entre sa haine et son désir, ayant bien pris ses mesures, n'ayant pas reculé devant un faux pour envoyer une marquise de Malboise à Saint-Lazare, si elle ne consentait à tomber dans ses bras. Le misérable!... Si Régine lui avait échappé, c'était grâce au sacrifice de Claire. Cette pauvre femme, qui pleurait maintenant, abîmée de honte, s'était jadis écrasé le cœur, avait renoncé à toute illusion de bonheur conjugal, bravé la rancune sans fin d'un tel mari, pour la sauver, sans la connaître, d'ailleurs, autrement que comme une rivale. Même c'est à cause de cela que, dans le désarroi de sa vie, elle était devenue sans résistance contre les sollicitations des rêves hasardeux. L'abîme où elle glissait ne s'était-il pas ouvert quand, pour voler au secours de Régine, elle avait brisé tout ce qui abritait sa faiblesse, sa chancelante nature de nostalgie et de névrose?
«Ah!» se dit Régine, «il faut que je la sauve!...»
—«Voyons,» reprit-elle tout haut, avec une douceur tendre, «que devons-nous faire tout de suite? Aviez-vous une idée en venant ici? Que comptiez-vous me demander?
—De m'accompagner chez le juge d'instruction. Jamais je n'oserai y aller seule, en songeant à ce qu'il peut avoir à me communiquer. J'en tomberais morte sous ses yeux.»
Claire parlait facilement de la mort, comme toutes les personnes de mentalité débile, qui empruntent ainsi une apparence de force et un factice héroïsme à la Reine des épouvantements.
—«C'est entendu,» accéda Régine. «Pour quel moment vous a-t-il convoquée?
—Pour trois heures, cet après-midi.
—Voulez-vous rester avec moi jusque-là?
—On s'étonnerait à la maison. Ma fille s'inquiéterait. Je viendrai plutôt vous prendre.
—Soit. Mais pas dans votre voiture. Évitons le moindre commentaire. La mienne sera devant votre porte à trois heures moins vingt.»
Lorsque les deux jeunes femmes pénétrèrent dans le cabinet de M. Treille, juge d'instruction, celui-ci s'étonna de les voir ensemble.
—«Je n'ai convoqué que vous seule, madame,» dit-il à Claire, après s'être incliné devant sa compagne.
—«Y a-t-il une difficulté judiciaire à ce que madame de Malboise assiste à notre entretien?
—Aucune. La difficulté ne sera que pour vous, madame. Ce que j'ai à vous dire est très délicat.
—Je n'ai pas de secret pour mon amie.
—Vous en êtes bien sûre?» dit le juge, la regardant au fond des yeux.
—«Tout à fait sûre.»
M. Treille hésita un instant.
—«C'est donc tellement grave?...» balbutia Mme Varouze, qu'un suprême espoir abandonnait.
—«Vous allez voir...»
Il prit une clef, ouvrit dans son bureau un tiroir à secret, et, d'une cachette intérieure, tira un menu paquet de papiers pliés. Claire tourna vers Régine des yeux d'égarement.
—«Reconnaissez-vous ces lettres, madame?» demanda le magistrat d'un ton glacial.
Elle ne répondit pas.
—«Persistez-vous à ce que nous nous entretenions du contenu devant Madame?...
—C'est fini!...» murmura Claire. «Je suis perdue!»
Elle fouilla dans un petit sac qu'elle tenait à la main... M. Treille et Mme de Malboise se précipitèrent ensemble... La malheureuse femme venait de diriger contre elle-même un revolver,—arme de luxe, fine comme un bijou, mais très capable de donner la mort. Le coup partit tandis que le juge lui écartait vivement le bras. Personne n'eut de mal, la balle étant allée se perdre dans la boiserie.
—«Quelle folie, madame!» s'exclama M. Treille, mais d'une voix moins dure que tout à l'heure. «Voulez-vous donc provoquer le scandale que nous pouvons peut-être éviter?
—L'éviter?...» répétèrent les lèvres blanches prêtes à divaguer d'effroi.
Cependant le dernier mot amollit l'affreuse tension des nerfs. Les larmes jaillirent.
—«Je ne vous aurais pas parlé ainsi quand vous êtes entrée, madame. Je ne voyais aucune raison d'atténuer les suites de votre inconséquence. Et mon devoir est formel. Cependant votre désespoir me touche.»
Régine prit la parole:
—«Ah! monsieur le juge d'instruction, ce désespoir vous toucherait davantage encore si vous en connaissiez toute l'amertume, si vous saviez quelles fatalités ont pesé sur cette âme exaltée et sans défense, laissée à elle-même par des désastres intimes... Si vous compreniez de quelles fascinations peuvent être victimes ces natures crédules et nerveuses...»
Elle n'en pouvait expliquer davantage. Mais le juge eut, vers elle, un coup d'œil d'intelligence, et murmura, hochant la tête:
—«Je comprends...»
Il connaissait la fragilité humaine, et surtout féminine, les détraquements de la volonté, les influences demi-hypnotiques sous lesquelles tombent de pauvres créatures trop vibrantes après d'excessives meurtrissures de leur sensibilité. Peut-être aussi connaissait-il André Varouze. Il eut pitié. S'asseyant à son bureau, et les yeux vers ses dossiers pour éviter la gêne de son regard à sa triste visiteuse, il prononça très doucement:
—«Veuillez me répondre, madame. Je suis obligé de vous interroger, car vous êtes ici comme témoin. Votre déposition—à moins qu'elle ne comporte quelque renseignement relatif à la cause, ce qui me paraît peu probable—ne sera pas versée aux débats. Quant à vos lettres, je suis obligé d'en faire prendre copie. Mais je transcrirai moi-même celle ou se trouve votre véritable nom, c'est-à-dire la dernière... Et je vous rendrai les originaux... Ou bien nous les brûlerons ici, devant vous. Êtes-vous plus tranquille?...»
Un faible «merci» traversa le mouchoir sous lequel Claire étouffait ses sanglots. Puis, tout de suite, cette exclamation navrée:—«Mais lui?... Ne parlera-t-il pas?... Ne me nommera-t-il pas?... Et en pleine audience peut-être!...»
Le juge ne répondit que pour demander:
—«Comment, madame, avez-vous eu l'imprudence de livrer à un inconnu le secret de votre personnalité?... Lui-même montrait plus de méfiance. Vous ne le connaissiez que sous le nom d'Armand. Et votre correspondance, poste restante, s'adressait à des initiales.
—Il ne m'écrivait plus,» balbutia-t-elle. «Je pensais que ma résistance à révéler mon nom l'éloignait pour toujours. J'étais affolée.
—Il ne vous écrivait plus parce qu'il avait changé de masque et qu'il se préparait à fuir hors de France. Savez-vous, madame, où l'on a retrouvé ces lettres?»
Et le juge tapota de la main la petite liasse. Claire secoua la tête.
—«Dans une cassette, enterrée au fond d'un souterrain... Dans la cassette qui contenait les bijoux de la malheureuse Lina de Cardeville. Ah! ce galant chevalier paraissait tenir à ses souvenirs amoureux!...
—Monsieur!...» gémit la torturée, tandis que Mme de Malboise reprochait d'un signe au magistrat cette ironie cruelle et inutile.
—«Mon Dieu!» reprit M. Treille, «on peut supposer qu'il gardait ces papiers pour quelque chantage futur, plutôt que par un sentiment de troubadour. Déjà son insistance à s'introduire, par vous, dans votre monde, indique le calcul. Sans doute, il méditait d'y faire des dupes, malgré les explications qu'il m'a données.
—Quelles explications?... Qu'a-t-il dit de moi?...
—Madame, il m'a parlé de vous en galant homme, et sa façon de s'exprimer, sa réserve, semblent indiquer, chez ce garçon mystérieux, une absence totale de vulgarité. C'est un être plein de contradictions. Il affirme qu'il est de haute race... Et ce ne serait pas impossible. Quant à son but, en vous poursuivant, c'était, à ce qu'il affirme, de rentrer par vous dans la société, dans le milieu qui devrait être le sien. La réussite, prétend-il, lui aurait permis de faire peau neuve, de jouer son véritable personnage, de renoncer aux expédients. Si, dans un mouvement de jalousie,—c'est du moins sa thèse,—il n'avait pas vu rouge, et serré trop fort le cou de sa...
—Il avoue donc?...» s'écria Régine.
—«Oui, parce qu'il ne peut plus faire autrement. Les lettres mêmes de Mme Varouze l'ont désigné. On l'a confronté avec l'employé du bureau où elles étaient adressées poste restante, et celui-ci l'a parfaitement reconnu, surtout après qu'on lui eut rasé la barbe. Nul autre que lui n'a donc volé et caché les bijoux qui accompagnaient ces lettres.
—Mais,» observa Mme de Malboise, «ce vol doit l'empêcher de plaider la jalousie.
—Le vol, d'après lui, n'était qu'une ruse pour simuler le cambriolage, après son acte de violence, qu'il voudrait faire passer pour un homicide involontaire. Mais, madame, je vous demande pardon si je vous arrête dans cette voie. Je n'ai pas à vous exposer l'instruction. Je dois écouter les révélations de votre amie.»
Claire n'avait pas la force de dire grand'chose. D'ailleurs, sa triste aventure n'éclaircissait en rien ni le fond de l'affaire, ni la véritable personnalité de l'assassin.
Elle avait rencontré Almado en allant faire des visites de charité, rue de l'Épée-de-Bois. Une première fois, c'était avec Mme de Malboise. L'inconnu avait fait impression sur elle par sa façon tenace de la regarder, comme par la séduction de sa physionomie. Mais ils ne s'étaient pas parlé. La seconde fois, elle était seule. L'étranger avait sauté dans un fiacre pour filer sa voiture. Inquiète de le voir s'attacher à sa poursuite et ne voulant pas qu'il découvrît où elle demeurait, Mme Varouze avait fait arrêter dans la cour du Carrousel, puis était entrée au musée du Louvre. Bientôt il l'avait rejointe, s'attachant à ses pas, osant enfin lui adresser la parole. Et c'est alors que, par la mélodie saisissante de sa voix, par l'originalité de ses discours, le magnétisme de ses regards, ses protestations de respect, la mélancolie de son âme désenchantée, il avait capturé ce cœur malade. Mme Varouze avait consenti à une correspondance, puis à un rendez-vous dans un endroit écarté du Bois de Boulogne. Almado l'avait conduite à la mare d'Auteuil. C'était à une fin de jour. Le décor était délicieux, d'un charme de lointain, de dépaysement, d'outre-vie, avec les reflets mourants, la grâce immobile des choses, leur silence... Là, cet homme jeune, beau, et qui paraissait sincère, avait murmuré des phrases si tristes et si tendres qu'à les évoquer seulement sans même les redire, Claire frissonna d'un frisson qui n'était pas tout de répulsion et d'effroi.
Les deux témoins qui l'observaient en l'écoutant, échangèrent un regard. Évidemment, la représentation intérieure, chez cette imaginative, se dédoublait. L'homme d'Auteuil n'était pas l'inculpé de la Conciergerie. Rien n'effacerait le rêve d'une heure que le premier lui avait fait goûter. Malgré le crime avoué, l'appareil judiciaire, la guillotine imminente, une poésie resterait autour du sombre héros, dans ce souvenir de femme, une auréole parerait le front infâme.
Cependant elle avait encore tout à craindre de lui. Au fond de sa prison. Almado tenait son honneur entre les mains. A quel prix l'empêcherait-on de livrer ce nom aux risées de la foule?...
—«A aucun prix dont nous disposions, madame,» déclara le juge d'instruction. «Nous ne pouvons même pas avoir l'air de souhaiter le silence d'Almado, de le dicter, de le solliciter. Car le gredin s'en ferait une arme. Il nous proposerait un marché. Or, si dévoué que je puisse vous être comme homme, il m'est impossible de vous servir comme magistrat.»
A ce moment Régine s'interposa.
—«Monsieur le juge d'instruction,» demanda-t-elle, «pourriez-vous m'accorder l'autorisation de m'entretenir en particulier avec l'inculpé?»
M. Treille sursauta et fixa sur celle qui parlait des yeux effarés. Quoi! elle aussi!... Cette jeune femme d'un si haut et si ferme caractère, d'un esprit si sage!... Subissait-elle en quelque mesure l'attraction malsaine? Il ne s'y trompa pas longtemps.
—«S'il était en mon pouvoir, par une simple argumentation, de persuader à ce grand coupable qu'il ne doit parler à personne, pas même à son avocat, de l'irréprochable mondaine qu'il a un instant éblouie par ses mensonges, y aurait-il dans mon intervention quelque chose d'interdit, d'illégal?
—Mon Dieu... pas précisément. C'est difficile, imprévu... mais faisable.
—Alors, monsieur, voulez-vous me mettre à même...
—Vous lui parleriez seule?...
—Tout à fait seule.
—Vous ne craindriez pas?...
—Que voulez-vous que je craigne?...
—Mais... avec un bandit si dangereux?...»
Régine eut un léger rire.
—«Ce serait plus dangereux pour lui que pour moi d'essayer quelque violence. D'ailleurs je ne refuse pas d'être protégée, mais je refuse d'être entendue par personne autre, car mon seul espoir d'influencer Almado tient au mystère de notre conversation.
—Voyons...» dit le juge, risquant une facétie, «je ne peux pourtant pas vous faire accompagner par un agent qui serait sourd.
—Postez l'agent de l'autre côté d'une porte vitrée, d'où il verra tout sans saisir un seul mot. Placez-moi à portée d'une de ces sonneries électriques qu'on déclenche en appuyant le pied sur le tapis, comme vous devez en avoir au Palais. Mettez les menottes au prisonnier. Que sais-je?...»
Le magistrat se grattait le front.
—«Madame, vous pouvez bien dire que si je consens à une aussi extraordinaire démarche, c'est seulement à cause de l'admirable mission de bienfaisance à laquelle vous vous consacrez. Votre zèle humanitaire...»
La marquise l'interrompit.
—«Vous consentez, monsieur?... Combien je vous remercie! Quand puis-je parler au prévenu?
—Mais... tout de suite, si vous le souhaitez. Je vais prendre les mesures nécessaires.
—Chère amie,» dit Régine à Mme Varouze, «rentrez chez vous. Aussitôt de retour rue de Babylone, je vous téléphonerai. Et vous viendrez me retrouver pour savoir le résultat de ce que je tente. J'espère rendre quelque sécurité à votre pauvre cœur.»
Le juge d'instruction, avec son habitude de noter les moindres détails, remarqua que la marquise de Malboise ne proposait pas de courir elle-même chez Mme Varouze en sortant du Palais. Cela le dérouta, dans un si vif élan d'activité généreuse. «Il doit y avoir une raison,» pensa-t-il. «Ah! peut-être... le mari...» Il devina quelque roman là où gisait un drame.
Jamais la marquise de Malboise n'avait remis les pieds dans la maison d'André Varouze depuis l'inoubliable scène. Jamais elle n'avait adressé la parole à cet homme. Parfois elle l'avait rencontré dans la rue ou à quelque messe funèbre—seule cérémonie officielle où elle allât depuis son mariage qui fut en même temps son veuvage. L'ancien directeur du cabinet au Ministère de la justice, maintenant conseiller à la Cour de Cassation et officier de la Légion d'honneur, lui adressait toujours un salut profond. Elle ne répondait pas et détournait la tête.