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Le roman du malade

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XXII
RÊVERIE DANS UN JARDIN

J’ai passé l’été étendu dans mon petit kiosque, à rêver, à jouir une dernière fois du mystérieux enchantement qui enveloppe les hommes. Septembre est venu. Sur le rideau de sapins où mon regard se pose, je vois s’affaiblir la lumière dont le rayonnement se fait plus émouvant de jour en jour. C’est l’instant de la morne féerie, des journées douces et dorées qui amollissent le cœur. Le paysage le plus indigent se magnifie. Quelle paix rêveuse dans une allée en septembre et en octobre ! Quelle ardente mélancolie ! De leur décomposition prochaine, les choses semblent avoir le grand pressentiment et l’âme cesse de se croire seule quand elle sent autour d’elle toutes ces forces en déclin, quand elle sent dans l’espace tant de lyrisme et de regret.

Chaque matin, la lumière en se séparant de l’ombre me trouve déjà éveillé. Dans l’air, si limpide qu’il semble avoir été filtré par la nuit, il y a encore des chants d’oiseaux. Ce sont les derniers de la saison. Ils se dispersent, se fragmentent et, pendant que mon oreille les recueille et les rassemble un à un, je crois réunir les morceaux épars d’une page déchirée. Bientôt cette douce naissance d’une journée nouvelle m’appelle au jardin. Je me lève. C’est le moment où je refais connaissance avec moi-même. La glace me renvoie un étrange visage auquel je ne parviens pas à m’accoutumer. Les cheveux et la barbe qui ont blanchi par places d’une façon inégale, ont l’air fané, déteint, d’une étoffe de mauvaise qualité. Il s’en dégage une impression de disgrâce, de pauvreté, comme si une partie de mon vêtement était usée.

Il y a, devant ma fenêtre, un sorbier dont la cime jaunit et se dessèche parce que, sous la terre, un mal que je ne puis percevoir, ronge ses racines. Je ressemble à ce sorbier. Le sourd travail que la maladie poursuit en moi, c’est à mon sommet qu’il se révèle et, parce que l’organisme a été touché dans ses parties obscures, la vie s’éteint à la cime de l’arbre.

Il me semble que l’automne dernier, à Davos, j’ai vaguement pensé quelque chose d’analogue. Mais là-bas, encore, je paraissais si jeune ! J’avais l’air d’un adolescent affaibli par une rapide croissance ; et voici que, sans transition, j’ai passé d’un extrême à l’autre, comme au théâtre, selon la volonté de l’auteur, un personnage vieillit de vingt ans dans l’intervalle d’un entr’acte. Il en résulte cette surprise quotidienne que j’ai à consulter ma glace. Je crois toujours que je me trompe, que ce n’est pas moi, que je suis victime d’une supercherie. Alors, je descends et, dehors, si j’adresse la parole, comme cela m’est arrivé hier, à un enfant arrêté devant ma grille, l’enfant à demi effrayé se met à courir puis, vingt pas plus loin, rassuré par la distance, il se retourne et dit en me désignant du doigt :

— Ah ! ah ! le bonhomme !

Le bonhomme !…

Chaque matin, donc, je descends au jardin de mon pas de bonhomme. Dans l’allée, le soleil est avec moi. D’une façon affectueuse, sans peser, il touche ma faible épaule. Il m’encourage, il m’accompagne comme un ami.

Je donne un regard aux acacias qui sont les blonds parmi les arbres. Leur ombre légère remue sur le petit kiosque où je vais m’étendre. A cause du rideau de sapins qui limite ma vue, je suis comme enfermé dans un cloître de verdure. Tout se resserre autour de moi. Tout devient plus intime. D’une forge voisine m’arrivent plus atténuées les sonorités mélancoliques du fer que frappe le marteau. Un rouge-gorge, sur le cerisier, veut que je l’écoute, et, quand il se tait, j’entends la voix lointaine du coucou qui sonne les dernières heures de l’été. Ainsi passe le temps. Parfois une reine-Claude trop mûre roule sur le petit toit qui me protège et va se meurtrir à terre où elle suscite aussitôt un bourdonnement de guêpes. Parfois, c’est une poire de curé qui tombe de très haut, et, pendant qu’elle tombe, je vois son ombre attentive courir sur le sol pour la rejoindre et la recevoir. Ici, un insecte, dont j’ignore le nom, creuse, au prix d’efforts inouïs, un petit trou où il se tiendra embusqué, guettant plus faible que soi ; là, deux papillons qui se poursuivent décorent le mur de leurs guirlandes ; et, sur les montants du kiosque que parcourent en longues files les fourmis laborieuses, autour de ma tête, dans l’air que les mouches emplissent de leur ballet aérien, sur chaque rosier, où un insecte, dont j’ignore aussi le nom, pratique, à l’aide d’une petite scie, une entaille pour y déposer ses œufs, au centre de cette toile qu’achève l’araignée, partout, quelle hâte de vivre chez ces êtres innombrables qui, menacés par l’hiver, remplissent avec plus d’ardeur leur fonction belliqueuse ou débonnaire et qu’on ne distingue pas toujours de leur milieu, telle la vrillette qu’on prendrait pour une parcelle de bois, tel l’opâtre qui ressemble à un grain de sable !…

Comment garder l’impression d’être une cellule isolée, ne pas s’intéresser à tout cela, aux mille petites amies que veulent être les fleurs pour celui qui les cultive, aux feuilles qui humblement grandissent, se colorent, donnent un peu d’ombre, sèchent et se détachent de l’arbre, aux racines qui sont de lentes énergies cachées, aux liserons qu’on arrache et qu’on retrouve sous ses pas comme autant de petites volontés patientes, au sourd travail des forces de la vie ? Comment se refuser à jouir du plaisir secret et inexplicable qui vous vient d’un vieux figuier penché d’une certaine façon ou du grincement, dans la rue voisine, d’un vieux portail évocateur de broussailles et de solitude ? Parce que mes amis me négligent ou m’abandonnent, parce que ceux que la curiosité ramenait à moi m’ont comblé en partant de souhaits affectueux, de paroles d’espérance et qu’ils ne sont pas revenus, vais-je me lamenter ?

Ne sais-je pas, ne savons-nous pas qu’il y a dans tout ce qui réussit une vertu attirante et dans tout ce qui échoue je ne sais quoi qui éloigne ? Nous nous sentons plus légers si, devant nous, une hirondelle trace les courbes de son vol, tandis que la fatigue d’un cheval qui gravit une côte nous alourdit les jambes. L’homme recherche instinctivement les images de la joie. Nous savons donc qu’une période d’épreuve ou d’infortune fera le vide autour de nous. Pourquoi, lorsque les circonstances nous forcent à subir cette loi, semblons-nous la découvrir et en éprouvons-nous une sorte de stupéfaction triste ? On mesure sa déchéance aux réponses si lentes qu’on reçoit à ses lettres, et qui autrefois étaient si promptes à venir, à tant de sympathies qui se sont refroidies. Pour ma part, je sens vivement la faute que j’ai commise aux yeux de mes meilleurs camarades par mon obstination à demeurer malade. En ne reprenant pas ma place dans l’activité, je me raye du nombre de ceux qui comptent, je cesse d’être une valeur sociale. J’ai tort : je suis coupable vis-à-vis de ceux qui croyaient à ma fortune d’avoir déçu leurs espérances.

Il faut le reconnaître. Il y a une certaine beauté dans la réussite, comme il y a quelque laideur dans l’insuccès. Que toutes les conséquences de la laideur s’attachent à la défaite, qu’on éprouve pour l’une et pour l’autre la même compassion distraite, le même éloignement, peut-être cela n’est-il pas bon, ni juste ; mais cela est logique dans une certaine mesure. Ce qu’on admire, c’est une œuvre heureuse de la nature, un organisme exceptionnel, un cerveau de génie, la beauté d’un visage, tout ce que nous tenons de la naissance et non pas de l’effort, tout ce qui dans l’homme semble d’essence divine. Tentez de vous surpasser avec une santé débile, une petite taille, des dons moyens, on dira : « Ce n’est pas mal ». L’effort n’a droit qu’à une estime secondaire. Ames vaillantes, logées dans un corps trop faible, qui défaillez en chemin, n’attendez que l’oubli. Si vous tombez, c’est que vous ne formiez pas un être complet, c’est que la nature n’avait pas mis en vous les forces nécessaires à votre aboutissement.

Certes, j’ai subi, comme chacun de nous, l’attrait du triomphe ; mais, devant le triomphateur, j’ai toujours pensé : « Celui-là n’a plus besoin de moi. » Lorsqu’une cause au succès de laquelle j’ai contribué de toute mon adhésion est gagnée, ma sympathie se renverse et je me tourne avec intérêt vers l’adversaire, vers la cause perdue, où l’on n’avait peut-être pas tout à fait tort, cédant, malgré moi, à cet instinct irrésistible qui m’a toujours porté à prendre le parti du plus faible.

Je n’ignore pas combien une telle disposition risque d’affaiblir l’énergie et je ne la conseille pas à ceux qui ne sauraient me comprendre. La plupart des hommes vont au triomphateur. Qu’ils y aillent !

Je ne dois pas me dire : « Pierre qui me suivait, qui m’enviait, a vu par ma disparition s’offrir à lui les fruits qui m’attendaient. Le petit Pascal vient d’épouser une créature adorable. Étienne approche de la gloire. J’étais le plus décidé, le plus volontaire d’entre eux, le plus entraîné à goûter la joie sainte du travail, l’ami de bon conseil, jamais découragé, dont ils disaient : « Celui-là, son affaire est bonne », et me voilà sur une chaise longue, jusqu’à ma dernière heure. » Non, je ne dois pas me dire ces choses. Quand on accepte courageusement un sort comme le mien, on s’avise de cette vérité que tout a une limite : le bonheur comme la souffrance. On n’est jamais aussi heureux qu’on le souhaite, ni aussi déshérité qu’on le croit.


La journée du solitaire est une plaine nue. La plus légère impression y résonne profondément. Chaque menu fait s’y détache comme des pas sur la neige. L’esprit y est plus attentif, plus vigilant, plus apte à découvrir la petite source de joie qui se cache dans les plus humbles choses. On m’eût bien étonné autrefois, en me disant qu’il y avait en moi la possibilité de vivre seul sans connaître l’ennui. Je ne connais pas l’ennui. Mais les raisons que j’en pourrais donner ne me semblent excellentes que si je me les donne à moi-même. Si je les expose à autrui, je les trouve piteuses. Il en est d’elles comme de ces meubles qui nous séduisent dans l’intimité d’un appartement et nous désenchantent quand l’occasion d’un départ les livre, un instant, au jour cru de la rue.

Peut-on rendre cette sensation de plénitude inattendue qui vient du vide même, comme l’extrême froid produit l’effet d’une brûlure, cette sensation d’être comblé qu’on éprouve à de certaines minutes, cette douce sérénité sans relations avec les circonstances, cette félicité surprenante et si courte qui jaillissent de nous tout à coup, d’une façon animale, et auxquelles nous ne comprenons rien ?…

Si l’odeur royale des dernières roses retarde un instant ma marche dans l’allée, si le cri du rouge-gorge me fait lever la tête vers la cime du cerisier, si je goûte, dans l’été qui s’en va, la plus déchirante des fins de fête, si ce temps rêveur, cette lumière oblique, ce jardin dénoué qui découvre ses suprêmes beautés, m’étourdissent un peu, si j’entre en confidence avec tout ce qui m’entoure, si j’ai mieux senti aujourd’hui à mon côté l’affection qui me soutient, dois-je croire que tout bonheur a déserté ma vie ? Quand on s’éloigne résolument de ce qu’on a perdu et qu’on se tourne vers ce qui vous reste, on cesse d’appeler le bonheur, on cesse d’ouvrir une après l’autre toutes les portes de sa maison en criant : « Où es-tu ? » et, cessant de le chercher, on le trouve, on le reconnaît sous ses plus humbles aspects. Le parfum de la rose, l’éclairage qui m’enchante, la main qui est demeurée longtemps sur mon épaule, tout cela, n’est-ce pas encore quelque chose de lui ?


Maintenant il m’arrive encore de penser à Javotte ; j’y pense même souvent. Je voudrais affirmer le contraire et que je me suis reconquis ; mais si je ne dis pas la vérité ces lignes n’ont aucune raison d’être. Non, la paix ne m’est pas encore venue de ce côté-là. Il y a toujours ce doute qui subsiste, que le temps et la réflexion n’ont pu détruire et qui s’exprime par cette petite phrase mille fois répétée : « Et si, par impossible, elle a été sincère ? »

Qui le sait ? Qui me le dira ?

Ainsi, du côté de l’amour, la paix ne m’est pas encore venue ; par contre, elle me vient chaque jour davantage du côté de la mort. L’espèce de quiétude étrange, le calme fataliste des premiers jours du mal, sont de nouveau en moi. Ce n’est pas que mon cœur ne connaisse plus de défaillances et que, parfois, je n’éprouve avec une poignante évidence que mourir à trente ans c’est mourir davantage ; mais, en somme, ma propre expérience confirme la justesse de cette parole d’un de mes amis : « Dans tous nos maux, il est trois phases : d’abord on s’illusionne, ensuite on se révolte, enfin on se soumet. »

Cet état d’esprit, je le tiens de mon père, dont je sens avec émotion grandir en moi, sous la ressemblance physique, la personnalité morale. Cette patience nouvelle qui me porte à souffrir mon destin me vient de lui. De lui, cette soumission à la grande loi de périr et de disparaître qui frappe chacun à une heure différente et qu’on doit s’efforcer de subir avec sérénité parce que, sans que nous le comprenions, cela est nécessaire ; il faut que cela soit.

Le malade qui, séduit par la magie d’un jour doré d’automne, a reçu dans son cœur l’apaisement venu de la terre où tout se transforme, comprend confusément que les forces qui sont en elle et qui vont le reprendre sont bienfaisantes et généreuses, et même si tout en lui n’accepte pas la mort, c’est avec moins d’effroi qu’il voit venir l’heure de s’endormir, à la fin d’un beau soir, dans cette terre qui l’a porté, bercé par ces forces généreuses et maternelles.

Autour de moi, sans cesse, je sens présentes, invisibles et rassurantes, une prévoyance souveraine et une immense sagesse. J’y veux voir aussi un peu de bonté. En dépit des meurtres sur lesquels se fonde l’universelle vie, puisque la nature a mis dans l’homme la bonté et l’amour, la bonté et l’amour sont en elle.

Quelle douceur ont ces herbes accueillantes où nous étendons nos membres las ! Quelle vertu secourable dans ce soleil déclinant qui caresse, à cette heure, sur la place mélancolique de chaque petit village, le dos des vieillards assis sur les bancs ! Comme il assoupit nos regrets, fait fondre nos ressentiments, efface les pas qui nous ont foulé l’âme, affaiblit nos chagrins et, avec les pierres et nos volontés, fait de la poussière ! De quelle façon insensible et sûre, lui qui a éclairé toutes les désillusions humaines, il décolore, détruit en nous le désir de biens que nous ne pouvons atteindre ! Avec quelle force tranquille de persuasion il dit : « Résignez-vous », à ceux qui savent entendre sa leçon !…

Ici, sur ce petit point du monde où j’achève de vivre, à un certain moment de sa course, il rencontre une goutte de gomme qui, sur le tronc de ce prunier, s’est solidifiée et la transforme en une topaze incandescente. C’est chaque fois comme un geste mystérieux qui me dit :

— Il est trois heures.

Nous sommes à l’époque où dans la maison il pénètre davantage. En juillet, par la fenêtre qui éclaire l’escalier, il effleurait à peine la première marche. Déjà, il atteint la cinquième. Et à mesure que le froid viendra, se sentant plus attendu, il montera encore. C’est ainsi que durant la saison du sommeil végétal, quand il n’a plus d’autre utilité que de réchauffer les êtres, il s’attache à eux, les suit dans leurs demeures, en gravit les degrés, s’élargit dans les chambres, s’avance jusqu’au chevet des lits pour retrouver ses amis les malades. Puis, discrètement, sur la pointe du pied, il se retire, rétrograde, mois par mois, redescend, marche à marche, comme il est venu, rappelé dans l’univers par les vergers, les prairies et les bois.

Pendant que je trace ces lignes au crayon sur quelque marge de journal, son dernier rayon chemine, lentement, ce soir, parmi le gravier de l’allée. Les arbres, les plantes, les fleurs, qui perdent avec lui leur bien le plus précieux, ont poussé davantage du côté où il les quitte, à cause de l’effort qu’ils ont fait chaque soir pour le voir partir ; et quand il a disparu, c’est un peu impressionnant de se retrouver, dans un vaste silence, avec ces témoins arrêtés, cette multitude immobile comme assemblée sur des gradins, dont toutes les têtes tournées vers le même point dénoncent la route qu’il a prise…

Le rayon chemine lentement sur le gravier, semblable à la traîne d’une robe qui s’en va. Et moi, dont les meilleurs moments furent donnés à mon cœur par un retour mélancolique vers la dernière aventure de ma vie, je me rappelle combien de fois j’ai suivi du regard Javotte qui s’en allait ainsi. Ainsi, elle s’en allait, sans bruit, dans l’allée de Val-Roland, et, à chaque pas qui l’éloignait, je voyais pareillement l’ombre grandir autour de moi…


J’écris pour ceux que la vie, le mal ou l’amour ont blessés, pour ceux qui portent au côté gauche une langueur secrète et qui, comme moi, étendus dans un jardin, interrompent leur lecture ou leur rêverie pour mieux sentir dans l’enveloppement affectueux d’une journée de septembre ces douces influences qui veulent consoler…

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