Le roman du malade
XXIII
RÊVERIE PHILOSOPHIQUE
La Nature, pour nous contraindre à l’action, a paré d’attraits tout ce que nous n’avons pas. Pour nous incliner au souvenir, elle nous a donné le regret. Nos impulsions les plus confuses tendent aux fins qu’elle se propose. Or, quelles promesses a-t-elle encloses dans ce don qu’elle nous fit de l’espoir et du rêve ? Cette ardeur qui nous porte vers le mieux, cette tentation de s’évader de soi-même, ce besoin de s’élever qui nous exalte et nous passionne, est-ce sans but que nous les subissons ? Est-ce sans dessein qu’il fut permis à notre pensée d’aller toujours au delà de ce que nos mains peuvent faire et que nous sentons en nous le germe d’actions impossibles à accomplir dans l’état où nous sommes ? A quoi servent cette impulsion qui se retrouve, jamais lassée, toujours intacte, à tous les âges de la terre, cette tendance ascensionnelle, cette constante aspiration vers un état supérieur ?
Chaque fois qu’un homme que n’illumine point la foi s’est tourné vers la mort, il s’est demandé :
« Quoi ! la vie est cette attente inquiète, ce moment instable où nous cherchons à nous découvrir, à nous réaliser ! Chaque effort que nous faisons dans ce but prépare notre propre ruine ; les ailes que nous avons acquises nous approchent de notre fin comme la chrysalide ne se mue en papillon que pour s’anéantir quelques instants après. A peine épelons-nous quelques vérités que notre lampe s’éteint. Nous mourons inachevés. Et c’est pour ce bégaiement que nous venons au monde, pour quelques fêtes de l’esprit et de la chair, quelques ivresses, quelques sanglots ? Mais quelle absurdité est-ce donc alors que la vie ? »
Le problème de la mort, qui a tiré des poètes leurs plus beaux cris, n’a tiré des penseurs que de vains efforts désespérés vers la suprême raison des choses. Il n’est pas de domaine où notre conception soit plus pauvre en hypothèses, et les différents systèmes qu’on nous propose sont comparables à ces épreuves photographiques non fixées qu’il suffit d’exposer à la lumière pour qu’elles s’obscurcissent. Si quelqu’un me déclare que la vie n’a pas de sens, je me dis : « Qu’en sait-il ? » Tout infime que soit l’homme, je ne puis voir en lui un jouet aux mains des forces qui le conduisent. Dès qu’il cesse d’être ébloui par les merveilles qui l’entourent et qu’il commence à les considérer, l’esprit pressent qu’elles ne sont point une terminaison. La création présente la trace de tâtonnements, toute une série d’essais que les fouilles du sol ramènent au jour et où se peut suivre à travers les époques, dans les types ébauchés, puis abandonnés, comme la sourde, patiente, éternelle volonté d’une réalisation meilleure. Même dans ce qui a survécu et qui, par conséquent, dut la satisfaire, le pouvoir d’invention de la Nature n’apparaît pas sans limites. Elle se répète dans la construction des végétaux, dans la forme des animaux et jusque dans les ruses des insectes. Non, son œuvre n’est point close ; et il est permis de se demander si ce n’est pas à l’homme, qui a déjà remplacé par l’hélice les nageoires et les ailes, si ce n’est pas à l’homme qu’elle a songé, si ce n’est pas lui, le bon ouvrier, le collaborateur dont elle entend utiliser le génie pour perfectionner ses procédés.
Sans doute, ce génie n’a pas encore donné sa mesure. Mais nous quittons à peine l’état de barbarie où les guerres firent tort aux laboratoires ; et puis, le monde est-il si vieux ? Je calcule qu’il n’y a pas plus d’un milliard de minutes que le Christ est mort, et que trente-deux individus de soixante ans représentent la durée actuelle de l’ère chrétienne.
Ainsi, faisons notre tâche. C’est notre raison d’être ; et il ne faut pas plaindre ceux qui purent aller jusqu’au bout de leur effort. Ceux-là connurent ces heures lumineuses qui sont l’apothéose des existences privilégiées. En développant nos facultés, en faisant fonctionner cet instrument précieux qu’est notre cerveau, nous répondons au vœu secret des puissances qui nous le confièrent, comme au plus digne, et qui par là permirent à l’homme seul de progresser au milieu des plantes et des animaux stationnaires. Je ne suis pas un philosophe ; je n’en ai ni le langage, ni l’érudition. J’exprime là, simplement, des choses qui ont été pensées avant moi par tous ceux à qui les difficultés rencontrées, les déchéances individuelles, une destinée adverse n’ont pas ôté la croyance que notre cause est belle, par tous ceux qui sentirent fortement, comme je le sens à l’approche de ma fin, que l’effort est sacré, que le travail est notre grand devoir. Faisons donc notre tâche sans savoir où elle nous mène et quel que soit notre sort. Chacun de nous est une éprouvette où quelque combinaison s’élabore. Parmi tant de cellules qui demandaient à naître, et qui ne s’éveillèrent point, nous fûmes touchés du doigt ; nous sommes nécessaires. Si une pensée vient bouleverser le monde, ce n’est pas seulement parce qu’un grand esprit l’a conçue, mais parce que mille esprits moyens l’ont comprise. Tout grand acte est collectif. Nos élans, nos rêveries, nos désirs, nos douleurs servent à quelque chose. Rien n’est inutile, sauf peut-être ce que j’écris là.