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Les esclaves de Paris

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«Monsieur le duc,

«Cela me fait bien de la peine d'être obligée de vous apprendre la vérité, mais c'est plus fort que moi, il faut que je soulage ma conscience. Je ne peux pas supporter davantage qu'une femme soit assez sans cœur et sans honneur pour tromper un homme comme vous.

«C'est pour vous dire que votre femme vous trahit et se moque de vous avec un autre.

«Vous pouvez me croire, car je suis une honnête fille, moi, et il vous est facile de vous assurer que je ne mens pas.

«Cachez-vous, ce soir même, dans un endroit d'où on découvre bien la petite porte de votre jardin, et entre dix heures et demie et onze heures, pour sûr, vous verrez entrer le bien-aimé. Il y a longtemps qu'on lui a donné une clé.

«L'heure du rendez-vous est bien choisie, il n'y aura pas un domestique à l'hôtel.

«Mais je vous en prie, monsieur le duc, ne faites pas de bruit pour si peu de chose, je ne voudrais pas faire de tort à votre femme...

«Celle qui se dit, etc., etc.»

Il ne fallut à Norbert qu'un coup d'œil pour lire entièrement cette lâche et infâme dénonciation anonyme.

Un flot de sang lui monta à la tête, et il poussa un cri, un rugissement plutôt, tel que les hommes de l'écurie se précipitèrent vers lui.

—L'homme!... leur cria-t-il, où est l'homme?

—Quel homme?

—Celui qui vient à l'instant de m'apporter cette... cette lettre. Qu'on coure après lui, qu'on le cherche, qu'on le trouve, qu'on l'amène!... Vite, bien vite, allez!...

Moins d'une minute après, le bonhomme apparaissait, se débattant entre deux palefreniers qui le traînaient fort brutalement.

—Mais je ne l'ai pas volé!... criait-il, on me l'a donné!... Je suis prêt à le rendre!

Il parlait du louis que lui avait jeté Norbert. L'énormité de la somme avait inquiété sa probité. Il avait bien pensé qu'il y avait eu erreur, mais, comme il n'était pas sûr...

Norbert comprit.

—Lâchez-le, dit-il aux palefreniers.

Et s'adressant au vieux, il reprit:

—Toi, garde ce que je t'ai donné, c'est bien à toi, mais tâche de me répondre. Qui ta remis cette lettre?

—Je ne sais pas, mon bon monsieur, répondit le pauvre diable encore tremblant.

—Est-ce un homme où une femme?

—Un homme.

—Et tu ne le connais pas, bien vrai?

Le bonhomme leva la main comme un témoin devant le tribunal.

—Je ne l'avais jamais tant vu, répondit-il; que cette pipe que je tiens m'empoisonne, si je mens. Il est descendu d'un fiacre, arrêté près du pont, sur le chemin du bord de l'eau. Je passais, il est venu à moi, et il m'a dit: «Tu vois bien cette lettre? Je vais te la confier. Quand sept heures et demie sonneront, pas une minute plus tôt, tu la porteras à M. le duc de Champdoce, dont la maison est sur le chemin de la forêt.» J'ai répondu: «Je sais bien.» Là-dessus il m'a remis la lettre et cent sous dans la main; il est remonté en voiture, et fouette cocher!...

—Quelle heure était-il à ce moment?

—Quatre heures environ.

Norbert eut un geste de découragement. Il avait eu un instant la vague espérance de rejoindre le fiacre sur la grande route.

—Et comment était cet homme? fit-il.

—Dame!... mon bon monsieur, il avait l'air d'un bourgeois. Il avait une grosse chaîne de montre en or, à son gilet. Pour ce qui est du signalement, c'est un grand individu, c'est-à-dire pas trop petit, ni jeune ni vieux.

—Assez!... tu peux te retirer, merci!...

En ce moment, la colère de Norbert, et elle était des plus violentes, ne s'adressait qu'à l'auteur de cette vile lettre anonyme.

Il ne pouvait croire, il ne croyait pas à une trahison de la duchesse: il ne l'aimait pas, il la haïssait même; mais il l'estimait.

—Ma femme, se disait-il, est une honnête femme, et c'est quelque fille de service qui pense se venger ainsi d'une réprimande.

Cependant il se remit à lire cette lettre odieuse; il lui semblait que ce méchant style n'était pas naturel, mais laborieusement cherché. Puis il découvrait des dissonnances. La partie relative aux indications ne ressemblait en rien au reste. La dernière phrase: «Ne faites pas de bruit pour si peu de chose,» avait une intention railleuse marquée.

—Est-ce bien celle qui a tenu la plume, se demandait-il, qui a pensé cette phrase?

Une autre chose l'intriguait: l'allusion à l'absence des domestiques. Il fit appeler Jean.

—Est-il vrai, lui demanda-t-il, que l'hôtel soit seul aujourd'hui?

—Il le sera du moins ce soir et une partie de la nuit.

—Et pourquoi?

—Monsieur le duc ne se le rappelle pas? Le second cocher se marie, tous les gens sont invités au bal, monsieur a lui-même donné l'autorisation...

—C'est juste! Cependant, si la duchesse a besoin de quelque chose?

—Madame a été assez bonne pour dire qu'elle ne voulait priver personne du bal, que du moment où le concierge de l'hôtel et sa femme restaient, cela suffisait...

—C'est bien!...

Après les premières minutes d'emportement, Norbert affectait un grand calme et la sérénité railleuse d'un homme mis hors de soi par une chose qu'il reconnaît n'en valoir pas la peine.

Mais cette attitude mentait. Le doute avait traversé son esprit, douloureux comme une de ces crampes aiguës qui tout à coup sillonnent les chairs.

Et on ne discute ni on ne raisonne le soupçon: il est ou il n'est pas.

—Pourquoi, se disait Norbert, pourquoi ma femme ne me trahirait-elle pas? Je la crois vertueuse et attachée à ses devoirs, mais tous les maris trompés croient à la vertu et à l'honnêteté de leur femme, cela va de soi.

Pourquoi ne profiterait-il pas de l'avis, d'où qu'il vînt? Pourquoi n'irait-il pas se cacher là où on disait?

—Non, pensait-il ensuite, non, je ne descendrai pas à cet excès de bassesse. Je serais aussi vil que la misérable qui m'adresse cette infâme dénonciation, si j'acceptais ce rôle d'espion qu'elle me propose.

Il s'arrêta, il venait de s'apercevoir que tous ses gens l'observaient avec une ardente curiosité.

—Allez donc à vos occupations!... leur cria-t-il d'un ton terrible, éteignez les lanternes et fermez les fenêtres.

Son parti, alors, était décidément pris.

Il tira sa montre, il était huit heures.

—Je n'ai que le temps de courir à Paris, pensa-t-il.

Il gagna en hâte la maison, et appela Jean.

Avec cet homme, dévoué corps et âme à la maison de Champdoce, encore plus qu'à lui Norbert, dissimuler était inutile.

—Jean, lui dit-il d'une voix brève, il faut que j'aille à Paris ce soir, à l'instant!

Le bonhomme hocha tristement la tête.

—A cause de cette lettre? fit-il respectueusement.

—Oui!

—Fuyez ou nous sommes perdus.
—Fuyez ou nous sommes perdus.

—On aura écrit des infamies sur madame la duchesse.

Norbert eut un geste presque menaçant.

—Comment sais-tu cela?

—Hélas!... Il n'était que trop aisé de le deviner, et après les questions que m'a adressées monsieur le duc, le doute n'était plus possible.

—Alors, vite, mes habits et qu'on attelle... La voiture m'attendra devant la porte du cercle et j'irai, moi, à pied.

Jean osa interrompre son maître.

—Cela ne peut être ainsi, prononça-t-il. Les gens doivent avoir eu le même soupçon que moi, Dieu sait ce qu'ils diraient, s'ils voyaient monsieur s'éloigner! Si Monsieur persiste, il doit se rendre à Paris, et en revenir, sans que personne s'en doute; pour les gens, il n'aura pas quitté Maisons.

—Peut-être as-tu raison, mais comment s'y prendre?

—Je me charge de faire sortir secrètement un des chevaux de la petite écurie. Justement Romulus, qui est un de nos meilleurs coureurs s'y trouve. Je vais le seller et le conduire de l'autre côté du pont où monsieur viendra nous rejoindre. J'attendrai ensuite le retour de monsieur le duc dans quelque cabaret.

—Soit, mais fais vite; alors, mes minutes sont comptées.

Jean sortit rapidement, et Norbert l'entendit, dans l'escalier, crier à un domestique:

—Qu'on apprête quelques mets froids, monsieur le duc soupera.

Norbert, lui, entra dans sa chambre à coucher pour passer un pardessus et des bottes, et en même temps il glissa dans sa poche un revolver dont il avait renouvelé les cartouches.

Il alla ensuite ouvrir la porte de l'escalier de service, s'assura qu'il était désert, descendit et sortit avec la certitude de n'avoir pas été vu.

La nuit était noire: il tombait une petite pluie fine, dense, glaciale, qui épaississait encore les ténèbres, et qui avait détrempé les chemins.

Le vieux domestique était déjà au rendez-vous avec le cheval, Norbert n'eut qu'à monter en selle.

—On ne m'a pas aperçu, fit Jean.

—Moi non plus.

—Alors, tout va bien. Je vais rentrer et faire le service comme si monsieur le duc était dans sa chambre et soupait. Même, je mangerai, pour qu'on ne devine pas la supercherie.

—Bon appétit, vieux Jean!...

Le vieillard poussa un profond soupir.

—Monsieur le duc a-t-il bien le cœur de rire!... fit-il d'un ton de reproche. Enfin!... dans trois heures je serai dans le cabaret que voici, à gauche. Quand monsieur reviendra, il n'aura qu'à frapper deux coups au volet du pommeau de sa cravache, je sortirai aussitôt.

—Entendu!

Le cheval piaffait d'impatience et se tourmentait. Norbert serra légèrement les genoux, lui tendit la main, il partit comme un trait.

Jean avait bien choisi. Romulus était ce fameux cheval qui, l'année suivante, vendu au marquis de Septvair gagna le grand prix à Epsom.

Il allait, le long de la route boueuse, se développant, s'allongeant, le cou tendu, d'un galop régulier et précis, le souffle toujours égal.

Et l'imagination de Norbert, surexcitée déjà par les émotions de la soirée, par les apprêts de ce départ furtif, s'exaltait et se montait. Il pressait les flancs de son cheval, et exigeait toute sa vitesse.

Cependant, lorsqu'il arriva aux premières maisons du faubourg, ses défiances de paysan s'éveillèrent.

Si c'était une méchante farce qu'on lui faisait! Si cette lettre avait été adressée par quelques-uns de ses amis du cercle! Ils guetteraient certainement le résultat; ils le laisseraient se morfondre pendant deux heures; puis, tout à coup, ils apparaîtraient, ravis de le surprendre dans la situation la plus ridicule.

Que d'éclats de rire, ensuite, quelles gorges chaudes!... Vous êtes jaloux, duc? Il croyait les entendre.

Cette crainte le rendit prudent. Au lieu de traverser Paris, il suivit au grand trot les boulevards extérieurs et longea les quais jusqu'à l'esplanade des Invalides.

Arrivé là, une difficulté se présenta qu'il n'avait pas prévue, non plus que Jean. Que faire de son cheval?

Les boutiques de marchands de vins étaient encore ouvertes, il pouvait entrer chez l'un d'eux, il y rencontrerait un homme de bonne volonté.

Mais, la supposition d'une plaisanterie absurde étant admise, n'est-ce pas donner l'éveil aux mystificateurs?

Il se demandait si mieux ne valait pas attacher Romulus à un arbre, quand, de l'autre côté de la chaussée, il vit passer un soldat qui sans doute regagnait sa caserne. Il poussa son cheval vers lui en l'appelant.

—Vous plairait-il, mon ami, lui dit-il, de me rendre un grand service, et de gagner vingt francs du même coup?

—Tout de même, s'il ne faut rien faire contre le service.

—Il s'agirait simplement de tenir mon cheval et de le faire marcher pour qu'il ne prenne pas froid, pendant que j'irai à deux pas d'ici rendre une visite...

—Oh! si c'est ainsi, pied à terre!... j'en suis, j'ai la permission de la nuit.

Norbert descendit, et après être bien convenu avec le soldat de l'endroit où il le retrouverait, il s'éloigna rapidement.

Pour plus de sûreté, redoutant toujours une mystification, il remonta l'esplanade des Invalides, suivit la rue de Babylone, et enfin gagna la rue Barbet-de-Jouy, où donnait la porte des jardins de l'hôtel de Champdoce.

Presque en face se trouvait un porte cochère. Norbert se blottit dans un des angles et attendit. Il était alors dix heures moins cinq minutes.

Ce n'est pas sans précautions préalables que Norbert avait choisi cette cachette.

Par deux fois il avait exploré d'un bout à l'autre la rue Barbet-de-Jouy, qui est fort courte, et s'était assuré qu'elle était absolument déserte.

La supposition d'une mystification se trouvait ainsi à peu près écartée.

Restait à s'assurer si la dénonciation était calomnieuse. Il décida dans son esprit qu'il attendrait jusqu'à minuit, et que si à cette heure personne n'était venu, il reconnaîtrait l'innocence de la duchesse et se retirerait.

De son poste, Norbert distinguait la petite porte de ses jardins, et par une éclaircie, il découvrait une partie de l'immense façade de son hôtel.

Trois fenêtres seulement, au premier étage, étaient éclairées d'une lueur pâle, chétive, mystérieuse. Ces trois fenêtres, il les reconnaissait bien, étaient celles de la chambre à coucher de la duchesse. Que faisait-elle à cette heure? Elle était seule, comme tous les soirs, et sans doute, assise au coin du feu, elle pleurait.

—Et ce serait là, pensait-il, une femme qui attend son amant!... Non, ce n'est pas possible, et, si je reste ici plus longtemps, je perds toute estime de moi-même.

Pourtant, il restait.

Insensiblement, il en était venu à réfléchir à sa conduite envers sa femme.

Que n'avait-elle pas à lui reprocher? Il l'avait épousée malgré lui, la haïssant, en adorant une autre, et il ne lui avait que trop laissé voir l'état de son cœur.

Dès le lendemain de son mariage, il l'avait abandonnée. Et si, depuis quelques mois, il lui accordait quelques semblants d'affection, elle les devait, la malheureuse, au caprice de l'autre, qui lui donnait cela comme une aumône.

Qu'un homme entrât maintenant chez lui, qu'avait-il à dire?

La loi lui réservait toujours ses droits; sa conscience ne lui en accordait certainement aucun.

Il se tenait alors serré contre le mur, immobile comme la pierre même; il s'engourdissait, il lui semblait que sa vie et sa pensée se figeaient.

Depuis combien de temps était-il là? Depuis une heure ou depuis dix? Il l'ignorait absolument. Il voulut consulter sa montre; en vain, il faisait si noir qu'il ne voyait pas même dans sa main. Une demie sonna aux Invalides; quelle demie?

Il songeait sérieusement à se retirer, lorsqu'il crut entendre un léger bruit à l'extrémité de la rue. Il prêta l'oreille, avançant la tête pour mieux écouter.

Il avait encore les sens parfaits du paysan, de l'homme qui a vécu seul aux champs, et il était difficile qu'il se trompât. C'était bien le pas d'un homme qu'il entendait.

Mais ce pas n'était point net et décidé comme celui d'un homme, qui va où il a le droit d'aller, qui rentre chez lui, par exemple. Il était timide, ce pas, indécis et comme furtif. Norbert croyait deviner l'homme qui frémit en songeant qu'il est peut être suivi, et qui hésite, qui sonde le terrain, qui à chaque enjambée regarde de tous côtés.

Était-ce donc celui qu'il était venu attendre à tout hasard?

Bientôt il distingua comme une ombre qui glissait le long de la muraille, de l'autre côté de la rue. Arrivée en face de la petite porte du jardin, l'ombre s'arrêta.

Il y eut un temps d'arrêt. Puis, il lui parut que l'ombre faisait quelques mouvements, il entendit un choc qu'il ne s'expliqua pas, et tout disparut.

Mais le bruit sec d'un pêne retombant sur sa gâche lui apprit que la porte avait été ouverte et refermée.

Un homme venait d'entrer, l'incertitude n'était pas possible, et cependant Norbert voulait douter encore.

Il est de ces faits si inouïs, si invraisemblables, qu'on ne peut se résoudre à les accepter, qu'ils ne peuvent entrer dans l'esprit, qu'on accuserait presque ses sens d'erreur.

Si c'était un voleur?... pensait-il. Mais un voleur aurait des complices.

Pourquoi cet homme ne viendrait-il pas pour quelque femme de chambre?... Mais tous les gens étaient absents, tous...

Cependant, il ne perdait pas de vue les fenêtres de la chambre de sa femme.

Au bout d'une minute, elles s'éclairèrent plus vivement. On venait soit de relever l'abat-jour de la lampe, soit d'allumer une bougie...

C'est une bougie qu'on venait d'allumer, car presque aussitôt il en vit la clarté aux fenêtres du palier, puis à celles du grand escalier.

Il fallait bien se rendre à l'évidence, cette fois!... C'était un amant qui venait d'entrer; la duchesse l'attendait, il avait dû faire un signal convenu, et la duchesse allait au-devant de lui...

Norbert n'avait plus froid, maintenant, sa tête brûlait, son sang bouillait dans ses veines, le brouillard glacé lui semblait les vapeurs d'un brasier...

Comment punir les misérables qui outrageaient son honneur, quel châtiment trouver proportionné au crime?...

Tout à coup, il poussa un cri... Une idée infernale venait de traverser son esprit, et il l'acceptait comme une inspiration divine.

Il courut à la petite porte et forçant la serrure à l'aide de la crosse de son revolver, il se précipita dans le jardin.

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XVI

Celle qui avait écrit la dénonciation anonyme était bien informée.

La duchesse de Champdoce attendait ce soir-là Georges de Croisenois.

C'était la première fois. Hélas! la pauvre femme avait fini par tomber dans le piège que lui tendait incessamment celle qu'elle croyait être son amie la plus tendre et la plus dévouée.

Elle succombait, en apparence au moins, à un genre de séduction odieux, infâme, beaucoup moins rare, il faudrait dire bien plus fréquent qu'on ne croit, à une de ces machinations d'autant plus perfides et infaillibles que celle qui en est l'objet est perdue si elle a seulement une minute d'éblouissement.

La veille, elle s'était trouvée dans le salon de Mme de Mussidan seule avec Georges de Croisenois; la contagion de sa passion l'avait gagnée, elle n'avait pas su résister à ses paroles enflammées; elle avait perdu la tête, et elle avait accordé ce rendez-vous, imploré à genoux.

—Eh bien! soit, avait-elle dit, soit... demain soir, à dix heures et demie, venez à la petite porte du jardin, elle sera simplement retenue par une pierre, poussez-la; et quand vous serez dans le jardin, prévenez-moi en frappant plusieurs fois des mains...

Ces quelques mots n'avaient pas été perdus pour Mme Diane, et comme elle estimait assez son amie pour craindre un retour, elle ne la quitta pas de la soirée, et le lendemain elle voulut dîner avec elle, et resta longtemps après le dîner.

C'est seulement lorsqu'elle fut seule, que la duchesse de Champdoce mesura l'étendue de sa faute, l'énormité de son imprudence. Ah! combien elle se repentait à cette heure, de sa faiblesse: Ce qu'elle possédait de plus précieux au monde, elle l'eût donné pour pouvoir reprendre cette fatale promesse.

Et le moment était venu, son amie était restée près d'elle jusqu'à la dernière minute.

Un moyen de salut s'offrait. Elle pouvait aller fermer la petite porte. Elle se leva pour y courir... trop tard.

Le signal retentissait dans le jardin.

Pauvre femme!... Ces battements de mains qui annonçaient un rendez-vous d'amour, vibrèrent dans son âme comme un glas d'agonie tintant dans la nuit.

Vivement elle se baissa pour allumer une bougie au foyer, mais le tremblement nerveux qui la secouait paralysait ses mouvements. La cire coulait, qui avivait le feu et la brûlait, la mèche ne s'enflammait pas.

Elle se hâtait cependant. Elle se sentait enveloppée d'une atmosphère de périls inconnus, il lui semblait que chaque seconde qui s'envolait emportait des années de vie.

L'idée que Georges de Croisenois pénétrerait dans la maison, qu'il entrerait dans sa chambre, la glaçait d'horreur.

Elle voulait courir au devant de lui, et le conjurer de se retirer. Résisterait-il à ses prières? Elle ne le pouvait croire. En tous cas, elle était déterminée à employer la ruse, à mentir, à lui dire qu'elle n'était pas seule, qu'on la gardait à vue, que son mari était là...

Elle était persuadée que Croisenois demeurerait dans le jardin, et s'y cacherait, tant qu'elle n'aurait pas répondu à son signal. Il ne pouvait lui venir à l'esprit qu'il osât ouvrir la porte du vestibule ou seulement en approcher.

Elle comptait sans la prévoyante perfidie de celle qui avait juré sa perte!...

Avec un art parfait et assez naturellement pour qu'il fût impossible de soupçonner quel personnage méprisable elle jouait, Mme Diane avait appris à Croisenois que l'hôtel de Champdoce serait sûrement désert.

Il savait, en venant, que la duchesse était seule, que le duc habitait Maisons, que tous les domestiques dansaient à la noce d'un de leurs camarades.

Il n'hésita donc plus. Il gravit le perron; les portes étaient ouvertes, il entra et s'engagea à tâtons dans le grand escalier.

Et lorsque la duchesse, sa bougie allumée, sortit enfin, elle se trouva face à face avec Georges, qui montait sans bruit, blême d'émotion, les dents serrées, frémissant, une main sur son cœur pour en comprimer les battements.

Elle se rejeta en arrière, étouffant un cri d'angoisse.

—Fuyez!... balbutia-t-elle, ou nous sommes perdus!

Mais il ne sembla pas l'entendre; il montait toujours, et quatre ou cinq marches le séparaient encore du palier.

Instinctivement, la duchesse reculait... Elle recula jusqu'au fond de sa chambre, et il la suivit, repoussant seulement la porte derrière lui.

Mais cette minute de répit avait suffi pour éclairer Mme de Champdoce.

—Si je souffre qu'il parle, pensait-elle, si je laisse voir mon indigne faiblesse, c'en est fait de l'honneur.

Le sentiment du devoir lui communiquait alors une énergie surnaturelle.

—Monsieur le marquis, commença-t-elle d'une voix affreusement altérée, et ferme, cependant; il faut vous retirer... à l'instant. J'ai eu hier un moment d'égarement. Vous êtes trop généreux et trop noble pour en abuser... la raison m'est revenue...

Il s'obstinait à la fixer, l'air suppliant, les mains jointes. Elle poursuivit:

—Écoutez-moi! Ma franchise vous donnera la mesure de ma résolution. Je vous aime...

Croisenois eut une exclamation de joie.

—Oui, continua la duchesse, pour être votre femme, je donnerais avec transport toutes les années qui me restent à vivre, hormis une seule. Je vous aime, Georges... mais la voix du devoir parle plus haut en moi que celle de mon amour. Il se peut que je meure de douleur... je mourrai du moins sans remords, ayant pour linceul mon honneur intact... J'ai dit... adieu!

Le marquis secoua la tête, il ne pouvait se résigner à s'éloigner ainsi.

—Sortez!... ordonna la duchesse avec plus de force, sortez!...

Et comme il ne bougeait:

—Si vous m'aimez véritablement, ajouta-t-elle, mon honneur doit vous être cher autant que le vôtre... Retirez-vous et ne cherchez jamais à me revoir. Non, nous ne nous reverrons plus, le péril présent m'éclaire... Je suis la duchesse de Champdoce et je garderai intact et pur le nom que je porte. Je ne saurais d'ailleurs ni tromper, ni trahir...

L'enthousiasme des plus nobles sentiments, donnait à sa beauté une expression sublime, cette divine exaltation des vierges martyres qui chantaient au milieu des supplices.

Jamais Croisenois ne l'avait tant aimée; elle lui apparaissait plus belle que l'idéal, que le rêve; il était prêt à mourir pour elle.

—Que parlez-vous de trahir!... s'écria-t-il. Oui, c'est vrai, je méprise la femme qui sourit au mari qu'elle trompe; la femme qui se résigne aux hypocrisies de tous les instants, aux caresses menteuses qui sont le flétrissant tribut de l'adultère... Mais je dis qu'elle est noble et courageuse, celle qui hardiment risque sa vie et abandonne tout pour celui qu'elle aime. Laissez ici votre nom, Marie, votre titre, votre fortune immense, toutes les jouissances de luxe et de vanité..., et partons.

Georges se retourna vivement.
Georges se retourna vivement.

Mme de Champdoce eut un triste sourire.

—Je vous aime trop, Georges, répondit-elle, pour consentir à briser votre vie... Un jour viendrait où vous regretteriez amèrement votre abnégation... Ce doit être une lourde charge qu'une femme déshonorée!...

Georges de Croisenois se méprit au sens de ses paroles.

—Ah! vous doutez de moi!... interrompit-il, je le vois, je le sens... Oui, vous tremblez qu'un jour, bientôt peut-être, je ne rompe le lien qui nous unirait. Un lien!... j'en saurai trouver un qui vous rassurera. Vous seriez déshonorée, dites-vous... Eh bien!... je le serai aussi. Cette nuit, au cercle, je veux me faire surprendre trichant au jeu... On me soufflettera, je ne répondrai pas; on me chassera, je sortirai la tête basse au milieu des huées... On dira: Croisenois, voleur!... Serai-je assez déshonoré?... Je me croirai cependant heureux, oh!... bien heureux, si le lendemain vous consentez à fuir avec moi, loin, bien loin, où vous voudrez, sous un nom d'emprunt...

Il s'était approché, il avait pris la main de Mme de Champdoce, et elle ne songeait pas à la retirer. Cette preuve d'amour était si forte, si inouïe, qu'elle sentait chanceler sa résolution... Et quelles perspectives... seuls, bien loin!...

Mais une idée affreuse traversa son esprit, elle se redressa vivement:

—Malheureuse!... s'écria-t-elle, malheureuse que je suis... j'oubliais Ah!... c'est impossible maintenant, impossible...

—Pourquoi?...

—Ah! Georges, parce que... elle sanglotait... Georges, si vous saviez, si...

Il s'était encore avancé, il avait osé la saisir par la taille, et elle se débattait faiblement. Déjà, il se penchait vers ce front si pur qui attirait irrésistiblement ses lèvres, quand tout à coup il sentit que le corps de la duchesse s'affaissait entre ses bras, ses traits se décomposaient affreusement, elle étendait vers la porte son bras roidi.

Georges se retourna vivement.

La porte de la chambre était ouverte et Norbert de Champdoce se tenait immobile sur le seuil.

Le marquis de Croisenois était brave: cependant tout son sang se figea d'un bloc dans ses veines.

Il vit, comme aux lueurs de l'éclair, la situation telle qu'il l'avait faite, telle qu'elle était: affreuse, désespérée, sans issue...

—N'avancez pas!... cria-t-il d'une vois terrible; n'avancez pas!...

Il était dans la maison d'autrui, la nuit, sans armes... et il menaçait. Il lui semblait que la vie de la duchesse était en danger, et sa raison s'égarait.

Un éclat de rire sardonique de Norbert le rappela au sentiment du péril réel.

Il eut honte de son trouble, de son empressement inutile, de la trépidation nerveuse qui le secouait.

Enlevant comme une plume Mme de Champdoce, qu'il avait soutenue jusqu'alors, il la déposa sur un fauteuil.

Elle était inanimée, inerte, mais à travers ses longs cils presque joints filtrait un dernier regard d'amour et de pardon pour celui qui la perdait.

Ce regard, Croisenois le surprit, et il suffit pour lui rendre toutes les apparences de sang-froid et lui inspirer une audace désespérée.

Il se retourna brusquement, et s'adressant à Norbert:

—Quelles que soient les apparences, monsieur, commença-t-il, vous n'avez ici qu'un coupable à punir: moi. L'ombre d'un soupçon s'adressant à Mme la duchesse serait un outrage injuste... C'est à son insu, sans un encouragement, sachant l'hôtel désert, que j'ai osé pénétrer jusqu'ici...

Norbert ne répondit pas.

Lui aussi, il avait besoin de se remettre, de recueillir ses idées.

Il savait, en montant l'escalier, qu'il allait surprendre un amant près de la duchesse; mais il ne pouvait prévoir que cet amant serait précisément l'homme qu'il haïssait le plus au monde.

En apercevant Croisenois, il lui avait fallu un effort surnaturel de volonté pour résister à la tentation de se précipiter sur lui.

Cet homme, il le soupçonnait de lui avoir volé sa maîtresse, et maintenant il lui volait sa femme!....

S'il se taisait, c'est qu'il ne voulait pas lui donner le spectacle du désordre de son esprit. S'il semblait plus froid que le marbre, quand il avait toutes les flammes de l'enfer dans le cœur, c'est qu'il s'était imposé un rôle.

Mais on voit tous les jours des fous furieux affecter une surprenante placidité. Avec ces apparences de calme inaltérable, Norbert était fou.

Cependant Croisenois, debout, les bras croisés, poursuivait:

—Je venais d'entrer, monsieur, lorsque vous êtes arrivé... Pourquoi, mon Dieu!... n'avez-vous pas entendu notre entretien!... Vous connaîtriez toute la grandeur, toute la noblesse des sentiments de Mme de Champdoce... Mon offense, je le sens, n'en est que plus grande... mais je me mets à vos ordres, monsieur... à votre discrétion. Je suis prêt à vous accorder toutes les satisfactions que vous exigerez...

Ces dernières paroles semblèrent rompre le charme qui clouait Norbert sur le seuil. Il entra d'un pas lourd et roide, et alla successivement fermer toutes les portes, dont il mit les clés dans sa poche.

Ce soin pris, il vint s'adosser à la cheminée, ayant sa femme à demi évanouie à sa gauche, Croisenois en face.

—Si je vous ai bien compris, monsieur, commença-t-il, vous me proposez un duel. C'est-à-dire, qu'après m'avoir déshonoré ce soir, il vous conviendra de me tuer demain... c'est trop de bonté.

—Monsieur...

—Permettez!... Je suis peut-être un enfant, ainsi que vous le disiez à Mme de Mussidan, j'ai du moins assez d'expérience pour savoir qu'il est sot d'abandonner les avantages acquis. Au jeu que vous jouiez, monsieur, on risque sa vie... et vous avez perdu, n'est-ce pas?

Croisenois inclina machinalement la tête en signe d'assentiment. Le nom de Mme de Mussidan jeté dans cette conversation, lui révélait les véritables sentiments de Norbert.

—Je suis un homme mort, pensa-t-il, en regardant la duchesse, non à cause de celle-ci... mais à cause de l'autre.

Norbert, lui, poursuivait, s'exaltant au bruit de ses paroles.

—Un duel!... où donc seraient, monsieur, mes avantages? Je vous tue... en suis-je moins déshonoré? Non. Vous me tuez, je suis déshonoré plus que jamais, et ridicule par dessus. A quoi bon un duel... Je rentre au milieu de la nuit, je suis armé, je vous brûle la cervelle... la loi a une excuse pour moi.

Il avait, tout en parlant, sorti de la poche de son pardessus son revolver; il l'avait armé, et le doigt sur la détente, il ajustait Croisenois.

Ce fut pour Georges un instant terrible, car la violence des sensations ne lui en ôtait pas l'exacte perception.

Il ne bougea pas. Il mettait son honneur à bien tomber. Mais voyant que l'autre hésitait et tardait, le supplice devenait intolérable.

—Tirez, cria-t-il, tirez donc!...

—Non!... fit Norbert.

Et relevant son revolver, il ajouta froidement:

—J'ai réfléchi: votre cadavre me gênerait.

Croisenois avait fait le sacrifice de sa vie, mais c'était mourir deux fois que de subir les irrésolutions d'un homme en démence.

Exaspéré de l'effort qu'il avait dû faire, il lui saisit le bras, et le serrant rudement:

—Il faut que ceci finisse, monsieur, dit-il, ma patience à des bornes. Que voulez-vous enfin!...

—Je veux vous tuer!... s'écria Norbert avec un tel accent de haine et de rage, que Georges en frissonna, mais non pas avec une balle que je ne sentirais pas entrer...

Il se dégagea, se recula, et, avec une violence inouïe, poursuivit:

—Je prétends vous tuer utilement pour mon honneur. On dit que le sang lave la boue... C'est faux. Quand j'exprimerais tout le vôtre, jusqu'à la dernière goutte, sur la tache que vous venez de faire à mon blason, elle ne serait pas effacée. Il faut qu'un de nous deux disparaisse, de telle sorte que jamais on ne puisse retrouver sa trace... qu'il soit comme englouti.

—Eh!... monsieur, trouvez le moyen.

Norbert parut réfléchir.

—Je l'aurais, ce moyen, murmura-t-il, si j'étais sûr que personne au monde ne sait... ne se doute... que vous êtes ici.

—Personne ne peut en avoir la pensée, monsieur, personne...

—Le jureriez-vous?

—Sur tout ce que j'ai de plus sacré au monde, je le jure.

Un sourire de triomphe que ne remarqua pas le marquis, illumina la physionomie de Norbert.

—Alors, fit-il, au lieu d'user de mon droit, qui était de vous tuer, je consens à risquer ma vie contre la vôtre.

Croisenois dissimula, non sans peine, un soupir de soulagement. Il était jeune, riche, heureux: c'était une chance de salut qui se présentait.

—Je vous ai dit que j'étais à vos ordres, fit-il.

—J'entends, surtout pour un duel. Pourtant, ne vous abusez pas, ce ne sera pas un combat ordinaire, en plein soleil, avec des témoins pour déclarer si l'honneur est satisfait un peu, beaucoup, pas du tout...

—Nous nous battrons selon que vous le déciderez, monsieur...

—Fort bien. Cela étant, nous allons nous battre à l'épée, à l'instant même, dans le jardin.

Le marquis jeta un coup d'œil vers la fenêtre.

-Vous regardez, reprit Norbert, et vous dites que la nuit est bien noire, qu'on ne verra pas le bout des épées...

—C'est vrai.

—Rassurez-vous, monsieur le marquis, il y aura toujours assez de clarté pour l'agonie de celui de nous qui restera dans le jardin..., car un de nous y restera, vous devez l'avoir compris.

—Je l'ai compris... descendons.

Norbert secoua la tête.

—Vous êtes bien pressé, monsieur le marquis prononça-t-il, vous ne me laissez pas finir mes conditions...

—Parlez, monsieur.

—Il y a au bout du jardin, un espace assez vaste, si humide qu'on n'y cultive rien et que personne n'en approche. C'est là que je veux vous conduire. Nous prendrons chacun une pelle et une pioche, et en moins de rien nous aurons creusé un trou assez profond pour recevoir celui de nous qui sera tué. Alors seulement nous mettrons l'épée à la main, et nous nous battrons jusqu'à ce qu'un de nous deux tombe. Celui qui restera debout achèvera l'autre, s'il n'est pas mort, le poussera dans la fosse et le recouvrira de terre.

Une insurmontable horreur glaçait Georges de Croisenois.

—Jamais! s'écria-t-il enfin, jamais je n'accepterai de conditions pareilles.

—Prenez garde alors, fit Norbert, j'userai de mes droits!

Et relevant son revolver, il ajouta:

—Dans quatre minutes, onze heures sonneront à cette pendule... si au premier coup vous n'avez pas accepté.... je fais feu!...

Pas un muscle du visage de Croisenois ne bougea.

Le quadruple canon du revolver était à moins d'un pied de sa poitrine, le doigt d'un ennemi mortellement offensé s'appuyait sur la détente; mais ce danger, après tant d'émotions, le laissait absolument insensible.

Ce qu'il comprenait, c'est qu'il avait quatre minutes devant lui, un siècle, en un moment pareil! pour se reconnaître, pour réfléchir, pour délibérer.

Tant d'événements depuis une demie heure se succédaient, se pressaient, qui lui semblaient impossibles, incohérents, absurdes, qu'il n'était pas bien sûr de n'être point le jouet d'un cauchemar odieux, et qu'il sentait vaciller sa raison.

—Monsieur le marquis, prononça Norbert, vous n'avez plus que deux minutes.

Croisenois tressaillit. Son âme était à mille lieues de la situation présente. Vite, ses yeux cherchèrent les aiguilles de cette pendule qui battait les secondes qui lui restaient à vivre, s'il n'acceptait pas.

Il ne restait même pas deux minutes complètes.

Ses regards allèrent alors de Norbert à Mme de Champdoce.

La duchesse, toujours affaissée sur un fauteuil, semblait près d'expirer. On l'eût crue morte sans le spasme nerveux qui la secouait de la nuque aux talons, sans les sanglots étouffés qui, à intervalles inégaux, déchiraient sa poitrine et rompaient le silence funèbre.

La laisser en cet état, sans secours, était affreux; mais Croisenois ne savait que trop que la plus légère marque de compassion de sa part, serait comme une insulte nouvelle.

Norbert, lui, conservait son attitude de statue, ses gestes roides, quelque chose de mécanique dans tous ses mouvements. A le mieux étudier, Croisenois remarquait enfin la flamme étrange, anormale, de ses yeux.

—Dieu prenne pitié de nous, pensa-t-il, nous sommes à la discrétion d'un maniaque, d'un fou!...

La première pensée de haine pénétrait en lui. Il se demandait en frémissant ce que deviendrait, lui mort, cette femme qu'il avait aimée jusqu'à lui offrir le sacrifice de son honneur.

—Pour mon salut, dit-il, pour le salut de cette infortunée, dont la vie ne serait plus qu'une lente agonie, il faut que je tue M. de Champdoce... et je le tuerai.

A cette pensée, des bouffées de rage lui montaient au cerveau, ses dernières hésitations s'évanouirent.

—J'accepte!... déclara-t-il d'une voix forte.

Il était temps. Le ressort de la pendule glissa, ou entendit cette légère vibration du métal qui précède la sonnerie, le premier coup de onze heures tinta.

—Je vous remercie, monsieur, dit froidement Norbert.

Mais Croisenois avait tout à coup dépouillé cette affectation de froideur dédaigneuse qui est comme le cachet indélébile d'une certaine éducation. Il n'avait plus peur d'être de mauvais goût, maintenant. Il était résolu de défendre quand même sa vie, qu'il croyait être celle de la duchesse.

—Oui, j'accepte, reprit-il... mais à de certaines conditions, pourtant.

—Il a été convenu...

—Permettez que je m'explique: Nous allons nous battre dans votre jardin, n'est-ce pas, la nuit, sans témoins, sur le bord d'une fosse creusée par nous... soit. Celui qui restera debout recouvrira de terre le corps de l'autre... Soit encore. Mais êtes-vous bien sur qu'alors tout sera dit, et que la terre nous gardera un éternel secret?

Norbert haussa dédaigneusement les épaules.

—Vous ne savez pas... reprit violemment Croisenois, vous ne savez pas... mais je sais, moi, ce qui arriverait, si le hasard, un jour, nous trahissait, si on découvrait quelque chose...

—Ah!...

—On accuserait le survivant, vous ou moi, d'assassinat.

—Probablement.

—Il serait poursuivi alors, arrêté, emprisonné, traîné en cour d'assises, jugé, condamné, envoyé au bagne...

—Je le crois.

—Vous le croyez... et vous avez espéré que je consentirais à courir de tels risques!...

Un geste, plus éloquent que toutes les protestations, compléta sa pensée.

—Ces risques existent, en effet, reprit Norbert, mais ils sont ma garantie, à moi. Cette crainte de poursuites probables, m'assure que, si vous me tuez, ma mort sera cachée comme je veux qu'elle le soit.

—Vous vous contenterez de ma parole, monsieur.

Il était aisé de voir que cette discussion animait Norbert, et qu'il lui fallait, pour se contenir, les plus violents efforts.

—Ah...! prenez garde, fit-il d'une voix sourde, je finirais par croire que vous avez peur.

—J'ai peur d'être accusé d'un meurtre... oui.

—C'est un danger qui me menace comme vous.

Mais Croisenois était bien décidé à ne pas céder.

—Eh bien...! s'écria-t-il avec l'accent d'une inébranlable résolution, s'il en est ainsi, je refuse votre duel...! Non, je ne veux pas me battre dans des conditions telles que je serais réduit à souhaiter plutôt être tué que survivre. Vous parliez de l'égalité des chances... Sont-elles égales entre nous? Que je disparaisse... nul jamais ne s'avisera de venir chercher mon cadavre ici. Vous êtes chez vous, vous pouvez prendre toutes les précautions imaginables... Si je vous tue, au contraire... que faire? Faudra-t-il que je demande l'aide de la duchesse de Champdoce... Ne sera-t-elle pas soupçonnée elle-même?... Faudra-t-il, lorsque tout Paris s'occupera de votre disparition, faudra-t-il qu'elle dise à ses jardiniers: «Surtout gardez-vous de donner un coup de bêche là-bas, au fond du jardin, là où vous avez, un matin, trouvé la terre fraîchement remuée!...»

Norbert restait pensif. Les appréhensions de Croisenois peu à peu le gagnaient.

Il songeait à cette lettre anonyme, et à celle qui l'avait écrite, qui possédait son secret, qui pouvait l'ébruiter...

—Que voulez-vous donc? demanda-t-il.

—Simplement que chacun de nous, sans mentionner les causes de notre rencontre, en écrive les conditions avec une acceptation signée; nous échangerons ensuite les procès-verbaux.

—Soit, mais faisons vite...

Il tira d'un petit pupitre des plumes et du papier qu'il plaça sur la table, et en moins de rien les déclarations furent rédigées.

Puis, sur la proposition de Croisenois, chacun des adversaires écrivit deux lettres, datées de l'étranger, que le survivant devait faire jeter à la poste à l'endroit d'où elles étaient datées et qui ne pouvaient manquer de dérouter les recherches au lendemain d'une disparition.

Tout étant arrêté désormais, Norbert se leva.

—Un mot encore, dit-il. Un militaire promène en ce moment, le long de l'esplanade des Invalides, le cheval sur lequel je suis venu... si vous me tuez, allez reprendre ce cheval, j'ai promis vingt francs au soldat.

—J'irai...

Il tomba en arrière tout d'une pièce.
Il tomba en arrière tout d'une pièce.

—C'est bien?... descendons.

Ils sortaient de la chambre, et déjà Norbert avait fait passer Croisenois sur le palier, lorsque se sentant tirer par son pardessus, il se retourna.

La duchesse, trop faible pour se tenir debout, s'était traînée jusque-là à genoux.

Pauvre femme!... elle avait tout entendu et, les mains jointes, d'une voix à peine intelligible, elle priait.

—Grâce!... Norbert, disait-elle, je suis innocente, je vous le jure... Vous ne m'aimez pas; pourquoi vous battre?... Grâce!... demain, je vous le promets, j'entrerai dans un couvent, pour la vie... ayez pitié!...

—Eh!... interrompit-il, priez Dieu pour que ce soit votre amant qui me tue... vous serez libre après!...

Et se dégageant brutalement, il repoussa la malheureuse femme, qui tomba, et referma la porte.

XVII

Vingt fois, durant cette scène d'un quart d'heure, Norbert de Champdoce avait été sur le point d'éclater et de s'abandonner à toute la furie de son ressentiment; vingt fois, la vanité plus forte l'avait retenu.

Il savait combien cruellement on avait raillé son manque absolu d'éducation, ses emportements, la brutalité de ses façons; il tenait à prouver à son ennemi qu'il savait, au besoin, se conduire en gentilhomme, et qu'il était capable de discuter froidement une question de vie ou de mort.

Mais il était à bout de volonté; quand il quitta la chambre de la duchesse, la contrainte trop violente qu'il s'était imposée l'étouffait, et il témoignait un empressement farouche, une impatience qui ressemblait à de la férocité.

Tout en éclairant Croisenois, le long du grand escalier, il ne cessait de répéter:

—Dépêchons!... dépêchons-nous!...

Maintenant qu'il avait imposé ses conditions, il tremblait que cet homme qui l'avait outragé ne lui échappât. Que fallait-il pour le soustraire à sa vengeance? Un de ces hasards qui déconcertent les desseins les mieux conçus. Un domestique pouvait rentrer...

Arrivé au rez-de-chaussée, Norbert introduisit Croisenois dans une vaste pièce, qui avait l'air d'un arsenal, tant il s'y trouvait d'armes de toutes sortes, de toutes les époques et de tous les temps.

—Ici, dit-il d'un ton de raillerie blessante, nous devons trouver notre affaire.

Déjà, il avait posé sur la cheminée le bougeoir qu'il tenait à la main. Il sauta lestement sur le divan établi autour de la pièce, décrocha plusieurs paires d'épées, et les jeta sur la table, en disant:

—Choisissez!...

Non moins ardemment que M. de Champdoce, Georges de Croisenois désirait en finir. Tout était préférable au supplice qu'il endurait.

Lui aussi, sous sa politesse glaciale, il dissimulait des transports de rage et la plus implacable haine.

Le dernier regard de la duchesse lui était entré dans le cœur comme un poignard. Lorsqu'il avait vu Norbert refuser rudement sa femme agenouillée, peu s'en était fallu qu'il ne le frappât au visage.

Il ne daigna seulement pas examiner les épées qui lui étaient offertes. Il en saisit une au hasard en disant:

—La première venue sera la bonne.

—Soit!... dit Norbert, je prends l'autre. Sortons!...

Mais lorsqu'ils arrivèrent à la porte du jardin, une difficulté se présenta, que Croisenois avait prévue.

A la pluie de tout à l'heure, le brouillard avait succédé, épais et lourd comme la fumée de houille. La nuit était tellement noire, que, le bras étendu, on ne distinguait pas même vaguement sa main.

Norbert laissa échapper un juron.

—Impossible, dit-il, de se battre dans de pareilles ténèbres.

Et l'autre ne répondant pas, il insista.

—Qu'en pensez-vous, monsieur?

—Moi!... répondit ironiquement Croisenois, je penserai tout ce qu'il vous plaira. Vous venez de me prouver...

D'un geste furibond, Norbert l'interrompit.

—Ce n'est pas là du moins ce qui nous arrêtera, déclara-t-il; j'ai une idée. Veuillez seulement me suivre par ici; bien... par ce couloir, pour ne pas éveiller l'attention des concierges.

Ils gagnèrent ainsi une écurie, et Norbert y prit une grosse lanterne à huile qu'il alluma.

—Avec cela, dit-il d'un ton satisfait, nous nous verrons.

—Certainement, mais les voisins nous verront aussi. Cette lumière à cette heure, dehors, ne manquera pas d'éveiller l'attention.

—Rassurez-vous... de nulle part on ne voit chez moi.

Ils étaient revenus au jardin, l'avaient traversé diagonalement et avaient gagné l'endroit dont avait parlé Norbert.

C'était un espace assez vaste, vide, mal tenu, qui servait de dégagement, et qui était fort adroitement dissimulé par une forte haie et des massifs d'arbres verts. Les jardiniers déposaient en cet endroit tous les détritus du jardin, les fagots de branches mortes, les outils de rebut, les pots de fleurs brisés. Il s'y trouvait des tas de sable et de terre de bruyère, de la paille, du fumier et des monceaux de feuilles.

Norbert, tant bien que mal, accrocha sa lanterne à une branche. Elle donnait plus de lumière qu'un réverbère ordinaire.

—Tenez, dit-il à Croisenois en montrant une place, près du mur, nous allons creuser la fosse là, dans ce coin. Elle y sera d'autant mieux qu'il sera très facile de cacher la terre fraîchement remuée sous une brassée de paille que voici.

Il avait retiré son pardessus et son paletot, tout en parlant. Il remit une bêche à Croisenois et s'empara d'une pioche en disant:

—A l'œuvre!...

Seul, Croisenois n'eût pas eu trop de la nuit entière, pour mener à fin une pareille besogne. Mais le duc de Champdoce n'avait pas oublié le pénible apprentissage de sa jeunesse. La terre était tassée, en cet endroit, et à chaque coup de pioche, il soulevait des mottes énormes.

Il déployait, d'ailleurs, toutes ses forces et une dextérité merveilleuse. Il travaillait avec une sorte de rage, sans avoir conscience de l'horreur de sa tâche. La sueur tombait de son front en grosses gouttes.

Mais aussi, au bout de quarante minutes la fosse était assez profonde.

—Assez!... fit Norbert.

Et jetant sa pioche pour ramasser son épée, il ajouta:

—En garde, monsieur!...

Mais Croisenois ne bougea pas. Nature nerveuse et impressionnable, il sentait un froid mortel filtrer jusqu'à la moelle de ses os. Cette nuit, cette lueur vacillante, ces apprêts hideux saisissaient terriblement son imagination. Il ne pouvait détacher ses yeux de cette fosse béante, elle le fascinait, elle l'attirait.

—Eh bien?... répéta durement Norbert.

Croisenois tressaillit et parut vouloir parler.

La lanterne éclairait assez pour qu'il fût aisé de suivre sur son visage les traces d'un violent combat intérieur.

—Je parlerai, dit-il enfin d'un ton solennel. Dans une minute, monsieur, un de nous deux sera couché là, mort... On ne ment pas en face de la mort... Eh bien!... je vous jure sur mon honneur et sur mon salut que Mme la duchesse de Champdoce est innocente...

Norbert frappa impatiemment du pied.

—Vous m'avez déjà dit cela, interrompit-il d'un ton qui annonçait la plus parfaite incrédulité. Pourquoi vous répéter?...

—Parce que c'est mon devoir, monsieur, parce que si je meurs, je mourrai désespéré de cette idée que ma folle passion a perdu la plus pure et la plus noble des femmes. Ah! croyez-moi, les mourants ne mentent pas, vous n'avez rien à lui pardonner... et, tenez, je ne rougis pas de vous prier... oui, je vous prie... Si vous me tuez, que cette expiation vous suffise... Soyez humain pour votre femme, traitez-la doucement... Ne faites pas de sa vie un long supplice...

—Assez!... interrompit Norbert, pour la troisième fois, assez!... où je finirais par croire que vous êtes un lâche.

—Malheureux! s'écria Croisenois, en garde donc, et que Dieu décide!...

Ils tombèrent en garde, les fers se croisèrent et le combat commença, âpre, ardent, acharné, silencieux.

Le marquis de Croisenois passait pour un tireur habile, mais Norbert était doué d'une prodigieuse force musculaire, et, de plus, il tenait de son père un jeu brusque, saccadé, violent, très fait pour déconcerter une première fois.

Une circonstance encore contribuait à égaliser les chances. L'espace éclairé par la lanterne était assez restreint, dès qu'un des adversaires en sortait, il se trouvait dans l'ombre, presque à l'abri, tandis que l'autre restait en pleine lumière, exposé aux attaques, dans l'impossibilité de parer des coups qu'il ne voyait pas venir.

Ce fut la perte de Croisenois.

Comme il avançait, Norbert se déroba par un saut de côté, et lui parant un coup droit terrible, à fond, il lui traversa la poitrine de part en part.

Le malheureux étendit les bras en croix, lâchant son épée, sa tête se renversa, ses genoux fléchirent, et il tomba en arrière tout d'une pièce, sans un cri, sans un râle.

Trois fois il essaya de se relever, il parvint presque à se dresser sur son séant, trois fois ses forces le trahirent.

Il voulut parler, il ne put prononcer que quelques mots absolument inintelligibles, il vomissait le sang à flots.

Enfin, une dernière convulsion plus forte le tordit comme un sarment, ses mains se crispèrent serrant une poignée de terre, et il poussa un gros soupir.

Et ce fut tout!... De tant de force, de jeunesse, d'espérances, il ne restait plus qu'un cadavre.

Georges de Croisenois était mort!...

Georges de Croisenois était mort, et Norbert de Champdoce restait debout devant lui, effaré, la pupille dilatée par la terreur, les cheveux hérissés sur la tête, secoué par une horrible trépidation nerveuse.

Il apprenait ce qu'on souffre à voir se débattre dans les spasmes de l'agonie l'homme qu'on a frappé.

Et cependant ce n'était pas l'idée qu'il venait de tuer Croisenois qui affolait Norbert. Il croyait sa cause juste, il pensait avoir agi comme il devait.

S'il était trempé des sueurs d'une mortelle angoisse, c'est qu'il songeait qu'il allait être forcé de se pencher sur ce corps, de le prendre dans ses bras, et de le jeter encore chaud et souple, tout tressaillant et vibrant encore, dans cette fosse.

A cela, il ne pouvait, non, il ne pouvait se résoudre.

Il le fallait, cependant. Pouvait-il s'arrêter dans la voie où il s'était engagé, hésiter, réfléchir même? Non. Force était d'aller jusqu'au bout; d'accomplir jusqu'à la fin son affreux dessein.

Il luttait!... Il lutta bien dix minutes, cherchant pour s'encourager des raisons les plus fortes et les plus décisives, le risque d'une surprise, l'honneur de sa maison en péril.

Il se baissait, il avançait les bras... puis il reculait devant le contact, le cœur lui manquait et il se redressait.

Enfin, triomphant d'une indicible horreur, il saisit le corps de Croisenois, l'enleva, et d'un seul coup, par un effort extraordinaire, il le lança dans la fosse...

Le corps tomba contre la terre humide avec un bruit flasque et sourd qui retentit jusqu'au fond des entrailles de Norbert.

L'émotion extraordinaire qu'il en ressentit acheva de troubler son cerveau. Une ivresse furieuse s'empara de lui, pareille à cette incompréhensible frénésie qui parfois transporte les meurtriers et les pousse, sans motifs appréciables, à s'acharner après le corps de leur victime.

Saisissant une bêche, la même que l'instant d'avant maniait si maladroitement le pauvre Georges, il se mit avec une adresse et une vigueur surhumaines, à combler la fosse.

En moins de rien il eut recouvert le corps. Il foula ensuite la terre, la battit et la piétina. Puis, quand il vit que le terrain était bien uni, il répandit dessus des poignées de feuilles mortes et de paille menue.

C'était fini... qu'une averse vînt seulement et le lendemain l'œil le plus exercé ne devait pas découvrir aucun indice.

—Voilà, murmura-t-il, comment sait se venger un Dompair de Champdoce!... Voilà ce qu'il en coûte...

Il s'arrêta court.

A quelques pas, dans l'ombre, sous les arbres, il lui semblait distinguer presque au ras de terre, une tête, des yeux ardents fixés sur lui.

Le coup fut si fort qu'il chancela... Mais il se remit aussitôt, et emporté par un mouvement instinctif, il ramassa son épée, sanglante encore, et se précipita vers l'endroit où il avait aperçu l'effrayante apparition.

A son premier geste, une forme humaine s'était dressée d'un bond, une forme de femme. Elle se mit à fuir à toutes jambes vers l'hôtel.

Il la rejoignit au perron.

Se sentant prise, elle s'était laissée tomber à genoux, et le front sur le sable, les bras tendus vers lui, elle criait désespérément:

—Grâce! ne m'assassinez pas!...

Il saisit la misérable par ses vêtements, la redressa, et l'entraîna de force jusqu'au bout du jardin, sous la lanterne.

C'était une fille de dix-huit à dix-neuf ans, laide, mal faite, pauvrement vêtue et malpropre.

Norbert l'examinait et ne la reconnaissait pas, pourtant il était bien sûr qu'il avait déjà vu ce vilain visage.

—Qui es-tu? lui demanda-t-il.

Elle ne répondit que par un torrent de larmes, elle suffoquait. Il comprit qu'il n'en tirerait pas un mot s'il ne la rassurait pas.

—Voyons, fit-il plus doucement, ne pleure pas et ne tremble pas ainsi, je ne te ferai aucun mal. Qui es-tu?

—Je suis Caroline Schimel.

Ce nom n'apprenait rien à Norbert.

—Caroline?... répéta-t-il.

—Oui, monsieur le duc, je suis fille de cuisine chez vous depuis trois mois.

C'était bien cela; il l'avait aperçue en traversant la cour, il la remettait maintenant.

—Comment n'es-tu pas à la noce avec les autres? demanda-t-il.

Elle se remit à sangloter de plus belle.

—Hélas!... monsieur le duc, ce n'est pas ma faute, j'étais invitée et j'avais bien envie d'y aller; mais je n'avais pas de robe à me mettre: je ne gagne que quinze francs par mois. Pas une des filles de madame n'a voulu m'en prêter une. Elles disent comme cela que je suis trop laide, et que je sens la vaisselle: comme si c'était ma faute!...

L'important était de savoir au juste ce que cette fille avait pu surprendre.

—Comment te trouvais-tu dans le jardin? interrompit Norbert.

—J'étais bien désolée et je m'étais mise à la fenêtre de ma mansarde pour pleurer, quand j'ai aperçu une lumière dans le jardin, j'ai pensé que c'étaient peut-être des voleurs, et je suis descendue sur la pointe du pied, par l'escalier de service...

—Et qu'as-tu vu?

Caroline se tut, elle avait peur.

—Réponds, insista Norbert, qui bouillait, mais qui sentait la nécessité de se contenir, ne crains pas de me dire la vérité, si tu es bien franche, tu seras récompensée.

—Eh bien!... j'ai tout vu.

—Tout quoi?...

—Quand je suis arrivée, vous étiez en train de creuser la terre avec l'autre, tant que vous pouviez... c'est moi qui ai été surprise en vous reconnaissant. Tout de suite j'ai pensé que c'était pour des trésors, que vous creusiez... Comme je me trompais! Bientôt l'autre vous a parlé, mais je n'entendais pas, et ensuite vous avez commencé à vous battre tous deux... Seigneur Dieu!... comme c'était beau!... Vos sabres brillaient comme des baguettes de feu, quand la lumière donnait dessus... J'avais une frayeur terrible, mais je ne pouvais pas détourner les yeux, il fallait que je regarde, c'était plus fort que moi... Puis j'ai vu quand l'autre est tombé en arrière, comme ça...

—Et ensuite?...

Caroline frissonnait à ce point que ses dents claquaient quand elle s'interrompait.

—Ensuite, répondit-elle avec une visible hésitation, j'ai vu quand vous l'avez.. enterré là!...

—L'as-tu bien regardé, cet autre?

—Oui, monsieur le duc.

—L'avais-tu déjà vu, le connaissais-tu, sais-tu son nom?

—Non, monsieur le duc.

Norbert réfléchissait. Il s'agissait de prendre un parti et de le prendre vite.

—Écoute, ma fille, reprit-il, si tu sais te taire, si tu sais oublier, ce sera un grand bonheur pour toi d'être descendue au jardin cette nuit.

—Oh!... je ne dirai rien, monsieur le duc, je vous le jure, à personne.

—Eh bien! si tu tiens ce serment que tu me fais, ta fortune est faite. Demain, je le remettrai une bonne somme, tu retourneras dans ton pays et tu épouseras quelque brave garçon qui te plaira...

—Serait-ce bien possible, mon Dieu!...

—Cela sera. Tu vas remonter dans ta chambre et te coucher. Demain, mon valet de chambre, Jean, te dira ce qu'il faut faire, tu lui obéiras comme à moi-même.

—Grâce! ne m'assassinez pas?
—Grâce! ne m'assassinez pas?

—Oh!... monsieur le duc, monsieur le duc!...

Dans le transport de sa joie, elle riait et pleurait à la fois.

—Je compte donc sur ton silence, insista Norbert. Si tu es discrète, c'est le bonheur. Si tu dis jamais un mot, un seul... tu es perdue. Tu penses bien qu'un homme comme moi fait tout ce qu'il veut... Va donc, et jusqu'à ce que tu aies vu Jean, tiens ta langue et cache ton contentement.

Deux mobiles tout-puissants, l'intérêt et la peur, semblaient répondre de Caroline Schimel et assurer son silence.

C'était évidemment dans la sincérité même de son âme qu'elle avait juré de se taire.

Mais cela ne signifiait pas qu'elle fût assez forte pour porter le poids écrasant de ce redoutable secret. Un moment ne viendrait-il pas où elle céderait à un besoin d'épanchement plus fort que sa volonté, où elle se confierait à quelqu'un! Ne se pouvait-il pas encore qu'elle fût assez simple pour se vendre sans s'en douter si on venait à la questionner par hasard.

Savoir son nom, son honneur, sa vie, aux mains d'une fille de cette condition, c'était à perdre tout repos, toute sécurité, à l'exemple de ce prisonnier qui voyait, au-dessous de son cachot, les enfants de son geôlier jouer avec des allumettes au milieu des barils de poudre.

Et se sentir à sa merci!... Car Norbert était à sa discrétion absolue. Il ne le comprenait que trop. Pour lui, les moindres désirs de cette fille seraient des ordres irrésistibles. Il pouvait lui passer par la tête des idées absurdes, des fantaisies exorbitantes... elle commanderait et il obéirait.

Quel moyen employer pour se soustraire à cet asservissement odieux? Il n'y en avait qu'un. Les morts seuls ne parlent pas.

Quatre personnes allaient maintenant posséder le secret de Norbert: celle qui avait écrit la lettre anonyme et qu'il ne connaissait pas, la duchesse, Caroline, et enfin Jean à qui il serait bien forcé de se confier...

Mais ce n'était ni le temps, ni le lieu de réfléchir, de se désespérer. L'heure volait, et de seconde en seconde le danger grandissait. Les domestiques pouvaient reparaître d'un moment à l'autre.

Norbert se hâta de faire disparaître les dernières traces du duel, et courut à la chambre de la duchesse.

Il pensait la trouver inanimée, mourante là où elle était tombée quand il l'avait poussée. Il comptait la faire revenir à elle, la forcer de se coucher et repartir pour Maisons.

Ses prévisions furent trompées.

La duchesse, lorsqu'il entra, était dans un fauteuil, au coin du la cheminée, pâle, l'œil sec et brillant du feu de la fièvre.

Elle se leva, dès que son mari parut, attachant sur lui un regard si étrange, que n'en pouvant endurer la fixité, il baissa la tête.

Mais il se redressa presque aussitôt, honteux et indigné contre lui, d'un mouvement dont il rougissait comme d'une insigne lâcheté.

—Mon honneur est vengé, prononça-t-il avec un ricanement mauvais. M. le marquis de Croisenois est mort!... J'ai tué votre amant, madame.

Elle était armée contre ce coup, car elle ne broncha pas. Seulement, son expression devint plus dédaigneuse et la flamme de ses yeux noirs redoubla d'intensité.

—Vous vous trompez, fit-elle d'une voix dont nulle émotion n'altérait le timbre. M. de Croisenois... Georges, n'était pas mon amant.

—Oh!... vous pouviez vous épargner un mensonge, je ne vous demande rien...

L'attitude impassible de la duchesse blessait et irritait Norbert. Il faisait tout pour la tirer de ce calme, inexplicable pour lui.

Mais c'est en vain qu'il cherchait des paroles mortifiantes, qu'il prenait son accent le plus sarcastique, elle planait à de telles hauteurs qu'il ne pouvait l'atteindre...

—Je ne mens pas, répondit-elle. A quoi me servirait de tromper et de feindre... Qu'ai-je à redouter, désormais!... Vous voulez la vérité? Soit. Sachez donc que ce n'est pas à mon insu que Georges s'est introduit ici ce soir. Il vous l'affirmait, le malheureux, il espérait me sauver. S'il est venu, c'est que je lui avais donné un rendez-vous, je l'attendais; j'avais, exprès pour lui, laissé ouverte la petite porte du jardin...

—Madame!...

—Quand vous êtes arrivé, il entrait, et c'était la première fois qu'il entrait chez moi... J'aurais pu vous abandonner, vous trahir, non... Georges avait l'âme trop loyale et trop haute pour accepter les dégoûtantes transactions de l'adultère. Quand vous l'avez surpris à mes genoux, il me conjurait de fuir avec lui. J'ai tenu à ce moment, sa vie et son honneur... et j'hésitais. Ah!... malheureuse, pourquoi ai-je hésité... Il vivrait encore maintenant, nous serions loin d'ici, l'aurore d'une existence de bonheur se lèverait...

Elle s'animait en parlant, elle d'ordinaire si craintive et si réservée: sa lèvre tremblait, de fugitives rougeurs couvraient son teint transparent. Le charbon de la passion avait touché ses lèvres.

—Oh!... je vous dirai tout, poursuivit-elle, tout, puisque vous l'exigez. Je l'aimais, oui, je l'aimais de toute la puissance de mon âme, de toutes les forces de mon intelligence... Il n'était pas une des fibres de mon être qui ne fût tout à lui. Et je l'aimais ainsi, bien avant de savoir que vous existiez pour mon désespoir. C'est mon amour brisé que je pleurais ce jour maudit où j'ai été assez faible, assez lâche, assez misérable pour vous donner ma main. Vous avez tué Georges, croyez-vous? Eh bien! non. Son souvenir au dedans de moi-même est plus vivant que jamais, plus radieux, plus impérissable...

—Ah!... prenez garde, s'écria Norbert, prenez garde, sinon...

—Quoi!... vous me tuerez aussi!... Faites; je ne vous disputerai pas ma vie... elle ne m'est rien sans lui. Il n'est plus... j'ai vécu. La mort!... voilà le seul bienfait qu'il soit en votre pouvoir de m'accorder... Frappez!... Vous nous réunirez dans la mort, nous qui n'avons pu être unis dans la vie, et je tomberai en vous criant: merci!...

Norbert écoutait béant, confondu, pétrifié, s'étonnant qu'il fût encore des émotions pour lui, lorsqu'il croyait les avoir toutes épuisées pendant cette terrible soirée.

Était-ce bien elle, Marie, sa femme, qui s'exprimait avec cette violence inouïe, qui déchirait tous les voiles du passé, qui le bravait en face, qui défiait sa colère!...

Jadis il la comparait aux glaces du pôle, et voici que tout à coup la passion débordait de son cœur comme la lave du cratère.

Se pouvait-il qu'il l'eût ainsi méconnue!...

Il oubliait, pour l'admirer, jusqu'à son ressentiment. Elle lui semblait transfigurée; sa beauté n'était plus de cette terre, tout son être vibrait, une hardiesse sans pareille s'irradiait de ses prunelles enflammées, et des masses lourdes de ses cheveux noirs se dégageaient comme des étincelles quand elle secouait la tête.

C'était là vraiment la passion, et non cette ombre moqueuse qui le lassait depuis si longtemps. Marie était capable d'aimer, et non Diane, cette femme blonde à l'œil bleu d'acier, pour qui l'amour n'était qu'une bataille ou un jeu.

Il avait perdu ses jours à poursuivre une chimère, et le bonheur s'était lassé de l'attendre à son foyer.

Ce fut comme une révélation qui le bouleversa. Que n'eût-il pas donné pour effacer le passé! L'idée folle, absurde, lui vint que peut-être sa femme pourrait pardonner.

Il s'avança vers elle, les bras tendus, en bégayant:

—Marie!... Marie!...

D'un regard d'impitoyable mépris, elle l'arrêta.

—Je vous défends, dit-elle, je vous défends de m'appeler Marie.

Il ne répondit pas, et avançait de nouveau, quand tout à coup elle se rejeta violemment en arrière en poussant un grand cri:

—Horreur!... il a du sang de Georges sur les mains.

Norbert s'arrêta et regarda. C'était vrai.

La paume entière de sa main gauche était rouge, et il avait à sa manchette une large tache de sang.

Cette vue l'atterra et cependant il osa encore hasarder un geste suppliant.

La duchesse, pour toute réponse, lui montra la porte.

—Sortez!... s'écria-t-elle avec une véhémence extraordinaire, sortez. Je ne vous trahirai pas, je garderai le secret de votre crime... ne me demandez rien au-delà. Et n'oubliez jamais qu'il y a un cadavre entre nous, et que je vous hais...

Toutes les furies de la rage et de la jalousie déchirèrent le cœur de Norbert. Croisenois, mort, l'emportait encore.

—Et vous, dit-il d'une voix rauque, vous oubliez que je suis votre mari, que vous êtes à moi, et que je puis faire un supplice de chaque instant de votre vie... Je vous le rappellerai. Demain, à dix heures, je serai ici. A bientôt.

Il sortit en courant, comme deux heures sonnaient, et gagna l'esplanade des Invalides.

«Solide au poste,» selon son expression, le militaire promenait toujours Romulus.

—Par ma foi!... bourgeois, dit-il, quand Norbert vint le «relever de faction,» vous les faites de longueur, vos visites!... Je n'avais que la permission du spectacle, me voilà bien sûr, en revenant, de mes quatre jours de «clou,» ce n'est pas drôle.

—Bast! j'avais dit vingt francs, ce sera quarante, répondit Norbert en lui tendant deux louis.

—Ah!... vous m'en direz tant!...

Une heure plus tard, Norbert frappait au volet du cabaret où l'attendait le vieux Jean.

—Prends bien garde de n'être pas aperçu en rentrant le cheval, lui dit-il, et viens me trouver après; j'ai bien besoin de ton expérience.

XVIII

La douleur, la colère, l'horreur, avaient allumé dans le sang de la duchesse de Champdoce une fièvre terrible, qui l'avait soutenue tant qu'elle s'était trouvée en face de son mari.

Alors elle avait agi et parlé d'instinct, sous l'impression toute vive; animée par l'enthousiasme du péril bravé, enflammée du désir de venger Croisenois.

Elle ne s'était préoccupée de rien que de blesser Norbert, de l'humilier, de l'écraser. Tel était son malheur que c'est bien réellement qu'elle souhaitait la mort. Si elle eût su par quelles paroles l'attirer sûrement, elle les eût prononcées.

Mais en elle, malheureusement, l'énergie ne pouvait être qu'un accident, fugitif comme l'éclair. Son premier mouvement la portait en avant, la réflexion l'arrêtait. Elle avait l'âme vaillante et l'esprit craintif.

Dès qu'elle fut seule, que le danger se fut éloigné, toute son exaltation s'éteignit comme un feu de paille, et, épuisée de l'effort, elle s'affaissa sur une causeuse, défaillante, fondant en larmes.

Son désespoir était sans bornes, car elle se reprochait la mort de Croisenois.

—Si je ne lui avais pas accordé ce rendez-vous fatal, se disait-elle, il vivrait encore; c'est mon amour qui le tue.

Réfléchissant, elle se sentait précipitée au fond d'un abîme dont jamais elle ne sortirait.

Le présent était affreux; plus épouvantable l'avenir.

L'idée de s'adresser à son père traversa son esprit; elle la repoussa: à quoi bon!... Le comte de Puymandour l'écouterait-il, seulement?

—Tu es duchesse, lui disait-il avec son emphase ordinaire, tu as cinq cent mille livres de rentes!... donc tu es heureuse ou dois l'être.

Heureuse!... elle! Quelle amère dérision!... Elle en était réduite à envier le sort de la dernière des filles de cuisine de son hôtel!...

La nuit, pour elle, s'écoula ainsi, en angoisses insoutenables, et quand ses femmes, au matin, sur les dix heures, pénétrèrent dans sa chambre, elles la trouvèrent toute habillée, étendue à terre, les membres glacés et raides, la tête brûlante, les yeux brillants d'un sinistre éclat.

L'inquiétude et le chagrin furent tout d'abord extrêmes, à l'hôtel. La duchesse était adorée de ses gens, et il était évident pour les moins expérimentés, que ce ne pouvait être qu'une maladie très grave qui débutait par de pareils symptômes.

Tout le monde perdait un peu la tête, et on venait d'expédier coup sur coup quatre domestiques à la recherche d'un médecin, lorsque Norbert arriva de Maisons.

On le conduisit aussitôt, on le porta presque à la chambre de la duchesse, comme si, par sa seule présence, il eût pu lui procurer un soulagement immédiat. Elle ne le reconnut pas.

Norbert, lui, avait été saisi d'une inquiétude poignante. Que s'était-il passé en son absence, qu'est-ce que cela voulait dire, n'y avait-il pas eu d'indiscrétion de commise?

Il interrogeait les femmes de chambre aussi adroitement que lui permettait son trouble, quand on lui annonça, non pas un médecin mais deux, qui s'étaient rencontrés à la porte.

Introduits aussitôt près de la duchesse, ils ne dissimulèrent ni la gravité de la situation, ni la possibilité d'une terminaison fatale. Ils jugeaient Mme de Champdoce au plus mal, si mal qu'ils demandaient une consolation pour l'après-midi.

L'heure arrêtée, ils rédigèrent une ordonnance, et se retirèrent en recommandant la plus exacte exécution de leurs prescriptions, les soins les plus minutieux et une surveillance de toutes les minutes.

Ces recommandations étaient inutiles. Norbert s'était installé au chevet de sa femme, bien décidé à n'en pas bouger jusqu'à son rétablissement ou à sa mort.

Elle avait une fièvre terrible, et à tout moment le délire lui arrachait des lambeaux de phrase qui faisaient frissonner Norbert.

C'était la seconde fois qu'il avait à disputer un secret au délire.

Jadis, à Champdoce, c'était son père qu'il veillait, son père qui pouvait dire quel crime épouvantable il avait failli commettre. C'était sa femme qu'il gardait aujourd'hui, afin d'arrêter sur ses lèvres, si elle s'y présentait, l'histoire de Croisenois.

Forcé à un retour sur lui-même, il était épouvanté de ce qu'il avait déjà semé dans sa vie de crimes et de remords... et il n'avait pas vingt-cinq ans. Quel avenir était possible, avec un tel passé!...

Et le délire de la duchesse n'était pas sa seule angoisse. De quart d'heure en quart d'heure, il sonnait pour lui demander si on n'avait pas vu Jean, son valet de chambre.

On l'avait aperçu de très bonne heure le matin, il avait même parlé à plusieurs domestiques, mais il était sorti depuis plusieurs heures et n'avait pas reparu.

—Dès qu'il rentrera, répétait à chaque fois Norbert, envoyez-le moi vite.

Il parut enfin, et Norbert, se levant vivement, l'entraîna dans l'embrasure d'une fenêtre.

—Eh bien?... lui demanda-t-il.

—Tout est arrangé de ce côté, monsieur, calmez-vous.

—Cette Caroline?...

—Est partie, monsieur, je l'ai mise moi-même en voiture, après lui avoir compté une somme de vingt mille francs. Elle quitte Paris, la France; elle se propose de rejoindre en Amérique un de ses cousins qui l'épousera, à ce qu'elle espère.

Norbert respira, plus librement peut-être qu'il ne l'avait fait depuis la veille. Le souvenir de cette Caroline Schimel l'obsédait.

—Et l'autre affaire? interrogea-t-il.

Le vieux serviteur hocha tristement la tête.

Celle-là, répondit-il, m'effraie. J'en vois clairement les périls: ils sont immenses; et les avantages m'échappent...

—Je le l'ai déjà dit, Jean, mon parti sur ce point est irrévocablement pris.

—Aussi, vous ai-je obéi, monsieur, en prenant toutes les précautions que me suggérait la prudence.

—Ah!...

—J'ai découvert un jeune commis-voyageur, honnête homme, m'affirme-t-on, auquel j'ai persuadé que je l'envoie en Égypte pour m'acheter des cotons... une idée de spéculation que je suis censé avoir. Il partira aujourd'hui même, ravi et bien payé... Par la même occasion, il mettra à la poste les deux lettres que nous avons de M. de Croisenois, la première à Marseille, la seconde au Caire...

—Et tu ne comprends pas que ces lettres feront ma sécurité?

—Je comprends qu'un hasard, une maladresse de notre agent peuvent nous trahir.

—Je le veux.

Jean se tut. Il ne savait pas résister à son maître, les lettres furent expédiées.

De ce moment, et pendant les deux jours qui suivirent, Norbert n'eut pas une minute à lui.

Les médecins appelés en consultation avaient donné une lueur d'espoir, mais elle était bien faible, bien chétive. Le mal paraissait empirer sans cesse, avec des alternatives diverses, mais toutes également désolantes. Les accidents cérébraux les plus alarmants se succédaient sans relâche.

Et durant ces heures éternelles, Norbert n'osait pas fermer l'œil, et ce n'est qu'en tremblant qu'il laissait approcher les femmes de chambre. Toujours le délire présentait à la duchesse la même affreuse vision: Croisenois tombant la poitrine traversée d'un coup d'épée.

Enfin, le quatrième jour, la fièvre céda, la malade s'assoupit, et Norbert eu le loisir de la réflexion.

Comment Mme de Mussidan, qui jadis venait tous les jours, n'avait-elle pas paru? Cette circonstance lui parut si extraordinaire qu'il se risqua à lui écrire pour l'informer de la maladie de Mme de Champdoce.

Une heure plus tard, il en recevait cette laconique réponse:

«Croirez-vous à un prétexte? J'espère que non. M. de Mussidan vient de décider que nous passerons l'hiver en Italie, et nous partons ce soir. Adieu.

D.»

—Merci, docteur! merci de la bonne nouvelle.
—Merci, docteur! merci de la bonne nouvelle.

Prétexte ou non, elle partait, elle le laissait seul quand tout l'abandonnait, elle s'enfuyait emportant son dernier espoir de bonheur.

Et cependant, tel était son aveuglement, qu'il s'efforçait de se prouver que ce départ la désolait pour le moins autant que lui-même.

A cinq jours de là, il n'était pas encore remis de ce coup, et Mme de Champdoce était hors de danger, quand un matin le médecin le prit à part d'un air mystérieux et solennel.

Il avait à lui annoncer une grande, une heureuse, une magnifique nouvelle:

La duchesse de Champdoce était enceinte.

En effet, la duchesse de Champdoce était enceinte, et c'était là le secret qu'elle allait révéler au marquis de Croisenois lorsque son mari était apparu.

C'est cette pensée qui l'avait retenue au foyer conjugal, qui lui avait donné le courage de résister aux larmes et aux prières de Georges l'adjurant de fuir.

Elle hésitait, elle chancelait, elle allait succomber aux inspirations de son cœur, lorsque tout à coup, cette idée, un moment écartés, s'était représentée à son esprit.

—Malheureuse!... s'était-elle alors écriée, j'oubliais... je ne puis..., je ne m'appartiens plus.

Son malheur, et il devait lui être imputé à crime, fut de ne pas dire la vérité à son mari spontanément, et de laisser à un médecin le soin de la lui apprendre.

Cette nouvelle devait réveiller toutes les fureurs de Norbert. Il devint livide, ses yeux lancèrent des éclairs. Il essaya cependant de dissimuler son impression.

—Merci, docteur, balbutia-t-il d'une voix étranglée, merci de la bonne nouvelle. Ah! je suis bien heureux!... Mais vous permettez, n'est-ce pas, que je courre près de la duchesse...

Il étouffait. Il sortit précipitamment, laissant le docteur aussi déconcerté que possible, intrigué et même un peu penaud.

—Ouais! pensait-il, aurai-je fait un pas de clerc, avec toute mon expérience?... Pour sûr, je viens de froisser quelque blessure qui saigne encore!...

Le fait est que Norbert, au lieu de se rendre près de sa femme, avait couru s'enfermer dans la bibliothèque.

Il lui fallait la solitude pour s'abandonner en liberté aux mouvements de son âme, pour souder la situation nouvelle qui se présentait et reprendre possession de son sang-froid. Il voulait être seul pour réfléchir et tâcher de voir clair au fond de sa pensée bouleversée.

Cette circonstance, après les derniers événements, était de tous les désastres qui pouvaient foudre sur sa vie, le plus épouvantable.

Plus Norbert réfléchissait, plus il se persuadait qu'il était indignement bafoué, misérablement pris pour dupe.

Il avait commencé par douter, il était sûr maintenant que cet enfant n'était pas de lui.

Tout le lui prouvait; il lui semblait que l'évidence sautait aux yeux, et cette certitude qu'il croyait avoir lui arrachait de véritables rugissements de rage.

Allait-il donc être réduit à cet excès de misère et d'ignominie, de recevoir comme sien l'enfant de Georges de Croisenois?... Lui faudrait-il accepter ce vivant témoignage de son malheur?

Quoi!... cet enfant grandirait dans sa maison, il porterait son nom, et plus tard il hériterait de l'immense fortune de la famille de Champdoce!...

—Ah!... jamais, s'écriait-il, jamais!... Je l'étranglerais plutôt de mes propres mains.

Puis, il songeait aux dégoûts qu'il serait réduit à cacher, aux caresses qu'il lui faudrait feindre, pour écarter les soupçons du monde, et il se sentait incapable de cette monstrueuse comédie de la paternité.

—J'aimerais mieux mille fois, disait-il, élever près de moi un bâtard pris au hasard aux enfants trouvés, au moins je ne le haïrais pas, celui-là, il ne me semblerait pas toujours retrouver sur son visage l'exécrable ressemblance de Georges de Croisenois.

Mais précisément pour cette raison qu'il était prêt à toutes les violences, il se contraignit à dissimuler et fut avec la duchesse strictement convenable.

Il avait, d'ailleurs, tout à craindre d'elle, en ces premiers moments. La mystérieuse disparition de Croisenois faisait un bruit affreux, et si les lettres mises à la poste par l'émissaire de Jean épaissirent le mystère autour de cet événement, elles ne satisfirent ni la police, ni l'opinion.

Mais on se lasse de tout; on oublia Croisenois: Norbert dut se croire assuré de l'impunité.

Accablé de remords, rongé de regrets, ce grand seigneur si envié, sur qui la fortune semblait avoir épuisé ses plus magnifiques faveurs, Norbert de Champdoce traînait alors la plus lamentable existence.

Il n'avait pas vécu, et il se sentait fini, usé, rassasié jusqu'à l'écœurement. Il n'avait pas vingt-cinq ans, et il ne découvrait nulle lueur dans l'avenir; il n'apercevait nul projet où accrocher une espérance.

Depuis trois mois que Mme Diane était partie, elle ne lui avait pas donné signe de vie; un abîme de sang le séparait de sa femme; parmi tous les gens qu'il avait connus, il ne voyait pas un ami; la débauche même lui manquait.

Retiré dans son hôtel, il vivait seul, triste et sombre toujours, sans autre compagnie que l'idée fixe qui le hantait.

Il ne pouvait détacher sa pensée de cet enfant qui allait venir. Comment se soustraire à ce supplice odieux de l'élever comme sien?

Depuis quatre mois qu'il ne pensait qu'à cela, il avait adopté et rejeté bien des expédients, et toujours il en revenait à l'inspiration qui la première s'était présentée à son esprit, et qu'il résumait ainsi:

Substituer un enfant qu'on se procurerait n'importe où, n'importe comment, à l'enfant de la duchesse.

Enfin, comme le temps passait, il décida qu'il en serait ainsi, et c'est à Jean, cet honnête homme dont un merveilleux dévouement faisait son complice, qu'il s'en remit quant à l'exécution.

Pour la première fois, Jean osa résister. L'action lui paraissait abominable, il ne le cacha pas, et même il dit que certainement elle porterait malheur.

Mais lorsqu'il reconnut que Norbert s'adresserait à quelqu'autre, qui serait moins scrupuleux et qui pourrait être maladroit, il promit en pleurant d'obéir.

L'entreprise était périlleuse, difficile à mener secrètement. Il fallait pour le succès des coïncidences particulières, et même les plus minutieuses précautions prises, il fallait encore laisser une large part au hasard.

N'importe, moins d'un mois plus tard, Jean vint déclarer à son maître que si seulement on pouvait décider la duchesse à venir s'établir au château de L., que la famille de Champdoce possédait près de Montoire, lui, Jean, répondait de tout.

Le lendemain même, Norbert partait pour L... avec sa femme.

Pauvre duchesse!... Elle n'était plus alors que l'ombre d'elle-même: Jamais, à la voir si pâle et si languissante, maigre, l'œil éteint, on n'eût reconnu la belle, la spirituelle, la rieuse Marie de Puymandour.

A la longue, Norbert et elle en étaient venus à vivre comme des étrangers sous le même toit. Souvent ils étaient des semaines sans se voir. Avaient-ils quelque chose à se communiquer, ils s'écrivaient.

Le château de L... était merveilleusement choisi, la duchesse y était absolument à la discrétion de son mari. De secours, elle n'avait à en attendre de personne. Son père, le comte de Puymandour, était mort le mois précédent, à la suite d'une tournée électorale.

Que se passa-t-il à L... lors des couches de la duchesse?

Le secret fut bien gardé. Seul, ce billet où la malheureuse mère écrivait: «Ayez pitié; rendez-moi mon enfant!» trahit quelque chose de l'horrible lutte qui certainement eut lieu.

Ce qui est sûr, c'est que l'enfant de la duchesse de Champdoce fut porté par Jean à l'hospice de Vendôme.

Ce qui est sûr aussi, c'est que l'enfant qui fut baptisé sous les noms de Anne-René-Gontrand de Dompair, marquis de Champdoce, était le fils d'une pauvre fille des environs de Montoire, qu'on appelait la Fougerouse.

XIX

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Là s'arrêtait brusquement le manuscrit de B. Mascarot.

Paul Violaine posa sur la table le volumineux cahier, en disant d'un air assez surpris:

—Et c'est tout!...

Il était grand temps d'ailleurs qu'il arrivât à la fin; sa voix, brisée par la fatigue expirait avec les dernières lignes.

Malgré la rapidité de son débit, il n'avait pas fallu moins de six heures pour lire cette longue et lamentable histoire des misères, des folies et des crimes de l'illustre maison de Champdoce.

En tout, il ne s'était reposé qu'un quart d'heure, et encore devait-il ce répit à Beaumarchef, qui était venu appeler l'honorable placeur pour une affaire de l'agence qui ne souffrait ni remise ni retard.

Il est vrai que l'attention la plus sévère et la mieux soutenue l'avait encouragé.

Ni maître Catenac, ni l'excellent docteur Hortebize ne s'étaient permis une observation. Ils n'avaient pas hasardé un geste.

B. Mascarot, lui, avait écouté avec l'apparente satisfaction d'un auteur qui se délecte de son ouvrage. Mais, en réalité, pendant que, renversé sur son fauteuil, il tournait bénignement ses pouces, il guettait d'un œil sagace, par-dessus ses lunettes, l'effet produit sur le visage de ses associés.

Cet effet fut considérable, et tel qu'il l'avait espéré.

Le récit était achevé depuis un bon moment, que Paul, Catenac et Hortebize, se regardaient encore avec une stupeur qui n'était pas exempte d'effroi, chacun d'eux s'efforçant de résumer rapidement par la pensée les circonstances qui l'avaient le plus frappé.

Tous se demandaient pour quelles raisons B. Mascarot s'était arrêté court au moment de conclure et de tirer les conséquences.

Catenac, dont la position dans la société était si fausse, fut le premier qui parvint à secouer l'atmosphère de vague appréhension qui régnait sur le bureau de l'agence de placement.

—Eh! eh! fit-il avec un petit rire contraint, j'avais toujours dit que notre ami Baptistin était né pour les lettres. Prend-il la plume, aussitôt le placeur s'évanouit, et l'agrégé reparaît. Il nous avait promis quelques notes, un mémoire à consulter, il nous sert un roman.

Le digne M. Hortebize observait l'avocat d'un œil méfiant.

—Crois-tu vraiment que ce soit un roman? interrogea-t-il.

—Pour la forme du moins...

Le docteur haussa les épaules.

B. Mascarot pendant ce temps, s'était lové et adossé à la cheminée. Il rajustait ses lunettes, de ce mouvement familier qui, de sa part, annonçait toujours quelques explications décisives.

—Mieux que tout autre, commença-t-il d'un ton ironique, Catenac devait apprécier et... goûter, ce qu'il y a de réel dans ce récit, lui qui est l'homme d'affaires, l'avocat, le conseil du noble duc de Champdoce, c'est-à-dire de ce Norbert dont je viens de vous lire la jeunesse.

—Oh!... je ne conteste pas le fond! fit vivement Catenac.

—Que contestes-tu donc?

—Sérieusement, rien. Je me suis permis de plaisanter la forme un peu... comment dirai-je?... un peu romanesque, voilà tout. Serait-ce un crime?

—Non, répondit froidement le placeur, dans ta position ce n'est qu'une sottise.

Toutes les fois que Catenac s'attirait quelque coup de boutoir du maître, le bon docteur était aux anges.

—Empoche, avocat, dit-il.

Mais B. Mascarot n'était pas d'humeur à plaisanter.

—Catenac, reprit-il d'un ton qui n'était rien moins qu'amical, avait reçu quelques confidences importantes de son noble client. Il s'est bien gardé de nous les communiquer. Dans son opinion, d'après ce qu'il savait, nous courions à notre perte, et il nous regardait y courir, cet estimable ami, tout réjoui de l'espoir d'être débarrassé de nous.

L'avocat voulut protester, mais le placeur, d'un geste, l'arrêta.

Après une pose calculée, l'honorable professeur continua:

—Un os suffit à un anatomiste pour reconstruire le squelette d'un animal. Je serais, moi, un piètre observateur si, déduisant du connu à l'inconnu, je n'étais pas capable de rétablir l'histoire exacte de gens que j'étudie et que j'observe depuis tant d'années. Croyez pourtant que je n'ai pas eu à faire de grands frais d'imagination. Mon manuscrit n'est guère qu'un travail de marquetterie. Même, ce n'est pas à moi qu'il faut s'en prendre de la forme un peu romanesque, mais bien à Mme la comtesse de Mussidan, à Mme Diane.

—A Mme de Mussidan?...

—Mais oui, ami Catenac, et aussi à Norbert... Je suis sûr que les phrases qui t'ont frappé étaient d'eux. Car je les ai copiées, c'est avec leurs propres expressions que je traduisais leurs sentiments... Cela t'étonne?

—Il me semblait...

—Quoi?... tu as donc oublié la correspondance soustraite à la comtesse de Mussidan?... C'est une femme soigneuse. Elle avait conservé non-seulement les lettres de Norbert, mais encore les siennes propres que Norbert lui avait rendues...

—Et nous les avons?

—Toutes. Nous avons saisi du même coup les demandes et les réponses. Tout un roman d'amour par lettres, et un fameux roman... Ce qu'on vous a lu n'en était qu'un résumé affaibli.

L'excellent Hortebize eut un geste d'admiration.

—Maintenant, s'écria-t-il, je comprends les terreurs de Mme de Mussidan. Et moi, Baptistin, qui t'accusais d'imprudence!... Oui, tu as raison, avec de telles armes entre les mains, nous pouvons tout oser... Mme de Mussidan donnera la main de sa fille Sabine à qui nous voudrons...

Mais B. Mascarot n'avait pas le temps de s'arrêter à ce petit triomphe.

—Ce n'est pas tout, reprit-il. J'avais pour m'expliquer les passages obscurs, l'instigateur de toute cette intrigue, Dauman...

—Le Président... il vit?...

—Parfaitement. Et c'est un homme à nous, et tu le connais!... Dame!... il n'est plus de la première jeunesse, il est un peu cassé, la jambe traîne, la vue baisse, mais la cervelle est intacte.

Catenac était devenu fort sérieux.

—Tu m'en diras tant! murmurait-t-il, tout abasourdi, tu m'en diras tant...

—Je te dirai encore que toute la partie du duel et de la mort de ce brave et digne Georges de Croisenois a été écrite presque sous la dictée de Caroline Schimel... Véritablement cette malheureuse se proposait, en quittant Paris, de rejoindre son parent en Amérique... Elle n'alla pas plus loin que le Havre. Les grâces et les doux propos d'un galant matelot dont elle avait fait connaissance en voiture changèrent brusquement toutes ses résolutions... Tant que dura l'argent qui avait été donné par Jean, le matelot fut le plus aimable des hommes... Seulement, avec le dernier billet de mille francs, il disparut.

Désespérée, réduite à la plus ignominieuse des misères, Caroline revint à Paris. Elle mourait de faim... Elle s'adressa au duc de Champdoce... Il se sentait pris, il la secourut, et à quatre ou cinq reprises il essaya de lui assurer une petite position... L'inconduite de Caroline rendit vaines toutes les tentatives.

A la fin, le duc s'est résigné à se laisser rançonner au jour le jour, acceptant peut-être cette honte comme une expiation...

Quant à Caroline, son existence est inimaginable... Parfois, prise de remords, elle cherche une place et travaille huit jours... Mais bientôt ses habitudes vagabondes reprennent le dessus, et elle court demander de l'argent à l'hôtel de Champdoce.

Et cependant elle a toujours fidèlement tenu son serment, et sans sa funeste passion pour les petits verres, je doute que Tantaine eût jamais réussi à lui arracher une parole...

B. Mascarot paraissait parler pour soi bien plus que pour ses estimables associés. On l'eût dit préoccupé surtout de combattre certaines objections de son esprit.

—A coup sûr, poursuivait-il plus bas, Caroline Schimel n'est pas une nature instinctivement mauvaise. Le secret qu'elle a surpris lui a porté malheur. C'est tout cet argent, qu'elle se procurait si facilement, qui l'a pervertie. Telle que je la devine, si au réveil elle se souvient des confidences qui lui ont été arrachées par l'ivresse, elle est fille à aller, à tous risques, prévenir Le duc de Champdoce.

Cette éventualité, ainsi présentée, fit bondir Catenac sur sa chaise, et lui arracha un juron.

—Dix mille diables!... mais alors...

Le digne placeur haussa dédaigneusement les épaules.

—Te voilà encore, fit-il d'un ton dédaigneux, à te forger des fantômes!...

—Il appelle cela des fantômes!...

—Certainement. Serais-je tranquille comme je le suis si j'entrevoyais l'ombre d'un péril? Voyons, franchement, que nous importe ce que peut dire Caroline? Qui accusera-t-elle de lui avoir escamoté son secret? Un vieux clerc d'huissier nommé Tantaine. Or, comment veux-tu que le duc, ton noble client, trouve le trait d'union entre ce misérable bonhomme et l'honorable maître Catenac?

—Ce serait difficile, en effet.

—Dis impossible, insista Hortebize. Sans compter qu'à la moindre alarme nous faisons disparaître le doux Tantaine plus prestement qu'un diable de féerie dans une trappe... Et on ne le retrouverait pas dans les dessous, lui.

D'un signe de tête amical, B. Mascarot approuva l'excellent docteur.

—Assieds-toi à mon bureau.
—Assieds-toi à mon bureau.

—D'ailleurs, ajouta-t-il, je me demande vainement ce que nous pouvons avoir à redouter du duc de Champdoce. N'est-il pas en notre pouvoir tout autant que son ancienne adorée, la comtesse de Mussidan? Il me semble que nous avons

ses lettres. Ne savons-nous pas ce qu'on trouverait, si ou grattait au fond de son jardin? Et notez que l'identité du squelette serait des plus aisées à établir. Croisenois avait sur lui, quand il disparut, un millier de francs en pièces d'or portugaises, le fait est consigné aux procès-verbaux de l'enquête qui eut lieu alors.

Il était facile de reconnaître à la physionomie de Catenac que ses dispositions changeaient du tout au tout, à mesure que l'impunité lui était démontrée.

—Vous êtes là que vous me prêchez, fit-il avec une brusquerie affectée, comme si je n'étais pas à votre discrétion! Ne faut-il pas que je marche avec vous, bon gré, mal gré?

—Nous tenons à ce que ce soit de ton plein gré.

L'avocat parut délibérer une minute, puis se levant brusquement, il tendit la main à l'honorable placeur.

—J'agirai loyalement, lui dit-il; tu as ma parole. Expose-nous ton plan, je te dirai ensuite ce que M. de Champdoce m'a appris.

Un sourire de satisfaction vint aux lèvres de B. Mascarot. Enfin, il l'emportait. Cette fois, il ne mettait nullement en doute la franchise de l'avocat.

—Avant tout, reprit-il, je vous dois la fin de l'histoire que Paul vient de vous lire. Elle est simple et lamentable.

Le duc et la duchesse de Champdoce n'avaient pas cinquante ans à eux deux, ils portaient un des noms historiques de France, ils étaient entourés d'un luxe princier, et cependant leur vie était perdue, finie; tout était mort en eux, ils renonçaient à l'espoir même du bonheur.

Leur ménage dut être un enfer, mais ils s'appliquèrent à sauver les apparences, et réussirent. Rien ne transpira au dehors des effroyables misères de leur intérieur.

La duchesse, presque toujours alitée, ne s'occupait que d'œuvres de charité. Le duc, lui, après avoir refait son éducation, s'est réfugié dans le travail et est devenu l'homme remarquable que vous connaissez.

—Et Mme de Mussidan? interrogea Catenac.

—J'y arrive. Cette femme, d'une si étrange perversité, ne se serait pas crue vengée complètement, si Norbert n'eut pas su que c'était à elle et à elle seule qu'il devait le désespoir de son existence. Un jour, à son retour d'Italie, elle osa tout apprendre à Norbert.

Oui, elle osa lui dire que c'était elle qui avait comme poussé la duchesse dans les bras de Croisenois, elle lui dit que c'était elle qui, avertie du rendez-vous, avait écrit la fatale lettre anonyme.

—Et il ne l'a pas tuée!... s'écria Hortebize.

L'honorable placeur modula du bout des lèvres un petit sifflement des plus significatifs.

—Il n'a pas touché un cheveu de sa jolie tête, répondit-il.

—Oh!... à sa place...

—A sa place, docteur, tu te serais tu comme lui. N'avait-elle pas toutes ses lettres?... Elle l'en a menacé. Ah!... elle a du poignet la jeune dame, et nous n'avons pas le monopole du chantage. Qu'avez-vous à me regarder ainsi? Vous doutez? Rien n'est pourtant si vrai. Cette noble comtesse a fait chanter M. le duc de Champdoce comme une simple coquine. Vous savez sa vie dissipée, ses prodigalités, son désordre.., quand elle est par trop gênée, c'est à Norbert qu'elle s'adresse. Il n'y a pas encore dix jours, elle lui a emprunté dix mille francs pour apaiser Van Klopen.

Véritablement, les associés de l'agence étaient confondus.

—Quelle femme! murmurait l'excellent docteur, quelle femme!... et moi qui la plaignais de tout mon cœur, le jour où je suis allé lui mettre le pistolet sur la gorge!...

D'un geste, B. Mascarot lui imposa silence.

—Il est temps d'en finir avec le passé, reprit-il; parlons un peu de cet enfant de la Fougerousse, mis au lieu et place de l'enfant de l'infortunée duchesse, et présenté dans le monde sous le nom de Gontrand de Champdoce. Tu as dû le connaître, docteur?

—Je l'ai vu du moins plusieurs fois; c'était un fort joli garçon...

—En effet; mais c'était aussi un déplorable garnement. Élevé comme un fils de prince, ce garçon avait les goûts et les mœurs d'un laquais, et s'il eût vécu, il eût infailliblement déshonoré le nom qu'il portait.

Il faisait le désespoir de M. et Mme de Champdoce, et les inquiétait horriblement, quand il y a dix mois, à la suite d'une orgie, il fut pris d'une fièvre chaude et enlevé en trois jours.

Il mourut en demandant pardon à ceux qu'il croyait ses parents, et le duc et la duchesse oublièrent leur haine, mêlèrent leurs larmes et se réconcilièrent, devant le lit de mort de ce malheureux dont la conduite avait été le plus horrible châtiment qui se puisse imaginer, de la coupable détermination de Norbert...

B. Mascarot, on le voyait, avait hâte de terminer.

Lui, beau diseur d'ordinaire, car les railleries de Catenac n'étaient pas dénuées de fondement, il ne semblait s'inquiéter que d'abréger.

Sur ces derniers mots, il eut un gros soupir de satisfaction, et s'allongea dans son fauteuil, en disant:

—Maintenant, arrivons à nos affaires.

L'attention de Catenac, du docteur et de Paul, lassée par une séance de plus de six heures, s'éveilla plus brûlante que jamais. On allait donc enfin livrer le dernier mot.

—Le fils de la Fougerousse mort, reprit B. Mascarot, le nom de Champdoce était condamné à s'éteindre.

C'est alors que Norbert, sollicité par sa femme, adopta l'idée qui lui était venue bien souvent, de rechercher et de reprendre ce pauvre déshérité jadis déposé à l'hospice. Il lui était interdit, et il en souffrait cruellement, de revenir sur ce qui avait été fait, mais il lui était toujours permis d'adopter un enfant, et de lui léguer sa fortune et son nom. Il ne doutait plus de sa paternité.

C'est le cœur gonflé d'espoir qu'il partit pour Vendôme, muni des indications nécessaires pour la reconnaissance.

La plus affreuse déception l'attendait.

On reconnut bien à l'hospice qu'un enfant avait été déposé le jour que disait Norbert, à l'heure qu'il indiquait, vêtu des langes qu'il dépeignait... Les registres en faisaient foi. On lui représenta même la médaille que portait autour du cou le petit abandonné.

Mais cet enfant n'était plus à l'hospice, et on ne savait ce qu'il était devenu.

A l'âge de douze ans, et lorsque tout le monde était ravi de son intelligence et de sa gentillesse, il s'était enfui de l'hospice, et les plus actives recherches pour retrouver ses traces étaient restées inutiles.

C'est avec un dépit fort mal déguisé, que maître Catenac écoutait ces détails si étrangement précis.

Décidément ses associés étaient informés de toutes les particularités de l'affaire, aussi bien, sinon mieux que lui, qui, cependant, avait eu les confidences du duc, son client.

Et lui qui comptait sur les précieuses indications qu'il fournirait, pour racheter, et au-delà, ses traîtrises passées!!!

Mais B. Mascarot ne voulut point voir sa contrariété; déjà il poursuivait son rapide récit:

—Ce nouveau malheur atterra le duc de Champdoce.

Il avait tant souffert depuis vingt années, il avait été si cruellement éprouvé de toutes les façons, il avait tant répandu de larmes secrètes, qu'il croyait ses crimes expiés et que la justice divine, à la fin, était satisfaite.

Après les misères et folies de sa jeunesse, les regrets cuisants de son âge mûr, il lui avait semblé entrevoir pour sa vieillesse le calme et le repos à défaut du bonheur, et pas du tout, il avait été écrasé du sentiment de l'irréparable.

Précipité de toute la hauteur de délicieuses espérances, du plus profond de son abîme, le choc fut si rude qu'il faillit être brisé sur le coup.

Il était vieilli de vingt ans, lorsqu'il revint annoncer à la duchesse, qui l'attendait, palpitante, agonisante d'anxiété, que tout était fini, que Dieu n'avait pas pardonné, qu'ils étaient bien condamnés sans appel.

Cependant, au bout de quelques jours, remis un peu de l'horrible secousse, il réfléchit et jugea que s'abandonner serait une coupable lâcheté.

De ses longues et douloureuses méditations jaillit une lueur petite, certes, et chétive, mais enfin une lueur qui rompait la désolante uniformité de ses ténèbres.

Qui l'empêchait de se mettre à la recherche de ce pauvre abandonné, et pourquoi ne le retrouverait-il pas?

Certes, le monde est immense, et un malheureux sans nom, sans fortune, échappé d'un hospice d'enfants trouvés, y est un imperceptible atome, mais avec du temps et de l'argent, on accomplit des miracles.

Or, il avait à donner, lui, sa vie et sa fortune.

Sa situation était telle, que par ses grandes relations il pouvait intéresser à ses investigations, toutes les diplomaties.

Il possédait assez de millions pour qu'il lui fût facile de prendre à sa solde et d'organiser en une armée dévouée à ses desseins, les plus habiles et les plus intelligents agents de police de l'Europe.

Qu'il réussît ou non, c'était un devoir qu'il allait remplir, cette tâche serait désormais l'aliment de son activité, et le but de sa vie.

Il se jura qu'il ne s'arrêterait, qu'il ne désespérerait que le jour où il aurait entre les mains les preuves indiscutables, matérielles, de la mort de son fils.

Cependant il ne confia pas son projet à la duchesse.

Il redoutait pour elle les alternatives qu'il prévoyait, de crainte et d'espérance. La santé de la malheureuse femme était si profondément ébranlée, qu'une déception, une fausse joie, pouvaient la tuer.

Ainsi déterminé, il devait commencer et commença, en effet, par s'adresser à cette providence au petit pied qui, du fond de la rue de Jérusalem, surveille le jeu de la machine sociale.

Mais la police n'apprit absolument rien à M. de Champdoce. On lui répondit: «C'est bien... nous prenons note... on verra.., Repassez dans un mois, et... bonsoir.»

Il faut dire que sa position particulière, le passé qu'il lui était interdit de remuer, lui imposaient une réserve extrême. Il ne dit pas la vérité, présenta mal l'affaire; bref, n'intéressa nullement.

C'était jouer de malheur, car on l'avait adressé à un paroissien assez adroit, en grande réputation à la préfecture, qui est le voisin de notre ami Martin-Rigal, un certain Lecoq...

A la grande surprise de Paul, ce nom seul fit au digne M. Hortebize, juste l'effet d'un coup de fouet bien cinglé dans les jambes.

Il porta machinalement la main au médaillon pendu à sa chaîne de montre, et se dressa pâle et effaré.

—Halte!... fit-il d'une voix étranglée, si ce Lecoq est de la partie, je retire ma mise. Rien ne va plus!... Charlemagne!... je file.

Sa panique était si singulière que Catenac daigna sourire.

—Eh! eh!!! fit-il, je comprends ton émotion, docteur. Mais rassieds-toi. Lecoq n'en est pas.

Cette assurance ne suffit pas pour rassurer l'excellent Hortebize, et il resta en suspens, un pied en l'air, interrogeant B. Mascarot du regard.

—Il n'en est pas!... affirma le placeur en appuyant sur chaque mot. Ce drôle, qui est capricieux comme une jolie femme, a répondu que sa situation lui interdit de s'occuper de recherches particulières, ce qui est vrai, et que de plus l'affaire ne serait pas dans ses moyens. Le duc lui a offert une somme considérable s'il voulait quitter sa place; il a refusé, sous prétexte qu'il ne travaille pas pour de l'argent, mais pour l'art.

—C'est pourtant vrai, approuva Catenac.

—Ah!... n'importe!... murmura Hortebize en jetant à son médaillon des regards funèbres; n'importe, l'idée seule qu'on a consulté ce Lecoq me bouleverse.

—Parce que?... Ne vas-tu pas aussi toi, croire qu'il est sorcier? Il n'est pas plus malin que les autres, il entend mieux la réclame, voilà tout... Bref, c'est sur le refus de Lecoq, que M. de Champdoce s'est adressé à Catenac, lequel l'a mis en rapport avec Perpignan... Est-ce bien tout?

L'avocat se leva.

—C'est tout, répondit-il. J'ajouterai seulement, mais vous devez le savoir, que le duc m'a chargé de surveiller les gens qui vont entreprendre ses recherches.

—Avez-vous un plan?

—Pas encore. La consigne du duc est celle-ci: Réussir, quand on devrait interroger tous les citoyens du globe l'un après l'autre. Il y a de la marge, comme vous voyez.

—A-t-on commencé les opérations?

—Pas encore. Le duc seul, jusqu'ici, est allé à Vendôme, qui sera le quartier général, sans aucun doute; nous devons nous y rendre au premier jour.

—Très bien.

—D'ailleurs, ajouta Catenac en haussant les épaules, je suis de l'avis de Perpignan: l'entreprise est parfaitement insensée...

—Lecoq dit le succès possible...

—Il le dit, en effet, mais s'il le pensait, il se chargerait de l'affaire.

Depuis un moment, B. Mascarot souriait doucement, tout en tracassant ses lunettes.

—Eh bien! moi, déclara-t-il, j'ai été du premier coup de l'avis de Lecoq.

—Ah!...

—C'est pourquoi je me suis mis en campagne.

—Toi? tu es allé à Vendôme, tu as...

—Que t'importe!... J'ai cherché... et à cette heure je sais où prendre l'unique héritier de la maison de Champdoce.

Catenac ouvrait des yeux immenses.

—Tu plaisantes, sans doute? balbutia-t-il.

—De ma vie, je n'ai parlé si sérieusement. J'ai trouvé!... Seulement, comme il est impossible que je paraisse, c'est à toi et à Perpignan que je réserve le bonheur de rendre cet enfant à son père. Et c'est vous seuls qui palperez la magnifique récompense que ne manquera pas d'offrir le duc. Ainsi, traitez à forfait, convenez bien des conditions.

L'avocat ne revenait pas de sa surprise.

Son regard ahuri allait alternativement de Mascarot à Hortebize et même à Paul Violaine.

Il semblait vouloir s'assurer qu'on ne se moquait pas de lui.

—Tu ne veux pas paraître, dit-il enfin à son associé, d'un ton soupçonneux, pourquoi? Tu flaires donc un danger? Ne me tendrais-tu pas un piège?

L'honorable placeur haussa les épaules.

—D'abord, fit-il, je ne suis pas un traître, moi, tu le sais. Ensuite, notre intérêt nous répond de la sûreté. Un de nous peut-il être compromis sans que les autres le soient? Non, évidemment. D'ailleurs, la simplicité de ton rôle tu rassurera. Tu n'auras rien à faire qu'à indiquer le commencement de la piste. Les autres la prendront et la suivront après, à leurs risques et périls, tu seras, toi, parfaitement dégagé.

—Cependant...

Mais B. Mascarot, à bout de patience, fronçait terriblement les sourcils.

—En voilà assez, fit-il d'un ton bref et dur. Il ne s'agit plus de discuter, mais d'agir. Je suis le maître n'est-ce pas?...

Quand ce diable d'homme parle ainsi, résister c'est perdre son temps. Comme il faut toujours finir par en passer par où il veut, le plus court est encore d'obéir.

Catenac garda le silence, fort humilié intérieurement, mais encore plus intrigué.

—Assieds-toi à mon bureau, maître, reprit Mascarot, et note scrupuleusement ce que je vais te dire. Le succès, je te l'ai dit, est certain, mais encore faut-il que je sois secondé. Tout dépend de ton exactitude et de la précision de tes mouvements. Une fausse manœuvre peut tout perdre. Te voilà prévenu.

XX

Sans mot dire, la tête basse, voilant sous un équivoque sourire ses rancunes envenimées, maître Catenac alla s'asseoir devant le bureau du placeur.

Il déposa sur la tablette son calepin ouvert, s'arma d'un crayon, et dit:

—J'attends.

B. Mascarot, lui, avait repris devant la cheminée sa place d'affection.

En un moment, sa physionomie avait changé de tout au tout. Ce n'était plus l'associé qui tient conseil, c'était le maître absolu qui commande et ne souffre point que ses volontés soient mises en délibération.

Il avait pris dans un carton une douzaine de ces fiches qu'il passait sa vie à étudier, et il les faisait passer rapidement sous son pouce avec la prestesse d'un joueur maniant ses cartes.

—Ouvre donc l'oreille, maître, prononça-t-il... et la bonne.

Puis, se tournant vers Paul:

—Et vous, ajouta-t-il durement, tachez de ne pas perdre une syllabe.

Hortebize était le seul à sourire, comme s'il eût eu quelque idée de ce qui allait se passer.

—Nous disons donc, reprit l'honorable placeur, que nous sommes aujourd'hui jeudi. Tu vas prendre tes mesures, maître Catenac, pour ouvrir les opérations après demain, c'est-à-dire samedi. Te fais-tu fort de décider ce jour-là le duc de Champdoce et le sieur Perpignan à partir pour Vendôme?

—Oh!... très probablement...

B. Mascarot, toujours si calme et si patient, frappa violemment du pied.

—Assez de tergiversations, fit-il, je veux du positif. Es-tu certain d'entraîner nos gens, oui ou non?

—Eh bien!... oui.

—A la bonne heure. Donc samedi vous vous mettez en route, et arrivés à Vendôme vous descendez à l'hôtel de la Poste.

—Hôtel de la Poste!... grommela Catenac, et du ton d'un secrétaire répétant les derniers mots de la phrase qu'on lui dicte.

Le placeur ne releva pas cet enfantillage qui parut exaspérer l'excellent docteur.

—La fermière deviendra pâle.
—La fermière deviendra pâle.

—Il y a tout à parier, reprit-il, que le jour de votre arrivée vous n'entreprendrez rien. Vous aurez assez à faire de vous reposer, de tâter le terrain et de prendre langue. D'ailleurs, ce sera un dimanche.

Cependant, ce jour-là, vous vous rendrez à l'hospice pour renouveler votre provision de renseignements. La supérieure qui est une femme du monde, et la meilleure qu'il soit, se fera un plaisir de vous être utile.

Par elle vous aurez de nouveau le signalement de l'enfant que vous cherchez, et la date précise de son évasion.

Elle vous dira que c'est en 1856, le 9 septembre, au soir, qu'on s'était aperçu qu'il s'était enfui.

Elle vous dira que c'était alors un grand et vigoureux garçon, à la physionomie intelligente, à l'œil spirituel et vif, gros, gras, rose, pétillant de santé, âgé de douze ans et demi, mais en paraissant quinze pour le moins.

La supérieure vous apprendra encore que ce petit coquin, lors de sa fuite, était vêtu d'un pantalon de cotonnade rayée, bleu et blanc, et d'une blouse de toile grise; il était coiffé d'une petite casquette sans visière et avait une cravate de soie noire à pois blancs.

Enfin, toujours pour faciliter vos investigations, elle vous fera remarquer que sans nul doute, ce petit drôle, rempli de prévoyance, emportait dans un mouchoir à carreaux rouges une blouse blanche, un pantalon de laine grise et une paire de souliers neufs.

L'avocat examinait curieusement en dessous l'honorable placeur.

—Peste!... murmura-t-il, tu es bien informé.

—Mais oui, passablement... répondit négligemment B. Mascarot.

Et de son ton bref et précis, il poursuivit:

—De retour à l'hôtel, et alors seulement,—cela te regarde,—il est évident que vous tiendrez conseil afin de discuter votre plan de campagne. J'adopte celui que proposera Perpignan.

—Tu le connais?

—Je crois le connaître. Il vous proposera de diviser les environs de Vendôme en un certain nombre de zones, et de visiter successivement toutes les maisons de ces diverses zones.

—Le projet me semble raisonnable.

—Il l'est. Tu lui en laisseras l'initiative. Tu n'useras, toi, de ton influence, que pour modifier l'exécution. Tu feras observer que la division est toute faite, et que le plus simple est d'explorer toutes les communes d'abord, puis tous les cantons de l'arrondissement. A l'appui de ton dire, tu demanderas un dictionnaire de géographie de Bescherelle, et tu enlèveras la résolution de marcher dans l'ordre qu'il indique. C'est-à-dire que vous visiterez d'abord la commune d'Areines, celle d'Azé ensuite, puis celle de Marcilly... mais en voilà plus qu'il n'en faut.

—Areines, répétait Catenac, comme un écho, Azé, Marcilly...

B. Mascarot s'était interrompu. Il se pencha vers l'avocat, et du bout du doigt, légèrement, lui toucha l'épaule.

—Note, maître, lui dit-il, note bien l'ordre que je précise. Tout est là.

—Sois sans crainte, c'est écrit, vois...

Le placeur inclina la tête en signe d'approbation.

—Votre marche arrêtée, continua-t-il, l'idée ne peut manquer de vous venir de vous enquérir de quelqu'un qui vous dirige dans le pays.

—Naturellement.

—Vous ferez donc monter le maître de l'hôtel de la Poste, et vous le prierez de vous indiquer un homme connaissant bien les environs de Vendôme à cinq ou six lieues à la ronde. Ici, ami Catenac, je laisse quelque chose au hasard, ne pouvant faire autrement. Il y a quatre-vingt-dix-neuf à parier contre un, que l'hôtelier vous désignera un nommé Frégot, employé chez lui aux commissions. Cependant il se peut que son choix tombe sur un autre. Ce aurait à toi, en ce cas, à réclamer notre homme... adroitement.

—Frégot.

—Oui, écris: f, r, é, g, o, t... Mais on vous le désignera.

—Et que lui dirai-je?

—Absolument rien. Il sait ce qu'il a à faire, son rôle est tracé plus minutieusement encore que le tien... et il l'a répété. Vous n'avez pas à vous reconnaître.

Tout cela était si clair, si net, si précis, que les auditeurs de B. Mascarot ne purent retenir un mouvement d'approbation.

Catenac lui-même se déridait; ces instructions données avec l'autorité du talent lui rappelaient le passé, sa jeunesse, ce bon temps où, dévoré de convoitise et sans le sou, il obéissait aveuglément au chef de la redoutable association.

—Ces préliminaires réglés, reprit le placeur, dès le lundi matin vous commencerez votre tournée par la commune d'Areines, sous la conduite de Frégot. Efface-toi autant que possible, laisse toujours la direction, et par contre la responsabilité à Perpignan... seulement, fais que le duc vous accompagne.

Comment procéderez-vous? Oh!... mon Dieu! tout niaisement, comme la police en pareille occurrence.

Vous vous adresserez d'abord aux autorités... Elles ne sauront rien. Alors, vous irez de porte en porte, de maison en maison, débitant à tous les habitants un petit boniment préparé à l'avance, quelque chose de simple et de bien compréhensible. Ceci, par exemple:

«Mes amis, nous cherchons un enfant, il y a dix mille francs de récompense pour qui nous mettra sur sa trace. C'est en 1856, vers le mois de septembre, qu'il a dû traverser votre pays, fuyant l'hospice de Vendôme. Quelqu'un de vous l'aurait-il recueilli... quelqu'un en a-t-il entendu parler?... Les dix mille francs seront payés comptant!... L'enfant avait treize ans, il en paraissait quinze, etc., etc.»

L'avocat interrompit l'honorable placeur.

—Attends, fit-il, que j'écrive... je ne trouverais pas mieux.

Et en effet, il écrivit sous la dictée.

—Le lundi, poursuivit B. Mascarot, vous ne recevrez que des réponses désespérantes. Vous ne trouverez rien ni le mardi, ni les trois jours suivants. Mais le samedi, arme-toi contre la surprise. Ce jour-là, Frégot vous conduira dans une grande ferme fort isolée, au bord du lac, qu'on appelle dans le pays «le Pignon blanc,» et qui est cultivée par un nommé Lorgelin, sa femme et ses deux fils.

Ces braves gens seront certainement à table. Ils vous inviteront à vous rafraîchir, vous accepterez.

Mais aux premiers mots de votre boniment, vous verrez toutes les figures changer. La fermière deviendra toute pâle, et elle s'écriera en levant les bras au ciel:

—Vierge Marie! Lorgelin, ces messieurs veulent pour sûr parler de notre pauvre Sans-Père!...

Depuis qu'il avait commencé à développer ce plan si fortement conçu, B. Mascarot semblait grandi de six pieds, et le génie de la perversité illuminait sa physionomie d'ordinaire si effacée.

Sa façon d'exposer était saisissante, son geste avait une irrésistible autorité, sa voix faisait quand même pénétrer dans l'esprit d'autrui les convictions qui l'animaient.

Il parlait d'événements à venir, problématiques, soumis aux plus étranges caprices du hasard, mais il les déroulait avec une telle lucidité, avec une si implacable logique, qu'on était saisi du sentiment du réel, qu'on ne doutait pas.

—Quoi!... la fermière dira cela? fit Catenac surpris.

—Cela, et pas autre chose. Et tout aussitôt le mari prenant la parole vous expliquera qu'ils avaient donné ce nom de Sans-Père à un malheureux gamin trouvé par eux un matin, grelottant à la rosée dans un des fossés de la route, et charitablement recueilli et gardé par eux.

Il vous contera que c'était bien en 1856, au commencement de septembre.

Vous voudrez lui lire votre signalement, il vous fermera la bouche en vous donnant le sien, qui se trouvera être le vôtre trait pour trait.

Si vous êtes prudents, vous surveillerez bien le duc de Champdoce, il est impossible que ce bonheur inespéré ne lui cause pas un bouleversement dangereux.

—Et alors?...

—Alors, Lorgelin vous chantera les louanges de cet enfant. Il vous dira combien il était doux et intelligent; et comment il remplissait si bien la ferme de sa gaieté et de ses gentillesses, que jamais il ne se sentit le courage de le reconduire à l'hôpital de Vendôme, quoiqu'il sentît bien que ce fût là son devoir le plus strict.

Et vous entendrez toute la famille, la mère et les deux fils—des gars de vingt-cinq à vingt-six ans,—renchérir sur les éloges du fermier. Il était si gentil, Sans-Père, si futé!... A treize ans qu'il avait, il écrivait comme un notaire, et on vous montrera de son écriture sur le livre de la ferme.

Pourtant la mère Lorgelin, la larme à l'œil, vous apprendra que cet enfant si choyé n'était qu'un ingrat, et que l'année suivante, en 1857, vers ce même mois de septembre, il quitta cette famille qui l'avait adopté.

Oui, il l'abandonna pour aller avec des saltimbanques qui la veille, un dimanche, avaient donné une représentation dans le village, et dont le cornet à piston et les maillots pailletés avaient enflammé sa jeune imagination.

Vous serez touchés des regrets de ces braves gens. Lorgelin ne vous cachera pas qu'il fil bien des démarches pour rattraper Sans-Père, et que même il alla à la foire de Château-Renault, le deuxième mardi d'octobre, et une autre fois jusqu'à Blois. En vain....

Et pour finir, on étalera sous vos yeux les reliques du petit, ses vêtements, sa blouse des dimanches, une casquette neuve qu'on lui avait achetée peu avant.

Si Catenac attendait un dénouement, ce n'était certes pas celui-là, et son désappointement prit une si comique expression que l'excellent Hortebize ne put s'empêcher de lui décrocher un quolibet.

—Tu tombes d'un peu haut, maître!... dit-il avec un éclat de rire.

—Je le confesse, mais j'avoue aussi que je ne vois pas en quoi nous serons plus avancés quand nous aurons écouté l'histoire de ce Lorgelin.

B. Mascarot lui adressa de la main ce geste qui signifie si éloquemment: patience!... et aussitôt poursuivit:

—Laisse-moi finir...

En pareille circonstance, tu serais sans doute bien embarrassé, toi, avocat au barreau de Paris. En fait de dédale, tu ne connais que celui des lois.

Perpignan, lui, qui a l'habitude des investigations policières, n'aura pas, je te le garantis, une minute d'hésitation.

Tu le verras, tout joyeux, vous déclarer que du moment où il tient le bout du fil, il se fait fort de dévider le peloton sans le rompre, et de vous conduire jusqu'à l'enfant s'il vit, jusqu'à sa tombe s'il est mort.

—Hum!... Tu crois peut-être Perpignan plus adroit qu'il ne l'est réellement.

—Point!... Chaque métier à ses règles, n'est-ce pas? Ce qu'il aura à faire est l'a, b, c, du métier «d'entrepreneur de surveillances privées,» pour lui donner le titre qu'il prend sur ses circulaires.

D'ailleurs, s'il venait à s'égarer, à perdre la voie, tu serais là pour le ramener sur la bonne piste... délicatement, bien entendu, sans avoir l'air d'y toucher...

Mais il ne s'égarera pas, j'en suis sur!...

Son premier mouvement sera de vous conduire à la mairie du village d'Azé d'où dépend la ferme du Pignon blanc.

Là vous demanderez le registre des «passages» et des «permis de séjour» de l'année 1857.

Ce registre vous sera confié, vous le feuilleterez et vous constaterez qu'au mois de septembre 1857 passait et séjournait à Azé, venant de Versailles et se rendant à Tours, une troupe d'artistes saltimbanques composée de neuf personnes, voyageant avec deux voitures et cinq chevaux, sous la direction d'un sieur Vigoureux, dit «La Sauterelle.»

Catenac s'était remis à écrire, son crayon volait sur le papier.

—Doucement!... disait-il, doucement, je ne puis plus suivre.

Après une pause de quelques secondes, le placeur poursuivit:

Un examen attentif du registre vous prouvera qu'il n'est point passé d'autres saltimbanques à Azé depuis le mois de septembre. D'où vous concluerez que c'est forcément ce La Sauterelle que le petit Sans-Père a suivi, et à tout hasard vous relèverez son signalement copié en marge de sa mention de séjour, signalement dont voici les indications utiles:

VIGOUREUX,—né à La Bourgonce (Vosges). Age: 47 ans. Taille: 1 mètre 72 cent... Yeux: petits, gris et louches... Teint coloré. Signe particulier: l'annulaire de la main gauche coupé au-dessus de la première phalange.

Si avec cela vous preniez un autre saltimbanque pour celui-ci, c'est que véritablement vous ne seriez pas forts.

—S'il n'y avait que moi, grommela Catenac, pour le retrouver...

—Mais vous aurez Perpignan, dont c'est le métier. Tu le verras, une fois ses notes prises à la mairie, heureux, fier, plein de jactance, comme un sot qui se croit en train de mener à bien un chef-d'œuvre. D'un ton plein d'importance, il vous déclarera que les opérations dans le Vendômois sont terminées et qu'à Paris seulement, ou peut poursuivre les investigations. C'est indiqué.

Toi, tu approuveras. Tu laisseras ton noble client récompenser à sa guise Frégot et Lorgelin, mais tu t'arrangeras pour qu'il revienne avec vous. Il ne faut pas que M. le duc de Champdoce reste seul là-bas, on ne sait ce qui peut arriver...

—Oh! je suppose qu'il sera pressé de revenir.

—Je l'espère aussi. A Paris, l'adroit Perpignan vous conduira en droiture rue de Jérusalem, où, vous dira-t-il, le sieur Vigoureux ne peut manquer d'avoir son dossier, comme tous les artistes ambulants.

A la préfecture, on commencera par vous envoyer promener. La police, et c'est, ma foi! fort heureux, est avare des documents qu'elle possède, et ne donne pas, il s'en faut, à tout venant, des renseignements sur le premier venu.

Mais un mot du duc de Champdoce à M. le Préfet vous ouvrira les cartons.

Ou cherchera, et au bout d'une huitaine, on vous apprendra que l'artiste Vigoureux a été, on 1864, condamné à deux ans de prison pour coups et blessures, qu'il a subi honorablement sa peine, et que, pour l'heure, soumis encore à la surveillance, il a changé de profession, et tient un débit de vins dans les environs de l'ancienne barrière de l'Étoile, au coin de la rue Dupleix.

—Minute, hé!... fit l'avocat, que je prenne cette adresse.

Ce n'est pas sans raison que Catenac disait ainsi: Minute!... B. Mascarot attachant moins d'importance à ses instructions, les précipitait.

Déjà il continuait:

—D'un seul coup d'œil, quand vous irez rue Dupleix, vous reconnaîtrez votre Vigoureux, l'homme au doigt coupé. C'est un horrible brutal que le nom seul de Sans-Père mettra en fureur. Il vous avouera qu'on effet ce petit scélérat l'a suivi, et qu'il l'a eu dans sa troupe près de dix mois.

C'était, vous dira-t-il, un garnement plein de dispositions, mais fier comme un paon et plus paresseux qu'un lézard. En vérité, il n'avait de goût prononcé que pour la musique avec un vieil Alsacien nommé Fritz, qui était le chef d'orchestre de la troupe.

L'enfant et le vieux se montèrent si bien l'imagination, qu'un beau jour ils filèrent de compagnie, laissant Vigoureux dans un grand embarras.

Nécessairement, vous vous informerez ce qu'est devenu ce Fritz, et Vigoureux vous répondra des injures. Mais toi, qui es avocat, menace-le d'une plainte en détournement d'enfant, et devenu subitement souple comme un gant, il vous jurera qu'il va se mettre en quête.

Il s'y mettra, et huit jours ne se passeront pas sans que Vigoureux vienne vous apprendre qu'il a enfin découvert Fritz, et que vous le trouverez à l'hospice Saint-Magloire, où il a réussi à se faire admettre.

Certes, il y avait longtemps que Catenac, le souriant Hortebize, et même Paul Violaine, avaient perdu la fleur de leurs illusions sur toutes choses.

Ils avaient, le docteur et l'avocat surtout, laissé un à un leurs étonnements candides, à toutes les surprises d'une vie d'aventures.

Et cependant, c'est avec un réel émerveillement qu'ils écoutaient les péripéties diverses de ces investigations, toutes simples en apparence et allant de soi, mais qui, pour eux, décelaient une surprenante connaissance de tous les ressorts sociaux, une pénétration admirable, une incomparable entente de toutes les ressources de la civilisation.

—Fritz, reprit B. Mascarot, est un vieux finaud, comme tous les Alsaciens, d'ailleurs, lesquels enveloppent des apparences d'une simplicité enfantine, la ruse méridionale jointe à la cautèle normande.

Vous trouverez à Saint-Magloire un vieillard plus tremblotant que le lumignon près de s'éteindre, et que vous jugerez n'avoir plus guère sa tête et radotant.

Dis au duc de Champdoce de ne s'y fier qu'à demi.

Cet Alsacien retors vous contera avec un accent strasbourgeois trempé de larmes, tous ses sacrifices pour «sa bédide itôle.» Il vous dira comme quoi il se privait de «dâpac,» un Alsacien!... et de «Schnaps,» pour payer les leçons de composition et de piano qu'il faisait donner à Sans-Père.

C'est qu'il se proposait, il vous le jurera, de le faire admettre au Conservatoire. Il avait reconnu ses surprenantes facultés, et il caressait l'espoir de le voir devenir un grand musicien comme Weber ou comme Mozart.

Je suis persuadé que ses larmes de crocodile, tâchant de toucher sa proie, attendriront ton noble client. Il verra son fils sortant enfin des bourbes de la misère, et en sortant sans aide, par la seule force de son génie. Il se reconnaîtra, il croira reconnaître le sang des Dompair de Champdoce. Pour ce seul fait, il accepterait le petit...

Surprendre au juste la pensée vraie de B. Mascarot est difficile, pour ne pas dire impossible.

Il y avait trois quarts d'heure que Catenac, cet artiste en fourberies, s'efforçait de déchiffrer ce sphinx en lunettes; il était juste aussi avancé qu'à la première minute.

Où voulait en venir le placeur? Quand était-il franc? quand il raillait ou quand il était sérieux? Que fallait-il accepter ou rejeter de tout ce qu'il avançait?

C'était à dérouter les perspectives les plus exercées.

—Passons, fit l'avocat, passons, l'heure marche, et tout ce que tu me dis là ressortira des faits eux-mêmes...

B. Mascarot, d'un seul regard, glaça les objections sur ses lèvres, regard ironique, empreint de compassion, qu'il arrêta sur l'avocat en haussant les épaules.

Je l'endormis avec du chloroforme.
Je l'endormis avec du chloroforme.

—Caractère d'enfant, grommela-t-il, ignorant et présomptueux, téméraire et poltron, obstiné et versatile...

Et tout haut il ajouta:

—Il ne ressortira des faits, maître, que ce que je veux qu'il en ressorte... et si ta pénétration devance le dénouement, laisse-moi tout bien expliquer pour notre jeune ami Paul Violaine, dont le rôle sera plus compliqué que le tien.

Impatient de ces délais, et comptant sur la surprise finale, le bon docteur lançait à Catenac des regards furibonds.

—Mais, où l'Alsacien vous remuera vraiment, continua le placeur, c'est quand il vous confiera les amertumes de sa déception le jour où le petit, se sentant assez fort pour voler de ses propres ailes, s'envola, le laissant seul, misérable, sans pain.

«Car il me laissa seul en mon misérable taudis, gémira-t-il, pour aller s'installer tout seul dans un magnifique hôtel de la rue d'Arras-Saint-Victor, dans une belle chambre où il avait fait venir un piano. Son talent commençait à donner des fruits; il avait deux élèves à trente francs par mois, et le soir il jouait de la contre-basse dans un bal.»

Vous serez excédés d'écouter le vieux Fritz, bien avant qu'il soit las de se plaindre, d'autant plus que sous ses doléances vous sentirez les rancunes de l'intérêt lésé et la colère de l'exploiteur déconcerté; d'autant qu'il vous confessera que son bien-être actuel lui vient du «bedit incrat.»

Le duc, naturellement, lui laissera des marques de son contentement, et vous volerez rue d'Arras, de toute la vitesse de vos chevaux.

Là, un maître d'hôtel grognon vous répondra qu'il y a bien quatre ans qu'il a donné congé à cet artiste, le seul qui jamais ait eu l'audace de s'aventurer dans sa maison. Mais avec un peu d'adresse et une pièce de vingt francs, vous saurez de lui le nom et l'adresse d'une élève qu'avait alors le musicien, Mme veuve Grodorge, rue Saint-Louis.

Cette femme, fort séduisante encore, vous répondra en rougissant beaucoup, qu'elle ignore le domicile actuel de son professeur, mais que dans le temps il demeurait, 57, rue de la Harpe.

De la rue de la Harpe on vous enverra rue Jacob, et enfin, de là, vous serez adressés rue Montmartre, au coin de la rue Joquelet...

L'honorable placeur s'interrompit pour reprendre haleine, riant de ce rire silencieux qui annonce une bonne plaisanterie près de réussir.

—Rassure-toi, ami Catenac, reprit-il, vous serez là au terme de vos pérégrinations. La concierge de la rue Montmartre, la mère Brigot, la plus bavarde des concierges, se fera un plaisir de vous exposer que «l'artiste» a encore son appartement de garçon dans la maison, mais qu'il ne l'occupe plus.

«Car il a eu de la chance, ajoutera-t-elle, ce dont je me réjouis; il a épousé le mois passé la fille d'un riche banquier de notre rue qui était devenue amoureuse de lui, Mlle Martin-Rigal.»

Catenac devait bien prévoir quelque chose comme cela, cependant il ne put étouffer une exclamation.

—Par exemple!...

—C'est ainsi, fit modestement B. Mascarot. Le duc de Champdoce, haletant d'espoir, vous traînera chez notre excellent ami Martin-Rigal, et vous trouverez là... notre jeune protégé que voici, Paul, devenu l'heureux époux de la jolie Flavie.

Il se redressa, rajusta ses lunettes déplacées par la vivacité de ses mouvements, et se retournant vers Catenac:

—Allons, maître, fit-il, pas de rancune: fais preuve d'esprit, salue franchement Paul-Gontran, marquis de Champdoce!...

Ce dénouement, l'excellent Hortebize le prévoyait certainement. Il connaissait la pièce pour y avoir collaboré, et cependant il était empoigné, ni plus ni moins qu'un simple dramaturge assistant à la répétition générale de son drame.

—Bravo!... s'écriait-il on battant des mains; bravo, Baptistin!...

Paul, tout prévenu qu'il fût, s'était à demi affaissé sur sa chaise, la tête lui tournait, le cœur lui manquait.

—Eh bien!... oui, s'écria B. Mascarot d'une voix vibrante, oui, j'accepte l'éloge sans modestie ni vergogne. Je l'accepte, parce que le succès est sûr, parce que nous n'avons pas même à craindre cet imperceptible grain de sable qui fait verser les chars les mieux lancés.

Je vous ai dit mes combinaisons, étudiez-les, et si vous apercevez un défaut, signalez-le-moi, je le corrigerai.

Quel est notre plus précieux instrument? Perpignan. Eh bien!... ce niais vaniteux nous servira sans le savoir. Oui, il nous servira avec cette persuasion délicieuse pour lui, et que Tantaine saura faire pénétrer dans son esprit, qu'il traverse les projets de B. Mascarot.

Le duc peut-il avoir un soupçon, après avoir suivi cette filière de renseignements, après ces investigations si minutieuses qui dureront près de deux mois, après tant de preuves accumulées? Non.

Et j'ai encore mon projet, pour effacer de son esprit jusqu'à l'ombre du doute. Arrivé au but, je le ferai revenir sur ses pas.

Successivement, il ramènera Paul à tous les points de repère, et à tous il puisera une certitude plus forte.

On reconnaîtra Paul, le gendre de Rigal, le mari de Flavie, rue Montmartre, rue Jacob et rue de la Harpe; on le saluera de son nom rue d'Arras-Saint-Victor. Fritz se jettera dans les bras du «Bedit.» Vigoureux lui rappellera ses surprenantes dispositions pour le trapèze. Enfin, les Lorgelin presseront sur leur cœur leur cher Sans-Père.

Et cela sera ainsi, Catenac, parce que cette piste que vous allez suivre, c'est moi qui l'ai créée. Parce que tous ces gens, depuis la Brigot jusqu'aux Lorgelin sont des gens à moi, que je tiens, qui sont mes esclaves, qui ne sauraient avoir d'autre volonté que la mienne.

Ose donc dire, maintenant, Catenac, que le triomphe n'est pas sûr, et que nous ne pouvons pas, dès aujourd'hui, nous partager les douze millions de la maison de Champdoce!...

Catenac s'était levé lentement.

—J'admire, Baptistin, prononça-t-il, ta patience et ton génie. Oui, sur l'honneur! Seulement!... hélas! oui, il y a un seulement... Je vais d'un mot traverser l'édifice de tes espérances... mais il le faut.

Catenac pouvait être un trembleur, qu'affolait la crainte de compromettre une fortune acquise au prix de prodigieuses infamies... un traître prêt à livrer, sans hésiter, ses complices, pour s'assurer l'impunité...

Il n'en était pas moins un homme d'une perspicacité supérieure, un conseiller précieux qui, à l'œuvre, autrefois, avait donné la mesure de sa valeur.

Aussi, l'excellent Hortebize ne put-il se défendre d'un frisson taquin, en l'entendant déclarer si péremptoirement qu'il fallait renoncer à toute espérance.

Mais l'honorable placeur ne perdit pas son victorieux sourire.

—Parle, dit-il à l'avocat.

—Eh bien!... Baptistin, mon vieux camarade, fit Catenac, tu ne surprendras pas la bonne foi du duc.

B. Mascarot eut un mouvement de commisération.

—Es-tu bien sûr, fit-il, que je veuille la surprendre?... Qui te dit que tu n'es pas, ici, le seul trompé? As-tu joué franc jeu avec nous? Non! Pourquoi ne tricherais-je pas?... Ai-je l'habitude de me confier à ceux dont je me défie? Perpignan soupçonne-t-il le rôle que je lui destine? Pourquoi, dans un but qui t'échappe, ne t'aurais-je pas caché la vérité, à savoir que Paul, que voici, est bien réellement l'enfant que vous recherchez?...

Le placeur parlait si sérieusement, il était homme à prendre, pour atteindre son but, de si singuliers détours, que Catenac, déconcerté, resta béant, les yeux écarquillés.

Le cauteleux avocat n'avait ni la conscience nette, ni l'esprit en repos. Sa trahison était claire comme le jour; pourquoi ses associés ne le trahiraient-ils pas? Qui lui affirmait que, pour se venger, ils ne lui avaient pas tendu quelque traquenard perfide, où il allait laisser son argent, sa considération volée, et même sa liberté?...

En une seconde, son esprit inquiet sonda toutes les probabilités.

Mais il eut beau interroger tous les dénouements possibles et imaginables, de cette affaire, il n'aperçut pas l'ombre d'un danger pour lui.

—Je souhaite, pour nous, fit-il, se remettant un peu, que Paul soit bien celui que vous dites... J'en doute fort, pourtant. Ne viens-tu pas de me confesser le contraire? D'ailleurs, pourquoi tant de précautions?... Seulement... tiens pour certain et positif que le duc a un moyen infaillible d'éventer la supercherie... Que veux-tu?... C'est ainsi dans la vie. La circonstance la plus futile, la plus bête suffit pour disloquer de savantes combinaisons, pour frapper de stérilité les prodiges du génie... je ne sais pas de miracle d'invention qui tienne contre un fait?...

D'un geste, le placeur interrompit son associé.

—Paul est véritablement le fils du duc de Champdoce, affirma-t-il.

Qu'est-ce que cela signifiait?... Catenac devinait une comédie, et il la jugeait puérile, absurde, ridicule...

—Tu y tiens, fit-il.... Alors laisse-moi m'assurer de la vérité.

—Oh!... à ton aise... que rien ne te retienne!...

L'avocat marcha vers Paul et avec une certaine vivacité:

—Levez-vous, monsieur, lui dit-il, et rendez-moi le service de retirer votre paletot.

B. Mascarot et l'excellent docteur échangèrent un regard d'intelligence, qui amena sur leurs lèvres un sourire ironique.

De plus, le bon Hortebize respira longuement et profondément, en homme dont la poitrine est débarrassée d'un poids énorme.

—Ce n'est que cela, décidément!... murmura-t-il. Allons!... nous en serons quittes pour la peur. L'édifice est plus solide que jamais.

Cependant Paul hésitait à obéir, et son œil consultait B. Mascarot.

—Contentez notre ami, mon cher enfant, dit le placeur, contentez-le...

Paul retira son paletot qu'il posa sur le dos d'une chaise.

—Maintenant, ajouta Catenac, relevez la manche droite de votre chemise, un peu haut, jusqu'à l'épaule.

A peine le jeune homme eut-il obéi, à peine l'avocat eut-il jeté un coup d'œil sur son bras, que se retournant vers ses associés, il dit:

—Ce n'est pas lui.

A son incommensurable stupeur, B. Mascarot et le bon Hortebize furent pris d'un accès de fou-rire.

—Non, insista-t-il, non, celui-ci n'est pas le fils abandonné du duc de Champdoce, et le duc le reconnaîtra mieux que moi... Vous riez!... c'est que vous ne savez pas...

—Assez, interrompit le placeur.

Et s'adressant à Hortebize:

—Explique à notre loyal ami, lui dit-il, que nous savons beaucoup de choses...

Le digne docteur s'approcha de cet air équivoque, moitié solennel, moitié gouailleur, qu'il arbore quand il démontre à ses clients les mérites et les avantages de l'homéopathie.

—Vois-tu, maître, dit-il à Catenac en prenant la main de Paul, tu assures que celui-ci n'est pas celui que nous affirmons, parce que tu ne lui vois pas certaines marques de reconnaissance dont on t'a parlé...

Elles y seraient, à cette heure, ces marques, si, associé loyal découvrant notre ignorance, tu nous avais prévenus.

Elles s'y trouveront, le jour où Paul sera présenté à M. de Champdoce; elles y seront patentes et tangibles à satisfaire n'importe quel saint Thomas...

—Comment, tu veux...

—Laisse-moi dire:

Si Paul, dans son enfance, alors qu'il n'avait qu'une douzaine d'années, eût reçu sur l'épaule, un sceau d'eau bouillante qui lui eût enlevé l'épiderme, et occasionné une plaie purulente, il aurait, aujourd'hui, une large cicatrice, dont la nature et la forme particulière décéleraient l'origine; c'est-à-dire que nous lui trouverions une cicatrice à trois branches, dont le centre profond serait à l'omoplate, et dont les rameaux iraient s'allonger en diminuant, dans le dos, sur la poitrine et sur le bras, selon les lois nécessaires de l'écoulement d'un liquide brûlant, tombant de haut. De plus, nous aurions, de ci et de là, de légères cicatrices, de dimensions variables, très superficielles, circulaires, représentant les éclaboussures de l'eau bouillante...

De la tête et de la main Catenac approuvait.

—Oui, c'est bien cela, en effet, disait-il, c'est tout à fait cela...

—Eh bien, maître, écoute bien:

Sais-tu ce que je vais faire en te quittant?

Je vais conduire Paul chez moi, dans mon cabinet de consultations. Je le ferai coucher sur mon «lit de patience,» et je l'endormirai avec du chloroforme, le cher garçon, car je ne veux pas le faire souffrir... Pour tenir l'éponge, j'aurai Baptistin. Quand Paul sera bien endormi, je dépouillerai son torse, et j'appliquerai sur sa peau un morceau de flanelle, préalablement imbibé d'un certain liquide, selon une formule qui m'appartient... Eh! eh! j'ai eu quelque talent autrefois! Il est inutile, j'imagine, de te dire que ce morceau de flanelle, qui est à cette heure dans un des tiroirs de mon bureau, a été, par moi, artistement découpé du façon à représenter exactement les contours capricieux d'une pluie provenant d'une brûlure. Quelques petits fragments joueront les éclaboussures à s'y méprendre.

Quand cette compresse vésicante aura fait son effet, c'est-à-dire au bout de huit ou dix minutes, je la retirerai, je panserai, selon ma méthode à moi, la place dénudée, je réveillerai Paul... et nous dînerons de bon appétit.

—Tu vas faire cela, toi?...

—Dans une heure... Si la partie te sourit, viens. J'ai à dîner un faisan et une barbue. L'expérience est curieuse. Tu verras la belle cicatrice!...

B. Mascarot se frottait les mains.

—Eh bien!... demanda-t-il à Catenac tout penaud, que dis-tu de cela?

—Je dis, répondit l'avocat que l'idée est diabolique...

—Oh!...

—Mais que vous oubliez un détail.

—Bah!...

—Oui. Vous n'avez pas calculé que le temps seul donne à une cicatrice certaines apparences.

—Prrr!... interrompit le docteur, voici ce que j'ai à le répondre:

1º S'il ne nous fallait que du temps, trois mois, six mois, un an, davantage même, nous reculerions d'autant le moment où le duc du Champdoce retrouverait son fils.

Cela, nous le pouvons, n'est-ce pas?

2º Je me fais fort, moi, Hortebize, de vous soumettre avant deux mois, grâce à un procédé de pansement particulier, une cicatrice blanche et rancie, comme disaient nos vieux professeurs, non suffisamment pour tromper un professeur de médecine légale, mais assez pour prendre un homme du monde et même un docteur non prévenu... Vois-tu, Catenac, l'homéopathie est une belle chose.

L'avocat réfléchissait. On venait de lui exposer tant d'éléments de succès, qu'il regrettait amèrement ses tergiversations, lesquelles, sans aucun doute, lui seraient comptées à l'heure de la curée.

Les convoitises qu'allumait en son âme cupide ce chiffre merveilleux, douze millions, flambaient dans son petit œil d'ordinaire si froid et si morne.

—Tant pis!... s'écria-t-il avec un élan bien sincère cette fois, au diable les préjugés, les scrupules et les transes. Si nous périssons, ce sera pour une conquête qui en vaut la peine. Mes amis, comptez sur votre vieux Catenac, il est à vous, corps et âme. Je m'incline devant vous et je m'humilie. Vous êtes forts et je ne suis qu'un sot.

Cette fois, les regards qu'échangeaient Mascarot et le docteur n'avaient rien d'équivoque.

—Nous le tenons enfin, pensaient-ils, et par le bon endroit...

—Mais nous partagerons, n'est-ce pas? ajouta l'avocat. J'arrive bien après vous, je suis un ouvrier de la dernière heure, mais ma besogne est importante, délicate, vous ne pouvez rien sans moi...

—Tu auras ta part, répondit évasivement le placeur.

—Je la veux égale à la vôtre.

—Soit.

—Compte là-dessus!... fit entre ses dents le docteur.

Mais cette exclamation devait passer inaperçue, et c'est avec l'enthousiasme de la plus tendre amitié que les trois associés échangèrent la poignée de main qui consommait la ruine du véritable héritier du duc de Champdoce.

—Maintenant, reprit l'avocat un renseignement encore: Êtes-vous sûrs que le duc n'ait aucun autre moyen de reconnaissance?

—Non, mais ce n'est pas supposable... Le duc n'a pas même vu son fils lorsqu'il est né; il a été emporté avant que la duchesse fût revenue à elle.

—Mais Jean l'a vu. Jean est encore de ce monde. Il a quatre-vingt-sept ans, il est infirme, presque en enfance; mais dès qu'il s'agit de cette maison de Champdoce, à laquelle il a donné plus que sa vie, toute son intelligence reparaît...

—Eh bien!...

—Jean, vous le savez, s'était opposé de toutes ses forces à la substitution. Ne peut-on supposer qu'il a prévu le cas où le duc serait pris de remords?...

La physionomie du placeur était devenue fort grave.

—J'avais pensé à cela, fit-il; mais comment savoir?...

—Je saurai, moi!.., déclara Catenac. Jean a confiance en moi, je l'interrogerai.

C'était à ne plus reconnaître le froid Catenac, il s'agitait, il faisait du zèle, comme tous ceux qui, nouveaux venus dans une affaire, prétendent se rendre immédiatement utiles.

—De ce côté, fit-il, tout est dit. Mais de l'autre?... Qui affirme que personne ne reconnaîtra Paul?

—Moi, qui sais combien la misère l'avait isolé, moi qui ai provisoirement envoyé à Saint-Lazare, une maîtresse qu'il avait, la charmante Rose. Tu la connais, Catenac, c'est contre elle que tu as décidé M. Gandelu, l'entrepreneur à déposer une plainte. Un moment, j'ai été inquiet, sachant que Paul avait eu un protecteur que je ne connaissais pas... Mais ce protecteur, vous l'avez deviné, c'était le comte de Mussidan, le meurtrier de son père, car Paul est le fils de Montlouis.

Il avait pleuré.
Il avait pleuré.

—Conclusion, fit le docteur, rien à craindre.

—Non, rien. Que Catenac marche, moi je me charge de fabriquer à Paul l'état civil qu'il faut, et de lui faire épouser Flavie Rigal. Et croyez que ces soins ne me feront pas négliger l'autre opération, et qu'avant un mois Henri de Croisenois aura lancé notre société et sera le mari de Sabine de Mussidan.

La nuit était venue, et c'est à peine si les interlocuteurs distinguaient leurs traits.

—Il serait sage d'aller dîner, proposa le docteur.

Et s'adressant au protégé de l'association:

—Allons, Paul, dit-il, en route.

Mais il ne bougea pas, et alors seulement les trois associés remarquèrent que le pauvre garçon était à demi évanoui. Il fallut lui frotter les tempes avec de l'eau fraîche pour le faire revenir complètement à lui.

—Comment, lui dit le docteur, la seule idée d'une petite opération que vous ne sentirez même pas, vous met en cet état!...

Paul hocha tristement la tête.

—Ce n'est pas cela, fit-il.

—Quoi alors?

—C'est que, reprit-il tout frissonnant, il existe, je le connais, je sais où il est...

Les honorables associés pensèrent que leur élève devenait fou.

—Qui lui?... interrogèrent-ils.

—Lui!... le fils du duc de Champdoce!

La foudre tombant dans le bureau de l'agence n'eût pas produit une pire stupeur.

—Voyons, fit B. Mascarot, qui, le premier reprit son sang-froid, expliquez-vous, que voulez-vous dire?

—Eh bien!... monsieur, vos derniers détails, tout à l'heure, m'ont éclairé... voilà pourquoi je me suis trouvé mal... Je connais un jeune homme qui a vingt-trois ans, qui a été mis aux enfants-trouvés, à l'hospice de Vendôme, qui s'est enfui à douze ans et demi, et qui porte au bras la cicatrice d'une brûlure qui lui a été faite quand il était apprenti chez un corroyeur.

—C'est lui!... s'écria Catenac.

—Et où est-il, ce jeune homme, interrogea vivement le placeur, que fait-il, quel est son nom?

—Il est sculpteur, il se nomme André, il demeure...

Un horrible blasphème du placeur l'interrompit.

—Tonnerre du ciel!... hurlait Mascarot, qui bégayait tant sa fureur était grande, voici la troisième fois que cet artiste de malheur se trouve entre nous et notre but.... mais ce sera la dernière fois, je le jure bien.

Catenac et Hortebize étaient aussi pâles l'un que l'autre.

—Que veux-tu faire! balbutièrent-ils.

Grâce à un héroïque effort, le placeur ressaisit les apparences du sang-froid.

—Je ne veux rien faire, répondit-il, seulement vous savez, cet André est ornemaniste et sculpte les façades des maisons à des hauteurs vertigineuses.... N'avez-vous pas entendu dire que la vie de ces gens qui travaillent en l'air ne tient qu'à un fil?

XXI

Il n'est, hélas! dans notre civilisation, que trop de métiers qui exposent à un péril constant celui qui les exerce.

André était sculpteur-ornemaniste, il passait ses journées sur des échafaudages mal ou négligemment assujettis: Mascarot avait donc raison de dire que sa vie ne tenait qu'à un fil.

Seulement, ce fil était beaucoup plus gros, et pourtant plus difficile à trancher que ne l'avait imaginé l'honorable placeur.

Lorsqu'il parlait de supprimer l'homme qui compromettait ses projets, avec autant d'aisance que s'il se fût agi de souffler une bougie gênante, il ne se doutait pas d'une circonstance qui allait singulièrement compliquer sa tâche.

André était prévenu.

Cela datait de ce jour où il avait reçu de Sabine cette lettre déchirante où elle lui disait qu'elle allait se marier; que placée entre son amour et l'honneur menacé de sa famille, elle se dévouait, et où elle le conjurait de l'oublier.

Cela datait surtout de cette soirée où, après une conférence avec M. de Breulh-Faverlay et la folle et généreuse vicomtesse de Bois-d'Ardon, réunissant en faisceau tous les indices recueillis, il était arrivé à cette conviction que le comte et la comtesse de Mussidan, et par contre Sabine, étaient victimes de quelque machination abominable dont Henri de Croisenois était l'auteur ou à tout le moins l'instrument.

Quand on l'attaquerait, et comment, il l'ignorait; mais il prévoyait, il était sûr qu'il serait attaqué.

Il ne pouvait deviner de quel côté serait le péril, mais il le sentait vaguement suspendu au-dessus de sa tête.

Et il se tenait prêt à se défendre avec l'acharnement du désespoir. C'était sa vie qu'il défendait; plus encore... c'était Sabine, son amour, son bonheur.

N'eût-il pas eu cette sage défiance, M. de Breulh-Faverlay la lui eût inspirée.

Lui aussi, le gentilhomme, il savait ce qu'il faisait en s'associant à cette œuvre de salut; et il estimait trop André pour lui cacher ses appréhensions.

—Je parierais ma fortune, dit-il, que nous sommes en face d'une affaire de chantage. C'est grave. Ce qu'il y a de pis, c'est que nous n'avons à compter que sur nos seules forces, que nous ne pouvons invoquer l'assistance de la police. D'abord, nous n'avons aucun fait positif à articuler, et la police ne peut agir que sur des faits... En second lieu, nous rendrions un triste service à ceux que nous prétendons sauver, si nous donnions l'éveil à la justice... Qui sait de quel terrible secret les misérables sont armés contre M. et Mme de Mussidan!... Et croyez que le cas échéant le comte et la comtesse seraient contre nous avec leurs oppresseurs, c'est dans la logique des faits!...

Ces appréciations n'étaient que trop justes; André n'avait pas une objection à présenter.

—Raison de plus, poursuivit M. de Breulh, pour ne rien hasarder. Voici le cas de montrer qu'un honnête homme peut être aussi fin qu'un gredin. Quand on entreprend une campagne comme la nôtre, la première vertu doit être la prudence, poussée jusqu'à la poltronnerie... N'oubliez pas qu'à partir de ce moment, vous n'avez plus le droit, la nuit venue de tourner court le coin des rues désertes... Il serait par trop... simple d'aller tendre le dos à un coup de couteau.

—Oh!... je serai prudent, monsieur, je vous le jure.

C'est ce dont M. de Breulh n'était pas parfaitement convaincu; aussi retint-il encore assez longtemps André, s'efforçant de lui démontrer la nécessité de dissimuler, surtout s'il arrivait à découvrir quelque preuve de l'infamie de Henri de Croisenois.

Le résultat de cet entretien fut que André et M. de Breulh décidèrent que jusqu'à nouvel ordre ils cesseraient de se voir ouvertement.

Ils devaient s'attendre à être épiés par des émissaires de Croisenois, et leur intimité ne manquerait pas en ce cas d'inquiéter. Or, leur succès dépendait surtout de la sécurité qu'ils sauraient inspirer à leurs ennemis.

Ils convinrent qu'ils s'attacheraient, chacun de son côté et dans sa sphère, à Henri de Croisenois, et que tous les soirs, à la nuit tombante, ils se rencontreraient pour se communiquer leurs impressions et leurs découvertes, dans un petit café situé sur les Champs-Élysées, tout près de la maison dont André avait entrepris les sculptures pour M. Gandelu.

Lorsqu'ils se séparèrent après la plus amicale poignée de main, André était juste dans les dépositions qu'il fallait pour conduire à bien sa difficile entreprise.

Sa résolution n'avait en rien diminué, et l'aveugle emportement de la première impression s'était calmé. Il s'était frotté de diplomatie, et avait raisonné la nécessité, que d'ailleurs il avait reconnue tout d'abord, de ruser et de dépasser en perfidie les misérables qu'il ne pouvait attaquer directement.

—Surtout, se disait-il, en regagnant à pied, à minuit passé, la rue de la Tour-d'Auvergne, surtout si je dois me défendre de songer à la possibilité d'un échec, aussi sévèrement qu'un malade s'interdit de penser à son mal... L'idée de perdre Sabine suffirait pour troubler complètement mon intelligence, à l'heure ou j'en ai le plus besoin... Il sera temps de me désoler quand j'aurai échoué.

Rentré chez lui, il passa une partie de la nuit à réfléchir.

Ses engagements avec M. Gandelu étaient ce qui le préoccupait le plus pour l'instant.

Pouvait-il, tout à la fois, surveiller les travaux de sculpture dont il était chargé et épier Croisenois? Difficilement.

D'un autre côté, il fallait vivre, manger, il aurait besoin d'argent, et en emprunter à M. de Breulh lui répugnait étrangement. De plus, il risquait, pensait-il, s'il abandonnait tout à coup ses travaux, de donner le soupçon de ses projets.

D'un mot, M. Gandelu pouvait concilier toutes ces obligations contraires, et André, se rappelant la bienveillance de ce brave homme, décida que le plus simple était de se confier à lui.

C'est donc chez lui qu'avant tout il se rendit le lendemain matin.

Neuf heures seulement sonnaient, lorsque André arriva chez le riche entrepreneur; et cependant la première personne qu'il aperçut en entrant dans la cour, fut le jeune M. Gaston, déjà levé, par miracle.

Debout, les mains dans les poches de son veston, l'épaule appuyée contre le montant de la porte d'une écurie, l'aimable et spirituel jeune homme paraissait suivre avec une extrême attention les mouvements des palefreniers occupés à panser les chevaux.

C'était bien toujours le même Gaston de Gandelu, l'adorateur de Rose, mais il était aisé de voir qu'un événement épouvantable avait bouleversé sa vie, qu'il avait été foudroyé en plein bonheur.

Son faux-col était à peine empesé, sa cravate flottait à l'abandon, le coiffeur n'avait pas donné à ses cheveux, déjà rares, leur pli gracieux.

La façon même dont il aspirait et lançait la fumée de son londrès trahissait les plus amères pensées, d'horribles déceptions, le dégoût de tout; une profonde lassitude, même de la vie.

En le reconnaissant, André qui se souvenait du son dîner chez Rose, jugea qu'il ne pouvait se dispenser de l'aller saluer.

Justement, le jeune M, Gaston venait de relever la tête.

—Tiens!... s'écria-t-il de cette atroce voix de fausset qu'il avait eu tant de mal à acquérir, voilà mon artiste!... Dix louis que vous venez rendre à papa une petite visite intéressée!...

—Mon Dieu!... oui... et s'il est chez lui...

—Oh!... il y est. Seulement si vous réussissez à le voir, vous aurez plus de veine que moi, son unique héritier... Papa boude!... Elle est bonne, hein, celle-là?... Il s'est enfermé et refuse de m'ouvrir...

—Sans doute vous plaisantez...

—Moi!... Jamais... Je suis connu pour être sérieux... demandez à Charles, du Helder!... Papa pas content, et il me la fait au despotisme. Moi je la trouve bien drôle, comme dit Lesueur... prodigieusement drôle!...

Les palefreniers pouvaient entendre. M. Gandelu fils eut au moins le bon sens d'entraîner André un peu plus loin.

—Imaginez-vous, poursuivit-il, que je vais tirer au sort, et que papa jure que si j'ai un mauvais numéro il ne me rachètera pas. Me voyez-vous dans le rôle de troupier, vous?... Philippe de chez Vachette dit que j'aurai un chic épatant!... Ousqu'est mon chassepot!...

Évidemment le jeune M. Gaston s'efforçait de se montrer supérieur à la mauvaise fortune, ce qui est l'indice d'un noble caractère, mais il réussissait médiocrement. Il souriait encore; mais son rire ressemblait à une grimace et était pâle comme celui d'un homme que tenaille la colique.

—Et pas le sou! Je suis décavé, quoi!... je passe la main. Voilà une scie!... Un homme qui a crevé son sac, comme dit Léontine, n'est plus un homme. Par dessus le marché, papa veut démolir mon crédit... Il va faire insérer dans les journaux que j'ai un conseil judiciaire et qu'il ne paye plus mes dettes. Me faire tort près de mes fournisseurs!... Est-ce assez indélicat!... Mais je m'en moque, après tout une annonce comme celle-là me poserait crânement, pas vrai? Hein!... quelle réclame!...

Il resta court, comme en arrêt sur une idée soudaine, et changeant de visage et de ton:

—Vous n'auriez pas dix mille francs à me prêter, demanda-t-il brusquement au jeune sculpteur, je vous en rendrai vingt-mille à ma majorité...

André croyait avoir jugé M. Gandelu fils; il était resté bien au-dessous de la vérité, il le reconnaissait avec un profond étonnement.

—Je dois vous avouer, monsieur, commença-t-il...

Mais l'aimable jeune homme aussitôt l'interrompit.

—Compris!... fit-il, n'avouez rien, c'est inutile. Au fait, suis-je bête, un artiste!... Si vous aviez dix mille francs, vous ne seriez pas ici... comme dit Dupuis. Il me faut cette somme, pourtant. J'ai souscrit des billets à Verminet, et dame, il est raide... Connaissez-vous Verminet?

—Oh!... pas du tout.

—Elle est encore bonne!... d'où sortez-vous donc!... Il est directeur de la «Société d'Escompte mutuel,» mon cher. Vrai, c'est un bon enfant. J'avais besoin d'argent, il m'en a donné tout de suite... Ce qui me gêne un peu, c'est que, d'après ses conseils, pour faciliter l'escompte, vous comprenez, j'ai signé le nom d'une autre personne...

A cet aveu fait avec la plus naïve impudence, André recula effrayé.

—Mais c'est un faux, Malheureux!... fit-il.

—Pas du tout, puisque je payerai... D'ailleurs, il me fallait de l'argent pour Van Klopen... Vous connaissez Van Klopen, j'imagine... Ah! quel homme pour habiller une femme!... Je lui avais commandé trois costumes pour Zora!... Enfin, papa est cause de tout. Pourquoi me pousse-t-il à bout?

La colère lui montait à la tête, il élevait la voix, il gesticulait.

—Oui, poursuivit-il, papa me pousse à bout, et je la trouve mauvaise. Si encore il ne s'acharnait qu'après moi!... Mais non, il s'en prend à une pauvre femme innocente, sans défense, qui n'a jamais rien fait, à Mme de Chantemille... ça, c'est lâche, c'est petit, c'est canaille!...

—Mme de Chantemille?... interrogea André, à qui ce nom ne rappelait rien.

—Oui, à Zora, vous savez bien, vous êtes venu pendre la crémaillère chez elle.

—Ah!... c'est de Rose que vous me parlez.

—Précisément!... Mais vous savez, je n'aime pas qu'on la nomme ainsi. C'est sur elle que papa passe sa colère. Vingt louis que vous ne devinez pas ce qu'il a fait?... Il a déposé contre elle une plainte en détournement de mineur... Quel aplomb! Comme si j'étais un gaillard qu'on détourne, moi!... Enfin, on l'a arrêtée, et elle est en prison, à Saint-Lazare.

Cette idée désolante lui perçait le cœur, et il avait bien du mal à dissimuler une larme qui glissait entre ses paupières bordées d'écarlate.

—Pauvre Zora!... fit-il d'un ton navré. Ah!... tenez, les femmes ne m'en content pas, à moi... eh bien!... celle-là, m'aimait. Et quel chic!... Son coiffeur m'a dit vingt fois qu'il n'avait jamais vu de si beaux cheveux!... Et elle est à Saint-Lazare!... Quand les agents sont venus la prendre, c'est à moi qu'elle a pensé tout de suite. Elle s'est écriée: «Ce pauvre loup chéri est capable de s'en faire périr!» C'est la cuisinière qui m'a conté ça. Oh!... elle avait du cœur. Son arrestation lui a causé une telle émotion qu'elle s'est mise à cracher le sang... Et impossible d'arriver jusqu'à elle pour lui parler, pour la consoler... Je me suis présenté à Saint-Lazare, mais j'ai remporté une veste, oh!... mais une veste!...

Il fut forcé de s'interrompre, les sanglots l'étouffaient.

—Voyons, monsieur Gaston, murmura André, un peu de courage...

—Oh!... j'en ai, et dès le lendemain de mes vingt-cinq ans, je l'épouse; vous verrez... Et cependant, ce n'est pas papa qui a eu l'idée de cette infamie. Elle lui a été conseillée par son homme d'affaires, un avocat, un nommé Catenac. Connaissez-vous? Non. Il n'a qu'à bien se tenir; demain je lui envoie mes témoins... Tiens, à propos... voulez-vous être mon témoin, vous?...

—J'ai peu l'habitude de ces sortes d'affaires.

—Alors, il n'en faut pas. Je veux des témoins qui me posent du coup, et dont le ton et la mise lui donnent à réfléchir.

—En ce cas...

—Je tâcherai de trouver des militaires... vous comprenez. D'abord l'affaire est simple comme bonjour. Je suis l'insulté, je choisis le pistolet, à dix pas. Je ne sors pas de là. S'il a peur, qu'il décide papa à se désister. Sinon des claques. Voilà! je suis carré comme un dé, moi, pistolet, excuses ou claques, au choix!...

En tout autre disposition d'esprit, André eût peut-être souri des ridicules de ce triste garçon. En ce moment, il se demandait comment se dépêtrer de cette douleur tenace, quand un domestique sortit de la maison et vint à lui.

—Monsieur, lui dit cet homme, monsieur vous a vu par la fenêtre de son cabinet, et il vous prie de monter chez lui.

—J'y vais, répondit vivement André.

Et tendant la main au jeune M. Gaston:

—Bon espoir, cher monsieur, commença-t-il.

Mais Gaston le retint.

—Dites donc, fit-il à voix basse et fort vite, vous allez voir papa, parlez-lui un peu de moi. Il vous aime beaucoup, parole d'honneur, il vous écoutera. Dites-lui que je suis capable de me faire sauter le caisson, hein!... Faites-la-lui au suicide, cela prend toujours... Qu'il laisse Zora et qu'il me donne de quoi payer Verminet et je fais tout ce qu'il voudra...

XXII

Quand André, enfin débarrassé du jeune M. Gaston, se présenta chez M. Gandelu, il fut effrayé de son affaissement et de l'affreuse altération de ses traits.

—Monsieur Verminet, dit-il.
—Monsieur Verminet, dit-il.

Sa franche et joyeuse physionomie présentait une désolante expression de

découragement et d'hébétude. Sa pâleur était livide, son teint terreux, tout le sang de ses joues affluait à ses paupières violacées et gonflées, sa lèvre inférieure pendait inerte.

Il avait pleuré, et, en essuyant ses larmes du revers de sa manche, il avait marqué sur son visage de grandes taches noirâtres.

Cependant, lorsque parut André, l'œil vitreux de M. Gandelu s'éclaira, et il se leva à demi de son fauteuil.

—Ah!... c'est vous, dit-il d'une voix dolente, cela m'a fait du bien de vous voir! Bénie soit la bonne aventure qui vous amène.

André secoua tristement la tête.

—Ce n'est pas une bonne aventure, prononça-t-il.

—Alors, seulement l'entrepreneur remarqua sa gravité inaccoutumée, et les plis de son front.

—Qu'avez-vous, André, demanda-t-il vivement, vous surviendrait-il quelque ennui?

—Je suis menacé d'un grand malheur monsieur.

—Vous!... que me dites-vous là...

—Hélas!... monsieur, la vérité. Et les conséquences de ce malheur peuvent être pour moi le désespoir... la mort.

Un flot de colère soudaine empourpra la face blêmie de l'entrepreneur.

—Saint bon Dieu!... s'écria-t-il, d'un ton farouche, n'y aurait-il donc pas de Providence! Que fait-elle? Sera-ce éternellement le lot des justes, des honnêtes, des bons, de souffrir ici-bas; de pleurer, d'être misérables!... Les coquins et les méchants, eux, prospèrent et triomphent, il n'y a de chance et de bonheur que pour eux...

Il s'interrompit, et fixant André:

—Je suis ton ami, garçon, reprit-il, je veux t'être utile.

—Je venais, monsieur, plein de confiance, vous demander un service.

—Ah!... vous avez pensé à moi!... Eh bien! je suis content. Votre main, André, j'aime à sentir une main loyale dans la mienne, cela me remet un peu de vie au cœur... Parlez!...

Le jeune artiste se recueillit un moment.

—C'est le secret de ma vie, monsieur, fit-il enfin, avec une certaine solennité, que je vais vous confier.

M. Gandelu ne répondit pas, mais de son poing fermé il se frappa rudement la poitrine, et ce geste, mieux que tous les serments, garantissait son inviolable discrétion.

André n'hésita donc pas, et taisant seulement les noms, il raconta la touchante et simple histoire de ses amours, son ambition, ses espérances, et finit en exposant exactement la situation actuelle.

Quand il eut terminé:

—Que puis-je faire? demanda M. Gandelu.

—Me permettre, monsieur, de céder l'entreprise que vous m'aviez confiée à un de mes amis. Je garderai en apparence la direction et la responsabilité des travaux, en réalité je ne serai plus qu'un ouvrier... Cette combinaison me donnera ma liberté, et en même temps le moyen de gagner en quelques heures, chaque matin, ce qu'il me faut pour vivre...

—Et c'est là ce que vous appelez un grand service?

—Monsieur...

—Silence!... interrompit l'entrepreneur avec une brutalité affectée. Vous ferez de l'entreprise ce que vous voudrez, m'entendez-vous, et de la maison aussi... Vous la démolirez si cela peut vous faire plaisir. Pour qui donc me prenez-vous? Quand le vieux père Gandelu aime quelqu'un, mon garçon, ce n'est pas à demi, et ce quelqu'un peut disposer de lui et de sa bourse...

Il se leva vivement, et allant ouvrir une grande caisse de fer scellée dans un des angles du cabinet, il en tira une liasse de billets de banque qu'il plaça devant André.

—Dans une guerre, disait-il, comme celle que vous allez entreprendre, il faut de l'argent, et beaucoup... en voici. Oh!... ne froncez pas les sourcils!... Vous me rendrez cela quand et comme vous voudrez.

L'empressement de ce digne et brave homme, qui oubliait ses chagrins pour ne s'occuper que des siens, touchait André jusqu'aux larmes.

—Mais je n'ai pas besoin d'argent, monsieur, commença-t-il d'une voix émue, j'ai quelques économies...

D'un geste, M. Gandelu lui imposa silence.

—Prenez ces 20,000 francs, commanda-t-il, vous m'encouragerez ainsi à vous dire quel service je comptais vous demander quand je vous ai fait prier de monter près de moi.

Refuser, c'eût été s'obstiner dans une fierté mal placée. André accepta et attendit.

L'entrepreneur avait regagné son fauteuil et le coude sur son bureau, le front dans sa main, il semblait s'oublier dans les plus douloureuses méditations.

—Mon cher André, commença-t-il enfin, d'une voix rauque et brève, vous avez pu, l'autre jour, mesurer toute l'étendue de ma misère. Mon fils est un malheureux, et j'ai cessé de l'estimer...

Le jeune artiste avait deviné qu'il allait être question de Gaston.

—Il a certes des torts bien graves, monsieur, répondit-il, mais il est jeune.

M. Gandelu eut un sourire navrant.

—Mon fils est vieux.... prononça t-il, comme le vice. J'ai réfléchi et je l'ai jugé. Hier, il m'a menacé de se tuer... Lui, se suicider!... il est trop lâche, et ce n'est pas cela que je crains. Ce que je redoute, c'est qu'il finisse par déshonorer mon nom.

André frémit. Il songeait aux faux que lui avait avoués le jeune drôle.

—Jusqu'à ce jour, poursuivit l'entrepreneur, j'ai été d'une faiblesse indigne. Il est trop tard pour se montrer sévère. Je cèderai donc. Ce pauvre sot est épris jusqu'à la folie d'une indigne créature nommée Rose, que j'ai fait enfermer; je suis décidé à la lui rendre... Je me résigne aussi à payer ses dettes. C'est une lâcheté, je le sens... mais je suis son père, je ne l'estime plus... je l'aime toujours... Il a déchiré mon cœur, les lambeaux sont encore à lui.

Le jeune peintre se taisait, épouvanté des souffrances que trahissait cette horrible résignation.

—Je ne m'abuse pas, reprit après une pause M. Gandelu, mon fils est perdu. Je ne puis qu'essayer de faire la part du feu. Si cette Rose n'est pas une créature absolument perverse, on peut utiliser son influence sur ce malheureux. Mais qui se chargera des négociations!... Qui obtiendra de mon fils un aveu sincère de ses dettes?... André, j'avais compté sur vous.

Consentir à entreprendre le sauvetage du jeune M. Gaston, c'était de la part d'André un acte de dévouement héroïque, à un moment où il n'avait pas trop de toutes les forces de son intelligence pour l'œuvre de son propre salut.

Distraire sa pensée de Sabine, menacée du plus effroyable malheur qui puisse frapper une jeune fille, lui semblait presque un crime, et exigeait le plus énergique effort de sa volonté.

Pourtant, si égoïste que soit la passion vraie, il jugea qu'il devait cela et plus encore à cet honnête homme, qui venait de mettre si généreusement à sa disposition le seul élément de succès qui lui manquât, et un des plus puissants.

Il s'assit donc près de M. Gandelu, et froidement ils discutèrent la conduite qu'il convenait de tenir.

La prudence, la dissimulation même étaient indispensables.

Les derniers événements avaient si bien démoralisé le jeune M. Gaston qu'on pouvait tout obtenir de lui. Mais il fallait se hâter. Il était clair que s'il venait à soupçonner seulement les véritables dispositions paternelles, il s'empresserait d'en abuser.

Il fut donc arrêté qu'André aurait carte blanche, et que l'entrepreneur ne céderait jamais, en apparence, qu'à ses sollicitations.

Ainsi, ils comptaient substituer à l'autorité paternelle, dont la faiblesse était démontrée, un pouvoir étranger, nouveau, qui saurait se faire craindre et respecter.

L'événement devait justifier leurs prévisions.

Le jeune M. Gaston était bien plus abattu, bien plus désespéré encore que ne le supposait André, et c'est avec des transes inexprimables qu'il attendait en se promenant dans la cour, le retour de son ambassadeur.

Dès qu'il le vit paraître sur le seuil de la maison, il courut à lui.

—Eh bien!... que dit papa?...

—Votre père, répondit André, est fort irrité. Cependant je ne désespère pas de lui arracher quelques concessions.

—Il ferait mettre Zora en liberté?...

—Peut-être.

Le spirituel jeune homme eut une exclamation de joie.

—Quelle veine!... s'écria-t-il.

Et après quelques pas d'une danse délirante:

—Du coup, ajouta-t-il, je lui achète un huit-ressorts! v'lan...

André prévoyait bien quelque chose comme cela.

—Doucement, cher monsieur, fit-il; modérez-vous. Si votre père vous entendait, Mme Zora serait en grand danger de rester là où elle est...

—Allons donc!...

—C'est ainsi. Persuadez-vous bien que votre père ne vous rendra Zora et ne paiera vos dettes qu'autant que vous lui promettrez de changer de conduite et d'être plus raisonnable à l'avenir.

—Oh!... pour promettre, j'en suis.

—Je le crois... et votre père aussi. C'est pourquoi, en échange de ses concessions, il voudra plus que des promesses... il exigera des garanties.

Ce mot parut refroidir sensiblement la joie du jeune M. Gaston.

—Hein!... fit-il des garanties!... Je la trouve mauvaise! Est-ce que ma parole ne suffit pas?... Quelles garanties veut donc papa?

—Franchement, cher monsieur, je l'ignore. C'est à nous de les trouver. Je les lui proposerai ensuite de votre part, et si elles sont acceptables, il les acceptera, j'en mettrais la main au feu.

M. Gandelu fils l'examina d'un air comiquement surpris.

—Elle est bien bonne!... ricana-t-il. Vous faites donc de papa ce que vous voulez!...

—Non... mais ainsi que vous l'aviez deviné, j'ai sur son esprit une certaine influence. Vous en faut-il une preuve?... Je viens d'obtenir de lui de quoi payer les billets que vous savez...

—Les billets de Verminet?

—Je crois que oui... Je parle de ceux où vous avez eu la faiblesse de contrefaire une signature...

Les yeux de l'intéressant jeune homme papillotèrent.

Si inepte qu'il fut, il était horriblement tourmenté du son imprudence, et quand il y pensait, il se sentait comme un brasier dans la cervelle...

Il comprenait qu'elle pouvait avoir des conséquences épouvantables que n'arrêteraient ni les influences ni la grande fortune de son père.

—Quoi! fit-il en battant des mains, papa a lâché les fonds!... fameuse affaire!... Donnez, donnez bien vite...

Mais André secoua la tête avec un sourire goguenard.

—Pardon!... dit-il, je ne dois me désaisir de l'argent qu'en recevant les billets; donnant, donnant. Mes ordres à cet égard sont formels. Seulement, si rien ne vous retient, nous pouvons aller les retirer aujourd'hui même, à l'instant. Le plus tôt sera le mieux...

Le jeune M. Gaston ne répondit pas immédiatement. Une grimace de désappointement remplaçait son triomphant sourire.

—Je la trouve mauvaise!... dit-il enfin. Merci de la confiance. Ah! papa est un rusé vieillard, comme dit Augustin.

Cependant il prit son parti.

—Enfin, ajouta-t-il, puisqu'il le faut... allons-y gaiement!... Je vais passer un pardessus, monsieur André, et je suis à vous.

Il était pressé d'en finir, car au bout de moins d'un quart d'heure, il reparut pimpant.

—C'est rue Sainte-Anne, dit-il, en prenant le bras d'André; nous irons bien jusque-là à pied, hein?

C'est rue Sainte-Anne, en effet, que le sieur Verminet (Isidore) a installé le «siège social»—pour parler comme ses circulaires,—de la Société d'escompte mutuel dont il est le seul directeur gérant.

La maison qu'il a choisie et décorée de sa plaque de marbre, à lettres d'or, ne paie pas de mine. Le passant qui par hasard remarque sa façade noire qui raille les ordonnances de voirie, ses persiennes sales et mal assujetties, les vitres crasseuses et poudreuses des fenêtres, manque rarement de se dire:

—Quelle diable d'industrie exerce-t-on là dedans?...

L'industrie de Verminet n'est pas aisée à définir.

La Société d'escompte mutuel, disent les prospectus, est fondée à seule fin de procurer du crédit à ceux qui n'en ont plus, et de l'argent à ceux qui n'en ont pas.

Idée d'une philanthropie sublime, mais d'une pratique difficile.

La façon d'opérer de Verminet, qu'il appelle son «système financier,» est pourtant des plus simples.

Un malheureux commerçant perdu, ruiné, à la veille de la faillite, s'adresse-t-il à lui? Il le console, lui fait signer des billets pour la somme dont il a besoin, et lui remet en échange... d'autres billets, signés par quelque autre négociant non moins perdu, ruiné, et aussi près de la faillite que le premier.

Et à chacun d'eux, il dit:

—Vous ne trouvez pas d'argent sur votre signature?... En voici une qui est de l'or en barre et que vous escompterez aussi aisément qu'un billet de banque.

C'est pourquoi, bravement il perçoit une commission, payable comptant, par exemple, de deux pour cent sur le montant des billets souscrits.

A ceux que ne satisfait pas une seule signature, il en procure deux, trois, quatre... Ah! il n'est pas regardant!

—Comment Verminet trouve-t-il des clients?

On se l'explique quand on sait tout ce dont est capable le pauvre commerçant obsédé par le fantôme de la faillite, il perd la tête, il se débat... Il se raccroche à une signature comme un homme qui se noie à un brin d'herbe.

Parfois cet échange de signatures réussit pour un jour. Tel dont la situation est connue trouve crédit sur la position inconnue d'autrui. L'échéance n'en est que plus terrible.

Ce qui est sûr, c'est que quiconque entre chez Verminet ayant encore quelques chances de rétablir ses affaires, en sort irrémissiblement perdu.

Ceci est déjà bien, et cependant ce n'est que la partie morale des opérations de la Société d'escompte mutuel.

Ses revenus les plus importants et les plus réguliers, elle les tire de tripotages infiniment moins avouables encore.

Elle tient boutique, par exemple, de ces «effets de circulation» qui sont le désespoir et l'effroi de la banque. Tous les faiseurs de la coulisse savent qu'elle fait commerce de signatures assorties pour billets à des fournisseurs: depuis trois francs sur timbre ordinaire, depuis cinq francs sur timbre orné de vignettes commerciales. Il n'est guère de syndic qui ne soit sûr qu'elle fabrique pour faillites, des titres de fantaisie et des créances fictives.

On dit que Verminet gagne du l'argent.

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