Les esclaves de Paris
—Cependant...
—C'est ainsi. Jamais ennemi habile n'eût imaginé contre nous la série de combinaisons invraisemblables que nous oppose le hasard. Toi qui vas dans le monde, connais-tu, en 1868, une héritière très belle et très noble, insensible aux jouissances du luxe et de la vanité et capable d'une grande et vraie passion...
Le docteur eut un sourire qui, certes, était la plus explicite des négations.
—Eh bien! poursuivit le bonhomme, cette héritière existe, et elle a nom Sabine de Mussidan. Elle aime, et sais-tu qui?... un homme que par trois fois déjà j'ai trouvé en travers de ma route, un artiste, un peintre, et il faut que ce garçon soit doué de la plus redoutable énergie qu'on puisse concevoir.
—Bast!... un artiste sans fortune, sans doute, sans relations...
Un geste de son interlocuteur l'interrompit...
—Cet artiste n'est pas sans relations, malheureusement, déclara le doux Tantaine, il a un ami, et quel ami!... le gentilhomme qui devait épouser Mlle Sabine, M. de Breulh-Faverlay.
Cette nouvelle était si étrange, que l'excellent Hortebize demeura sans voix.
—Comment est venu ce rapprochement, poursuivit Tantaine, je ne puis me l'expliquer. Ce doit être un coup du génie de Mlle Sabine. Enfin le fait est là. Et à eux deux ils ont gagné à leurs intérêts la femme que je destinais à pousser la candidature de Croisenois.
—Mais c'est impossible.
—C'est mon avis. Ce qui n'empêche que, hier soir, ils étaient réunis tous les trois, et juraient, je le présume du moins, de tout tenter pour empêcher le mariage du marquis.
L'excellent docteur bondit sur son fauteuil.
—Quoi! s'écria-t-il, quoi!... ils ont pénétré les projets de Croisenois! Ah! ça, comment?
Le vieux clerc eut un geste découragé.
—Ah! voilà! répondit-il. Un général ne peut être sur tous les points d'une grande bataille, et toujours parmi ses lieutenants il se trouve des imbéciles ou des traîtres. J'avais arrangé entre Van Klopen et Croisenois une comédie qui devait nous livrer la vicomtesse. Tout avait été prévu, combiné, arrangé: j'avais soigné les détails comme seul je sais les soigner. Je ne pouvais pas ne pas compter sur un triomphe complet.
Malheureusement, après une répétition générale excellente, la représentation a été détestable. Ni Croisenois, ni Van Klopen n'ont pris la peine de jouer leur rôle sérieusement. Je leur avais préparé un chef-d'œuvre de finesse et de transitions, ils ont exécuté une scène brutale, ridicule, révoltante, une parade!... Ils ont cru, les idiots! qu'il est aisé de tromper une femme!
Et pour comble, le marquis, à qui j'avais recommandé la plus extrême réserve, a démasqué immédiatement ses batteries; oui, ce niais vaniteux a parlé de Sabine.
Dès lors, tout était perdu. La vicomtesse, qui sur le moment avait été dupe, a réfléchi, et la connivence des deux acteurs lui a sauté aux yeux. Flairant un piège, la peur l'a prise et elle a couru crier: «Au secours!» chez M. de Breulh.
Le docteur écoutait, la consternation peinte sur le visage.
—Qui donc, demanda-t-il a pu t'informer ainsi?
—Personne, je devine. Je vois les résultats, je pénètre la cause. Oh! l'éveil est donné, va!...
Le doux Tantaine n'est pas homme à gaspiller en inutiles discours ce capital qui s'appelle le temps.
Quand il ouvre la bouche, c'est qu'il a quelque chose à dire, et ses paroles, les plus oiseuses en apparence, ont toujours une portée sérieuse.
Le docteur le savait bien.
De là son anxiété de plus en plus poignante, à mesure qu'il sentait qu'on se rapprochait d'un but qu'il ne pénétrait pas.
—Pourquoi me dis-tu tout cela, interrogea-t-il, que n'avoues-tu plutôt sans ambages que la partie est désespérée!
—C'est qu'elle ne l'est pas.
—A t'entendre, cependant!...
—J'ai déclaré qu'elle était fort compromise, rien de plus, et c'est bien différent. Quand tu joues à l'écarté, en cinq points, que ton adversaire en a quatre et que tu n'en a pas un seul, jettes-tu tes cartes et abandonnes-tu ton enjeu? Non. Tu gardes l'espoir de piquer sur quatre, comme on dit vulgairement.
L'inaltérable flegme du vieux clerc d'huissier exaspérait vraiment le digne M. Hortebize.
—Ainsi, s'écria-t-il, tu t'obstines à lutter.
—Naturellement.
—Mais c'est de la démence, c'est de l'aberration, c'est courir de gaîté de cœur à un abîme dont on a mesuré la profondeur.
Le vieux clerc se permit un petit sifflotement on ne peut plus agaçant.
—Que devrions-nous donc faire, demanda-t-il, au jugement de Votre Excellence?
—Rien. Abandonner cette combinaison et en chercher une autre, moins lucrative, peut-être, mais aussi moins périlleuse. Ne vas-tu pas te piquer au jeu? Ce serait, par ma foi! de la vanité bien placée. Tu as voulu mordre un morceau, il est trop dur, n'est-ce pas? abandonne-le; à t'obstiner tu te casserais les dents. Nous avons tâté ces gens, ce sont des lutteurs au-dessus de nos forces; laissons-les. Au fond, que nous importe que Mlle de Mussidan épouse Croisenois ou de Breulh, ou tout autre! La spéculation est-elle là? Non, heureusement. L'idée vraiment productive, l'idée d'une société à laquelle tu fais souscrire tous nos contribuables, reste pleine et intacte. Nous la reprendrons. Mais, en attendant, crois-moi, confessons entre nous notre défaite, battons en retraite et faisons les morts.
Il s'arrêta, déconcerté par l'expression gouailleuse du sourire du bon père Tantaine.
—Il me semble, ajouta-t-il, d'un ton blessé, que ma proposition n'a rien de ridicule, qu'elle est raisonnable.
Six convives achevaient de déjeuner.
—Peut-être. Reste à savoir si elle est pratique.
—Je ne découvre rien qui t'empêche de l'accepter.
—Vraiment! C'est qu'alors la frayeur te montre la position à travers de singulières lunettes. Nous nous sommes trop avancés, mon bon docteur, pour avoir encore notre libre arbitre. Aller de l'avant nous est impérieusement commandé. Reculer maintenant, serait attirer nos adversaires sur notre piste. Quoi que nous fassions, il faudra en découdre. Or, bataille pour bataille, mieux vaut choisir son terrain et commencer. A forces égales, l'agresseur gagne trois chances sur dix, on l'a calculé.
—Ce sont des mots!...
—Bah!... sont-ce des mots aussi, nos confidences à Croisenois?...
L'argument, s'il n'ébranla pas le docteur, le frappa vivement.
—Serait-il donc assez infâme pour nous trahir? fit-il.
—Pourquoi non, si c'est son intérêt évident? Réfléchis et juge: Croisenois est au bout de son rouleau; nous l'avons ébloui des perspectives d'une fortune princière: à quel parti s'arrêtera-t-il si nous allons lui dire: «Pardon! il n'y a rien de fait; vous êtes dans la misère; restez-y!»
—On pourrait le désintéresser, l'assister.
—Et cela nous conduirait, où? Veux-tu payer ses dettes, dégager son héritage, défrayer son luxe et ses passions? Quelles limites auront ses exigences? Depuis que je lui ai livré le secret de l'association, il nous tient autant que nous le tenons; plus même, car il a moins à risquer. Nous lui avons appris la musique, docteur, il nous ferait joliment chanter.
—Ah!... tu as été bien imprudent.
—Sacrebleu! il faut pourtant se confier à quelqu'un. D'ailleurs, les deux affaires, celle du duc de Champdoce et celle de Sabine, se tiennent. Je les ai conçues ensemble, ensemble elles réussiront ou me craqueront entre les mains.
—Ainsi, tu persistes?
—Plus que jamais.
Depuis un moment, le docteur, avec une affectation qui ne pouvait échapper à son interlocuteur, agitait et faisait sonner le médaillon d'or pendu à la chaîne de sa montre.
—J'ai juré autrefois, prononça-t-il avec un pâle sourire, que nos destinées seraient communes. Je ne me dédis pas. Marche, si périlleuse que me semble la route où tu t'obstines, je te suivrai jusqu'au bout... jusqu'au fossé de la culbute. J'ai sous la main ce qu'il faut pour éviter les angoisses de la chute: Une contraction du gosier, comme pour avaler une pilule amère, une convulsion foudroyante, un vertige, un hoquet... et tout est fini.
La lugubre précaution du docteur avait toujours offusqué le bon Tantaine. Elle lui fut en ce moment particulièrement désagréable.
—Oh!... assez, fit-il. Si tout tourne mal, tu utiliseras ton médaillon; jusque-là, par grâce, laisse-le en repos.
Il se leva de l'air le plus mécontent, s'adossa à la cheminée, et poursuivit:
—Pour des gens de notre trempe, un danger connu n'est plus un danger. On nous menace, nous nous défendrons. Malheur à qui me gêne. Au pis aller, j'aurai recours aux grands moyens.
Il s'interrompit, alla ouvrir toutes les portes pour se bien assurer que personne n'écoutait derrière, et, revenant à sa place, il reprit d'une voix sourde:
—En résumé, un seul homme nous fait obstacle: André. Supprime le, tout va comme sur des roulettes.
L'excellent Hortebize tressauta comme s'il eût été touché d'un fer rouge.
—Malheureux! s'écria-t-il, tu voudrais...
Le vieux clerc eut un petit rire sec des plus effrayants.
—S'il le fallait, pourtant! répondit-il. Ne vaut-il pas mieux tuer le diable que d'être tué par lui?
L'effroi du digne M. Hortebize était tel que ses dents claquaient comme des castagnettes. Il consentait bien à demander aux gens: «La bourse ou l'honneur!» Mais demander: «La bourse ou la vie!» et frapper...
—Et si nous étions découverts! balbutia-t-il.
—Nous? Allons donc! Suppose le crime commis: la justice cherchera à qui il profite. Arrivera-t-elle à nous? Jamais. Par exemple, elle saura que cette mort rend à M. de Breulh la main d'une femme qu'il adore, et qui lui préférait André...
—Horrible!... fit le docteur révolté.
—Eh! je le sais bien. Aussi ferai-je tout au monde pour éviter cette extrémité. Les moyens violents me répugnent autant qu'à toi. Je chercherai, je trouverai mieux...
Il s'arrêta court. Paul rentrait une lettre à la main.
Le protégé de B. Mascarot rayonnait, et c'est d'un air de suffisance bien plaisant qu'il tendit la main au docteur Hortebize et au vieux clerc d'huissier.
—Par ma foi!... messieurs, dit-il, du ton le plus dégagé, je comptais bien sur votre aimable visite, mais non de si bonne heure. Je remercie le hasard qui m'a inspiré la pensée de monter un moment.
Le père Tantaine eut bien du mal à s'empêcher de hausser les épaules.
Involontairement, il comparait cette crânerie toute nouvelle de Paul à ses défaillances vingt-quatre heures plus tôt, à cette même place.
—Les affaires vont donc comme nous voulons? interrogea le docteur.
—Elles vont au moins assez bien pour que, même en cherchant bien, je ne puisse trouver un sujet de plainte.
—Vous venez de donner votre leçon?
—Précisément. Je quitte à l'instant Mme Grodorge. Quelle femme aimable et charmante! Vous dire de quelles prévenances elle m'a comblé est impossible.
Paul eût ignoré totalement pourquoi et comment la porte de Mme Grodorge lui était ouverte, qu'il ne se fût pas exprimé autrement.
—On s'explique, cela étant, votre satisfaction si légitime, fit le docteur avec une nuance de persiflage que Paul ne saisit pas.
—Oh!... répondit-il, je ne m'en fais pas accroire pour si peu de chose. Si je vous semble ravi, c'est que j'ai d'autres raisons... plus sérieuses.
—Serait-ce une indiscrétion de vous demander lesquelles?
Paul prit la mine grave et mystérieuse de l'adolescent qu'étouffe son premier secret d'amour.
—Je ne sais trop si j'ai le droit de parler, confiance oblige.
—Diable!... une aventure, déjà!
L'amour-propre de l'élève du placeur s'épanouissait délicieusement.
—Gardez votre secret, mon cher enfant, conseilla le père Tantaine, gardez-le.
C'était bien le moyen de lui délier promptement la langue; le malicieux bonhomme l'avait prévu.
—Oh! monsieur, protesta-t-il, me croyez-vous donc ingrat à ce point d'avoir quelque chose de caché pour vous!...
Il agita triomphalement le papier qu'il tenait à la main, et ménageant autant que possible ses effets, il poursuivit:
—Voici une lettre que m'a remis la concierge lorsque je suis rentré. Elle m'a été apportée par un garçon de banque. Devinez-vous de qui elle peut être? Allez, ne cherchez pas, elle est de mademoiselle Flavie Rigal et ne me laisse aucun doute sur ses sentiments à mon égard.
—Oh!...
—C'est ainsi. Le jour où je prendrai la peine de le vouloir sérieusement, Mlle Flavie deviendra Mme Paul.
Une fugitive rougeur, aussitôt disparue, courut sous la peau épaisse et ridée du vieux clerc d'huissier.
—Vous êtes heureux!... fit-il, non sans un tremblement fort appréciable de la voix, bien heureux!...
L'autre, négligemment, releva le revers de son paletot, et, passant son pouce dans l'entournure de son gilet, répondit:
—Mon Dieu oui!... Mais sans grands efforts je vous prie de le croire. Je n'ai pas déplu à Mlle Flavie, et à ma troisième visite, elle me le confessait bien gentiment.
Comme s'il eût jugé ses lunettes insuffisantes à dissimuler ses émotions, le père Tantaine écoutait, le visage caché entre ses mains.
—Hier soir, cependant, poursuivit Paul, Mlle Flavie avait été d'une réserve et d'une froideur désespérantes. Vous pensez peut-être que je me suis efforcé de l'attendrir? Point. Je me suis dit: «Mignonne, tu perds ton temps,» et je l'ai quittée de meilleure heure que de coutume.
Il mentait; il avait été horriblement inquiet.
—Et j'agissais sagement, continuait-il. La pauvre fille! Pour me tenir rigueur, elle luttait contre son cœur. Écoutez plutôt ce qu'elle m'écrit:
Il rejeta ses cheveux en arrière, se posa de la façon qu'il jugeait la plus avantageuse, et lut:
«Mon ami,
«J'ai été méchante hier, et je m'en repens. Je n'ai pu dormir de la nuit, en me rappelant la grande tristesse qu'on lisait dans vos yeux quand vous vous êtes retiré. Paul, c'était une épreuve. Me pardonnerez-vous? J'ai plus souffert que vous, croyez-le.
«Quelqu'un qui m'aime bien, hélas! plus que vous peut-être, me répète sans cesse qu'une jeune fille qui livre à celui qu'elle aime sa pensée entière, risque son bonheur. Est-ce vrai cela?
«Hélas! ce serait bien malheureux, Paul, car moi je ne saurais jamais feindre. Et, la preuve, c'est que je vais tout vous dire. Mon bon père est le meilleur, le plus excellent des hommes, et tout ce que je veux il le veut. Je suis bien sûre que si votre ami, notre bon docteur Hortebize venait de votre part lui présenter une certaine requête, il ne dirait pas: non. Je suis bien sûre que si je le priais d'une certaine manière, il me répondrait: oui...»
—Et cette lettre ne vous a pas touché? demanda le père Tantaine.
—Franchement, si. Écoutez donc, il y a un million de dot.
Sur cette vanterie, le vieux clerc d'huissier se dressa d'un bon si menaçant, que Paul recula, stupéfait de ce soudain mouvement de colère.
Mais, sur un coup d'œil de l'excellent Hortebize, le bonhomme se contint.
—Si encore il pensait ce qu'il dit, gronda-t-il; si son vice n'était pas pure fanfaronnade.
—C'est notre élève!... fit le docteur avec un sourire.
Le bon Tantaine, cependant, s'était approché de Paul. Il posa sa large main sur sa tête, et froissant presque brutalement ses beaux cheveux blonds, il lui dit:
—Tu ne sauras jamais, mon garçon, tout ce que tu dois à Mlle Flavie!
Cette scène rapide impressionna Paul d'autant plus vivement, qu'il n'en pouvait comprendre ni les motifs ni la portée.
Voilà deux hommes qui avaient mis en œuvre les deux plus puissantes ressources de leur funeste esprit pour pervertir en lui tout sens moral; il essayait de mettre leurs leçons en pratique, espérant s'attirer leurs éloges, et, au lieu de cela, ils le traitaient avec le dernier mépris. C'était inexplicable.
Mais, avant qu'il fût assez revenu de sa surprise pour interroger, le père Tantaine avait maîtrisé son émotion.
—Mon cher enfant, reprit-il, voici ma commission faite. Si je tenais à vous voir, c'est uniquement parce que je craignais quelque défaillance de votre énergie.
—Cependant, monsieur...
—Oh!... réparation d'honneur. Vous êtes fort, bien plus fort que je ne le pouvais supposer.
—Il a fait des progrès, l'enfant! approuva le docteur.
—Tant de progrès, que le moment est venu de le traiter en homme. Ce soir, mon cher Paul, M. Mascarot aura par Caroline Schimel le mot de l'énigme qu'il poursuit. Demain à deux heures, trouvez-vous à l'agence, vous saurez tout.
Paul voulait répliquer, s'informer, le bon Tantaine ne lui en laissa pas le temps.
Il lui coupa la parole d'un adieu des plus secs, et sortit en entraînant le docteur, de l'air d'un homme qui fuit une explication irritante ou périlleuse.
—Partons, lui disait-il à l'oreille, une minute encore et je battrais ce misérable petit farceur. Ah!... Flavie, Flavie!... Ta folie d'aujourd'hui te coûtera plus tard des larmes de sang!...
Les deux associés étaient déjà au bas de l'escalier, que le protégé de B. Mascarot demeurait encore debout, au milieu de son petit salon de travail, un bras en avant, la bouche entr'ouverte, frappé d'immobilité, offrant le plus parfait modèle d'une statue de la confusion.
Toute la fierté qui le gonflait l'instant d'avant s'était évaporée comme le gaz d'un ballon crevé d'un coup d'épingle.
—Dieu sait, pensait-il, ce que doivent dire de moi ce misérable médecin et cet odieux clerc d'huissier. Sans doute ils rient de ma naïveté, ils se moquent de mes prétentions!...
Cette pensée l'exaspérait jusqu'à le faire grincer des dents; colère bien injuste, en vérité! Ni le docteur, ni le bon Tantaine n'avaient prononcé le nom de Paul, une fois hors de chez lui.
Tout en remontant la rue Montmartre, Tantaine et le docteur ne s'occupaient que de trouver un moyen de paralyser les démarches d'André.
—Mes informations sont beaucoup trop vagues, disait le bonhomme; j'ai trop peu étudié le terrain pour prendre un parti. Ma tactique pour le moment est de ne pas donner signe de vie, et j'ai donné, dans ce sens, mes instructions à Croisenois. Mais j'ai attaché un de nos agents à chacun de nos adversaires. André, M. de Breulh, la vicomtesse, ne sauraient faire un mouvement sans que je sois prévenu. J'ai une oreille à leur porte, un œil au trou de leur serrure, lorsqu'ils se croient le plus en sûreté. Bientôt je verrai clair dans leur jeu, et alors... Va, reprends ton heureuse insouciance et fie-toi à moi.
Ils étaient arrivés au boulevard; le vieux clerc d'huissier s'arrêta brusquement et tira sa grosse montre d'argent.
—Déjà quatre heures! s'écria-t-il. Comme le temps file! Je te quitte, je n'ai plus une minute à perdre. Ce n'est pas quand on a du lait sur le feu qu'on peut s'endormir. J'ai dix courses indispensables à faire. Ne dois-je pas surveiller mes observateurs et m'assurer qu'ils sont à leur poste.
—Du moins, on te verra ce soir?
—C'est peu probable. Tel que tu me vois, je me propose d'aller dîner dans quelque restaurant des boulevards extérieurs.
Le docteur ouvrit de grands yeux.
—Oh!... pas pour mon plaisir, je te l'affirme, ajouta le bonhomme. J'ai ce soir rendez-vous au Grand-Turc, avec ce garnement de Toto-Chupin. Je dois y trouver cette Caroline, qui possède, j'en mettrais ma main au feu, le secret des Champdoce. Elle est discrète, rusée, sous le coup très probablement de menaces effroyables, mais elle adore les petits verres, et ce sera bien le diable si je ne découvre pas la liqueur qui lui délie la langue. Sur ce, je suis pressé, à demain!...
XXVI
Oui, il était pressé, le père Tantaine, et la preuve, c'est que lui, l'infatigable marcheur, il prit une voiture à l'heure et promit cent sous de pourboire pour être mené bon train.
C'est au coin de la rue Blanche et de la rue de Douai qu'il se fit conduire tout d'abord. Il ordonna au cocher de l'attendre et gagna d'un pas leste l'heureuse maison où le jeune M. de Gandelu avait installé sa divinité.
Il passa sans rien demander devant le concierge, en homme qui connaît les êtres, il sonna sans se tromper à l'appartement si somptueusement meublé où Rose s'était métamorphosée en vicomtesse Zora de Chantemille.
On fut assez longtemps à venir à son appel.
Enfin, au bout de deux minutes, la porte fut ouverte par une grosse fille au teint enluminé, le bonnet de travers. C'était la cuisinière de Zora-Rose, cette Marie qui avait si religieusement rapporté à B. Mascarot les onze francs qu'elle lui devait.
A la vue du vieux clerc, elle laissa échapper une exclamation de plaisir.
—Eh! s'écria-t-elle, c'est le père Tantaine qui arrive comme marée en Carême.
—Chut! fit le bonhomme d'un air inquiet.
—Tiens, pourquoi se gêner?
—Si votre maîtresse entendait, elle pourrait venir.
La cuisinière éclata de rire.
—Pas de danger!... répondit-elle; madame est dans un certain endroit d'où on ne revient pas comme cela. Vous savez, les bijoux précieux risquent de s'égarer, et on les serre.
Cette périphrase, qui signifiait que la pauvre Rose avait été arrêtée, sembla surprendre beaucoup le vieux clerc.
—Pas possible! s'écria-t-il.
—C'est comme cela. Mais entrez donc, on vous contera la chose pendant que vous trinquerez avec notre société.
Dans la salle à manger, où pénétra le père Tantaine, six convives, assis devant une table chargée de bouteilles, achevaient un déjeuner commencé vers midi.
L'honorable société était composé de quatre femmes, que le bonhomme reconnut pour des pratiques de l'agence, et de deux messieurs. Sur la seule physionomie de ces messieurs, on ne leur eût pas confié sa bourse.
—Comme vous le voyez, papa, commença le cordon bleu, après que son nouvel invité eut trinqué et bu, on se passe du bon temps. C'est tout de même une drôle d'affaire. Imaginez-vous qu'hier, comme je venais de mettre mon dîner en train, deux messieurs se présentent pour parler à madame. On les fait entrer et tout de suite ils lui déclarent qu'ils viennent la chercher pour la conduire en prison. Là-dessus, la voilà à pousser des cris si perçants, qu'on devait l'entendre de la rue Fontaine. Elle ne voulait pas marcher; elle s'accrochait aux meubles. Alors, eux, très proprement, vous l'ont prise par la tête et par les pieds et l'ont portée à un fiacre qui attendait en bas. Emballée. Cela fait ma quatrième patronne qui a du désagrément... Mais vous ne buvez pas!
Elle saute à terre et part comme si elle avait le diable
à ses trousses.
Le doux Tantaine tenait le renseignement qu'il était venu quérir; il s'excusa poliment et se retira, laissant continuer le festin qui semblait ne devoir finir qu'avec la dernière bouteille de la cave.
—De ce côté-ci, murmurait-il en montant en voiture, tout va pour le mieux... Voyons ailleurs.
Ailleurs, ce fut d'abord aux Champs-Élysées...
Il descendit non loin de la bâtisse de M. Gandelu père, et s'approcha d'un petit homme brun qui, armé d'une latte, écartait les passants, qu'eussent pu atteindre les gravats tombant des échafaudages.
—Quoi de neuf, La Candèle, demanda-t-il.
—Rien, monsieur Tantaine; dites bien au patron que j'ouvre l'œil.
Successivement le bonhomme alla causer quelques instants avec un valet de pied de M. de Breulh et une fille de service de Mme de Bois-d'Ardon.
Puis, congédiant sa voiture, il gagna d'un pied leste l'établissement du père Canon, le marchand de vins de la rue Saint-Honoré, où il trouva Florestan.
Autant le beau domestique est humble avec B. Mascarot, autant il est fier avec le pauvre Tantaine.
Cette fois, pour mieux constater sa supériorité, il le força d'accepter à dîner. Mais il ne put rien lui apprendre, sinon que Mlle Sabine était d'une tristesse morne.
Il allait être huit heures, quand le vieux clerc put enfin se débarrasser de Florestan et sauter dans un fiacre pour se faire conduire au Grand-Turc.
C'est rue des Poissonniers, au 18e arrondissement, à cent pas du boulevard extérieur, que se balance au vent l'enseigne du Grand-Turc, cet établissement dont les séductions multiples irritaient si fort depuis huit jours les convoitise de Toto-Chupin.
Éloquente plus qu'un pitre de foire, la façade qui crie aux passants: «Entrez!» promet à l'intérieur un résumé de toutes les joies de ce monde: Bonne table d'hôte à six heures, café, bière, liqueurs, et par-dessus le marché, danse, pour précipiter la digestion.
Un couloir assez long donne aux élus l'accès de ce paradis terrestre.
Les deux portes qu'on trouve au fond conduisent, celle de droite au bal, celle de gauche à la table d'hôte.
Là viennent prendre leur repas du soir quantité d'employés, des artistes à leurs débuts et des rentiers des environs.
Le dimanche, il n'y a jamais assez de place, et encore on tient les enfants au-dessous de sept ans sur les genoux, comme dans les omnibus.
A coup sûr, le baron Brisse demanderait parfois à remanier le menu: mais comme les appétits les plus robustes y trouvent leur satisfaction, tout est pour le mieux.
La table d'hôte, d'ailleurs, est la moindre des attractions.
Les dernières bouchées du dessert sont à peine avalées, que sur un signe du patron, tout à coup il se fait un grand remue-ménage.
En un clin d'œil, la vaisselle et les nappes sont enlevées. Le restaurant devient café, la bière coule à flots. Le bruit des dominos remplace le cliquetis des fourchettes.
Ce n'est rien encore. A ce second signal, on ouvre à deux battants une large porte, et aussitôt on cesse de s'entendre. C'est l'orchestre du bal qui verse dans la salle d'hôte ses torrents d'harmonie.
Libre alors aux dîneurs de profiter des cornets à pistons, le prix d'un repas donne l'entrée gratuite au bal.
Pourtant, malgré cette faveur, les deux clientèles de l'établissement, celle de l'estomac et celle des jambes, ne se mêlent guère.
Cela tient-il à la spécialité du bal? On ne s'y amuse pas, comme ailleurs, à l'éternel quadrille, on n'y danse presque exclusivement que des «danses tournantes,» des polkas, des mazurques, des valses. Oh!... des valses surtout. Le Grand-Turc est le conservatoire de la valse, c'est connu.
Tout, on le voit vite, a été sacrifié à cette danse jalouse. Le milieu de la salle, qui affecte la forme d'une rotonde, est isolé par une banquette décrivant un cercle parfait.
Le décor du dôme qui représente des colombes planant dans l'azur, manque peut-être de fraîcheur, mais le parquet est merveilleusement soigné et entretenu, glissant à point et uni comme un miroir.
N'est-ce pas dire que la Germanie parisienne se précipite à ce bal avec une passion qui rappelle celle des enfants de l'Auvergne pour leur musette?
Au Grand-Turc, il doit parler allemand, le galant cavalier qui se risque à inviter une dame pour la prochaine, ou tout au moins connaître le gracieux idiome des environs de Strasbourg.
Mais aussi quels duos de totons, quels vertiges, quels tourbillonnements! C'est au Turc qu'il faut voir les cordons-bleus de l'Alsace, raides, sans un mouvement de tête, la bouche entr'ouverte, l'œil mourant, tourner pendant des quarts d'heure avec la grâce de ces petits danseurs de bois des orgues de Barbarie.
Pour la dixième fois déjà dans la soirée, le maître des cérémonies du bal venait de crier de sa voix la plus enrouée: «En place! en place!» quand le bon père Tantaine se présenta, après avoir jeté au guichet ses cinq sous d'entrée.
La fête était alors fort animée, et l'atmosphère commençait à se charger de lourdes émanations et de parfums étranges. Tout nouveau venu eût été suffoqué. Mais le vieux clerc d'huissier ressemble en ceci à Alcibiade, que partout où le conduisent les nécessités de sa profession, il est à l'aise autant que chez lui.
C'était la première fois qu'il venait au Turc, et cependant c'est de l'air d'un vieil habitué qu'il parcourut les endroits réservés aux buveurs, le rez-de-chaussée, d'abord, puis la galerie du premier étage.
Mais c'est en vain qu'il essuya les verres de ses lunettes, troublés et obscurcis par la buée du bal, il n'aperçut ni Caroline Schimel ni Toto-Chupin.
—Aurais-je fait une course inutile, grommela-t-il, où suis-je simplement arrivé trop tôt?
Attendre, était impossible. Il redescendit donc, alla s'installer dans la partie la plus éclairée, près du comptoir, et se fit servir une chope de bière.
Pour se distraire, il avait en face de lui le tableau symbole de l'établissement.
C'est une grande peinture où les couleurs terribles n'ont pas été ménagées.
Cela représente un homme affligé d'une gênante obésité, coiffé d'un mouchoir blanc, vêtu d'un maillot bleu, assis dans un fauteuil rouge, près d'une tenture verte, les pieds sur un tapis jaune. D'une main, il tient son ventre; et, de l'autre, il tend un verre pour qu'on lui verse à boire.
On voit très bien que c'est un Grand Turc, à sa pipe d'abord, qui est énorme, au lion qui est près de lui, et enfin à la sultane qui, de l'air le plus gracieux, emplit sa coupe d'une bière écumeuse.
Cette sultane elle-même, superbe personne blonde, bien portante et richement mise, est née, cela saute aux yeux, en Alsace, ce qui est une délicate flatterie de l'artiste à l'adresse des danseuses de l'établissement.
Le vieux clerc d'huissier admirait, lorsqu'il fut troublé par une voix paillarde qui discutait loin de lui.
Machinalement, il prêta l'oreille; il lui semblait reconnaître cette voix.
—Mais c'est Chupin, se dit-il, le misérable garnement! Où donc est-il, que je ne l'ai pas aperçu?
Il se retourna, et à deux tables plus loin, dans un recoin assez obscur, il finit par distinguer celui qu'il cherchait.
Qu'il fût passé près de Toto sans le reconnaître, il n'y avait rien de surprenant à cela: Toto ne se ressemblait plus.
Non, Toto n'avait plus rien du piteux drôle qui grelotait sous une lamentable blouse percée; il reluisait, il rayonnait, il resplendissait.
Son plan était fait le jour où il avait arraché cent francs au doux Tantaine, et ce plan, il l'avait mis à exécution.
Il s'était juré qu'il serait beau; il était superbe. Toutes les splendeurs d'un magasin de confections d'occasion y avaient passé. Après s'être outrageusement moqué du jeune M. Gaston de Gandelu, qu'il comparait à un singe, il avait évidemment cherché à le copier.
Il portait un petit veston court et clair, un gilet surprenant de couleur et de dessin et un pantalon à sous-pieds. Lui, qui jadis méprisait les chemises, il tournait péniblement le cou dans un faux-col terriblement raide qui lui descendait jusqu'au milieu de la poitrine. Comme il était tête nue, on voyait clairement qu'il avait confié sa tête à un coiffeur; ses cheveux, d'un jaune sale, frisaient.
Il était assis devant une table chargée de plusieurs mooss vides, et, en face, buvant avec lui, se tenaient deux messieurs qui avaient bien l'air d'être ce qu'ils étaient. Il avaient la cravate à la Colin, la coquette casquette de toile cirée, et leurs cheveux, ramenés sur le côté, formaient deux accroche-cœurs soigneusement collés et maintenus aux tempes.
A l'importance de Toto-Chupin, à sa mine fière, à son verbe haut, il n'était pas difficile de comprendre qu'il régalait et qu'il jouissait de la supériorité qu'a celui qui paye à boire sur celui qui accepte.
Le bon Tantaine se levait pour aller prendre le garnement par l'oreille, quand une réflexion soudaine l'arrêta.
Cauteleusement, avec une prudente lenteur, sans le moindre mouvement qui pût attirer l'attention de l'aimable trio, il se retourna, enjamba deux bancs et parvint à se rapprocher beaucoup en se dissimulant derrière un des pilliers qui soutiennent la galerie supérieure.
Grâce à cette manœuvre, qui lui prit bien cinq minutes, il se trouvait à la portée de tout entendre.
C'était Chupin qui avait la parole:
—Vous avez beau me «blaguer,» disait-il à ses deux amis, et m'appeler petit crevé, je resterai toujours comme je suis; d'abord c'est mon idée, et ensuite, pour travailler dans le grand, comme je veux, il faut avoir l'air cossu.
Les deux messieurs riaient aux larmes.
—Oh?... je sais bien, poursuivait Toto, que j'ai une bonne tête avec mes habits, mais cela vient de ce que je n'en ai pas l'habitude. La belle malice! On s'y fera bien vite. S'il le faut, je me payerai des leçons d'un maître de danse pour ressembler à quelqu'un de très chic.
—Voilà une pose!... fit un des messieurs. Dis donc Chupin, quand tu iras au bois en voiture, tu m'emmèneras?
—Tiens! pourquoi pas! Qu'est-ce qu'il faut pour avoir une voiture? de l'argent. Quels sont ceux qui gagnent de l'argent? Ceux qui ont un «truc». Eh bien! moi j'en ai un qui a crânement réussi à ceux qui me l'ont appris. Pourquoi ne me réussirait-il pas?
C'est avec une réelle terreur que le père Tantaine venait de s'apercevoir que Toto était ivre. Que savait-il au juste, qu'allait-il dire?
Le bonhomme se tenait sur ses gardes, prêt à renfoncer d'un bon coup de poing dans la gorge du garnement la première parole compromettante.
Les deux invités de Toto, eux aussi, savaient bien qu'il avait trop bu.
Depuis qu'il semblait disposé à leur livrer le secret de ses intentions, ils étaient devenus fort attentifs et échangeaient des regards d'intelligence.
Pourquoi, en effet, ce précoce gredin n'aurait-il pas, ainsi qu'il le prétendait un «truc» ingénieux?
Ses habits neufs, sa suffisance, ses libéralités prouvaient en tout cas qu'il possédait de l'argent. Où l'avait-il pris? Le lui faire confesser pour puiser aux mêmes sources était indiqué. Il avait le vin si expansif que lui arracher les dernières confidences ne pouvait pas être bien difficile.
D'un coup d'œil, ces messieurs à accroche-cœurs s'entendirent mieux que larrons en foire et se distribuèrent les rôles.
Le plus jeune secoua la tête d'un air incrédule et ironique à la fois.
—Toi, un «truc» jamais de la vie.
L'autre, aussitôt, prit le parti du jeune garnement, ce qui était le sûr moyen de caresser sa vanité et de lui délier la langue.
—Pourquoi donc pas? dit-il.
—J'en ai un, affirma Toto.
—Dis-le donc, si tu ne veux pas que l'on croie que tu te vantes.
—C'est simple comme bonjour, fit-il enfin, seulement il s'agissait d'inventer la chose. Je vais vous en donner une preuve. Supposons que j'aie vu Polyte, que voilà, «lever» deux paires de bottes à un étalage.
Le susdit Polyte protesta avec une telle énergie, que le bon Tantaine, qui ne perdait pas un mot de la conversation, ne douta pas qu'il n'eût sur la conscience quelque méfait de ce genre.
—Ce n'est pas la peine de «t'enlever,» continua Toto, puisqu'on te dit que c'est une supposition. Mettons que ce soit arrivé et que je le sache. Savez-vous ce que je fais? Je vais tout droit trouver mon Polyte, et je lui dis dans le tuyau de l'oreille: «Part à deux, ou je vends la mèche.»
—Possible, mais alors, moi, pour ta part, je te casserais la figure.
Oubliant le rôle d'homme distingué, Toto eût le geste narquois des gamins de Paris.
—Tu ne casserais rien, dit-il, parce que tu n'es pas une bête. Tu te dirais: «Si je fais mal à ce garçon, il criera comme un aveugle, cela donnera l'éveil et on m'arrêtera.» Et au lieu de cela tu tâcherais de t'en tirer au meilleur marché possible; tu marchanderais et nous finirions par nous arranger très bien.
—Et c'est là ce que tu nommes un «truc?»
—Mais oui. Est-ce qu'il n'est pas bon? On laisse les imbéciles courir seuls tous les risques, et ensuite on les force à partager les bénéfices.
—Connu, le système! C'est tout simplement du chantage.
—Précisément, je m'en flatte.
Et, sur cette fière déclaration, Toto empoigna un mooss vide et se mit à frapper sur la table de toutes ses forces, criant qu'il avait soif et qu'on apportât à boire pour lui et ses deux amis.
Les deux messieurs, pendant ce temps, se regardaient d'un air passablement penaud. La comparaison de Toto ne leur apprenait rien de neuf, rien de pratique surtout.
Le chantage est une spéculation d'une simplicité primitive, à la portée de toutes les intelligences; le difficile est de trouver quelqu'un à faire chanter, et quelqu'un ayant de la voix, c'est-à-dire de l'argent.
L'objection de Polyte trahit immédiatement cette préoccupation.
—Je ne dis pas qu'il n'y a pas de bons coups à faire dans cette partie, remarqua-t-il, mais il doit y avoir du chômage, dans cet état-là. On n'est pas réveillé tous les matins par un filou qui vous dit: «Viens-t-en voir un peu comment je décroche les bottes aux étalages!»
—Cette idée exclama Chupin en haussant les épaules, c'est dans ce métier-là comme dans les autres: il faut se remuer pour gagner de l'argent. Certainement, si on attend les clients à domicile, ils ne viennent guère; mais on les cherche, et on les trouve!
—Où?
—Ah! voilà!...
Il y eut un silence dont le doux Tantaine eut envie de profiter pour se montrer. Il était certain ainsi de couper court aux confidences. Mais d'un autre côté il jugeait utile de connaître les idées du garnement. Il se rapprocha donc encore, au point qu'il n'était plus séparé du trio que par un pilier.
Toto, lui, oubliant l'harmonie de sa frisure, se grattait la tête avec cette mine si plaisamment grave que prennent les ivrognes quand ils vont à la pêche de leurs idées.
—Bast!... prononça-t-il enfin, pourquoi pas?
Il se pencha vers ses invités, et mystérieusement, il ajouta:
—On est entre amis, on peut parler?
—N'aie pas peur.
—Eh bien! c'est aux Champs-Élysées que je trouve mon affaire, et deux fois par jour plutôt qu'une.
—Pourtant, je ne vois pas d'étalage à dégarnir par là.
Chupin haussa dédaigneusement les épaules.
—Pensez-vous donc, reprit-il, que je m'adresse aux voleurs? Mauvaise affaire? Parlez-moi des honnêtes gens, voilà des pratiques qui aiment à chanter! les honnêtes gens, c'est doux, c'est généreux.
Le père Tantaine frémit. Il se souvenait d'avoir entendu B. Mascarot prononcer une phrase dans ce genre. Il fallait que Toto eût écouté aux portes.
—Allons donc!... exclama Polyte, les honnêtes gens n'ont pas de raisons pour chanter.
Toto faillit briser sa chope, tant il la posa rudement sur la table.
—Me laisserez-vous parler? fit-il.
—Cause, Toto, répondirent les autres.
—M'y voilà. Donc, quand on a besoin de monnaie, on file aux Champs-Élysées, les mains dans ses poches, et on va s'asseoir sur un banc, le long d'une des avenues qui sont entre la grande allée et le quai. Sur son banc, on fait ce qu'on veut; on peut en «griller une ou deux,» mais en même temps on guigne les fiacres qui marchent doucement. Dès qu'il s'en arrête un, on court voir qui en descend. Si c'est une honnête femme, on a gagné sa journée.
—Et tu sais reconnaître une honnête femme, toi!
—Un peu! Est-ce que cela ne se voit pas! Une honnête femme qui descend d'une voiture où elle ne devrait pas être fait une drôle de figure, je vous le promets. Elle est à la portière, qui allonge la tête, qui guette de droite à gauche, qui baisse son voile si elle en a un. Dès qu'elle croit que personne ne le regarde, elle saute à terre, et elle part comme si elle avait le diable à ses trousses...
—Et ensuite?
—Ensuite!... On prend le numéro de la voiture et on «file» la dame jusque chez elle.
Pour le coup, le bon Tantaine n'en pouvait douter, Toto intéressait prodigieusement ses auditeurs.
Pour lors, continua-t-il, on pose à la porte pour donner à la dame le temps de monter chez elle. Dès qu'on la suppose arrivée, on se précipite chez le concierge en disant: «Excusez! je désirerais savoir le nom de la dame qui vient de rentrer?»
—Et tu crois que les portiers disent les noms comme cela?
—Pas du tout. Aussi a-t-on toujours sur soi une ficelle, qui consiste en un joli petit portefeuille de treize ou vingt-cinq. Quand le pipelet vous a répondu d'un ton rogue: «Connais pas!» On sort le calepin de sa poche, et on dit d'un air de n'y pas toucher: «C'est vexant, car elle vient de laisser tomber ceci devant la maison, sur le trottoir, je voulais le lui rendre.»
Elle était en proie à une violente crise de nerfs.
Ravi de l'effet qu'il produisait, Toto vida, comme le plus vieil Allemand du Grand Turc, un énorme verre de bière, et poursuivit:
—Là-dessus, le portier devient aimable et poli, il dit le nom, il indique l'appartement, et l'on monte. Pour cette première fois, il s'agit de s'informer si la femme est mariée ou non, ce qui n'est pas malin. Si elle ne l'est pas, on a perdu son temps. Si elle l'est tout va bien!...
—Que dit-on dans ce cas?
—Rien. Seulement on va aux renseignements; puis, le lendemain, de bonne heure, on vient se mettre en faction devant la maison pour guetter la première sortie du mari. Dès qu'il s'est éloigné, on ne fait ni une ni deux, on va sonner chez lui, et on demande à parler à son épouse: c'est là qu'il faut de l'aplomb! «Madame, lui dit-on, j'ai pris hier, dans la journée, le fiacre numéro tant,—on indique le numéro de son fiacre à elle,—et j'ai eu le malheur d'y oublier mon porte-monnaie, qui contenait cinq cents francs. Comme je vous ai vue monter dans cette voiture immédiatement après moi, je viens vous demander, si, par hasard, vous ne l'auriez pas trouvé.»
Vous pensez bien que voilà une femme pas contente. Elle nie, elle se défend, elle se fâche, elle menace. Mais on ajoute poliment:
«Puisque c'est ainsi, madame, je m'adresserai à votre mari.»
Aussitôt, la peur la prend, et... elle chante.
—Et le tour est fait?
—Pour ce jour-là, oui, mais non pour toujours. Plus tard, dès que les fonds baissent; on retourne visiter la dame, et on joue le même jeu: «C'est moi, madame, qui suis ce pauvre jeune homme dont l'argent s'est trouvé perdu dans le fiacre nº..., etc..., etc.»
Et quand on a une douzaine de pratiques pareilles, on vit de ses rentes. Comprenez-vous, maintenant, pourquoi je tiens à être si bien mis? Autrefois, quand j'avais ma blouse, on m'aurait offert cent sous; tandis que maintenant, je peux demander carrément mon billet de mille.
La verve railleuse des invités de Toto-Chupin peu à peu s'était éteinte. Ils réfléchissaient.
Il parut au père Tantaine que chacun d'eux, à part soi, tirait les dernières conséquences de ce qu'il venait d'entendre.
Pourtant leur physionomie n'exprimait qu'un ironique dédain.
—Pas neuf le «truc!» déclara Polyte au bout d'un moment.
—Non, pas neuf du tout! approuva l'autre.
C'est vrai. Cette abominable spéculation est vieille comme le mariage, comme la trahison, comme la jalousie.
Et il semble qu'elle doive durer et se perpétuer, tant qu'il y aura des maris jaloux de leur honneur et des femmes oublieuses de leurs devoirs.
Hélas! qui saurait compter, à Paris seulement, combien il est de malheureuses qu'un instant d'égarement, amèrement regretté quelquefois, livre sans défense à tous les caprices de la plus lâche et de la plus affreuse des tyrannies.
Un jour, lorsque heureuses et palpitantes, elles couraient à un rendez-vous d'amour, elles ont été épiées et suivies par un misérable. Et quelques jours après, en même temps que le remords, souvent, ce misérable est venu, bien autrement impitoyable, la prière aux lèvres et la menace dans les yeux, demander le prix de son silence, le prix d'une sorte de monstrueuse complicité.
Et depuis, pour ces esclaves infortunées du «chantage», l'existence n'a été qu'une longue angoisse. Plus de calme, plus de paix, de contentement, de repos d'esprit. A chaque coup de timbre de leur porte d'entrée, elles tressaillent et pâlissent. Qui vient? Serait-ce encore lui, l'être exécrable et vil, qui veut présenter quelque requête formidable, dans le goût de celle imaginée par Toto:
«Madame ne refusera pas un petit secours à un pauvre jeune homme qui a eu le malheur de perdre son porte-monnaie dans une voiture où madame est montée après lui! madame se souvient sans doute...»
Parfois la Gazette des Tribunaux révèle au public quelque turpitude de ce genre, mais qui donc y prend garde?
Pour bien des gens encore LE CHANTAGE, ce détestable crime qu'on retrouve partout, du premier au dernier degré de l'échelle sociale, n'est qu'un mot, un vain mot. On rit, on ne se croit pas menacé.
Qui n'a connu, cependant, l'histoire de la pauvre Mme de V...?
Un matin, elle se résout à une démarche horriblement compromettante et périlleuse; innocente, pourtant.
Elle se détermine à aller visiter, chez lui, dans la chambre qu'il occupe dans une maison meublée près de l'École-Militaire, un jeune chef d'escadron de hussards, qui tout l'hiver a été son courtisan assidu, qui lui a écrit trois ou quatre lettres qui l'ont touchée.
Si elle ose ainsi aller chez lui, c'est qu'il est dangereusement malade, qu'il voudrait la voir une dernière fois avant de mourir.
Elle prend une toilette de circonstance: robe sombre, chapeau à voile très épais. Elle sort, elle monte dans la voiture d'un de ces cochers marrons, qui sortent on ne sait d'où, et se fait conduire avenue de Lowendal.
Elle avait bien les allures effarouchées, l'air effrayé, les mouvements inquiets que Toto-Chupin décrivait à ses amis. Comme autant de preuves infaillibles d'honnêteté.
Même, ces signes étaient si visibles, que le cocher les remarqua. Il se promit qu'il saurait qui était cette femme, se jurant bien qu'il tirerait parti de sa faute, si faute il y avait.
Les moyens d'investigation ne lui manquaient pas.
Après être restée une demi-heure environ près du malade, qui ne la reconnut même pas, Mme de V... descendit toute en larmes, remonta en voiture, et se fit reconduire non devant sa maison, mais à une certaine distance.
Précautions vaines. Le misérable donna sa voiture à garder à un commissionnaire, et s'attacha aux pas de la pauvre femme.
Le soir même, il savait son nom, qu'elle était mariée et avait deux petites filles, que son mari était fort soupçonneux sans avoir raison de l'être, et enfin qu'ils passaient pour être riches. Il sut enfin où elle était allée.
Le lendemain, il se présentait, en l'absence du maître de la maison, et réclamait à Mme de V... 500 francs de pourboire.
Elle eut l'imprudence, la faiblesse de les donner.
Quelle misère! Elle se disait que d'un mot cet homme pouvait la perdre, briser sa vie, ruiner son honneur à elle, et aussi le bonheur et l'honneur de son mari et de ses enfants.
L'homme vit bien quelle terreur il produisit et projeta d'en abuser. Huit jours plus tard il reparut, implorant la petite charité de 1,000 francs, qui lui furent accordés. Cette somme dura peu. Il revint une troisième fois, puis une quatrième, une dixième, une vingtième, toutes les semaines, sans cesse, sans trêve.
Et si Mme de V... hésitait, se plaignait, marchandait, protestait qu'elle était sans ressources, qu'il la ruinait, il répétait avec son cynique sourire:
—Il faudra donc que je m'adresse à M. de V..., il sera plus généreux, lui; que ne donnerait-il pas pour savoir...
Et jamais le vil gredin ne se retira les mains vides.
Il ne conduisait plus de voitures, il s'amusait, vivait bien, buvait outre mesure. Il entretenait une maîtresse, et quand cette fille le tourmentait pour quelque fantaisie coûteuses, il courait chez Mme de V...
Comme à la longue il s'était accoutumé à l'ignominie, qu'il finissait par croire à l'impunité, il ne prenait plus de précautions. Il venait le matin, le soir, à toute heure, sans demander seulement si M. de V... était absent ou non. Plusieurs fois il se présenta complètement ivre, jurant, balbutiant des menaces incohérentes. Et les domestiques entre eux ne pouvaient expliquer qui était cet homme ni comment leur maîtresse ne lui parlait qu'à mains jointes.
Cela en vint au point que Mme de V... se trouva complètement dépouillée. Tout ce dont elle pouvait disposer avait passé aux mains du brigand. Elle en était à envoyer de l'argenterie de la maison au Mont-de-Piété, à n'oser plus s'acheter une robe, à économiser sur les dépenses du ménage, à faire danser—extrémité flétrissante!—l'anse du panier conjugal.
C'est dans ces circonstances que le cocher s'avisa d'exiger d'un seul coup une somme considérable, afin, disait-il, de s'épargner des démarches désagréables.
Mme de V... ne pouvant la lui remettre, il s'emporta, il jura, il fit dans le salon une scène révoltante, atroce.
Ne pouvant rien obtenir d'une femme qui n'avait plus rien, il sortit en déclarant qu'il accordait vingt-quatre heures de réflexion, et que c'était trop de bonté de sa part.
Il était à peine sorti, qu'il fallut porter Mme de V... à son lit. Elle était en proie à une violente crise de nerfs, la fièvre la prit, et ses jours furent en danger.
Ce fut un bonheur pour elle. Son délire révéla la vérité à son mari, et quand le misérable se présenta pour réclamer «son dû,» il trouva un officier de paix qui le pria de le suivre au dépôt.
Aujourd'hui ce cocher doit réfléchir dans quelque maison centrale, sur les dangers qu'il y a de trop «tirer sur la ficelle.»
C'est que la justice ne plaisante pas, lorsqu'il s'agit du «chantage,» une plaie hideuse où il faut porter le fer et le feu. Quant à la police, partout où elle le soupçonne, elle le poursuit, le cerne, le traque et venge les victimes. Cependant les auditeurs de Toto-Chupin, en dépit de leurs mines dédaigneuses, étaient excessivement surpris.
Eux qui avaient pratiqué tant de métiers honteux, ils ignoraient celui-là, dont la simplicité les séduisait. Raison de plus pour le déprécier en apparence, afin de tirer de Chupin des renseignements plus exacts.
—Ces choses-là, commença Polyte, ça se dit, mais ça ne se fait pas.
—Ça se fait, soutint Toto.
—As-tu essayé?
En tout autre moment, le vaniteux garnement eût répondu bravement: Oui! Mais en ce moment, les fumées de son ivresse s'épaississaient de plus en plus, et la vérité sortait des mooss de bière.
—Pas précisément, répondit-il, mais j'ai vu manœuvrer le «truc.» Beaucoup plus en grand, c'est vrai, raison de plus pour que je réussisse en petit.
—Tu as vu, tu as vu!...
—Comme je te vois remplir ta chope.
—Tu étais donc de l'affaire?
—J'en étais, et je mettais la main au pétrin. Ah! j'en ai suivi de ces voitures!... J'en ai filé, de ces beaux messieurs et de ces belles dames! Seulement, je ne travaillais pas à mon compte. J'étais comme qui dirait le chien qui attrape le gibier et ne le mange pas. Quel malheur!... Si encore on m'eût jeté un os, de temps en temps! Mais rien! du pain sec, des injures avec, des coups au dessert! Il n'en faut plus. Je vais m'établir.
—Et pour qui travaillais-tu comme cela?
Chupin se redressa avec une fierté extraordinaire. Loin de songer à dire du mal de B. Mascarot, il ne pensait qu'à exalter ses mérites, comme si de la gloire de ses maîtres il eût rejaillit quelque chose sur lui.
—Pour des gens, répondit-il, qui n'ont pas leurs pareils à Paris. Ah!... ils ne s'amusent pas à la bagatelle de la porte, ceux-là!... Aussi sont-ils riches à faire trembler. Tout ce qu'ils veulent, ils le peuvent, et si je vous contais...
Il s'arrêta court, la bouche béante, la pupille dilatée par la surprise et par la peur...
Il venait de voir se dresser devant lui le bon père Tantaine.
En apparence, l'épouvante de Chupin ne s'expliquait pas.
Jamais la physionomie du vieux clerc d'huissier n'était arrivée à une si parfaite expression de benignité niaise.
C'est d'une voix toute paternelle qu'il s'écria:
—Enfin, voici Toto, ce mauvais sujet que je cherche depuis plus d'une demi-heure. Sac à papier!... est-il assez beau! On dirait un fils de prince.
Mais le garnement demeura insensible à ce compliment, qui eût dû l'enchanter. Cette indulgence inaccoutumée le déconcertait.
Il est vrai que la seule vue du bonhomme avait suffi pour dissiper, comme par magie, les brouillards de bière et de vin qui obscurcissaient sa cervelle.
A mesure qu'il reprenait son sang-froid, il se rappelait vaguement tout ce qu'il venait de raconter. Il était navré de sa sottise et accablé du pressentiment d'un malheur indéterminé et pourtant certain.
C'est que la naïveté ne comptait pas au nombre des défauts de cet enfant de Paris. Sans cesse aiguisée aux meules de la nécessité, son intelligence était bien au-dessus de son âge.
Sa foi aux apparences doucereuses du père Tantaine était fort chancelante.
Il se sentait en face d'un problème, comprenant que de sa prompte résolution dépendait en quelque sorte son existence. Avait-il ou non été entendu? Tout était là, pour lui.
—Si ce vieux coquin m'a écouté, pensait-il, je suis perdu.
Et il l'examinait avec toute l'attention dont il était capable, comme s'il eût espéré déchiffrer cette vivante énigme.
Il était trop adroit cependant pour ne pas dissimuler ses inquiétudes. Le moindre silence d'angoisse devait le trahir.
C'est donc avec une gaîté trop bruyante pour n'être pas forcée, qu'il répondit:
—Je vous attendais, bourgeois, et c'est pour vous faire honneur que je me suis mis sur mon trente et un.
—A la bonne heure. C'est gentil, cela.
—Mais oui. Aussi j'espère bien que vous me permettrez de vous offrir quelque chose: un bock, un petit verre, un rien, histoire de trinquer...
Toto s'enhardissait jusqu'à proposer «une politesse» à son bourgeois, cela était prodigieux. Mais il eût osé bien d'autres énormités pour se grandir dans l'opinion des deux amis qu'il croyait avoir écrasés de sa supériorité.
Il s'attendait à voir son invitation rejetée bien loin; il se trompait. C'est fort honnêtement que le vieux clerc s'excusa, et comme d'une offre toute naturelle.
—Je sors de table, répondit-il.
—Raison de plus pour avoir soif, insista Chupin.
Il montra d'un geste fier les mooss vides restés sur la table, et ajouta:
—Voici ce que nous avons bu, mes amis et moi, depuis le dîner.
C'était une présentation. Le père Tantaine souleva légèrement son chapeau gras, et les messieurs à accroche-cœurs s'inclinèrent profondément.
Ces messieurs ne laissaient pas que d'être effarouchés par la présence de ce vieux.
En outre, estimant que le quart d'heure de Rabelais ne pouvait tarder à sonner, ils jugèrent prudent de s'esquiver, pour le cas où Toto se fût avisé de revenir sur sa générosité. Au Grand-Turc, comme ailleurs, c'est parfois l'invité qui est obligé de s'exécuter et de payer la carte.
L'instant leur était propice. Une valse venait de finir, et le maître des cérémonies hurlait son éternel «En place! en place!»
Les messieurs serrèrent la main de Toto, saluèrent le bonhomme et se perdirent dans la foule.
—Bons garçons! exclama Toto, qui ne rougit pas de ses amitiés.
Le vieux clerc modula du bout des lèvres un petit sifflement fort méprisant.
—Tu fréquentes des sociétés déplorables, Toto, fit-il, qui te gâteront...
—Oh!... c'est fait, bourgeois.
—Je le crains pour toi. Enfin, cela te regarde; tu sais ce que je t'ai répété maintes fois, tu finiras mal.
Cette prédiction à laquelle il est si bien accoutumé rendit à Toto presque toute sa tranquillité d'esprit.
—Si le vieux coquin se doutait de quelque chose, se dit-il, certainement il ne me menacerait pas.
Infortuné Chupin, c'est au moment même où son impudence rassurée reprenait le dessus, que le péril était le plus imminent.
Définitivement, pensait le père Tantaine, ce garnement a trop d'esprit, il ne vivra pas. Ah!... si je devais continuer les affaires, je me l'attacherais; il me rendrait de grands services. Mais, au moment de fermer boutique, laisser après soi un gredin si bien instruit serait une impardonnable imprudence de la part de gens qui sont payés pour savoir ce que peut coûter un secret envolé.
Cependant Toto avait appelé le garçon. Il jeta sur la table une pièce de dix francs en criant d'un air superbe: «Payez-vous!»
Mais le vieux clerc s'opposa à cette dépense, et c'est de sa poche que sortirent les dix francs qui étaient dus.
Cette générosité ne pouvait manquer de mettre le garnement en belle humeur.
—Autant d'économisé! fit-il. Allons maintenant trouver Caroline Schimel.
—Es-tu sûr qu'elle soit ici? Je n'ai pu la découvrir.
—C'est que vous n'avez pas su chercher. Elle fait son piquet dans la salle du café. Arrivez, bourgeois.
Le père Tantaine ne s'empressa pas de suivre le jeune drôle.
—Un instant, fit-il, convenons de nos faits. Tu as bien répété à cette fille tout ce que je t'avais dit?
—Mot pour mot, bourgeois.
—Répète, car il s'agit de ne pas se couper.
Chupin qui était déjà debout se rassit.
—Donc, commença-t-il, voilà cinq jours qu'il n'y a plus que Toto pour votre Caroline. J'ai trouvé le joint. Nous jouons au piquet des cinq heures d'horloge, et à tout coup je lui donne quatorze d'as. Pour lors, tout en battant le carton, je lui ai glissé la chose en douceur, je lui ai confié que j'ai un brave homme d'oncle, dans les prix de cinquante ans, encore bien propre, garanti bon teint, allant au feu et à l'eau, un peu bête si on veut, mais bien aimable, veuf, sans enfants, et grillant de se remarier avec une personne... très bien, qu'elle connaissait, vu que l'ayant aperçue il en était tombé amoureux...
—Pas mal, Toto, pas mal!... Et qu'a-t-elle répondu?
—Dame! elle a souri, cette fille, ça la flattait. Seulement, comme elle est plus défiante que notre chat, j'ai bien vu qu'elle craignait qu'on n'en voulût qu'à sa monnaie. Alors, moi, bien vite, sans avoir l'air d'y toucher, je me suis mis à chanter que mon oncle est un vrai oncle, un solide fait sur mesure, ayant le sac, propriétaire et gagnant au moins quatre mille francs par an.
—Et tu m'as nommé?
Transporté de fureur, il saisit Catenac...
—Oui, à la fin. Sachant qu'elle vous connaît, ce n'est pas pour vous flatter, je me disais: Ce sera dur. Au contraire, dès que j'ai eu prononcé votre nom, ses yeux ont flambé: «Ché lé gônnais, a-t-elle dit dans son langage, ché lé gônnais
peaugoub!» C'est chez le patron qu'elle vous a remarqué; vous lui allez... A quand la noce, bourgeois? J'en suis. Elle vous attend ce soir...
Le vieux clerc assura ses lunettes d'un geste décidé, se leva et dit:
—Marchons.
Le jeune garnement ne s'était pas trompé. L'ancienne fille de service du duc de Champdoce était attablée à son éternelle partie.
Mais dès qu'elle aperçut le soi-disant oncle de Toto, et bien qu'elle eût une quinte au roi et un quatorze de dix, elle jeta ses cartes pour faire à cet amoureux le plus gracieux et le plus encourageant accueil.
Il s'en montra digne. Toto-Chupin négociateur de mariages par occasion, n'avait jamais vu son «bourgeois» si empressé, si aimable, si causeur.
Il avait, ce bon Tantaine, des grâces de roquentin passionné qui parurent faire une vive impression sur le cœur de Caroline Schimel.
Jamais, non jamais, elle n'avait entendu chanter à son oreille des phrases si tendres d'une voix si harmonieuse. C'était à en perdre la tête.
Oui, on l'eût perdue à moins, car le vieux clerc faisait noblement les choses, il avait demandé un bol de punch au kirsch, et doux propos et verres de dur se succédaient et alternaient.
Tantaine n'avait plus que vingt ans; il but, il chanta, il dansa. Oui, sur un mot de Caroline, il la saisit par la taille et l'entraîna dans la salle de bal, et Toto, stupide d'étonnement, les vit se lancer dans le tourbillon de valseurs.
Mais aussi, quelle récompense! A dix heures, le mariage était arrêté, et Caroline, subjugée, sortait au bras de son futur époux. Elle venait de lui permettre de lui offrir au restaurant le souper des fiançailles.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Le lendemain, au petit jour, des balayeurs descendant des hauteur de Montmartre, trouvaient sur le boulevard, étendue à terre, inanimée, une femme.
Ils eurent la charité de la porter au poste. Elle n'était pas morte, comme on le crut d'abord, mais seulement étourdie.
Revenue à elle, cette malheureuse déclara qu'elle se nommait Caroline Schimel, qu'elle était rentrée dans un restaurant pour souper avec son fiancé, et que de ce moment elle ne se rappelait plus rien.
Sur sa demande, on la reconduisit à son domicile, rue Marcadet.
XXVII
«Il n'est, pour voir, que l'œil du maître,» a dit La Fontaine, et une fois de plus on pouvait vérifier l'exactitude du proverbe, au bureau de placement de la rue Montorgueil.
Depuis huit jours à peine, B. Mascarot avait cessé de prendre place, tous les matins, au confessionnal, et déjà l'agence et l'hôtel des domestiques sans place, son annexe, souffraient. La clientèle se plaignait; on trouvait Beaumarchef charmant, mais insuffisant.
L'ancien sous-off, qu'effrayait sa responsabilité, avait risqué de timides observations, mais il avait été rembarré si durement qu'il ne soufflait plus mot, et se contentait de gémir tout bas.
Mais qu'importait à B. Mascarot son agence! Se soucie-t-on du moyen, quand on touche le but?
Ainsi, le lendemain de l'expédition du bon Tantaine au Grand-Turc, pendant que Beaumar répondait à tous ses clients: «Monsieur est sorti,» monsieur était enfermé dans son cabinet.
Ce jour-là, sa physionomie portait les traces de fatigues écrasantes. A plusieurs reprises, il souleva ses lunettes pour essuyer ses yeux; ses paupières étaient rouges et enflammées. Sur sa cheminée était posée une tasse de tisane, et de temps en temps il y trempait ses lèvres comme pour éteindre un feu intérieur.
Lui, toujours froid et calme d'ordinaire, si maître des mouvements de sa passion, il était en proie à une agitation terrible.
Les grands capitaines, la veille d'une bataille décisive, peuvent paraître impassibles à leurs familiers, mais ils n'échappent pas pour cela à l'accès de fièvre qui précède l'action.
Or, pour B. Mascarot, l'heure de la lutte suprême sonnait. Il allait faire ce pas après lequel on ne peut plus reculer.
Il attendait Catenac, Hortebize et Paul pour leur révéler son plan tout entier. Le premier au rendez-vous fut le docteur Hortebize.
—J'ai reçu les instructions, Baptistin, dit-il dès le seuil, et je t'ai obéi. J'arrive en droiture de l'hôtel de Mussidan.
—Quelle figure y fait-on?
—Triste, mais résignée. Mlle Sabine n'a jamais été d'une gaîté folle; elle est plus grave et plus pâle qu'avant sa maladie, voilà tout.
—As-tu pu te trouver seul avec la comtesse?
—Parfaitement. Je lui ai dit que j'étais harcelé par les gens qui détiennent sa correspondance, qu'elle devait prendre garde. A quoi elle a répondu, avec un soupir à fendre l'âme, que Croisenois épouserait, puisqu'il le fallait; qu'elle était au désespoir, mais qu'elle était assurée du consentement de son mari et de la docilité de sa fille.
Autant le doux Tantaine était démonstratif, autant l'honorable placeur l'était peu. Bien qu'il dût être ravi de ces nouvelles, c'est presque froidement qu'il répondit:
—Ce que j'ai décidé sera. J'ai vu Croisenois ce matin, et s'il m'obéit, et il ne peut faire autrement, nous gagnerons en vitesse André et M. de Breulh. Le marquis sera le mari de Sabine qu'ils en seront encore à guetter la publication des bancs. La noce faite, je me moque d'eux. Quant à notre grande râfle finale, j'ai mûri l'idée de la Société dont Croisenois sera le directeur, et dans huit jours les prospectus seront lancés. Mais aujourd'hui, il ne s'agit que de l'affaire de Champdoce...
Il fut interrompu par l'entrée de Paul, qui arrivait fort timidement, appréhendant fort une fâcheuse réception, après le singulier adieu du père Tantaine...
Contre toute attente, l'accueil fut aussi amical que possible, soit que le vieux clerc d'huissier n'eût rien dit, soit que l'honorable placeur eût une autre manière de voir.
—Tous mes compliments, fit-il, de vos succès chez M. Martin-Rigal. Outre que vous plaisez à la fille, vous avez séduit le père...
—Je l'ai bien peu vu, cependant; hier soir encore il était absent...
—Nous le savons. Il dînait chez un de nos amis, qui a sondé ses intentions à votre endroit. Si demain Hortebize va lui demander, pour vous, la main de Mlle Flavie, il ne dira pas: non.
Paul chancela. Le million de dot de Mlle Rigal venait de passer devant ses yeux plus éblouissant que l'éclair...
—Attention!... interrompit Hortebize, j'entends dans le corridor le pas trottinant de Catenac.
Le digne docteur ne s'était pas trompé; c'était bien l'avocat qui arrivait en retard, selon sa coutume, voilant sa contrariété sous le plus amical sourire.
Rien qu'à sa vue, B. Mascarot parut hors de soi, et s'avança d'un air si menaçant que prudemment Catenac fit un saut en arrière.
—Qu'est-ce que cela signifie? balbutia-t-il.
—Ne le devines-tu pas? répondit le placeur d'une voix terrible. J'ai mesuré la profondeur de ton infamie. Je t'avais ramené à nous l'autre jour, mais à peine seul, tu n'as plus songé qu'à nous vendre. Je croyais à ton concours sincère, et tu me tendais le piège où je devais tomber à l'heure du triomphe.
—Je te jure, Baptistin...
—Oh! pas de serment. Un mot de Perpignan m'a éclairé. Ignores-tu que le duc de Champdoce peut reconnaître sûrement l'enfant qu'il cherche, à des cicatrices ineffaçables?
—J'avais oublié...
Il s'arrêta court, déconcerté, malgré son aplomb, par le regard du placeur.
—Tiens, poursuivit Mascarot, veux-tu que je te dise, tu n'es qu'un lâche et un traître! Les forçats, entre eux, ne se manquent pas de parole. Je te savais vil, mais pas à ce point...
—Pourquoi m'employer malgré moi, alors?
Cette velléité de révolte transporta B. Mascarot d'une telle fureur, que saisissant Catenac au collet, il le secoua comme s'il eût voulut l'étrangler.
—Je me sers de toi, bête venimeuse, continua-t-il, parce que je t'ai mis hors d'état de nuire. Et tu me serviras quand il te sera prouvé que ta réputation volée, ton argent, ta liberté, et peut-être ta vie, dépendent de notre succès. Ah! je sais où est le cadavre, heureusement! Les preuves irrécusables de ton crime, entends-moi bien, sont entre les mains d'une personne sûre. Que j'échoue, pour quelque cause que se puisse être, et ces preuves seront adressées au procureur impérial.
Il y eut un silence qui parut formidable à Paul.
—Et prie Dieu, ajouta le placeur d'un ton glacé, de nous préserver de tout accident, Hortebize, Paul et moi. Si l'un de nous venait à mourir un peu rapidement, la condamnation serait jetée à la poste le jour même. C'est dit, un bon averti en vaut deux... Je compte sur ton intelligence.
Catenac demeurait la tête basse, immobile, foudroyé.
Sa physionomie, contractée par la rage, n'annonçait certes rien de bon, mais qui s'en inquiétait? On le lui avait dit, et il ne le sentait que trop, il était lié, enchaîné, hors d'état d'essayer même un mouvement.
Plus de tergiversations possibles; nul espoir de vengeance.
Sa position, qu'il devait au chantage, le chantage la menaçait.
B. Mascarot, lui, avala un verre de tisane, et tranquillement, comme s'il ne se fût rien passé que d'ordinaire, il revint s'asseoir dans son fauteuil, au coin du feu, rajustant ses lunettes dérangées par la véhémence de ses mouvements.
—Je dois te dire aussi, maître Catenac, qu'à ce détail près, que tu me cachais, je connais un peu mieux que toi l'affaire de Champdoce. Qu'en sais-tu, toi? Juste ce qu'il a plu au duc de vous confier, à toi et à Perpignan. T'imaginerais-tu qu'il vous a dit la vérité? Par bonheur, je suis un peu mieux informé. Cela ne te surprendra pas, quand je t'avouerai qu'il y a des années que je suis cette affaire...
—Oui, il y a longtemps, affirma le digne docteur.
—Du reste, il faut que vous sachiez comment j'ai été mis sur la trace de cette opération. Il vous souvient peut-être de cet écrivain public qui avait son échoppe près du Palais de Justice, et qui s'avisait de faire chanter le monde. Une spéculation maladroite le conduisit en police correctionnelle et il attrapa deux ans de prison.
—En effet je me rappelle...
—C'était un gaillard intelligent. Il achetait au poids des papiers manuscrits de toutes sortes, et ces montagnes de paperasses, il les triait, les dépouillait, les épluchait et les lisait.
Dire quelles trouvailles on peut faire dans des correspondances abandonnées au chiffonnier est impossible.
Songez qu'il n'est pas un homme qui, une fois dans sa vie au moins, n'ait regretté d'avoir su écrire à un moment donné. Avez-vous une cause célèbre sans quelque lettre accablante déterrée par la police?
Ces faits m'ont si souvent frappé, que je me demande comment les gens prudents n'écrivent pas avec ces encres particulières qui, au bout de trois quatre, huit jours, s'effacent et s'évaporent sans laisser trace sur le papier.
Bref, je fis comme l'écrivain public. J'achetai des vieux papiers, et entre autres choses curieuses, je découvris ceci...
Il prit sur son bureau un fragment de papier chiffonné, sali, maculé, et le tendit à Hortebize et à Paul en leur disant:
—Regardez.
En haut de ce fragment, une main tremblante avait écrit:
tnafneertoniomzedneréitipzeyaetneconnisiusejecarg.
Et au-dessous de ces deux lignes de lettres se trouvait ce seul mot, d'une grosse écriture:
Jamais!
—Il était évident que j'avais sous les yeux un cryptogramme, c'est-à-dire une lettre composée selon des conventions particulières, conventions destinées à mettre à l'abri d'une indiscrétion certaines communications compromettantes.
Ceci démontré par la nature même des choses, je me dis qu'on emploie guère des précautions si gênantes pour les relations ordinaires de la vie. Je conclus donc que ce chiffon recélait quelque aveu dangereux...
C'était avec un parti bien pris de dénigrement que Catenac écoutait.
Il était de ces entêtés et inintelligents lutteurs qui jamais ne consentent à reconnaître que leurs épaules ont touché le sable de l'arène, et qui vaincus et à terre, s'obstinent encore à nier leur défaite.
—La conclusion était indiquée, fit-il d'un ton railleur.
—Elle était élémentaire, c'est vrai, mais encore fallait-il la trouver. Ces choses sont celles dont on ne s'avise jamais, tant ce qui est naturel répugne à la vanité humaine. Témoin l'œuf cassé de Colomb. Pour moi, je me croyais d'autant plus intéressé à pénétrer le sens de l'énigme qui m'était offerte, que je suis le chef d'une association dont les membres doivent à l'habile exploitation des secrets d'autrui, non seulement l'argent qu'ils prêtent à la petite semaine, mais encore la fausse considération dont ils se drapent.
Hortebize lança à Catenac un regard moqueur.
—Empoche, murmura-t-il, on te tient quitte du reçu.
D'un geste, l'honorable placeur remercia son ami.
—C'était un matin, poursuivit-il, je fermai ma porte, et je me jurai que je ne sortirais de mon cabinet qu'après avoir traduit cet hiéroglyphe.
L'un après l'autre, Paul, le docteur Hortebize et même Catenac, examinèrent avec la plus scrupuleuse attention la lettre que leur tendait B. Mascarot.
Ces caractères assemblés comme au hasard ne présentaient aucun sens à leur esprit.
—Ma foi! fit le docteur impatienté, je donne ma langue aux chiens. De ma vie je n'ai su deviner un logogriphe.
L'honorable placeur souriait. Il ne péchait pas précisément par le manque d'amour-propre, et il avait ses raisons pour prolonger, tout en en jouissant, l'étonnement de ses auditeurs.
—Vous ne devinez pas? demanda-t-il en retirant des mains de Paul le fragment de lettre.
—Oh! pas du tout, répondit l'avocat d'un ton rogue.
—Eh bien! je le confesse, reprit B. Mascarot, à première vue, je n'ai pas plus compris que vous en ce moment. Pourtant je ne jetai pas au panier ce chiffon qui m'arrivait après avoir traîné partout, ainsi que le prouvaient les taches et les maculatures dont il était couvert. A la couleur jaunâtre du papier, à la pâleur de l'encre, il était aisé de voir que ce document était ancien déjà. Puis, au fond de moi-même, une voix secrète parlait, qui m'assurait que je tenais là, entre mes doigts l'instrument de notre fortune à tous.
—Tous les prédestinés ont comme cela leur voix, murmura l'avocat.
B. Mascarot ne jugea pas à propos de relever cette raillerie.
—Dans les replis de l'esprit de tout homme, poursuivit-il, se cachent un besoin irraisonné de savoir, un inexplicable instinct de curiosité. C'est à cela que doivent leur succès les rébus et les charades, futiles aliments jetés à la curiosité désœuvrée.
Et notez que je n'avais pas, pour m'exciter, l'enthousiasme d'une puérile confiance. Je pouvais arriver à une niaiserie aussi bien qu'à une découverte immense. Les chances étaient égales, et je ne m'abusais pas.
Tout d'abord, en étudiant attentivement cet énigmatique fragment, j'y reconnus deux écritures parfaitement distinctes. Si c'est une femme qui a composé le rébus, c'est certainement un homme qui, au-dessous, a ajouté ce mot: Jamais.
Ce «jamais», cela tombe sous le sens, est une conséquence forcée des incompréhensibles lignes qui précèdent.
Donc, le tout est comme un dialogue entre ces deux personnes. La femme demande une grâce, l'homme la refuse.
Maintenant, pourquoi cet emploi de deux langues, pour ainsi dire? Pourquoi cette phrase mystérieuse, pourquoi ce mot écrit selon les règles de l'alphabet usuel?
De courtes réflexions me donnèrent les raisons de cette apparente anomalie.
La demande de la femme, dangereuse de sa nature, pouvait révéler des faits qu'on avait un intérêt puissant à dissimuler, tandis que cette laconique réponse «Jamais» ne compromettait rien.
Mais comment se fait-il, me demanderez-vous, que prière et refus se trouvent sur la même feuille de papier, sur la même page. Cette question que je me posai, aussi, moi, fut vite résolue.
La lettre dont nous tenons les fragments, n'était pas destinée à la poste et n'y a jamais été mise. Elle a été échangée entre deux maisons voisines, entre deux étages de la même maison, et, qui sait? peut-être entre deux pièces du même appartement.
Sous l'empire d'émotions terribles, de circonstances urgentes, une femme a écrit ces deux lignes et les a fait porter par un domestique à l'homme dont elle implorait la pitié. Lui, transporté de colère en ce moment, a saisi une plume, a écrit ce refus impitoyable et a rendu le papier au domestique en lui disant: «Retournez ceci à votre maîtresse!» Ces préliminaires posés, restait à déchiffrer le cryptogramme. Fort neuf à cette besogne, j'éprouvai, je ne vous le cacherai pas, d'horribles difficultés. C'est que par suite de cette rage si commune de supposer à autrui une finesse supérieure, je cherchais midi à quatorze heures.
Sur l'impériale le cocher bourre sa pipe.
C'est le hasard qui me livra la clé que je cherchais vainement.
Ayant machinalement élevé au jour ce fragment, le verso tourné de mon côté, je lus couramment ce qui était écrit sur le recto.
J'étais en face d'un échantillon de cryptographie véritablement enfantine. Lettres et mots, au lieu d'aller de gauche à droite, allaient de droite à gauche, et pour obtenir le sens, il ne s'agissait que de les replacer dans leur ordre.
Vite je pris un crayon, et sur mon sous-main, je reproduisis toutes les lettres en commençant par la fin, g, r, a, c, e, j, e, s, etc... Je divisai les mots confondus avec intention, et j'obtins cette phrase significative:
«Grâce, je suis innocente, ayez pitié, rendez-moi notre enfant!...»
Le digne M. Hortebize s'était déjà emparé du chiffon resté sur le bureau, et il répétait la manœuvre indiquée.
—C'est pourtant vrai, s'écria-t-il, c'est l'enfance de l'art.
L'honorable placeur poursuivait:
—J'avais donc lu, mais c'était la moindre des choses. Ce fragment de lettre avait été trouvé parmi cinq ou six cents livres de paperasses achetées lors de la vente d'un château des environs de Vendôme; comment remonter jusqu'à ses auteurs?
Je désespérais d'y parvenir, lorsque, dans l'angle de ce chiffon, tenez, là, j'aperçus ces traces d'une devise. Illisible pour moi, elle ne le fut pas pour un de mes amis, ancien élève de l'École des chartes. Cette devise est celle de la fière et noble maison de Champdoce...
Il se leva, comme pour laisser tomber ses paroles de plus haut, s'adossa à la cheminée et continua:
—Tel fut, messieurs, mon point de départ. L'idée était faible. Chétive était la lueur qui devait me guider. Un autre eût été découragé; moi, non. Je suis patient et je sais me réveiller chaque matin avec l'idée de la veille.
Six mois plus tard, je savais que cette phrase suppliante avait été adressée par la duchesse de Champdoce à son mari, comment et en quelles circonstances.
Puis, le temps aidant, j'ai pénétré le mystère que cette lettre m'avait fait soupçonner.
Si je n'ai pas agi plus tôt, c'est qu'un point, un seul, restait encore obscur pour moi. Depuis hier il ne l'est plus...
—Ah!... fit le docteur, Caroline Schimel a parlé.
—Oui, l'ivresse lui a arraché le secret qu'elle gardait depuis vingt-trois ans.
Sur ces mots, l'honorable placeur ouvrit un des tiroirs de son bureau et en tira un volumineux manuscrit qu'il brandit d'un air de triomphe.
—Voici mon chef-d'œuvre, s'écria-t-il, l'explication de mes manœuvres depuis quinze jours. Après ce récit vous comprendrez comment, sous le même filet, je tiens le duc et la duchesse de Champdoce et Diane de Sauvebourg, comtesse de Mussidan. Écoute, docteur, toi qui a eu en moi une aveugle confiance; écoute aussi, Catenac, toi qui a voulu me trahir; vous me direz ensuite si je m'abuse lorsque j'affirme que je suis sûr du succès.
Il tendit le cahier à Paul et ajouta:
—Et vous, mon cher enfant, lisez. C'est pour vous surtout que j'ai écrit ceci. Lisez avec toute l'attention dont vous êtes capable, c'est l'histoire d'une grande maison. Et pénétrez-vous bien de ceci qu'il n'est pas un détail, si futile qu'il puisse vous paraître, qui n'ai pour votre avenir une énorme importance...
Paul avait ouvert le cahier, et c'est d'une voix tremblante d'abord, mais qui alla en s'affermissant, qu'il lut la douloureuse histoire rédigée par Mascarot:
LE SECRET DE LA MAISON DE CHAMPDOCE
FIN DE LA PREMIERE PARTIE
DEUXIÈME PARTIE
LE SECRET DES CHAMPDOCE
————
I
Quand de Poitiers on veut se rendre à Loudun, le plus court est encore d'aller retenir une place à la diligence qui fait le service entre le chef-lieu du département de la Vienne et Saumur, la plus coquette des cités qui se mirent aux flots bleus de la Loire.
Le bureau de cette diligence est à deux pas de l'hôtel de France, entre le restaurant du Coq-Hardi et le café Castille.
Un employé fort poli y reçoit les voyageurs. On lui donne cinq francs d'arrhes, et en échange il garantit une bonne place de coupé pour le lendemain matin.
—Surtout, recommande-t-il, arrivez à six heures, six heures très précises.
Le lendemain donc, on se fait tirer du lit dès l'aurore, on s'habille en deux temps, et on arrive au pas de course. Hâte inutile!
Tout dort encore dans le bureau, à l'exception d'un garçon, juste assez éveillé pour répondre une grossièreté aux questions qu'on lui adresse.
S'indigner? A quoi bon! En face, un débit s'ouvre où on vend du café au lait, mieux vaut s'y réfugier.
Ce n'est guère que vingt-cinq minutes plus tard que le «buraliste» se montre, bâillant à se démettre les mâchoires.
Presque aussitôt, le conducteur apparaît, sacrant, donnant des ordres, jurant que jamais il n'a été si en retard.
Vite on tire de la cour la vieille diligence qui sonne la ferraille. Le postillon et un palefrenier surviennent, traînant par leur longe les trois chevaux endormis. On attelle et les facteurs hissent sur l'impériale les bagages et les colis.
—En voiture!... crie le buraliste, en voiture!...
Fausse alerte! Pas un des voyageurs de la ville n'a montré le bout de son nez. On attend M. de Rocheposay, qui demeure rue Saint-Porchaire, maître Nadal, qui habite près de Blossac et aussi M. Richaud, de Loudun, venu la veille pour ses affaires, et descendu à l'hôtel des Trois-Pilliers, et d'autres encore.
Un à un ils se présentent, se hâtant lentement, portant force boîtes dont ils embarrassent les compartiments.
Enfin le compte y est. Sept heures et demie sonnent, le conducteur lâche un dernier juron, le fouet du postillon claque; hue! on part; on est parti.
C'est au galop de ses rosses fourbues, que la voiture descend les rampes de la ville; elle traverse comme un trait le pont du Clain, elle brûle le pavé du faubourg, elle atteint la grande route et les chevaux emboîtent le trot somnolent qu'ils garderont jusqu'au relai.
Sur l'impériale, le conducteur bourre sa pipe.
Bons voyageurs, penchez-vous à la portière pour regarder le paysage.
Regardez, voici le haut Poitou, tout entrecoupé de plaines fertiles, de vastes pâturages et de grandes forêts. Les vallées succèdent aux vallées et à perte de vue se déroulent les champs à la terre rougeâtre, plantés çà et là de châtaigniers dont les branches pendent jusque sur les sillons.
Regardez, voici les landes et les taillis de Bivron.
Si le gibier foisonne, c'est que leur propriétaire, le comte de Mussidan, n'y a pas tiré un coup de fusil depuis qu'il eut le malheur de tuer à la chasse un de ses domestiques. Il y a de cela vingt-trois ans.
Le château de Mussidan est plus loin, sur la droite. Il y aura deux ans, à la Noël, que la douairière de Chevauché, une rude et brave femme, disent les paysans, y est morte, en laissant tout son bien à sa nièce Mlle Sabine.
De l'autre côté de la route on aperçoit, à demi caché par ses hautes futaies, le haut castel de Sauvebourg. Un des artistes aimés de François Ier a sculpté ses balcons et entouré ses fenêtres de guirlandes précieuses respectées par le temps.
Plus loin, enfin, au sommet d'un coteau aux pentes raides, comme une forteresse sur un roc, apparaît une masse imposante de constructions anciennes.
C'est le vieux manoir de Champdoce.
Rien de triste comme cette immense habitation, jadis une des plus magnifiques du Poitou.
Abandonnée, oubliée de ses maîtres depuis un quart de siècle, elle va perdant de jour en jour de sa valeur, tombant en ruine.
Déjà l'aile gauche est à demi écroulée. Les tempêtes ont emporté les toitures et les girouettes. La pluie et le soleil ont émietté les contrevents, dont les ferrures pendent misérablement le long des murs lézardés.
Là, vers 1840, vivait, avec son fils unique, l'héritier d'un des noms illustres de France, César-Guillaume de Dompair, duc de Champdoce.
Dans le pays il passait pour un original.
On le rencontrait par les chemins, vêtu comme le plus pauvre des paysans, portant une méchante veste rapiécée, coiffé d'une casquette de cuir à oreillettes, les pieds dans d'énormes sabots, invariablement armé d'un gros bâton terminé en fourche.
L'hiver il jetait sur ses épaules une peau de bique toute pelée, dont n'eût pas voulu le dernier toucheur de bœufs.
C'était alors un homme de soixante ans, d'une puissante carrure, d'une force herculéenne, bâti à chaux et à sable, un des survivants de la grande génération de 89, dont la robuste constitution suffisait à tous les travaux comme à tous les excès.
Son regard seul trahissait une volonté de fer, comme ses muscles.
Il avait, sous ces gros sourcils en broussailles, de petits yeux d'un gris clair qui devenaient absolument noirs lorsqu'ils s'irritait et que le sang affluait à son cerveau.
Quand il servait à l'armée de Condé, un coup de sabre lui avait fendu la lèvre supérieure, et la cicatrice donnait à sa physionomie une expression terrible de dureté.
Il n'était pas méchant, cependant, mais d'un entêtement qui touchait à la folie, d'un despotisme odieux et d'une violence extraordinaire.
Heureusement pour ceux qui l'entouraient, trois jurons indiquaient le degré de sa colère.
Mécontent, il disait: Jarnicoton! Irrité, il criait: Jarnidieu! Jusque-là, rien à craindre. Mais quand de sa puissante voix il hurlait: Jarnitonnerre! il était bon de se mettre prestement hors de portée de son bâton fourchu.
On le redoutait extrêmement.
C'est avec un respect mêlé de crainte qu'on se découvrait sur son passage, le dimanche, lorsque suivi de son fils il traversait le bourg de Bivron pour se rendre à l'église où il avait un banc, le premier devant le chœur.
Tant que durait la messe, il lisait à demi-voix dans son gros paroissien ou accompagnait les chantres. A la quête, il donnait régulièrement une pièce de cinq francs.
Cette offrande hebdomadaire, le prix d'un abonnement à la Gazette de France, cinq écus par an qu'il octroyait au barbier qui venait le raser deux fois la semaine, constituaient toute sa dépense personnelle.
Ce n'est pas qu'on vécût mal chez lui. Volailles dodues, gibiers, légumes savoureux, fruits exquis abondaient. Mais rien, jamais, ne paraissait sur sa table qui n'eût été récolté ou tué sur ses domaines. La viande de boucherie en était sévèrement exclue parce qu'il faut la payer.
Fréquemment invité à des dîners ou à des fêtes, par les châtelains du voisinage qui, bien qu'il pût faire, le considéraient un peu comme leur chef, il refusait régulièrement, disant qu'un gentilhomme ne saurait accepter sans rendre, et que rendre coûte de l'argent.
Certes ce n'était pas la pauvreté qui contraignait le duc de Champdoce à cette sévère économie.
On lui connaissait, tant dans le Poitou que dans l'Angoumois et dans la Saintonge, pour plus de douze cents mille francs de terres au soleil, sans compter la forêt de Champdoce qui, habilement aménagée, rapportait bon an mal an de huit à dix mille écus en sacs.
On prétendait encore, et on avait raison, que sa fortune en portefeuille dépassait sa fortune territoriale.
Naturellement, on le taxait d'avarice, en quoi on se trompait. Il n'était pas avare dans le sens qu'on attache à ce mot.
Cet entêté gentilhomme poursuivait simplement l'exécution d'un plan longuement médité et fortement arrêté.
Son passé pouvait, jusqu'à un certain point expliquer sa conduite.
Né en 1780, le duc de Champdoce avait émigré et servi dans l'armée de Condé. Ennemi implacable de la Révolution, il habita Londres tant que dura l'Empire, réduit, pour vivre, à donner des leçons d'escrime.
Revenu en France avec les Bourbons, il dut à un prodigieux hasard d'être remis en possession d'une portion des immenses domaines de sa maison.
Mais qu'était cette portion pour lui? Rien. Comparant la richesse présente à l'opulence princière de ses aïeux, il se trouvait misérable.
Pour comble de douleur, à coté de la vieille aristocratie, oisive et énervée, il voyait surgir du commerce et de l'industrie, une aristocratie nouvelle, jeune, ambitieuse, remuante, fière de ses richesses, fatalement destinée à enlever à l'ancienne son influence et jusqu'à son prestige.
C'est alors que cet homme, que l'orgueil de son nom exaltait jusqu'au délire, conçut le projet auquel il devait consacrer sa vie.
Il crut découvrir un moyen de rendre à l'antique maison de Champdoce sa splendeur et sa puissance passées. Trois ou quatre générations devaient se sacrifier au profit de la postérité.
—Ainsi, se disait-il, je puis en vivant comme un paysan, en me refusant toute satisfaction, tripler en trente ans mes capitaux. Que mon fils m'imite, et dans cent ans, les ducs de Champdoce reprendront, grâce à une fortune royale, le rang auquel leur naissance leur donne droit.
Vers 1820, fidèle à son plan d'enrichissement, il épousa, bien contre son inclination, une jeune fille aussi laide que noble, mais bien dotée, et il vint avec elle s'établir au château de Champdoce.
Cette union ne fut pas heureuse.
On alla jusqu'à accuser le duc de brutalités inouïes envers une jeune femme incapable d'admettre ses idées, et qui ne pouvait comprendre que l'homme auquel elle avait apporté 500,000 francs, lui refusât une robe dont elle avait besoin.
Pourtant, après un an de ménage, elle lui donna un fils baptisé sous les noms de Louis-Norbert.
Mais six mois plus tard, elle mourait des suites d'une frayeur que lui avait causée son mari.
Loin de s'affliger de cette mort, le duc intérieurement s'en réjouit. Il avait un héritier bien constitué, robuste, la fortune de la mère était acquise à la maison de Champdoce; que lui importait le reste!
Même son veuvage fut le prétexte d'économies nouvelles. Il condamna tous les étages supérieurs du château et adopta définitivement le costume comme les mœurs des métayers, ses voisins.
Faisant valoir lui-même, l'œil ouvert aux moindres détails d'une immense exploitation, il ne se ménagea plus.
Levé avant le jour, il suivait ses ouvriers aux champs et travaillait comme eux. Puis il courait les marchés et les foires pour vendre ses grains et ses bestiaux, âpre au grain comme le paysan qui, ayant épousé la terre, la voudrait tout entière pour lui seul.
Son fils, il ne s'en occupait que pour se demander s'il serait assez robuste pour continuer l'œuvre.
Norbert était élevé comme les enfants des fermiers, ni mieux ni pis. On le laissait errer en liberté le long des haies, se rouler sur la litière, barboter au bord des mares, pieds nus l'été, l'hiver chaussé de galoches garnies de paille.
Quand il eut neuf ans, son éducation rurale commença.
Tout d'abord il garda les vaches dans les pâtures ou sur la lisière des bois, armé d'une grande gaule pour empêcher les bêtes d'aller brouter les jeunes pousses. Il partait au jour, avec la pitance de la journée dans un panier pendu à l'épaule.
Puis, successivement, à mesure qu'il avança en âge, il apprit à tracer un sillon profond et droit, à faucher, à semer à la volée, à évaluer d'un coup d'œil le rapport d'une pièce de terre, à soigner l'enfle et la clavelée, enfin à débattre un marché.
Longtemps le duc de Champdoce avait hésité avant de faire apprendre à lire à son fils.
Puisqu'il prétendait le condamner à la rude vie des gens de la campagne, à quoi bon? D'un autre côté, l'homme qui ne sait pas au moins lire, écrire et compter, ne saurait mener à bien une lourde exploitation.
C'est machinalement qu'il alla décharger les sacs.
S'il s'était décidé pour l'affirmative, c'est que certainement il avait été influencé par les observations du curé lors de la première communion de Norbert.
Cependant, tout alla bien jusqu'au jour où Norbert eut seize ans, ou plutôt jusqu'au jour où son père le conduisit pour la première fois à la ville, c'est-à-dire à Poitiers.
A seize ans, Louis-Norbert de Champdoce en paraissait dix-neuf, et était bien le plus bel adolescent qu'on puisse imaginer.
Il avait cette physionomie pensive des humbles travailleurs de la terre accoutumés à vivre seuls, repliés sur eux-mêmes, face à face avec la nature.
Le hâle donnait à son teint la richesse de tons des vieux bronzes. Il avait les cheveux noirs, légèrement ondulés, et de grands yeux bleus mélancoliques, les yeux de sa mère! Pauvre femme! c'était sa seule beauté.
Les durs travaux auxquels il était astreint avaient donné à ses muscles une rare vigueur, sans pourtant altérer l'élégance de sa taille, et ses mains, sous leurs callosités, gardaient une rare perfection de formes.
C'était d'ailleurs un parfait sauvage.
Tenu par son père dans la dépendance la plus étroite, il ne s'était jamais éloigné d'une lieue du château.
Pour lui, le bourg de Bivron, avec soixante maisons, sa mairie, sa petite église et sa grande auberge, était un séjour de délices, de tumulte et de bruit.
Il n'avait pas en sa vie parlé à trois étrangers, et les nombreux ouvriers qu'employait le duc de Champdoce le redoutaient bien trop pour oser prononcer devant son fils un mot capable de l'éclairer ou de le faire réfléchir.
Ainsi élevé, Norbert ne pouvait concevoir une existence autre que la sienne. S'éveiller au chant du coq, travailler jusqu'à la nuit courbé sur le sillon, dormir à poings fermés après un bon souper, devait lui paraître la seule fin de l'homme ici-bas.
Pour lui, le bonheur c'était d'obtenir de belles récoltes; le malheur c'était d'avoir ses blés versés ou ses vignes gelées.
Cependant il avait ses distractions.
La grand'messe, chaque dimanche, était presque une fête pour lui. Il en rapportait des petits morceaux du pain bénit qui se distribue parcimonieusement, haché menu dans une grande corbeille proprement entourée d'une serviette.
Il prenait plaisir à voir sur la place, à la sortie, les groupes endimanchés; il s'arrêtait devant quelque jeu de tourniquet ou s'émerveillait du casque emplumé d'un charlatan débitant son boniment du haut de sa voiture.
Depuis plus d'un an déjà les jeunes paysannes le lorgnaient du coin de l'œil et rougissaient jusqu'aux oreilles quand il leur adressait la parole, mais il était bien trop naïf pour s'en apercevoir.
Après la messe, il accompagnait son père qui allait inspecter les travaux de la semaine, ou il obtenait la permission de tendre des pièges aux oiseaux.
Chez lui, pas la moindre notion de la vie réelle, du monde, de la société, nulle idée des rapports des hommes entre eux, de la valeur de l'argent, rien.
Un peu effrayé de la vivacité de son intelligence, son père s'était ingénié à épaissir les ténèbres autour de sa pensée.
Tel était exactement Norbert, quand un soir son père lui commanda de s'apprêter à le suivre le lendemain à Poitiers.
Le duc de Champdoce avait reçu la veille le prix d'une coupe et touché des fermages importants, et il s'agissait de placer cet argent, car il ne laissait guère ses capitaux oisifs.
S'il se faisait accompagner de son fils, c'est qu'il commençait à sentir l'impérieuse nécessité de l'initier au maniement de l'immense fortune qu'il lui laisserait, à la charge de la tripler.
Ils partirent de bon matin, dans une de ces petites charrettes suspendues qu'on rencontre sur toutes les routes du Poitou, véhicules incommodes dont le siège mobile se balance à l'extrémité de quatre fortes courroies.
Ils avaient sous leurs pieds près de quarante mille francs en argent, charge si lourde que les ressorts pliaient et qu'à toutes les côtes il fallait descendre pour soulager le cheval. Norbert était radieux.
Il y avait plus d'un an qu'il brûlait de voir Poitiers, dont Champdoce, cependant, n'est éloigné que de cinq lieues.
Si souvent et si diversement il avait entendu parler de la «tant belle ville,» comme dit la vieille chanson huguenote, qu'il éprouvait comme une vague terreur à mesure qu'il en approchait.
Poitiers n'est pas précisément la cité la plus gaie de France. Plus d'un étudiant de l'École de droit y bâille, soupirant lorsqu'il songe à Paris. Le pavé est détestable, les rues sont étroites et tortueuses, les maisons, hautes et noires, semblent dater de dix siècles. Cependant, Norbert fut ébloui.
Pendant que la charrette traversait la ville au pas, crainte d'accident, il crut voir aux devantures des boutiques toutes les merveilles des Mille et une Nuits.
C'était jour de foire, et il était stupéfait du mouvement, étourdi du brouhaha de cette cohue. Peut-être ne s'imaginait-il pas que la terre eût tant d'habitants.
Telle était sa préoccupation qu'il ne s'aperçut pas que le cheval s'arrêtait de lui-même devant une maison ornée des panonceaux d'un notaire. Son père dut le secouer comme s'il eût été endormi.
—Nous sommes arrivés! lui criait-il.
Ils descendirent, mais la pensée de Norbert courait la ville.
C'est machinalement qu'il aida à décharger les sacs. Il ne remarqua pas l'empressement presque respectueux du notaire à leur entrée. Il n'entendit pas un mot de l'interminable conversation qu'eurent son père et l'officier ministériel, cherchant ensemble l'emploi le plus avantageux des fonds.
Enfin, le duc sortit de l'étude, emmenant son fils.
Ils allèrent remiser charrette et cheval à une grande auberge près du champ de foire, et déjeunèrent d'un morceau de lard et d'un verre de vin aigre, sur un coin de la table de la salle commune, entre des valets de charrue qui débattaient un marché et deux toucheurs de bœufs qui achevaient de se griser.
Mais M. de Champdoce n'était pas venu seulement pour son placement. Il comptait profiter de la foire pour chercher un meunier de Châtellerault, son débiteur depuis près d'un an.
Le frugal repas terminé, il ordonna donc à son fils de l'attendre, et s'éloigna.
Norbert restait planté sur ses jambes devant l'auberge, un peu ému d'être abandonné au milieu de tant de gens inconnus, lorsqu'il se sentit frapper sur l'épaule.
Il tressaillit, et se retournant brusquement, il se trouva en face d'un garçon de son âge, qui lui dit en riant aux éclats:
—Eh bien! on ne reconnaît donc plus les amis?
Il fallut à Norbert un moment pour remettre cet ami. Enfin, il s'écria:
—Montlouis.
Ce Montlouis, fils d'un des métayers de M. de Champdoce, était un camarade de Norbert.
Souvent, autrefois, ils s'étaient entendus pour conduire leurs vaches aux mêmes pâtis, et ils avaient passé des journées à jouer ensemble, à faire tourner aux cours d'eau des moulins de joncs ou à dénicher des oiseaux.
Il n'y avait guère que cinq ans qu'ils s'étaient perdus de vue.
L'hésitation première de Norbert était venue du costume de Montlouis. Ce garçon portait un habit à boutons de métal et un chapeau à haute forme. C'était l'uniforme du collège où il achevait sa seconde.
Pendant que le grand seigneur s'efforçait de faire de son fils un paysan, le paysan prétendait faire du sien un «monsieur.»
Norbert fut si choqué de la différence des vêtements qu'il ne trouva pas un mot.
—Que fais-tu là? interrogea Montlouis.
—J'attends mon père.
—Moi de même. Cependant nous avons bien le temps de prendre une tasse de café ensemble.
Et sans attendre l'assentiment de son ancien camarade, il l'entraîna jusqu'à un petit estaminet, à une cinquantaine de pas de l'auberge. La supériorité de Montlouis était manifeste, il en abusa.
—Si le billard n'était pas retenu, dit-il, je te proposerais une partie. Il est vrai que cela coûte de l'argent, et ton père ne doit pas t'en donner beaucoup.
De sa vie Norbert n'avait eu en sa possession seulement une pièce de dix sous. Cette fois il se sentit sérieusement humilié et devint cramoisi.
—Mon père à moi, poursuivit le collégien, ne me refuse rien. Par exemple, je travaille énormément. Je suis sûr de deux prix à la distribution. Quand je serai reçu bachelier, le comte de Mussidan me prendra pour secrétaire, j'irai à Paris, je m'amuserai. Et toi que feras-tu?...
—Moi! je ne sais pas.
—Oh! on le sait. Tu piocheras la terre comme ton père. Est-ce que cela t'amuse? Dire que tu es le fils d'un grand seigneur, de l'homme le plus riche du Poitou, et que tu n'es pas si heureux que moi, le fils de son fermier! Enfin...
Ils se séparèrent, et quand le duc de Champdoce revint à l'auberge, il retrouva son fils à la place où il l'avait laissé, et n'aperçut rien en lui d'extraordinaire.
—Allons, attelons, lui dit-il.
Le retour à Champdoce fut silencieux. La conversation de Montlouis était tombée dans l'esprit de Norbert comme une goutte d'un poison subtil dans un vase d'eau pure.
Vingt paroles inconsidérées d'un enfant allaient détruire l'œuvre de seize années de patience et d'obstination.
De ce jour, une révolution complète s'opéra dans le caractère de Norbert, révolution dont personne ne surprit le secret.
C'est au fond des campagnes que les diplomates devraient aller étudier la dissimulation.
Cet adolescent, qui ignorait tout, savait du moins commander à son humeur. Jamais sa physionomie souriante ne trahit l'orage terrible qui grondait au fond de son cœur. C'est avec son entrain accoutumé qu'il remplissait sa tâche quotidienne, qu'il aimait autrefois et que maintenant il avait en horreur.
Pour saisir un indice de ses pensées, il eût fallu le suivre, l'épier.
Souvent alors, on l'eût vu, lorsqu'il se croyait seul, rester des heures entières immobile, appuyé sur le manche de sa bêche, les sourcils froncés, réfléchissant, lui, jadis insoucieux autant que l'oiseau chantant dans les buissons.
Éveillée par Montlouis, son intelligence était maintenant aux aguets, et il découvrait quantité de circonstances autrefois inaperçues et qui étaient, pour lui, autant de révélations.
Par exemple, observant les relations de son père avec les paysans du voisinage, il mesura vite, en dépit de l'apparente familiarité, l'abîme qui les séparait.
Ses égaux, il le comprit, il devait les chercher parmi les châtelains qui l'été habitaient leurs terres et se rendaient le dimanche à l'église de Bivron.
Le vieux comte de Mussidan, si imposant avec ses cheveux blancs, le marquis de Sauvebourg, si fier et que les campagnards saluaient jusqu'à terre, mettaient un empressement marqué à tendre la main au duc de Champdoce et à son fils.
Autre signe: les plus belles et les plus dédaigneuses dames de la noblesse, qui avaient une démarche de reine, quand elles traversaient la place, balayant la poussière avec leurs robes superbes, oui, les plus imposantes semblaient toutes heureuses quand le duc de Champdoce, qui sous ses habits grossiers gardait des façons de l'ancienne cour, leur baisait galamment la main.
Tout cela devait éclairer Norbert. Il se sentit l'égal de ces gens si hautains. Quelle différence, cependant, entre eux et lui!
Pendant que son père et lui se rendaient à la messe à pied, chaussés d'énormes souliers ferrés, les autres arrivaient dans des voitures superbes, traînées par des chevaux de prix, entourés de laquais magnifiques prêts à obéir au moindre de leurs gestes.
Pourquoi cette différence; d'où venait-elle?
Il savait qu'elle ne venait pas de leur pauvreté à eux.
Il connaissait assez la valeur de la terre, pour savoir que son père était plus riche que tous ces gens dont il enviait le sort.
Il fallait donc que tout ce qu'il entendait depuis qu'il ouvrait l'oreille et pénétrait les allusions fut vrai.
Entre eux, les ouvriers de Champdoce disaient que le duc était un vieil avare, et plutôt que de jouir de son or ou de le distribuer aux pauvres, qu'il l'enterrait dans les souterrains du château. On assurait que toutes les nuits il se levait pour aller voir et adorer ses trésors.
—Norbert est bien malheureux, ajoutaient-ils, d'avoir un père comme celui-là. Lui qui devrait avoir toutes les aises et tous les plaisirs de la vie, il est traité plus durement que nos enfants à nous qui n'avons rien.
Et d'autres, d'un ton de menace murmuraient:
—Ah! si j'étais à sa place!...
Les ouvriers n'étaient pas seuls à le plaindre.
Il se rappelait parfaitement qu'une fois, pendant que son père parlait avec le marquis de Sauvebourg, une vieille dame qui l'accompagnait, la marquise, sans doute, avait arrêté sur lui des regards empreints de la plus tendre compassion.
Même emportée sans doute par la violence de ses sentiments, elle avait ajouté:
—Pauvre enfant! il a perdu sa mère bien jeune!
Qu'est-ce que cela signifiait sinon qu'on était pris de pitié en le voyant soumis au despotisme sans contrôle de cet homme qui était son père?
Pour comble, tous ces heureux du monde étaient entourés de jeunes gens de son âge, leurs fils. Toutes les tortures de la jalousie le poignaient jusqu'aux larmes lorsqu'il se comparait à eux. Parfois, lorsqu'il revenait du labour, marchant devant les bœufs, l'aiguillon sur l'épaule, il se croisait avec quelqu'un d'entre eux monté sur un joli cheval.
Dans ces rencontres, ceux qui le connaissaient lui criaient:
—Bonjour, Norbert!
Et ce salut amical lui paraissait insultant.
Ces jeunes gens lui semblaient insolents comme le bonheur, il les haïssait.
Quelle pouvait bien être leur existence, à la ville, où ils retournaient aux premiers froids, pendant que lui s'employait aux semailles? comment s'écoulait leurs heures oisives; que faisaient-ils? Voilà ce qu'il ne pouvait imaginer, et son ignorance se perdait en conjectures absurdes.
Ce que jusqu'alors il avait entendu appeler le plaisir ne représentait à son imagination rien qu'il enviât. Les campagnards appelaient s'amuser, aller s'enfermer dans une salle d'auberge; ils y buvaient des quantités énormes de vin, criaient, se disputaient et souvent, à la fin, se battaient.
Les autres, il le comprenait fort bien, devaient avoir d'autres distractions bien plus raffinées, une gaîté toute différente que celle de l'ivrogne regagnant son logis en chantant. Mais quoi?
Derrière ce désert tracé autour de lui par la volonté paternelle, il sentait s'agiter un monde, pour lui merveilleux comme l'inconnu. Que s'y passait-il? Cela ne se devine pas.
Mais qui interroger? à qui se confier?
C'est alors qu'il s'indigna de l'ignorance affreuse où on l'avait tenu, pendant que Montlouis, le fils du fermier allait au collège.
Et lui, que la vue seule d'une page imprimée faisait bâiller, qui avait besoin d'épeler tous les mots de plus de trois syllabes, il se mit à la lecture avec acharnement.
Mais cette passion ne pouvait convenir au duc de Champdoce, qui un soir, à la veillée, lui déclara qu'il n'aimait pas les «lisards.»
L'ardeur de Norbert s'en accrut, aiguillonnée par les obstacles et par des transes perpétuelles. Il se cacha.
Il savait vaguement qu'une des salles hautes du château était pleine de livres. Il enfonça la porte et fut ébloui des richesses qu'il allait avoir à sa disposition. Il s'y trouvait bien trois mille volumes, dont cinq cents au moins de romans, qui avaient occupé la dernière année de la vie de sa mère.
Norbert se jeta sur ces livres comme un affamé sur du pain. Il lut de tout, indistinctement, sans discernement, sans raison.
A la longue, tout se confondait et se mêlait dans son cerveau, le roman et l'histoire, le passé et le présent.
Cependant de ce chaos deux idées nettes et distinctes se dégagèrent.
Il s'estimait l'être le plus misérable de la terre, et il détestait son père.
Oui, il le haïssait d'une haine froide et avec toute la violence des convoitises inexprimables qui le brûlaient. Et s'il eût osé...
Mais il n'osait pas. Le duc de Champdoce lui inspirait une invincible terreur.
Depuis plus de dix-huit mois cette situation se prolongeait, lorsque le duc de Champdoce pensa que le moment était venu de révéler enfin ses pensées et ses espérances à ce fils qui devait être le continuateur de son œuvre de restauration.
C'était un dimanche, après le souper dans la salle commune, dont il avait fait sortir tous les serviteurs.
Jamais Norbert n'avait vu à son père cet air solennel. Il redressait sa haute taille courbée par le travail des champs. Tout l'orgueil de sa race qu'il dissimulait depuis des années éclatait dans ses yeux. Il lui apprit l'histoire de la maison de Champdoce dont l'origine se perd dans les légendes de nos annales. Il lui conta la vie de tous les héros qui l'ont illustrée. Il lui dit de quels honneurs elle a été comblée, combien elle compte d'alliances souveraines, quelle était sa richesse et sa puissance au temps où les Dompair de Champdoce, véritables souverains, levaient des impôts, avaient des places fortes et une armée, et lassaient un cheval avant d'être sortis de leurs domaines.
—Voilà ce que nous avons été, disait-il d'une voix forte. Que nous reste-t-il de tant de splendeurs? Un hôtel à Paris, rue de Varennes, ce château, quelques terres, quelques maigres valeurs, deux cent mille livres de rentes au plus, pas cinq millions!...
Norbert savait son père riche, mais non tant que cela.
Ce chiffre prestigieux, cinq millions, le frappait de stupeur.
Puis, en moins d'une seconde, mille pensées traversèrent son cerveau.
Seul, il les avait déchargés, et montés au grenier.
Cinq millions!... Et on le condamnait à l'écrasant labeur de l'homme qui a besoin pour manger des trente sous de sa journée. Deux cent mille livres de rentes!... et cette salle commune où il était en ce moment avec son père res
semblait à l'unique pièce de la plus misérable chaumière. Ses aïeux avaient eu une armée de serviteurs, et tous les gars du pays le tutoyaient.
Comment accepter tant d'humiliations et une pareille pauvreté, étant si noble, si riche.
Emporté hors de sa timidité accoutumée par un premier mouvement de rage, il se leva à demi pour reprocher à son père son avarice et sa cruauté.
Mais ses forces trahirent son audace; si forte était son émotion qu'il retomba sur son escabeau, sans avoir pu prononcer une parole, et fondant en larmes.
Le duc de Champdoce n'avait rien vu.
A son exaltation, lorsqu'il disait les grandeurs de Champdoce, avait succédé un profond accablement.
Il marchait de long en long, dans la salle, d'un pas lourd, la tête inclinée sur sa poitrine.
—C'est peu, murmura-t-il, bien peu.
Bien peu!... Et Norbert savait que pas une des familles réputées riches dans la contrée, ne possédait la moitié de cette somme énorme.
Les Mussidan avaient-ils seulement soixante mille livres de rentes? Les Sauvebourg, à coup sûr, n'en possédaient pas cent.
Il y avait bien, aux environs, un certain M. de Puymadour qu'on disait archi-millionnaire, mais sa noblesse n'était rien moins qu'authentique, et de plus, il ne fallait pas, assurait-on, examiner de trop près son argent, si on ne voulait pas y découvrir les taches de boue de l'origine.
C'est avec une physionomie furieuse que Norbert suivait de l'œil son père, continuant sa promenade monotone et laissant échapper çà et là quelques inintelligibles exclamations.
Il fallait à Norbert toute sa raison, toute l'énergie d'une conscience honnête, pour écarter les épouvantables pensées qui assiégeaient son esprit.
A la fin, le duc de Champdoce s'arrêta devant son fils.
—Ma fortune n'est rien, reprit-il d'un ton amer, non, rien, à une époque où triomphe le bourgeois enrichi, insolent et vaniteux. Ces gens-là, parce qu'ils ont acheté nos châteaux et mis un nom de terre au bout de leur nom ridicule, se croient nobles et s'exercent à copier non nos qualités, mais nos vices. La vraie noblesse, faute d'avoir compris son époque, râle et finira par mourir de faim. On n'est plus que par ou pour l'argent. Pour lutter contre tous ces enrichis d'hier, princes de finances dont le blason est un écu volé, il faut à un Champdoce un million au moins, de revenu. Vous l'entendez, mon fils, un million!...
Norbert ouvrait de grands yeux surpris; malgré l'attention la plus soutenue, son intelligence ne pouvait suivre les explications de son père.
—Ni vous ni moi, mon fils, poursuivait le duc, ne verrons dans nos coffres le capital d'un tel revenu. Mais nos descendants, s'il plaît à Dieu, l'y trouveront. C'est par le courage et l'épée que nos aïeux ont fondé la puissance de notre maison, à nous de nous montrer dignes d'eux et de la consolider par les privations et le travail.
Le vieux gentilhomme s'interrompit, singulièrement ému de développer ainsi le sujet habituel de ses méditations.
—J'ai fait mon devoir, reprit-il d'un ton plus calme, à vous de faire le vôtre. Je n'avais pas quinze cent mille francs, quand résolûment je me suis mis à l'œuvre, je viens de vous dire ce que j'ai maintenant. Vous m'imiterez. Vous épouserez quelque jeune fille riche qui vous donnera un fils que vous élèverez à la dure, comme je vous ai élevé. En vivant comme moi, vous devrez léguer à ce fils de douze à quinze millions. Qu'il nous imite et il laissera lui-même à ses fils une fortune royale. Voici ce qui doit être, ce qui sera, il le faut, je le veux.
Cette fois, Norbert comprenait, et s'il se taisait, c'est qu'il était tout étourdi de cette confidence étrange.
—C'est une pénible tâche que j'offre à votre dévouement, continuait le duc, mais c'est celle de tous les chefs d'illustres familles. Qui veut fonder une grande maison doit vivre dans l'avenir et non dans le présent, s'oublier pour ne songer qu'à sa postérité.
Certes, il est des moments où les instincts mauvais ou frivoles se réveillent et se révoltent; on les étouffe et on les dompte en se représentant sans cesse la grandeur du but où on tend. Ainsi ai-je fait. C'est pour mes descendants et par eux, pour ainsi dire, que j'existe. Je vis par la pensée la vie de splendeurs qu'ils nous devront.
En vérité, Norbert croyait rêver.
—Vous m'avez vu, poursuivait M. de Champdoce, disputer des heures entières pour un misérable louis, c'est que je disais que ce louis, mes descendants, quelque jour, le jetteraient noblement à un pauvre, du haut de leur carrosse. De tout ce que j'amasse, je fais ainsi emploi pour eux. L'an prochain, je vous conduirai à Paris, et vous visiterez l'hôtel que nous y avons. Là, vous verrez des tapisseries comme on n'en trouve plus, des meubles uniques, des chefs-d'œuvre des plus grands maîtres. Cet hôtel, je le garde, je le soigne, je l'embellis, comme l'amoureux le logis qu'il destine à sa fiancée. C'est que je le destine à nos enfants, Norbert, aux Dompair de Champdoce de l'avenir.
C'est avec l'accent du triomphe qu'il s'exprimait; tout ce qu'il dépeignait, il le voyait réellement.
—Si je vous ai parlé ainsi, reprit-il d'un ton qui ne souffrait pas de réplique, c'est que vous êtes en âge d'entendre la vérité. Je viens de vous dicter la règle de conduite de votre vie. Vous voici un homme, mon fils, et vous devez vous accoutumer à agir volontairement, comme vous avez agi jusqu'ici pour me complaire. J'ai dit. Demain matin, vous chargerez vingt-cinq pochées de blé que j'ai vendues à la minoterie de Bivron... Vous pouvez vous retirer.
Norbert se retira en chancelant.
Comme tous les despotes déshabitués de la contradiction, le terrible gentilhomme n'admettait pas que sa volonté pût être l'objet, non d'une résistance, mais seulement d'une hésitation.
Il n'entrevoyait nul obstacle, et cependant, à ce moment même, Norbert se jurait avec d'horribles serments qu'il n'obéirait pas.
Sa colère, contenue par la crainte, tant qu'il avait été sous les yeux de son père, éclatait enfin librement.
Il avait gagné la grande allée des noyers qui est derrière le château, et là, marchant à grands pas, il jetait au vent de la nuit d'injurieuses menaces et des imprécations de rage.
Il se voyait condamné et condamné sans appel.
Tant qu'il avait cru son père un avare il avait espéré: les passions ont leurs retours. Maintenant, malgré son inexpérience, il comprenait qu'on ne détruit pas des imaginations comme celle du duc de Champdoce.
—Mon père est fou!... répéta-t-il, mon père est fou!
Tout ce qu'il avait entendu lui paraissait monstrueux et absurde.
Certes, il était bien résolu, pour l'instant du moins, à se soustraire à tout prix à cette tyrannie insupportable; mais comment, par quel moyen, que faire?
Hélas! on ne trouve que trop aisément les mauvais conseillers. Norbert devait en rencontrer un, dès le lendemain, à Bivron, un certain Dauman, un ennemi du duc de Champdoce.
II
Ce Dauman n'était pas du pays, et même on ne savait trop d'où il venait, ni quels étaient ses antécédents.
Il prétendait avoir été huissier autrefois, à Barbezieux, ce qui était possible après tout; personne n'y était allé voir.
Ce qui est sûr, c'est qu'il avait dû vivre longtemps à Paris, car il en parlait en homme qui en connaît les détours et qui en a exploité les ressources.
C'était un petit homme de plus de cinquante ans, à visage, il faudrait dire à museau de fouine. Tout d'abord, on était frappé de son long nez pointu, de ses yeux mobiles et fuyants, de ses lèvres plates et minces. Son seul aspect eût dû éveiller la défiance.
Il y avait une quinzaine d'années qu'il était arrivé à Bivron, chaussé, comme on dit dans le Poitou, d'une botte et d'un sabot, portant au bout d'un bâton, dans un mouchoir noué, tout son saint-frusquin.
Mais il avait une envie endiablée de gagner de l'argent; il était prêt à tout.
Il avait donc prospéré et possédait des champs et des vignes, et même une maison à la Croix-du-Pâtre, qui est le point de jonction du chemin communal de Bivron et de la grande route. On lui supposait des économies assez rondes.
Sa profession était surtout de n'en pas avoir, de se mêler de tout, de se faufiler partout.
Sans lui, point de vente ni d'expertise. Il se livrait surtout au courtage rural. Il achetait les récoltes sur pied aux besogneux et se donnait pour bon géomètre arpenteur. Ceux qui avaient besoin d'argent ou de grains pour les semailles l'allaient trouver, et s'ils présentaient des garanties solides, ma foi! il les obligeait volontiers, à raisons de cinquante pour cent.
Enfin, il était le conseil juré de tous les gens véreux et l'inspirateur de tous les mauvais gars, à cinq lieues à la ronde.
Il passait pour excessivement adroit, capable de tirer n'importe qui d'un mauvais pas. Était-il «ferré sur la loi», comme on le disait? Le fait est qu'il ne pouvait parler une minute sans citer quelque article du Code.
Améliorer le sort des gens de la campagne était sa marotte, à ce qu'il assurait: c'est pourquoi, tout en exigeant d'eux des intérêts affreusement usuraires, il les excitait contre les nobles, les bourgeois et les prêtres.
Sa facilité d'élocution, sa science de juriste et la longue redingote noire qu'il portait habituellement lui avaient valu les surnoms de «l'homme de loi» et de «président».
S'il en voulait cruellement à M. de Champdoce, c'est que le duc s'était ouvertement déclaré contre lui, lors de certaine aventure qui l'avait conduit jusqu'au seuil de la cour d'assises, et dont il ne s'était tiré qu'en subornant quatre ou cinq témoins.
Il avait juré qu'il se vengerait, et depuis cinq ans il guettait une occasion favorable.
Tel est, au moral et au physique, l'homme que le lendemain des confidences de son père, Norbert rencontra à la minoterie de Bivron.
Se conformant aux ordres reçus, il venait d'y amener vingt pochées de blé, et seul il les avait déchargées et montées au grenier.
Il remettait sa veste et faisait ses dispositions pour reprendre avec sa lourde charrette, attelée de deux chevaux vigoureux, la route du château, lorsque maître Dauman s'avança vers lui, saluant jusqu'à terre, le priant de lui accorder une petite place jusqu'à sa maison.
—J'espère, disait-il, que monsieur le marquis excusera mon indiscrétion; j'ai des coquins de rhumatismes qui m'empêchent de marcher, je me fais vieux, je n'ai plus l'âge heureux de monsieur le marquis.
Il savait ce Dauman, donner à chacun un titre congruant. Il avait lu quelque part que l'aîné d'un duc est marquis.
C'était la première fois que Norbert s'entendait nommer ainsi. Quelques jours plus tôt, son bon sens l'eût mis en garde contre cette flatterie et il eût haussé les épaules. Mais, maintenant, sa vanité affamée cherchait pâture.
—A vos désirs, président, répondit-il; j'attends pour partir qu'on m'ait descendu un sac vide oublié à la dernière livraison.
Dauman s'inclina en grimaçant un sourire bas.
Mais tout en se confondant en remerciements, il guignait Norbert du coin de l'œil, trouvant à sa physionomie une expression qui ne lui était pas habituelle.
—Évidemment, se disait le «président,» il s'est passé au château de Champdoce quelque chose d'extraordinaire.
Était-ce enfin l'occasion tant et si ardemment attendue d'assouvir sa haine, qui se présentait? Il en eut le pressentiment.
Il y avait bien longtemps que pour la première fois il s'était dit que l'héritier de ce vieux noble serait entre ses mains un terrible instrument de rancune, et qu'il serait beau et digne de lui de frapper le père par le fils.
Cependant, un ouvrier venait de rapporter le sac. Maître Dauman avait escaladé la charrette et s'y était installé sur un peu de paille. Norbert s'assit lestement sur un des limons, les jambes pendantes, et mit ses chevaux au marche.
Le «président» gardait le silence. Il cherchait pour entrer on conversation, quelque phrase banale qui n'éveillai pas la prudence du jeune Champdoce.
—Il faut que vous vous soyez levé bien matin, monsieur le marquis, commença-t-il enfin, pour avoir fini à cette heure.
Le jeune homme ne répondit pas.
Monsieur le duc votre père, continua Dauman, a une fière chance d'avoir un fils comme vous. Ah! j'en sais qui voudraient être aussi heureux que lui. J'en connais plus d'un dans Bivron, qui souvent ont dit à leurs enfants: «Prenez donc exemple sur monsieur le marquis. Regardez s'il boude le travail et s'il a peur de se durcir les mains. Et pourtant il est noble, lui, il a de bonnes rentes, il ne tiendrait qu'à lui de se croiser les bras.»
Un cahot de la charrette coupa la parole à «l'homme de loi», mais il ne tarda pas à reprendre:
—C'est qu'il n'y a pas à dire, il n'en est point qui vous vaillent. Tout à l'heure, je vous regardais monter vos poches de blé, elles n'avaient pas l'air de peser sur votre dos plus qu'une plume. A part moi, je me disais: «Quelles épaules! quelle poigne!...»
A une autre époque, Norbert eût été très sensible à cet éloge d'une vigueur dont il aimait à faire montre. En ce moment elle lui déplut et l'irrita autant qu'une insulte.
Le brutal et inutile coup de fouet dont il sangla son limonier trahit sa colère.
—Allons, monsieur le marquis, poursuivit Dauman, le proverbe a bien raison: «Bonne vie fait bonne santé et bourse pleine.» C'est ce que je réponds à ceux qui essayent de vous railler, parce que vous êtes sage comme une demoiselle. Cela vaut un peu mieux que d'imiter un tas de godelureaux et de jolis cœurs de ma connaissance, amis du billard, de la ribote et du reste, qui jouent, qui ont des maîtresses, qui font la vie, quoi! qui s'amusent!
Tout ce verbiage, débité d'une voix fade, exaspérait Norbert.
—Eh!... je ferais comme eux, si je pouvais, s'écria-t-il.
—Plaît-il?... interrogea le président, qui avait parfaitement entendu.
—Je dis qu'on vit comme on peut et non pas comme on veut, et que si j'étais libre, si j'étais mon maître, si j'avais de l'argent...
Il n'acheva pas, mais il en avait dit précisément assez pour éclairer Dauman.
Un éclair de joie brilla dans son œil terne.
—Je sais à présent, pensa-t-il, où le bât le blesse. Je puis le mener loin, ce joli garçon, et faire maudire et pleurer au duc de Champdoce l'idée qu'il a eue de se mêler de ma vie privée. Mais voyons si je ne m'égare pas.
Et, entre haut et bas, d'un ton de commisération hypocrite, il murmura:
—Ah! il y a des parents qui sont aussi par trop sévères.
Un geste brusque de Norbert lui apprit qu'il n'avait pas fait fausse route; aussi est-ce avec plus d'assurance qu'il poursuivit:
—C'est comme cela dans ce bas monde. Quand le diable devient vieux, il se fait ermite. Le crâne se pèle, le sang se refroidit dans les veines, et on ne se souvient plus du temps ou on avait des cheveux et du feu à revendre. On oublie qu'il faut que jeunesse se passe et qu'il est bon pour la santé des gars de s'amuser, de se dissiper, de jeter leur gourme. Votre père, à vingt-cinq ans, n'était pas ce qu'il est aujourd'hui.
—Mon père!...
—Lui-même. On ne s'en douterait guère... Eh bien! interrogez ses amis, ils vous en conteront de drôles.
La charrette atteignait la grande route.
—Nous voici arrivés, monsieur le marquis, dit Dauman; comment vous remercier? Ah! si vous vouliez me permettre de vous offrir un verre de vrai cognac, quel honneur pour moi!...
Norbert hésita un moment. Une voix secrète lui disait qu'il faisait mal, qu'il devait refuser, il ne l'écouta pas. Il arrêta ses chevaux et suivit le «président.»
La maison de maître Dauman annonçait l'aisance.
Il y était servi par une vieille femme, étrangère comme lui au pays, dont le rôle près de lui n'était pas nettement défini, et qui jouissait d'une exécrable réputation, malgré ses apparences.
Son cabinet, car il disait: «mon cabinet,» ni plus ni moins qu'un avocat ou un notaire, avait quelque chose de l'ambiguïté du maître.
Si d'un côté on voyait un bureau chargé de cartons verts, de l'autre on apercevait, rangés le long du mur, des sacs de blé, de seigle et de légumes secs.
Il s'y trouvait une bibliothèque bondée de livres de jurisprudence, aux solives du plafond pendaient à des ficelles des paquets de fleurs sèches conservées pour la graine.
C'est, d'ailleurs, avec les démonstrations du respect le plus servile que le Président accueillait le fils du duc de Champdoce.
C'est dans son propre fauteuil, garni de cuir, qu'il le fit asseoir, et après avoir échangé son chapeau contre un bonnet grec, il descendit de sa personne à la cave pour chercher derrière les fagots «ce qu'il avait de mieux».
—Goûtez-moi ça, monsieur le marquis, disait-il après avoir empli deux verres, c'est un propriétaire d'Archiac qui m'a donné cette eau-de-vie lorsque j'étais dans les affaires, pour me remercier d'un grand service que je venais de lui rendre. Car j'en ai rendu, allez, des services, sans me vanter, quand j'étais huissier, et aussi depuis.
Il gardait son verre à la main, y trempait ses lèvres, faisait claquer sa langue, et répétait:
—Est-ce bon, hein? Quel bouquet! On n'en trouve pas à acheter de pareille.
Tant d'obséquiosités, de prévenances ne devaient pas être perdues.
Une demi-heure ne s'était pas écoulée que déjà le maître hypocrite avait confessé Norbert.
Jusqu'à un certain point, le malheureux garçon était excusable.
Il traversait de ces crises où se confier à quelqu'un est un besoin, un ineffable soulagement. De plus, il ignorait de quelle déconsidération était frappé le Président.
Il dit donc tout, sans restriction.
Et pendant qu'il livrait ainsi ses plus secrètes pensées, les pires, Dauman, en dedans, jubilait, mais il gardait la tristesse grave du médecin qui, appelé en consultation, reconnaît une maladie dangereuse.
—Tout cela est affreux, répétait-il, terrible. Jeune homme infortuné! N'était le respect que je dois à M. le duc de Champdoce,—il porta la main à son bonnet grec,—je dirais qu'il ne jouit pas de la plénitude de ses facultés intellectuelles...
Un enfant tel que Norbert pouvait-il se défier de preuves si manifestes de la plus sincère commisération?
—Et voilà où j'en suis, disait-il avec des larmes de rage dans les yeux. Ma destinée est écrite; mes efforts n'y changeraient rien. Je dois me résigner à mon sort, à moins...
Il s'interrompit un instant, et d'une voix sourde, les dents serrées, il ajouta:
—A moins que je n'en finisse avec la vie! Ne vaut-il pas mieux pourrir dans la terre que de végéter ainsi? Ne vaut-il pas...
De nouveau il s'arrêta, profondément étonné du bon sourire qui, épanouissant les lèvres minces du sieur Dauman, découvrit ses dents noires.
—Ah! s'écria-t-il, vous pensez que ce sont là des propos d'enfant?
—Dieu m'en préserve! monsieur le marquis. Vous avez trop souffert pour ne pas songer aux partis les plus désespérés. Seulement on ne doit pas parler ainsi quand on a dix-huit ans, quand a devant soi le plus magnifique avenir!
—L'avenir! interrompit Norbert que ce seul mot mettait hors de lui, que me parlez-vous d'avenir, quand mon supplice peut durer dix ans, vingt ans...
—Monsieur le marquis exagère.
—En quoi? Mon père est jeune...
—D'accord, vous ne vivrez pas près de lui, voilà tout. Ne serez-vous pas majeur dans trois ans? N'aurez-vous pas alors le droit de réclamer l'héritage de votre mère?
A l'air stupéfait de Norbert, le Président vit bien que le jeune homme était plus «innocent» encore qu'il ne l'avait supposé, et qu'il venait de lui apprendre une chose dont il n'avait pas même l'idée.
Il regretta d'avoir été si prompt, mais il s'était trop avancé pour ne pas continuer.
—Un homme, à sa majorité, monsieur le marquis, peut disposer de sa personne et de sa légitime. C'est la loi. Or, il vous reviendra de feu madame la duchesse—il salua—assez de bien pour mener une belle vie.
Norbert semblait n'entendre plus.
—Jamais je n'oserai rien réclamer à mon père, murmura-t-il.
—Cela je le conçois. Monsieur le duc, quand il est en colère, ne se connaît plus. Mais on ne fait pas ces commissions-là soi-même. On donne des pouvoirs à un notaire qui se charge des démarches et reçoit, s'il y a lieu, les coups du bâton fourchu. Les coups se comptent à part; c'est prévu par le Code, livre III, article 222, un mois à deux ans. C'est donc au plus trois ans que vous avez à patienter.
—Jamais je n'attendrai jusque-là, répondit Norbert, et j'en finirai si je ne trouve un moyen de me soustraire à cette tyrannie.
—Heureusement, il y a des moyens...
—Vous croyez, Président?
—J'en suis sûr, monsieur le marquis, et je me permettrai de vous les indiquer. Que n'êtes-vous majeur! ce serait simple comme bonjour. Vous iriez trouver un avoué qui vous rédigerait une requête en interdiction; coût... selon le succès.
—Oh!...
—Pardon, monsieur le marquis, mais cela se fait tous les jours. On a un papa qui ne peut se décider à laisser jouir ses enfants de ce qu'il a, alors, dame! on tâche de l'y contraindre légalement. Rien de si commun dans les grandes familles.
Il avala une gorgée d'eau-de-vie, et ajouta:
—Mais dans l'espèce, il faut songer à autre chose, nous ne sommes pas majeur.
Maître Dauman embrassait toujours avec une telle chaleur la cause de ses clients, que confondant leur personnalité et la sienne, il disait: Nous.
—Nous avons dix-huit ans, et nous voulons échapper à un père dont la folie nous opprime. D'abord, nous pouvons nous engager comme soldat.
—C'est toujours une ressource.
—Pitoyable, monsieur le marquis, croyez-moi. En second lieu, nous pouvons adresser une plainte à monsieur le procureur du roi—il souleva son bonnet grec.
—Une plainte!
—Certainement. Pensez-vous que le législateur n'a pas prévu le cas où un père abuserait de son autorité? Détrompez-vous.
Après un moment de silence calculé, Dauman reprit:
—Nous pourrions dans une plainte que je rédigerais et que vous recopieriez, exposer au juge que nous ne sommes pas élevé selon notre condition, qu'on nous a privé des bienfaits de l'instruction, qu'on nous utilise comme domestique. Votre père vous a-t-il frappé quelquefois?
—Jamais.
—N'importe, nous le mettrons tout de même. Ah! nos conclusions seraient écrasantes pour les défendeurs. «Desquels faits, dirions-nous, patents et notoires, toute la contrée déposera, car, bien que notre père y possède pour plus de deux millions de propriétés, nous y étions l'objet de la pitié de tous, à ce point que, dans la commune de Bivron, on ne nous désigne guère que sous la dénomination du «petit sauvage de Champdoce...»
Norbert, à ces mots, bondit comme un poulain sous un coup de cravache.
—Qui a osé m'appeler ainsi, s'écria-t-il d'une voix terrible, qui?.... nommez!...
Cette explosion qu'il avait provoquée à dessein ne surprit pas le Président.
—Vos ennemis, répondit-il, ou du moins les ennemis de votre père, et il en a beaucoup. Ce n'est pas à vous seulement que pèse son despotisme...
—Cependant, moi...
—Oh! vous, monsieur le marquis, vous n'avez que des amis, et plus que vous ne croyez, même surtout parmi les personnes du sexe. Tenez, pas plus tard que jeudi dernier, on parlait de vous devant Mlle Diane de Sauvebourg, et rien qu'en entendant votre nom elle est devenue plus rouge que la crête de mon coq. Vous la connaissez, Mlle Diane.
Le jeune homme sentant ses joues s'empourprer, baissa la tête et ne répondit pas.
—Sufficit! fit le sieur Dauman, nous serons libre quelque jour, et nous ferons nos farces. Revenons donc à cette plainte...
Mais Norbert, dont les yeux venaient de s'arrêter sur le coucou qui décorait le cabinet du Président, se dressa brusquement.
—Midi! s'écria-t-il, on va se mettre à table chez nous! Que dira mon père!...
—Quoi! vous le craignez tant que cela!...
Mais Norbert n'entendit pas cette raillerie, il avait rejoint son attelage, et déjà s'éloignait au grand trot. Du seuil de sa maison, le Président le suivait du regard.
—Cours, disait-il, cours, mon garçon. Tu ne m'as pas dit au revoir, mais tu me reviendras. J'ai un troisième moyen à t'offrir, le bon, et tu l'adopteras parce que je le veux. Cours, j'ai déposé dans ta cervelle une graine qui germera et portera fruit. Ah! monsieur le duc de Champdoce, pour une pécadille amoureuse vous voulez envoyer les gens aux galères!... Nous verrons où j'enverrai votre héritier.
III
Le sieur Dauman ne mentait pas, lorsque pour attiser la colère de Norbert, il lui disait:
—On ne vous appelle jamais autrement que «le sauvage de Champdoce.»
Seulement on n'attachait à ce surnom aucune intention injurieuse.
Offenser le fils d'un homme qui possédait en réalité deux cent mille livres de rentes, mais qu'on gratifiait du double, c'eût été manquer au respect qu'on doit à l'argent.
Or, en Poitou,—à cette époque,—l'argent était Dieu.
Il est vrai de dire que les sentiments de la noblesse poitevine, à l'égard du duc de Champdoce, avaient subi en vingt ans de singulières modifications.
Tout d'abord, quand pour la première fois il était apparu en veste ronde et en sabots, on s'était prodigieusement égayé.
Lui, laissa railler, se souciant peu du qu'en dira-t-on, persuadé que l'opinion et les rieurs finissent toujours par se ranger du côté des plus gros sacs d'écus.
L'événement lui donna raison.
Tous ses bons amis, les gentilshommes ses voisins, se prirent à réfléchir, quand ils le virent, sans trêve ni relâche, ajouter à ses bois une vigne, une prairie, s'accroître, s'arrondir, gagner incessamment du terrain, comme la mer quand elle porte son effort sur une côte.
Dès lors, le point de vue changea.
Les ridicules du duc de Champdoce furent célébrés comme autant d'excentricités; le fou devint un original, sa dureté fut acceptée pour une mâle énergie; on appela prudence et remarquable entente de l'administration son âpreté au gain.
On se serra autour de lui; on fut fier de lui. Les rayonnements de ses millions donnaient à la bure de sa veste des reflets plus splendides que ceux du satin ou du velours.
Après cela comment s'apitoyer sur le sort de son fils? La certitude d'hériter d'une fortune colossale ne devait-elle pas suffire à tous ses désirs?
Plus que les hommes, les femmes s'occupaient de Norbert.
Les mères qui avaient une fille à placer rêvaient pour elle un mariage avec le «sauvage de Champdoce.» Quelle alliance!
Malheureusement, son père avait pour le garder la sollicitude jalouse d'une duègne. Comment arriver jusqu'à lui ou l'attirer jusqu'à soi?
Cette œuvre de séduction, que pas une maman n'osait essayer, une toute jeune fille résolut de la tenter.
Cette audacieuse n'était autre que Mlle Diane de Sauvebourg.
Certes, elle avait bien des chances pour elle.
A dix-huit ans qu'elle allait avoir, Mlle Diane passait pour une des plus belles personnes du Poitou, et c'était justice.
Elle était assez grande et très blonde. Son teint blanc et uni avait un éclat sans pareil, sa chevelure lumineuse était abondante jusqu'à l'importuner; on ne résistait pas au charme de son sourire.
En elle, cependant, quelque chose eût inquiété un observateur.
Ses yeux, dès qu'elle s'oubliait à ses secrètes pensées, brillaient d'un feu sombre et trahissaient l'ambition et l'énergie qui faisaient le fond de son caractère.
Elle avait été élevée dans une communauté de Niort, où ses parents souhaitaient qu'elle prît le voile.
Ils venaient de la rappeler près d'eux sur ses prières réitérées d'abord, puis sur la demande de la supérieure, singulièrement embarrassée et inquiète d'une pensionnaire qui sans cesse menaçait de s'enfuir en escaladant les murs de la communauté, et dont l'indépendance était du plus fâcheux exemple.
Son père était fort riche, mais elle avait un frère plus âgé qu'elle de dix ans, et le vieux gentilhomme ne se gênait pas pour déclarer qu'il laisserait tout son bien à l'héritier du nom.
Pour sa fille, sa paternelle munificence allait jusqu'à promettre, si elle se mariait jamais, le trousseau, quarante mille francs comptant, et pas un sou avec.
—Ainsi, ma pauvre enfant, disait-il au retour de Diane, à toi d'aller avec tes armes, c'est-à-dire tes beaux yeux, à la chasse au mari. Mais, si avisée que tu sois, tu risques fort de revenir bredouille.
Bercée avec cette idée qu'elle serait déshéritée au profit de son frère, Mlle de Sauvebourg en avait pris gaîment son parti.
—Laisse-moi du moins essayer, cher père, répondit-elle. Si j'échoue, eh bien! il sera toujours temps de m'emprisonner, et j'aurai, en tout cas, passé près de toi, que j'aime tant, quelques bonnes années.
—A ton aise, ma fille, essaye, tu verras.
M. de Sauvebourg avait autrefois blâmé très énergiquement la conduite de M. de Champdoce, lequel, à l'entendre, sacrifiait son fils.
Sacrifier sa fille lui paraissait tout naturel.
Je réussirai, répétait l'entêtée, j'en suis sûre.
Mlle Diane était dans ces honnêtes dispositions, quand pour la première fois elle entendit parler du «sauvage de Champdoce».
Un ami de son père venait d'énumérer devant elle les grandes espérances de ce malheureux jeune homme.
—Pourquoi ne serait-il pas mon mari! se dit-elle.
Dès le lendemain, avec la merveilleuse finesse des femmes en pareille occasion, elle alla aux renseignements. Ils furent brillants et tels qu'elle osait à peine les rêver. Elle se mit à étudier le fort et le faible de la situation.
Le fort, c'était d'être duchesse, de posséder deux cent mille livres de rente, d'habiter Paris, d'avoir une loge aux Italiens, d'éblouir le faubourg Saint-Germain.
Le faible, c'était la difficulté de rencontrer Norbert et, plus encore, l'avarice du duc.
—Mais bast! pensait-elle, il n'est pas éternel. Que peut-il bien vivre encore? Six ou sept ans. J'aurai donc vingt-cinq ans à sa mort.
Cependant, avant de rien décider en elle-même, elle voulut voir Norbert. Elle se le fit montrer le dimanche suivant à l'église, et ressentit à première vue une impression vive et profonde. Elle était frappée de sa mâle beauté, de l'expression ardente de ses yeux, de son attitude pleine de noblesse sous ses pauvres vêtements.
Sa pénétration féminine découvrait quelque chose des sentiments de Norbert. Elle devina qu'il était malheureux et irrité, qu'il souffrait.
Elle le plaignit et sentit qu'elle l'aimerait. Elle l'aimait déjà...
Lorsque, la messe achevée, on sortit de l'église, elle s'était juré qu'elle serait la femme de Norbert. Cependant elle ne dit rien de ses dessins à ses parents.
Sans savoir au juste ce qu'elle ferait, il lui semblait qu'on gênerait sa liberté d'action. Réussir seule, sans appui, sans aide, sans conseils, n'était-ce pas plus beau!
D'ailleurs, elle ne doutait pas du succès.
Mlle Diane de Sauvebourg était fort romanesque, et plus d'une fois au couvent, on lui avait reproché son exaltation, mais elle était en même temps très positive.
Les femmes seules ont assez de puissance pour associer ces deux dispositions si opposées; elles savent garder la tête froide quand le cœur flambe.
Cette toute jeune fille pouvait, tout en s'éprenant de chimères, rester prudente et calculer. Elle avait appris beaucoup de choses au couvent, et son maintien de vierge, son air candide, dissimulaient une notable expérience et surtout une parfaite entente des intérêts sociaux.
Avant tout, il fallait rencontrer Norbert et le rencontrer par le plus grand des hasards. Comment?
Tout à coup elle parut prise d'un accès extraordinaire de charité. Porter des secours aux malades, aux vieillards, aux petits enfants, devint sa grande et unique préoccupation.
Sans cesse on la rencontrait par la campagne, parfois suivie d'un domestique chargé d'un panier de provisions, le plus souvent seule, portant du bouillon dans une grande bouteille revêtue d'osier.
—On se trompe souvent sur sa vocation, disait M. de Sauvebourg. Diane, décidément, était née pour être sœur de charité.
Il ne remarquait pas, le digne gentilhomme, et personne ne remarquait non plus que lui, que les protégés de Mlle Diane se trouvaient tous demeurer du côté de Bivron, particulièrement dans les environs du château de Champdoce.
On ne la soupçonnait guère non plus d'établir ainsi des précédents, et de conquérir le droit de se montrer où et quand bon lui semblerait sans qu'on en jasât.
Mais c'est en vain qu'elle multipliait ses courses, changeait ses heures, prenait tantôt la traverse et tantôt la grande route, le «sauvage de Champdoce» était invisible.
Même, on ne le voyait plus régulièrement à la messe le dimanche. Souvent le duc venait seul.
C'est qu'un événement insignifiant pour tout autre, immense pour lui et absolument inattendu, venait de bouleverser la vie de Norbert.
Une huitaine de jours après lui avoir confié ce qu'il nommait la «raison d'État» de la maison de Champdoce, son père le retint après le dîner, qui avait lieu vers midi dans la salle commune, et où mangeaient à la même table que les maîtres les quarante serviteurs du château. On était alors à la fin d'août, et tous les gens étaient employés au battage de la récolte.
—Il est inutile, mon fils, commença le vieux gentilhomme, de vous déranger pour rejoindre les ouvriers.
—C'est que, mon père...
—Laissez-moi parler, je vous prie. Ma confiance de l'autre soir a dû vous avertir que notre position était sur de point de changer. A dater d'aujourd'hui, vous ne travaillerez plus comme vous l'avez fait jusqu'ici. Je vous destine une tâche moins pénible, peut-être, mais plus difficile. Vous surveillerez. Vous donnerez des ordres sous ma direction.
On eût dit, à l'air de Norbert, qu'il ne pouvait croire que son père parlât sérieusement.
C'est-à-dire que vous m'avez pris pour un niais.
—Vous n'êtes plus un enfant, continua le duc, je veux de mon vivant vous
habituer à l'exercice de l'indépendance, afin qu'à ma mort vous ne soyez pas enivré de votre liberté.
Il se leva, alla prendre dans un coin un fort beau nécessaire de chasse, et le plaçant devant son fils il ajouta:
—Je suis content de vous, et en voici la preuve. Vous trouverez dans ce nécessaire un fusil et un port d'armes. Mon garde, Thomas, a ce matin amené pour vous un chien d'arrêt qui est attaché sous le hangar. Vous chasserez. Il faut à un jeune homme quelques distractions. De plus, comme un chasseur est exposé à des dépenses imprévues, voici, pour faire le garçon, de l'argent que je vous exhorte à ménager, vous souvenant qu'une prodigalité inconsidérée peut retarder, ne fût-ce que d'un jour, le moment où nos descendants reprendront leur rang.
Le vieux gentilhomme eût pu parler longtemps. Son fils écoutait, bouche béante, n'allongeant seulement pas la main pour prendre les six pièces de cinq francs qu'il lui tendait, si ébahi qu'il ne songeait même pas à ouvrir le nécessaire.
Cette apparence d'impassibilité déplut au duc qui s'attendait à des transports de joie.
—Jarniton! fit-il, vous le prenez bien froidement, je pensais vous être agréable.
Norbert comprit qu'il ne pouvait plus longtemps garder le silence, et faisant un effort il balbutia:
—Je vous remercie de votre bonté, je vous suis bien reconnaissant.
Mais le duc, impatienté, lui tourna le dos et sortit en grondant:
—Jarnibleu! Qu'est-ce que cela signifie? Ce garçon aurait-il conçu quelque fâcheux dessein? Notre curé aurait-il raison?
C'est qu'en effet, ces idées d'émancipation et de munificence, si contraires à ses grands principes, n'étaient pas venues naturellement à M. de Champdoce. L'honneur en revenait au curé de Bivron, qui les lui avait soufflées.
Mais ce relâchement de discipline qui, un an plus tôt, eût empli de joie le cœur de Norbert, ne lui causa aucun plaisir. Il venait trop tard.
Son haine contre son père qu'il appelait son tyran, était trop terrible pour être ainsi désarmée.
D'ailleurs, quelle si grande grâce lui accordait-on? On lui donnait un fusil, la belle affaire! Trente francs, quelle dérision!
En serait-il moins mal vêtu, moins gauche, moins ridicule, moins ignorant, moins seul? Ne continuerait-on pas à l'appeler le «Sauvage?»
Quelles perspectives lui offrait-on, et approchaient-elles seulement de l'idéal du bonheur tel qu'il se le représentait?
Car il ne cessait d'essayer d'ajuster à ses convoitises tout ce qu'il avait retenu de ses lectures désordonnées.
Cependant, la chasse était ouverte. Norbert chassa, prenant moins de plaisir à brûler de la poudre qu'à être suivi de son chien, un épagneul magnifique répondant au nom de Bruno. Il avait un compagnon, enfin, un ami qui lisait dans ses yeux et qui, selon qu'il était triste ou gai, marchait la tête basse ou sautait à ses côtés.
Mais il ne pouvait cesser de songer à Dauman.
Il avait interrogé plusieurs ouvriers, et tous lui avaient répondu que «le président» était un homme dangereux, capable de tout.
Norbert n'en était que plus déterminé à retourner lui demander conseil. Pourtant il hésitait, il n'osait. Une dernière lueur de raison éclairait le précipice où il allait rouler.
IV
Dauman, lui, attendait, tout aussi rassuré que l'oiseleur qui, ayant habilement disposé dans les chaumes son perfide miroir, se croise les bras, sûr que les alouettes s'y viendront prendre.
N'avait-il pas fait briller aux yeux de Norbert l'éblouissant espoir de la liberté?
Comme tous ces hommes qui, dans les campagnes, exploitent alternativement la cupidité et la misère, maître Dauman avait des espions partout.
Heure par heure, pour ainsi dire, il savait tout ce qui se passait au château de Champdoce.
On lui avait rapporté presque textuellement le dernier entretien du duc et de son fils. Il était informé des conditions nouvelles faites à Norbert.
Il n'en fut ni inquiet, ni affecté, persuadé qu'en se relâchant de son despotisme, M. de Champdoce hâtait la révolte de son fils.
Souvent, le soir, quand après son dîner il allait, selon sa coutume, se promener sur la grande route en fumant sa pipe de bruyère fabriquée par lui, il s'arrêtait au bas des taillis de Bivron d'où l'on apercevait le château de Champdoce.
Il montrait le poing au vieil édifice, et d'une voix sourde il répétait:
—Il y viendra, il y viendra...
Il y vint.
Après une semaine de luttes intérieures, après de cruels combats, après s'être mis deux fois en route et deux fois être revenu sur ses pas, Norbert osa venir frapper à la porte de l'ennemi de son père.
De sa fenêtre, Dauman l'avait aperçu descendant lentement la côte, le fusil sur l'épaule, suivi de son bel épagneul Bruno.
Le maître hypocrite avait donc eu le loisir de préparer sa physionomie, et de prendre une contenance toute différente de celle de la première entrevue.
C'est encore avec toutes les démonstrations d'un respect outré qu'il reçut «Monsieur le marquis,» comme il l'appelait avec une grotesque emphase; mais il sut paraître gêné, affectant précisément assez de contrainte pour que Norbert ne pût ne la point remarquer.
Lui, si beau parleur d'ordinaire, et qui avait un gros répertoire de formules banales qu'il débitait à ses clients, il semblait s'entortiller à n'en pouvoir sortir dans ses phrases respectueuses, ne sachant que répéter:
—Bien à votre disposition, monsieur le marquis, tout à votre service.
Norbert, qui comptait sur le chaud accueil de l'autre jour, fut si décontenancé de cette surprenante froideur, qu'un moment il eut l'idée de se retirer.
Une puérile vanité le retint, et il se dit qu'ayant fait tant que de venir, il se devait de prendre son courage à deux mains et de parler.
—Je voudrais vous consulter, Président, commença-t-il, pour ce que vous savez; n'ayant nulle expérience, je me décide à profiter de la vôtre.
L'autre avait l'air de tomber des nues. Il renversait la tête en arrière, les yeux au plafond, comme s'il eût attendu une inspiration des solives où pendaient ses paquets de graines.
—Ce que je sais, murmurait-il, ce que je sais...
Une fois engagés dans une voie qu'ils savent périlleuse, les plus timides ferment les yeux et vont droit au danger.
—Eh oui! fit Norbert, ne deviez-vous pas me donner le moyen de changer contre une meilleure l'existence qui m'excède?
—En effet il me semble...
—Vous m'avez offert deux expédients et vous m'en avez fait entrevoir un troisième, plus sûr, affirmiez-vous; quel est-il?
L'embarras si admirablement joué du sieur Dauman sembla redoubler à cette question, trop précise pour qu'il pût l'éluder.
—Comment, répondit-il avec le plus niais sourire qu'il put trouver, comment, vous vous souvenez encore de cela?
—Je n'ai cessé d'y penser.
Le maître coquin intérieurement était ravi.
C'est pourtant avec le même sourire forcé qu'il reprit:
—Oh! vous savez, monsieur le marquis, on dit comme cela tant de choses!... Entre l'intention et le fait, il y a un bout de chemin, la loi le reconnaît. Je suis si franc de mon naturel, que je ne sais pas toujours tenir ma maudite langue. J'aurai parlé en l'air.
Norbert était un pauvre garçon fort ignorant; ce n'était pas un être faible et mou. Son père avait pu plier les ressorts de son énergie, mais non les briser. D'ailleurs, c'était bien le sang rouge et chaud des Dompair de Champdoce qui courait dans ses veines.
Du coup il se dressa, frappa violemment le parquet de la crosse de son fusil.
—C'est-à-dire, s'écria-t-il, que vous m'avez pris pour un niais...
—Oh! monsieur le marquis!...
—Et que vous avez pensé qu'on pouvait se jouer de moi impunément. Il vous a paru plaisant de m'arracher mes secrets. Qu'en comptez-vous faire? Les colporter pour en rire pourrait vous coûter cher, Président!...
Il s'interrompit, surpris de l'air navré du sieur Dauman, et il eut presque regret de son emportement lorsqu'il l'entendit s'écrier du ton le plus douloureusement ému:
—Me juger ainsi, moi! monsieur le marquis; me supposer capable d'une pareille infamie!...
—Alors, que signifient vos façons d'aujourd'hui?
La physionomie traîtresse du sieur Dauman exprima la plus vive anxiété.
Il hésitait, il paraissait délibérer afin de décider lequel était le plus convenable de parler ou de se taire.
Enfin, il se dressa, il avait pris son parti.
—Tenez, monsieur le marquis, fit-il résolûment, puisque vous m'avez deviné, tant pis! je vous dirai la vérité. Vous vous fâcherez si vous voulez...
—Je ne me fâcherai pas. Parlez sans crainte, Président.
—Eh bien! j'ai réfléchi.
—Ah?
—C'est comme cela. Je ne suis qu'un pauvre homme, moi, monsieur le marquis, et il n'en faudrait guère pour me compromettre. La moindre de mes imprudences peut être punie par le manque de pain. Que fais-je en vous assistant de mes conseils? Évidemment, je contrecarre les projets de monsieur votre père. Me voyez-vous, moi, Dauman, luttant contre le tout-puissant et richissime duc de Champdoce?—Il salua.—Qu'arriverait-il, s'il apprenait jamais mon audace? Il irait tout droit trouver monsieur le procureur du roi.—Il souleva son bonnet.—Et dès demain, les gendarmes viendraient chercher mon Dauman pour le conduire en prison.
Norbert n'apercevait pas la relation.
—Les gendarmes demanda-t-il, pourquoi?
—Comment, pourquoi! Vous n'avez donc jamais ouvert un code, monsieur le marquis? Mon Dieu! que les parents sont négligents! vous n'avez pas dix-neuf ans, et je connais un certain article 354 d'où on peut tirer tout ce qu'on veut, même cinq ans de réclusion pour votre serviteur. Peste! la loi ne badine pas quand il s'agit d'un mineur qui est fils d'un duc millionnaire. Et dire que votre père pourrait apprendre que je vous ai fait connaître vos droits! Je tremble rien que d'y songer...
—Comment l'apprendrait-il?
Le sieur Dauman ne répondit pas, et ce silence significatif parut à Norbert si injurieux, que tapant du pied, il insista:
—Je vous demande, Président, comment il l'apprendrait?
—Hélas! monsieur le marquis, vous respectez et surtout vous craignez votre père, ce qui est votre devoir...
—C'est-à-dire que vous me croyez assez simple pour aller tout lui dire.
—Non, mais il peut concevoir un soupçon et vous interroger; vous-même m'avez appris que, lorsqu'il vous regarde d'une certaine façon, il obtient tout de vous.
Tout s'expliquait pour Norbert. Sa colère tomba; c'est d'un ton amer, mais presque froidement qu'il dit:
—Je puis être un «sauvage,» je ne serai jamais un dénonciateur. Quand j'ai promis de garder un secret, il n'est ni menaces ni tortures qui puissent me l'arracher. Je redoute mon père, ma terreur en sa présence est plus forte que ma volonté, mais je suis Champdoce, je ne crains personne autre; entendez-vous, Président?
—Ah! comme cela...
—Nul jamais ne saura par moi que vous m'avez seulement dit un mot, je vous en donne ma parole d'honneur.
La physionomie du Président reprenait peu à peu cette expression de sympathique intérêt qui inspirait tant de confiance à Norbert.
—En vérité, reprit-il, on dirait, à voir mes hésitations, que mon dessein est de vous pousser au mal, monsieur le marquis, tandis qu'au contraire... C'est que l'expérience rend prudent. Moi donner un mauvais conseil! Jamais. Est-ce que je ne connais pas mon code? Voilà mon bréviaire, à moi, ma règle de conduite, ma foi, ma conscience.
Il avait pris, sur la tablette de son bureau, un gros petit livre à tranches multicolores, encrassé par un long usage, et le brandissant fièrement, il ajouta:
—Mais il faut savoir tout ce qui est là-dedans.
Ce panégyrique agaçait singulièrement Norbert.
—Enfin, interrogea-t-il, que dois-je faire?
Maître Dauman cligna de l'œil et répondit:
—Rien, monsieur le marquis. Trois ans à peine vous séparent de votre majorité, il faut patienter, attendre...
—Eh! si je m'en étais senti le courage, je ne serais pas ici.
—C'est pourtant le seul expédient raisonnable. Votre père est un vieillard, pourquoi le chagriner? Laissez-lui donc encore ces trois années de répit pour caresser ses chimères...
D'un coup de poing violemment appliqué sur le bureau, Norbert lui coupa la parole.
—Si c'est là tout ce que vous avez à me dire, fit-il, je regrette d'être venu.
Il se leva, siffla Bruno comme s'il voulait se retirer, et ajouta:
—J'aurais fort bien trouvé cet expédient sans le secours du votre expérience: bonsoir!
Le Président ne bougea pas, sûr que d'un mot il retiendrait Norbert.
—Vous êtes vif, monsieur le marquis, fit-il, que ne me laissez-vous achever?
—Alors, finissez vite, dit le jeune homme sans se rasseoir.
Maître Dauman n'en parla ni plus ni moins vite.
—Remarquez, monsieur le marquis, reprit-il, que si je vous exhorte à ménager votre père, je ne vous engage pas, pour cela, à endurer comme par le passé toutes ses fantaisies. Qu'est-ce que je veux, moi? vous voir heureux l'un et l'autre. Je suis en ce moment comme un bonhomme de juge de paix qui s'efforce de mettre deux adversaires d'accord. Il est des accommodements avec les situations les plus difficiles. Ne pouvez-vous, tout en restant en apparence le plus dévoué des fils, agir en réalité à votre guise? Il ne faut jamais résister ouvertement à ses parents. Combien de jeunes gens sont dans votre cas! Devant papa et maman, on leur donnerait le bon Dieu sans confession, et derrière ils font le diable à quatre. Quand on n'est pas le plus fort, on doit être le plus fin.
A la mine de son «client,» le Président jugeait l'effet de son allocution; il était grand, et tel qu'il le souhaitait.
Norbert qui jusque-là avait gardé la main sur le loquet de la porte, le lâcha et se rapprocha.
—N'avez-vous pas une certaine liberté maintenant, monsieur le marquis? poursuivit Dauman. C'est l'essentiel. Votre père saura-t-il si vous l'employez à chasser ou à toute autre chose?
—A quoi?
Dauman partit d'un franc éclat de rire.
—Dame!... je ne sais pas, cela dépend des goûts. Je ne puis parler que de ce que je ferais si j'étais à votre place.
—Dites-le, Président.
—Pour lors, je ne resterais au château que juste assez pour ne pas inquiéter papa. Ah! je n'y ferais pas grande poussière. Le reste de mon temps, le bon, je le passerais à Poitiers, qui est une belle ville où on a tout sous la main. J'y louerais un petit appartement, et j'y vivrais comme un joli garçon qui est son maître. A Champdoce, je garderais ma veste et mes sabots, mais à Poitiers j'aurais de fins escarpins et des habits achetés chez les meilleurs tailleurs. Puis, je me faufilerais dans la société des étudiants, de joyeux vivants, qui passent toutes les nuits à boire du punch, à jouer au billard et à chanter la mère Godichon. Voilà qui est vivre. J'aurais des amis, des maîtresses; j'irais au spectacle, au bal, dans les cafés. J'en ai tâté, moi, quand j'étudiais pour entrer dans les affaires...
Il s'interrompit et brusquement demanda:
—Il doit y avoir de bons coureurs parmi les chevaux que votre père élève, et qui sont parqués en bas des prés Juron?
—Oui certes!
—Eh bien! quoi de plus facile que d'en dresser un à votre usage? Je suppose que vous avez envie d'aller à Poitiers, que faites-vous? Le soir, quand on vous croit endormi, vous filez doucement, avec votre fusil, emmenant le bel épagneul que voici; vous bridez un cheval, et hop! en deux temps de galop vous êtes à la ville. Vous mettez le bidet à l'auberge, vous vous habillez en grand soigneur que vous êtes et vous rejoignez vos amis. S'il vous plaît de rester là-bas, ici on se dit, en ne voyant ni votre fusil ni votre chien: «Il est à la chasse.» Et ni vu, ni connu!...
Norbert avait naturellement un caractère droit et ferme. L'idée d'une existence de tromperies continuelles, de ruses, de mensonges, lui répugnait singulièrement.
C'est là cependant que conduisent fatalement l'oppression et la crainte.
D'un autre côté, ce tableau grossier de plaisirs faciles et vulgaires que lui présentait maître Dauman répondait si bien à ses imaginations secrètes qu'il pâlissait tant son émotion était vive, et que la flamme des plus ardentes convoitises brillait dans ses yeux.
—Oui, balbutia-t-il, c'est bien là ce que je pensais.
—Alors qui vous empêche?...
Le pauvre garçon ne put retenir un gros soupir, et bien bas il murmura:
—Il faut de l'argent, pour cela, beaucoup, et je n'en ai pas. Si j'en demandais à mon père, il me refuserait, et d'ailleurs, je n'oserais jamais...
—Quoi! monsieur le marquis, vous qui serez si riche dans trois ans, vous n'avez pas un ami qui puisse vous obliger?
—Je n'ai personne!
Et, écrasé sous le sentiment de son impuissance, Norbert se laissa lourdement retomber sur sa chaise. Le sieur Dauman, lui, les sourcils froncés, paraissait réfléchir. On eût juré qu'au dedans de lui un combat violent se livrait entre deux idées absolument opposées.
—Eh bien, non! s'écria-t-il, non, monsieur le marquis, il ne sera pas dit que j'aurai eu la dureté, vous voyant malheureux, de ne pas m'employer à votre service. On a tort de mettre le doigt entre l'arbre et l'écorce, mais tant pis! je me risque. On vous prêtera ce qu'il vous faut.
—Vous, Président?
—Malheureusement, non! Je ne suis qu'un pauvre diable, moi, je n'ai rien de côté, et ce n'est qu'à grand'peine et à force de privations que je joins les deux bouts; mais j'ai la confiance de plusieurs fermiers aisés d'ici, qui m'apportent leurs économies pour les faire valoir. Qui m'empêche d'en disposer en votre faveur?
C'est à peine si Norbert respirait, tant l'espérance et l'anxiété lui serraient le cœur.
—Oh! si cela se pouvait! murmura-t-il.
—Cela se peut, monsieur le marquis. Seulement, il vous en coûtera cher. On vous demandera, comme de juste, des intérêts proportionnés aux risques de pertes qui sont considérables.
—Que m'importe!
—C'est que, voyez-vous, le Code ne reconnaît pas ces transactions, et, en m'en mêlant, je manque aux principes de toute ma vie. C'est de l'usure, me dira-t-on. Possible. Moi, je répondrai que le bénéfice, quand il est aléatoire, doit être grand. Mon devoir était de vous avertir; vous êtes prévenu, réfléchissez. Je vous le déclare, à votre place je ne consentirais pas cet emprunt, j'attendrais une occasion.
—Je ne veux plus attendre.
Maître Dauman eut ce geste des épaules, qui signifie si clairement: «Comme vous voudrez, j'ai fait ce que j'ai pu.»
—A votre aise, monsieur le marquis, poursuivit-il. Je m'explique votre insouciance. Vous serez si riche à votre majorité, que quelques milliers de francs à rembourser ne vous gêneront en rien.
Et aussitôt, pour l'acquit de sa conscience, comme il disait, car Norbert ne l'écoutait pas, il se mit à expliquer les «clauses et conditions» de l'emprunt, appuyant à dessin sur ce qu'elles avaient d'exorbitant, insistant sur ce fait qu'il était étranger à des prétentions assez ridicules, qu'il ne faisait que remplir le mandat de ses commettants.
—Vous comprenez? répétait-il à chaque phrase, vous comprenez?
Norbert comprenait si bien, que c'est avec une véritable explosion de joie qu'en échange de deux mille francs il signa deux obligations de quatre mille francs chacune,—il en eût signé dix,—au profit d'un sieur Besson et d'un sieur Lantoine, deux cultivateurs du pays, gens absolument tarés et entièrement à la discrétion de Dauman, leur créancier.
Il s'était d'ailleurs engagé, sur l'honneur, à ne jamais avouer, quoi qu'il pût arriver, que le Président s'était mêlé de cette affaire.
—Surtout, monsieur le marquis, de la prudence, beaucoup de prudence!... Ne parlez à âme qui vive de nos relations, et cachez-vous pour venir me visiter.
Ce fut le suprême conseil de Dauman, quand «son client» s'éloigna.
Il était seul dans son «cabinet,» il triomphait; il se mit à relire les titres que Norbert laissait entre ses mains en échange de deux billets de banque. Étaient-ils en règle, ne s'y trouvait-il rien qui pût les frapper de nullité entre ses mains?
Non. Il connaissait la loi, il n'avait rien oublié. Hormis le cas où Norbert viendrait à mourir, il avait tout prévu.
Et certes, Dauman espérait bien que l'opération ne se bornerait pas à ce prêt insignifiant. Il comptait que Norbert aurait vite dissipé cette somme de deux mille francs, énorme lorsqu'il s'agit de la gagner, insignifiante pendant qu'on la jette par toutes les fenêtres de ses fantaisies.
Devançant l'avenir, il se voyait plaçant toutes ses économies, c'est-à-dire une quarantaine de mille francs, sur la tête de cet écervelé, et, à sa majorité, lui réclamant une fortune. Sans compter que d'ici là...
Il est vrai que tous ces beaux projets dépendaient de la discrétion de Norbert. Sur un soupçon, le duc ne manquerait pas d'apparaître et romprait tout.
Cependant, Dauman ne comptait que sur quatre ou cinq jours d'anxiété, car, bien évidemment, si le jeune homme ne se trahissait pas sur le moment même, il aurait vite acquis l'habitude de la dissimulation.
Le Président avait raison de ne pas trop craindre.
La passion a des ressources et des roueries inattendues. La peur extrême que Norbert avait de son père lui tint lieu de dix ans de diplomatie.
Par moments il doutait, et il se demandait si c'était bien à lui, si misérable jusqu'ici, qu'arrivait cette bouffée de bonheur extraordinaire, et pour être bien sûr qu'il n'était pas le jouet d'un rêve, il froissait dans sa poche le papier soyeux des billets de banque.
La nuit lui parut éternelle. Dévoré de la fièvre aiguë de l'impatience, il se tournait et se retournait sur son lit, appelant vainement le sommeil qui lui eût fait perdre conscience des heures trop lentes.
Et au jour, il était sur la route de Poitiers, le fusil sous le bras, marchant à grandes enjambées, sifflant à tout moment Bruno qui s'attardait dans les champs.
Son plan était bien arrêté.
—J'arrive, se disait-il, je loue un gentil petit appartement; je cours chez un tailleur, je me lie avec tous les étudiants, etc., etc.
C'était là, juste ce que le Président avait dit qu'il ferait.
Quel homme que ce Dauman et quel ami précieux!
Le malheur est que, toujours, entre le désir et sa réalisation, se glisse quelque empêchement d'autant plus imprévu qu'il est plus simple.
Arrivé à Poitiers, où il n'était venu qu'une fois, Norbert se trouva effaré, perdu, comme l'oiseau qui, né et élevé en cage, s'échappe et ne sait pas se servir de ses ailes.
Il marchait tout penaud par les rues, regardant les maisons, lorgnant les boutiques, mortellement embarrassé pour en venir à ses fins.
Enfin, après mille hésitations, mille résolutions prises et abandonnées, mourant de faim, pleurant presque, maudissant sa timidité, il gagna non sans peine le champ de foire et entra déjeuner dans l'auberge où il avait mangé un morceau avec son père.
Puis, désespéré, il regagna Champdoce aussi triste qu'il était gai le matin.
Mais Dauman était là.
Consulté par Norbert, après avoir bien ri de sa singulière déconvenue, il le mit en rapport avec un sien ami, lequel, moyennant une bonne commission, comme de raison, pilota le jeune «sauvage», lui loua un petit appartement meublé rue Saint-François, et enfin le conduisit chez un tailleur où il se commanda pour 500 francs d'habits.
Alors il croyait que ses vœux allaient être comblés à point. Après avoir eu la fringale pendant des années, se trouvant enfin à table, il ne put pas manger.
Il lui arriva ce qui toujours advient à ceux qui ont trop vécu de rêves.
Comparée aux mensonges de son imagination, la réalité lui parut froide, repoussante, affreuse.
Sa timidité, d'ailleurs, sa sauvagerie, le sentiment de son ignorance de la vie le paralysaient et l'empêchaient de goûter aucune des jouissances qu'il s'était promises. Il lui eût fallu un ami; où le prendre?
Un soir, il osa entrer au café Castille. Bien qu'on fût à l'époque des vacances, quelques étudiants s'y trouvaient. Leur gaîté bruyante l'effaroucha et le fit fuir.
Il vécut donc seul à Poitiers, comme à Champdoce, et plus désolé.
Ses heures de liberté volée, il les passait tristement dans son appartement, en compagnie de Bruno, qui certes eût préféré battre la campagne. Ou bien, quittant la veste, il revêtait ses beaux habits et il allait se promener sur Blossac.
En tout, il n'eut pas plus de cinq bonnes soirées qu'il passa au théâtre.
Et que de risques pour de si maigres satisfactions, que de peines, de précautions! Combien de mensonges entassés!
Puis, que de terreurs! Son père ne pouvait-il ouvrir les yeux?
M. de Champdoce, en effet, s'était aperçu des sorties et des absences de son fils; mais, à cent lieues de la vérité, il les attribuait à d'autres causes qui ne lui déplaisaient pas trop.
Un matin, cependant, il railla doucement Norbert de sa maladresse à la chasse. Il n'avait pas rapporté trois pièces de gibier depuis qu'il avait un port d'arme.
—Aujourd'hui, du moins, lui dit le duc, tâchez de revenir le carnier plein, car nous aurons demain un ami à dîner.
—Un ami! ici?
—Oui, répondit M. de Champdoce, qui ne put s'empêcher de sourire, nous recevrons M. de Puymandour. Même pour cette circonstance, je fais ouvrir et disposer la salle à manger du second étage; nous y dînerons.
Norbert s'éloigna, aussi intrigué que possible.
Ce dîner, ces préparatifs étaient des événements extraordinaires. Cependant, le choix du convive était plus surprenant encore.
—N'importe, se dit Norbert, je veux tuer quelque chose.
Mais il ne suffit pas toujours de vouloir. Il était fort inexpérimenté.
C'est donc en vain qu'il fit plus de six lieues dans sa matinée et brûla beaucoup de poudre. Il était furieux.
Cependant, vers les deux heures, comme il arrivait aux bruyères de Bivron, il crut apercevoir à vingt pas, près d'une haie, un imprudent lapin tout occupé de brouter une touffe de luzerne. Quelle occasion!
Avec des précautions extrêmes, il épaula, ajusta et fit feu.
A l'explosion de l'arme, un cri de douleur ou d'effroi, un cri terrible, répondit, et Bruno s'élança vers la haie, en aboyant avec fureur.
V
Les hommes, assez volontiers, vantent leur esprit de suite, leur fermeté, leur persévérance. Pure fatuité de leur part.
C'est chez la femme seulement que la persévérance se trouve, mais opiniâtre, inflexible, intraitable, poussée jusqu'à la folie.
Sous ce rapport, Mlle Diane de Sauvebourg était dix fois femme.
Cette belle et naïve jeune fille, toute préoccupée en apparence de futilités, que son père appelait en riant sa «chère girouette,» cachait sous ses dehors frivoles une volonté de fer, et fût morte avant de renoncer volontairement au projet qu'elle avait conçu d'être un jour duchesse de Champdoce.
Cependant, ses longues promenades à travers champs, toutes savamment choisies pour amener une rencontre qu'elle jugeait devoir être décisive, étaient restées inutiles.
Bien que le temps fût souvent mauvais, que les sentiers détrempés fussent devenus moins praticables, qu'il fît froid, elle continuait ses charitables visites autour du château de Champdoce.
—Un jour viendra bien, pensait-elle, où je l'apercevrai, cet invisible.
Le jour tant souhaité vint.
C'était vers la mi-novembre, un jeudi, et, depuis le commencement de la semaine, la température s'était tout à coup radoucie.
Le ciel était bleu, les dernières feuilles frémissaient à la brise, les merles sifflaient dans les haies dépouillées.
Mlle de Sauvebourg, seule, un petit panier au bras, suivait le sentier qui conduit à Mussidan en longeant les bois de Bivron, dont il n'est séparé que par un fossé et une haie épaisse et haute.
Elle marchait lentement, au beau soleil tiède, lorsqu'un bruit de branches brisées sous des pas lui fit lever la tête.
Elle regarda, et tout son sang afflua à son cœur.
A travers une éclaircie de la haie, de l'autre côté, elle venait de reconnaître celui qui, depuis plus de deux mois, occupait toute sa pensée, Norbert.
Il s'avançait fort lentement, avec les précautions minutieuses d'un chasseur sous bois, l'œil et l'oreille au guet, le doigt sur la détente de son fusil.
Une insurmontable émotion cloua sur place Mlle Diane. Elle se sentait défaillir; ses idées devenaient confuses. Elle mesurait l'abîme qui sépare du fait les intentions les plus formelles, et toute la belle fantasmagorie de ses projets s'évanouissait.
L'occasion si ardemment désirée, si patiemment épiée se présentait, et si grand était son trouble qu'elle comprenait bien qu'elle n'en pourrait profiter. Articuler une seule parole lui eût été impossible.
Qu'allait-il arriver?
Norbert allait passer près d'elle; il la saluerait, elle répondrait par une inclination de tête, il s'éloignerait et ce serait tout, et elle attendrait peut-être des mois une seconde rencontre.
Toutes ces réflexions traversèrent son esprit en moins de temps que n'en met l'éclair à rayer le ciel.
Cependant, elle faisait pour rassembler son courage d'héroïques efforts, quand elle vit le fusil de Norbert s'abaisser vers elle.
Le double canon la menaçait. Elle voulut avertir, elle ne le put...
Une douleur aiguë, comme le serait la piqûre d'une aiguille rougie, mordit sa chair, un peu au-dessus de la cheville. Elle battit l'air de ses deux mains, poussa un grand cri, et s'affaissa sur le sentier.
Pourtant, elle n'avait pas perdu entièrement connaissance, car elle entendit l'explosion de l'arme, un cri terrible qui répondit au sien, et ensuite des aboiements furieux et un grand froissement de branchages.
Presque aussitôt elle sentit sur son visage comme une haleine chaude, puis quelque chose d'humide et de froid dont le contact la fit frémir.
Elle ouvrit les yeux. Bruno, le bel épagneul, était près d'elle, s'agitant, lui léchant les mains.
Au même instant, la haie s'écarta sous un énergique effort, et Norbert apparut, pâle, éperdu, les cheveux hérissés par la terreur.
Sa vue eut cet effet admirable de rendre subitement à Mlle de Sauvebourg sa présence d'esprit et son sang-froid. Elle eut conscience des avantages de sa position, résolut d'en tirer parti et referma les yeux.
Norbert, lui, en présence de cette femme étendue à terre, immobile, plus blanche que marbre, se sentait devenir fou. Il la reconnaissait, il avait tué Mlle de Sauvebourg.
Son premier mouvement fut de s'enfuir, de courir devant lui tant qu'il aurait de forces. Le sentiment inné du devoir l'arrêta.
Il s'approcha secoué par un horrible tremblement; il se pencha et reconnut qu'elle ne pouvait être morte.
Alors, il s'agenouilla près de cette jeune fille que souvent il avait admiré à l'église, et bien doucement souleva cette tête charmante et l'appuya au pli de son bras. Il cherchait où il pouvait l'avoir frappée.
—Mademoiselle, disait-il d'une voix que l'angoisse rendait à peine intelligible, de grâce, parlez-moi, un seul mot!
Elle ne répondait pas, elle se recueillait, elle bénissait l'événement.
Enfin, elle fit un mouvement qui arracha une exclamation de joie à Norbert; puis, bien lentement, elle souleva ses paupières ombragées de longs cils et promena autour d'elle le regard surpris d'une personne qui s'éveille.
—C'est moi, mademoiselle, balbutiait le pauvre garçon, Norbert de Champdoce; ne me connaissez-vous pas? Grand Dieu! quel affreux malheur! C'est moi qui vous ai blessée. Me pardonnerez-vous jamais! Sans doute vous souffrez beaucoup...
Son anxiété était si poignante, que Mlle Diane en eut pitié et n'abusa pas. D'un geste d'une douceur infinie, elle repoussa le bras qui la soutenait et se redressa.
—Rassurez-vous, monsieur, dit-elle; c'est à moi de vous demander pardon de m'évanouir comme une femmelette, et pour rien, car j'ai eu bien plus de peur que de mal.
Elle souriait si délicieusement en disant cela, que Norbert crut voir le ciel s'entr'ouvrir. Il respira.
—Je puis courir chercher des secours, proposa-t-il.
—A quoi bon! Si j'ai quelque chose, ce ne peut être qu'une égratignure insignifiante.
En même temps elle allongea un pied à faire tourner une tête plus solide que celle de Norbert, et ajouta:
—Tenez, c'est là.
En effet, un peu au-dessus de la bottine, une tache de sang assez large rougissait le bas fin et blanc.
A cette vue, l'effroi de Norbert le reprit. Il se releva vivement:
—Je cours jusqu'au château, fit-il, et avant une heure...
—Je vous le défends bien, interrompit la jeune fille, ce n'est rien, je vous l'affirme. Regardez, je remue très bien le pied dans tous les sens.
Elle le remuait, en effet, d'un geste mutin et gracieux.
—Cependant, je vous en prie...
—Taisez-vous, nous allons voir ce que c'est.
Sur ces mots, elle sortit de sa poche un petit canif, et, fendant son bas, elle découvrit ce qu'elle appelait en riant «l'horrible blessure.»
A vrai dire, c'était une plaisanterie. Deux grains de plomb l'avaient atteinte. L'un avait éraflé la face interne de la cheville qui saignait un peu; l'autre s'était logé dans la chair, mais il était resté à fleur de peau et on le distinguait très bien.
Norbert apparut, éperdu, les cheveux hérissés par la
terreur.
—Il faudrait un médecin, fit Norbert.
—Pour cela... Ah! ce n'est vraiment pas la peine.
Et fort adroitement, de la pointe de son canif, elle dégagea le grain de plomb, qui roula à terre.
Debout au milieu du sentier, immobile, retenant son souffle, comme l'enfant qui arrive au troisième étage de son château de carton, Norbert contemplait d'un œil surpris et ravi cette belle jeune fille assise à ses pieds.
Jamais il ne s'était imaginé qu'une créature humaine pût réunir tant de divines perfections. Il n'avait nulle idée d'un tel accueil, si amical, si bon et si gai à la fois. De sa vie, il n'avait entendu une voix comme celle-là douce et sonore, et qui allait droit au cœur.
Puis, comme elle était jolie, encore mal remise de son émotion! Une larme tremblait encore dans ces beaux yeux, retenue par les cils, et cependant ses lèvres roses souriaient. Son teint était si transparent qu'on croyait voir le sang courir plus vite dans ses veines. Avec quelle grâce étrange ses cheveux, à demi dénoués dans sa chute, retombaient en grappes dorées sur ses épaules!
Et lui, si facile à effaroucher, il ne se sentait aucunement déconcerté.
Cependant, Mlle de Sauvebourg avait déchiré son mouchoir de fine batiste et en avait fait quatre bandes dont elle entoura son égratignure, et qu'elle assujettit avec des épingles.
—Voilà qui est fait, dit-elle gaiement, le mal est réparé.
Elle tendait en même temps sa main fine et délicate à Norbert pour qu'il l'aidât à se relever.
Une fois debout, elle essaya de marcher et fit quelques pas en boitant légèrement,—un peu volontairement peut-être.
—Ah! je ne le vois que trop, s'écria Norbert désespéré, vous souffrez, mademoiselle!
—Mais non, je vous le promets. Cela me cuit bien un peu en ce moment, mais ce soir je n'y penserai plus.
Elle eut un petit éclat de rire franc et sonore, vrai rire de pensionnaire, et, d'un ton d'amicale ironie, elle ajouta:
—Et quand même, monsieur le marquis, ce serait un souvenir de notre première rencontre.
Norbert ne songea pas à se demander si c'était un reproche. Il était surtout frappé de ce que Mlle Diane l'appelait monsieur le marquis. Jusqu'ici, Dauman seul lui avait donné ce titre. Cette attention fut comme un baume versé sur les plaies toujours saignantes de son orgueil.
—Du moins, pensait-il, elle ne me méprise pas.
Mlle de Sauvebourg poursuivait:
—Cette aventure tragi-comique devrait être une leçon pour moi. Maman me recommande toujours de suivre le grand chemin, mais je ne puis le souffrir; il m'ennuie. Combien je préfère cet étroit sentier où on marche à l'ombre et d'où on découvre toute notre vallée...
Elle étendait la main, en disant cela, et il parut à Norbert qu'à ce geste un rideau se levait comme sur un théâtre, et que, pour la première fois, il voyait ce paysage familier où il avait vécu.
—C'est vrai que cela est beau! murmura-t-il.
—Je passe donc tous les jours par ici, continuait Mlle Diane, quoique ce soit bien laid de désobéir à sa mère, lorsque je vais chez la Besson, dont la maison est au bas de la côte. Pauvre femme! elle se meurt d'une maladie de poitrine, et le médecin croit bien qu'elle ne passera pas l'hiver. Je fais ce que je peux pour la secourir: je lui porte du pain blanc, du bouillon, un peu de viande...
C'est avec l'onction attendrie d'une fille de Saint-Vincent-de-Paul qu'elle s'exprimait. La femme s'effaçait, faisant place à l'ange. Dans la pensée de Norbert, il ne lui manquait que les ailes.
—Et ce n'est pas tout, disait-elle, cette pauvre Besson a trois petits enfants qui manquent de tout. Où prendrait-elle de quoi les vêtir, quand elle n'a pas toujours assez de pain pour leur faim? Le père de ces malheureux est bon ouvrier, dit-on, mais mauvais sujet et fainéant. Le peu qu'il gagne, il le dépense dans les cabarets, et quand il rentre chez lui ayant bu, il bat sa femme.
C'était justement à ce Besson, un ivrogne dont la femme était à la mendicité, que Norbert se trouvait avoir souscrit une obligation de 4,000 francs.
C'était là un des deux clients qui, à entendre maître Dauman, lui confiaient pour les faire valoir, leurs économies.
Mais Norbert ne fit pas attention à ce détail.
Il ne comprenait qu'une chose, c'est que Mlle Diane allait le quitter, regagner Sauvebourg, et qu'il ne la verrait plus.
Déjà elle avait ramassé le panier qu'elle avait laissé échapper en tombant.
—Avant de vous dire adieu, monsieur le marquis, commença-t-elle avec une véritable hésitation, je désirerais... je voudrais... si j'osais... vous demander un service.
—A moi, mademoiselle? Oh! je vous en supplie, parlez!...
Elle ne put s'empêcher de sourire de l'enthousiasme de Norbert.
—Vous m'obligerez beaucoup, reprit-elle, en ne parlant à personne du petit accident de tout à l'heure. Si le bruit en arrivait aux oreilles de mes parents, ils s'inquiéteraient et me priveraient peut-être de la petite liberté qu'ils me laissent et qui profite tant à mes pauvres.
—Je me tairai, mademoiselle; personne ne saura l'horrible malheur qui a failli...
—Merci, monsieur le marquis, interrompit Mlle Diane, merci!...
Et dessinant une coquette révérence, elle ajouta gaiement:
—Par exemple, une autre fois, avant de tirer, vous ferez bien de vous assurer qu'il ne passe personne dans le sentier.
Ce fut tout, elle s'éloigna.
Mais elle ne boitait plus; elle était si heureuse qu'il semblait que ses pieds ne touchaient plus la terre.
C'est qu'elle n'avait pu se méprendre aux regards de Norbert, au tremblement de sa voix, à ses gestes, à son attitude. Elle avait lu sur sa physionomie comme dans son cœur même ses pensées les plus secrètes, et elle ne pouvait douter de l'impression profonde que gardait cet adolescent.
Les femmes, d'ailleurs, ont comme un sixième sens qui leur révèle cela.
—Maintenant, se disait-elle, plus d'incertitudes, je serai duchesse de Champdoce.
Oh! comme elle le bénissait, ce bienheureux coup de fusil qui pouvait la tuer!
En moins de cinq phrases, et avec toutes les apparences du plus candide abandon, elle avait appris à Norbert tout ce qu'il importait qu'il sût.
Lui dire qu'elle passait tous les jours par ce sentier, ce n'était certes pas lui donner à entendre qu'elle espérait l'y revoir, mais c'était avouer qu'elle ne serait pas bien surprise de l'y rencontrer.
Parler de la petite liberté dont elle jouissait, cela ne signifiait-il pas, ou à peu près, que, le cas échéant, elle ne serait pas réduite à compter les minutes d'un entretien?