Le roman du malade
XII
LE CHAPITRE DE L’ÉGLISE
Quand j’écris le mot tristesse, je note le plus haut degré de mon émotion. La nature ne m’est complètement intelligible, un paysage ne me devient inoubliable que si un peu de tristesse s’y trouve répandue. Alors, seulement, je reçois ce petit choc qui ouvre sur ma sensibilité une porte inconnue et va y éveiller je ne sais quel mal mystérieux. C’est de cette manière que le soir et l’automne me remuent si profondément.
Tristesses amies du silence, de quelle solitude du cœur nous viennent-elles ? De quelles fins en nous de choses que nous ne ferons plus, de quelles nostalgies, de quels regrets, de quels désirs ? Comment les comprendre ? quel présage lire en elles ? Elles sont incompréhensibles comme l’amour, la naissance et la mort.
Celle que j’éprouve aujourd’hui, indépendamment de la sombre pensée qui ne me quitte plus, émane sans doute de ce temps merveilleux. Ma mère vient de partir pour quelques courses à Bayonne, après le déjeuner. Elle m’a quitté avec ce visage bouleversé d’émotion qu’elle a chaque fois qu’elle s’absente, même pour quelques heures, depuis que je suis malade. Son dernier regard a laissé dans la chambre une trace affectueuse et désolée. L’après-midi bleue et vermeille est tout à fait extraordinaire en cette saison. Nous sommes en février et l’air déjà brûlant fait éclore les insectes de l’été. Il tombe tant de soleil sur le petit carrefour que les yeux n’en peuvent supporter l’éclat. Il semble s’accumuler là par couches insensibles et plus éblouissantes d’heure en heure. Personne ne passe. Une bonne, à l’ombre de la maison qui me fait face, promène, dans une petite voiture, un enfant qui dort, et le gravier du jardin rend, sous les roues qui le foulent, un son léger et continu d’écrasement assez semblable à celui du café que l’on moud. Cela est berceur, monotone et porte à la rêverie. Un souffle tiède agite légèrement le tablier de la bonne, et je crois déjà entendre, aux ormes de l’allée, le bruissement soyeux de leur feuillage prochain.
— Quel temps divin ! me dit Paul qui vient d’entrer.
Il est en costume de touriste, coiffé du béret basque, prêt à sortir. Il m’engage à le suivre, à faire quelques pas.
— Essaie. Cela ne peut pas te faire de mal. Allons, fais un effort ; viens avec moi jusqu’au bout de l’allée.
Je renonce, avec lassitude.
— Tu as tort… Cela ne peut pas te faire de mal…
Pendant qu’il me parle, il est visiblement préoccupé par un pli que son vêtement neuf forme entre deux boutons.
— Non ? tu ne viens pas ? Décidément non ? Alors tu es pour ta vie sur ta chaise longue ? C’est insensé…
Il a passé la porte qu’il me crie encore :
— C’est insensé !…
De la fenêtre, je le vois partir, hésiter entre deux directions, sous l’œil de la bonne qui, dans le jardin d’en face, l’observe, puis prendre brusquement son parti et descendre vers la Nive.
Il est parti, et je regrette de n’avoir pas fait quelques pas avec lui. Pourquoi, en effet, ne pas essayer ?
Je suis descendu. Le bois nerveux de la porte craque de chaleur. Le chat engourdi sur le seuil lève sur moi, sans hâte, des yeux de prophète absorbé. Il y a deux mois que je ne suis sorti. Le plein jour du dehors tombe comme une douche tiède sur mes épaules et m’étourdit un peu. L’allée silencieuse est bien le prolongement d’une chambre de malade. Chaque fois que je la contemple, je retrouve cette impression. Il y a entre ma vie blessée et la splendeur morne de ce lieu une harmonie profonde qui me fait tressaillir.
J’ai pris machinalement le chemin opposé à celui qu’a pris Paul. Le tapis gris de la poussière craque sous le pied. J’ai perdu l’habitude de marcher et je m’observe un peu. Voici, adossés à leur petit mur, les désœuvrés du village, immuables à cette place. Ils me regardent. Je devine qu’ils disent :
— Tiens, c’est le malade qui loge à Martinenia. On ne le voit pas souvent.
— Il a l’air jeune, le pauvre !
Je les ai dépassés. Je sens leur curiosité me suivre. Je la sens physiquement sur moi, comme une main qui me toucherait entre les deux épaules. Cela m’impose un redressement du buste, un air faussement dégagé, un dandinement maniéré qui trahit l’effort. Je suis mécontent de moi. Je voudrais tant ne pas paraître malade !
Malades qui passent essoufflés, les yeux fiévreux et si pâles, jeunes filles qu’on rencontre sur les promenades, étendues dans une voiture que pousse un domestique, pauvres êtres défaits sur lesquels on a la cruauté de se retourner et qui vous supplient de ne pas les regarder, ou bien ceux irrités qui vous bravent, voilà à quel lamentable troupeau j’appartiens désormais. Je provoque la curiosité ou, ce qui est pire, la pitié. Ah ! que la pitié est insupportable aux âmes fières !…
Mes pas m’ont porté, sans but, vers la place de l’église qui forme une sorte de terrasse naturelle d’où l’on découvre mieux le val pensif et silencieux. C’est un carré de sol resplendissant, où ne tombe nulle ombre, si ce n’est celle de mon corps qui s’y fait tiède, précise et plus vivante que moi. Combien j’aime ce petit cimetière qui m’attend et dort, si respecté, entre l’église et ses cyprès ! Combien me plaît cette terrasse solitaire où le soleil lui-même a l’air de s’ennuyer !…
J’ai poussé une porte dont un côté est vêtu de lumière, l’autre de pénombre, et je me trouve dans l’église sonore et glacée.
Pénombre qui sent le vieux bois, le cierge et l’eau bénite ! Bruit de mes pas dans l’impressionnant silence ! Mais qu’est-ce donc qui, au-dessus de ces rangs de chaises vides, plane dans l’air, entre les vitraux ? C’est quelque chose que l’âme perçoit et qui est comme de la prière refroidie.
Je m’avance en évitant de heurter les dalles de mes talons, et je me demande : « Que suis-je venu chercher ici ? » L’impression que je reçois est celle que l’on a devant les tombeaux. Cela est plein de songes graves et confus. Je m’approche d’un pilier dont le bois dégage une odeur faible et fade et je me répète sans trouver de réponse : « Que suis-je venu chercher ici ? »
Alors, près de l’autel, une forme agenouillée attire mon attention. Je ne me trompe pas. Cette robe noire, cette nuque dorée, que découvre la tête inclinée entre les mains, c’est Javotte. Je souris involontairement parce que Paul, tout à l’heure, pour dépister la curiosité de la bonne qui l’observait, a pris brusquement le parti de descendre vers la Nive. Il a dû s’imposer ainsi un grand détour pour aboutir ici. Car je ne doute pas qu’ils doivent s’y retrouver. Elle a feint de ne pas me voir. Elle l’attend. Ils traverseront le petit cimetière, descendront par les sentiers qui sillonnent le val, où l’on ne rencontre personne. Il aura contre son visage ce visage éblouissant. Il entendra son rire qui est unique, les éclats de sa voix chaude et veloutée. Il subira près d’elle cette sombre incitation à aimer qui monte continuellement de cette terre des morts. Et moi ? Qui verra un cœur jeune dans mon corps chancelant ? A quelle épaule appuierai-je ma tête ? Quelles mains apaiseront mes tempes ardentes ? A quel suprême rendez-vous verrai-je venir l’amour ?
J’ai retrouvé sur la terrasse solitaire le soleil qui s’ennuie. Je me sens las d’être resté longtemps debout ; mes jambes se font pesantes, mon pouls bat avec force. Je dois avoir aux pommettes cette roseur de fièvre que je redoute. En même temps, je revois avec un peu de trouble la nuque dorée de Javotte agenouillée.
Allons ! malade, rentre à la maison !…