Le roman du malade
VII
L’AUTOMNE
Voici l’automne qui détruit l’été.
La lumière baisse par degrés comme si un ouvrier patient éteignait, un à un, les innombrables lustres qui font l’éclat d’août. On voit la nuit prendre les jours dans son étau et graduellement les réduire. De petites sources de froid jaillissent dans l’air par surprise. A chaque seconde, il y a partout quelque chose qui craque et se découd. On n’entend plus les oiseaux.
L’automne, je le vois, je le sens si bien, avec une émotion si étrange… C’est qu’il est en moi… Quand les arbres s’éclaircissent, on voit apparaître, çà et là, dans les branches quelque nid de pie que masquait, en juillet, l’épaisseur du feuillage ; on découvre dans les buissons dégarnis l’asile du loir ou la cachette du lièvre. Ainsi ma force qui se défait me dévoile et, entre ces lignes, mes défauts, mes traits intérieurs, mille choses que je devrais taire doivent se révéler dans toute leur vérité… L’automne partout, à cette heure, délivre l’ombre et le secret que l’été maintenait captifs au cœur des bois profonds. Il me semble que ce même travail simple, irrésistible s’accomplit en moi… Quand, sous la voûte disjointe et morcelée de feuilles on circule à découvert, cet instant pour l’âme n’est indiciblement émouvant que parce qu’il nous offre l’image de ce qui se passe ou se passera en nous. Est-ce que ce n’est pas là l’impression qui m’attend lorsque je clos les yeux au dehors pour les ouvrir au dedans de mon être ? Dans mon insensible destruction, je ne veux voir pas plus de laideur que ne m’en montre la nature. J’enferme en moi le même désastre.
Aujourd’hui, il ne fait pas de vent, et les feuilles tombent sans bruit. Avec ce petit mouvement sec et délicat que leur imprime la main invisible qui les détache, elles quittent leur branche une à une et, mollement, en lente spirale, descendent vers le sol. Tout ce qui se dénoue et se rompt ainsi sous mes yeux, l’air soyeux qui m’environne, la paresse inaccoutumée des aspects, peu à peu affaiblissent ma révolte. Je voudrais m’oublier un instant et m’imaginer, avec un sentiment poétique et doux, que je suis un arbre qui se dépouille.
Ah ! qu’octobre me plairait dans n’importe quel village de cette belle province basque où Paul me convie dans ses lettres ! Comme j’aimerais me promener à petits pas dans des allées pleines de dorure et de mélancolie ! Comme j’aimerais, me semble-t-il, même les jours de petite pluie sourde qui vous exilent dans votre chambre ! Autrefois, par ces temps-là, je courais dans les bois odorants et mouillés. Cela m’est interdit désormais ; et si je retournais dans ce pays, rentré à la première ombre, je regretterais jusqu’à cette saveur poudrée du brouillard qui tombe le soir et qu’on respire quand on s’attarde dans le fond des vallées. Pourtant, étendu devant ma fenêtre, je verrais entrer le crépuscule, je jouirais de l’heure, de la molle atmosphère, de l’air qui fraîchit à peine et sent la feuille brûlée, je jouirais surtout de ces voluptueux silences de là-bas dont on ne sait s’ils descendent du ciel où s’ils montent de la terre, de ces beaux silences tristes devant lesquels on a envie d’ouvrir les bras et on se retient de pleurer.
Chaque jour, le train qui part de Davos emporte ma pensée. Impatient, je hâte le voyage, évoquant déjà tel arrêt à Poitiers, qui sera toujours pour moi un large quai sonore, désert, plein de lumières où l’on est réveillé au milieu de la nuit par le lent coup de marteau de l’homme qui frappe, l’une après l’autre, les roues de chaque wagon. Puis, Bordeaux dépassé, ce sont les Landes que j’évoque, les Landes dont le nom morne reflète si bien la morne étendue, et toutes ces petites localités que le train brûle, qu’on ignore, où l’on ne s’arrêtera jamais. Ah ! que je voudrais rendre, tel que je le retrouve en moi, le charme délaissé de ces petites gares du Midi, où l’air dort lourdement comme l’eau d’un étang, à peine remué, à peine ridé par le passage de ces trains importants et pressés ; que je voudrais dire leur humilité, leur goût d’ennui, de soleil et de poussière !…
Il y a, contre un vieux mur, à Véra, deux faibles saules penchés sur une fontaine auxquels je ne puis penser sans un irrésistible attendrissement. Il y a, sur la plate-forme du château de Jeanne la Folle, à Fontarabie, un vieux parapet de pierre qui porte mon nom gravé là, un jour, par une petite amie dont j’habitais le cœur. Que d’heures j’ai passées, dans une immobilité qui rassurait les lézards eux-mêmes, à rêver sur cette terrasse !… Mais comment dire par quoi ces endroits me charment, ce qu’ils éveillent en ma mémoire et toute la parure qu’y ajoute mon regret ? Comment expliquer cette brusque palpitation, ce trouble nostalgique que leur souvenir me donne ? Comment faire entendre, par exemple, le petit choc que je reçois lorsque Paul, dans une lettre, me dit que la porte du vieux parc d’Irun est désormais close ?
C’était au milieu d’un assez long mur monotone, une porte entr’ouverte devant laquelle on passait sans curiosité. L’ayant poussée une fois, nous fûmes surpris, en quittant le violent soleil de la route, par un éclairage glauque, un jour d’aquarium, la plus merveilleuse solitude. Une fraîcheur qui semblait venir du plus profond des âges tombait sur nos épaules, tandis que nous jouissions de cette vision inattendue au milieu du mouvement de la ville, de cette immobilité des choses plongées dans un sommeil léthargique par quelque génie mystérieux. Mille réminiscences des contes de Perrault assaillaient notre esprit. On eût dit que les arbres, de toutes leurs feuilles arrêtées, dormaient ainsi depuis des siècles. Quelque chose d’imperceptible à qui n’eût pas été poète nous faisait signe de nous taire, comme on met un doigt sur ses lèvres, et nous avions l’impression que si nous faisions un pas, l’air lui-même nous opposerait cette résistance élastique et fluide que rencontrent les jambes quand elles avancent dans l’eau. En sorte qu’avertis de toutes parts que notre présence était insolite et presque offensante pour ce lieu, nous éprouvions un mélange savoureux d’inquiétude et de ravissement. Comment faire entendre ce que j’éprouve à l’idée qu’elle est close désormais, la porte de ce vieux parc ?
Le pouvoir de certains lieux sur notre imagination est inexprimable. Passé ce vieux village qui porte, résigné, ce nom si délicieusement éteint Urrugne, je revois la Croix-des-Bouquets, le sommet d’une route montante qui redescend vers Béhobie et l’Espagne. C’est le centre d’un paysage magnifiquement sauvage, creusé à droite par l’Océan mouvant, couleur d’azur ou de nuage, soulevé à gauche par les Pyrénées, d’une immobilité oppressante : Paysage aux lignes fortes, toujours harmonieuses et parfaitement nobles, dont l’accent un peu tragique est surtout sensible après les heures d’enivrante lumière. A cette place, on prend mieux possession de la terre basque. On marche là sur son cœur même. Mieux qu’ailleurs, on sent là qu’en ce pays fier et roux et d’un parfum si triste, il y a un sombre et attirant secret.
Route d’Espagne qui redescend et court dans sa hâte de connaître Grenade, Séville ou Cordoue, ces cités fortunées aux noms d’or et de soie ! Route d’Ollette ! Blanches routes qui me sont chères ! Route d’Ascain ! C’était, celle-ci, ma promenade de prédilection, surtout en ce moment de l’année, quand le soleil un peu baissé et affaibli vous frôle l’oreille, comme un brin d’herbe tiède, et que l’air est traversé par le bourdonnement las des dernières guêpes. Les feuilles touchées par le froid des nuits commencent à se dessécher, et sur le sol, creusé d’ornières, où traînent des reflets de cuivre pâle, j’aimais lire dans mon ombre déjà allongée l’indication que nous entrions dans la saison du silence.
Un peu après le passage à niveau s’élève un petit bâtiment qui sert d’abattoir. Nous jetions, Paul et moi, un regard curieux au boucher qui, au fond de son repaire, aiguisait son couteau d’un geste innocent et plein de contraste avec sa face rasée et sinistre de moine espagnol. Au-dessus, il y avait toujours quelque milan, qui planait, qui glissait les ailes étendues sur les plaines vides de l’air, avec une grâce royale. Cela me distrayait de regarder la route où j’ai longtemps marché avant de la connaître. Passant indifférent, porté par elle, je croyais ne savoir que faire de mon loisir, et je ne m’aperçus pas de la façon insensible dont elle m’ensorcela. Me prit-elle par ces marécages qui s’étendent à droite, ces petites mares inertes, ces flaques d’eau morte ? Poison des marais ! Agréable et pernicieux malaise qui, depuis le jour où je le subis, me ramena souvent vers cette région désenchantée. Une sorte de langueur, quelque mollesse dans les jambes, un plaisir un peu rêveur et fatigué m’y retenaient, pendant que le soleil s’éteignait, que tout à mes yeux se faisait livide et prenait une expression d’extrême découragement. Qu’y avait-il là de subtil, d’équivoque et de si puissant que j’en ressens encore l’influence aujourd’hui ? Pourquoi cet accord intime entre ce lieu et mon être ? Quand je croyais que le pressentiment ne m’avait pas effleuré, je me trompais. Ma disgrâce présente, c’est ici qu’il en fallait voir le signe, le présage, dans ce léger étourdissement, cette absence d’énergie, cet état mol et lâche qui m’empêchaient de m’éloigner. Mes forces faiblissantes me suggéraient une image de mon destin que mes yeux infirmes n’ont pas su discerner. Car, c’est le mal déjà installé en mon être qui se complaisait au milieu de ces sables, de cette réduction de lagune, d’où montait vers moi, avec une odeur sournoise d’eau corrompue, un enveloppement perfide de maladie et de mort.