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Le roman du malade

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IX
ARRIVÉE A VAL-ROLAND

Ma mère et Paul se sont arrêtés pour des achats à Bayonne. Ils prendront le train suivant. Me voici seul. Je regarde avec émotion, par la portière, le doux et tiède paysage basque, avec ses arbres à demi dépouillés, ses montagnes rousses, son visage d’automne et ses ombres.

Ombre des branches sur les maisons, ombre des wagons immobiles sur des voies de garage, ombre vivante d’une carriole qui court sur la route, ombre paresseuse des fumées sur les toits…

— Val-Roland !

Me voici arrivé. Je ne l’avais vu qu’une fois, ce village, au cœur de l’été, insupportable de chaleur, empli d’une foule de gens venus de Bayonne, vrai public de train de plaisir. Aujourd’hui, la solitude lui restitue son charme. Je le connais à peine et ses traits, pourtant, me sont familiers et chers, tant cette route, ces maisons sont parentes de celles qui connurent les meilleurs instants de ma vie. Il fait le petit soleil que j’aime, un petit soleil rêveur, discret comme ces lampes qu’on baisse pour plus d’intimité, quand les étrangers sont partis. Combien me touche sa douceur ! Par quoi l’éclat morne de la route et son faible rayonnement m’émeuvent-ils à ce point ? Elle semble éclairer, non par reflet, mais par elle-même, l’envers de mes pas, de telle sorte que j’ai l’air d’avancer sans bruit, sur de la lueur de veilleuse. D’où vient qu’il suffit d’un certain éclairage pour que mon âme éprouve cette langueur étrange ?…

Je ne me suis pas occupé des bagages. Ma mère et Paul s’en chargeront. Je me dirige tout de suite vers le chalet que nous allons habiter et dont je sais à peu près l’emplacement. J’écoute, par instants, se détacher les feuilles mortes qui tombent sur le sol comme autant de petites mains défuntes. Un peu de vent les soulève, les fait se heurter avec un bruit léger de papier froissé et, sous les pas, elles s’écrasent avec ce craquement sec qui rend l’âme triste.

Une colline se dresse à droite de la gare. Elle ressemble à la hauteur de Béthanie qui domine Saint-Jean-de-Luz, en face de Ciboure. Je découvre bientôt la Nive nonchalante dont la petite sœur, là-bas, s’appelle la Nivelle. Voici les bois de Fagos qui vont rejoindre Ascain où j’aimais autrefois, avec Paul, aller entendre par les matins d’automne le bruit sourd et espacé de la cognée des bûcherons. Voici la grande et seigneuriale allée de Val-Roland plantée d’ormes et de platanes trois fois centenaires. Les rares passants que j’ai croisés ne se hâtaient point. Quelques désœuvrés du village, accotés à un petit mur, regardent sans paroles couler l’eau de la rivière. Un chien étendu à la lisière d’un champ dort de tout son cœur. Et les clôtures basses des jardins disent la sécurité confiante de tous, le bon accueil à l’étranger.

Figures maigres au profil noble ! Faces rasées et antiques coiffées du traditionnel béret ! J’aime ce petit peuple fier et rude dont le côté sédentaire et le côté aventureux viennent des deux aspects qui se partagent sa vue : l’éternelle immobilité de la montagne qui conseille le repos, l’éternel mouvement de l’Océan qui conseille le voyage. Ainsi s’explique que, dans le moindre hameau de ce pays, on rencontre des hommes qui sont allés aux Amériques, mais qu’on n’en saurait trouver qui connaissent leur propre continent. A ceux qui regardaient l’espace, l’Océan ouvrant l’horizon a dit : « Viens », et ils sont partis ; à ceux qui tournaient les yeux vers l’intérieur des terres, la montagne barrant la route a dit : « Reste », et ils sont restés.

J’ai trouvé facilement le chalet. Il est au centre d’une sorte de petit carrefour et se nomme Martinenia. Un large balcon longe sa façade au midi, où donne la pièce qui sera ma chambre. La propriétaire parle peu, et je m’en félicite. J’ai roulé un fauteuil sur le balcon. C’est là que je mettrai ma chaise longue. Je laisse le soleil m’envahir les jambes. Soleil rêveur ! Jamais je ne me lasserai d’être enchanté par toi ! Ta tiédeur sur mes genoux m’amollit tout l’être, et j’aime le lac d’ambre que tu répands sur le parquet. Soleil d’ici, comparable à nul autre, enveloppe-moi, pénètre-moi, dissous mes pensées et glisse-moi dans l’âme une sorte de paix triste et de doux fatalisme. Fais que je vive sans inquiétude et sans espoir. Enlize-moi. Rends-moi pareil à ces désœuvrés de tout à l’heure qui ne pensent pas, qui ne parlent pas, qui, les jambes lourdes de paresse, regardent couler leur lente vie avec l’eau de la rivière !…

Je contemple à mes pieds la grande allée de Val-Roland. Je me sens bien. La façade lumineuse d’une maison voisine a quelque chose de vieillot et de charmant avec ses volets fanés. Je goûte l’heure, le lieu, l’air engourdi du village. Douceur d’être là, nonchalance de la Nive, silence de l’allée, feuilles mortes !… Et comme il fera bon voir tomber le soir sur ce balcon, le soir couleur de souvenir !…

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