Le roman du malade
XVI
L’ATTENTE
Paul a changé. Maintenant, quand nous nous retrouvons le soir dans la petite salle à manger, ce n’est plus l’homme heureux qui dissimule sa joie, qui baisse les paupières, comme on tire un rideau sur une fête clandestine. S’il marche, il semble nerveux ; s’il s’assied, il semble prostré. Il prend un journal, le rejette et regarde le feu. Lui parle-t-on ? il sursaute. Se croit-il seul ? il soupire, et sa bouche, involontairement détendue, demeure ouverte. Or, ceux qui vivent la bouche ouverte ne gardent pas longtemps un secret.
Tout à l’heure, après le déjeuner, comme nous étions seuls, il m’a dit :
— Cette vie-là n’est plus possible ! Voilà quinze jours qu’elle me fait droguer…
Je le regardais un peu narquois, avec cette pensée : « Ah ! ah ! tu y viens, mon bonhomme. » Il ajouta :
— Au début, c’était charmant ; nous nous rencontrions chez les Salaberry, des gens très accueillants, très gentils… nous faisions de la musique ; puis je suis allé chez elle. Sa mère qui est souffrante, sa sœur qui est très timide nous laissaient seuls… Alors l’intimité est venue… Nous nous promenions dans les bois… c’était délicieux… Elle aime le romanesque ; elle me disait : « Je ne sais pas si je pourrai vous voir demain. Vous trouverez ce soir, à dix heures, à tant de pas de telle borne kilométrique, sous une pierre, un billet qui vous fixera »… Tu vois l’air d’aventure que cela prenait avec l’atmosphère de ce pays… Un soir, je ne me souvenais plus du nombre de pas, trois, quatre, ou cinq. Je culbutais tous les cailloux et, troublé par l’émotion, je ne trouvais rien ; enfin je mis la main sur le précieux billet… quelle détente !… Un autre jour, je l’attendais embusqué derrière une haie ; elle ne venait pas… au dernier moment, un pâtre à cheval, au galop, se montre sur la route, s’arrête à l’endroit précis où je me trouvais et me passe par-dessus la haie une lettre changeant l’heure du rendez-vous… Tous les gens du pays sont à sa dévotion ; sa séduction s’exerce jusque sur eux… Son père, de son vivant, faisait beaucoup de bien ; son oncle est curé d’Espelette… Si c’est à lui qu’elle se confesse, il doit en savoir plus que moi sur son compte, car, pour ma part, je suis aussi perplexe qu’au premier jour… Je ne comprends rien du tout à cette fille…
J’ai fait un effort pour lui demander :
— Es-tu son amant ?
— Tu es fou ! Ah ! tu ne la connais pas ! C’est un être insaisissable, c’est l’instant, le caprice, la flamme au vent… C’est bien pour cela que j’y tiens, d’ailleurs… Ce qui est effrayant en elle, c’est que tout le monde lui plaît ; nul ne la rebute ; elle n’a d’antipathie pour personne ; il n’est pas d’hommage qui lui paraisse négligeable ; en tout être, elle voit quelqu’un à conquérir… Que se passe-t-il depuis quinze jours dans ce cerveau ? Quel but poursuit-elle ? Je l’ignore. J’attends une lettre, je ne reçois rien. Je vais chez elle, elle n’y est pas. Si je la rencontre chez les autres, il y a toujours du monde : si je veux la reconduire, elle se dérobe, prétextant qu’on nous a déjà trop remarqués ensemble. Est-ce qu’elle vient ici quelquefois, quand je n’y suis pas ?
— Quelquefois, oui.
— Tu as de la chance.
J’ai souffert de ne pouvoir lui répondre avec la même franchise, de ne pouvoir m’ouvrir à lui. C’est une des conséquences les plus pénibles de cet état de choses que la confiance, l’abandon ne puissent plus exister de moi à Paul. Quand il est parti, j’y songe et je m’interroge. Maintenant qu’il a parlé, je me sens enfermé dans un air plus épais, plus équivoque. Je ne puis plus ignorer ces promenades sentimentales, ce commencement d’idylle interrompue seulement le jour où Javotte a jeté les yeux sur moi. La situation me paraît être celle-ci : Paul a choisi Javotte et Javotte m’a choisi.
Alors, pendant que les scrupules m’assiègent, pendant que je me débats de nouveau entre l’amour et l’amitié, de petits faits que je croyais avoir oubliés ressuscitent dans ma mémoire ; des souvenirs viennent à mon secours qui veulent apaiser ma conscience. Lui-même, Paul, fut-il toujours pour moi un ami sans reproche ? Un soir récent que je me sentais mal, les bonnes étant couchées, je m’étais levé pour appeler ma mère. Il pouvait être onze heures. Dans le couloir, la porte de Paul restée ouverte laissait passer un rayon de clarté. Assis à sa table, il lisait ou écrivait des lettres selon son habitude. Je revins me mettre au lit ; mais ma mère ne m’ayant pas entendu, au bout d’un instant je dus me relever pour l’appeler de nouveau. Cette fois, dans le couloir, le rayon de clarté avait disparu : Paul, craignant qu’on le dérangeât, avait fermé sa porte et éteint sa lumière.
J’ai de son égoïsme vingt témoignages de ce genre. Mais ce qui me surprend, ce n’est pas qu’ils soient si nombreux, c’est que je les accueille. N’avais-je pas décidé que tout cela était effacé ? Hélas ! nos pardons ne sont jamais définitifs, nos griefs ne sont jamais morts. On peut les enfouir au plus profond de soi-même, les oublier, ils sont toujours là ; ils n’attendent pour reprendre vie que l’occasion, comme ces graines qui dorment des années au sein même de la terre et que le plus léger choc suffit à éveiller.
Il est presque trois heures. Javotte ne va pas tarder. « Est-ce que je pourrais passer un seul jour sans vous voir ! » m’a-t-elle dit hier en me quittant. En effet, elle vient presque chaque jour. Elle a conquis ma mère par ses prévenances, par son empressement à lui être agréable. Quand elle se rend à Bayonne, elle ne manque jamais de venir prendre ses commissions. Et si ma mère pense que, tout de même, ses visites sont un peu trop fréquentes, elle n’ose pas le dire.
Pour moi, je ne reconnais plus mes heures unies, monotones, toutes pareilles. Elle a changé la vue et l’impression que j’ai de l’existence quotidienne. Je regarde ma journée comme une région pleine d’embûches au milieu de laquelle il y a un moment éclatant. Dès que je m’éveille, je pense à ce point lumineux dont la pendule me rapproche et m’éloigne tour à tour et selon que ce point est devant moi ou derrière moi, je suis animé par l’espoir ou le regret. Rien d’autre. Je ne commence à vivre que lorsqu’elle est là. Elle arrive, et toutes les parties de mon être plongées dans l’ombre s’éclairent subitement ; alors, le temps ne met jamais assez de lenteur à me séparer d’elle, et je voudrais, de mes mains, retenir chaque seconde qui, à peine éclose, à peine le présent, est déjà le passé.
Mais si je l’attends, ces mêmes secondes si brèves, si fuyantes, l’attente qui les allonge et retarde leur course m’en fait une charge, un fardeau. En regardant le cadran, à chaque instant, je me réjouis qu’un fragment de la journée soit aboli, et telle est mon impatience insensée que le temps alors ne travaille jamais assez vite à détruire ma vie.
Il est trois heures : elle devrait être là. Mais elle vient quelquefois plus tard. Elle ne m’a pas fixé d’heure. Je préfère qu’elle ne me fixe pas d’heure parce que, l’heure dépassée, je ne vivrais plus. Dans un instant elle sera là. Pourquoi suis-je inquiet ? Pour quelle raison ? Je ne sais pas… Je suis inquiet.
Ah ! elle n’est pas de celles qu’on attend paisiblement, assis dans un jardin, en traçant du bout de la canne son nom sur le sable ! Attendre, quelle insoutenable angoisse pour un malade ! On se dit : « Soyons calme, soyons calme », et le cœur bat si fort qu’on en peut suivre à travers les vêtements les palpitations désordonnées ; on a les mains moites et froides, la gorge serrée, les tempes brûlantes ; on s’efforce de penser à autre chose, de ne pas penser du tout ; on se dit : « Comptons : un, deux, trois, quatre », on se donne mille raisons d’être raisonnable et on s’affole.
Pourtant, quelle journée mieux que celle-ci conviendrait à l’attente ? Il y a une telle patience dans l’air ! La vie est comme suspendue. Rien ne bouge. Le soleil s’efface dans un ciel tout voilé de mélancolie : il en tombe sur le paysage une lumière un peu sourde, qui berce et qui endort les sens. Le long de la route éteinte, un char à bœufs, des gens, quelque rare voiture passent dans une atmosphère ouatée, qui amortit, étouffe les sons, comme on étouffe la sonorité d’un cristal en le touchant de la main. Journée sans timbre où tant de puissances poétiques sont retenues captives par chaque bruit qui se tait ; journée monotone et vaporeuse où les formes immobiles et comme irréelles semblent vues à travers un songe, dont le mystérieux silence tient à la fois du silence de la lune, du silence de la neige, journée si douce, si morne, si enveloppante et si bien faite, avec sa pénombre de chapelle et son gris de Toussaint, pour envahir d’un sentiment fataliste une âme que se partagent le désir et la mort.
Il est quatre heures. Le chat dort sur le fauteuil près de la fenêtre. Parfois il se réveille, ouvre sur moi des yeux glauques où mincit la prunelle et qui appartiennent encore au sommeil ; il se hausse sur ses pattes, fait le pont, le dos bombé, bâille et se recouche en rond. Il est cinq heures. Elle ne viendra pas. Je me répète ironiquement cette phrase : « Est-ce que je pourrais passer un seul jour sans vous voir ? » Elle ne viendra pas. Alors, quand l’espoir vous quitte, on sent tout son être se rétrécir ; on a perdu toute importance, toute confiance en soi ; on est une chose à chaque seconde plus réduite, plus négligeable, plus humiliée.
Il est six heures. Sur une branche, près de la fenêtre, un rouge-gorge chante parce que le soir est doux et que le printemps vient. La nuit se fait peu à peu. Voici Paul qui rentre.
— Comment, pas de lumière ! s’écrie-t-il. Il fait noir ici comme dans un four ! Comment vas-tu ? Moi, ça va mieux.
Il est gai. Ma voix tremble un peu pour lui demander :
— Tu l’as vue ?
— J’ai passé tout l’après-midi chez elle. J’ai eu la bonne idée d’y aller en sortant d’ici. Elle a été charmante… Ah ! quand elle veut !…
Le lendemain, j’ai dit à ma mère :
— Écoute ; j’ai réfléchi au sujet de Javotte. C’est une gentille amie, gaie, dévouée ; mais tu sais comme je suis, comme je m’attache facilement. Il pourrait se faire qu’à la longue je cesse de voir en elle une simple camarade, une petite sœur de charité, alors j’en souffrirais. Je ne veux pas souffrir ; je me dois à mon métier de malade ; j’ai bien réfléchi et je te demande, quand elle viendra, de la recevoir, de lui faire comprendre cela gentiment. J’aime mieux couper court pendant qu’il en est temps encore.
Elle m’a dit, émue :
— Tu as raison et j’y pensais tous ces jours-ci… Sans doute tu manques de distractions ; mais ce ne sont pas des distractions de ce genre qu’il te faut. Je ne peux pas te dire combien je suis soulagée de voir que, de toi-même, tu as pris le parti le plus sage. Sois tranquille, je lui ferai comprendre doucement, sans la blesser… et elle comprendra très bien…
Dans la journée, Javotte est venue. Avant de la recevoir, ma mère m’a demandé :
— Tu es bien décidé ? Tu ne regrettes rien ?
— Je ne regrette rien ; et, tiens, prends cette médaille qu’elle m’avait donnée ; tu la lui rendras… Surtout, parle-lui gentiment. Je ne voudrais pas lui faire de la peine.
— Sois tranquille.
Mais à peine m’avait-elle quitté que j’aurais voulu la rappeler. Sans bruit, à pas de voleur, je me suis glissé dans la chambre de Paul, qui est située au-dessus du salon où elles causent. Je me suis étendu sur le parquet ; j’ai collé mon oreille entre deux lames Il ne monte vers moi qu’un murmure confus. Je fais, pour écouter, un effort qui me tire le cerveau. Il me semble toujours que je vais surprendre une exclamation, un mot, quelque chose, et seul le murmure indistinct continue de traverser le parquet. Au bout d’un certain temps, j’entends remuer des sièges, puis la porte s’ouvre. Déjà je suis dans le couloir, haletant. Ma mère dit :
— J’espère que vous ne m’en voudrez pas, ma petite Javotte, et que vous comprendrez…
Et la douce voix, la voix caressante, que je n’entendrai plus, répond :
— Oui, oui, je comprends bien… je comprends bien…
Je voudrais m’écrier : « Non, non, ne partez pas ; montez, Javotte… Je ne peux pas vous laisser partir ainsi. Voyez comme je souffre de vous perdre !… » Aucune parole n’est sortie de ma bouche. J’ai regagné ma chambre, pendant que Javotte s’en allait. Ma mère revient. Elle me retrouve sur ma chaise longue, un livre à la main, simulant l’indifférence.
— Tout s’est bien passé ?
— Le mieux du monde.
— Tu lui as rendu sa médaille ?
— Je lui ai rendu sa médaille… Oh ! elle ne s’est pas fait prier… Si tu avais vu comme elle l’a empochée !
Le mot m’a choqué. Je voudrais ne pas parler et qu’on ne me parlât pas. Je voudrais ne voir personne, souffrir sans témoin, poussé par cet instinct qui porte les bêtes blessées à se cacher. J’ai dit doucement :
— Maintenant, laisse-moi un peu seul, veux-tu ?
Je suis demeuré seul tout le reste de l’après-midi. A l’heure du facteur, quand Olive est montée, elle avait un petit sourire de triomphe.
— Ah ! ah ! elle n’a pas été reçue, la Javotte !
Comme je ne réponds pas, elle ajoute :
— Alors, comme ça, M. Paul ne lui suffisait plus ? Quel toupet !…
— Olive, va-t’en, tu m’ennuies.
Mais elle continue :
— Oh ! vous savez, sur la Javotte, on en raconte des histoires qui vous amuseraient bien. Moi, je m’en moque ; mais vous n’auriez qu’à demander à Paquito ; celui-là qui vous a arrangé votre paravent. Il en sait des choses, Paquito !… Il a travaillé dans leur maison. Un matin qu’il avait besoin de prendre un meuble dans sa chambre, il entre sans frapper. Elle était couchée. Alors il a dit : « Mademoiselle, c’est pour ce meuble ; si ça vous dérange, je reviendrai. — Oh ! qu’elle a fait, vous ne me gênez pas du tout. Elle s’est assise sur son lit et elle lui a dit : « Tenez, regardez comme je suis bien faite. » Et vous savez, Paquito n’est pas menteur !
Ah ! j’ai bien la tête vraiment à écouter ces potins ridicules qui se colportent au village !… Mais, malgré moi, je songe à ce corps dont elle est orgueilleuse, à cette poitrine de pure forme antique, qui, chez les filles de ce pays, fait l’émerveillement des artistes. Je songe à sa voix de velours, son teint de perle chaude, à ses grands yeux troublants dont le regard, en se posant sur moi, emplissait mon cœur d’une volupté si lourde que cela me faisait mal, que je me sentais défaillir…
Et je l’ai renvoyée !…