← Retour

Le meurtre d'une âme

16px
100%

UNE AME SANS FREIN

Lettre U.

Une douzaine d'années plus tard, en plein mois d'août, au moment des vacances parlementaires, et durant une période où le marquis député Pascal de Malboise était notoirement absent de Paris, le coup de timbre d'une visite vibra dans le silence assoupi de son hôtel Renaissance, rue d'Offémont.

Les domestiques étaient au loin, comme le maître—les uns à son château de Solgrès, les autres en vacances dans leurs pays respectifs. Seul le couple immuable des Poinclou, qui jamais ne bougeait de cette demeure depuis que M. de Malboise en avait confié la garde à l'ancien valet de chambre et à sa femme, coulait des jours paisibles dans un doux far niente. Ces deux bonnes gens, vieillis d'ailleurs, habitués à régir la valetaille et à se faire servir plutôt qu'à servir, ne se pressèrent pas de répondre à la sonnerie électrique. Chacun regarda l'autre par-dessus son éventail de cartes,—car ils étaient en train de faire un bézigue dans l'office, la pièce la plus fraîche de l'hôtel, où les volets clos maintenaient une température délicieuse. Enfin le mari, avec ses airs galants d'ancien valet de chambre avantageux, se leva, disant à sa femme:

—«J'y vais, madame Poinclou. Ne te dérange pas.»

Il fut un moment avant de revenir. Puis Mme Poinclou entendit deux voix et vit reparaître son mari accompagnant quelqu'un.

—«Tiens, ma bonne, voici un monsieur que tu renseigneras mieux que moi.»

Elle se sentit tout de suite bien disposée pour le beau garçon qui entrait. C'était un homme de vingt-cinq à vingt-six ans, svelte dans un complet gris clair, et dont le visage fin, au teint mat, offrait une jeunesse charmante sous le canotier de paille, qu'il retira aussitôt. Une courte et épaisse toison noire, du même brillant soyeux que la moustache, couronnait un front bien modelé, sous lequel s'ouvraient largement deux yeux sombres et magnifiques. On eût difficilement deviné le rang social et la nationalité de ce séduisant personnage. Il avait le type italien, et parlait le français comme un natif des bords de la Seine. Sa demi-élégance montrait des traces de mauvais goût exotique: une cravate de couleur criarde, le feu trouble de diamants évidemment faux aux boutons de ses manchettes. Cependant la grâce aisée de ses façons, la simplicité de ses gestes n'avaient rien de l'emphase rastaquouère, mais éveillaient plutôt cette indescriptible saveur d'aristocratie qui fait dire d'un homme: «Il a de la race.»

—«Figure-toi,» dit Poinclou à sa femme, «que Monsieur voudrait savoir ce qu'est devenue la Louison.»

Derrière le dos de l'étranger, les yeux finauds du vieillard clignaient comiquement. Sans doute, cette mimique évoquait toutes les hypothèses romanesques, mille fois ressassées dans leurs bavardages conjugaux, mais soigneusement gardées entre eux comme la source mystérieuse de leur existence douillette.

Le masque ratatiné de la vieille devint sévère. Il ne s'agissait pas de manquer à la plus étroite circonspection. Qui sait s'ils n'y risqueraient pas leur place?

—«La Louison?» fit Mme Poinclou, comme si sa mémoire ne la servait que bien vaguement. «La Louison?...» répéta-t-elle, en jetant à son mari un regard qui signifiait: «N'as-tu pas déjà trop parlé?...»—«Mais quelle Louison? Nous en connaissons tant!...

—Je parle,» expliqua le jeune homme, «de madame Nobert, la femme d'un garde au château de Solgrès... Vous savez bien?

—Ah! la veuve à Bellard, qui avait épousé Nobert en secondes noces?

—Oui, c'est cela,» dit l'étranger, dont le visage, à ce nom de Bellard, avait légèrement tressailli. «Votre mari croit que vous savez son adresse, car il vient de m'apprendre qu'elle est devenue veuve pour la seconde fois et qu'elle a quitté Solgrès.

—Puisque Poinclou est si bien informé, ce n'était pas la peine qu'il vous amène ici,» fit aigrement la vieille. «Je n'en sais pas aussi long que lui, pour sûr.

—Oh! l'adresse seulement,» murmura Poinclou d'une voix faible. «C'est à cause d'un héritage.»

Il était devenu écarlate, ce qui faisait ressortir la blancheur neigeuse de ses cheveux encore abondants.

Ce mot d'héritage détendit un peu son acariâtre épouse. D'ailleurs, le bel étranger prenait doucement la parole. Et ce qui restait de féminin sous les rides et l'enveloppe parcheminée de la vieille ne résista pas au charme de cette virile jeunesse, de cette voix musicale et d'une politesse tout à fait flatteuse.

—«Vous êtes trop bonne, j'en suis certain, madame, pour ne pas m'aider à accomplir une mission sacrée,» disait l'inconnu, «Mon oncle, monsieur Pillod, un grand industriel suisse, vient de mourir en me nommant pour son exécuteur testamentaire. Il laisse une somme importante à chacun des ouvriers qui ont travaillé au moins dix ans dans sa fabrique, même à ceux qui l'ont quittée par la suite. Nobert était dans ce cas. Il a été fort longtemps employé dans les ateliers de mon oncle, avant de se rendre en France, la patrie de sa femme. Il a donc droit...

—Mais, Nobert est mort,» interrompit Mme Poinclou.

—«Votre mari me l'a dit. Savez-vous si sa femme est son héritière?

—Ah!... ça... par exemple!... As-tu une idée là-dessus, vieux poulet?» demanda-t-elle à son époux, qu'elle amnistiait par ce terme tendre.

Mais le vieux poulet n'osait plus souffler mot. Il hocha simplement la tête.

—«Le plus simple,» reprit le neveu de M. Pillod, «serait de m'indiquer l'endroit où s'est retirée madame Nobert. N'est-elle pas restée dans le pays?... A Étréchy?... ou à Étampes?

—Non,» dit Mme Poinclou.

—«Ah!»

Il y eut un silence, qui sembla gêner la bonne femme, car elle reprit en bredouillant:

—«Non, vous concevez... monsieur le marquis se remariera sans doute. Alors... garder comme ça autour de Solgrès des gens qui ne jurent que par sa première femme, ça ne serait pas agréable pour la seconde. Alors... il fait une rente à la Louison pour qu'elle vive ailleurs. Oh! une belle rente... Elle n'est pas dans le besoin.

—Elle vit avec son fils, sans doute?» questionna l'étranger, tandis que la flamme veloutée de ses yeux devenait plus pénétrante.

—«Son fils!...» exclamèrent en même temps les deux Poinclou.

—«N'avait-elle pas un enfant de son premier mariage?

—Comment le savez-vous?

—Les ouvriers de l'usine le disaient, en jabotant sur la promise de leur camarade Nobert.

—Oui... Eh bien, cet enfant-là, il est mort.

—Aussi?... Pauvre femme, elle n'a pas eu de chance.»

Cette remarque ne fut pas relevée.

—«Elle l'a perdu tout jeune?» insista le questionneur.

—«Vers les treize ans.

—Naturellement il est mort à Solgrès?»

Les vieux époux échangèrent un regard.

—«Nous ne savons pas. Nous n'y étions plus.

—A treize ans...» répéta l'autre, comme si l'âge seulement l'intéressait. «De quoi peut-on mourir à treize ans?... Méningite?... Fièvre typhoïde?... Accident?...

—Nous ne savons pas.»

Le neveu de M. Pillod vit qu'il n'obtiendrait aucun autre éclaircissement. Il prit donc le parti de déclarer que cette histoire ne le touchait en rien, mais qu'il avait un devoir à remplir comme exécuteur testamentaire, et que, si ses interlocuteurs ne pouvaient le renseigner, il s'adresserait directement au marquis de Malboise.

—«Puisqu'il fait servir une rente à cette dame Nobert, il n'ignore pas où elle se trouve.

—Ah!» dit la mère Poinclou, lançant de nouveau un coup d'œil à son mari, «je suppose que monsieur de Malboise nous saurait gré de lui éviter un dérangement à propos d'anciennes affaires dont il n'aime guère qu'on lui parle. Après tout, ça n'est pas un secret, l'adresse de la Louison. Elle s'est retirée ici, à Paris, quelque part sur la butte Montmartre.

—C'est vague, ça, la butte Montmartre.

—Attendez. Je vais vous dire. En montant la rue Lepic, n'est-ce pas? sur la droite, vous verrez une boutique d'herboriste qui s'appelle: Aux mille fleurs. C'est tenu par une belle-sœur de la Louison. La veuve à Nobert y est descendue après son malheur. Je ne crois pas qu'elle y demeure encore, rapport à ses nièces,—des petites pécores qui la grugeaient et l'insultaient. Parce que, voyez-vous, monsieur, tout ce qu'elle possède, la Louison, c'est du viager, bien entendu.»

Cette explication du sans-gêne des nièces parut choquer le jeune homme, malgré l'indifférence qu'il manifestait. Sa voix tremblait imperceptiblement lorsqu'il prononça:

—«Alors elle est malheureuse, la pauvre femme?...

—Dame, elle vous dira ça elle-même, puisque vous devez la voir,» reprit la méfiante Mme Poinclou.

—«Une boutique d'herboriste, rue Lepic, Aux mille fleurs,» se remémora l'étranger.

—«Oui. Là-bas, on vous renseignera mieux qu'ici.»

Il remercia les vieilles gens comme s'ils avaient montré la plus excessive complaisance, et partit.

Quand Poinclou reparut, après l'avoir accompagné jusqu'à la porte, il subit une rebuffade de sa gracieuse moitié.

—«Tu avais bien besoin de l'introduire, pour qu'il nous tire les vers du nez!

—Oh! ce que nous lui avons dit n'est pas compromettant.

—Sait-on ce qui est, ou ce qui n'est pas compromettant, Poinclou, dans une affaire où le diable n'y distinguerait goutte? Tu n'as pas vu sa figure, à ce joli fouinard-là, quand il a parlé de l'enfant?

—Non,» fit Poinclou, «pour la bonne raison que je m'étais assis derrière lui, afin qu'il n'observe pas la mienne.

—Il vient de Suisse, à ce qu'il dit,» continua la vieille en hochant la tête, «C'est en Suisse que la Louison a élevé le moutard jusqu'à trois ans. Qui sait s'il n'en connaît pas plus long que nous sur le soi-disant petit Bellard?...

—Mais il serait à peine plus vieux que lui, si le mioche avait poussé. Qu'est-ce qu'il peut avoir, ce garçon-là?... Vingt-six, vingt-sept ans.

—Et son oncle!... l'industriel, qui avait tant d'ouvriers!... Ah! vois-tu, Poinclou, si ce gaillard-là vient pour causer du grabuge, et si le marquis apprend que nous l'avons reçu ici, dans l'hôtel, et qu'il nous a fait bavarder!...»

Tandis que l'inquiétude empoisonnait le repos du vieux couple et troublait leur bézigue d'amères distractions, celui qui s'était présenté à eux comme le neveu de M. Pillod se dirigeait vers Montmartre. Il trouva sans peine l'herboristerie Aux mille fleurs. Là, une jeune fille assez bien tournée, qui devait être l'une des pécores dont avait parlé la mère Poinclou, mais dont le visage s'épanouit en grâces et en sourires pour répondre à un monsieur si séduisant, lui donna tout de suite l'indication qu'il désirait:

—«Madame Nobert?... Il faut continuer la rue Lepic, monsieur. Au-dessus du tournant, là-haut, vous trouverez la rue Durantin. La cinquième maison à gauche, entre les arbres... C'est là que madame Nobert demeure.»

Des arbres, il y en avait plusieurs, en effet, et d'assez beaux, dans le petit jardin que traversa l'étranger pour arriver chez Mme Nobert. Sans doute, la paysanne, venue dans la grande ville pour des raisons qui n'étaient pas toutes de préférence, avait été séduite par l'aspect provincial de ce petit coin, par ces lambeaux de verdure et par ce large horizon, qui lui épargneraient la nostalgie d'un trop complet exil.

La maison n'avait que deux étages, et il n'y avait pas de concierge. Comme le jeune homme faisait tinter en entrant la sonnette de la petite porte extérieure, une tête surgit hors d'une fenêtre, au premier. Le visiteur s'avança de trois pas et regarda cette tête. Des cheveux gris, partagés en bandeaux et couverts au sommet par une étroite coiffure en tulle noir, encadraient un visage flétri, mais avenant et fin. C'était une femme qui paraissait plutôt vieillie que vieille, car, justement, l'épaisseur de ces bandeaux, fort éloignés encore d'être blancs, et l'éclat de deux yeux foncés, contrastaient avec la pâleur, l'air usé, émacié, de la figure.

Le nouveau venu s'était découvert, et, sans dire un mot, continuait de regarder cette femme.

—Que désirez-vous, monsieur?» demanda-t-elle.

—«Madame Nobert, madame.

—C'est moi.»

Il le savait, celui qui, dès l'apparition à la fenêtre, avait reconnu ce visage et s'étonnait douloureusement de le trouver si dévasté. Aussi, quand elle dit: «C'est moi», il demeura encore immobile, perdu dans sa contemplation rêveuse. Elle dut insister pour savoir ce qu'il souhaitait.

—«Voulez-vous être assez bonne pour me recevoir, madame?

—Montez,» dit-elle simplement.

Elle lui ouvrit un petit salon d'une vulgarité naïve, tout encombré de bibelots disparates, où l'on devinait les souvenirs d'une existence rustique et sentimentale. Il y avait des fleurs sous des globes, des photographies dans des cadres communs, des vases gagnés dans des foires de village, des graminées sèches dans des cornets de porcelaine, toutes sortes d'humbles et laides choses, dont chacune parlait sans doute à celle qui les jugeait précieuses un langage attendrissant.

Tout de suite le regard de Michel se fixa sur une place de la cheminée,—une place d'honneur, devant la pendule,—où se dressait, pâli sous son verre, dans son encadrement de peluche, le portrait d'un gamin de dix ans.

—«Madame,» dit-il, tandis qu'une émotion assourdissait sa voix, «sommes-nous bien seuls ici?»

Elle inclina la tête.

—«Oui, monsieur.

—Ce que j'ai à vous apprendre est grave. Je viens de la part d'une personne...»

Il n'acheva pas. Il la voyait joindre les mains, mordre sa lèvre tremblante. Et quelle interrogation affolée jaillissait de ses yeux!...

Les beaux traits du jeune homme se contractèrent. Il haleta.

—«Je lui ressemble, n'est-ce pas?...» dit-il en désignant la photographie d'enfant sur la cheminée, tandis qu'une espèce de sanglot hachait les syllabes sur ses lèvres.

Louise Nobert jeta un cri.

—«Est-ce possible?... Michel!...»

Il dit:

—«C'est moi... Maman!...»

Tous deux étaient aux bras l'un de l'autre. Elle, pleurant et riant, frémissante d'une de ces secousses qui bouleversent l'âme et le corps, balbutiait:

—«Mon petit... mon petit... mon enfant!... Ah! j'avais bien raison d'espérer toujours!... je ne pouvais pas croire... quelque chose me disait... Dieu! si elle m'avait écouté, elle vivrait peut-être encore.

—Qui cela?» demanda Michel en s'écartant.

Louise ne remarqua pas la précipitation avide de la question, l'émoi déjà tombé, la fulguration brève des prunelles dans la face revenue au calme de ses lignes parfaites. Pourtant elle le dévorait des yeux, le regardant avec une tristesse soudaine dans son délire de joie.

Il interrogea de nouveau:

—«Qui cela?... Qui vivrait encore?...»

Alors, doucement, avec un âpre sourire de sacrifice, elle répondit:

—«Ta mère.

—Ma mère!...»

Il ne s'étonna pas. N'avait-il pas, depuis tant d'années, rapproché les indices, sondé les obscurités de son enfance, réfléchi avec un cerveau d'homme fait. Ne soupçonnait-il pas la vérité? Serait-il revenu sans cela? Certes, quand, tout à l'heure, la brusque vision de cette physionomie qui lui fut si douce, et qu'avaient si rudement pétrie le temps et la douleur, le clouait sans voix au milieu du petit jardin... quand l'indicible explosion de tendresse, chez la maternelle créature, lui faisait ouvrir les bras, éclater le cœur, tout son être avait sombré dans une ivresse d'attendrissement. Mais, pour une telle ivresse, bientôt dissipée, il n'eût pas quitté la vie d'aventures menée au loin, et qui, malgré de dures alternatives, lui donnait ce qu'il préférait: des hasards passionnants, la liberté, l'espoir renouvelé sans cesse de quelque chance merveilleuse.

Le fils du volontaire garibaldien, descendant des condottieri sans scrupules, cet enfant conçu dans la tourmente des périls et des passions, et dont la mère elle-même, dépourvue de la mièvrerie de son sexe et de son temps, portait dans ses veines la sève ardente des Solgrès du seizième siècle, gentilshommes entreprenants et batailleurs, ce Michel dont l'adolescence fut un invraisemblable roman, ne rapportait pas dans le milieu social où il rentrait des sentiments et des principes en concordance avec ce milieu. La femme aveuglée et ignorante, qui exultait en ce moment dans la joie étourdissante de le retrouver, allait, malgré sa simplicité, s'en apercevoir bien vite. Déjà la physionomie de Michel, dont elle admirait la beauté, n'exprimait que trop la satisfaction orgueilleuse de la haute origine, pressentie jadis, affirmée aujourd'hui. Tout, dans cette physionomie: l'éclair des yeux, le gonflement des narines, le retroussis altier des lèvres, la reniait, elle, l'humble nourrice, que toutefois Michel continua d'appeler «maman».

—«Ainsi, maman,» disait-il, «mes pressentiments ne m'avaient pas trompé? Ah! même tout petit, je sentais bouillonner en moi une sève impérieuse. Non, je n'étais pas né de serviteurs, et je ne devais pas vivre pour obéir. Ma mère, n'est-ce pas? c'était celle que je nommais «marraine». C'était la marquise de Malboise?

—Oui,» répondit Louise, qui sentit comme une onde froide lui noyer le cœur, à mesure qu'il parlait...

—«Et mon père?...

—Ton père s'appelait Michel Occana.

—D'Occana,» rectifia le jeune homme.

—-«Non, je ne crois pas,» fit Louise, étonnée.

—«Voyons!... Une Solgrès ne pouvait aimer qu'un homme noble comme elle-même. Vit-il toujours?

—Non... Il est mort avant ta naissance. Autrement il aurait épousé ta mère.

—Vous voyez bien!...»

Elle ne voyait pas. Elle ne suivait pas dans ce cerveau chimérique l'envol des impatientes hypothèses. Mais le ton fiévreux, tendu, de l'interrogatoire, lui causait une impression pénible. Ce fils ne cherchait pas à connaître ses parents pour les aimer, pour sentir leur amour monter vers lui de leur tombe close, mais pour s'assurer qu'il devait la vie à des grands de ce monde... Et avec quelle indifférence il acceptait son dévouement, à elle-même, ne demandant même pas pourquoi elle l'avait si complètement adopté!

Cependant leur entretien se poursuivait sans suite, dans un tumulte de questions sans réponses, et de réponses que rien n'appelait. Ils avaient tant à s'apprendre! Chacun avait conçu la réalité si différente de ce qu'elle était! Le travail accompli par leur cerveau pour passer des suppositions—longuement échafaudées—à la nette conception des faits, retardait sur la volubilité de leurs paroles. Et bien des mots tombaient sans être saisis, comme si les deux interlocuteurs eussent parlé des langues étrangères.

—«Comment le marquis de Malboise a-t-il réussi à te faire passer pour mort?» interrogeait Louise. «T'avait-il perdu?... Enfermé?... Lui avais-tu échappé volontairement?... Et ton silence?... Obéissais-tu à des menaces?... à quelque abominable consigne?...»

Au nom du marquis de Malboise, le visage de Michel s'était contracté de haine.

—«Ah! maman,» s'écria-t-il, «dites-moi qu'il vit toujours, celui-là!

—Il vit.

—La justice n'est donc pas un vain mot. Et... il est heureux?

—Heureux, riche, influent, estimé, envié... autant qu'un homme peut l'être.

—Tant mieux!» murmura Michel. «Il souffrira davantage de tout perdre.

—Mon pauvre enfant!... Quel mal a-t-il pu te faire?... Et tu ne sais pas encore tout.

—C'est toi qui ne sais pas tout. Cet homme est un assassin!

—Comment?... Qui a-t-il tué?

—Moi.

—Toi!!... Mais tu es vivant!»

Le jeune homme eut un ricanement d'amertume.

—«Vivant?... De quelle vie!... Si tu savais!... Mais cette existence même... cette existence qui n'a été qu'une longue misère jusqu'à ce que j'en aie fait une longue révolte, ce n'est pas sa faute si je la possède encore. Quand il m'a emmené dans cet odieux voyage, moi, l'enfant que j'étais alors, faible et forcément soumis, c'était pour me faire disparaître, pour me supprimer lâchement...

—Mon Dieu!...

—Ce marquis de Malboise, que tout le monde honore, qui, sans doute, siège encore à la Chambre, il m'a traîné dans une solitude affreuse, pour me précipiter dans un gouffre, d'une hauteur de trois cents mètres!...»

Louise joignit des mains tremblantes. L'horreur dilatait ses yeux, retirait tout le sang de son visage, de cet honnête visage de pauvre femme vieillie, qui n'a jamais vu de l'existence que l'étroit chemin de sacrifice et de devoir, où, aveuglément, elle a marché.

—«Est-ce que de tels crimes sont possibles?» balbutia-t-elle.

—«Si je n'ai pas été mille fois brisé sur les aiguilles des rocs,» poursuivit Michel, «c'est parce que les branches d'un sapin ont arrêté ma chute. Leurs bras souples et veloutés m'ont saisi au passage, comme si, dans ce lieu, pourtant effroyable, la cruauté des choses se fût refusée à égaler la cruauté d'un homme. Je suis resté suspendu parmi les rameaux de cet arbre, évanoui, meurtri, déchiré, mais non pas mort...

—Mon petit!... mon petit!... mon pauvre petit!...» gémissait Louise, que les sanglots étouffaient. Sa bouche gonflée de larmes balbutia encore: «Ah! si elle avait su!...»

Car son indignation, sa pitié, son regret étaient doubles. Elle avait dans sa poitrine deux cœurs de mère, le sien et celui d'Armande. Ce que celle-ci aurait éprouvé la bouleversait autant que ce qu'elle éprouvait.

—«Écoute, maman, écoute...» reprit le jeune homme, que son souvenir emportait, et qui, dans cette évocation de cauchemar, trouvait une douceur à répéter ces deux syllabes: «maman», autrefois jetées avec tant d'épouvante enfantine aux échos du précipice. «Te figures-tu, quand je revins à moi?... J'étais seul, dans un endroit effrayant... Il faisait nuit... De vives douleurs me tenaillaient la chair... Le sang coulait de mon visage et de mes mains... Et j'avais au cœur une palpitation d'effroi que je ne saurais te dire, à l'idée qu'on avait voulu ma mort, qu'un homme dont le pouvoir me semblait sans bornes avait résolu que je périrais, et me supposait à cette heure anéanti par sa main.

—Mais c'est un monstre, cet homme!» cria Louise en se dressant, le poing crispé. «Il mérite les pires supplices!...

—Il n'y échappera pas, sois tranquille,» dit Michel, avec une sombre résolution.

—«Mais comment n'es-tu pas mort de frayeur et d'horreur?... Qui t'est venu en aide, malheureux enfant?...

—Moi-même, d'abord. Tu sais que, dès cet âge, je ne manquais pas d'énergie. Je commençai par me laisser glisser au bas de l'arbre aussi doucement que je pus. Guidé par un clapotement de source, et malgré l'obscurité, je découvris un filet d'eau comme il en ruisselle partout dans ces rochers. Là, je lavai mon visage et mes mains, qui n'avaient que des écorchures. Puis, trop meurtri pour marcher, et n'osant d'ailleurs descendre jusqu'au fond de la vallée sous la nuit noire, je me blottis comme je pus dans une excavation, et j'attendis le jour. Au matin, des bergers me secoururent.

—Leur as-tu dit qui tu étais, ce qui venait de t'arriver?...

—Pas de danger, maman!...

—Pourquoi, mon Dieu?... Et pourquoi n'es-tu pas accouru tout de suite auprès de nous?

—Mais, comprends donc ma terreur! Retourner à Solgrès, reparaître devant monsieur de Malboise, me semblait la pire catastrophe qui pût encore m'arriver. Plutôt m'enfuir au bout du monde. Je devinais bien que le marquis avait intérêt à ma mort, qu'il se croyait à jamais débarrassé de moi. Il avait dû inventer quelque histoire au sujet de ma disparition. Et si je ressuscitais pour sa confusion et le renversement de son espoir, à quelle fin terrible, et cette fois certaine, sa fureur ne me vouerait-elle pas? N'avais-je pas jugé combien il est facile à un homme sans scrupules de tuer un enfant? Et je ne doutais pas que celui-ci ne réalisât toujours toutes ses volontés.

—Hélas! en effet. Il ne les a que trop réalisées!

—Qu'est-ce à dire?...

—Ta mère, la marquise de Malboise, avait fait un testament en ta faveur. Elle te léguait Solgrès.

—Solgrès!...» s'écria Michel avec un accent que rien ne saurait traduire.

Son âme aventureuse et pleine d'orgueil avait vibré follement à ce nom. Solgrès... Le château... le parc immense... les fermes... les futaies majestueuses, l'opulente demeure... Tout ce qui restait dans son souvenir comme l'image de la magnificence, rehaussé encore par le mirage des premières années, et par le recul des années de détresse. Solgrès!... Lui, le maître de Solgrès! Lui, qui avait erré par le somptueux domaine, petit être dédaigné, avec le triple poids sur ses épaules de la pauvreté, de la faiblesse et de la servitude. Pantelant de joie et d'inquiétude, il cria:

—«Ce testament... On ne l'a pas détruit?...»

La Louison secoua tristement la tête.

—«Non... On ne l'a pas détruit. Il reste intact, dans la cachette même où ta mère l'a placé. Mais on lui en a fait écrire un autre.

—Un autre!...

—Oui.

—En faveur de qui?

—De ton assassin.

—Et elle était ma mère!...» râla Michel, foudroyé.

—«Ne l'accuse pas. Ta perte l'avait presque privée de raison.

—Mais j'attaquerai le second testament,» déclara Michel.

Il s'était levé... Il tournait dans la petite pièce comme un fauve en cage à qui l'on vient d'arracher sa proie. Il écumait... Sa rage était effrayante à voir.

—«Cet homme,» grondait-il, «cet homme ne mourra que de ma main, si ce n'est par celle du bourreau.»

Louise, dans une consternation muette, regardait bouillir et fumer ce sang,—qui n'était pas le sien, malgré le mensonge de l'état civil et les artifices de la première éducation. Ah! non, ce n'était pas le fils de sa chair domptée, patiente, ce garçon fougueux et déchaîné. En lui se détendait le ressort terrible de la race. Mais ce ressort, faussé par la haine et le malheur, n'agissait si violemment que dans le sens des passions mauvaises.

Pourtant la tourmente s'apaisa. La réflexion suivit. Michel, assis de nouveau, renfermé maintenant dans une espèce de positivisme net et froid qui voulait se rendre compte de tout avant de rien décider, adressait à sa mère adoptive un interrogatoire serré, catégorique.

Quelle était au juste sa situation? Socialement, il n'existait plus. Son faux acte de naissance se trouvait complété par un faux acte de décès. Passant pour Armand-Michel Bellard, qu'il n'était pas, il avait été déclaré mort alors qu'il était encore vivant. Que lui servirait-il de réclamer cette personnalité étrangère à la sienne et dont le destin le débarrassait? A contester le second testament de la marquise de Malboise au nom du premier? C'eût été la plus inutile des folies. Aucun tribunal n'aurait cassé les dispositions dernières de la testatrice sous le prétexte d'intentions que rien ne démontrait, puisqu'il aurait fallu prouver qu'elle n'avait pas pu mettre en doute la mort du premier légataire? Et quand même?... Jamais les intentions, même évidentes, ne peuvent être opposées aux actes en matière de testament. Et quelles conséquences ne découleraient pas d'une intervention judiciaire, qui risquerait de faire découvrir la substitution d'enfant, la fraude à l'état civil? Mais le résultat immédiat d'une telle revendication serait de faire tomber Michel sous le coup de la loi militaire et de lui imposer trois ans de service dans l'armée. Perspective affreuse pour ce caractère affolé d'indépendance, qui ne se plierait à aucune discipline, et pour cette nature sensuelle, affamée de toutes les jouissances de la vie.

Quel avantage lui restait-il donc à redevenir Michel Bellard?

Sa vengeance?... L'accusation de tentative de meurtre contre le marquis?... Quelle piètre revanche? Et qui le croirait? Singulière victime, qui disparaissait pendant douze années, puis revenait dans toute la force d'une superbe et virile jeunesse, se plaindre d'avoir été tuée autrefois!... Il faudrait autre chose que cette imputation ridicule pour ébranler la situation d'un marquis de Malboise. Le revenant équivoque n'ébranlerait pas d'une ligne les solides assises d'une telle fortune politique et sociale. Au contraire... C'est lui qui s'y briserait... D'ailleurs, l'intervention de la justice, à laquelle, d'abord, il avait songé, et que réclamait à présent de toutes ses forces l'honnête et naïve Louise Nobert, devait paraître scabreuse à Michel pour d'autres raisons. Celles-là, il ne les disait pas. Son passé, pour si court qu'il fût, ne laissait pas d'être gênant, et il préférait que nul ne se mît en devoir de le sonder. Ce qu'il en racontait à la vieille femme crédule, toute transportée pour lui de pitié et d'admiration, eût paru louche à tout autre qu'à cette simple créature. Et cependant il passait bien des détails sous silence.

Après avoir été recueilli par des bergers au fond des gorges de la Basteï, et leur avoir, en sa terreur, déclaré qu'il était orphelin, seul au monde, Michel s'était employé à des travaux rustiques pour gagner le pain qu'on lui donnait dans un pauvre village de la Suisse saxonne. Quelques misérables familles de cette contrée ayant résolu de se joindre à une bande d'émigrants pour chercher fortune en Amérique, le projet séduisit ce petit être brûlant d'imagination et de hardiesse. Il trouva moyen de se faire emmener, mettant tout en œuvre pour se rendre indispensable—d'une souplesse qui l'abaissait aux besognes les plus viles, d'une ingéniosité, d'une finesse, d'une décision audacieuses, qui le haussaient jusqu'au prestige auprès de ses lourds et grossiers compagnons. En Amérique, dans les faubourgs des grandes villes, où il essaya de tous les bas métiers, comme dans les entreprises agricoles du «Far-West», où il fit le coup de feu contre les Indiens, il traversa des périodes d'horrible misère, et trempa sa jeune âme dans cette noire région de sauvagerie qui se creuse au-dessous des civilisations les plus brillantes. Dans toute société, il y a des irréguliers, qui, par suite des circonstances ou de leurs vices, sont rejetés hors cadre, pour ainsi dire, abhorrant un ordre général auquel ils n'ont pas pu, ou pas voulu, s'adapter. Ceux-là ne mettent pas leur espoir dans le travail, mais dans la rapine, ne souhaitent pas un salaire, mais un butin. «Gagner sa vie» n'a pas de sens pour eux, à moins que ce ne soit dans l'acception du joueur qui attend tout d'un hasard et se sent résolu à y aider en trichant.

Tels furent les gens vers qui la fatalité de son destin porta Michel. Ses penchants, sa jeune expérience du monde, n'étaient pas pour l'en éloigner. N'avait-il pas vu, lui, chétif, un puissant devenir son assassin?... L'acte infâme, inaccompli matériellement, n'avait que trop réussi dans le domaine moral. L'enfant jeté par-dessus les rochers de la Basteï ne s'y était pas fracassé les membres, mais, au choc, avait senti se dévaster son âme et se rompre tous les liens qui l'attachaient à l'existence normale. Cette société, où il n'avait plus de place, dont il se trouvait retranché civilement, il la jugeait construite sur la force, le mensonge et la violence. Il la haïssait et ne songeait qu'à l'exploiter. Ses qualités héréditaires: fierté, témérité, intelligence, détournées de leur juste direction, ne faisaient qu'ajouter leurs véhémences à ses théories, comme des forces fatales. Déjà, en Amérique, sa conduite s'était accordée, par une logique terrible, avec ses sentiments. Las et exaspéré d'une misérable existence aux États-Unis, Michel était parti pour le Brésil. De là, il avait passé dans l'Uruguay. Tout de suite, en ces républiques de la péninsule méridionale, où la discipline sociale est très relâchée, il s'était senti plus à l'aise que dans les stricts rouages de la confédération anglo-saxonne. Il tombait chez des races dégénérées, d'origine latine, et sa mentalité à demi-italienne s'accordait mieux avec la leur. Puis, le brigandage à peine dissimulé qui s'exerce aux frontières de ces pays bâtards, sur la limite des pampas immenses, les coups de fortune hasardeux qu'on y peut risquer, sous couleur de trafic, tentèrent ses instincts d'aventurier. Mais, ce qui acheva de le démoraliser, ce fut le jeu. On ne se doute pas en Europe de la frénésie avec laquelle on manie les cartes dans les tripots de Rio-Janeiro, de Montevideo ou de Buenos-Ayres, ni des scènes de lucre et de sang qui surviennent parmi ces milieux louches et cosmopolites, où passe l'écume des deux mondes, et où la police locale, souvent complice d'ailleurs, ne se soucie pas de mettre le nez.

Voilà d'où venait ce beau garçon, sous les traits de qui la vieille Louise croyait revoir l'enfant innocent qu'elle pressait jadis sur son cœur et berçait dans ses bras. Elle aurait pâli, la pauvre femme, si elle avait aperçu les images évoquées sous ce front gracieux et uni, tandis que Michel résumait ses aventures en un récit soigneusement expurgé. Elle n'aurait pas eu ce sourire avec lequel elle lui disait:

—«Tu as dû te faire bien apprécier là-bas. Tu y avais sans doute une belle position. Car te voilà chic et flambant comme un monsieur.» Elle ajouta: «Tu ne perdras rien cependant à être revenu de si loin pour embrasser ta maman Louison. Car j'ai à te remettre une petite fortune. La marquise de Malboise m'avait confié—avec le testament qui, malheureusement, n'est plus valable,—tous ses bijoux de famille. Ils sont restés dans la cachette même où nous les avons enfermés ensemble.

—Comment!... Mais tu pouvais me considérer comme mort.

—J'ai toujours conservé de l'espoir.

—Et si je n'étais pas revenu?

—Eh bien, le coffret et son contenu seraient restés là où ils sont—sous terre. Je n'allais pas livrer ces souvenirs sacrés de ma pauvre maîtresse morte à monsieur de Malboise, qui l'avait tant fait souffrir et qui déjà n'est que trop riche, grâce à elle.

—Mais toi?

—Quoi donc?... Moi?...

—Tu pouvais t'approprier ces bijoux.

—Ils ne m'appartenaient pas.

—N'étais-tu pas l'héritière légale de ton fils Michel Bellard, officiellement décédé?»

Louise élargit ses yeux d'étonnement.

—«Je n'avais jamais pensé à cela,» dit-elle. Et elle ajouta, tandis que, lentement, la réflexion se dégageait dans son esprit: «Ça ne fait rien. C'était sacré. Jamais on ne m'aurait persuadée que j'avais des droits sur ces choses précieuses.»

Michel la considéra avec un singulier sourire, demi narquois, demi ému. Puis il dit,—et ce fut toute l'expression de sa gratitude:

—«C'est épatant, ça!»

Cependant, l'idée de ces joyaux, de ces pierreries, de cet or, qui gisaient en lieu sûr pour lui, le faisait trembler de joie, lui ôtait, pour l'instant, son désir de vengeance. Sa hâte, fébrilement, éclata. Il aurait voulu courir et s'en emparer tout de suite. L'après-midi était trop avancé. Il décida de se rendre le lendemain matin dans les souterrains de Solgrès. Maman Louison, proposa-t-il, l'accompagnerait. Celle-ci n'en vit pas la nécessité.

—«Cela me ferait mal,» soupira-t-elle. «Il me semblerait que je déterre cette pauvre marquise Armande, que je vais faire sauter hors de terre son cœur saignant. T'ai-je dit, mon petit, que le mien est atteint? Oui, j'ai une maladie de cœur. Épargne-moi. Je te décrirai si bien la place que tu la retrouveras sans peine.

—J'entrerai dans le souterrain par les bois,» fit Michel. Je n'aurai pas besoin de pénétrer sur le domaine.

—Retrouveras-tu facilement l'ouverture?

—Que oui! J'y ai joué assez souvent. Nous faisions les brigands dans les cavernes avec mes petits camarades du village. Mais c'est heureux qu'il y ait des issues au dehors. Car monsieur de Malboise ne doit pas prêter au premier venu la clef de la porte de fer.

—J'en ai une clef,» dit Louise.

—«Toi!... Une clef?... Vraiment?...»

Pourquoi eut-il ce sursaut passionné, cet éclair triomphant dans ses yeux noirs? Il ne se l'expliqua pas lui-même. Une issue secrète... une clef qui en rendait maître à l'insu de tout le monde, car, après vingt-cinq ans, nul ne se souvenait qu'elle fût restée aux mains de l'ancienne confidente,—cela venait de faire tressaillir d'aise l'homme d'aventures, le chercheur de hasards ténébreux, sans qu'il pût prévoir encore le parti qu'il en tirerait.

—«Tu me la donneras, maman, cette clef?...»

Elle eut un silence un peu soucieux.

—«Pour quel usage? Moi, je ne la gardais que comme un souvenir. Elle est enveloppée dans un papier indiquant de la rendre au marquis de Malboise, s'il m'arrivait quelque chose.

—On n'est tenu d'aucune loyauté envers un pareil bandit.

—Oh! mon enfant!...» Un timide reproche passa sur la douce figure vieillie.—«C'est pour soi-même qu'on est loyal. Non, vois-tu... cette clef ne doit pas sortir de mes mains. La marquise Armande me l'a donnée. Elle est bien à moi. Mais je ne dois la transmettre qu'au propriétaire de Solgrès.»

Michel n'insista pas.

Aussi bien, qu'est-ce qui pouvait le toucher, à cette heure, hors la marche des aiguilles sur un cadran, car il lui semblait que jamais n'arriverait ce lendemain, qui lui livrerait un trésor. D'une oreille presque distraite, il écoutait les révélations que Louise, maintenant, lui faisait sur son père. L'héroïsme du volontaire garibaldien ne le toucha pas outre mesure. Immobile, l'air absorbé, il laissait son esprit voler vers l'avenir, tandis qu'il semblait perdu dans une respectueuse contemplation du passé. Quelle serait la valeur des bijoux contenus dans la cassette?... Quel genre de vie adopterait-il désormais? Quel nom prendrait-il?... Les perspectives neuves et libres, ouvertes devant lui, l'éblouissaient. Nuls liens, nuls devoirs, nulle personnalité antérieure, n'entravaient sa marche future. Il n'avait même pas d'état civil. Et il possédait de quoi s'en fabriquer un, car il rapportait de ses sombres aventures en Amérique les papiers d'un homme disparu, qu'il modifierait à sa guise par un facile maquillage.

Quand il prit congé pour ce jour-là de sa mère adoptive et qu'elle lui demanda son adresse, il dit au hasard le nom d'un hôtel élégant, où il comptait se transporter avec sa prochaine richesse.

—«Je vais l'inscrire,» dit-elle, en mettant ses lunettes.

Tandis qu'elle traçait quelques mots de sa grosse écriture appliquée de paysanne, le jeune homme regardait par-dessus son épaule. Il éclata de rire.

—«Michel Bellard!...» lut-il à haute voix. «Mais non, maman! Tu sais bien qu'il est mort, le petit Bellard.»

Sa gaieté troubla l'humble femme.

—«Que veux-tu dire?... N'est-ce pas ton nom?...

—Jamais de la vie!... A quoi me servirait d'avoir du sang noble dans les veines, si je dois m'appeler comme un domestique?»

Une faible rougeur colora les joues ridées. Une vapeur humide embruma les verres des lunettes.

—«Alors?...

—Alors je suis Michel d'Occana, puisque ainsi se nommait mon père.

—Non,» corrigea Louise, enlevant la particule: «Michel Occana.

—Qu'importe?

—Et si sa famille réclame?...

—Elle réclamera, ma famille! Ça me donnera l'avantage de faire sa connaissance. Et nous verrons!»

Il fanfaronnait d'un ton léger, avec tant d'animation radieuse sur sa jeune physionomie que sa mère adoptive en oublia la récente blessure.

—«C'est vrai que tu es bâti en grand seigneur, toi, jusqu'au bout des ongles.

—Tu seras quand même ma maman Louison,» dit-il en l'embrassant, «Mais entre nous seulement... Jamais devant le monde.»


Chargement de la publicité...