Le roman du malade
XV
L’ADVERSAIRE
La voici. J’ai reconnu sa façon d’ouvrir la porte d’entrée. Maintenant elle cause avec ma mère dans le vestibule.
— Bonjour, madame. Je viens prendre des nouvelles de votre cher malade, savoir si vous ne l’avez pas trop grondé hier de m’avoir gardée si longtemps.
— Au contraire, j’étais très contente que vous ayez bien voulu le distraire ; mais il a besoin de se ménager.
— Aussi, je ne fais que monter… Ce n’est pas une visite… Je ne reste pas.
— Mais si, restez un moment. Ça lui fera plaisir.
Ma mère est retournée à ses occupations.
J’entends un pas jeune et conquérant qui gravit l’escalier. Mon pouls, mes tempes battent avec force. Elle est derrière la porte vers laquelle je me tourne avec une impatience et une joie qui me feraient crier. Elle a frappé et, aussitôt, je vois remuer le bouton qu’elle a saisi.
— On peut entrer ?
— Entrez vite.
La porte a tourné. Javotte est devant moi, éblouissante, qui me demande :
— Comment va mon ami, aujourd’hui ? Est-ce vrai que vous n’étiez pas trop fatigué ?
— Non, pas trop.
— Un peu, alors ?
— Non, non, pas plus que d’habitude.
Elle s’est assise, comme hier, près de moi, dans un fauteuil. Elle m’a pris les mains et tout me paraît beau, simple, facile, merveilleux. Ce que j’éprouve, je ne le sais pas très bien. Je rêve que, par nos mains réunies, nos veines se joignent, nos vies se confondent, je voudrais ce que je voulais à seize ans, ce que j’ai toujours voulu, ce que j’ai toujours cherché, ce que je n’ai jamais réalisé.
— Qu’ont-elles, mes mains ?
Elle me les tend ouvertes, met, l’une après l’autre, ses paumes sur mes lèvres, et ses doigts écartés se referment sur ma moustache avec une douce violence.
Mains des puissants qui commandent à leurs semblables, mains qu’on regarde signer et dont le paraphe fait entrer la fortune ou la congédie, mains sur qui se fixèrent tant d’attentes, de désirs et d’espérances qu’une fois l’âge venu, elles demeurent plus vivantes que le front où s’efface la pensée, aucune d’elles n’a connu de plus humbles, de plus ardents regards que la petite main de l’amie qui possède notre cœur.
Javotte me dit :
— Je crains que votre mère ne soit fâchée. Elle est partie tout de suite… Je l’aime bien, mais elle ne va pas m’empêcher de vous voir, à présent…
— Pourquoi voulez-vous qu’elle vous en empêche ?
— Je ne sais pas. J’abuse peut-être en venant deux jours de suite. Maintenant je vais toujours m’attendre à ce qu’un tas d’obtacles se dressent entre nous… Je suis inquiète.
On ne le dirait pas. Elle est gaie ; elle me conte, en riant, un potin qui l’amuse ; mais elle s’interrompt devant mon air sérieux.
— Vous me trouvez trop gaie ? Vous n’aimez pas que je rie ?
— Si, si, riez, Javotte… Au contraire, j’aime, quand le rire vous secoue, entendre le bruit haletant, le bruit perlé, le bruit de source que fait la joie qui s’échappe de vous.
— Ne me dites pas cela ; vous allez me rendre insupportable.
Je la regarde qui se penche vers moi, qui se renverse sur son fauteuil, qui se lève, qui se meut dans sa robe noire. Chacun de ses mouvements la sculpte. Est-ce une jeune fille, cette amazone ? J’ai connu des femmes dont la beauté était complétée par leur costume. Elles ne suggéraient pas l’idée de les séparer de leur ajustement ; on ne songeait pas, en les voyant, à leur corps caché dans leur robe. Au contraire, Javotte, dès qu’elle m’apparaît, m’impose l’image d’une beauté ardente et captive. Cette robe ne fait pas partie d’elle, c’est une prison d’étoffe qui l’impatiente. Chez les autres, le vêtement semble naturel comme l’écorce d’un arbre ; chez elle, c’est un déguisement. Car Javotte est une créature d’amour. Elle respire l’amour, l’exhale comme son parfum propre ; elle en vit ; elle en rayonne. Tout en elle appelle le désir.
Je ne sais quel sera son destin, s’il tiendra dans les limites de ce village, ou s’il se répandra sur le monde ; mais des grandes amoureuses elle a tout, plus que la beauté, cet attrait, ce grand charme profond, ce tendre ensorcellement, cette voix qui vous prend le cœur, ce sourire qui semble donner plus qu’elle-même, ces longs regards voluptueux qui font vivre et mourir.
Elle s’est rassise près de moi. Nos têtes, comme hier, se sont rapprochées. Je lui demande :
— Qu’avez-vous fait depuis que vous m’avez quitté ?
— J’ai pensé à vous. Et vous ?
— J’ai pensé à vous.
Nous nous disons cela et d’autres choses aussi banales et toujours nouvelles. Mais, ce qu’il faudrait rendre, ce ne sont pas les paroles, les paroles ne sont rien, c’est ce qui se cache sous leur surface. Par eux-mêmes, les pauvres mots n’expriment pas ce que j’éprouve de vif, de violent, d’irrésistible en sa présence, comment je me sens entraîné, emporté hors de moi-même par une sorte de galop qu’elle semble vouloir accélérer encore. Tout cela n’est pas dans les mots que notre bouche prononce. Et pourtant, à cause des sentiments qu’ils voudraient peindre ou déguiser et parce que l’amour les a touchés de son doigt magique, quand nous cessons de parler, je les entends bruire dans la chambre, longtemps après que nos lèvres se sont tues.
Elle me dit :
— Je vous ai apporté ceci : c’est une médaille bénite, ma médaille de première communion que vous allez me promettre de porter sur vous et qui vous guérira.
Influence de l’Espagne proche où l’on s’aime à l’ombre de l’église ! Je souris.
— Vous voulez donc bien que je guérisse ?
— Comment, si je le veux ! C’est mon plus cher espoir.
— En somme, je vous intéresse parce que je suis malade…
— Je ne devrais pas vous répondre, mais je suis bonne. Si je désire votre guérison, entendez-vous bien, ce n’est pas parce que vous êtes malade, c’est parce que c’est vous.
— Mais alors, c’est de l’amour !…
— Qui sait ?
Je voudrais poser ma tête sur ses genoux, lui dire simplement : « Je vous aime », et puis je voudrais qu’elle me prît dans ses bras et demeurer longtemps, à me sentir plus chétif, plus heureux, plus parfumé que l’insecte qui dort au cœur de la rose. Voilà ce que je voudrais ; et je lui parle sur un ton de léger badinage.
Elle reprend :
— Vous aussi, vous me croyez frivole parce que je suis gaie. Vous savez, sur un quai de gare, au moment de quitter ceux qu’on aime, on plaisante, on dit des choses légères, on rit pour ne pas se montrer ému ; eh bien ! Je suis toujours comme sur un quai de gare. Je plaisante, je ris, j’ai l’air comme ça. Mais on ne voit pas ce qu’il y a dessous. On me croit incapable d’éprouver une émotion profonde ; oui, on me croit frivole parce que je suis gaie…
— Vous êtes une grande méconnue.
Elle s’est penchée vers moi, elle me baise doucement le front.
— Et vous, cher railleur, cher incrédule, ne doutez pas, ne doutez plus de moi… et promettez-moi une chose ?
— Laquelle ?
Avec un peu d’hésitation et beaucoup de gentillesse, elle répond :
— Je voudrais savoir, je voudrais être sûre que, chaque matin en vous éveillant et chaque soir avant de vous endormir, vous me donnez votre première et votre dernière pensée…
Je n’ai pu m’empêcher d’avouer :
— Avez-vous besoin de me le demander !…
Cependant, l’horloge de l’escalier a sonné quatre heures, puis la demie. Ma mère est entrée. Elle prononce sur un ton de légère gronderie :
— Mademoiselle Javotte, je suis obligée de faire le gendarme.
— Oh ! Madame, je comprends très bien. Je n’étais montée que pour une minute, et puis on s’attarde. On ne sait pas limiter son plaisir. Je suis en faute ; je le déclare… Deux jours de suite, c’est trop. Maintenant je ne viendrai plus qu’à la fin de la semaine. Vous allez peut-être trouver que j’abuse ?…
— Pas du tout. Venez souvent. Cela me fera plaisir. Causer modérément, se distraire, cela ne saurait être défendu à mon malade. Mais, hier soir, il avait des frissons, et je le trouve un peu faible en ce moment… Ces temps trop chauds qui sont venus subitement fatiguent même les gens bien portants, à plus forte raison… Tiens, voici Paul qui rentre… Il n’a pas fait une longue promenade aujourd’hui… Mais non, il ne rentre pas… il fait les cent pas… on dirait qu’il attend quelqu’un… Ah ! voici qu’il se décide…
On entend le bruit de la porte fermée sans discrétion, le pas de Paul qui monte. Il va à sa chambre pour y jeter sa canne et se promène dans le couloir.
— C’est étrange, reprend ma mère, qu’est-ce qu’il a aujourd’hui ?
Je dis à Javotte :
— Il s’impatiente. Il comptait peut-être se promener avec vous. Olive a dû lui dire que vous étiez là.
Elle me répond :
— Ne nous occupons pas de lui, je vous prie. Si cette façon singulière de monter la faction devant votre porte signifie ce que vous dites, je m’étonne qu’il n’en ait pas compris l’inconvenance. Nous n’allons pas paraître le remarquer. Est-ce que je dépends de ce monsieur, par hasard ?
Elle ajoute avec une expression de regret :
— Mais vous voyez, c’est comme une conjuration : tout le monde me chasse de chez vous, aujourd’hui.
— Oh ! ma petite Javotte, proteste ma mère, que dites-vous là ? Vous savez très bien que je suis heureuse de vous voir ici. Vous ne croyez pas cela, je pense. Mais moi-même, est-ce qu’il ne faut pas que je me prive de parler souvent quand je vois qu’André s’anime ?… Je suis toute la journée comme un crampon. Quand il a trop lu ou bien s’il écrit une lettre un peu longue, j’interviens… C’est un rôle bien ingrat, allez…
Le pas de Paul dans le couloir n’a pas cessé. Alors, ma mère se décide à ouvrir la porte.
— Entrez, Paul. Que faites-vous là ?
Il entre. Il a cette raideur et cette pâleur que lui donnent l’inquiétude et la jalousie. Il s’incline devant Javotte.
— Tiens, dit-il, je croyais vous trouver chez les Salaberry ?
Son ton de voix lui-même a quelque chose d’inusité. On sent qu’il a la gorge contractée.
Elle répond, narquoise :
— Et vous voyez, j’étais ici.
— Je vois, dit-il.
Il reste pâle, crispé. Lui, si maître de son caractère d’ordinaire, je m’étonne qu’il ne sente pas l’étrangeté de sa Conduite. Je ne peux m’empêcher de lui dire :
— Tu n’as pas l’air d’être dans ton assiette, aujourd’hui. Qu’est-ce que tu as ?
— C’est vrai, j’ai une de ces migraines !…
Et pour couper court :
— Tu permets que je fasse servir le thé ici ?
Il appelle Olive. Nous prenons le thé. Nous causons peu. L’arrivée de Paul a retardé le départ de Javotte. On sent qu’elle aurait l’air de céder à une injonction. Nous sommes d’accord tacitement sur ce point. Javotte ostensiblement ne s’adresse qu’à moi. Paul continue de marcher dans la chambre et, quand il nous tourne le dos, il a des coups d’œil à la glace pour y surprendre notre attitude. Évidemment, il souffre, mais sa souffrance n’est pas sympathique. Tout en lui est désagréable : sa voix blanche de colère, sa nervosité, son air artificiel et surtout cette absence de tenue. Ah ! comme son silence simplement douloureux me toucherait davantage ! Mais je ne vois en lui que l’impatience de se satisfaire, d’être seul avec elle, son irritation devant l’obstacle, son droit méconnu de premier occupant. Oui, quelque chose en lui de cassant, d’insolent ou seulement de guindé, de hautain, me déplaît suprêmement et lui ferme mon cœur. Mais je sens que je suis injuste…
Enfin, Javotte se lève pour partir.
— Je ne veux pas abuser plus longtemps, chère Madame, de votre hospitalité.
Paul, qui s’apprête à la suivre, lui demande :
— Peut-on savoir où vous allez… si je ne suis pas trop indiscret ?
— Chez Mme Toledo.
— Moi aussi.
— Comme ça se trouve ! dis-je ironiquement.
— N’est-ce pas ? appuie Javotte, en échangeant avec moi un sourire de complicité.
Ceci est encore un petit lien entre nous. En cet instant, elle m’appartient encore un peu. Tout à l’heure, pour elle, je ne serai plus rien. Paul a ouvert la porte. Son visage s’est détendu. Il me l’enlève ; c’est ce qu’il voulait. Pour le reste, ils s’expliqueront. Du premier coup d’œil, il a compris, deviné que j’étais le danger, l’adversaire. Il va se défendre. C’est son droit. Ce droit, il vient de l’affirmer sans paroles d’une façon aussi peu discrète que possible. Je ne puis m’y tromper. Et moi, où vais-je ? Qu’adviendra-t-il de tout cela ?
Quant à Javotte, au moment de me quitter, elle semble avoir repris toute son insouciance. Elle se retourne pour me dire :
— Au revoir… A bientôt !
Mais je suis si exigeant que je voudrais quelque chose de plus. J’entends Paul qui lui dit, en descendant l’escalier :
— Cette pauvre Mme Toledo ! Elle a de si gros bras que, lorsqu’elle retire ses longs gants noirs, elle a toujours un peu l’air de retirer ses bas.
Elle rit bruyamment. Elle ne lui tient pas rigueur de sa conduite. La situation est renversée. C’est lui qui a l’avantage, maintenant, par le seul fait qu’ils s’en vont ensemble. Espérais-je qu’elle partirait seule ? N’est-il pas naturel qu’il l’accompagne ? Ne la reconduit-il pas ainsi chaque fois ? Ils sont camarades, ils sont intimes ; que ne sont-ils pas ?… Et moi, je serai toujours le même, toujours inquiet… Je suis venu m’accouder au balcon pour les suivre des yeux. Alors, Javotte lève la tête. Elle devine que je suis triste, et, pour me consoler, elle me jette, dans un sourire, un regard chaud comme un baiser.