Le meurtre d'une âme
LA RÉVÉLATION
Lettre de Régine, marquise de Malboise, au lieutenant Hugues d'Ambarès.
«Mon cher Hugues, mon cher fiancé,
«Je puis vous appeler de ce nom.
«O mon ami! le mystère est dévoilé, l'ombre s'évanouit... Nous nous réveillons du lourd cauchemar. C'est ce réveil que je vous apporte. Oui, c'est la lumière du jour après la nuit.
«Vous ne savez pas ce que ces mots représentent pour moi. Vous les lirez avec une fièvre joyeuse, car ils vous annoncent notre union prochaine, le rêve de nos cœurs enfin réalisé. Mais ils ont, dans ma pensée, une signification de délivrance plus profonde. Car vous aurais-je donné un bonheur digne de vous, de votre fidèle et patient amour, si mon âme était demeurée assombrie par cette sanglante équivoque?
«Tout cela est fini, Hugues.
«Je connais l'énigme d'un drame plus tragique cent fois que nous ne l'eussions imaginé, mais dont l'horreur ne saurait nous atteindre. Quand je vous aurai dit ce que je vous en peux révéler,—ce qui suffira pour effacer nos scrupules,—nous en détournerons notre esprit, nous n'aurons plus qu'à plaindre et à oublier.
«Écoutez ce récit, qui vous confondra d'étonnement.
«Mais, tout d'abord, laissez-moi vous remercier de m'avoir si promptement envoyé le débris de chaîne sur l'identification duquel reposait toute notre espérance. Je vous l'avais demandé la semaine dernière, parce que j'avais cru découvrir un rapport entre le travail très particulier des chaînons et le dessin d'un des fameux bijoux volés à Mme de Cardeville. Mon intention était d'obtenir du juge instructeur la permission de comparer sous ses yeux.
«Je me hâte de vous dire que cette idée m'abandonna dès que j'eus l'objet entre les mains. Le seul examen sur le journal illustré me fit constater mon erreur.
«Toutefois, dans l'irrésistible espoir que cette pièce de conviction n'était pas étrangère au passé d'Almado, je l'emportai hier en me rendant au Palais.
«Au Palais!...», vous exclamez-vous, mon cher Hugues. Et vous croyez peut-être que, sans m'entendre avec vous, j'ai pu risquer une intervention dans le procès. Non. Il ne s'agissait d'aucune déposition de ma part. Je ne l'aurais pas fait sans votre aveu formel. Désormais je n'y songe plus, et vous ne le demanderez pas.
«Une femme du monde,—que je ne puis vous nommer, bien entendu,—avait commis l'inconséquence d'écrire naguère à Almado. Vous n'ignorez pas que ce criminel fut un don Juan, charmeur, audacieux, de distinction réelle, et qu'il porta bien des masques. La malheureuse, affolée, eut recours à moi. Le juge d'instruction, ayant saisi ses lettres dans la cassette même où se trouvaient les bijoux de Mme de Cardeville, la convoquait. Elle perdait complètement la tête, et n'osait se rendre seule à une si pénible entrevue.
«Cette femme avait des droits à mon dévouement. Je résolus de l'aider dans la mesure de mes moyens. Et, tout d'abord, je l'accompagnai auprès de M. Treille.
«Ce que fut la scène, vous le devinez. Quand elle reconnut le paquet de ses lettres dans les mains du juge, la pauvre créature, dont le mari occupe une haute situation officielle et possède une âme de bourreau, se crut perdue. Elle essaya de se tuer avec un petit revolver, que M. Treille lui enleva vivement. Ce magistrat, d'abord fort mal disposé pour elle, s'attendrit un peu, en constatant la disproportion d'une catastrophe inouïe avec une faute restée toute d'imagination, et dont la cause était dans des chagrins intimes et un déséquilibre mental voisin de l'irresponsabilité. Il se montra un homme généreux et un galant homme. En tout ce qui dépendait de lui, le secret fut promis, assuré.
«Mais il y avait Almado. Celui-ci pouvait parler, livrer le nom en pleine audience, par fanfaronnade, astuce ou dépit... que savait-on?
«C'est alors, Hugues, que la pensée me vint d'obtenir une entrevue avec cet homme, seul à seule. Vous saisissez mon projet... D'ailleurs, qu'importe? La suite vous le fera comprendre.
«Le juge d'instruction, après quelques difficultés, finit par consentir. A l'heure même, il me mit en présence de ce criminel fameux, dont la véritable personnalité reste inconnue, dont les aventures, certaines ou probables, ont déjà fourni tant de légendes.
«Avant de m'introduire dans le cabinet où l'on venait d'amener Almado, M. Treille m'expliqua que cette pièce n'avait pas d'autre issue que la porte près de laquelle se tenaient deux gardes. La fenêtre en était grillée. C'est un endroit destiné à ces sortes d'entrevues, où le prisonnier pourrait risquer un coup de force contre une femme ou quelqu'un de faible, et tenter de s'échapper. Le prévenu, en outre, devait avoir les menottes. Ces renseignements tendaient à me rassurer. Ils étaient superflus. Je n'avais pas peur.
«Peut-être allez-vous froncer les sourcils et supposer que je n'avais pas assez peur, que la curiosité l'emportait chez moi sur tout autre sentiment...—La curiosité, et aussi je ne sais quel bigarre orgueil à me trouver dans une situation incroyable, excessive, prête à converser, moi, Régine de Malboise, avec un assassin notoire, avec un de ces criminels prestigieux dont les détraquées du grand monde découpent le portrait dans les journaux, désespérées si elles n'ont pas leur place aux assises lorsqu'il y comparait.
«Eh bien, Hugues, je serai franche. Il y avait un peu de ce mauvais orgueil dans les battements de mon cœur. Peut-être allais-je tenir le secret de cette destinée, cette existence même, entre mes mains... Peut-être le romanesque bandit gardait-il le dernier mot de la mienne... Dans une conjoncture tellement extraordinaire, tout se bouleversait dans ma pensée, dans ma conscience... Et sans doute, étant femme, je ne pus me défendre tout à fait de goûter la saveur violente d'une si vertigineuse minute.
«La porte s'ouvrit. Almado, qui était assis, se leva. Le juge lui dit:
—«Voici madame la marquise de Malboise, qui a désiré vous parler, Almado. Soyez sensible à un tel honneur. Quoi que madame la marquise ait à vous demander ou à vous dire, il vous sera tenu compte de votre confiance et de votre respect envers elle.»
«Après ce petit discours, prononcé avec une emphase solennelle, le magistrat se retira.
«Avait-il ou non remarqué ce qui venait de me frapper si étrangement moi-même?... La commotion reçue par Almado en apprenant qui j'étais. Seul avec moi maintenant, il ne se rasseyait pas, mais demeurait dans un saisissement visible, d'une pâleur qui ne pouvait être normale, les yeux dilatés, tandis que ses lèvres balbutiaient quelque chose, d'un souffle si bas que je n'aurais rien discerné, si ce n'eût été les mots perçus toujours par notre oreille, ceux qui forment notre nom:
—«Marquise de Malboise... Marquise de Malboise...» balbutiait-il.
—«Oui... c'est moi,» lui dis-je. «Qui peut vous étonner à ce point?»
«Je dus répéter ma question, ajouter une phrase humaine et douce—quoique distante, comme vous le pensez bien. Il restait hors d'état de parler.
«Je ne vous décrirai pas la physionomie de cet homme, Hugues. Vous la connaissez par l'imagerie la plus abondante qui fut jamais. Cela me répugnerait de vous dire qu'il est beau. Ma plume voudrait, par dédain, éviter ce terme. Cependant, ce serait presque mentir que de passer sous silence un trait si manifeste, même de ne pas le souligner en notant des qualités de tenue, d'expression, d'attitude, une aisance singulière de façons,—et de bonnes façons,—qui marquent la race dans cet être tombé si bas, mais vraiment tombé de haut.
«Miguel Almado—ou plutôt Michel-Armand, tels sont ses véritables prénoms, qu'il transforma—a du sang bleu dans les veines, du sang de grande lignée. C'est un enfant naturel, l'enfant d'une faute. Et cette origine, si volontiers imaginée par les héros de bagne qui ont de la lecture, est vraie, hélas! en ce qui le concerne.
«Sans paraître observer son émotion, je lui dis brièvement ce qui m'avait décidée à lui parler. Il ne pouvait déshonorer une femme. Quels que fussent ses égarements, je me refusais à l'en croire capable. Cependant, s'il y voyait un intérêt de défense, je l'avertissais que peut-être, de mon côté, je connaissais contre lui des charges assez graves pour que mon silence valût le sien, et que je venais lui offrir cette transaction.
«Une espèce de joie parut sur son visage. J'avais à peine terminé qu'il prit vivement la parole:
—«Madame,» dit-il, «j'ignore quelles sont les charges dont vous parlez, et qui peuvent me perdre. Si graves que je les suppose, votre silence m'importe peu auprès du grand service que j'oserai vous demander, que vous seule, parmi les êtres humains avec qui je converserai encore, êtes à même de me rendre... Consentez à écouter, à exaucer ma prière, et jamais je ne prononcerai le nom de votre amie, dussé-je, en me taisant, risquer ma tête.»
«Il enchérissait sans doute un peu. Rien dans son intrigue avec la mondaine dont il s'agit n'était de nature à lui créer un alibi, à le disculper en quelque mesure. Et pourtant?... Avec un être intelligent, retors et volontaire comme cet Almado, il fallait tout prévoir.
«Je lui demandai, fort surprise, quel service il attendait de moi, supérieur à la discrétion d'où dépendait son salut. Il eut un mouvement découragé, comme pour avouer à quel point, de toutes façons, ce salut était compromis. Puis il reprit:
—«Quoi qu'il arrive, madame, et par quelque issue que je sorte de cette vie infernale, j'ai résolu ceci: c'est que nul au monde ne connaîtra ma véritable personnalité. Depuis la minute où vous êtes entrée ici, j'ajoute en moi-même: hormis vous, madame la marquise de Malboise. Oui, dès que j'ai entendu votre nom...—Et vous allez comprendre ce qu'il représente pour moi... ce nom...—j'ai songé à vous confier mon secret. C'est le meilleur moyen de le rendre inaccessible aux autres... inaccessible à cette société infâme, qui va me condamner, m'exécuter ignominieusement peut-être, et dont l'hypocrisie est cause de ma ruine.
—«Si vous avez commis des crimes, Almado, en quoi la société en serait-elle cause?...
—«Ce sont ses préjugés atroces,» me répondit-il, «qui m'ont privé du nom et de l'héritage auxquels j'avais droit, qui ont permis à un misérable de martyriser ma mère et de me supprimer impunément. Sa tentative pour m'assassiner, moi, pauvre enfant sans défense, a échoué... par un miracle!... Mais il m'a tué moralement, il a détruit mon existence normale, il m'a précipité dans un abîme de misère et de vice. Puis, en faisant croire à ma mort, il m'a dépouillé des biens immenses que ma mère me léguait par son testament...»
«Almado énumérait avec un accent de vérité extraordinaire ces circonstances invraisemblables. Déjà je n'échappais plus à la singulière pénétration de sa parole, à je ne sais quelle force lumineuse qui ressortait de ses moindres mots et in enveloppait comme d'une atmosphère de vérité. Mais surtout j'étais impressionnée par la façon dont ce criminel parlait de sa mère. Sa voix sombrait sur ce mot, se faisait profonde et attendrie, comme imprégnée d'une ferveur religieuse. Je ne l'interrompais pas. Il continua:
—«J'ai sur moi, madame, et tellement bien encastrés dans l'épaisseur d'une doublure qu'on ne m'en a pas dépouillé, le portrait de ma mère et son testament. Si vous n'aviez pas eu la pensée sublime de venir me trouver pour vous adresser à ma générosité, à ce qui me reste d'honneur, j'eusse anéanti ces reliques, je les eusse déchirées de mes dents, j'en eusse avalé les miettes, pour sauver d'un scandale infâme le nom de celle qui me mit au monde pour son humiliation et pour son malheur, et qui pourtant m'aima... qui m'aima!... qui m'eût reconnu hautement, noblement, si...»
«Almado s'arrêta, la voix brisée. Il cacha sa tête dans ses mains, qu'alourdissaient les menottes. Je le laissai sécher les pleurs qu'il essayait de me dérober.
«Quand il reprit son calme,—un calme farouche,—il n'ajouta pas un mot. Mais il se mit en devoir de défaire quelque chose à l'intérieur de sa jaquette. Les menottes le gênaient. Je lui prêtai un canif en or, qui pendait à ma trousse de ceinture, et que le juge d'instruction ne m'avait pas enlevé,—par égard, ou par distraction. Grâce à ce petit instrument, Almado vint assez vite à bout de sa besogne. Un instant après, il retirait de la couture ouverte un papier et un médaillon. Ces objets, protégés par la toile raide du revers, n'avaient pas révélé leur présence quand on fouilla le prévenu.
«Almado me dit alors:
—«Madame, je vous confie ces reliques, seules choses qui me soient précieuses au monde, ces reliques que je veux soustraire aux mains abjectes des policiers et des bourreaux. Consentirez-vous à en être dépositaire? Un jour peut-être, absous et libre, je vous prierai de me les rendre. Sinon, vous les livrerez au néant, où je serai descendu... En mourant, j'aurai la joie de savoir qu'elles me suivront jusque-là, sous la sauvegarde de votre loyauté et de votre pitié.»
«Il ajouta:
—«Voilà le service dont je parlais. J'y tiens par-dessus tout. Accordez-le moi, et je vais vous jurer sur ce portrait sacré que jamais le nom de votre amie ne sortira de mes lèvres.»
«Quand Almado se tut, mon cher Hugues, je restai pensive, incertaine. Ce dépôt, qui me créait une entente secrète avec un tel homme, je répugnais à l'accepter. Des soupçons, des réflexions, se pressaient dans ma tête... Qu'était-ce que cette femme dont j'aurais à préserver l'image et la réputation?...
«Almado observa mon trouble d'un œil singulier. Tout à coup il me tendit la miniature.
—«Regardez, madame la marquise de Malboise,» dit-il. «Voici ma mère. Savez-vous comment elle s'appelait?...»
«Son intonation me fit courir dans les veines le frisson du pressentiment.
«Et alors il prononça le nom...
«O Hugues!... ce nom...
«Si vous saviez!...
«C'est celui pour l'honneur duquel nous donnerions l'un et l'autre notre vie. Et cependant il nous est odieux. Bientôt il n'existera plus... Nulle autre femme, quand je serai la vôtre, ne le portera plus. Nous devons tout accomplir pour qu'il demeure intact. Celle qui le garde dans la tombe a tout souffert pour qu'il ne fût pas outragé. Ce nom... et son nom de jeune fille, comme sa mémoire, doivent demeurer très haut... à l'écart de toute honte.
«Béni soit le Ciel, qui, dans l'ignominie où son fils est tombé, fait briller une lueur de conscience, et permet que ce malheureux respecte et défende ce qui doit être inattaqué!
«Ce nom, que je n'écris pas, même pour vous, que j'ai juré de ne pas révéler, il est sur vos lèvres, qui n'osent le prononcer, n'est-ce pas?... Que cela suffise!... Ne me questionnez jamais sur un secret si terrible. Aurais-je seulement le droit de vous laisser entrevoir la faute et le calvaire d'une femme, d'offenser la pudeur de cette tombe, si je ne vous devais pas, mon ami bien-aimé, l'explication du crime dont j'eus le malheur de vous accuser un instant.
«Lorsque Almado me présenta le portrait de sa mère, ce ne fut peut-être pas la révélation du nom de cette infortunée, si bouleversante que fût cette révélation, dont je restai écrasée jusqu'à la stupeur. Au médaillon contenant la déchirante figure, un morceau de chaîne pendait... Vous lisez bien, Hugues... un morceau de chaîne d'or... Le fragment pareil à celui que vous m'aviez envoyé, et que j'avais sur moi.
«Je ne m'arrête pas à vous peindre ce que j'éprouvais. Sans mot dire, je tirai de ma poche l'autre débris, et les assemblant à la brisure, qui ne laissait pas de doute, je mis le tout sous les yeux d'Almado. Cet étrange criminel eut à peine un tressaut de surprise. D'une voix calme, il me dit:
—«C'était donc en votre possession, ce bout de chaîne, que je suis revenu chercher vainement dans le souterrain?... Tant mieux! Maintenant que vous savez tout, oserez-vous dénoncer celui qui vous a délivrée d'un monstre... celui qui vous a sauvé d'appartenir au tortionnaire d'une femme, à l'assassin d'un enfant?»
«Toute tremblante, je demandai:
—«Alors... c'est vous... qui l'avez tué?
—«Oui,» répliqua-t-il avec force. «Et j'en suis fier! C'est la seule action méritoire de ma vie.»
«Quelle minute, ô mon Hugues! Quelle minute de délivrance et d'horreur!... Je ne pouvais prononcer un mot. Ce fut lui qui reprit:
—«Je connais l'homme qui arracha cette chaîne de ma poitrine. Son nom était sur la bicyclette dont je m'emparai ensuite. Parlera-t-il, celui-là?...»
«Je répondis:
—«Non. Mais dites-moi tout. Pourquoi, comment avez-vous frappé Hugues d'Ambarès, dans la nuit du souterrain?... Vous avez failli le tuer, lui aussi.
—«Je ne voulais pourtant que l'étourdir et passer. J'avais cru lui donner le temps de sortir des galeries, où je l'avais vu s'engager après sa conversation avec vous. Du taillis où je me cachais, je m'étais trouvé témoin de votre rencontre. Je le croyais déjà bien loin, quand, tout à coup, grâce à ma lanterne, je l'aperçus. Il me barrait le chemin. Ayant voilé la lumière, je ne pouvais tirer sur lui. D'ailleurs, je vous le répète, mon intention n'était pas de le tuer. Je pris mon fusil par le canon, et, quand je le sentis près de moi, je lui assénai un coup de crosse sur la tête...»
«Il me fallut, mon cher Hugues, un effort pour ne pas crier à ce bandit mon indignation, dans le frémissement que son horrible aveu m'inspira. Il me vit pâlir et reculer, comprit sans doute, et haussa légèrement les épaules, avec un air de finesse et de souriante supériorité. Puis il acheva son récit.
«Dans la violence du coup qu'il vous porta, Almado fit partir sa carabine, dont la balle lui laboura l'épaule. De là, sur le mur, ces taches de sang, et la trace de cette main, qu'il y appuya après l'avoir portée à sa blessure. Ensuite, il tamponna cette blessure comme il put. Elle n'était que superficielle, et lui engourdit à peine le bras. Ayant découvert votre bicyclette, il ne manqua pas de s'en emparer. Hors du souterrain, il enfouit dans un trou, sous un amas de feuilles sèches, l'instrument de son crime. C'était une carabine de fabrication spéciale, rapportée par lui d'Amérique. Vous vous rappelez combien l'origine de cette arme déconcerta la justice.
«Grâce à votre bicyclette, Almado fut rapidement loin du théâtre du meurtre. Très tard dans la nuit, il entra dans une hôtellerie de village, et fit soigner sa plaie. Il prétendit avoir été renversé avec sa machine par une voiture, dont la roue aurait déchiré sa manche et abîmé son épaule. Aucun médecin n'était à proximité. Le voyageur assura que son écorchure guérirait bien sans le secours de la Faculté. Nul observateur compétent ne put donc reconnaître la marque d'une balle dans le sillon sanglant qui labourait la chair du meurtrier.
«Maintenant, mon cher Hugues, vous savez tout de ce lugubre drame. Vous voyez que nous avons le droit d'en séparer notre vie, d'en séparer notre amour. C'est ce que j'avais hâte de vous dire, pour emplir votre cœur de cette clarté libératrice où s'illumine le mien.
«Si cette lettre vous paraît incomplète, incohérente peut-être, n'en accusez que l'émotion dont je palpite depuis hier, et mon empressement à tout vous dire, à la fois, sur-le-champ. Je vous donnerai de vive voix les détails que vous souhaiterez connaître encore.
«Pour l'instant, la plume tombe de ma main lassée... Il me tarde de la poser, de me taire, d'oublier toutes ces pensées d'horreur... pour regarder dans vos yeux...
«O mon Hugues! j'y vois renaître, enfin, dégagé de toute ombre, notre amour d'autrefois, fait d'innocence et d'espérance.
«Et j'appuie mon front sur ta poitrine, où tout est pur, où tout est noble, où tout est bon.
«Je t'aime.
«Régine.»
Tout commentaire de cette lettre serait inutile.
Chacun se rappelle comment le célèbre Almado échappa à la justice des hommes par le suicide. Ayant trouvé le moyen d'être laissé seul un instant, il s'étrangla avec son mouchoir roulé en corde. L'énergie et la promptitude déployées pour accomplir un tel acte, stupéfièrent ses gardiens. Mais, surtout, le désappointement fut universel de ne pas voir se dérouler un procès si impatiemment attendu, et dont on espérait des révélations si curieuses.
Miguel Almado, dit Michel d'Occana, emportait dans la mort le secret de sa véritable personnalité.
Bientôt après, le nom qui fut celui de sa mère,—comme l'apprit, dans un si tragique émoi, celle qui le portait à son tour, disparut de ce monde.
Car il n'y a plus de marquise de Malboise depuis que Régine est la femme de son cousin Hugues d'Ambarès.
Fin de
LE MEURTRE D'UNE AME
Seconde et dernière Partie de
MORTEL SECRET