Le roman du malade
XVII
LE DÉSIR
Paul, tout à fait rassuré, est parti pour une semaine à Bordeaux. Je me trouve plus calme que je ne l’aurais cru. Enfin, c’est fait ; il le fallait. Je vais reprendre ma vie sombre, tout unie, sans espérance : mais je ne connaîtrai plus ces palpitations insupportables, cette angoisse à croire que mon cœur va éclater, ce supplice de l’attente. Je suis plus calme, plus courageux que je ne l’espérais ; du moins, je me le dis, car les premières heures sont toujours dures, et je reste si endolori !…
Le silence de Javotte, la facilité avec laquelle elle a accepté son congé, d’abord me surprennent un peu. Je pensais qu’elle ferait quelque tentative pour me revoir. J’attendis vainement, le premier jour, un signe d’elle ; puis, le deuxième jour, comme déjà je n’espérais plus, je reçus, par la poste, une lettre dont l’enveloppe vulgaire, l’adresse tracée d’une main inconnue, ne m’avertirent pas qu’elle était d’elle. Dedans, il y avait une seconde enveloppe que j’ouvris d’une main tremblante en reconnaissant son papier, son écriture. L’étreinte du chagrin obscur, tenace, inavoué, se desserrait, se dénouait mystérieusement, et cette chose pesante, cruelle, accablante que je portais, fondait soudain, se faisait légère, légère, n’existait plus. Je me sentais stupide et délivré. Une joie que j’avais cessé d’appeler affluait en moi ; mon sang était plus chaud et ma vie augmentée.
Je lisais :
Mon ami,
Mon chagrin a été plus grand que vous ne le supposez quand, hier, votre mère m’a reçue sans me permettre de monter auprès de vous. Si mes visites vous ont jusqu’ici causé quelque fatigue, je viens vous en demander pardon, car Dieu m’est témoin que je désire avant tout votre guérison. Très attirée par votre intelligence, votre cœur, votre sensibilité, votre souffrance, votre tristesse, j’éprouvais chaque jour le désir de vous apporter un mot affectueux, une fleur, un sourire, une larme même, une larme surtout aux heures de découragement. Mais je m’incline devant votre volonté et, malgré toute l’amertume que j’en ressens, je suis prête à tout pour votre bien.
Donnez-moi, vous, la preuve d’amitié qui me sera la plus précieuse en me disant très franchement s’il faut que je ne vous envoie plus un mot, s’il faut que je ne cueille plus une fleur à votre intention, s’il faut que vous ne m’entendiez plus passer, causer, chanter sous votre fenêtre.
Moi qui, dans la vie, ai rêvé de consoler, de soutenir, d’apporter de la joie, je suis condamnée à ne faire que des malheureux ; c’est atroce. Je suis odieuse à moi-même et sous cette gaîté apparente qui m’étourdit souvent, je cache bien des heures d’abattement.
Pardonnez-moi, mon ami, de vous dire ici, quand je devrais ne parler que de vous, la peine qui m’étreint. Est-il vrai, est-il possible, que vous ne vouliez plus me voir ? Si cela est, rien ne m’empêchera, croyez-le, de vous garder au fond de mon cœur un souvenir tristement affectueux, rien ne m’empêchera de réciter chaque soir pour vous l’Ave Maria qui guérit. Cette médaille que vous m’avez rendue me devient doublement chère, puisque vous l’avez gardée, trop peu de temps, hélas ! Est-ce à cause des initiales mêmes que vous avez craint de la conserver ?
Je serai cet après-midi de bonne heure chez Mme Toledo, villa Suzanne, en face de vous. J’y attendrai impatiemment un mot de réponse et, quelle que soit votre décision, je ferai ce que vous m’ordonnerez. Ne redoutez pas de me froisser, de me peiner ; ne prenez conseil que de votre état, ne considérez que vous seul ; mais sachez que, quoi qu’il advienne, vous serez toujours celui que j’ai compris, celui que j’ai deviné, celui que j’aime de toutes les forces de mon cœur.
Javotte.
Par une coïncidence favorable, ma mère est allée, après le déjeuner, en voiture à Espelette, où elle doit voir le notaire pour une procuration. Après son départ, j’ai fait porter par Olive ce mot à Javotte : « Je vous attends. » Elle est venue aussitôt. Elle est là, devant moi, éblouissante dans sa robe noire. Mais, au lieu de cette gaieté, de cette hardiesse qui l’animent à l’ordinaire, il y a en elle je ne sais quoi de contraint, d’irrité, de mélancolique.
— Méchant ! méchant ! comment avez-vous pu faire cela ? Me faire dire par votre mère de ne plus revenir ! J’étais furieuse. Je pensais : « Les hommes sont des lâches, des faibles, des menteurs. » Et ma pauvre médaille ? Vous ne voulez donc plus rien de moi ? J’ai d’abord décidé que je ne vous écrirais pas, que je ne vous donnerais plus signe de vie… et puis… et puis… Dites-moi pourquoi vous avez fait cela, pourquoi vous m’avez fait cette peine…
J’ai pris ses mains doucement. Elle est loin d’être dans la calme disposition d’esprit qu’annonçait sa lettre ; je la sens toute révoltée. Je lui dis :
— Mon amie, rendez-vous compte que je suis malade, que je suis sans forces, que je ne peux pas supporter les émotions, l’attente, le doute, que je suis trop faible, que je ne veux pas souffrir… C’est à vous de m’épargner… Je vous assure… En ce moment vous êtes sincère ; je veux vous croire : mais vous avez la jeunesse, la beauté, cent amis et toutes les distractions, tandis que je suis seul dans une chambre. Songez à mon sort quand vous m’avez quitté et que vous m’avez dit : « Est-ce que je pourrais passer un seul jour sans vous voir ? » songez à ce que j’éprouve quand le lendemain se passe et que vous ne venez pas.
— Ah ! c’est pour cela ! C’est parce que je ne suis pas venue mardi ? Mais si je ne suis pas venue, comment n’avez-vous pas compris que c’est contre mon gré et parce que, chaque jour, au moment d’aller chez vous, je me répète : « C’est trop, tu abuses, Mme Gilbert va trouver que tu abuses. » Il m’avait semblé qu’elle était plus réservée à mon égard et qu’elle n’osait pas me dire d’espacer mes visites. C’est pourquoi je me suis privée !… Ah ! si je m’étais écoutée !… Mais j’ai dû me faire violence !… Vous ne me croyez pas ? Il ne me croit pas !… Songez donc comme je suis inquiète quand je vous quitte. Je crains toujours que votre mère ne soit fâchée. Je me dis : « Elle va être contre moi, elle ne voudra pas que je revienne. Un malade, c’est faible, ça écoute son entourage !… » Oh ! je ne lui en voudrais pas ; elle croirait bien faire, la pauvre femme ! Mais s’il est vrai que je ne vous apporte que du tourment, que ma présence ne vous fait aucun bien, dites-le-moi. Osez me dire cela, osez-le.
— Je ne sais pas… Je le crains.
— Alors, c’est bien, c’est tout ce que je voulais savoir.
Elle a un brusque mouvement pour se retirer. Je l’ai retenue aussitôt par la main. La soudaineté de notre effort contraire la jette dans mes bras. Il n’en faut pas plus pour nous troubler et pour qu’elle reste. A cause de cette façon soudaine qu’elle a de s’enflammer, ses yeux ont cet intense éclairage qui souvent m’a frappé. Elle sait bien qu’elle m’a repris ; elle sait la puissance de son regard sur moi. Les heures de fièvre, ma résolution de ne plus la revoir, le regret des heures passées, je sens tout cela se confondre dans un singulier vertige. Elle est tout contre moi, et je respire dans son haleine je ne sais quelle odeur d’amour et de péché.
Il faut parler ; il faut dire quelque chose. Le silence devient dangereux. Le désir qu’elle met en moi ne saurait lui échapper. Or, ce désir, il semble qu’elle le voie grandir avec le petit frisson qu’on a du haut d’un pont à contempler un fleuve accru dont les eaux montent et qui fait un peu peur. Enfin, elle me demande :
— Votre mère est absente ?
— Elle est à Espelette, chez le notaire.
— Tant mieux ; j’aime bien votre mère, mais j’avais besoin d’être seule avec vous… Savez-vous ce que j’ai fait hier ?… Je suis passée sous votre balcon, pour savoir laquelle de vos deux fenêtres était ouverte, parce que, quand c’est celle de droite, on peut vous apercevoir ; mais c’était celle de gauche. Est-ce que je mens ?
— Non, c’est exact.
— Tenez, il y a un chien qui vous empêchait de dormir, le chien de Harriben le jardinier… Votre mère m’avait dit : « Il y a ce maudit chien qui aboie vers trois heures du matin quand passent des contrebandiers. » Comme vous vous étiez plaint, on l’enfermait une nuit et puis cela recommençait. Eh bien ! est-ce que vous l’entendez depuis trois nuits ? Vous avez trouvé cela tout naturel ; cela ne vous a pas intrigué que le bruit ait cessé tout à coup ?… Je ne vous l’aurais certes pas dit, si vous ne paraissiez douter de moi… J’y suis allée. J’ai vu Harriben ; j’ai donné des ordres… car ici, Monsieur, chacun m’obéit.
— C’est vrai ; depuis trois nuits, je n’entends plus rien.
— Et c’était précisément le jour où vous me reprochez de n’être pas venue ; j’avais passé la matinée à m’employer pour vous.
— Qu’est-ce que cela prouve, sinon que vous êtes bonne ?… Je n’en doutais pas… Quand le facteur est mort, le mois dernier, je sais que vous êtes demeurée une nuit à son chevet pour que sa pauvre femme pût prendre quelque repos. Qu’est-ce que cela prouve ; sinon que vous êtes bonne pour tout le monde ?…
— Je suis bonne pour tout le monde, c’est cela… quoi que je fasse, mes qualités et mes défauts vous servent contre moi… C’est admirable !… Mais comment pouvez-vous comparer ce que je fais pour vous à ce que je fais pour les autres ? Quand ouvrirez-vous les yeux ?… Voyons, pourquoi vous mentirais-je ? Quelle raison aurais-je, si vous m’étiez indifférent, de vous parler ainsi ?… Réfléchissez. Pourquoi viendrais-je ici presque chaque jour ? Est-ce que j’y suis forcée ? Qu’est-ce qui m’attire, sinon ceci que je vous préfère à tous ?… Vous me dites vous-même que j’ai des distractions, des amis… Oui, tous les malades sont mes amis… mais vous, aveugle, n’êtes-vous pas celui chez qui je viens comme une intruse, comme une mendiante qui force la porte ?… Alors que chez les autres on me fait fête et que j’entre avec sécurité et le cœur tranquille, c’est ici que je viens avec de l’émotion, de la crainte, du bonheur…
Je n’ai pu m’empêcher de dire :
— Et Paul ?
— Votre ami ? Ah ! J’attendais ce nom !… Nous nous sommes promenés ensemble, oui… nous avons fait de la musique ensemble, oui… Maintenant, le pauvre garçon, pour ne rien vous cacher, je crois qu’il souffre, cela me fait de la peine ; mais rappelez-vous ce que je vous ai dit la première fois : « Je n’appartiens à personne. » Il n’est rien pour moi.
— Est-ce bien sûr ?
Elle se tord les mains.
— Il ne me croit pas !… Il ne me croit pas !…
— Soit, admettons-le… Je l’admets, malgré l’intimité sentimentale qui a existé entre vous… Je l’admets, après ce que vous venez de me dire ou plutôt de me répéter… Mais, songez-y, lorsque vous me verrez convaincu que Paul n’est rien pour vous, s’il vous arrivait, écoutez-moi bien, s’il vous arrivait de lui donner à entendre, à lui aussi, que vous l’aimez, songez au mal que vous pourriez nous faire à l’un et à l’autre, à cette affreuse jalousie qui nous dévorerait, songez que vous commettriez là, vis-à-vis de moi surtout, une action vilaine et lâche parce que je suis faible, parce que je suis blessé, parce que je suis malade ; s’il en était ainsi, voyez, je suis sans force, mais j’ai un si frénétique désir de ne pas souffrir que je quitterais Val-Roland sur-le-champ et que je ne vous reverrais plus.
— Pourquoi me dites-vous ces choses méchantes ? Comment accepterais-je de vous l’ordre ? Vous savez bien que vous seul comptez pour moi… Le matin, quand je m’éveille, est-ce que mon premier souci n’est pas pour le temps qu’il fait ? Je pense à vous… S’il fait beau, je me dis : « Tant mieux, ce beau temps va hâter sa guérison », et je suis gaie. S’il pleut, je songe : « Voilà qui va augmenter sa tristesse », et cela m’assombrit. Au fond, vous le savez bien, vous savez bien que je suis sincère… dites que vous le savez ?…
Je vois sa poitrine se soulever avec force. Comme elle voudrait que je la croie ensorcelée, cette enchanteresse ! Je ne sais plus que penser ; mais ce dont je suis certain, c’est qu’il importe que je paraisse incrédule, si je veux jouir encore de la voir bouleversée, si belle de passion, de fureur amoureuse. Ne va-t-elle pas, pour me vaincre, se jeter sur mon cœur ? Je me tais ; les minutes passent ; et je ne sens plus que le poids du silence et la force de mon désir.
— Dites que vous me croyez ?… dites que vous me croyez ?…
— Je voudrais tant vous croire !…
D’une voix presque basse, la lèvre agitée d’un léger tremblement, sans oser me regarder, elle me demande :
— Que faut-il faire pour que vous ne doutiez plus jamais, que faut-il faire ?… quelle preuve puis-je vous donner ?… Quelle preuve voulez-vous ?
Alors, il est arrivé ce qui devait arriver. Nous étions seuls, à l’abri de toute surprise. Pâle d’une pâleur ardente, pleine de trouble et de peur, tenant ses paupières closes sur je ne sais quoi d’immense, comme un soleil caché, elle m’a donné la seule preuve d’amour qu’une femme puisse donner et, du bonheur qui fondait ainsi sur moi, les mots que je pourrais dire s’arrêteront là…