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Les esclaves de Paris

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Mlle de Mussidan eût pris à tâche de désoler ce galant homme, dont elle attendait un grand service, un sacrifice plus grand encore, qu'elle n'eût pas parlé autrement.

Dans son inexpérience, elle faisait tout pour aviver la blessure qu'elle venait de lui faire.

Et jamais elle n'avait été si belle qu'en ce moment, où elle vibrait tout entière au souffle de la passion. Sa voix avait des sonorités étranges. Son âme même montait à ses yeux.

—Maintenant, monsieur, reprit-elle, comprenez-vous ma préférence? Plus est large, profond, infranchissable, en apparence, l'abîme qui le sépare de moi, plus je me dois d'être fidèle aux serments échangés. Je sais mon devoir. La femme digne de ce nom doit être, pour qui l'aime, l'espérance et la foi, qui enfantent des miracles. Qu'on me juge insensée, j'y consens. Je sais quels dangers on court à heurter les préjugés. Il se peut que l'avenir me réserve un châtiment terrible... on ne m'entendra jamais me plaindre. Enfin, cet autre...

Elle hésita un moment, et, enfin, d'un ton simple mais ferme, elle ajouta:

—Cet autre... je l'aime.

M. de Breulh écoutait, plus immobile, en apparence, et plus froid que le marbre. En réalité, la plus terrible des passions, la jalousie, grondait au fond de son cœur.

C'est que s'il avait laissé entrevoir la vérité, il ne l'avait pas dite toute entière.

Il aimait Sabine, et il l'aimait depuis longtemps. C'était l'édifice entier de son avenir que, sans paraître le remarquer, Mlle de Mussidan renversait. Oui, il était noble, oui, il était riche, mais titres et fortune, il eut tout donné pour être à la place de cet autre qui gagnait son pain, qui était un enfant trouvé, mais qui était aimé.

Bien d'autres, à sa place, eussent haussé les épaules et expliqué Sabine d'un seul mot: romanesque.

Lui, non. Il était digne de la comprendre.

Ce qu'il admirait le plus en elle, c'était cette belle franchise qui va droit au but, sans réticences et sans ambages, cette hardiesse à braver le danger après l'avoir reconnu et raisonné.

Elle était certes, inhabile et imprudente; mais cela même la grandissait à ses yeux. Ce n'est d'ordinaire ni la prudence ni l'habileté qui manquent aux jeunes demoiselles élevées comme Sabine au noble et moral couvent des Oiseaux.

Par ce temps de galanteries banales, d'intrigues amoureuses bêtes et plates comme un livre obscène, à une époque où le notaire qui rédige le contrat représente toute la poésie de la moitié des mariages, M. de Breulh se trouvait en présence d'une femme capable d'une grande et vigoureuse passion.

Cette femme, il avait espéré qu'elle serait sienne, et voici qu'elle lui échappait.

Il brûlait d'interroger cependant, de savoir, soit qu'il gardât une ombre d'espérance, soit qu'il trouvât comme une âcre volupté à se bien convaincre de son malheur.

—Mais cet autre, demanda-t-il à Sabine, comment vous est-il possible de le voir?

Elle comprit qu'elle n'avait rien à cacher.

—Je le rencontre à la promenade, répondit-elle; je suis allée chez lui...

—Chez lui!...

—Oui: je lui ai donné quinze séance pour mon portrait.

Et fièrement elle ajouta:

—Une fille comme moi peut aller sans danger chez l'homme qu'elle a choisi: il ne s'y passe rien dont elle ait à rougir.

M. de Breulh se taisait, il était confondu, abasourdi.

—Vous savez tout, monsieur... Je me suis fait violence à ce point de vous dire, moi, jeune fille, ce que je n'ai pas osé avouer à ma mère. Que dois-je maintenant espérer?

Ceux-là seuls qui, passionnément épris, ont trouvé une femme assez loyale pour leur dire:

—«Je ne vous aime pas, j'ai donné ma vie à un autre, je ne vous aimerai jamais, renoncez à toute espérance.»

Ceux-là seuls peuvent se faire une juste idée de la situation d'esprit de M. de Breulh et des tortures qu'il endurait.

Certes, s'il eut appris par quelque voie détournée les amours de Sabine, il ne se serait pas retiré. Il eut accepté la lutte, avec l'espoir de triompher de ce mortel heureux qu'on lui préférait.

Mais ici, lorsque Mlle de Mussidan se mettait à sa discrétion, abuser de sa confiance était impossible.

M. de Mussidan, presque effrayée, se pendit aux sonnettes.
M. de Mussidan, presque effrayée, se pendit aux sonnettes.

—Il sera fait selon vos désirs, mademoiselle, répondit-il, non sans une cer

taine amertume. Ce soir même, j'écrirai à votre père pour lui rendre sa parole. Ce sera la première fois que je ne tiendrai pas la mienne. Je me demande quel prétexte j'imaginerai pour colorer ma retraite; ce qui est sûr, c'est que si précieuse que ma défaite puisse être, M. de Mussidan m'en voudra cruellement. Mais vous l'exigez...

A l'exaltation de Sabine avait succédé cette prostration physique et morale qui suit inévitablement les dépenses excessives d'énergie.

—Je vous remercie, monsieur, murmura-t-elle, et du plus profond de mon âme. J'éviterai, grâce à vous, une lutte dont la pensée seule me glaçait d'horreur, car j'étais résolue à résister aux désirs de ma famille. Tandis que maintenant!...

M. de Breulh ne paraissait nullement partager la sécurité de la jeune fille.

—Malheureusement, mademoiselle, je tremble de vous voir reconnaître, avant peu, l'inutilité de mon sacrifice... De grâce, laissez-moi m'expliquer. Jusqu'ici vous n'êtes allée que fort peu dans le monde, et dès que vous y avez paru, on a su que des projets d'union existaient entre vos parents et moi. De là vient que vous avez été peu entourée. Qu'on sache demain que je me retire, vingt prétendants se mettront sur les rangs.

Mlle de Mussidan soupira. C'était la l'objection d'André.

—Reconnaissez-le, poursuivait M. de Breulh, votre situation sera des plus difficiles. Si vos nobles qualités sont faites pour exalter les sentiments les plus élevés, votre grande fortune doit irriter les plus sordides convoitises.

Pourquoi ces mots de «fortune» et de «convoitise»? Était-ce une allusion à la pauvreté d'André? Elle regarda fixement M. de Breulh: ses yeux ne trahissaient pas la plus légère intention d'ironie.

—C'est vrai, fit-elle tristement, j'ai une grosse dot.

—Que répondrez-vous à ceux qui se présenteront?

—Je ne sais; sans doute je trouverai des raisons plausibles de refus. D'ailleurs, j'obéis à la voix de mon cœur et de ma conscience, je ne puis mal faire, Dieu aura pitié de moi.

Cette dernière phrase était un congé. M. de Breulh, un homme du monde, ne pouvait s'y méprendre; cependant il ne bougea pas.

—Si j'osais, mademoiselle, commença-t-il, si je me supposais assez votre ami pour me permettre un conseil...

—Parlez, monsieur, je vous en prie.

—Eh bien! pourquoi ne pas rester dans les termes où nous sommes? Tant que notre rupture ne sera pas ébruitée, votre tranquillité est assurée. Il me serait aisé de retarder d'un an les démarches décisives, et je serais toujours prêt à me retirer au moindre signe.

Cette proposition cachait-elle une arrière-pensée? Non. Mais Sabine ne s'en inquiéta même pas.

—Non, monsieur, répondit-elle vivement, non. Ce serait abuser de votre dévouement et vous condamner à un rôle affligeant. Et d'ailleurs, réfléchissez, ce subterfuge ne serait-il pas indigne de vous, de moi... et de lui?

M. de Breulh n'insista pas. A son premier mouvement de dépit succédait un invincible attendrissement.

Un projet digne de son caractère chevaleresque obsédait son esprit, et il hésitait à le traduire, tant cette belle jeune fille, si craintive et si vaillante à la fois, si pure et si imprudente le frappait de respect.

Il parvint cependant à vaincre cette timidité si nouvelle pour lui.

—Serait-ce, commença-t-il avec des hésitations d'adolescent, serait-ce abuser de la confiance que vous avez daigné me témoigner, que de vous dire... de vous exprimer combien je serais... heureux de connaître l'homme que vous avez choisi?...

Sabine rougit excessivement.

—Je n'ai rien à vous cacher, monsieur, dit-elle. Il se nomme André, il est peintre, il demeure rue de la Tour-d'Auvergne, nº...

M. de Breulh ne devait oublier ni ce nom ni cette adresse.

—De grâce, reprit-il avec plus de fermeté, ne croyez pas à une vaine curiosité. Le seul désir de vous servir a décidé ma question. Il me serait si doux de devenir votre allié, d'être pour quelque chose dans votre vie. J'ai des amis puissants, les relations que donne une grande fortune...

La passion est maladroite. C'est le trait essentiel qui la trahit.

Avec les plus délicates intentions, M. de Breulh, ce gentilhomme si expert et si fin d'ordinaire, n'avait pour ainsi dire pas prononcé une phrase sans blesser Sabine.

Voici que maintenant il paraissait proposer sa protection à André! C'est-à-dire qu'il semblait établir sa supériorité à lui sur l'homme aimé. C'est ce que jamais femme ne tolèrera.

—Pour ceci encore, monsieur, répondit-elle, merci. Mais je connais André. Une offre de service l'humilierait affreusement. C'est ridicule? Oui, je le sais. Excusez-nous, notre condition particulière nous impose des scrupules exagérés. Pauvre cher!... Sa fierté est toute sa noblesse!

Ayant dit, et voulant couper court à un entretien qui était pour elle un supplice, Mlle de Mussidan sonna. Un valet parut.

—Avez-vous prévenu ma mère de la visite de monsieur? demanda-t-elle.

—Non, mademoiselle, monsieur et madame nous ont fait avertir qu'ils ne pouvaient recevoir.

—Comment donc ne m'avez-vous rien dit? fit durement M. de Breulh.

Et sans attendre la justification fort simple du valet de pied, il s'inclina cérémonieusement devant Sabine, s'excusa de l'avoir involontairement importunée, et sortit en laissant paraître juste assez de mécontentement pour qu'on le remarquât.

—Celui-là aussi, pensait Sabine, est digne d'être aimé!...

—Elle s'apprêtait à remonter chez elle, lorsque le bruit d'une sorte de discussion dans le vestibule, l'arrêta.

La porte du salon avait été entrebâillée et elle entendait les instances d'un visiteur qui voulait absolument voir le comte de Mussidan, sur-le-champ, malgré les objections des valets de pied qui résistaient respectueusement mais fermement.

—Trédame!... disait la voix de ce visiteur obstiné, que me chantez-vous donc avec vos ordres!... Est-ce que votre consigne me concerne? Me reconnaissez-vous? Suis-je, oui ou non, l'ami intime de votre maître? Oui. Allez donc lui dire à l'instant que je suis ici, que je l'attends... sinon je vais monter moi-même.

L'entêtement de cet intime eut à la fin raison de la résistance des domestiques, et la preuve, c'est qu'il pénétra dans le salon.

Ce visiteur n'était autre que M. de Clinchan en personne, le camarade de jeunesse de M. de Mussidan, le seul témoin avec Ludovic de la mort de l'infortuné Montlouis, M. de Clinchan, celui-là même qui confiait au papier l'analyse de ses sensations au moment d'un faux témoignage.

M. de Clinchan n'était ni grand ni petit, ni gras ni maigre, ni beau ni laid. Sa personne est effacée comme son esprit, comme son costume.

En lui, rien de saillant où accrocher une remarque. Si, pourtant. Il porte en breloque une énorme main de corail. Il craint le mauvais œil.

Jeune, il était méthodique. En vieillissant, il est devenu maniaque. A vingt ans, il notait chaque jour le nombre de ses pulsations. A quarante ans, il rédige quotidiennement l'histoire de ses digestions.

Si le paradis est la réalisation de nos vœux impossibles ici-bas, M. de Clinchan sera pendule dans l'autre monde.

Pour l'instant, il était si terriblement agité qu'il ne salua pas Sabine.

—Quelle émotion, disait-il, et pour comble, j'avais mangé plus que d'usage. Si je n'en meurs pas, je m'en ressentirai encore dans six mois.

A la vue de M. de Mussidan qui entrait, il s'interrompit. Il courut à lui, il se jeta sur lui plutôt, en criant:

—Octave, sauve-nous! C'en est fait de nous, si tu ne romps pas le mariage de ta fille avec...

La main nerveuse de M. de Mussidan s'appliquant sur sa bouche lui coupa la parole.

—Tu es donc fou, disait le comte, tu ne vois donc pas ma fille!

Obéissant à un regard impérieux de son père, Mlle de Mussidan s'était empressée de s'enfuir.

Mais M. de Clinchan en avait dit assez pour emplir son cœur d'alarmes et de défiances.

Qu'était-ce que cette rupture? avec qui? pourquoi? Comment le salut de son père et de Clinchan pouvait-il dépendre de son mariage à elle?

A coup sûr, il y avait quelque chose, une énigme: l'empressement qu'avait mis le comte à fermer la bouche à son ami le prouvait.

Le nom que n'avait pu prononcer M. de Clinchan, elle ne le devinait que trop, c'était le nom de Breulh-Faverlay.

Un de ces pressentiments sinistres, qu'il serait puéril de nier, lui disait que ce commencement de phrase surpris par elle contenait toute sa destinée.

Elle avait comme la certitude absolue que sa vie, son bonheur, sa personne même, allaient être l'enjeu d'une partie qui se décidait en ce moment.

Mais comment entendre ce qu'allaient dire son père et le comte de Clinchan? car elle brûlait de les entendre, elle le voulait, quoiqu'il pût lui en coûter. Une curiosité, une anxiété plutôt de savoir, la poignait.

Elle cherchait un expédient, lorsqu'elle pensa qu'en faisant le tour de la salle à manger, il lui serait possible de s'établir dans un des salons de jeu séparés du grand salon par une simple portière.

Elle y courut. Elle y distinguait les moindres paroles des deux interlocuteurs.

M. de Clinchan en était encore à se plaindre.

Si brusque, il faudrait dire si brutal avait été le geste de M. de Mussidan, qu'il avait fait mal à son ami et l'avait presque renversé.

—Trédame!... geignait M. de Clinchan, comme tu y vas. Quelle journée, mon Dieu! Songe un peu... déjeuner trop abondant, émotion violente, course rapide, colère provoquée par tes domestiques, joie en te voyant, puis choc et interruption des fonctions respiratoires... C'est dix fois ce qu'il faut pour prendre une maladie qui... à notre âge...

Mais le comte, plein d'indulgence habituellement pour les manies de son ami, n'était pas dans des dispositions à l'écouter.

—Au fait!... interrompit-il d'un ton bref et dur, que se passe-t-il?

—Il arrive, gémit M. de Clinchan, qu'on sait l'histoire des bois de Bivron. Une lettre anonyme, reçue il y a une heure, me prédit les plus épouvantables malheurs, si je ne t'empêche de donner ta fille à de Breulh... Ah!... les coquins qui m'écrivent connaissent la vérité, et ils ont des preuves.

—Où est cette lettre?

M. de Clinchan tira de sa poche cette lettre. Elle était explicite et menaçante autant que possible, mais elle n'apprenait rien à M. de Mussidan qu'il ne sut déjà.

—As-tu vérifié ton journal? demanda-t-il à son ami. Y manque-t-il véritablement trois feuillets?...

—Oui.

—Comment a-t-on pu te les enlever?

—Ah!... comment? C'est ce que je ne puis m'expliquer, et si tu peux me le dire...

—Es-tu sûr de tes domestiques?

—Eh! ne sais-tu pas que Lorin, mon valet de chambre, est à mon service depuis seize ans, qu'il a été élevé chez mon père, et que je l'ai façonné à ma ressemblance? Jamais aucun autre de mes domestiques n'a mis le pied dans mes appartements. Les volumes de mon journal sont déposés dans un meuble de chêne dont la clé ne me quitte jamais.

—Il faut cependant qu'on ait pénétré chez toi?

M. de Clinchan réfléchit un moment, puis tout à coup se frappa le front, éclairé par un souvenir qui était comme une révélation.

—Trédame!... s'écria-t-il, je vois...

—Quoi?...

—Écoute. Il y a de cela quelques mois, un dimanche, Lorin était allé à une fête des environs de Paris, but un coup de trop avec des gens dont il avait fait connaissance en chemin de fer. Après boire il se prit de querelle avec ces amis de bouteille, et fut si cruellement maltraité, qu'il est resté six semaines sur le lit. Il avait, ma foi! un bon coup de couteau dans l'épaule.

—Qui t'a servi pendant ce temps?

—Un jeune homme que mon cocher est allé prendre au hasard dans un bureau de placement.

M. de Mussidan crut qu'il tenait un indice. Il se souvenait de cet homme qui était venu le trouver, et qui avait eu l'impudence de lui laisser sa carte, B. Mascarot, agence pour les deux sexes,—rue Montorgueil.

—Sais-tu, demanda-t-il, où est situé ce bureau?

—Parfaitement, rue du Dauphin, presque en face de chez moi.

Le comte eut une exclamation de fureur.

—Ah! les misérables sont forts, s'écria-t-il, très forts. Il faut se rendre. Et cependant, si tu partageais mes idées, si tu te sentais assez d'énergie pour braver le scandale, nous tiendrions tête à l'orage...

Il suffit de cette simple proposition pour faire frisonner M. de Clinchan de la tête aux pieds.

—Jamais, s'écria-t-il, non, jamais. Mon parti est pris. Si tu prétends résister, déclare-le-moi franchement, je rentre chez moi et je me fais sauter la cervelle.

Il était homme à faire comme il le disait. Outre qu'en dehors de ses ridicules, sa bravoure était incontestable, il était d'un tempérament à recourir aux dernières extrémités plutôt que de rester exposé à des tracasseries qui troubleraient ses digestions.

—Je céderai donc! fit M. de Mussidan avec la rageuse résignation de l'impuissance.

Alors seulement M. de Clinchan osa respirer à pleins poumons. Ignorant quels assauts son ami avait subis, il ne croyait pas qu'il serait si facile de l'amener à composition.

—Une fois en ta vie, s'écria-t-il, tu es donc raisonnable.

—C'est-à-dire que je te parais l'être, parce que j'écoute les conseils de ta frayeur! Ah!... maudits feuillets!... Et maudite aussi soit ton inconcevable fureur de confier au papier les secrets de ta vie et de la vie des autres.

Mais, sur l'article de son journal, M. de Clinchan est intraitable.

—Trédame!... s'écria-t-il, ne vas-tu pas t'en prendre à moi! Si tu n'avais pas commis un crime, je n'aurais pas eu à en commettre un pour t'obliger, et à l'enregistrer ensuite.

Un silence assez long suivit cette cruelle réponse.

Glacée d'horreur, plus tremblante que la feuille, Sabine avait tout entendu. Ses plus affreux pressentiments étaient dépassés par l'horrible réalité... Un crime!... Il y avait un crime dans la vie de son père!...

Cependant le comte de Mussidan avait repris la parole...

—A quoi bon des reproches!... dit-il. Pouvons-nous faire que ce qui est ne soit pas? Non! Soumettons-nous. Aujourd'hui même tu as ma parole, j'écrirai à de Breulh pour lui signifier la rupture de nos projets.

Pour M. de Clinchan, c'était le salut, la paix. Mais après ses angoisses, cette joie eut un effet terrible.

De rouge qu'il était, il devint blême, il chancela, fit un tour sur lui-même, et s'affaissa sur le canapé en murmurant:

—Repas trop copieux!... émotions violentes!... c'était indiqué!...

Il se trouvait mal.

M. de Mussidan, presque effrayé, se pendit aux sonnettes.

A ce tocsin, les domestiques accoururent de toutes les parties de l'hôtel et, derrière eux, la comtesse elle-même.

Il fallut plus de dix minutes et un flacon d'eau de Cologne au moins, pour faire revenir à lui M. de Clinchan.

Enfin il fit un mouvement, il ouvrit un œil d'abord, puis l'autre, puis il se souleva sur le coude.

—Je m'en tirerai, balbutiait-il avec un sourire pâle. Faiblesse, éblouissements, je sais ce que c'est, et j'ai mon remède: Elixir des Carmes, deux cuillerées dans un verre d'eau sucrée, repos...

Tout en parlant, il avait réussi à se dresser.

—Je rentre, dit-il à son ami, j'ai ma voiture, heureusement; toi, Octave, sois prudent.

Et prenant le bras d'un des valets de pied, il sortit, laissant seuls en présence le comte et la comtesse de Mussidan.

A côté, dans le petit salon de jeu, Sabine écoutait toujours.

XIII

Depuis la veille, c'est-à-dire depuis le moment où il avait saisi sa canne avec l'intention d'administrer une correction à l'honorable B. Mascarot, le comte de Mussidan était dans un état à faire pitié.

Oubliant la douleur de son pied malade, il avait passé la nuit à arpenter sa bibliothèque, demandant vainement à son esprit un expédient pour se soustraire à la plus humiliante des tyrannies.

Il sentait la nécessité d'aviser promptement, car il avait assez d'expérience pour comprendre que, en dépit des belles protestations du doux placeur, cette première tentative n'était que la préface d'exigences qui deviendraient de plus en plus exorbitantes.

Mille projets se présentaient à son esprit, repoussés et repris tour à tour, puis définitivement abandonnés.

Tantôt il avait envie d'aller confesser toute l'histoire au préfet de police.

Tantôt il songeait à faire appeler quelqu'un de ces policiers in partibus qui opèrent pour le compte des particuliers en dehors de la préfecture, et souvent malgré elle. Il en est d'habiles, dit-on.

Mais plus le comte réfléchissait et se débattait, plus il sentait solides et perfidement noués les liens qui le garrottaient.

De quelque façon qu'il s'y prît, il arrivait toujours à un scandale, et B. Mascarot n'offrait aucune prise.

La première fois qu'elle sortit de l'hospice, de veilles femmes prirent de la boue au ruisseau et l'en couvrirent.
La première fois qu'elle sortit de l'hospice, de veilles femmes prirent de la boue au ruisseau et l'en couvrirent.

Cependant, vingt heures de colère avaient affaissé les ressorts de son caractère violent, lorsqu'on était venu lui annoncer la visite de M. de Clinchan.

Grâce à cette disposition, il avait pu accueillir son vieil ami avec un calme relatif.

La lettre anonyme ne l'avait pas surpris. On pourrait presque dire qu'il s'attendait à quelque chose de pareil. Lui dépêcher M. de Clinchan était habile et dénotait une connaissance parfaite de l'homme.

Tourmenté par toutes ces idées, qui bouillonnaient en son cerveau, M. de Mussidan allait de long en long, se préoccupant si peu de la présence de sa femme, qu'il laissait, par moments, échapper des lambeaux de phrases et de sourdes exclamations.

Ce manège, à la longue, irrita la comtesse, dont les derniers mots de l'homme au journal avaient éveillé la curiosité.

Ne devait-elle pas être toujours sur le qui-vive, ainsi que ceux qui se trouvent dans une position menacée?

—Qu'avez-vous donc à vous agiter ainsi, Octave? demanda-t-elle. Serait-ce l'indigestion de M. de Clinchan qui vous inquiète?

Le comte connaissait sa femme pour en souffrir depuis des années.

Il devait être accoutumé à cette voix de tête si affreusement agaçante adoptée par elle. Il devait être habitué à ce sardonique sourire qui était comme figé sur ses lèvres.

Cependant, cette apparence de raillerie en un tel moment le transporta d'indignation.

—Ne parlez pas ainsi, fit-il d'une voix frémissante.

—Bon Dieu! comme vous me dites cela! Qu'avez-vous, mon ami? Est ce que vous êtes malade, vous aussi?

—Madame!...

—Enfin, daignerez-vous me dire ce qu'il se passe d'extraordinaire?

La face du comte s'était empourprée; sa colère revenait avec une violence d'autant plus grande qu'elle avait été longtemps réprimée.

Il s'arrêta brusquement devant le fauteuil où la comtesse était assise, et, les yeux flambloyants de haine et de menace, il dit:

—Il y a que notre fille ne peut épouser M. de Breulh-Faverlay, qu'elle ne l'épousera pas.

Cette inconcevable déclaration eut dû combler de joie Mme de Mussidan. C'était la moitié de la tâche imposée par le docteur Hortebize, et la plus difficile, qui se trouvait accomplie sans effort.

Cependant son premier mouvement fut de chercher des objections.

Les femmes commencent toujours, systématiquement et instinctivement, par s'opposer aux desseins qu'elles approuvent le plus. C'est leur façon de les faire entrer profondément dans l'esprit de qui les leur propose.

Chacune de leurs objections est calculée pour produire l'effet d'un coup de maillet sur un coin.

—Plaisantez-vous? dit-elle. Repousser M. de Breulh!... Retrouverez-vous jamais un parti aussi brillant, je dirai presque inespéré?

—Oh!... ne craignez rien, répondit le comte avec la plus amère ironie, on se chargera de vous fournir un prétendant.

Cette phrase, arrachée à M. de Mussidan par l'intensité de ses craintes, serra jusqu'à l'angoisse le cœur de la comtesse.

Qu'est-ce que cela voulait dire? Était-ce une allusion!

Son mari avait-il voulu désigner Croisenois? Savait-il sous l'empire de quelles obsessions abominables elle était condamnée à agir?

Mais elle était brave. Elle était de celle qui, à l'anxiété du désastre, préfèrent le désastre lui-même, si complet et si effroyable qu'il puisse être. Elle voulut savoir.

—De quel prétendant parlez-vous? demanda-t-elle avec une nonchalance affectée. Présenté par qui? comment? Qui donc aurait osé disposer de l'avenir de ma fille sans me consulter?...

—Moi!...

La comtesse eut un petit ricanement qui fut pour le comte comme un coup de cravache à travers la figure. Il perdit la tête, il oublia tout.

—Ne suis-je donc pas le maître! s'écria-t-il d'une voix terrible. Et je saurai le montrer, parce que telle est la volonté des misérables qui ont surpris le secret de ma vie, de mon crime, et qui ont entre les mains assez de preuves pour déshonorer mon nom.

Mme de Mussidan s'était levée. Elle se demandait si la raison de son mari ne s'égarait pas.

—Un crime, balbutia-t-elle, vous!

—Oui, moi! Ah! cela vous surprend et vous ne vous en doutiez guère. C'est ainsi. Vous vous souvenez peut-être d'un accident de chasse qui attrista les premiers mois de notre mariage. Ce jeune homme... dans les bois de Bivron. Eh bien! il n'y a pas eu d'accident. C'est volontairement que je l'ai ajusté, que j'ai fait feu. Je l'ai assassiné, enfin?... Et on le sait, et on peut le dire et le prouver.

La comtesse, terrifiée, reculait, les bras étendus en avant, comme pour écarter un danger.

—Ah! vous êtes épouvantée!... reprit le comte avec un rire sinistre. Je vous fais horreur, peut-être? Ne tremblez pas, ne vous éloignez pas ainsi, je n'ai pas de sang aux mains, soyez tranquille...

Il appuya ses deux mains sur son cœur, comme si la respiration lui eût manqué, et il poursuivit:

—C'est là qu'il est le sang, et il m'étouffe! Il y a vingt-trois ans de cela, et cependant, parfois encore, la nuit, je m'éveille baigné de sueur, parce que dans mon sommeil j'ai entendu le dernier râle de l'infortuné.

Mme de Mussidan s'était laissée glisser sur un fauteuil.

—C'est horrible, murmurait-elle...

—N'est-ce pas?... Et cependant vous ne savez point encore pourquoi j'ai tué. Savez-vous ce qu'il avait osé me dire, ce malheureux!... Il m'avait dit que ma jeune femme que j'adorais avait eu un amant.

La comtesse de Mussidan se dressa, la protestation aux lèvres, mais M. de Mussidan ayant ajouté froidement:

—Et c'était vrai, j'en ai acquis plus tard la certitude.

Elle retomba comme assommée, cachant son visage entre ses mains.

—Pauvre Montlouis!... poursuivait le comte, il était aimé, lui. Il avait une maîtresse, une grisette qui allait en journée pour gagner sa vie. Mais elle était plus noble cent fois par le cœur, cette pauvre fille, que l'orgueilleuse héritière que je venais d'épouser et qui était une Sauvebourg.

—Octave!... Monsieur!...

—Ah!... c'est ainsi, elle l'a prouvé. Elle s'était donnée à Montlouis, cependant, et il devait l'épouser; il me l'avait dit. Tout le monde la croyait sage, elle était enceinte. A la mort de son amant elle a été déshonorée. On est impitoyable dans les petites villes. La première fois qu'elle sortit de l'hospice avec son enfant sur les bras, de vieilles femmes prirent de la boue au ruisseau et l'en couvrirent. Il fallait fuir...

Quand il se serait agi de la vie, la comtesse n'aurait pu articuler une parole.

—Elle serait morte de faim sans moi! disait le comte. Pauvre fille! C'était bien peu, ce que je lui donnais. Eh bien! avec ce peu, à force de privations, elle a élevé son fils comme celui d'un bourgeois. L'enfant est un homme aujourd'hui, et quoi qu'il arrive, son avenir est assuré, car je suis là, moi...

Pour les grands mouvements de l'âme, il n'est pas de circonstances extérieures. Moins profondément émus, M. de Mussidan et sa femme eussent entendu des sanglots étouffés, qui, lorsqu'ils cessaient de parler, rompaient lugubrement le silence.

Souvent Mme de Mussidan avait eu,—prétendait-elle,—à souffrir des violences de son mari.

Mais jamais le comte n'avait été ainsi.

Même en ses plus furieux emportements, il ne dépassait pas certaines bornes, comme si d'avance il eut pu dire à sa colère: Tu n'iras pas plus loin.

En ce moment, une circonstance inouïe rompait toutes les digues imposées par une ferme volonté, et le torrent faisait irruption.

Et, il faut le dire, il semblait éprouver une âcre et délicieuse jouissance, un soulagement immense à donner un libre cours à toutes les amertumes qui, depuis des années, s'étaient amassées goutte à goutte en son âme.

—Dites-moi maintenant, madame, s'il n'y aurait pas injustice à vous comparer à cette pauvre fille qui était la maîtresse de Montlouis? Vous n'êtes donc jamais descendue au fond de votre conscience? Vous n'avez jamais tremblé en songeant que Dieu, certainement, vous punirait un jour, vous qui avez été fille coupable, épouse criminelle et mère indigne?...

D'ordinaire, la comtesse tenait tête à son mari, elle se redressait sous ses justes reproches; aujourd'hui, elle n'osait.

—Avec vous, poursuivait le comte, la honte et le malheur sont entrés dans ma vie. Qui donc eût pu prévoir cela, en vous voyant courir insouciante et rieuse sous les grands arbres de Sauvebourg? Que de fois, en ce temps où mon seul rêve était d'unir ma destinée à la vôtre, je vous ai observée sans soupçonner que j'étais dupe d'une odieuse comédie! Jeune fille; vous aviez atteint la perfection de la dissimulation. Jamais les détestables pensées qui vous bouleversaient n'ont jeté une ombre sur votre front. Jamais vos plus affreux desseins n'ont altéré la pureté de votre regard. Ah! qui n'y eût été trompé comme moi!... En entrant dans cette petite église où a été bénie notre union maudite, intérieurement je vous demandais pardon d'être si peu digne de vous. Misérable fou!... J'en étais encore aux premières ivresses de la possession que, déjà, vous aviez installé l'adultère à mon foyer.

La comtesse eut un geste de dénégation.

—C'est faux!... murmura-t-elle... on vous a menti!...

M. de Mussidan eut un de ces rires glacés qui sont l'expression la plus saisissante du désespoir.

—Non, répondit-il, j'ai eu des preuves. Ah! cela vous paraît extraordinaire. Vous m'avez toujours pris pour un de ces maris benêts, qu'on bafoue impunément. Vous pensiez m'avoir noué sur les yeux un bandeau épais. Erreur. J'y voyais... Comment ne vous ai-je jamais dit cela? Ah! voilà!... Je ne pouvais pas ne pas vous aimer. C'était plus fort que ma volonté, que mon orgueil, que ma raison. Il n'y a à rire des épouvantables lâchetés, des transactions misérables de la passion, que ceux qui n'ont jamais aimé de toute la puissance de leur cœur et de leur chair...

Il parlait avec une véhémence extraordinaire et la comtesse écoutait, confondue de ces transports, respirant à peine.

—Je me taisais, continuait M. de Mussidan, parce que je savais que le jour où je dirais un mot, vous seriez perdue pour moi. Or, j'aurais pu vous tuer, il était hors de mon pouvoir de vivre séparé de vous. Non, vous ne saurez jamais combien vous avez été à deux doigts de la mort. Au moment de vous embrasser, il me semblait voir votre visage marbré par les baisers d'un autre, et il me fallait d'héroïques efforts pour ne pas vous étouffer entre mes bras. Je ne savais plus au juste, à la fin, si je vous aimais ou si je vous haïssais...

—Octave! de grâce! balbutia la comtesse, en joignant les mains, Octave!

Le comte haussa les épaules.

—Je pourrais vous surprendre étrangement, fit-il, si je voulais!... Mais, bast!...

La comtesse frissonnait. Son mari connaissait-il, oui ou non, l'existence des lettres? Pour elle, tout était là.

Par exemple, elle était certaine qu'il ne les avait pas lues. Il se serait exprimé autrement, s'il eut connu le mystère qu'elles expliquaient.

—Laissez-moi vous dire, commença-t-elle...

—Rien!... répondit durement M. de Mussidan.

—Je vous jure...

—Oh! inutile. Tenez, je veux vous avouer ma présomption en ces années de notre jeunesse. Vous raillerez!... peu importe. Je me berçais de l'espoir de vous ramener à moi. La lâcheté a son héroïsme, elle aussi. Je me disais que tôt ou tard vous seriez touchée de ce grand amour, si profond et si doux, que j'avais pour vous. Quelle dérision! Comme si jamais un sentiment avait fait battre votre cœur plus vite!

—Ah! vous êtes impitoyable.

Il la regarda avec des yeux emplis d'une haine de vingt années, et froidement dit:

—Et vous, qu'avez-vous donc été?

—Si vous saviez...

—Je sais où ont abouti mes efforts. C'est jusqu'à la lie que j'ai vidé le calice empoisonné que verse une femme adorée à un mari trompé. Chaque jour a élargi et creusé l'abîme qui nous séparait, et nous en sommes venus à vivre de cette existence infernale qui me tue.

—Vous n'aviez qu'à vouloir...

—Quoi? Vous retenir de force, me faire votre geôlier? A quoi bon? Ce que je voulais de vous, c'était l'âme... J'aurais emprisonné le corps, mais qui sait à quel rendez-vous serait allée la pensée? Comment ai-je eu la force de rester près de vous? C'est qu'il fallait sauver non l'honneur, il était perdu, mais les apparences de l'honneur. Moi présent, le nom ne pouvait traîner dans la boue.

Mme de Mussidan, une fois encore, essaya de protester; son mari ne sembla même pas entendre l'interruption.

—Je voulais aussi sauver la fortune, poursuivait-il, car votre prodigalité est un gouffre où s'engloutiraient des millions. Au feu de quelles fantaisies flambez-vous donc les billets de mille francs, qu'on n'en retrouve même pas la cendre? On vous refuse crédit. Vos fournisseurs me croient ruiné, et cette croyance empêche ma ruine. Pourquoi n'ai-je pas liquidé notre position? C'est que je ne veux pas que nous finissions à l'hôpital. Il faut aussi doter Sabine; je la doterai richement, et cependant...

Il hésita. D'où pouvait venir cette hésitation, après tout ce qu'il avait dit?

Mme de Mussidan interrogea:

—Et cependant?...

—Cependant, répondit-il avec une terrible explosion de rage, je ne l'ai jamais embrassée sans ressentir une horrible douleur jusque dans les entrailles. Sabine est-elle ma fille!...

La comtesse se dressa frémissante. Cela, elle ne pouvait, non, elle ne pouvait le supporter.

—Assez, s'écria-t-elle, assez. Oui, Octave, j'ai été coupable, bien coupable; mais non pas comme vous croyez.

—A quoi bon vous défendre?

—Je défendrai Sabine, à tout le moins.

M. de Mussidan eut un geste de dédain.

—Mieux eût valu l'aimer, répondit-il, surveiller l'éclosion de ses premières idées, l'initier à ce qui est beau et à ce qui est bien, apprendre à lire comme en un livre ouvert dans ce jeune cœur, être sa mère, en un mot.

La comtesse était dans une telle agitation, que, certainement, son mari eût été surpris s'il l'eût remarqué.

—Ah!... Octave, s'écria-t-elle, que n'avez-vous parlé plus tôt!... Si vous saviez!... Mais je veux tout vous dire... oui... tout...

Mais le comte, malheureusement, l'arrêta.

—Épargnez-nous, dit-il, ces explications. Si j'ai rompu le silence que je m'étais imposé, c'est que rien de vous ne saurait me toucher ni m'émouvoir...

Mme de Mussidan se laissa retomber sur le canapé, elle comprit que tout espoir était anéanti. Dans le petit salon de jeu, les sanglots avaient cessé. Sabine avait eu la force de se traîner jusqu'à sa chambre.

Le comte se préparait à regagner sa bibliothèque, quand un domestique gratta respectueusement à la porte. Il apportait une lettre.

M. de Mussidan rompit le cachet. La lettre était de M. de Breulh; il rendait sa parole.

Après tant d'émotions, ce coup frappa le comte. Il crut y reconnaître la main de cet homme qui était venu le menacer chez lui, et il fut épouvanté du terrible et mystérieux pouvoir de ces gens dont il était l'esclave.

Mais il n'eut pas le temps de réfléchir, la femme de chambre de Sabine, Modeste, pale et effarée, se précipita dans le salon.

—Monsieur! criait-elle, madame! au secours! mademoiselle se meurt!...

XIV

Van Klopen, l'illustre tailleur pour dames, connaît son Paris—hommes et choses—sur le bout du doigt.

Comme tous les industriels dont les opérations sont basées sur de larges crédits, il a besoin de quantités de renseignements qu'il puise un peu partout et qu'il n'oublie plus.

Sa tête carrée est un bottin revu et augmenté qu'il laisse feuilleter à ses amis.

Aussi, lorsque B. Mascarot lui avait parlé du père de cette brune Flavie, dont les yeux avaient si fort impressionné Paul Violaine, l'arbitre des élégances avait répondu sans hésiter:

—Martin-Rigal? Connu! C'est un banquier.

Banquier, M. Martin-Rigal l'est en effet, et il habite une des plus belles maisons de la rue Montmartre, presque en face de Saint-Eustache.

Son logement particulier est situé au second étage, ses bureaux occupent tout le premier.

Pour n'avoir pas son nom inscrit au livre d'or de l'aristocratie financière, M. Martin-Rigal n'en est pas moins très connu, extrêmement puissant et suffisamment estimé.

Il est en relations surtout avec ce petit commerce parisien qui vivote plutôt qu'il ne vit, et qui se trouverait heureux sans ce fantôme périodique et implacable qui s'appelle l'échéance.

Tous les gens qui s'adressent à lui, ou presque tous, il les tient dans la main.

—Tous les jours, je me mettais à la fenêtre.
—Tous les jours, je me mettais à la fenêtre.

Que deviendraient-ils si fantaisie lui prenait de fermer ses guichets! ils manqueraient à leurs engagements, les jugements arriveraient à la suite des protêts, puis la faillite, la ruine.

Il peut donc tout oser, et il ose, il use et il abuse.

Son despotisme n'admet pas d'objection. Si, en présence d'une nouvelle mesure, quelque audacieux risque un: Pourquoi? On lui répond nettement:

—Parce que...

Et pas autre chose avec.

C'est le caissier, bien entendu, qui répond cela, et non M. Martin-Rigal.

Lui, on ne le rencontre guère. Dans la matinée, il est toujours invisible; il travaille dans son cabinet, à l'extrémité des bureaux.

Et pas un de ses employés ne serait assez hardi pour aller frapper à sa porte.

A quoi bon, d'ailleurs? Il ne répondrait pas. L'expérience a été tentée. Le feu prenant à la maison ne le tirerait pas de ses comptes.

Physiquement, M. Martin-Rigal est grand et chauve. Sa face osseuse est toujours scrupuleusement rasée, et ses petits yeux gris ont une inquiétante mobilité. Lorsqu'il parle, si un mot lui échappe, s'il poursuit une idée, il promène sur son nez l'index de sa main droite: c'est son tic.

Sa politesse est parfaite. C'est d'une voix de miel qu'il dit les choses les plus cruelles. Il ne manque jamais de reconduire jusqu'à la porte, avec force salutations et excuses, les gens auxquels il refuse de l'argent.

Dans son costume, il affecte cette sorte d'élégance juvénile qui est un trait des mœurs des manieurs d'argent de la jeune école.

En dehors des affaires, il est aimable, obligeant et spirituel par dessus.

Volontiers il recherche les douceurs qui aident à traverser la vie, cette vallée de larmes. Il ne déteste pas un bon dîner et n'a jamais boudé un jeune et joli visage.

Cependant il est veuf et on ne lui connaît qu'une passion au monde: sa fille unique, sa Flavie.

Il est vrai que son amour paternel a quelque chose du fanatisme idiot de l'Indien qui se fait écraser sous les roues du char de son idole.

La maison Martin-Rigal n'est pas montée sur un fort grand pied, mais on dit dans le quartier que Mlle Flavie a des dents aiguës à croquer des millions.

Le banquier ne va qu'à pied; c'est hygiénique, prétend-il; mais sa fille a une jolie voiture attelée de deux chevaux de prix pour aller au bois, sous la protection d'une duègne moitié domestique, moitié parente, qu'elle a fini par rendre un peu folle.

M. Martin-Rigal en est encore à répondre: Non, à une fantaisie de Flavie.

Parfois des amis ont essayé de lui faire entendre que cette adoration perpétuelle préparait à Flavie un avenir très malheureux; sur ce chapitre, il est intraitable.

Invariablement, il répond qu'il sait ce qu'il fait, et que s'il travaille comme un cheval, c'est à la seule fin que sa fille puisse se permettre tout ce qui lui passe par la tête.

Et c'est vrai, au moins, qu'il travaille à lui seul autant que tous ses employés ensemble.

Après être resté, depuis le matin, le nez sur des chiffres, à quatre heures du soir il ouvre son cabinet et reçoit ceux qui ont à l'entretenir d'affaires.

Ainsi, le surlendemain du jour où Paul Violaine et Flavie s'étaient rencontrés chez le couturier célèbre, sur les cinq heures et demie, M. Martin-Rigal donnait audience à une de ses clientes.

Elle était très jolie, toute jeune et mise avec une simplicité charmante; mais elle paraissait bien triste, ses beaux yeux étaient pleins de larmes, à grand'peine retenues.

—A vous, monsieur, disait-elle, je dois l'avouer, si vous nous refusez notre bordereau, comme le mois passé, il nous faudra déposer notre bilan. Nous avons fait argent de tout pour l'échéance de janvier. Tous les bijoux dont je pouvais disposer sans qu'on s'en aperçut sont au Mont-de-Piété; nous mangeons dans du fer...

—Pauvre petite femme!... murmura le banquier.

Ce mot lui donna plus d'assurance.

—Et pourtant, reprit-elle, notre position n'a jamais été meilleure, voici notre établissement payé, la vente marche très bien...

Elle s'exprimait d'un petit air entendu qui semblait charmer M. Martin-Rigal, s'expliquant clairement, nettement.

La Parisienne excelle en ces démarches difficiles. Plus futée que son mari, pleine de confiance en soi, elle garde l'esprit libre là où il perd la tête.

Aussi, le plus souvent, dans les crises du petit commerce, pendant que l'homme se désole, c'est la femme qui agit.

En écoutant l'exposé d'une situation qu'il connaissait fort bien, le banquier dodelinait sa tête chauve.

—Tout cela est fort joli, dit-il enfin, mais ne rend pas meilleures les signatures que vous m'offrez. Si j'avais confiance, ce serait en vous...

—Oh! monsieur, nous avons plus de trente mille francs de marchandises en magasin.

—Ce n'est pas cela que j'ai voulu dire...

Il souligna ces mots d'un sourire et d'un regard si singulièrement expressifs, que la pauvre femme en rougit jusqu'à la racine des cheveux et perdit presque contenance.

—Comprenez donc, reprit-il, que vos marchandises ne me donnent pas plus confiance que vos valeurs. Supposez un malheur. Que vendrait-on tout cela? Sans compter que ces diables de propriétaires ont des privilèges...

Il s'interrompit. La femme de chambre de Flavie, s'autorisant du despotisme de sa maîtresse, entrait dans le cabinet sans frapper.

—Monsieur, dit-elle, mademoiselle vous demande tout de suite, tout de suite!...

M. Martin-Rigal se leva:

—J'y vais, répondit-il, j'y vais!...

Et prenant la main de sa cliente pour la mettre plus vite dehors, il ajouta:

—Voyons, ne vous désolez pas... revenez me voir, nous arrangerons cela.

Elle voulait le remercier; mais déjà il s'était élancé dans l'escalier.

Si Flavie avait envoyé chercher son père, c'est qu'elle tenait à lui faire admirer sa toilette nouvelle, que venait de lui envoyer Van Klopen, qu'elle essayait et qu'elle trouvait miraculeuse.

Il est de fait que le «couturier des reines», outre qu'il avait été d'une rare promptitude, s'était surpassé.

Le costume de Flavie était un de ces chefs-d'œuvre de mauvais goût,—à la mode, hélas!—qui donnent à toutes les femmes une même et odieuse tournure de poupée, imaginés, croirait-on, pour leur enlever d'un coup grâce, distinction et poésie.

Ce n'étaient que garnitures, découpures et dentelures, jupes étagées, couleurs désagréables bizarrement assemblées.

Van Klopen avait été fidèle à son système, car il a un système qu'il résume en deux axiomes forts clairs:

1º Donner aux robes une coupe telle que, sitôt défraîchies, elles soient absolument inserviables;

2º Rechercher les étoffes bon marché, ce qui plaît aux maris, et multiplier les garnitures qui sont la bouteille à l'encre des modes.

Il a trouvé cela, ce Hollandais madré, et il n'est plus une couturière bourgeoise qui ne s'efforce de profiter de sa découverte.

Seulement, Flavie se souciait infiniment peu de la question économique.

Debout, au milieu du salon paternel, dont elle venait de faire allumer les lustres, car le jour baissait, elle étudiait quelques effets nouveaux,—c'est-à-dire qu'elle répétait sa toilette.

Et en vérité, elle était si naturellement jolie, mignonne et gracieuse, que l'œuvre de Van Klopen ne l'enlaidissait presque pas.

Mais tout à coup, elle se retourna.

Elle venait d'apercevoir, dans la glace, son père qui entrait tout essoufflé d'avoir grimpé si vite les escaliers.

—Comme tu as tardé!... lui dit-elle.

Certes, il n'avait pas perdu une seconde. Cependant il s'excusa.

—J'étais avec un client, répondit-il, de sorte que...

—Eh! il fallait le renvoyer.

Il allait chercher d'autres explications encore, mais la jeune fille se tint pour satisfaite.

—Voyons, père, commença-t-elle, ouvre les yeux bien grands, regarde-moi et dis-moi, oh!... franchement, comment tu me trouves.

Point n'était besoin de le lui demander. L'admiration la plus parfaite s'épanouissait sur sa physionomie.

—Charmante, murmura-t-il, divine!

Si accoutumée qu'elle fut aux parfums de l'encens paternel, Flavie parut enchantée.

—Alors, reprit-elle, tu crois que je lui plairai?

Lui!... c'était Paul Violaine; M. Martin-Rigal ne le savait que trop. Il soupira profondément en répondant:

—Comment veux-tu ne pas lui plaire?

—Hélas! fit-elle, devenant songeuse, s'il s'agissait de tout autre, je ne douterais pas de moi, je ne craindrais rien, je ne sentirais pas ces transes cruelles qui me serrent le cœur...

M. Martin-Rigal était assis près de la cheminée: il attira sa fille par la taille pour lui mettre un baiser au front, et elle, avec des mouvements coquets et onduleux de jeune chatte guettant des caresses, elle s'établit sur les genoux de son père.

—C'est que, vois-tu, continuait-elle, poursuivant sa pensée, s'il allait ne pas faire attention à moi, si je lui déplaisais!... Tiens, père, je le sens, j'en mourrais.

Le banquier détourna la tête pour cacher sa douloureuse impression.

—Tu l'aimes donc bien? demanda-t-il.

—Oh!...

—Plus que moi?

Flavie prit entre ses mains la tête de son père et la secoua doucement, tout en riant d'un petit rire sonore et pur comme le tintement du cristal.

—Que t'es bête, pauvre père, disait-elle, que t'es bête!... Je te demande un peu si cela peut se comparer! Toi, je t'aime, parce que tu es mon père... d'abord. Je t'aime ensuite, parce que tu es bon, que tu veux tout ce que je veux, que tu dis toujours: Oui; je t'aime, parce que tu es comme les enchanteurs des féeries, tu sais, qui sont bien vieux, bien vieux, qui ont des barbes qui n'en finissent plus, et qui réalisent tous les souhaits de leurs filleules. Je t'aime pour cette bonne vie heureuse que tu me donnes, pour ma voiture, pour mes jolis chevaux, pour mes belles toilettes, pour les pièces d'or neuves dont, sans te lasser, tu emplis ma bourse, pour cette parure de perles que j'ai au cou, pour ce bracelet... pour tout enfin.

L'énumération était désolante. Chaque mot trahissait un égoïsme féroce en sa naïveté. Et cependant le banquier écoutait d'un air riant, ravi, engourdi dans une sorte de béatitude irraisonnée.

—Et lui? interrogea-t-il.

—Oh!... lui, répondit Flavie devenue subitement sérieuse, lui, je l'aime parce qu'il est lui, d'abord; puis, parce que... parce que je l'aime.

L'accent de la jeune fille trahissait une telle intensité de passion que le pauvre père ne put retenir un geste de colère.

Elle vit ce geste et éclata de rire.

—Vilain jaloux! fit-elle de ce ton qu'on prend pour faire honte à un enfant d'une faute légère, fi!... que c'est laid, monsieur. Vous montrez le poing à cette pauvre fenêtre, parce que c'est de cette fenêtre que j'ai aperçu mon Paul pour la première fois. C'est mal, monsieur, c'est très mal!...

Comme l'enfant pris en faute et grondé, M. Martin-Rigal baissa la tête.

—Eh bien! reprit Flavie, je l'aime, moi, cette fenêtre, qui me rappelle les plus fortes et les plus douces émotions de ma vie. Voici pourtant quatre mois de cela. Tiens, père, il me semble que c'était ce matin... J'étais venue me mettre à la fenêtre sans savoir pourquoi... et on dit que nous sommes maîtres de nos destinées! Quelle folie!... Je regarde machinalement, quand tout à coup, à la croisée de la maison d'en face, je l'ai aperçu. Ça été comme un éclair. Mais cette seconde a suffi pour décider de ma vie. Moi, qui jamais n'avais rien senti là—elle mettait la main sur son cœur,—j'y ai éprouvé une douleur épouvantable, aiguë, la sensation d'un fer rouge.

Le banquier paraissait être au supplice, mais sa fille ne s'en apercevait pas.

—Toute la journée, poursuivait-elle, j'ai été comme jamais... il me semblait qu'il n'y avait plus d'air pour respirer, j'avais comme un poids immense, là, au creux de la poitrine, et autour de la tête un cercle de fer. Ce n'était plus du sang qui circulait dans mes veines, mais de la flamme... La nuit, impossible de dormir, je frissonnais et j'étais trempée de sueur. Sans savoir pourquoi, j'avais peur, je tremblais...

Le banquier secoua tristement la tête.

—Flavie, murmura-t-il, chère adorée, pauvre folle enfant, que ne t'es-tu confiée à moi, alors?

—J'en avais envie...

—Eh bien!...

—Je n'ai pas osé.

M. Martin-Rigal leva les bras au plafond. Il prenait le ciel à témoin que si sa fille n'avait pas osé, ainsi qu'elle le disait, elle n'avait pour cela aucune raison, aucune.

—Tu ne comprends pas cela, fit Flavie. Ah!... voilà. Tu as beau être le meilleur des pères, tu es un homme. Si j'avais une mère, elle me comprendrait.

—Eh! qu'aurait fait ta pauvre mère, que je n'aie tenté, essayé? murmura M. Martin-Rigal.

—Rien, peut-être, tu as raison. Parce que, vois-tu, il y a des jours où je ne me comprends pas moi-même. Et cependant, va, après cette première aventure, j'ai été terriblement courageuse. J'avais juré que jamais, non plus jamais, je n'ouvrirais cette croisée. J'ai lutté trois jours, oh! lutté comme il n'est pas possible. Le quatrième, je n'y ai plus tenu. J'ouvre, je regarde... Il était à la fenêtre, lui aussi, le front appuyé contre la vitre, et triste.... si triste que je me suis mise à pleurer.

Le banquier, cet homme si dur que jamais le désespoir d'un client malheureux ne l'avait touché, avait-lui-même les yeux pleins de larmes.

—Depuis! reprit Flavie, dont la voix avait une douceur pénétrante, depuis je n'ai plus résisté. Est-ce qu'on lutte contre la destinée!... Tous les jours je me mettais à la fenêtre. J'ai eu bien vite deviné ce qu'il faisait. Il donnait des leçons de piano à ces deux longues demoiselles si maigres, que nous rencontrons quelquefois. Pauvre garçon!... J'épiais son arrivée et aussi sa sortie. Si tu savais, père, comme il avait l'air malheureux!... Il y avait des jours où il était si pâle, où il se traînait si péniblement que je me demandais s'il avait mangé. Te fais-tu une idée de cela? Lui!... souffrir la faim, lorsque moi je suis riche! Car nous sommes riches, n'est-ce pas? J'avais fini par connaître toutes les expressions de sa physionomie. Tiens, quand il était content, il faisait comme cela avec son bras...

Elle imitait en même temps un geste de Paul, geste qui lui était familier quand il lui arrivait quelque chose d'heureux.

—Mais, hélas!... continuait Flavie, un jour il a disparu... Pendant une semaine je suis restée à la fenêtre, attendant, espérant... En vain. C'est alors que je suis tombée malade, et que je t'ai tout avoué, et que je t'ai dit: Celui-là est mon mari, je l'aime!...

C'est d'un air sombre et avec une visible contrainte que M. Martin-Rigal écoutait ce récit que Flavie lui répétait pour la centième fois, au moins, depuis trois mois.

—Oui, murmurait-il, c'est bien ainsi que tout s'est passé. Tu étais malade, je te voyais déjà mourante, je t'ai promis que ce jeune homme, cet inconnu dont tu ne savais même pas le nom, serait ton mari...

Dans un élan de reconnaissance, la jeune fille jeta ses bras autour du cou de son père, et couvrit son front de baisers sonores.

—Et aussitôt, reprit-elle, j'ai été guérie. Et tu tiendras ta parole, n'est-ce pas? Ah!... père chéri, je t'aime pour cela plus que pour tout le reste. Dire que le jour même, rien qu'avec les renseignements que je te donnais, tu t'es mis en quête de mon mystérieux artiste.

—Hélas!... je suis sans forces contre tes volontés.

Flavie se redressa, menaçant gaîment son père, d'un mouvement mutin.

—Que signifie cet hélas! monsieur? demanda-t-elle. En seriez-vous par hasard à regretter votre bonté parfaite, votre obéissance?

Il ne répondit pas. Il regrettait en effet.

—Par exemple, reprit Flavie, je donnerais bien mon beau collier pour savoir comment tu t'y es pris pour le découvrir. Pourquoi ne m'as-tu jamais conté le plus petit détail? Voyons, ne me cache rien, qu'as-tu imaginé pour arriver jusqu'à lui, d'abord, et ensuite pour l'amener jusqu'à nous sans éveiller ses soupçons.

M. Martin-Rigal sourit bonnement.

—Ceci, répondit-il, est mon secret.

—Soit, garde-le. Au fait, que m'importent les moyens employés, puisque tu as réussi! Car tu as réussi, n'est-ce pas, je ne rêve pas, je ne deviens pas insensée! Ce soir, avant une heure, dans quelques instants peut-être le docteur Hortebize va nous le présenter. Et il s'assoiera à notre table, je le regarderai à mon aise, j'entendrai le son de sa voix...

—Folle!.... interrompit le banquier, malheureuse enfant!...

Elle ne pouvait pas ne pas protester.

—Oh!... répondit-elle vivement, folle?... peut-être. Mais malheureuse? pourquoi?

—Tu l'aimes trop, répondit le banquier, avec l'accent d'une conviction profonde, il abusera.

—Lui!... fit la jeune fille avec la certitude admirable de la passion, lui, jamais?...

—Fasse Dieu, pauvre chère adorée, que mes pressentiments me trompent. Mais que veux-tu? ce n'est point là l'homme que je rêvais pour toi. Un artiste...

Flavie, sérieusement fâchée cette fois, quitta les genoux de son père.

Son père doucement l'attira sur ses genoux.
Son père doucement l'attira sur ses genoux.

—Et voilà donc, s'écria-t-elle, tout ce que tu trouves contre lui. Il est artiste. Serait-ce un crime! Que ne lui reproches-tu aussi sa misère? Oui, il est artiste mais il a du génie, je l'ai lu sur son font. Oui, il est affreusement pauvre, mai je suis assez riche pour deux. Il me devra tout, tant mieux! Quand il aura de la fortune, il ne sera pas forcé de s'épuiser à donner des leçons de piano; il lui sera permis d'utiliser son talent. Il écrira des opéras comme ceux de Félicien David,

plus beaux que ceux de Gounod. On les représentera dans les théâtres et les salles crouleront sous les applaudissements. Moi, cependant, toute seule au fond d'une loge fermée, je m'enivrerai de la gloire de l'élu de mon cœur. Le monde aura la poésie, moi j'aurai le poète, et, quand je le voudrai, c'est pour moi seule que chanteront ses divines mélodies...

Elle parlait avec une exaltation extraordinaire, si pénétrée de son rêve, qu'elle ressentait, dans toute leur intensité, les sensations exactes de la réalité.

Mais elle dut s'arrêter, une quinte de toux lui coupait la parole.

Et pendant que les efforts secouaient sa poitrine et que le sang affluait à ses pommettes, M. Martin-Rigal la contemplait avec une expression navrante.

La mère de Flavie avait été emportée à vingt-quatre ans par cette implacable maladie qu'on nomme la «phtisie galopante,» qui ne pardonne pas, qui est le désespoir de la science impuissante, et qui, en quinze jours, d'une fille rayonnante de vie et de santé, fait un cadavre.

—Tu souffres, Flavie? demanda le banquier d'un ton qui trahissait une inquiétude trop poignante pour pouvoir être complétement dissimulée.

—Moi! souffrir? répondit-elle avec un regard extatique, ce serait donc de joie?

M. Martin-Rigal eut un geste terrible.

—Par le tonnerre du ciel!... s'écria-t-il, si jamais ce misérable te fait verser une larme, c'est un homme mort!

L'accent du banquier était à ce point menaçant, que sa fille eut presque peur.

—Qu'as-tu? père, demanda-t-elle; qu'ai-je dit qui te mette en colère? Pourquoi appeler Paul misérable?

—Pourquoi?... répondit M. Martin-Rigal, incapable de se maîtriser, parce que je tremble pour toi. Il m'a volé le cœur de ma fille, et je ne puis le lui pardonner que si tu trouves près de lui plus de bonheur que près de ton vieux père. Oui, je suis épouvanté, parce que, si tu ne le connais pas, je le connais, moi! Du jour où tu me l'as désigné dans la foule, tous mes amis, tous les gens qui m'ont des obligations ont été sur pied. De ce moment, il a été entouré d'espions, surveillé, suivi. Je ne me suis pas contenté de connaître sa vie actuelle, on a fouillé son passé. Il n'a pas eu une pensée que je n'aie sue, pas prononcé une parole qui ne m'ait été rapportée. Je l'ai étudié... c'est-à-dire mes amis l'ont étudié avec une si scrupuleuse persistance, qu'il ne cache pas au fond de sa conscience un secret que nous n'ayons surpris.

—Cependant, père, tu m'as dit qu'on n'avait rien trouvé contre lui.

—Non, rien... Seulement il est plus faible que le brin d'osier, plus inconstant que la feuille sèche qui tournoie au moindre souffle. Non, rien!... Mais c'est un de ces être neutres, indécis pour le bien comme pour le mal, qui vont où on les pousse, sans but arrêté, sans énergie, sans volonté.

—Tant mieux!... Ma volonté sera la sienne.

M. Martin-Rigal sourit tristement.

—Tu te trompes, chère fille, dit-il, comme toutes les femmes, d'ailleurs. Tu crois que les natures faibles, hésitantes, vacillantes, sont celles qu'on gouverne le plus aisément. Erreur. On ne domine véritablement que les forts, de même qu'on ne s'appuie sûrement que sur ce qui résiste. Ferme la main sur un morceau de marbre, il ne t'échappera pas. Essaie de serrer et d'étreindre une poignée de sable, elle glissera entre les doigts.

Flavie se taisait.

Son père, doucement, la saisit par la taille et l'attira sur ses genoux.

—Écoute ton vieux père, fillette aimée, poursuivit-il, ton meilleur ami. N'as-tu donc pas confiance en moi? Ne sais-tu pas qu'il n'y a pas dans mes veines une goutte de sang qui ne soit à toi? Toutes mes pensées ne t'appartiennent-elles pas? Paul va venir, sois prudente. Tiens-toi en garde contre une désillusion possible...

—Impossible!...

—Soit! Mais alors, dans l'intérêt même de ton avenir, de ton bonheur, je t'en conjure, dissimule, ne laisse rien deviner de ce qui se passe en toi, crains les trahisons de tes regards. Les hommes sont ainsi faits que tout en se plaignant bêtement de la duplicité des femmes, ils ne leur pardonnent pas la franchise. Crois-en l'expérience de ton vieil ami. Souviens-toi que la sécurité absolue tue l'amour...

Il s'interrompit, on sonnait à la porte de l'appartement.

A ce coup de sonnette, tout le corps de Flavie vibra comme le timbre même sous le marteau.

—C'est lui!... dit-elle d'une voix étranglée, lui!...

Et, faisant un effort, elle ajouta:

—Je t'obéis, père, je me sauve; je veux, avant de me montrer, tuer mon opinion et cette malheureuse sensibilité... Je reviendrai lorsque d'autres personnes seront arrivées. Sois sans inquiétude, je vais te prouver que ta fille serait une comédienne, au besoin...

Elle s'enfuit comme la porte du salon s'ouvrait.

Mais ce n'était point Paul.

Ce premier arrivant était un ami de M. Martin-Rigal, un gros fabricant, qui donnait le bras à sa femme, aussi parfaitement mise qu'insignifiante.

Pour ce soir-là, le banquier avait cru devoir inviter une vingtaine de personnes. Un grand dîner expliquait et justifiait la présentation de Paul.

En ce moment, précisément, le protégé de B. Mascarot entrait chez le docteur Hortebize, l'honorable parrain qui allait lui ouvrir les portes du monde.

Paul ne se ressemblait plus. Il sortait des mains d'un tailleur en renom, et même c'était là ce qui l'avait retardé.

Grâce à l'influence du digne placeur, ce tailleur avait, en quarante-huit heures, exécuté un de ces costumes de soirée qui, à première vue décident un mariage.

Le moelleux des étoffes, «la perfection de la coupe», la richesse des accessoires, mettaient en relief tous les «avantages» de Paul et rehaussaient sa bonne mine naturelle.

Peut-être était-il un peu gêné par ces élégances si nouvelles, mais à l'âge qu'il avait, ou plutôt qu'il paraissait avoir, cet embarras qu'on devait prendre pour de la timidité était une grâce de plus.

En tout cas, il était si bien, que le docteur, en le voyant, eut un sourire approbatif.

—Décidément, murmura-t-il, Flavie a bon goût.

Puis, interrompant Paul qui s'accusait d'arriver en retard:

—Il n'y a pas de mal, lui dit-il, asseyez-vous, le temps de mettre une cravate fraîche, et je suis à vous.

Laissé seul par le docteur qui venait de passer dans son cabinet de toilette, Paul Violaine s'assit ou plutôt se laissa tomber lourdement sur un fauteuil.

Il était harassé de fatigue.

Depuis cinq nuits, il ne dormait pas.

Dès qu'il se couchait, une fièvre terrible s'emparait de lui, le brûlait et le chassait de son lit.

C'est que si son corps était gêné dans ses beaux habits neufs, sa pensée se débattait, à la torture, au milieu des angoisses d'une situation impossible, absolument imprévue.

Son honnêteté, qu'il vantait à Rose d'un air si sûr de soi, avait été mise à l'épreuve et n'avait pas résisté.

Quand, au sortir de chez l'illustre Van Klopen, Paul avait dit au placeur: «Je suis à vous», il avait obéi aux inspirations de sa vanité blessée et de ses rancunes.

D'ailleurs, il était encore étourdi de la terrible puissance du placeur, ébloui des regards de Flavie, fasciné par ces fantastiques millions qu'on faisait miroiter à ses yeux.

Le soir, seulement, il fut épouvanté en se demandant de quels ténébreux desseins il devenait l'instrument, en songeant à cet engagement qu'il ne pouvait plus reprendre.

Mais le lendemain, il avait dîné avec son protecteur chez Hortebize, et la certitude de la complicité active de cet excellent docteur l'avait décidé à étouffer les dernières convulsions de sa conscience.

C'est ainsi: selon les sphères où il se trouve, le vice,—il faudrait dire le crime,—peut être une provocation ou un salutaire enseignement.

Laid, sale, idiot, abattu, il répugne et raffermit la vertu chancelante. Riche, heureux, spirituel, triomphant, il éveille dans l'âme des faibles de furieuses jalousies caressées par l'espoir de l'impunité.

Le luxe du docteur, ses façons d'homme du monde, son importance, ses paradoxes ingénieux à l'endroit des préjugés du Code, devaient achever la besogne de corruption du digne B. Mascarot.

—Je ne serais qu'un sot, pensait Paul, si je luttais, si j'hésitais encore, quand ce médecin que je vois riche, heureux, honoré, n'a pas de scrupules.

Il eût hésité, cependant, s'il eût su quelle relique renfermait ce médaillon d'or qui battait le ventre prospère du prudent associé de l'honorable placeur.

Mais Paul ne pouvait savoir, et, admis pour la première fois à l'intimité d'une vie large et facile, il admirait le magnifique appartement du docteur, qui occupe tout le premier étage d'une vieille maison de la rue du Luxembourg.

Dès l'antichambre, on devine l'égoïste aimable, le spirituel épicurien, qui ne croit perdus ni le temps ni l'argent qu'il dépense à ouater son bien-être.

—Je veux être logé comme cela, s'était dit Paul, mordu au cœur par toutes les vipères de l'envie.

Le docteur reparut, vêtu comme toujours lorsqu'il va dans le monde, avec la dernière recherche.

—Je suis à vos ordres, dit-il au protégé de B. Mascarot, devenu le sien; partons, nous n'arriverons que bien juste à l'heure.

Dans la cour, la voiture du docteur, un coupé Binder, attelé d'un vigoureux trotteur, attendait.

En s'installant sur les coussins, Paul se disait:

—J'aurai aussi un coupé comme celui-ci.

Mais si le jeune homme oubliait pour des chimères les choses positives, le docteur qui avait reçu ses instructions, veillait.

—Voyons, commença-t-il dès que la voiture fut dans la rue, causons peu, mais bien. On vous offre une occasion telle que bien des fils de famille n'en trouvent pas une pareille en leur vie, il s'agit d'en profiter.

—J'en profiterai, répondit Paul avec une nuance de fatuité.

—Bravo!... Mon cher garçon, j'aime cette audace juvénile. Seulement, permettez-moi de la doubler de ma vieille expérience. Et pour commencer, savez-vous au juste ce que c'est qu'une héritière?

—Je pense, monsieur...

—Laissez-moi parler. Une héritière, fille unique, surtout, est le plus ordinairement une jeune personne fort désagréable, capricieuse, fantasque, pénétrée de ses mérites et complétement affolée par les adulations dont elle a été l'objet dès sa plus tendre enfance. Certaine, grâce à sa dot, de ne pas manquer de mari, elle se croit tout permis.

—Oh!... fit Paul, singulièrement refroidi, serait-ce le portrait de Mlle Flavie que vous m'esquissez là?

Le docteur eut un franc éclat de rire.

—Pas précisément, répondit-il, je dois vous prévenir que notre héritière a son grain de fantaisie. Je la crois, par exemple, très capable de faire tout pour tourner la tête d'un soupirant, à la seule fin de le planter là après, et de s'égayer de son air déconfit.

Paul, qui, jusqu'à ce moment, n'avait examiné que les côtés brillants de l'aventure, fut consterné de cet envers qu'on lui montrait et qu'il n'avait pas soupçonné.

—Si c'est ainsi, demanda-t-il tristement, à quoi bon me présenter?

—Mais pour que vous réussissiez donc. N'avez-vous pas tout ce qu'il faut pour cela? Il se peut que Mlle Flavie vous accueille avec une distinction flatteuse: n'en tirez aucune conclusion immédiate. Elle se jetterait à votre tête que je vous dirais: Doutez, soyez prudent, c'est peut-être un piège. Entre nous, une fille qui possède un million est bien excusable d'essayer de savoir au juste si c'est à elle que s'adressent les hommages où à son argent.

La voiture s'arrêtait: ils étaient arrivés rue Montmartre.

Après avoir donné à son cocher l'ordre de venir le reprendre à minuit, le docteur entraîna son protégé.

Paul était si ému, au moment de la démarche décisive, qu'il ne pouvait parvenir à mettre ses gants.

Il y avait quinze personnes dans la maison du banquier, quand le domestique annonça M. le docteur Hortebize et M. Paul Violaine.

Si M. Martin-Rigal détestait l'homme choisi entre tous par sa fille, il n'y parut guère à sa réception.

Après avoir serré la main de son vieil ami le docteur, il le remercia avec une effusion bien sentie de lui présenter un homme aussi distingué que M. Violaine.

Cet accueil rendit à Paul une partie de son assurance perdue. Mais il avait beau regarder, il n'apercevait pas Mlle Martin-Rigal.

Le dîner était pour sept heures. A sept heures moins cinq minutes seulement, Flavie parut et fut aussitôt entourée par les invités.

Elle avait réussi à cacher sa sensibilité. Si émue qu'elle fût, elle dominait son émotion, et ses yeux, en s'arrêtant sur Paul, qui s'inclinait devant elle, exprimaient une indifférence parfaite.

M. Martin-Rigal ne s'attendait certes ni à tant d'énergie ni à tant de réserve.

Mais Flavie avait médité ses dernières paroles et compris leur justesse. Placée assez loin de Paul, à table, elle eut le courage de s'abstenir de le regarder.

Après le dîner seulement, lorsque les tables de whist furent organisées, Flavie osa s'approcher de Paul et d'une voix tremblante, elle lui demanda de faire entendre au piano quelques-unes de ses compositions.

Paul était médiocre exécutant; sa musique ne valait pas grand'chose, et pourtant Flavie l'écoutait avec un recueillement béatifique comme si Dieu lui eût envoyé un de ses anges pour lui donner une idée des symphonies célestes.

Assis l'un près de l'autre, M. Martin-Rigal et le docteur Hortebize suivaient d'un regard plein de sollicitude les émotions de la jeune fille.

—Comme elle l'aime!... murmurait le banquier, et ne savoir au juste les pensées de ce garnement, qui certes ne se doute pas de son bonheur!

—Bast!... Mascarot le confessera demain.

Le banquier ne répondit pas.

—Je crois que demain, reprit le docteur, ce cher Baptistin aura diablement de l'occupation. A dix heures, conseil général. Nous verrons donc enfin le fond du sac de notre ami Catenac. Je suis curieux aussi de voir quelle figure fera le marquis de Croisenois quand on lui apprendra ce qu'on attend de lui.

Cependant, l'heure s'avançait, et les invités se retiraient un à un.

Le docteur fit un signe à son protégé, et ils sortirent ensemble.

Flavie, ainsi qu'elle l'avait promis, avait été si bonne comédienne, que Paul se demandait s'il devait croire et espérer.

XV

Lorsque B. Mascarot réunit en conseil ses honorables associés, Beaumarchef a l'habitude de revêtir ce qu'il nomme sa «grande tenue.»

Outre que très souvent il est appelé pour donner des renseignements et qu'il tient à paraître avec tous ses avantages, il a la vénération innée de la hiérarchie, et sait ce qu'on doit à ses supérieurs.

Il garde pour ces occasions solennelles, le plus beau de ses pantalons à la hussarde, qui n'a pas moins de sept plis sur chaque hanche, une redingote noire qui dessine cette taille mince et cette poitrine bombée dont il est si fier; enfin, des bottes armées de gigantesques éperons.

De plus, et surtout, il empèse avec une vigueur particulière ses longues moustaches dont les pointes ont perçu tant de cœurs.

Ce jour-là, cependant, bien que prévenu depuis l'avant-veille qu'une assemblée aurait lieu, l'ancien sous-off, à neuf heures du matin, avait encore ses vêtements ordinaires.

Il en était sérieusement affligé, et s'efforçait de se consoler en se répétant que cet acte d'irrévérence était bien involontaire.

C'était la vérité pure. Dès l'aurore, on était venu le tirer du lit, pour régler le compte de deux cuisinières qui, ayant trouvé une condition, quittaient l'hôtel où B. Mascarot loge les domestiques sans place.

Cette opération terminée, il espérait avoir le temps de remonter chez lui, mais juste comme il traversait la cour, il avait aperçu Toto-Chupin, lequel venait lui faire son rapport quotidien, et il l'avait fait entrer dans la première chambre de l'agence.

Beaumarchef supposait que ce rapport serait l'affaire de quelques minutes: il se trompait.

Si Toto n'avait rien de changé extérieurement, s'il conservait sa blouse grise, sa casquette informe, son ricanement cynique, ses idées s'étaient terriblement modifiées.

Ainsi, lorsque l'ancien sous-off le pria de lui donner brièvement, car il était pressé, l'emploi de sa journée de la veille, le garnement, à sa grande surprise, l'interrompit par un geste narquois et une grimace des plus significatives.

—Je n'ai pas perdu mon temps, répondit-il, et même j'ai découvert du nouveau; seulement avant de parler... avant de vous dire...

—Eh bien?

—Je veux faire mes conditions, là.

Cette déclaration, appuyée d'un expressif mouvement de mains, abasourdit si bien l'ancien sous-off, qu'il ne trouva pas un mot à répondre.

—Des conditions! répéta-t-il, la pupille dilatée par la stupeur.

—C'est comme cela, insista Chupin, à prendre ou à laisser. Pensez-vous donc que je vais me tuer le tempérament jusqu'à la fin des fins pour rien, pour un grand merci? Ce ne serait pas à faire. On sait ce qu'on vaut, n'est-ce pas?

Beaumarchef était exaspéré.

—Je sais que tu ne vaux pas les quatre fers d'un chien, exclama-t-il.

—Possible.

Il allait recevoir un maître coup de pied lorsqu'un bruit à la porte le fit retourner.
Il allait recevoir un maître coup de pied lorsqu'un bruit à la porte le fit retourner.

—Et tu n'es qu'un petit misérable d'oser parler ainsi, après toutes les bontés du patron pour toi.

Toto-Chupin éclata de rire.

—Des bontés!... fit-il de sa voix la plus odieusement enrouée, oh! là, là... Ne dirait-on pas que le patron s'est ruiné pour moi? Pauvre homme! Je voudrai bien les connaître ces bontés.

—Il t'a ramassé dans la rue, une nuit qu'il tombait de la neige, et depuis tu as une chambre à l'hôtel.

—Un chenil.

—Il te donne tous les jours le déjeuner et le dîner...

—Je sais bien, et à chaque repas une demi-bouteille de mauvais bleu qui ne tache seulement pas la nappe, tant il y a d'eau dedans.

Voilà comment Toto-Chupin pratique la reconnaissance.

—Ce n'est pas tout, continua Beaumarchef, on t'a monté une boutique de marchand de marrons.

—Oui, sous la porte cochère. Il faut rester debout du matin au soir, gelé d'un côté, grillé de l'autre, pour gagner vingt sous. J'en ai assez. D'ailleurs, il y a trop de chômage dans cet état-là!...

—Tu sais bien que pour l'été on t'installera un réchaud à pommes de terre frites.

—Merci! l'odeur de la graisse me donne mal à l'estomac.

—Que voudrais-tu donc faire?

—Rien. Je sens que je suis né pour être rentier.

L'ancien sous-off était à bout d'arguments.

—Je dirai tout cela au patron, fit-il, et nous verrons.

Mais cette menace n'impressionna nullement Toto.

—Je me fiche un peu du patron, répondit-il. Il me renverra? Bonne affaire.

—Méchant drôle!...

—Tiens, pourquoi donc? Est-ce que je ne mangeais pas avant de connaître le patron? Je vivais mieux et j'étais libre. Rien qu'à mendier, à chanter dans les cours et à ouvrir les portières, je me faisais mes trois francs par jour. On les buvait avec des amis, et ensuite on allait coucher à Ivry, dans une fabrique de tuiles où la police n'a jamais mis les pieds. C'est là qu'on est bien l'hiver, près des fours... Je m'amusais alors, tandis que maintenant...

—Plains-toi donc!... Maintenant, quand tu surveilles quelqu'un, je te donne cent sous tous les matins.

—Tout juste. Et je trouve que ce n'est pas assez.

—Par exemple!...

—Oh! ce n'est pas la peine de vous fâcher. Je demande de l'augmentation; vous répondez: Non. C'est très bien; moi, je me mets en grève.

Beaumarchef eût volontiers donné dix sous de sa poche pour que B. Mascarot entendit maître Chupin.

—Tu n'es qu'un coquin! s'écria-t-il. Tu fréquentes des sociétés qui te mèneront loin. Ne dis pas non. Il est venu ici te demander un certain Polyte, portant casquette cirée, accroche-cœurs collés aux tempes, jolie cravate à pois: je suis sûr que ce gaillard-là...

—D'abord, mes sociétés ne vous regardent pas.

—C'est pour toi, ce que j'en dis; il t'arrivera des désagréments, tu verras.

Cette prédiction parut révolter Toto-Chupin; elle cachait, il le comprenait bien, une menace fort sérieuse.

—De quoi! fit-il, rouge de colère, de quoi!... Qui donc me ferait arriver de la peine? Le patron? Moi, je l'engage à se tenir tranquille.

—Toto!...

—C'est que vous m'ennuyez fameusement à la fin. Méchant drôle par ci, garnement par là, chenapan, coquin!..... Ah ça! qu'êtes-vous donc, vous et le patron? Définitivement, vous me prenez pour un autre. Vous croyez peut-être que je ne comprends pas vos manigances et que je gobe les bourdes que vous me contez! Allons donc!... On y voit clair, Dieu merci! Quand vous me faites suivre celui-ci ou celui-là pendant des semaines, ce n'est pas pour porter des secours à domicile, n'est-ce pas! Qu'il m'arrive malheur, je sais bien ce que je dirai au commissaire. Vous verrez alors qu'un bon ouvrier vaut un peu plus de cent sous par jour.

Certainement Beaumar est un ancien militaire; incontestablement, il est très brave; il tire avec distinction la pointe et la contrepointe, mais il se laisse aisément démonter.

La surprenante impudence de Toto lui donnait à penser que le précoce gredin obéissait à quelque conseiller expérimenté. Dès lors, il était impossible de calculer la portée de ses menaces.

Ne sachant comment agir en cette difficile conjoncture, n'ayant pas de consigne, l'ancien sous-off pensa que le plus prudent, en tout cas, était de filer doux.

—Enfin, demanda-t-il, qu'exiges-tu?

—D'abord, je veux sept francs par jour.

—Peste!... tu vas bien, toi. N'importe, je dirai tes prétentions au patron, et en attendant, je te donnerai aujourd'hui ce que tu demandes. Ainsi, tu peux parler...

Mais c'est avec le plus insolent dédain que le jeune garnement accueillit cette conciliante proposition.

—Ah! bien!... ouiche!... fit-il.

—Quoi?

—Vous espérez me faire jaser pour quarante sous? Plus souvent! D'abord, je jure de ne pas desserrer les dents si vous ne me donnez pas immédiatement cent francs.

—Cent francs! répéta Beaumar, confondu.

—Ni plus ni moins.

—Et en quel honneur, te donnerait-on cette somme?

—Parce que je l'ai gagnée, donc...

Beaumarchef haussa les épaules.

—Tu es fou, prononça-t-il. Que veux-tu faire de cent francs? à quoi les dépenseras-tu?

—Soyez tranquille, ce ne sera pas à acheter de la pommade comme celle que vous mettez sur vos moustaches.

Imprudent Chupin!... Toucher à la moustache de Beaumarchef.

Il allait recevoir un maître coup de pied, lorsqu'un léger bruit à la porte, restée entrebâillée, le fit retourner ainsi que l'ancien sous-off.

C'était le père Tantaine, en personne, qui entrait.

Brave et digne père Tantaine!...

Tel il était apparu à Paul, dans sa mansarde, tel il était encore avec sa longue redingote noire, feutrée par des couches successives de graisse et de poussière, avec la flasque loque noire et luisante qu'il appelait son chapeau.

Son éternel sourire voltigeait sur ses lèvres flétries.

—Eh bien! eh bien!... disait-il, qu'est-ce que cela signifie? On se fâche, je crois, et les portes ouvertes encore!...

Intérieurement, Beaumarchef bénit la Providence, protectrice des causes justes, qui lui envoyait ce renfort.

—Monsieur, commença-t-il, c'est Toto-Chupin qui prétend...

—J'ai tout entendu, interrompit doucement le père Tantaine.

A ces mots, Toto jugea prudent de se reculer hors de portée.

C'est un profond observateur que ce précoce gredin. Depuis des années qu'il vit en écumant le ruisseau de Paris, la nécessité a aiguisé sa pénétration naturelle.

A trier de l'œil, dans la foule, ses dupes quotidiennes, il est devenu physionomiste, comme tous les gens dont l'existence est à la merci du caprice de ceux qu'ils exploitent.

Toto-Chupin connaissait à peine B. Mascarot et s'en méfiait.

Il méprisait prodigieusement Beaumarchef dont il avait reconnu la niaiserie sous ses airs de matamore.

Mais il craignait comme le feu ce doucereux Tantaine, en qui il devinait un maître qu'on ne brave pas impunément.

Aussi, chercha-t-il bien vite à s'excuser.

—Laissez-moi vous dire, m'sieu, hasarda-t-il...

—Quoi? interrompit le bonhomme. Que tu es un garçon intelligent? Nous le savons; ce qui n'empêche que tu finiras mal.

—C'est que, m'sieu, je voudrais...

—De l'argent? C'est fort naturel... Peste!... tu es un auxilliaire trop précieux pour se priver de tes services. Allons, Beaumar, vite un billet de cent francs à ce joli garçon.

L'ancien sous-off, stupéfait de cette générosité, allait certainement résister, mais sur un geste du bonhomme, que Toto n'aperçut pas, il s'exécuta et tira de sa caisse cinq pièces de vingt francs qu'il tendit au jeune drôle.

Mais voici que Chupin n'osait plus prendre cet argent si impérieusement réclamé.

Supposait-il qu'on voulait se moquer de lui? Flairait-il un piège caché sous cette surprenante facilité?

—Prends, insista Tantaine, si tes renseignements ne valent pas ce que tu demandes, je te repincerai. Tu parleras, à cette heure, j'espère...

—Oh! oui, m'sieu!... fit Toto triomphant.

—Cela étant, suis-moi dans le confessionnal, nous n'y serons pas dérangés par les clients.

On n'y voit pas fort clair, dans le confessionnal de l'agence de B. Mascarot, les rideaux verts qui entourent le grillage interceptent le jour, mais on n'y est pas mal.

Il s'y trouvait un fauteuil à coussinet, deux chaises et une petite table.

En familier de la maison, Tantaine s'empara du fauteuil, et s'adressant à Chupin qui restait debout, tortillant sa casquette, il dit simplement:

—Je t'écoute.

Le mauvais drôle avait repris son impudence habituelle. Ne sentait-il pas, à travers la toile de sa poche, les cinq louis de Beaumarchef!

—Il y a cinq jours, commença-t-il, que je surveille Caroline Schimel, je la connais à présent comme ma tante. C'est une horloge pour les habitudes, cette femme-là, et les petits verres qu'elle boit marquent les heures.

Le vieux clerc d'huissier daigna sourire de la métaphore.

—Elle se lève vers dix heures, poursuivit Toto, prend son absinthe, déjeune chez le premier marchand de vin venu, sirote son café et fait sa partie de bésigue avec n'importe qui. Voilà pour la journée. A six heures sonnant, elle file au Turc, et n'en sort qu'à la fermeture, après minuit, pour aller se coucher.

—Au Turc?... interrogea le père Tantaine.

—A la table d'hôte de la rue des Poisonniers, quoi!... Parlez-moi d'un établissement comme celui-là! On y trouve à dîner, à boire, à danser... Tous les agréments de la vie, enfin, sans se déranger. C'est d'un beau là-dedans, à ce qu'il paraît!

—Comment, à ce qu'il paraît!... Tu n'y es donc pas entré?

D'un geste piteux, Toto Chupin montra son costume délabré.

—On me refuserait au contrôle, répondit-il. Mais laissez faire, j'ai mon plan.

Tout en causant, le père Tantaine prenait l'adresse de ce séjour de délices. Lorsqu'il eut fini:

—C'est là, fit-il sévèrement, ce que tu évalues cent francs? maître Toto?

Le garnement eut une grimace de singe méditant un méchant tour.

—Attendez donc, bourgeois, fit-il. Pour mener la vie de Caroline, il faut de l'argent, n'est-ce pas? Elle n'est pas propriétaire, cette fille... mais moi je sais où elle prend sa monnaie.

Le demi-jour du confessionnal permit au vieux clerc d'huissier de dissimuler la satisfaction que lui causait cette révélation.

—Ah!... fit-il sur deux tons différents, ah! tu sais cela!...

—Un peu, bourgeois, et d'autres choses aussi. Écoutez l'histoire: Hier, après son déjeuner, voilà ma Caroline qui se met à jouer aux cartes avec deux individus qui avaient mangé un morceau à une table voisine. C'étaient des lapins, allez, des vrais. Rien qu'à voir leurs mains tripoter les cartons, je me suis dit: «Toi, ma bonne femme, tu vas te faire nettoyer!» Ça n'a pas manqué. Au bout d'une heure, elle était si bien à sec, que n'ayant plus le sou pour payer sa consommation, elle a offert au marchand de vin une de ses bagues en gage. Lui, a répondu qu'il n'en voulait pas, ayant confiance. Alors elle a dit: «C'est bon, je monte chez moi, et je reviens.» J'ai vu et entendu, j'étais au comptoir à prendre un canon.

—Et ce n'est pas chez elle qu'elle est allée?

—Non, bourgeois, non. Elle sort, traverse tout Paris d'un pas de chasseur à pied, et va sonner droit à la porte de la plus belle maison de la rue de Varennes, un vrai palais. On ouvre, elle entre, et moi j'attends.

—Sais-tu au moins qui l'habite, ce palais?

—Naturellement. L'épicier du coin m'a dit que cet hôtel appartient au duc de... attendez donc... au duc de... Champdoce; oui, c'est bien ce nom-là. Champdoce; un noble qui a, paraît-il, ses caves pleines d'or, comme la Banque.

Le père Tantaine n'est jamais si indifférent que lorsqu'il est sérieusement intéressé.

—Abrège, Toto dit-il, abrège, mon garçon.

Chupin, qui avait compté produire une vive impression, parut très vexé.

—Faudrait me laisser le temps!... répondit-il. Donc, au bout d'une demi-heure, ma Caroline reparaît, gaie comme un pinson. Une voiture passait, elle grimpe dedans, et fouette cocher!... chien de fiacre!... il allait d'un train!... Heureusement j'ai des jambes, et j'arrive au Palais juste pour voir Caroline descendre, entrer chez un changeur et changer deux billets de deux cents francs.

—Comment as-tu deviné cela?

—Tiens, on a des yeux, peut-être. Les papiers étaient bleus.

Le bon Tantaine eut un paternel sourire.

—Tu te connais donc en billets de banque? dit-il.

—Pourquoi pas? On a fait ses études le long des boutiques. Seulement, je n'en ai jamais manié. On dit que c'est doux à la main comme du satin. Une fois, j'ai voulu savoir, et je suis entré chez un changeur pour lui demander de me laisser tâter un billet de mille... Oh! rien que tâter: il m'a donné une claque. Gredin, va! Mais je lui ai répondu: «Tiens, pourquoi exposez-vous des fortunes en tas derrière une vitrine? C'est donc pour faire bisquer le monde?»

Mais le père Tantaine n'écoutait plus.

—C'est tout, n'est-ce pas? demanda-t-il.

—Minute!... répondit Chupin, j'ai gardé le nanan pour la fin. J'ai à vous dire que nous ne sommes pas seuls à surveiller Caroline.

Cette fois Toto dut être content de l'effet. Le vieux clerc fit sur son fauteuil un tel bond que son chapeau tomba.

—Pas seuls! fit-il, que me chantes-tu là?

—Je chante ce que j'ai vu, bourgeois. Depuis trois jours, je voyais rôder autour de notre gibier un grand drôle avec une harpe sur le dos, et je me défiais. J'avais raison. Il a fait la course du faubourg Saint-Germain, lui aussi...

Le père Tantaine réfléchissait.

—Un grand drôle, murmurait-il, un musicien... Hum!... il y a du Perpignan là-dessous, ou je me trompe fort. On verra...

Et s'adressant à Toto:

—Il faut lâcher Caroline, lui dit-il, et «filer» le drôle à la harpe. Et sois prudent, surtout... Allons, va, tu as gagné tes cent francs!...

Chupin sortit, le vieux clerc hocha tristement la tête.

—Trop intelligent, cet enfant, grommela-t-il, beaucoup trop, il ne fera pas de vieux os...

Beaumarchef ouvrait la bouche pour demander au père Tantaine de garder la boutique pendant qu'il irait se mettre en grande tenue, mais le bon vieux l'arrêta.

—Bien que le patron n'aime pas à être dérangé, dit-il, j'entre chez lui. Et quand ces messieurs arriveront, introduisez-les bien vite, parce que, voyez-vous, monsieur Beaumar, la poire est si mûre, que si on ne la cueillait pas, elle tomberait.

XVI

C'est le docteur Hortebize qui, le premier, arriva au rendez-vous assigné par B. Mascarot à ses honorables associés.

Se lever avant dix heures est un supplice pour lui, et la journée entière s'en ressent. Mais les affaires avant tout.

L'agence, lorsqu'il se présenta, était pleine de clients et Beaumarchef en bénit le ciel. D'abord on remarquait ainsi bien moins le négligé de sa mise, puis il échappait de la sorte à l'inévitable: «trop de petits verres, Beaumar», du bon docteur.

—Monsieur est là, dit l'ancien sous-off, et il vous attend avec impatience. M. Tantaine est avec lui.

Une idée comique brilla dans les yeux de M. Hortebize, mais c'est du ton le plus sérieux qu'il répondit:

—Pardieu!... je serai ravi de le voir ce brave père Tantaine.

Cependant, lorsque le docteur pénétra dans le sanctuaire de l'agence, il trouva B. Mascarot seul, classant ses éternelles petites fiches.

—Eh bien!... lui demanda-t-il, après une cordiale poignée de main, quoi de neuf?

—Rien.

—Tu n'as pas encore vu Paul?

—Non.

—Viendra-t-il, au moins?

—Oui.

L'estimable placeur est laconique d'ordinaire, mais non tant que cela.

—Ah ça! qu'as-tu, demanda l'excellent docteur, tu me parais funèbre, serais-tu souffrant?

—Je ne suis que préoccupé, ce qui est bien excusable, la veille d'une bataille décisive.

Il y avait de cela, dans la tristesse du placeur, mais il y avait autre chose encore, qu'il se gardait bien de dire à son ami.

Toto-Chupin l'inquiétait. Une paille, et le plus solide essieu d'acier forgé se brise. Toto, le triste drôle, pouvait être le grain de sable qui, glissant dans l'engrenage d'une machine, l'arrête et fait tout éclater.

Entre la porte et lui se tenait Hortebize.
Entre la porte et lui se tenait Hortebize.

B. Mascarot cherchait comment supprimer le grain de sable.

—Bast!... fit le docteur, en caressant son médaillon, nous réussirons. Qu'as-tu à redouter? Une résistance de Paul?

L'honnête placeur haussa dédaigneusement les épaules.

—Paul résistera si peu, dit-il, que j'ai résolu de le faire assister à notre séance d'aujourd'hui, qui sera orageuse. On pourrait lui mesurer la vérité comme le vin à un convalescent, j'aime mieux la lui verser d'un coup.

—Diable! c'est grave. S'il allait prendre peur et s'envoler avec notre secret?

—Il ne s'envolera pas, prononça B. Mascarot, avec un accent qui eût fait frémir son protégé, pas plus que ne s'envole le hanneton qu'un enfant tient au bout d'un fil. Ne connais-tu donc pas ces natures molles et flasques? Il est le gant, je suis la main nerveuse qui, sous la peau, garde sa puissance et sa force.

Le docteur n'entreprit point de discuter.

Amen! prononça-t-il.

—Si nous trouvons une résistance, reprit le placeur, elle viendra de Catenac. Je puis obtenir de lui une coopération apparente, sincère; non...

—Catenac!... fit le docteur surpris; tu te proposais, disais-tu, de te passer de lui.

—Telle était mon intention, en effet.

—Pourquoi changer d'avis?

—Parce que j'ai reconnu que nous ne pouvions nous priver de son concours, parce que pour renoncer à ses services, il faudrait confier le fin mot de notre société à un homme d'affaires, parce que...

Il s'interrompit en disant:

—Écoute!

Dans le corridor, on entendait les: broum! broum! d'un homme qui, ayant, comme on dit vulgairement, la poitrine grasse, tousse dès qu'il change de température, dès qu'il passe du froid de la rue à la chaleur des appartements.

—C'est lui, fit Hortebize.

La porte s'ouvrit. C'était Catenac, en effet.

Don naturel ou résultat d'un savant exercice, maître Catenac a cette tournure, ces façons, cet «on ne sait quoi», qui, à première vue, font dire: «Voici un honnête homme.»

Sur la seule foi de son enseigne, c'est-à-dire de sa bonne figure à minces favoris châtains, on serait heureux de lui confier sa fortune.

Tartuffe avec l'œil louche, la lèvre cauteleuse et pincée, la physionomie fuyante, éveillerait la méfiance et ainsi ne serait pas Tartuffe.

Le regard de Catenac, clair et droit, croise franchement le regard de son interlocuteur. Sa voix est pleine et ronde. Il a le secret d'une brusquerie joviale qui ne manque jamais son effet.

Avocat très estimé au Palais pour son savoir, Catenac plaide peu et mal.

S'il gagne trente mille francs par an, c'est qu'il a une spécialité.

Il arrange les contestations qui ne peuvent se plaider, par cette raison que, soumises à un tribunal, elles enverraient au bagne les deux parties ou les déshonoreraient à tout le moins.

Tous les jours, à Paris, il s'entame des procès de ce genre.

Le plus violent des adversaires lance une assignation, commence des poursuites; le public, qui flaire un scandale, attend... Rien.

Les deux adversaires épouvantés sont allés trouver Catenac, tout est arrangé!...

A combien de fripons insignes, de voleurs considérés, prêts à se dénoncer mutuellement, a-t-il fait entendre raison!...

Il a mis d'accord des assassins qui se disputaient les dépouilles de leur victime, prêts à invoquer des juges pour le règlement des parts.

Et ce ne sont pas là ses plus hideuses affaires.

Lui-même le dit parfois: «J'ai remué en ma vie des monceaux de boue.»

Dans son cabinet de la rue Jacob, il s'est chuchotté des aveux à faire tomber le crépi du plafond.

Ce genre de conciliation rapporte au conciliateur ce qu'il veut.

Le client qui a mis à nu devant son avocat les ulcères de sa conscience, lui appartient, comme le malade appartient au médecin qui a soigné ses maladies honteuses, comme la pénitente appartient à son directeur.

De sa spécialité, Catenac a gardé cette faconde prolixe, oiseuse, diffuse, indispensable aux gens qui, pris pour arbitres, doivent, avant tout, calmer la violence des adversaires mis en présence.

—Me voici, s'écria-t-il tout d'abord. Tu m'as appelé, ami Baptistin, tu m'as convoqué, assigné, mandé, et j'arrive, j'accours, j'obéis, je me rends...

—Prends donc une chaise, interrompit le placeur.

—Merci, cher ami, mille grâces, bien des remercîments; mais je suis pressé, vois-tu, affairé, tiraillé; ou m'attend; je suis lié, engagé...

—Eh bien! prononça le docteur, assieds-toi quand même. Ce que veut te dire Baptistin est autrement important que n'importe quel rendez-vous.

Catenac obéit, toujours souriant en apparence, au fond très en colère et un peu inquiet.

—De quoi donc s'agit-il? disait-il, qu'est-ce, qu'y a-t-il?

B. Mascarot s'était levé et était allé pousser les verrous.

Lorsqu'il eut repris sa place:

—Voici le fait, répondit-il. Nous sommes décidés, Hortebize et moi, à lancer la grande affaire dont je t'ai vaguement entretenu autrefois. Nous avons un homme important à mettre à la tête, le marquis de Croisenois.

—Mon cher... commença l'avocat...

—Attends. Ton concours nous est indispensable, de sorte...

Maître Catenac se leva brusquement.

—Assez, interrompit-il, suffit, la cause est entendue. Si c'est pour me proposer, pour m'offrir une affaire, que tu m'as écrit de venir, de passer, tu as eu tort, tu t'es trompé, tu as fait fausse route, je te l'ai dit, redit, affirmé, répété cent fois...

Il se retournait déjà, se préparant à battre en retraite; mais, entre la porte et lui, se tenait debout le bon docteur Hortebize, qui le regardait d'un air singulier!...

Certes, le Catenac n'est pas homme à se laisser aisément effrayer.

Mais l'attitude de l'excellent Hortebize était si expressive, le pâle et froid sourire de B. Mascarot—qu'il regarda—lui offrit une si édifiante signification, qu'il demeura interdit.

—Qu'est-ce que cela signifie, balbutia-t-il, qu'est-ceci? Que voulez-vous de moi? que souhaitez-vous, que désirez-vous?

—Nous voulons d'abord, prononça le docteur en appuyant sur chaque mot, que tu prennes la peine d'écouter quand on te parle.

—Mais j'écoute, ce me semble.

—Reprends donc ta chaise, et ouvre ton esprit aux propositions de notre ami Baptistin.

Le visage de Catenac ne trahissait rien de ses impressions. Il l'a exercé et assoupli à ce point qu'un soufflet ne ferait pas monter une seule goutte de sang à ses joues.

Seulement, son geste, lorsqu'il se rassit, disait l'irritation qu'il éprouvait de cette violence qui lui était faite.

—Que Baptistin s'explique donc, dit-il.

A part un mouvement machinal pour assurer ses lunettes sur son nez, l'honorable placeur n'avait pas bougé.

—Avant d'aborder les détails, dit-il d'un ton glacé, j'aurais dû demander à notre respectable ami—et associé—si oui ou non il est avec nous.

—Eh!... cela doit-il faire l'ombre d'un doute, interrompit l'avocat, est-ce que tous mes vœux...

—Pardon! Il n'est pas question de vœux stériles. Ce qu'il nous faut, c'est un concours loyal, une coopération active.

—C'est que mes amis...

—Je dois te prévenir, insista B. Mascarot, que nous avons toutes les chances pour nous, et que si nous gagnons, chacun de nous aurait près d'un million.

Hortebize n'avait pas la patience du placeur.

—Voyons, fit-il, prononce-toi. Réponds: oui ou non.

Catenac, ses amis pouvaient le voir, était cruellement indécis. Il fut plus d'une minute sans répondre: il se recueillait.

—Eh bien!... non!... s'écria-t-il avec une violence qui trahissait l'effort de la lutte; tout bien vu, réfléchi, considéré, pesé, je vous répondrai nettement et carrément: Non.

B. Mascarot et le docteur Hortebize eurent la même exclamation:

—Ah!...

Ce n'était pas surprise, mais bien ce sentiment mal défini qu'on éprouve à voir une prévision, même fâcheuse, réalisée.

—Permettez, poursuivit Catenac, que j'explique ce que sans doute vous appelez ma défection.

—Dis trahison, ce sera plus juste.

—Soit. Je ne chicanerai pas sur les mots, je serai franc.

—Oh!... murmura le docteur, une fois n'est pas coutume.

—Il me semble, cependant, que je ne vous ai jamais caché ma façon de penser. Voici à coup sûr plus de dix ans que je vous ai parlé de rompre notre association. Vous rappelez-vous ce que je vous disais alors? Je vous disais: Notre extrême besoin, notre dénûment ont pu justifier toutes nos entreprises, elles sont maintenant inexcusables.

—En effet, répondit le placeur, tu nous as fait part de tes scrupules.

—Ah!... vous voyez donc bien.

—Seulement ces scrupules ne t'ont jamais préoccupé au moment d'encaisser ta part, que tu es toujours venu toucher régulièrement.

—C'est-à-dire, insista le docteur, que si tu répudiais les risques, tu acceptais fort bien les bénéfices. C'est-à-dire que tu voulais bien gagner au jeu, mais que tu prétendais ne point exposer d'argent.

L'argument, bien qu'il parût sans réplique, ne décontenança point Catenac.

—C'est vrai, reprit-il, j'ai toujours palpé mon tiers. Mais n'ai-je pas autant que vous contribué à mettre l'agence sur son pied actuel? Ne va-t-elle pas toute seule maintenant, sans bruit, sans effort, comme une machine parfaite? N'avons-nous pas réussi à donner à nos opérations comme un cachet commercial? Tous les mois, sans se déranger, on peut palper de beaux bénéfices, et, incontestablement, j'ai droit à un tiers. Vous plaît-il de laisser les choses aller leur petit train? Topez là, je suis votre homme.

—C'est fort heureux, en vérité!

—Mais voici que tout à coup vous prétendez m'embarquer dans des dangers incalculables, alors je vous crie: Halte-là!... je n'en suis plus. Je lis dans vos yeux que vous me trouvez absurde. Fasse Dieu que les événements ne vous montrent pas impitoyablement que j'ai raison. Songez-y; voici plus de vingt ans que la chance est pour nous. Que faut-il pour qu'elle tourne? Un rien. Croyez-moi, ne la tentez pas. La fortune, vous le savez, se venge tôt ou tard de ceux qui, au lieu de lui faire la cour et de l'épouser sagement, l'ont violentée.

—Oh!... grâce d'homélies, fit le docteur.

—Très bien!... je me tais. Mais encore une fois, pendant qu'il en est temps encore, réfléchissez. L'impunité n'a qu'un temps. Si prodigieuses que soient vos espérances, elles sont peu de chose en comparaison de ce que vous allez exposer.

Cette faconde à froid devait exaspérer le docteur Hortebize.

—Parler ainsi, t'est facile, dit-il, tu es riche, toi.

—J'ai de quoi vivre, en effet; en dehors de ce que je gagne, j'ai deux cent mille francs à moi. Et s'il ne faut que les partager pour vous déterminer à renoncer à vos projets, dites un mot et c'est fait.

B. Mascarot, qui jusqu'alors avait laissé le débat s'agiter entre les deux associés, jugea qu'il était temps d'intervenir.

—Pauvre ami! fit-il, as-tu vraiment deux cent mille francs?

—Ou peu s'en faut.

—Et tu nous en offre un tiers!... Ah! maître, c'est un beau trait, et nous serions des ingrats si nous n'étions pas profondément touchés; seulement...

Il s'arrêta, tracassa ses lunettes, et d'un ton incisif ajouta:

—Seulement, quand tu nous auras donné à chacun cinquante mille francs, il t'en restera encore plus de onze cent mille.

Catenac eut un éclat de rire si franc, si juste d'intonation, qu'un observateur y eût été pris.

—Que ne dis-tu vrai!... fit-il.

—Et si je te prouvais que je dis vrai?

—Je serais bien surpris.

Le digne placeur ouvrit un de ses tiroirs, en sortit un petit registre qu'il feuilleta et le présenta à son associé en disant:

—Regarde alors, car voici l'état exact de ta fortune à la fin du mois de décembre de l'année dernière. Depuis, tu as fait divers achats par l'intermédiaire de M. L... Je ne les ai pas portés en compte, mais j'en ai la note. Dois-je te la montrer?...

Pour le coup, l'impassible visage de Catenac exprima quelque chose! Il se redressa furieux. Ses yeux lançaient des éclairs.

—Eh bien! oui! s'écria-t-il, oui! j'ai douze cent mille francs de fortune, et c'est pour cela que je ne veux plus d'association. Oui, j'ai soixante mille livres de rentes, c'est-à-dire soixante mille bonnes raisons pour ne pas me compromettre, et je ne me compromettrai pas. Ah!... vous êtes jaloux! Est-ce donc ma faute si nos conditions sont devenues inégales? N'étais-je pas comme vous sans un sou quand nous avons commencé! Ma vie n'a pas été la vôtre, voilà tout. Vous dépensiez sans compter, moi j'économisais. Vous ne songiez qu'au présent, je pensais à l'avenir. Hortebize faisait tout pour chasser ses clients, je m'épuisais en efforts pour attirer les miens. Et maintenant, parce que je suis riche et que vous n'avez rien, il me faudrait subir vos exigences!... Allons donc. Quand je touche au but de mon ambition, il me faudrait revenir en arrière avec vous! Jamais. Suivez votre chemin, je suis le mien, je ne vous connais plus.

Il se levait déjà et prenait son chapeau; un geste du placeur l'arrêta.

—Si je te disais, insistait Mascarot, que tu nous es utile, indispensable!...

—Je répondrais: Cela est fâcheux pour vous.

—Si cependant nous voulions bien...

—Quoi?... Me contraindre? Comment? Vous me tenez, mais je vous tiens. Vous ne pouvez rien contre moi que je ne puisse contre vous. Essayer de me perdre serait vous perdre.

—Es-tu bien sûr de cela?

—Si sûr, que je vous le répète encore: Entre vous et moi, il n'y a plus rien de commun.

—Je crois que tu te trompes, maître!...

—Moi! pourquoi?

—Parce que voici un an que je loge et nourris gratis à notre hôtel une jeune fille du nom de Clarisse. Ne la connaîtrais-tu pas, par hasard?...

Ce n'est pas sans intentions habilement calculées que, depuis dix minutes, B. Mascarot laissait son ami Catenac se débattre, s'épuiser en efforts aussi inutiles que ceux du poisson engagé dans la nasse.

Il avait voulu ainsi pénétrer les intentions de cet honorable associé et connaître ses ressources.

S'il avait comme pris à tâche de l'irriter, s'il avait encouragé Hortebize à le fouetter de ses ironies, c'est qu'il savait combien peut être indiscrète la colère de l'homme le plus maître de soi.

Se jugeant suffisamment éclairé, d'un seul mot l'estimable placeur reprit sa supériorité.

A ce nom de Clarisse, l'avocat fut comme un promeneur qui, marchant en pleine sécurité, apercevrait tout à coup à ses pieds la mèche allumée d'une mine prête à éclater.

Instinctivement il recula, les bras en avant, secoué par un spasme nerveux, la pupille dilatée par l'effroi.

—Clarisse!... balbutiait-il, qui t'a dit... comment as-tu pu savoir?

Mais l'ironique sourire qu'il put surprendre sur les deux lèvres de ses deux associés cingla si cruellement son orgueil, qu'il reprit aussitôt les apparences du sang-froid.

—Décidément, fit-il, je deviens fou. Ne voila-t-il pas que je leur demande comment ils s'y sont pris pour tout découvrir! Ne dirait-on pas que j'ai oublié quels moyens nous employons pour surprendre les secrets de ridicule ou d'infamie que nous exploitons!...

—Je t'avais bien jugé, dit le placeur.

—En quoi?

—J'avais prévu que le jour où tu te sentirais assez fort pour te passer de nous, tu tenterais de rompre les liens qui nous unissent. Aujourd'hui tu voudrais nous abandonner. Tu nous trahirais demain si tu le pouvais sans danger. J'ai pris mes précautions.

Le bon docteur se frottait vigoureusement les mains.

—Voilà ce que c'est, disait-il, on ne s'avise jamais de tout.

—Ce que je ne conçois pas, poursuivit Mascarot, c'est que toi, Catenac, un homme fort, tu nous aies fait le jeu si beau. Comment, il y a un an de cela, tu nous haïssais, tu songeais à nous perdre, et tu nous offres cette prise. C'est à n'y pas croire.

—A n'y pas croire!... fit le docteur comme un écho.

—Et cependant, continuait le placeur, ton... comment dirai-je? ton imprudence est des plus communes, de celles que nous avons le plus souvent observées et qui nous ont le plus rapporté. Pardieu!... Tous les jours cela se voit. Tu ne lis donc plus la Gazette des Tribunaux?

Hier encore, j'y lisais une histoire qu'on jurerait être la tienne.

Un bourgeois ambitieux et hypocrite, frais verni d'honnêteté, fait venir de la campagne une jeune et jolie bonne, éclatante de santé, assez naïve, ayant les mains bien rouges..., et il se donne le délicat plaisir de la séduire.

Pendant quelques mois tout va bien; mais voici qu'un matin la pauvre fille ne peut plus cacher qu'elle est enceinte. Voilà le bourgeois épouvanté. Que diront les voisins et le portier?

L'enfant est supprimé et la mère jetée sans pitié sur le chemin de Saint-Lazare. C'est simple...

—Baptistin, de grâce!...

—... Mais c'est fort imprudent. Ces choses-là se découvrent toujours. Si le crime a pour lui ses combinaisons et ses ruses, la justice a pour elle ces hasards que l'on dit invraisemblables, et qui se représentent à chaque minute de la vie. Tu as un jardinier à ta maison de Champigny? Suppose que la fantaisie vienne

à cet homme de creuser la terre autour de ce puits qui est au fond du jardin. Sais-tu ce qu'il trouverait?...

—Une nuit tu as creusé là un trou.
—Une nuit tu as creusé là un trou.

—Assez!... prononça Catenac, je me rends.

—B. Mascarot, comme toujours au moment décisif, ajusta ses lunettes.

—Toi, dit-il, te rendre... Pas encore. En ce moment tu cherches à parer le coup que je te porte.

—Je t'assure...

—Épargne-toi cette peine. Ton jardinier ne trouverait rien.

L'avocat eut une exclamation de rage. Il commençait à comprendre dans quel horrible piège il était tombé.

—Il ne trouverait rien, reprit le placeur. Et pourtant il est bien vrai, n'est-ce pas, qu'au mois de janvier de l'année dernière, une nuit, tu as creusé là un trou et que dans ce trou tu as déposé le corps d'un enfant roulé dans un châle... Et quel châle!... celui-là même que toi, Catenac, pour hâter la défaite de la mère, tu étais allé acheter à Pygmalion: les commis en témoigneraient, s'il le fallait. Maintenant, tu peux chercher, tu ne trouveras rien...

—Et c'est toi, c'est toi qui as enlevé...

—Non, interrompit le placeur du ton le plus ironique, c'est Tantaine. Que veux-tu? je suis prudent. Je sais où est le cadavre, comme on dit vulgairement, et tu ne le sais pas. Mais sois tranquille, il n'est pas perdu. Il est en bon lieu. Une seule tentative de trahison, et le lendemain tu liras dans le Petit Journal, à l'article Paris: «Hier, des terrassiers qui travaillaient à tel endroit, ont découvert le cadavre d'un nouveau-né. Le commissaire de police, aussitôt prévenu, s'est transporté sur le terrain et a commencé une enquête...» Tu lirais cela, et tu me connais assez pour être persuadé d'avance que l'enquête aboutirait. Tu devines bien qu'au châle de cette pauvre Clarisse, j'ai ajouté assez d'indices pour qu'on puisse aisément remonter jusqu'au coupable... jusqu'à toi.

A la colère de Catenac avais succédé une affreuse prostration. Cet homme, que rien n'aurait dû surprendre ni étonner, était assommé et paraissait avoir perdu la faculté de réfléchir et de délibérer.

Son désespoir s'échappait en paroles incohérentes, et il laissait voir sa souffrance, comme s'il eût espéré toucher ses implacables associés.

—Vous m'assassinez, murmurait-il, vous me tuez au moment où j'allais recueillir le prix de vingt années de travaux et de privations.

—Travaux est joli! observa le docteur.

Mais l'heure pressait; d'un instant à l'autre, Paul et le marquis de Croisenois pouvaient arriver. B. Mascarot comprit combien il était important de remonter le moral de son associé.

—Voyons, reprit-il, tu cries comme si nous voulions t'égorger. A quoi bon? Nous supposes-tu assez niais pour nous exposer sans des certitudes presque absolues de succès? Hortebize, tout comme toi, s'est cabré quand je lui ai parlé de la grande opération. Je la lui ai expliquée, et maintenant il approuve.

—C'est exact, déclara Hortebize.

—Donc, reprit le placeur, tu n'as, pour ainsi dire, rien à craindre. Tu es, nous en sommes convaincus, trop beau joueur pour nous garder rancune...

Catenac eut un sourire forcé.

—Je ne vous en veux pas, répondit-il; parle, j'obéirai.

B. Mascarot se recueillit un moment.

—Ce que j'attends de toi, répondit-il, ne peut te compromettre en rien. J'ai à te demander de nous dresser un acte de société dans des conditions que je dirai tout à l'heure. Tu t'occuperas ensuite de l'affaire, mais non ostensiblement.

—Bien!...

—Ce n'est pas tout. Tu as été chargé par le duc de Champdoce d'une mission très difficile, très délicate... Il s'agit de recherches qui doivent rester secrètes...

—Quoi!... tu sais cela aussi?

—Je n'ignore rien de ce qui peut nous être utile. J'ai appris, par exemple, qu'au lieu de t'adresser à moi, tu es allé sottement trouver le seul homme que nous ayons à craindre, Perpignan, un gaillard presque aussi fort que nous, et bien autrement âpre.

—Enfin, qu'exiges-tu de ce côté?

—Peu de chose. Tu me tiendras au courant de tes recherches. Tu ne diras jamais au duc un seul mot dont nous ne soyons convenus à l'avance.

—C'est entendu.

La querelle semblait terminée, le digne M. Hortebize était ravi.

—Là!... fit-il, était-ce la peine de crier comme un écorché.

—Soit, fit Catenac, j'ai eu tort.

Il tendit la main à ses deux amis et ajouta avec un pâle sourire:

—Que tout soit donc oublié!...

Était-il sincère? Le rapide regard qu'échangèrent Mascarot et le docteur était gros de soupçons.

Mais depuis un moment déjà, on frappait à la porte; le docteur alla ouvrir, et Paul parut, saluant affectueusement ses deux protecteurs.

—Avant tout, mon enfant, commença le placeur, je veux vous présenter à un de mes vieux amis.

Et se retournant vers Catenac, il ajouta:

—Mon cher maître, je te demande tes bontés pour mon jeune ami Paul, un brave garçon qui n'a ni père ni mère, et que nous pousserons dans le monde.

A ces mots, soulignés d'un étrange sourire, l'avocat bondit sur son fauteuil.

—Sacrebleu! s'écria-t-il, que n'as-tu parlé plus tôt!

Confident du duc de Champdoce, Catenac venait d'entrevoir le plan de B. Mascarot.

XVII

Le marquis de Croisenois se fait toujours attendre. Chez lui, c'est un système qui dégénère en manie.

Peut-être croit-il ainsi affirmer son importance. Le calcul est faux. L'homme habile se soucie peu d'arriver en avance ou en retard, il ne se préoccupe que de paraître au moment précis où on le souhaite le plus.

Arriver à propos, tout est là. C'est le secret de bien des fortunes qu'on ne s'explique pas.

M. de Croisenois avait été convoqué par B. Mascarot pour onze heures. Il était plus de midi quand il se présenta, ganté de frais, le lorgnon à l'œil, agitant sa badine, grimé de cette débonnaireté impertinente et familière qu'affectent les imbéciles quand ils croient faire acte de condescendance.

A trente-cinq ans, Henri de Croisenois affiche les dehors évaporés d'un beau-fils de vingt ans. Cette légèreté insoucieuse est son armure de guerre, l'excuse toujours prête des folies les plus risquées.

On dit encore de lui, après des fredaines un peu fortes:

—C'est un étourdi, un véritable lycéen, on ne saurait lui en vouloir, il est si bon enfant, il a un si excellent cœur!...

En lui-même, il doit bien rire de cette opinion du monde.

Calculateur féroce, cet aimable gentilhomme, qui de sa vie n'a eu un bon mouvement, s'est exercé à se défier de l'inspiration première.

Sous le masque de son laisser-aller, ce facile compagnon dissimule une remarquable âpreté. En matière de chicane, il en remontrerait à l'avoué le plus retors. Il a roulé et dupé jusqu'aux usuriers auxquels il a eu affaire.

S'il s'est ruiné, c'est qu'il s'est entêté à régler son train sur celui d'amis dix fois plus riches que lui. Toujours la même histoire.

Mêlé à ce groupe de viveurs brillants, dont le comte de Trémorel fut longtemps le parangon, et qui maintenant prend le mot d'ordre du fils aîné du duc de Sairmeuse, Croisenois a voulu, lui aussi, avoir son écurie de courses.

Entre tous les moyens de fondre une fortune, celui-là est le plus sûr et le plus expéditif.

Le léger marquis en sait quelque chose. Il avait abusé de tous les expédients et était à la veille de faire le plongeon, lorsque B. Mascarot lui tendit la main.

Il s'y cramponna désespérément, comme un homme qui se noie se raccrocherait à une barre de fer rouge.

Mais si les inquiétudes les plus aiguës le tenaillaient, son aplomb ne s'en ressentait nullement, et c'est du ton le plus aisé qu'après avoir salué les personnes présentes, il dit au placeur:

—Je vous ai peut-être fait un peu attendre, cher maître; vrai, j'en suis désolé, j'avais des préoccupations... Mais me voici tout à vous, et s'il vous plaît que nous causions, j'attendrai volontiers que vous ayez terminé avec ces messieurs...

Sur quoi, son cigare qu'il avait gardé étant près de s'éteindre, il en tira deux ou trois bouffées.

La phrase était supérieurement impertinente, et cependant le digne Baptistin n'en fut pas offusqué. Non, il ne dit rien, lui qui abomine l'odeur du tabac.

Les forts ont de ces longanimités. On peut bien passer quelque chose à un fat, quand on sait qu'il dépend de soi de l'écraser sous l'ongle...

D'ailleurs, B. Mascarot avait besoin de Henri de Croisenois. Il était un des indispensables pions de sa partie.

—Nous commencions à désespérer de vous voir, répondit-il. Je dis nous, parce que ces messieurs sont ici pour vous, pour notre affaire...

Le marquis ne prit point la peine de dissimuler une petite moue contrariée.

—Ces messieurs, poursuivit le placeur, sont mes associés. Monsieur est le docteur Hortebize, monsieur est maître Catenac, du barreau de Paris, enfin monsieur—et il montrait Paul—est notre secrétaire.

Cette présentation avait une gravité comique.

Si M. de Croisenois était dépité de trouver quatre confidents au lieu d'un, Catenac était furieux de voir qu'on livrait l'association à un inconnu.

C'est chose subtile qu'un secret, plus volatile que l'éther, qui s'évapore, si hermétiquement clos que soit le flacon où on le verse.

Hortebize, en dépit de sa confiance aveugle, ne laissait pas que d'être surpris.

Quant à Paul, il n'avait ni assez d'yeux, ni assez d'oreilles.

Seul, le placeur conservait cet imperturbable sang-froid de l'homme qui, ayant un but, va droit vers ce but, comme le boulet que n'arrêtent ni ne font dévier les branchages ni les broussailles.

—Monsieur le marquis, commença-t-il, lorsque Croisenois fut assis, je ne vous laisserai pas une minute d'incertitude. Toute diplomatie serait puérile entre gens comme nous.

Ce pluriel parut si singulier à M. de Croisenois, que c'est avec une nuance très accusée de persiflage qu'il répondit:

—Vous me flattez, cher maître.

Plus attentif, le léger marquis eut remarqué le mouvement des lunettes de B. Mascarot, mouvement qui signifiait clairement:

—Vous me faites pitié!...

Hortebize prétendait que les lunettes de l'honorable placeur étaient «parlantes,» et il avait raison.

C'est vainement que des fourbes illustres, redoutant la trahison du regard, dissimulent leurs yeux sous des verres épais. Les lunettes, à la longue, font comme partie de qui les porte: elles vivent, pour ainsi dire, elles tressaillent, elles finissent par avouer ce qu'avouerait l'œil qu'elles cachent.

—Je vous confesserai sans ambages, monsieur le marquis, reprit le placeur, que votre mariage est conclu si nous le voulons, mes associés et moi. Nous pouvons vous garantir le concours actif du comte et de la comtesse de Mussidan. Reste à obtenir le consentement de la jeune fille.

Croisenois eut un geste magnifique de suffisance.

—Oh! je l'aurai, s'écria-t-il, je m'en charge. Chaque époque a ses moyens de séduction, j'ai étudié et pratiqué ceux de la nôtre. Je promettrai les plus beaux chevaux de Paris, une loge aux Italiens, un crédit illimité chez Van Klopen, une liberté absolue... Quelle jeune fille résisterait à de tels éblouissements. Oui, je réussirai... Ah! à une condition, toutefois, c'est que je serai patronné par une personne jouissant d'une certaine influence dans la maison...

—Pensez-vous que la vicomtesse de Bois-d'Ardon, soit une marraine convenable?

—Peste!... je le crois bien, une parente du comte!...

—Eh bien!... le jour où nous le voudrons, Mme de Bois-d'Ardon appuiera vos prétentions et chantera vos louanges.

Le marquis se dressa triomphant.

—En ce cas, s'écria-t-il d'un ton à faire coiffer sainte Catherine à toutes les héritières, en ce cas l'affaire est dans le sac.

Paul se demandait s'il était bien éveillé. Quoi!... on lui avait promis une femme riche, à lui, et voici qu'on mariait cet autre!

—Ces gens-ci, se dit-il, outre qu'ils placent les domestiques des deux sexes et autres, m'ont tout l'air de faire fonctionner, moyennant espèces, «la profession matrimoniale.»

Cependant le marquis interrogeait de l'œil B. Mascarot, hésitant à découvrir toute sa pensée.

—Oh!... parlez, encouragea le digne placeur, nous sommes entre nous.

—Reste donc, fit M. Croisenois, à fixer le... comment dirai-je?... le courtage, le droit de commission...

—J'allais aborder la question.

—Eh bien!... mon cher maître, je n'ai qu'une parole. Je vous ai dit que je vous donnerais le quart de la dot. Le lendemain du mariage je vous signerai des lettres de change pour le montant de ce quart.

Cette fois, Paul croyait comprendre tout à fait.

—Voici le grand mot lâché, pensa-t-il. Si j'épouse Flavie, j'aurai à partager la dot avec ces honnêtes messieurs. Je m'explique maintenant l'intérêt qu'ils me portent et leurs caresses.

Mais les offres du marquis n'avaient point paru satisfaire l'honorable placeur.

—Nous sommes loin de compte, prononça-t-il.

—Eh bien!... je consens à payer en dehors, et comptant, ce que je vous dois.

B. Mascarot hocha la tête, au grand désespoir de Croisenois, qui reprit:

—Vous voulez le tiers?... Soit, j'en passerai par là.

Le placeur restait de glace.

—Ce n'est pas le tiers qu'il nous faut, déclara-t-il, ni même la moitié. La dot entière ne nous suffirait pas. Vous la garderez donc, ainsi que ce que je vous ai prêté... si nous nous arrangeons.

—Qu'exigez-vous? Parlez... parlez.

Mascarot assura solidement ses lunettes.

—Je parlerai, répondit-il, mais avant il est absolument indispensable que je vous dise l'histoire de l'association dont je suis le chef.

Jusqu'à ce moment, Catenac et Hortebize avaient écouté sans se permettre seulement un geste, silencieux et grave comme des sénateurs romains sur leur chaise curule.

Ils pensaient assister à une de ces comédies auxquelles B. Mascarot les avait accoutumés, comédies dont les péripéties variaient, mais dont le dénoûment était comme fatal.

A suivre ce débat, entre le marquis de Croisenois et le placeur, ils prenaient ce plaisir méchant qu'éprouvent certaines gens à voir un chat jouer avec une misérable souris avant de la dévorer.

Mais lorsque B. Mascarot annonça qu'il allait livrer leur dangereux secret, tous deux se dressèrent en même temps, furieux, épouvantés.

—Deviens-tu fou?... s'écrièrent-ils ensemble.

B. Mascarot haussa les épaules.

—Pas encore, répondit-il d'un ton calme, et je vous prie de me laisser poursuivre.

—Sacrebleu!... cependant, essaya Catenac, nous avons voix au chapitre.

—Assez!... fit violemment le placeur, je suis le maître, n'est-ce pas?

Et d'un ton d'amère ironie, il reprit:

—Est-ce qu'on ne peut pas tout dire devant monsieur?

Le médecin et l'avocat avaient repris leur place. Croisenois pensa qu'il serait adroit et tout à fait conforme à ses intérêts de les rassurer.

—Entre honnêtes gens... commença-t-il.

—Nous ne sommes pas honnêtes, interrompit Mascarot.

Puis, pour répondre à l'air de stupeur profonde du marquis, il ajouta avec un accent écrasant et en le regardant bien:

—Ni vous non plus, d'ailleurs.

Cette brutale déclaration fit monter un flot de sang au front de Croisenois. Le code de la bonne compagnie n'interdit-il pas expressément de dire aux gens, en face, ce qu'on pense d'eux?

Il avait bonne envie de se fâcher, mais c'était se brouiller, c'était laisser échapper la perche de salut. Il courba la tête sous l'insulte, décidé à la prendre en plaisanterie.

—Parbleu!... fit-il, le paradoxe est raide.

Mais l'honorable placeur ne daigna pas remarquer cette lâcheté, qui fit sourire le bon docteur Hortebize.

—Je vous serai obligé, monsieur le marquis, reprit-il, de m'écouter attentivement.

Il se retourna vers Paul et dit:

—Et vous aussi, mon cher enfant.

Il y eut un moment de silence presque solennel, pendant lequel on entendit le murmure des clients qui se pressaient autour de Beaumarchef dans la première pièce.

Si Hortebize et Catenac semblaient confondus, Croisenois était si stupéfait qu'il laissait éteindre son cigare, et Paul frémissait d'avance.

B. Mascarot, lui, paraissait transfiguré. Il n'avait plus rien du placeur bénin, le sentiment de son pouvoir le grandissait, ses lunettes lançaient des éclairs.

—Tels que vous nous voyez, monsieur le marquis, commença-t-il, mes respectables associés et moi, nous n'avons pas toujours été ce que nous sommes.

Il y a vingt-cinq ans, nous étions jeunes, nous étions honnêtes, toutes les illusions de l'adolescence nous souriaient encore, nous avions la foi qui soutient dans les épreuves, nous avions ce courage qui enflamme le soldat marchant à l'assaut d'une batterie.

Nous habitions tous trois un misérable hôtel garni de la rue de la Harpe, et nous nous aimions comme trois frères!...

Tiens, misérable! paies-toi.
Tiens, misérable! paies-toi.

—Comme c'est loin, ce temps!... murmura Hortebize, comme c'est loin!...

—Oui, c'est loin, continua le placeur, et cependant pour moi le temps n'a pas de brumes; je nous revois tels que nous étions, et mon cœur se serre en comparant les espérances d'alors aux réalités d'aujourd'hui!...

Il me semble, mes amis, que tout cela est d'hier.

Nous étions pauvres, alors, monsieur le marquis, affreusement pauvres, et cependant le monde nous avait bercés de ses plus décevantes caresses. Les directeurs de toutes les serres chaudes consacrées à l'éclosion des talents encore en leur œuf, avaient murmuré aux oreilles de chacun de nous des paroles magiques: Tu réussiras, tu Marcellus eris...

Croisenois dissimula un sourire. L'histoire ne lui semblait pas palpitante.

—Tiens, fit-il; vous savez le latin.

—Je l'ai su du moins. C'est que je dois vous le dire, chacun de nous semblait promis à une destinée brillante. Catenac, avocat de la veille, venait de recevoir un prix pour sa thèse De la Transmission de la Propriété; Hortebize avait été couronné pour un travail sur l'Analyse des matières suspectes, travail reproduit presque en entier par l'illustre Orfila, dans son Traité des Poisons. Moi-même, je venais de subir victorieusement les épreuves de la licence, de l'agrégation et du doctorat ès sciences et ès lettres...

Paul ouvrait des yeux énormes. Il ne s'était jamais demandé ce que deviennent les neuf dixièmes des élus des concours.

—Malheureusement, poursuivait le placeur, Hortebize était brouillé avec sa famille, la famille de Catenac était aux prises avec la misère, et moi je n'ai pas de famille... Nous mourrions de faim décemment.

Seul de nous trois, je gagnais un peu d'argent à préparer des élèves aux examens de Saint-Cyr et de l'École polytechnique.

Moyennant trente-cinq sous par jour,—la moitié d'un salaire du manœuvre—je bourrais de géométrie et d'algèbre des fils de famille qui se moquaient de ma maigreur et de mes habits râpés.

Trente-cinq sous!... et là-dessus nous étions trois à prendre notre pain, et j'avais une maîtresse, aimée jusqu'au délire, qui se mourait de la poitrine!

Qui jamais eût cru cela de ce sphinx à lunettes vertes qui avait nom B. Mascarot!...

—J'abrège, reprit-il. Un jour vint où, entre nous trois, nous ne pûmes trouver un sou. Et Hortebize venait de m'avouer que, faute d'aliments substantiels, de viande, de vin, ma maîtresse allait mourir.

—Eh bien! m'écriai-je, attendez-moi, mes amis, je saurai bien trouver de l'argent.

Sans savoir ce que j'allais faire, je m'élançai dehors. J'étais fou furieux, j'étais enragé. Je me demandais s'il fallait tendre la main pour quelques sous ou étrangler un passant pour lui prendre sa bourse. J'étais descendu jusqu'à la Seine, et j'allais le long des quais livrant au vent des exclamations incohérentes. Tout à coup, un éclair sillonna les ténèbres de mon désespoir.

Je me rappelai que nous étions au mercredi, jour de la sortie de l'École polytechnique, et je me dis qu'en me rendant au Palais-Royal, au café Lemblin, je trouverais infailliblement quelqu'un de mes anciens élèves, qui, peut-être, consentirait à me prêter cent sous...

Cent sous! ce n'est guère, n'est-il pas vrai, monsieur le marquis? Eh bien!... ce jour-là, cent sous représentaient pour moi la vie de mes amis et le salut de ma maîtresse. Avez-vous jamais eu faim, monsieur le marquis?

Croisenois tressaillit. Non, il n'avait jamais souffert de la faim. Mais savait-il ce que l'avenir lui réservait, à lui dont les ressources étaient à ce point épuisées, qu'il pouvait demain, tomber du faîte de ses apparentes splendeurs sur le pavé, dans la boue.

—Quand j'arrivai au café Lemblin, poursuivit B. Mascarot, je n'y trouvai pas un seul élève de l'école. Le garçon auquel je m'adressai, me toisa d'abord dédaigneusement, mes vêtements tombaient en lambeaux. Mais lorsqu'il sut que j'étais un répétiteur, il daigna me répondre que ces messieurs étaient déjà venus et qu'ils ne tarderaient pas à revenir. Je déclarai que j'allais les attendre. Le garçon me demanda ce que je voulais prendre; je répondis: rien, et je m'assis dans un coin.

Depuis ma sortie, j'avais eu comme un brasier dans le cerveau; mais en ce moment, j'éprouvai un bien-être relatif. J'espérais. Parmi les noms que m'avait cités le garçon, il s'en trouvait deux de jeunes gens qui avaient été bons pour moi.

J'attendais depuis un quart d'heure environ, lorsque tout à coup entra dans le café un homme dont jamais, dussé-je vivre cent ans, je n'oublirai la figure.

Il était plus blanc que sa chemise. Ses traits étaient contractés et comme crispés. Il avait l'œil hagard et la bouche entr'ouverte, comme un agonisant qui râle.

Une douleur, horrible autant que la mienne, poignait cet homme; je le compris.

Mais il était riche, lui, on le voyait bien.

Lorsqu'il se fut laissé tomber sur le divan, les garçons accoururent pour lui demander ce qu'il désirait prendre.

D'une voix rauque, si peu intelligible que les garçons durent le faire répéter deux fois, il demanda:

—Une bouteille d'eau-de-vie et de quoi écrire!

C'était bien une histoire réelle, que racontait B. Mascarot. La vérité seule a cette émotion profonde, ces notes poignantes qui font vibrer les entrailles.

Le placeur s'était interrompu, et aucun de ses auditeurs n'osait souffler mot.

L'excellent et souriant Hortebize lui-même était devenu sombre.

—La vue de cet homme, continua l'honorable placeur, me soulagea. Nous sommes ainsi faits que le malheur d'autrui est un adoucissement, une atténuation à notre malheur.

Il était évident pour moi que cet inconnu souffrait horriblement, et je me disais avec une sorte de satisfaction malsaine:

«Il n'y a donc pas que les misérables à maudire la vie; les riches, eux aussi ont donc leurs tortures?»

Cependant les garçons s'étaient empressés d'obéir. Ils avaient apporté de l'eau-de-vie, du papier, de l'encre.

L'homme commença par se verser un grand verre, qu'il avala comme de l'eau. L'effet fut soudain et terrible. Il devint cramoisi, comme s'il allait avoir un coup de sang, et resta plus d'une minute privé de sentiment, anéanti.

Je l'observais avec une curiosité ardente. Une voix me criait que désormais un lien mystérieux existait entre cet inconnu et moi, qu'il serait pour quelque chose dans mon existence, et que son influence me serait fatale.

Si effrayante était cette voix, qu'un moment j'eus l'idée de sortir. Je résistai. La curiosité m'ardait.

L'inconnu cependant revenait à lui.

Il saisit sa plume, et rapidement traça quelques lignes sur une feuille du cahier de papier à lettres placé devant lui.

Elles ne le satisfirent pas, car brusquement il s'interrompit, tira de sa poche un briquet et brûla cette première épreuve.

Le courage lui manquait. Il se versa et but un second verre d'eau-de-vie.

Une nouvelle lettre ne le satisfit pas plus que la première, car il la chiffonna rageusement et la glissa dans le gousset de son gilet.

Il recommença pour la troisième fois, décidé sans doute à faire un brouillon, car je le voyais tour à tour réfléchir, écrire, raturer.

Pour moi, il était clair qu'il n'avait conscience ni de soi ni du lieu où il se trouvait. Il gesticulait, laissait échapper des exclamations sourdes comme s'il eût été chez lui, seul dans son cabinet, à l'abri des indiscrets.

Ayant relu une troisième fois son brouillon, il en parut content. Il le recopia, ce qui fut l'affaire d'une minute, et ensuite le déchira en menus morceaux qu'il jeta sous la table.

Sa lettre soigneusement fermée, il appela le garçon:

—Prenez ces vingt francs, lui dit-il, et portez vous-même cette lettre à son adresse. Vous viendrez me rendre réponse,—car il y aura une réponse,—chez moi. Voici ma carte, allez, hâtez-vous...

Le garçon sortit en courant, et presque sur ses pas le monsieur se retira après avoir payé sa consommation.

Quel drame venait de se jouer là, devant moi? Je devinais quelqu'une de ces ténébreuses intrigues qui s'agitent dans l'ombre de la vie privée. Cet homme pouvait être un mari trompé, un joueur ruiné, un père dont le fils venait de déshonorer le nom.

J'essayais de penser à autre chose; je ne pouvais.

Ces petits fragments de papier, jetés sous le divan par l'imprudent, me fascinaient. Je brûlais de les ramasser, de les assembler, de savoir...

Mais je vous l'ai dit, j'étais honnête, et une telle action révoltait tous mes instincts.

J'aurais triomphé de la tentation, je le crois, sans une de ces circonstances futiles qui décident de l'existence entière.

On ouvrit une porte, un courant d'air s'établit, et le vent fit tournoyer et chassa jusqu'à mes pieds, un fragment du brouillon.

J'eus comme un éblouissement. J'étais vaincu. Je ramassai l'étroit morceau de papier et j'épelais ces quatre mots:

.....me brûle la cervelle...

Je ne m'étais donc pas trompé. J'étais en présence d'une affreuse énigme, et il ne tenait qu'à moi d'en avoir le mot.

Ayant cédé une première fois à une détestable obsession, j'avais le bras pris dans l'engrenage, j'étais perdu. Je ne discutais plus.

Les garçons allaient et venaient, nul ne faisait attention à moi, je me rapprochai insensiblement de la place qu'occupait l'inconnu, et je ramassai deux nouveaux fragments. Sur le premier, je lus:

.....la honte et l'horreur...

Et sur le second:

.....Ce soir, cent mille francs...

J'étais fixé. J'avais voulu surprendre un secret, je le tenais. Ces trois bouts de phrases étaient pour moi plus clairs que le jour.

Dès lors, à quoi bon poursuivre? Je poursuivis cependant. Je réussis à réunir tous les fragments, je les assemblai et je lus ce billet affreusement laconique:

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