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Le roman du malade

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XIX
LA DÉRAISON

C’est le matin. Les bonnes sont à la messe. Ma mère, assise devant le guéridon, vérifie un compte pendant que, dans mon lit, je feins de lire les journaux, comme d’habitude. Un instant, s’étant tournée vers moi, elle se lève très émue, car elle a vu que je pleurais.

— Qu’est-ce que tu as, André ? Qu’est-ce que tu as ? Pourquoi pleures-tu ?

— Je n’ai rien… Je n’ai rien…

Mais aussitôt elle a deviné :

— C’est elle qui te torture ; c’est pour elle que tu pleures. Tu souffres !… Ah ! mon pauvre enfant !…

Je ne peux que répondre en hochant la tête :

— Oui… oui… oui…

Elle s’est approchée de moi. Les sanglots m’étouffent. Il y a si longtemps que je voulais pleurer au cou de quelqu’un ! Elle m’interroge doucement :

— Tu l’aimes donc tant que ça ?

Je fais signe de la tête : « Oui… oui… tant que ça. »

Après un silence, avec un peu d’hésitation, elle prononce :

— Si tu l’aimes à ce point, épouse-la.

J’ai répondu :

— S’il le faut, j’irai jusque-là.

Alors, il se passe cette chose inattendue que j’aurais dû prévoir sans doute. J’ai parlé pour être plaint, pour être consolé, tout à ma douleur, et sans songer à sa douleur à elle. Elle s’est un peu reculée. Son visage, tout à l’heure si ému, s’est refermé. Tout en elle se contracte, et elle s’écrie avec amertume :

— Ah ! menteur ! menteur !… Quand tu me disais : « Ma pauvre maman, je veux te consacrer ce qui me reste de vie ; je veux te faire une vieillesse heureuse. » Comme tu mentais, comme tu mentais !

J’aurais dû prévoir cette explosion. Si elle m’a suggéré : « épouse-la », c’était pour m’éprouver, pour connaître mon degré de démence, je le comprends trop tard. Son cri instinctif est le seul que je devais attendre de cet être si spontané, si simple, si naturel ; car, au fond d’une amie, d’une sœur, d’une mère, il y a toujours une femme.

Jusqu’ici, elle voyait bien que j’épuisais mes forces dans une aventure sans issue ; mais comment aurait-elle pu croire que je serais si fou ? Elle cherchait à se rassurer ; et voilà que j’ai parlé. Alors elle se révolte ; elle perd un peu la tête.

Elle s’est dirigée vers la porte, comprenant que nous n’avons plus rien à nous dire. Comme elle va se retirer, elle se rencontre avec Paul et elle demeure.

— Je venais voir, dit-il, si je n’ai pas oublié ici un bâton de cire à cacheter… Je ne peux pas mettre la main dessus…

Il la regarde et ajoute :

— Qu’est-ce que vous avez ? Vous avez l’air agité ?

— Demandez-le à André : il vous le dira.

Nos petits drames intimes s’accompagnent souvent de petits détails ridicules. Paul a la figure bridée par un appareil en mousseline qui sert à donner le pli à la moustache et qui le gêne pour parler.

— Qu’est-ce qu’il y a ?… Que se passe-t-il ?

— Il y a que j’aime Javotte…

D’une main nerveuse, il a retiré son appareil à moustache. Il est affreusement pâle et, une seconde, il m’apparaît défiguré par la haine. Puis ses traits se replacent et il me dit posément :

— Tu t’es monté la tête. Tu as pris au sérieux des propos qu’elle tient à tout le monde.

— Et toi ?

— Oh ! moi, je ne te souhaite pas d’être dans ma peau en ce moment.

— Écoute, Paul, écoute-moi… Je ne pouvais plus vivre ainsi. Cessons de nous déchirer… Je ne veux pas te disputer plus longtemps une femme que tu aimes… Si tu l’aimes assez pour l’épouser, je te la laisse ; je m’en irai finir ailleurs… Sinon, laisse-la-moi… laisse-la-moi… Je ne te la prendrai pas longtemps.

J’attends une parole qui me révèle son cœur, l’étendue de son amour pour elle ou de sa pitié pour moi, quelque chose, un mot humain, il me dit :

— Mais tu es fou !… Qui te parle de l’épouser ?… Toujours tes exagérations !… Quand on souffre, ce n’est pas une raison pour vouloir souffrir toute sa vie… Merci, ce n’est pas avec tout ce que je sais, tout ce que je découvre… Non, je ne suis pas encore résolu comme toi au suicide… Merci bien… J’ai le cœur assez détraqué comme ça…

— Alors laisse-la-moi.

— Tu es fou… Tu déraisonnes… Tu t’es monté la tête… Elle ne t’aime pas… Elle est venue ici comme elle va chez tous les malades. Ah ! voilà le danger de cette amitié facile, imprudente. Je le lui ai dit souvent : « Prenez garde, vous allez affoler ce garçon qui manque de distractions, qui ne voit que vous, que vos moindres paroles exaltent…

— Assez, cela suffit. Je vais lui écrire. Elle sera là après le déjeuner ; c’est elle qui parlera, qui se prononcera entre nous…

— Elle s’expliquera… si elle s’explique. J’irai la chercher… car, moi aussi, je tiens à éclaircir cette situation… Ah ! je ne sais pas comment tu t’y es pris pour bouleverser tout le monde, mais tu y as singulièrement réussi…

Il me parle avec une colère froide. Il a aux yeux un reflet de cette haine qui le défigurait tout à l’heure. On sent qu’il voudrait trouver un mot qui me blessât. Il ne voit en moi qu’un envieux qui a gâté son bonheur. Ma mère, qui nous a écoutés, muette, s’écrie :

— Quant à moi, je ne verrai pas cette chose ! Je ne verrai pas cette chose !…

Elle quitte ma chambre. Paul la suit en déclarant :

— Il est fou… Il déraisonne… Il est à enfermer…

Voilà ce que j’ai fait. Auparavant, les mêmes éléments de discorde étaient dans cette maison, mais le silence maintenait la cohésion. Le drame couvait sourdement à l’intérieur de nous : mais au-dessus, en surface, c’était l’équivoque, c’était la paix encore ; ma mère m’embrassait, Paul me tendait la main. J’ai détruit le silence ; j’ai tout détruit.

La matinée se passe. Aucun bruit ne s’entend dans cette maison où l’on sent que, derrière chaque porte, il y a quelqu’un qui souffre. Le temps s’écoule, et ce cœur qui bat toujours comme un marteau de forge !… J’ai parlé ; il le fallait ! Je respire mieux. Je ne pouvais plus ruser, plus feindre. Je la veux à moi avec tous les périls que comporte ma folie. Quand je l’aurai, je saurai bien la garder… Mon bonheur, si court qu’il soit, durera bien autant que moi-même. Je suis sourd à la raison. Je m’exalte. Elle sera là ; je l’imagine étendue à mon côté, défaite, lasse, épuisée ; ainsi elle arrivera à me ressembler ; mais, elle, c’est l’excès du plaisir et de la volupté qui mettra sur sa pâleur l’image de la mort…

Alors elle s’endormira et je la regarderai dormir ; puis l’ombre de la nuit me dérobera ses traits et je me tiendrai de remuer, de tousser pour ne pas l’éveiller. Je verrai passer avec une lenteur infinie les heures qui me sépareront du jour ; mais le matin, je sentirai se dissiper magiquement le poids de l’insomnie ; je ne saurai plus si le jour est maussade, s’il fait froid, s’il fait sombre parce que, au creux tiède de son bras, reposera ma tête et qu’elle me dira, de sa voix la plus douce : « Mon amour, es-tu bien ? »

A midi, Olive vient me demander si elle doit me servir dans mon lit :

— Non, merci, je ne déjeunerai pas.

— Alors, personne ne déjeune, aujourd’hui ? En bas, c’est la même chose.

Elle s’en va, sans bruit. La maison est toujours muette ; le marteau de forge de mon cœur résonne seul dans le silence de la chambre ; et le temps passe encore. Vers deux heures, j’entends des pas, des voix, la voix de Javotte dans l’escalier. Voilà, le moment est venu ; mon sort va se décider.

Elle entre, suivie de Paul très pâle, elle s’approche de mon lit, souriante ; mais il est visible qu’elle fait un effort pour sourire.

— Eh bien ! il paraît que vous n’êtes pas raisonnable, que vous vous rendez plus malade. Mon Dieu ! Qu’est-ce que tout cela veut dire ?

Le moment est venu ! Le moment est venu ! Ces mots sonnent à mon oreille et me grisent. Je lui dis :

— Javotte, il faut parler… Vivre dans l’équivoque n’était plus possible. Vous êtes entre nous deux. Si vous aimez l’un de nous, parlez !

J’attends sa réponse. Mon tourment va cesser. Elle regarde Paul ; elle le plaint sans doute. Mais la vérité s’impose ; il est trop tard pour se taire. Elle dit :

— Calmez-vous… Vous avez la fièvre ; vos mains sont brûlantes. Je ne pourrai vous répondre que lorsque vous serez tout à fait calme.

— Je suis calme ; ne craignez rien.

— Alors, si vous êtes calme, songez à vous. Ici tout le monde est bouleversé, et c’est moi la coupable. Ah ! il est des instants où je me déteste, où je me fais horreur… Moi qui aurais voulu ne voir que des heureux autour de moi ; c’est affreux !…

Que signifient ces paroles ? Pourquoi ne parle-t-elle pas ? J’éprouve une sensation de vide, de déroute, de panique. Pourtant, je fais encore une tentative :

— Javotte, vous ne vous rendez pas compte de la situation. Il y a quelqu’un ici que vous voulez ménager. C’est trop tard. Au point où nous en sommes, quel qu’il soit, c’est un mot de vérité que nous attendons de vous.

Elle baisse la tête. Dans ses yeux une première larme apparaît ; elle ne répond pas. Paul, qui marche vers la glace, déclare :

— Ah ! je peux dire que j’ai connu aujourd’hui ce que la douleur humaine…

Il dit cela en levant les bras. Ses bras retombent ; la phrase reste en l’air, inachevée. Il a fait un vain effort pour se hausser à un ton pathétique qui ne lui va pas. J’entends bien qu’il peut éprouver, lui aussi, des sentiments exaltés ; mais il les porte avec cet air emprunté qu’on a sous des vêtements trop amples, qui ne sont pas à votre taille. Javotte se tait toujours. C’est bien ; j’ai perdu. Il ne faut pas être faible. Je me raidis :

— Allons ! cette pénible scène va finir. Rappelez-vous seulement qu’un jour la pensée m’est venue, le soupçon m’a effleuré que par je ne sais quelle coquetterie perverse vous aviez entrepris de vous faire aimer et de Paul et de moi, que vous aviez joué le même jeu avec chacun de nous, rappelez-vous ce que je vous ai dit : « Si cela était, voyez, je suis sans force, mais j’ai un si frénétique désir de ne pas souffrir que je quitterais Val-Roland et que je ne vous reverrais plus. » Maintenant, je vous pose une dernière fois la question : Si c’est Paul que vous aimez, dites-le sans crainte. Je ne veux ni ménagements, ni pitié, il faut choisir.

Alors ce sont des pleurs, des paroles de femme :

— Vous me torturez… vous me torturez… Vous voyez bien que je ne peux pas vous répondre !…

Elle sanglote. A Paul qui s’est rapproché d’elle, elle dit à voix basse :

— Un mouchoir ; donnez-moi un mouchoir…

Il sort pour aller le chercher. On entend dans le couloir une fuite de jupes. C’est Olive, sans doute, surprise aux écoutes. Un instant se passe. Nous n’avons pas échangé une parole. Paul revient avec un mouchoir qu’il a pris le soin de parfumer. Si elle défaille, il est prêt à la retenir dans ses bras ; c’est pourquoi lui-même fleure l’eau de Cologne dont il vient d’inonder ses joues au vaporisateur. La gravité des circonstances ne l’empêche pas d’être attentif à ces menus avantages.

Javotte tamponne ses yeux. Elle répète entre deux sanglots :

— Je suis la seule coupable. C’est de ma faute…

Paul met la main sur son épaule, se penche et la console :

— Ma petite amie ; ne pleurez pas… Ne pleurez pas, ma petite amie… Ce n’est pas de votre faute.

Son attitude m’irrite. Il insiste sur ces mots comme pour rejeter la faute sur moi. Je lui dis :

— C’est bon. Ne la touche pas… je te prie de ne pas la toucher…

Il ne m’écoute pas.

— Entends-tu ce que je te dis, je te défends… je te défends de la toucher…

En cette journée de dimanche, des gens passent sous ma fenêtre, qui peuvent nous entendre, s’arrêter, intrigués par l’éclat de ma voix ; je n’en ai nul souci. Je me sens prêt à toutes les violences. En moi, un instinct mauvais, longtemps contenu, veut se libérer. Je suis comme un homme monté au faîte de sa maison et qui entend son chien, enfermé dans la cave, qui hurle pour sortir.

Cependant Javotte sanglote, étrangère à ce qui se passe autour d’elle ; Paul, dont la main n’a pas quitté son épaule, répète :

— Remettez-vous, ma petite amie ; ne pleurez plus…

Alors, d’un prompt mouvement vers eux, j’atteins cette main, la saisis avec force et la rejette dans le vide. Il s’est écarté d’un pas, le visage, comme ce matin, convulsé par la haine.

— J’en ai assez, tu sais, Gilbert ! Si tu es toqué, je ne le suis pas !

Moi, dressé sur mon lit, les cheveux et les traits en désordre, plein de fureur, hors de moi ; lui correct, fleurant l’eau de Cologne, bien peigné, ses manchettes dépassant la manche d’un centimètre, nous nous défions. Javotte s’est levée.

— Vous n’allez pas vous battre pour moi. Ah ! je n’en vaux pas la peine !…

Nous nous taisons un instant : Paul s’est reculé vers la porte contre laquelle il s’appuie, très pâle, sans me regarder. Il est plus que pâle, il est livide. D’une main crispée, il contient son cœur délicat. Je sais qu’il suffit parfois d’une émotion trop vive pour qu’il étouffe. Son geste m’a ému. Je sens, par degrés, fléchir ma colère ; je songe seulement que c’est mon ami et que nous sommes malheureux.

Comme Javotte restée debout attend que je parle, je lui dis :

— Alors ! c’est bien… laissez-moi… laissez-moi seul !

Elle proteste :

— Mais je ne veux pas vous quitter ainsi !… Écoutez-moi, Gilbert. Croyez-moi ; malgré toutes les apparences, je ne veux que votre bien ; et vous, ne songez qu’à vous, qu’à votre mère, à votre santé. Voyez l’état où vous êtes et qui peut vous être funeste. Redevenez raisonnable : soignez-vous et quand vous serez plus calme…

Chacune de ses paroles surprend et choque l’oreille comme ces pièces fausses qui n’ont pas de son. Toutes, l’une après l’autre, me font mal. Je pense : « En ce moment, tu peux encore la voir, l’entendre ; mais tout à l’heure, quand elle serra partie, tu ne la reverras plus. »

Ainsi, il a suffi d’une petite question répétée pour la déshabiller de ses mensonges. Elle m’apparaît dans sa vérité banale. Tout ce qui s’agitait de fiévreux en moi est désarmé. Dans les crises comme celles-ci, il vient un moment où l’on ne sent plus rien. Je n’aurais pas cru que je pourrais être si calme. Je suis seulement à bout de forces.

— Maintenant, allez-vous-en… allez-vous-en…

Paul l’entraîne :

— Oui, venez ; cela vaudra mieux.

Je la regarde partir et je demeure assommé. Voilà ce qu’il me reste du dernier présent que me fit la vie !…

Du couloir m’arrive encore l’éclat d’une voix nerveuse, une voix de femme excédée répondant à Paul :

— Ah ! laissez-moi !

Il se fait un silence. Elle descend l’escalier tandis que Paul, sans insister, rentre dans sa chambre.

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