Le roman du malade
XXV
SUR MA MÈRE
Et maintenant, combien de jours doit se prolonger ce Roman du Malade que je vais clore ici ? Combien de jours vont encore, sous mes yeux, retourner leur feuillet dont l’envers est la nuit ? Et durant ces heures où les forces en suspens de la lumière s’apprêtent à éclairer le feuillet suivant, quelles insomnies me feront encore le cœur lâche, jusqu’au matin limpide qui ramène le courage, jusqu’au matin tranquille qui arrange tout ?
Ma mère est auprès de moi. Je contemple son fin visage, dont chaque trait, un peu creusé, semble porter l’empreinte d’une épreuve. Elle est lasse d’avoir monté avec peine toutes les marches de la vie. Elle n’a plus de curiosités, mais elle est sans égoïsme. L’âge qui l’a dépouillée de tant d’ardeurs ne lui a laissé que la bonté. La bonté sur son front a la mélancolie de cette dernière lampe qu’on voit briller le soir à la plus haute fenêtre d’une maison, longtemps après que toutes les autres fenêtres se sont éteintes.
Ah ! ma mère, la douce femme ! Je la considère avec toute mon attention réfléchie, et, en même temps, elle m’apparaît à travers les plus petits faits de ma vie. Dès que je prononce son nom, de chaque point, de chaque alvéole de ma mémoire un souvenir ouvre son aile, souvenir de mon caprice et de sa patience. Quelle patience ! Avec elle, je me suis cru tout permis. Ses dévouements, ses sacrifices, ses soins de chaque heure m’ont paru naturels, puisque c’était ma mère. Que de fois je l’ai contrariée sans raison ! Que de fois, voulant lui dire de bonnes paroles, j’en prononçai de méchantes ! Quelle nervosité, quelle intolérance de ma part ! Lorsque je fus si mesuré, si poli avec des gens qui m’étaient indifférents, d’où vient que je fus si peu maître de moi, si injuste souvent avec elle, dont la présence m’était si chère, pourtant ? On est indulgent envers soi-même. Chacun de mes torts, je les oubliai aussitôt, et, parce que je les oubliai, je crus qu’elle les oubliait elle-même. Le miracle, c’est que je ne me trompai pas.
Est-ce que je n’étais pas tout pardonné, dès l’instant qu’entourant son cou de mes bras, je lui revenais repentant ? Il n’était pas au pouvoir de mes fautes de la détacher de moi, et, quoi que je fisse, rien ne m’eût fermé son cœur. Aussi, quand elle me dit : « Mon pauvre enfant, je t’ai tant aimé ! » je sens que ce que j’avais de meilleur à attendre de la vie, c’est en elle que je l’ai trouvé. Et combien cela augmente mon remords ! A mesure que je redescends la côte qui s’accélère, j’y songe avec plus de surprise et de chagrin. Quand je considère, comme en ce moment, sa chère tête, je me dis : « Regarde-la bien ; tu as si peu de temps à la voir. » Alors nos yeux se rencontrent, et je lis, dans les siens, la même pensée.
O ma mère, qui fus pour moi une compagne de toutes les heures, une camarade, qui te plias à mon humeur, qui n’eus d’autres amis que mes amis, qui sus adapter ta vie à la mienne avec une grâce si simple et tant d’abnégation, puisque tu es là encore, je n’ai pas le droit de me plaindre tout à fait du sort ! Puisque cette joie m’a été donnée de prononcer le doux nom de maman chaque matin en m’éveillant depuis que je respire, non, je n’ai pas le droit de trouver que je fus complètement malheureux.
A présent, je songe avec effroi à sa douleur de me perdre. C’est sur elle que se porte toute ma pitié frémissante. Que fera-t-elle quand, le soir, la maison s’emplira d’ombre et qu’elle croira entendre derrière la porte un pas qui ne sera plus le mien ? Que fera-t-elle quand, la lampe allumée, elle ne me trouvera plus là, étendu sur ma chaise longue, à la place accoutumée ? Elle montera dans ma chambre vide, elle frappera les murs avec démence ; elle se laissera tomber sur un siège et, la tête entre ses mains, demandera à Dieu de la reprendre. Ensuite, un peu plus calme, elle regardera l’escalier par où mon corps descendit, la porte par où il passa, et, à travers la vitre noire, cherchera, dans le lointain, l’endroit où il repose. Ah ! que mon cœur se brise de penser à cela !
Je me dis : « N’y pensons pas. C’est trop cruel. » Mais comment n’y pas penser ? Mon esprit trop lucide me la montre, la nuit, réveillée en sursaut, croyant que je suis encore dans la chambre voisine et que je l’ai appelée.
— André ! André ! tu m’appelles ?
Et c’est le silence, l’affreux, le terrible silence qui recueille, qui absorbe, qui recouvre sa voix.
D’autres fois, à la voir si frêle et si sensible, je songe : « Si quelqu’un lui manquait de respect, un homme ivre dans la rue ou quelque voyou le soir ? Si, devinant un être sans défense, pour se distraire, un chenapan lui prenait le bras… Elle dirait : « Monsieur, laissez-moi ! » Elle serait effrayée, interdite, paralysée. Ou bien elle voudrait courir ; elle tomberait peut-être. Allons ! Allons ! qu’est-ce que je vais imaginer là ? »
Non, je veux croire qu’elle ne demeurera pas seule. Ma cousine Amélie vient nous voir quelquefois avec son mari et leur fille, Jeanine, qui est assez délicate. Ma mère, sans doute, ira passer l’hiver à Paris chez eux ; et l’été, c’est eux qui viendront ici. L’air de Sannois sera très favorable à Jeanine. De plus, mon cousin Autran aime la campagne. Je les imagine tous réunis dans cette maison. A l’entrée du vestibule, j’aperçois son chapeau suspendu à ma patère et sa canne à la place où je mettais la mienne. Il s’installera à mon bureau, pour écrire ses lettres. De ses mains fortes et velues, il ouvrira ces livres entre les pages desquels j’ai enclos tant d’émotions, d’enthousiasmes et d’élans, miroirs où j’ai cherché un reflet de mes rêveries, portes de lumière par où ma pensée est partie pour de si beaux voyages. D’un doigt distrait, il secouera sur ces feuillets les cendres de tout ce qui embellit mes heures de solitaire. Il ouvrira cette fenêtre, s’accoudera à ce balcon à la place où j’aime rêver, allumera une cigarette et reviendra s’asseoir négligemment sur ce fauteuil où je me suis assis pour attendre la mort.
Quand il vient nous voir avec Amélie et leur fille, je considère son visage ouvert, un peu sanguin, qui a quelque chose de simple, d’honnête et de bon. Cet été, il ne manquait pas de me répéter régulièrement que j’avais meilleure mine que la dernière fois. Maintenant, il se contente de me dire : « Allons, ne vous découragez pas, vous vous en tirerez. » Certainement, s’il ne dépendait que de lui, le brave garçon…
Oui, je souhaite qu’il me succède ici, bien qu’un peu de moi soit ému involontairement à la pensée qu’il en chassera mon fantôme. Mais il le faut. Je ne veux pas que ma mère reste seule. Mon fantôme chassé de ces pièces, de ces meubles, se réfugiera dans ces papiers, ces objets, cette brosse ronde qui faisait sourire Paul, dans ce portrait qu’Alberti fit de moi autrefois et dont nul ne voulait comprendre l’air de tristesse prédestinée, dans ces reliques que ma mère aura précieusement rangées. Et je demeurerai aussi et surtout dans sa mémoire, dont chaque jour elle ouvrira la porte pour s’y enfermer de longues heures avec moi.
Ainsi, jusqu’à ce qu’elle-même ait fermé les yeux, je ne serai pas tout à fait inexistant. Mais elle partie, que restera-t-il de moi ? Qui saura ce que j’ai été ? Elle seule m’a connu. Pour elle, j’étais en quelque sorte transparent. Ce que savent de nous ceux qui nous approchent est bien sommaire, bien mélangé d’erreur. Des fragments seuls de notre être intime leur sont apparus. Si mes amis me consacrent un moment de causerie, celui-ci qui m’a vu combatif et armé s’étonnera que celui-là m’ait vu si tendre. Avec une égale bonne foi, l’un parlera de ma faiblesse, l’autre de ma vaillance. Chacun est attentif à découvrir chez autrui les qualités qu’il aime, ou les défauts qui excuseront les siens. Le plus petit indice de mensonge est la première chose qu’un menteur apercevra dans le visage qu’il interroge. Et comme chaque homme contient tous les hommes, ce que l’un ou l’autre de mes amis aura retenu de mon caractère, c’est, en somme, sa qualité ou son défaut familiers.
Et Javotte, qu’a-t-elle vu en moi ? Que retiendra-t-elle de moi ?… Non, d’elle je ne parlerai pas. Je ne veux plus m’attendrir.
Mais où que tu sois, si tu lis un jour ces lignes, ô mon amie, tu sauras pourquoi je ne t’ai pas revue, mais tu ne sauras jamais combien de fois je t’ai appelée !…
Il est temps de finir. Chaque effort que je fais pour écrire épuise mon courage. Combien je suis loin de la façon ordonnée et lente avec laquelle je notais au début les sensations de ce livre ! Ne sachant pas si je pourrais conduire à sa fin cette entreprise, je négligeais de recueillir bien des choses paresseusement rêvées. Mais on s’attache à ce que l’on fait ; bientôt la fièvre m’a gagné, et, à mesure que j’avançais, c’est avec angoisse que je me demandais si je pourrais aller jusqu’au bout de ma tâche.
Semblable à l’amoureux que le soir surprend en train d’écrire une lettre ardente et dont la plume rapide cherche à devancer l’ombre, souvent la fièvre m’a pris à la pensée que pourrait s’obscurcir tout à coup ma page inachevée. Alors je me suis hâté. J’ai lutté de vitesse avec la mort.
Duel tragique, d’où je sors, pour quelques heures, vainqueur et dupe. A quoi bon cette hâte, cette fièvre, cette angoisse ? Pour quel résultat ? L’homme qui bâtit une maison sait qu’elle abritera les êtres qui viendront après lui. L’homme qui plante un arbre en attend de l’ombrage pour ses petits-enfants. Mais celui qui, sans génie, entreprend de raconter sa rêverie ou sa douleur, doit se résigner à confier ses feuilles au vent.
Je sais qu’on peut trouver absurde le beau rêve orgueilleux de se survivre, et pourtant j’avoue qu’il m’eût été doux de fermer les yeux avec la sensation de laisser une trace dans la mémoire de ceux, tous ceux qui auront pu me comprendre, à qui j’ai essayé de montrer ici un peu de mon cœur. Mourir quand on est assuré de laisser derrière soi un souvenir un peu durable de son passage ; quand de votre voix qui s’est tue demeurent tant d’échos qu’ils font tressaillir le passant à tous les coins du chemin ; quand, à chaque instant de l’avenir, des amoureux et des poètes doivent murmurer votre nom avec plus de ferveur que celui de leur maîtresse ; quand on peut prévoir qu’un jour un vieillard, en se découvrant, dira, dans un religieux silence, à des jeunes hommes émus : « Voilà le banc où il s’est assis », mourir dans ces conditions, ce n’est pas retourner au néant, c’est s’endormir.
Écartons ces grands rêves qui, seuls, peuvent un peu vous consoler d’entrer pour toujours dans la nuit de la terre. Confions nos feuilles au vent. La raison et la sagesse : me disent :
« Sois sans regrets. L’important n’est pas de conquérir la gloire et de laisser un nom dans la mémoire des hommes, l’important c’est de quitter la vie meilleur qu’on n’y était entré. »
FIN
André Gilbert est mort le 24 décembre 1910, quarante-sept jours après avoir achevé ces lignes.