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Les esclaves de Paris

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Elle était bien sûre que Norbert n'était pas de force à la deviner, mais elle était certaine aussi que pas une de ses paroles ne serait perdue.

Donc, elle n'apercevait pas d'obstacles.

Ah? si, pourtant. Le duc de Champdoce!...

Elle rejoignait en ce moment la route, elle se retourna cherchant si elle n'apercevrait pas encore Norbert.

Elle l'aperçut à la même place où elle l'avait quitté, dans la même attitude, ne bougeant non plus que les arbres qui l'entouraient.

Le pauvre garçon, lorsque Mlle Diane s'était éloignée, avait senti quelque chose se déchirer en lui. Longtemps il l'avait suivie des yeux, et longtemps après l'avoir perdue de vue, il restait sous le charme et comme en extase.

Quel événement!... Mais ne rêvait-il pas? Etait-elle bien là, tout à l'heure, près de lui, le regardant, lui parlant?...

Une inspiration lui vint qu'il jugea divine. Il pouvait se procurer une preuve de la réalité de ses impressions, et quelle preuve!...

Il s'agenouilla sur le sentier et après de minutieuses recherches, sous un brin d'herbe, il découvrit ce grain de plomb qui avait blessé Mlle Diane. Même, un peu de sang s'était caillé autour...

C'est lentement, perdu dans une rêverie d'une douceur infinie, qu'il regagna le château.

A sa grande surprise, quand il entra dans la cour, il vit la grande porte ouverte, et, sur le perron, son père qui lui cria dès qu'il parut:

—Enfin, vous voici; vite, hâtez-vous, que je vous présente à notre hôte.

VI

Depuis la mort de l'infortunée duchesse de Champdoce, les étages supérieurs du château restaient rigoureusement fermés.

Les appartements n'en demeuraient pas moins habitables. Le duc en prenait soin, de même qu'il se plaisait à embellir son hôtel de Paris, non pour lui, mais pour ses petits-enfants.

La salle à manger, par exemple, était splendide, avec ses grands dressoirs de chêne noir sculpté, rehaussés d'incrustations d'acier, chargés de montagnes de vaisselle plate, aux armes des Dompair de Champdoce. Tout y était grandiose, les buffets et les consoles, les sièges larges et bas, recouverts d'une précieuse tapisserie; la table, si pesante que deux hommes la remuaient à peine.

Lorsque Norbert, à l'appel de son père, pénétra dans la salle, il aperçut tout d'abord, au fond, près d'une fenêtre, un gros petit homme, haut en couleur, à la lèvre épaisse et lippue, aux yeux à fleur de tête, un peu chauve, portant moustache et royale.

Sa mise était soignée, recherchée, même. Il avait à coup sûr un homme de goût pour tailleur, mais sa tournure était commune et mesquine.

Humble et mesquine à la fois était sa mine. On eût dit un subalterne de la veille mal initié aux relations de l'égalité, s'exerçant timidement à l'insolence.

A l'entrée de Norbert, M. de Champdoce le prit par la main et, doucement, l'attira vers ce personnage.

—Monsieur le comte, fit-il, le marquis de Champdoce, mon fils.

Il se retourna ensuite vers Norbert, et dit:

—Marquis, M. le comte de Puymandour.

Norbert tout en s'inclinant un peu trop, était stupéfait et le laissait voir. Ce titre de marquis, jamais son père ne le lui avait donné.

Cet étranger soudainement introduit, contre toutes les habitudes du château, ce dîner dans la grande salle, cette cérémonie d'une présentation dans les règles de l'étiquette, la physionomie singulière du duc, tout cela était pour lui matière à réflexion.

Il n'était pas remis encore de son émotion du tantôt, et déjà un nouvel événement extraordinaire se présentait.

Une inquiétude vague l'agitait, comme s'il eût pressenti confusément que cette journée allait avoir sur sa destinée une influence décisive, et qu'elle serait comme le point de départ d'une vie toute différente de l'ancienne.

Cependant, la grosse cloche du perron, immobile depuis quinze ans sur ses gonds rouilles, sonna une volée.

Presque aussitôt, un valet de chambre parut, qui portait gauchement, avec les plus respectueuses précautions, une énorme soupière d'argent qu'il déposa sur la table.

Les convives s'assirent.

Ce dîner à trois, dans cette salle immense, eût été lugubre sans M. de Puymandour. Mais ce gros homme, outre qu'il avait la parole abondante et facile, possédait un fonds inépuisable de souvenirs, d'aventures, d'anecdotes et de balivernes, qu'il débitait d'une grosse voix vulgaire, riant d'un large rire de ses plaisanteries.

Tout en causant, il mangeait ferme et s'extasiait sur l'excellence du vin que le duc était allé chercher dans ses caves, où il en tenait en réserve des quantités considérables, destinées à égayer les repas de ses descendants.

Et le duc de Champdoce, si grave d'ordinaire, presque morose, silencieux comme les gens qu'obsède une idée fixe, M. de Champdoce souriait bonnement, paraissait prendre un plaisir extrême au bavardage de son hôte.

Etait-ce pure politesse d'amphitryon? Son approbation était-elle sincère? Sa gracieuseté ne cachait-elle pas une arrière-pensée? Le discerner était difficile.

Toujours est-il que Norbert n'en revenait pas.

Sans être doué d'une grande pénétration, il avait étudié son père comme l'esclave étudie son maître, et il le connaissait. Il avait retenu son opinion exacte sur quantité de choses, et savait précisément quels sujets avaient le don de lui plaire ou de l'irriter.

Or, M. de Puymandour eût parié de froisser toutes les idées du duc de Champdoce, de heurter tous ses préjugés, qu'il ne s'y fût pas pris autrement.

Mais il n'avait rien parié de semblable, le digne homme. Une telle pensée était bien loin de son esprit, cela sautait aux yeux. Sa figure n'exprimait que le parfait contentement de soi et des autres; il s'épanouissait, il triomphait en dehors, il jouissait.

Ces manières d'être n'avaient rien de surprenant pour qui était au fait de sa position dans le pays.

Il y jouissait d'une exécrable réputation.

M. de Puymandour habitait avec sa fille unique, Mlle Marie, une ravissante maison moderne, éloignée de moins d'une lieue de Champdoce. Recevoir était son plus grand bonheur, et il recevait magnifiquement.

Mais les hobereaux du voisinage, qui acceptaient de la meilleure grâce du monde ses bons dîners, ne se gênaient pas pour le déchirer à belles dents, tout en digérant. On disait très nettement: «Ce voleur de Puymandour,» ou encore: «Puymandour, ce coquin.» Il eût été prouvé qu'il s'était enrichi à arrêter des diligences sur les grands chemins, qu'on ne l'eût pas traité beaucoup plus mal.

C'est qu'en effet, il était riche. Il ne possédait pas moins de cinq millions, assuraient les bien informés. De là, certainement, la haine.

La vérité est que M. de Puymandour était un galant homme, avait fort honnêtement gagné ses millions, à faire le commerce des laines sur les frontières d'Espagne.

Son grand, son seul tort était de s'appeler simplement Palouzat.

Hélas! il vivait heureux et estimé à Orthez, sa ville natale, quand un matin la tarentule nobiliaire le piqua, et sa vie fut empoisonnée.

Son nom de Puymandour, il l'avait emprunté à une de ses terres; son titre de comte, il l'avait acheté à l'étranger; ses armes, il les avait commandées chez le meilleur faiseur de Paris.

Dès lors, il n'avait plus eu qu'une préoccupation: être, ou du moins paraître noble.

Chassé d'Orthez par les plaisanteries béarnaises, il vint s'établir en Poitou, espérant y trouver la noblesse moins exclusive et plus clémente. Funeste erreur!

Il fut toléré dès le premier jour; reconnu jamais. Et depuis douze ans, une moyenne de cinq allusions par jour lui prouvait qu'on oubliait pas son origine.

C'est dire quels sentiments de gratitude profonde il apportait au château de Champdoce.

Dîner chez ce terrible duc, qui jamais n'admettait personne à table, c'était recevoir un indiscutable brevet de noblesse.

Aussi, lorsqu'on eut servi le café,—le duc en avait envoyé acheter à Bivron,—la reconnaissance de M. de Puymandour, déborda en actions de grâces et en promesses d'absolu dévouement.

Mais dix heures sonnaient, il parla de se retirer, et bientôt il sortit, fier d'offrir son bras au duc de Champdoce, qui avait insisté pour l'accompagner jusqu'à la route. Ils allaient lentement, s'arrêtant de temps à autre, et Norbert qui marchait derrière eux, pouvait saisir quelques brides de leur conversation.

—Je n'ai qu'une parole, faisait M. de Puymandour, j'irai jusqu'au million tout rond, c'est une somme cela.

—Trop faible de moitié, répétait le duc.

—Songez que ce sera comptant.

—Jarnicoton! mon cher comte, vous irez bien jusqu'à quinze cent mille francs.

—Ah!... monsieur le duc, vous m'égorgez...

Mais qu'importait à Norbert cette discussion d'intérêts mesquins!

Il était à cent lieues de la situation présente. Depuis que cette jeune fille si belle lui était apparue comme une vierge miraculeuse à un mystique, sa pensée ne lui appartenait plus.

Sa préoccupation était si profonde, que c'est par un instinct purement machinal qu'il s'arrêta quand s'arrêtèrent son père et M. de Puymandour.

Et certes, il n'entendit rien des phrases qu'ils échangèrent avant de se séparer, tout en se prodiguant les poignées de main.

—Vous avez mon dernier mot, disait le duc de Champdoce.

—Oh! jamais, c'est impossible.

—Laissez donc, vous y viendrez... dans votre intérêt.

—Enfin, je réfléchirai. Nous avons du temps devant nous et nous sommes gens de revue. Sans adieu, monsieur le duc!...

—Sans adieu, cher comte. Mes respectueux hommages à Mlle de Puymandour.

Il était déjà loin, ce «cher comte,» et le duc de Champdoce restait en place, écoutant le bruit de ses pas qui devenait de moins en moins distinct.

Quand il fut certain qu'on ne pourrait l'entendre:

—Jarnicoton! s'écria-t-il, ce sire de Puymandour peut s'estimer heureux que j'aie besoin de lui. Vit-on jamais faquin plus outrecuidant!...

Sur cet amical adieu, il prit le bras de Norbert pour regagner le château. Mais sa contrainte de la soirée avait été trop forte pour qu'il n'éprouvât pas le besoin d'exhaler sa colère dissimulée.

Il tomba à ses genoux, s'empara de ses mains qu'il couvrit de baisers.
Il tomba à ses genoux, s'empara de ses mains qu'il couvrit de baisers.

—Voilà pourtant, disait-il, un des représentants de la nouvelle aristocratie. Et des meilleurs, notez-le. Car enfin, s'il est du dernier bouffon, et pitoyablement vaniteux, il a de l'intelligence et de la probité. Dans cent ans les fils de ces gens-là, mieux éduqués que messieurs leurs pères, constitueront une noblesse nouvelle tout aussi avide de prérogatives et d'influence que l'ancienne.

Pendant plus d'une heure encore, M. de Champdoce parla sur ce sujet, texte habituel de ses méditations. Il eût pu parler toute la nuit sans contradiction.

D'abord, son fils n'eût jamais osé l'interrompre; ensuite, il ne l'écoutait même pas.

Norbert en était à s'efforcer de ressaisir les plus minutieux détails de l'aventure du matin, et telle était la puissance de son désir, qu'il arrivait à la sensation intense de la réalité. Il revoyait Mlle de Sauvebourg, il touchait son bas taché de sang, sa voix harmonieuse vibrait à son oreille.

Mais n'avait-il pas été un peu niais et même ridicule?

Cette question, surtout, le préoccupait et l'inquiétait.

Après avoir failli tuer Mlle Diane, il s'était excusé avec autant d'à-propos, à peu près, que s'il lui eût simplement marché sur le pied ou déchiré la robe.

Quelle opinion avait-elle pu emporter de lui?

A cette idée, que sans doute elle le jugeait un être grossier et mal élevé, absolument indigne d'elle, il lui montait au cerveau des bouffées de rage folle.

A qui devait-il s'en prendre de n'être, par les façons et par l'éducation, qu'un paysan, un rustre? A son père. Ah! si le duc l'eût élevé selon sa condition, il connaîtrait les usages de la belle compagnie et saurait comment on parle aux jeunes filles pour s'en faire aimer. Et cette raison s'ajoutant à toutes celles qu'il croyait avoir de haïr son père, sa haine redoublait.

Cependant, ce que Mlle Diane avait préparé et prévu, se réalisa.

Norbert ne pouvait oublier qu'elle lui avait dit que tous les jours elle passait par ce sentier où il l'avait rencontrée.

Donc, il pouvait se trouver sur son passage, réparer sa maladresse.

En ce moment, il lui semblait qu'il avait mille choses à lui dire, et que si elle était là il trouverait des paroles pour l'émouvoir.

N'importe, il pouvait être trahi par sa timidité, et il passa la nuit à méditer et à écrire une lettre qu'il se proposait de lui remettre.

Ah! il eut du mal. Il déchira et brûla plus de quarante brouillons.

Écrire: «Je vous aime» tout simplement, lui semblait hardi et malséant, et il s'épuisa à chercher l'équivalent de cette phrase sublime.

Enfin, sur le matin, il crut avoir composé un chef-d'œuvre.

Il se jeta sur son lit, dormit mal, et aussitôt après le premier déjeuner, il prit son fusil, siffla Bruno, et alla se poster à l'endroit précis où la veille il avait vu Mlle Diane gisant à terre, évanouie.

Hélas! c'est vainement qu'il attendit.

Les heures se traînaient lentes, éternelles, toutes pleines de fébriles impatiences. Elle ne vint pas.

Un instant, il eut la pensée d'aller s'informer d'elle chez la Besson, il n'osa.

Il y avait longtemps que le soleil était couché quand Norbert se décida à rentrer. Les plus cruelles angoisses l'obsédaient.

On l'eût certes bien surpris si on lui eût dit qu'en ne se montrant pas, Mlle de Sauvebourg obéissait à un calcul.

Cela était ainsi cependant.

Et même, pendant que Norbert, en proie aux plus affreuses incertitudes, l'attendait et se désespérait, par deux fois elle était venue l'observer en prenant bien des précautions pour ne pas être vue.

C'était là le trait d'une coquette expérimentée, et Mlle Diane sortait du couvent. Mais au couvent, on apprend surtout ce qu'on n'y enseigne pas.

Le lendemain, après s'être assurée que Norbert l'attendait encore, elle se serait peut-être retirée comme la veille, sans une circonstance fortuite.

Norbert, en effet, était revenu à cette place qu'il considérait comme sacrée, et il s'était juré qu'il y reviendrait tous les jours, tant qu'il n'aurait pas revu Mlle Diane.

Il s'était assis tristement sur le rebord du fossé, et son chien Bruno était couché à ses pieds.

Au moment où Mlle de Sauvebourg arrivait au coin du bois de Bivron d'où on apercevait le sentier, le bel épagneul la devina. Il se dressa, aboya joyeusement et s'élança vers elle.

Il n'y avait pas à hésiter, elle avança rapidement.

Tiré à l'improviste de ses rêveries, d'un bond Norbert se releva.

Mais si prompt que fut son mouvement, il lui prit dix secondes, et quand il sauta sur le sentier, il se trouva en face de Mlle de Sauvebourg.

Ils devinrent fort rouges tous deux, elle plus encore que lui, toute bouleversée de cette idée que peut-être elle avait été surprise se cachant pour observer.

Pendant un moment, ils restèrent immobiles l'un devant l'autre, silencieux, affreusement troublés, si rapprochés que leur haleine se confondait presque.

Instinctivement, ils baissaient les yeux, chacun redoutant que l'autre y pût lire les secrets de sa pensée.

Le cœur de Norbert battait à rompre sa poitrine, sa raison s'égarait.

Il tenait la main sur sa fameuse lettre. La remettrait-il?

Au dernier moment, il eut peur. C'était là une de ces démarches sur lesquelles on ne peut plus revenir. Le péril l'éclaira.

Il revit, comme en traits de feu, sa lettre entière et la jugea ce qu'elle était, puérile et ridicule.

L'inspiration devait le servir mieux que toutes les peines qu'il avait prises. Rassemblant toute son énergie, il eut le courage de rompre le premier le silence.

—Si j'ose me présenter ainsi devant vous, mademoiselle, commença-t-il de cette voix rauque et voilée que donne l'extrême émotion, c'est qu'une inquiétude insoutenable me déchirait. Aviez-vous seulement pu regagner Sauvebourg, blessée comme vous l'étiez!

Il s'arrêta, espérant un mot d'encouragement qui ne vint pas. Il poursuivit donc:

—Je brûlais de courir au château demander de vos nouvelles, mais vous m'aviez défendu de parler du malheureux accident... pour rien au monde je ne vous aurais désobéi.

—Je vous remercie, monsieur le marquis, balbutia enfin Mlle Diane.

—Hier, poursuivit Norbert, j'ai passé la journée ici, comptant les minutes. Me pardonnerez-vous ma folie? Je me disais que peut-être, ayant vu ma douleur, vous devineriez mes anxiétés, que vous en auriez pitié, et qu'alors, vous daigneriez...

Il n'acheva pas, effrayé de sa hardiesse, confondu de l'apparence d'impertinente présomption de ce qu'il allait ajouter.

Mlle de Sauvebourg, pourtant, ne parut point choquée.

—Hier, répondit-elle de son air le plus candide, j'ai été retenue par ma mère.

C'était tout dire... ou rien.

C'était, selon qu'on le prendrait, la reconnaissance d'un rendez-vous tacite où elle n'avait pu venir, ou simplement une formule de banale politesse.

Le secret des réponses équivoques, elle ne l'avait pas appris au couvent, toute femme le possède de naissance. Mais Norbert était trop naïf encore pour saisir la nuance.

—Depuis deux jours, reprit-il, j'ai perdu la possession de moi-même et mon libre arbitre. Dépend-il de moi de cesser de penser que j'ai failli commettre un horrible crime, et que je vous ai vue où nous sommes, étendue à terre, sans mouvement, plus blanche qu'une morte!

Comment oublier que, penché vers vous, j'ai épié votre réveil, que je vous ai soulevée, que votre tête s'est appuyée ici, sur mon bras!... Elle n'y a reposé qu'un instant, et pourtant il me semble que vos cheveux y ont laissé comme un parfum pénétrant et délicieux qui m'enivre, et qui ne saurait s'évaporer, quand je vivrais des siècles!...

—Monsieur le marquis!... murmura Mlle Diane, monsieur le marquis!...

Ce fut dit si bas qu'il ne l'entendit pas; il poursuivit:

—Ah! si vous saviez... si vous saviez!... J'étais si éperdu, l'autre jour, que je n'ai pu trouver une parole pour exprimer ce que je ressentais. Comment l'aurais-je osé, d'ailleurs! Mais lorsque vous avez disparu, là-bas, au détour de l'allée, quand j'ai cessé d'apercevoir votre robe bleue, il m'a semblé que la nuit, tout à coup, se faisait, et que mon cœur cessait de battre...

Il frissonnait, en disant cela, au souvenir de la sensation éprouvée.

—C'est alors, reprit-il avec une exaltation croissante, que je songeai à ce grain de plomb si petit, qui pouvait vous donner la mort, qui avait pénétré dans votre chair... Longtemps, courbé sur le sol, je l'ai cherché dans la poussière!... Non, vous ne saurez jamais quels transports ont été les miens, quand je l'ai découvert sous un brin d'herbe! Vous ne pouvez savoir avec quelle sollicitude respectueuse je l'ai recueilli, humide encore et rouge de votre sang... Que seraient pour moi tous les trésors de la terre, comparés à cette relique sainte et précieuse qui est quelque chose de vous!...

Mlle de Sauvebourg détournait la tête; elle ne se sentait pas assez maîtresse de sa physionomie pour empêcher d'y briller un rayon de la joie céleste qui inondait son âme.

Jamais elle n'avait espéré un si prompt, un si éclatant triomphe.

Et pourtant c'est bien ainsi qu'elle avait rêvé d'être aimée par Norbert.

Lui se méprit au geste de la jeune fille.

—Oh! pardon, mademoiselle, fit-il, véritablement désespéré, pardon si, sans le vouloir, je vous ai offensée. Vous auriez pitié de moi, si vous pouviez seulement concevoir l'idée de la vie qui, jusqu'à ce moment, a été la mienne.

Hélas! plaignez-moi. Lorsque vous m'êtes apparue, me souvenant de votre regard si bon, de votre voix si douce, j'avais rêvé qu'enfin je venais de trouver une femme qui s'intéressait à mon sort, et je me disais qu'en échange de sa compassion, ce serait peu que de lui donner tout mon sang, mon dévouement absolu, ma vie entière!

Sa voix vibrante avait des sonorités étranges, l'enthousiasme de la passion brillait dans ses yeux et enflammait ses joues.

Involontairement, Mlle de Sauvebourg recula d'un pas.

—J'étais donc fou, s'écria Norbert avec un accent déchirant, j'étais fou, je ne le vois que trop! Je l'ai bien lu dans mes livres, il est des destinées fatales qui s'accomplissent quand même. Je puis défier le malheur!

C'en était trop pour Mlle Diane. Elle était capable de calculs habiles jusqu'à l'odieux, mais elle était femme, mais elle avait dix-huit ans.

L'émotion fut plus forte que sa volonté; un sanglot monte à sa gorge, des larmes jaillissent de ses yeux.

—De grâce, monsieur le marquis, murmura-t-elle, ne parlez pas ainsi! Ce n'est pas à notre âge qu'on désespère...

Le regard qui accompagnait ces quelques mots était assez significatif pour rendre courage à Norbert.

Le pauvre garçon chancela, fléchissant sous le poids du bonheur entrevu.

—Par grâce, murmura-t-il, mademoiselle, ne vous jouez pas de moi, ce serait mal, ce serait cruel!... Ne m'abusez pas d'espérances irréalisables... ma misère après serait trop grande.

Elle baissa la tête sans répondre, et lui, alors, tomba à genoux, s'empara de ses mains, qu'il couvrit de baisers.

Pâle, toute frémissante, les lèvres serrées, Mlle Diane se sentait emportée dans le tourbillon de cette passion si jeune et si puissante. Ses tempes battaient avec une violence inouïe, sa respiration devenait haletante, ses mains tremblaient.

Elle était prise au piège qu'elle était venue tendre, et elle n'eut pas trop de toute son énergie pour se dégager mollement.

—Vous aviez raison, balbutia-t-elle avec un rire forcé, bien raison, vous êtes fou, vraiment fou!

Cependant, elle sentait la nécessité de rompre brusquement l'entretien.

—Et mes pauvres, s'écria-t-elle, mes pauvres que vous me faites oublier!

Norbert, qui s'était relevé, la regardait d'un œil suppliant.

—Oh! s'il m'était permis de vous accompagner, mademoiselle!

—Soit! mais il vous faudra marcher vite.

Il n'est que trop vrai que souvent l'existence entière dépend d'une circonstance frivole.

Si ce jour là Mlle Diane se fût rendue chez la Besson, Norbert, en l'y suivant, y eût été mis en garde contre maître Dauman.

Malheureusement, c'est chez une vieille femme d'une commune voisine qu'elle portait des secours. Norbert l'y vit remplir avec un dévouement et une grâce admirables sa mission de sœur de charité, et comme il avait encore de l'argent de son emprunt, en sortant il déposa deux louis sur la table.

L'excursion avait duré bien près de deux heures. Ils avaient pris le plus long. Cependant le moment vint où il fallut se séparer; ils arrivaient aux premières maisons de Bivron.

De son doigt placé sur ses lèvres, Mlle Diane ordonna le silence, puis elle s'élança sur la route en jetant à Norbert ce seul mot:

—Demain!

Alors seulement Norbert recouvra en partie son sang froid, et put recueillir ses idées, éparpillées comme les feuilles aux tempêtes d'automne, par cette bourrasque de passion qui venait de fondre sur lui.

La destinée, enfin, se lassait de le persécuter; il allait apprendre le bonheur,—un mot vide de sens jusqu'ici pour lui.

Car elle l'aimait, cette jeune fille si jolie, pour laquelle il était prêt à verser tout son sang.

Il comprenait, en dépit de son inexpérience, que ce fait d'abandonner entre ses mains un souvenir comme ce grain de plomb, teint de son sang, constituait un aveu, presque un engagement.

Aussi, est-ce avec un beau geste de triomphe qu'il déchira sa lettre si laborieusement écrite, et qu'il en jeta les morceaux au vent.

En ce moment, nulle inquiétude de l'avenir ne l'agitait. Il se tenait pour assuré de la protection de la Providence, qui avait évidemment manifesté ses dessins, en ménageant les circonstances étranges de sa rencontre avec Mlle de Sauvebourg.

Il ne pouvait lui venir à l'esprit que cette jeune fille au regard si candide avait fait au moins une bonne moitié de la besogne de cette Providence qu'il bénissait du fond de l'âme.

Il fut si gai, ce soir-là au souper, sa joie débordait si visiblement que son père en fut frappé.

Mais comment le duc de Champdoce en eût-il soupçonné les motifs!

—Jarnicoton! mon fils, dit-il, je gagerais bien une bonne pistole que vous avez été adroit à la chasse, aujourd'hui.

—C'est vrai, mon père, répondit audacieusement Norbert.

Par extraordinaire, on ne lui demanda pas à visiter son carnier. Mais on pouvait avoir cette curiosité une autre fois; aussi le lendemain, avant de se rendre au sentier de Bivron, il passa chez un braconnier qu'il connaissait, et lui acheta quelques perdreaux et un lièvre.

Il n'eut pas à attendre, à désespérer comme la veille.

Il n'était pas au rendez-vous depuis une demi-heure quand Bruno, par ses aboiements joyeux, signala l'arrivée de Mlle de Sauvebourg.

Contre son ordinaire elle était fort pale et le cercle de bistre qui entourait ses yeux témoignait des poignantes angoisses qui la torturaient depuis vingt-quatre heures.

Tant que la partie n'avait pas été engagée, elle s'était interdit de réfléchir.

Mais en quittant Norbert, sa raison lui avait représenté son imprudence et les risques qu'elle courait.

C'était sa vie entière qu'elle allait jouer, son avenir, et ce qu'une jeune fille a de plus précieux, sa réputation, son honneur.

Un instant, elle eut la pensée de se confier à ses parents.

—Non, se dit-elle, rejetant cette salutaire inspiration, non, ils ne me comprendraient pas. Mon père me prouverait que jamais l'avare duc de Champdoce ne donnera son consentement. On me retiendrait au château, on me mettrait peut-être au couvent.

Cette dernière crainte mit fin à ses hésitations et la détermina à persister dans sa résolution d'agir seule et sans conseils.

Cependant, au moment de courir à ce rendez-vous qu'elle avait donné, un sinistre pressentiment l'arrêta sur le seuil du château: elle le repoussa.

—Ah! c'est trop de faiblesse, murmura-t-elle, je veux... je veux!... Le pis qui me puisse arriver est d'être enfermée au couvent avec ma réputation perdue. Eh bien! j'aime mieux cela que d'y rentrer tant qu'il reste une lueur d'espoir.

Elle partit donc, et, à mesure qu'elle avançait, la confiance lui revenait, et la vue de Norbert acheva de dissiper sa tristesse.

Comment craindre, en voyant dans les yeux de cet adolescent cet enthousiasme de pur amour prêt à braver tous les périls, et cette foi que ne rebute aucun obstacle?

Elle fut donc ce qu'elle avait été la veille, enjouée et bienveillante, avec plus de réserve toutefois, instruite à se tenir en garde contre les surprises de son cœur.

Longtemps ils restèrent à causer à cette place qui leur était si chère, il ne fallut rien moins que le bruit des pas d'un paysan qui passait au bout du sentier pour rappeler Mlle Diane au sentiment de la situation.

N'avait-elle pas ses pauvres à visiter? Négliger en ce moment ce prétexte de sa liberté eût été une insigne folie...

Comme la veille, Norbert l'accompagna. Il s'était enhardi jusqu'à lui offrir son bras, elle avait accepté, et aux passages difficiles, quand le sentier devenait glissant elle s'appuyait légèrement sur lui.

Il en fut ainsi le lendemain et les jours suivants.

Ils se retrouvaient au même endroit, à une heure convenue, causaient quelques moments, puis se mettaient en marche.

On les rencontrait par les chemins, se donnant le bras, penchés l'un vers l'autre comme des amoureux, et les paysans qui les apercevaient interrompaient leur travail pour les suivre des yeux. On est aussi médisant qu'ailleurs, en Poitou.

Respectueusement il ouvrit la portière.
Respectueusement il ouvrit la portière.

C'était là une horrible imprudence, Mlle de Sauvebourg ne s'abusait pas; mais il entrait dans ses vues de se laisser compromettre. Puis, pas plus que Norbert, elle ne savait se défendre du charme de ces promenades.

Il était avec elle la confiance même, et au bout d'une semaine, il n'avait plus un secret pour son amie. Et à mesure qu'elle apprenait à mieux le connaître, sa résolution lui semblait meilleure.

Elle ne doutait pas qu'il ne lui obéît en tout quand elle le voudrait, et elle calculait que bientôt il serait majeur, libre de ses actions, maître de la fortune de sa mère.

Ce furent les plus belles heures de leurs amours.

Malheureusement on était à la fin de novembre, et le répit accordé par l'hiver ne pouvait durer.

Un matin, en se levant, Norbert trouva le temps changé. Plus de soleil. Un vent glacé tordait les branches noires des arbres, et chassait des torrents de pluie.

Il dut reconnaître et s'avouer qu'on ne laisserait pas Mlle Diane sortir par un temps pareil, et tristement il alla s'installer avec un livre sous la haute cheminée de la salle commune.

Mlle de Sauvebourg était sortie cependant, mais en voiture, pour se rendre chez une pauvre veuve qui habitait une misérable masure à l'entrée du bourg du Bivron.

Cette malheureuse, la semaine précédente, s'était cassé la jambe en allant à l'herbe pour ses deux vaches, et ce n'est pas avec les douze sous que sa fille Françoise gagnait à aller en journée qu'elles pouvaient se suffire.

Quand Mlle Diane pénétra dans l'unique chambre de cette triste demeure, elle trouva la veuve en larmes, et sa fille qui sanglotait, agenouillée au pied du lit, la tête cachée dans la couverture.

—Quel malheur vous arrive? demanda-t-elle, qu'avez-vous?

La veuve lui montra une feuille du papier timbré, placée sur le lit, et avec une volubilité lamentable, lui apprit qu'elle devait cent trente écus, qu'elle n'avait pu les payer à l'échéance, qu'on la poursuivait, qu'on la ruinait en frais, qu'on allait saisir ses deux vaches et les vendre, qu'ensuite elle serait sans pain et que ce serait la fin de tout.

C'était le Président, ajoutait-elle, ce coquin de Dauman, qui était la cause de tout, encore qu'il parût n'agir pas pour son compte, mais elle savait à quoi s'en tenir sur ce gueux, ce brigand, ce voleur...

Et alors, avec la crudité des gens de campagne, qui n'habillent pas leur pensée moins simplement qu'eux-mêmes, et qui appellent un chat du chat, la veuve raconta qu'elle avait envoyé implorer un délai, que ce «gredin» de Dauman l'avait refusé, mais qu'il avait bien en le front de dire qu'il changerait peut-être d'avis, si la fille de la veuve venait le lui demander...

Cette fille n'était pas jolie, il s'en faut, mais c'était une robuste et plantureuse Poitevine, ayant sur la joue un pouce de fard nature; bonne travailleuse, et qui ne pouvait manquer de trouver un mari.

Elle accompagnait sa mère de cris aussi déchirants que si on l'eût écorchée.

Ce récit révolta Mlle de Sauvebourg.

—C'est une indignité, s'écria-t-elle, je vais aller lui parler, à cet homme; attendez-moi, je reviens.

Elle remonta vivement en voiture, ordonnant au cocher de presser les chevaux, et dix minutes après elle entrait chez le «Président.»

Maître Dauman était occupé à colorier un plan destiné à une expertise, quand l'équivoque vieille qu'il appelait sa ménagère, introduisit Mlle de Sauvebourg dans son «cabinet.»

A son entrée, il repoussa brusquement son fauteuil et se leva, son bonnet de velours à la main, s'inclinant jusqu'à terre, affectant un trouble respectueux qu'il était fort loin d'éprouver réellement.

La vérité est que, mieux informé de ce qui se passait dans le pays que le brigadier de gendarmerie, il n'ignorait pas les relations de Mlle de Sauvebourg et de Norbert, et qu'en lui-même il se demandait:

—Que diable vient chercher chez moi cette jolie fille?

Mais Mlle Diane, sans connaître précisément le Président, n'était pas, comme Norbert, naïve au point de se laisser prendre à tout ce patelinage de mauvais aloi.

C'est du geste le plus dédaigneux qu'elle repoussa la chaise que lui tendait Dauman, se faisant, par cela seul, un ennemi de ce dangereux et rancunier personnage.

—Monsieur Dauman, commença-t-elle, de cette voix sèche et brève qu'affectent les plus jeunes filles de la haute classe, quand elles s'adressent à des subalternes, Monsieur Dauman, je sors à l'instant de chez la veuve Rouleau.

—Ah! mademoiselle connaît cette pauvre femme?

—Oui, je m'intéresse à elle.

—Mademoiselle est bien bonne, fit le Président en souriant bassement.

—Cette malheureuse est dans la plus profonde misère. Elle est clouée sur son grabat, sans ressources, sans pain, avec une jambe cassée.

—En effet, j'ai appris son accident.

—Et cependant on la poursuit, on la ruine en papiers timbrés, on la menace de lui saisir ses deux vaches, tout ce qu'elle possède au monde...

Dauman était arrivé a donner à sa figure louche l'expression de la plus sincère compassion.

—Pauvre mère Rouleau! fit-il; le proverbe a bien raison de dire qu'un malheur ne vient jamais seul!

Mlle Diane resta tout interdite de cette impudence.

—Mais il me semble, reprit-elle, que ce nouveau malheur ne peut être attribué qu'à vous. On me l'a dit du moins...

C'est de l'air pénétré de l'innocence calomniée que le Président leva les yeux au ciel en murmurant:

—Si c'est, Dieu, possible!

—Qui donc persécute cette pauvre veuve, si non vous?

Cette fois, «l'homme de loi» de Bivron parut exaspéré.

—Moi! s'écria-t-il, frappant sa poitrine de son poing fermé, moi! Ah! les langues de vipère! moi!... C'est comme si je vous disais, mademoiselle... Mais non, vous ne comprendriez pas. Enfin, c'est égal. Le fin de la chose, le voilà; la mère Rouleau emprunte à un homme de Mussidan deux pochées de blé et une de pommes de terre; bon! Un mois après, elle achète à ce même homme, à crédit, trois ouailles; bien! Puis encore je ne sais quoi. Tout cela monte à... je ne sais plus combien.

—Cent trente écus, je crois.

—Possible. Tant il y a qu'elle devait, qu'elle disait toujours: «je paierai, je paierai,» et qu'on ne voyait pas la couleur de son argent. A la fin, l'homme de Mussidan s'est lassé. Dame! il a ses affaires aussi, cet homme; vous savez: charité bien ordonnée!... Bref, comme je suis son conseil, il est venu me trouver avec les pièces. Voici, m'a-t-il dit, assez longtemps qu'on me lanterne, faites des frais. Je lui ai parlé de patienter; ah bien ouitche! ça été comme si je chantais... Même il m'a menacé, si je n'agissais pas de rigueur, de porter sa pratique ailleurs... J'ai obéi. D'ailleurs, il a la loi pour lui...

Qu'y avait-il de vrai dans tout ce verbiage? Mlle de Sauvebourg ne savait trop que croire...

—Si encore, murmura-t-il, comme se parlant à soi-même, si seulement je voyais un moyen de la sortir de là, cette malheureuse! Mais non, l'autre veut de l'argent. Où en prendre? Si j'en avais, tout serait vite arrangé. Mais je n'en ai pas. Que j'aille à Bivron, avouer cela, on ne me croira pas. On dit: «Le Président, le Président!... il a du pain cuit, celui-là!» Du pain! c'est-à-dire que j'aime mieux faire envie que pitié. Mais quand à de l'argent, bonsoir!

Il ouvrit un tiroir où traînaient quelques pièces de monnaie, une cinquantaine de francs, et les montrant:

—Voilà, ajouta-t-il, tout ce qu'il y a à la maison.

Ton, geste, regards, tout était si parfait, qu'il était bien difficile de douter de sa sincérité.

—Mais que je suis bête! s'écria-t-il tout à coup; la mère Rouleau est sauvée, elle ne sera pas vendue, du moment où une demoiselle noble comme mademoiselle s'intéresse à elle.

Le malheur est que Mlle Diane n'avait pas d'argent. Elle avait tant étendu le cercle de ses charités, pour étendre le rayon de ses promenades, que non-seulement toutes ses économies étaient dévorées, mais qu'elle avait, tour à tour, importuné de ses demandes le marquis et la marquise de Sauvebourg.

—J'en parlerai, en effet, à mon père, dit-elle d'un ton qui annonçait qu'elle doutait du succès de sa démarche.

La mine du Président redevint toute triste.

—A M. le marquis de Sauvebourg, fit-il, oh! alors nous n'en avons pas fini. Il ira aux informations, il hésitera, il marchandera, et pendant ce temps, la veuve sera vendue. Si j'osais donner un conseil à mademoiselle, je lui dirais qu'au cas où elle n'aurait pas ces cent trente écus, elle ferait mieux de les demander à quelqu'un des amis de sa famille, à M. Norbert de Champdoce, par exemple.

Il prononça ce nom avec une insistance méchante. C'était un commencement de vengeance pour le mépris qu'on lui avait témoigné.

—Je sais bien, poursuivit-il, que monsieur le duc n'emplit pas d'or les poches de son fils, mais le jeune homme ne doit pas être embarrassé pour s'en procurer, n'étant pas éloigné de sa majorité. Sans compter que, même avant, un mariage peut mettre une immense fortune entre ses mains.

Mlle de Sauvebourg donna dans le piège qui lui était tendu.

—Un mariage!... fit-elle.

—Dame!... je ne sais pas; je dis mariage, comme je dirais héritage... au hasard. Il est vrai que si M. Norbert prétend se marier à son gré et non à celui de son père, il a encore au moins six bonnes années à attendre.

—Six ans!... Mais il sera majeur dans quinze mois.

—Qu'est-ce que cela prouve? Pour se marier sans le consentement de ses parents, il faut avoir non vingt et un ans, mais vingt-cinq accomplis.

Le coup était si rude, si inattendu, que Mlle Diane changea de couleur. Tout son sang-froid disparut.

—Est-ce possible? s'écria-t-elle d'un ton d'affreuse anxiété, ne vous trompez-vous pas? Mais alors...

Le Président eut un sourire de triomphe.

—Je ne fais jamais erreur, prononça-t-il, quand il s'agit de la loi. Je la connais, Dieu merci! Mademoiselle en veut-elle une preuve?

Il atteignit son «bréviaire» à tranches multicolores, et, l'ouvrant à l'endroit où il est traité du mariage, il le plaça sous les yeux de la jeune fille.

Elle lut avidement, et, pendant qu'elle lisait, il la regardait de côté, comme un chat qui guigne un oiseau sur un arbre.

—Avais-je raison? murmurait-il. Pas de «sommations respectueuses» avant vingt et un ans pour une jeune fille et vingt-cinq ans pour un homme, le texte est formel. Ainsi M. Norbert attendra. Car espérer que son père s'en ira ad patres avant cela, ce serait folie, ces vieux-là, ça dure autant que des chênes...

Mlle Diane n'était que trop convaincue. Elle se redressa, pâle, l'œil égaré.

—C'est bien, balbutia-t-elle sans savoir ce qu'elle disait, que m'importe! Très bien! je parlerai à mon père pour la mère Rouleau. Merci... tout ira bien... Je suis très pressée...

Elle sortit, faisant un effort terrible, car ses jambes fléchissaient; mais elle ne voulait pas se trahir, se livrer davantage...

Pour lui, toujours saluant, il l'accompagna jusqu'à sa voiture, et respectueusement ouvrit la portière.

—Ça va chauffer! se disait-il en se frottant les mains, ça chauffe!...

Hormis ce qu'il pouvait logiquement déduire de l'attitude de Mlle de Sauvebourg et des paroles incohérentes arrachées à son trouble, maître Dauman ne savait rien des intentions de cette jeune fille.

Mais ce peu devait suffire à un homme doué d'un flair exercé tel que le «Président,» pour l'éclairer, pour lui faire prévoir un antagonisme terrible, une lutte où, des deux côtés, on aurait recours aux dernières extrémités.

Ces perspectives le ravissaient.

Seulement, pour tirer vraiment parti de la situation, il lui importait d'être exactement renseigné. Mais cela, il se le disait, n'était pas la mer à boire.

Ne pouvait-il pas attirer Norbert sous n'importe quel prétexte et le confesser?

Bien mieux, en faisant la leçon à l'huissier qui poursuivait la veuve Rouleau, il lui était aisé de se ménager une entrevue avec Mlle de Sauvebourg. Adroit comme il l'était, il saurait bien jouer un beau rôle, poser en homme généreux et calomnié et mériter, ne fût-ce qu'à titre de conseil, les confidences d'une pauvre enfant ignorante.

—Dès ce soir, se disait-il, je passerai chez l'huissier, car elle doit être dans ses petits souliers, la chère demoiselle.

Il raisonnait juste.

Une fois en sûreté sur les coussins de sa voiture, Mlle Diane s'abandonna au plus violent désespoir.

Cette fatale prévoyance du législateur rendait vains tous ses calculs.

Elle s'était dit, se croyant bien forte: «Avec mes quarante mille francs de dot, jamais le duc de Champdoce, si riche, ne voudra de moi pour belle-fille. Je m'en moque! Dès que Norbert sera majeur, il m'épousera malgré son père. C'est un peu plus d'un an à attendre.»

Au lieu de cela, elle entrevoyait six années de luttes, d'angoisses, et la possibilité, la probabilité d'un échec à la fin.

Et nulle présomption d'un malheur heureux pour elle. Les paroles de Dauman, à propos de M. de Champdoce, lui revenaient en mémoire:

«Ces vieux entêtés-là durent autant que les chênes!»

Comment ne pas le haïr, ce redoutable vieillard, seul obstacle entre elle et ce qu'elle croyait le bonheur!

Avec quelles armes lutter contre sa volonté armée de la loi?

Faillirait-elle donc à ses devoirs? Quitterait-elle la maison paternelle avec Norbert maître de sa fortune, mais non de sa main? Cette seule idée la glaçait d'horreur.

Et elle sanglotait. Comme un palais de verre sous le marteau brutal, l'édifice entier de ses espérances s'écroulait, brisé en mille pièces.

Mais son énergie était trop robuste pour plier. Elle n'était pas de ces faibles qui, poursuivant un but, s'arrêtent à la première barrière et reviennent sur leurs pas.

Ce qu'elle ferait, elle l'ignorait, mais plus que jamais elle s'affermissait dans la résolution de combattre et de vaincre. L'important était de voir Norbert le plus tôt possible.

En arrivant chez la veuve Rouleau, son parti était pris.

—J'ai vu le Président, lui dit-elle; rassurez-vous, tout s'arrangera, grâce à quelqu'un qui m'aidera...

Les bénédictions commencèrent, mais elle y coupa court.

—Seulement, ajouta-t-elle, il me faudrait de quoi écrire.

En mettant la masure à l'envers, on trouva un chiffon de papier assez malpropre, une plume qui servait à défunt Rouleau, et un vieil encrier dont on délaya la boue avec quelques gouttes de vin.

Alors, d'une main ferme, Mlle de Sauvebourg traça ces quatre lignes:

«Elle serait peut-être allée là-bas, en dépit de la tempête, si elle n'avait dû s'occuper des affaires d'une pauvre malade. Le devoir la retiendra encore demain et même la forcera, quelque temps qu'il fasse, de se rendre, vers les deux heures, chez un nommé Dauman.

«D...»

Cette lettre écrite, elle la relut deux fois lentement.

A qui la veille lui eût prédit qu'elle risquerait une telle démarche, si compromettante, hardiment elle eût répondu: Jamais.

Cependant, c'est ainsi. Du moment où on a quitté le droit chemin de la vérité pour s'engager dans les voies tortueuses du calcul et de la duplicité, on ne peut plus dire sûrement: Je ne ferai pas cela.

Après que Mlle Diane eut plié son billet:

—Il s'agirait, mère Rouleau, reprit-elle, de faire tenir ceci, aujourd'hui même, à M. Norbert du Champdoce, mais secrètement, de telle sorte que ni son père, ni âme qui vive au château n'en sache rien.

Précisément, Françoise avait fait des blouses pour un des ouvriers de Champdoce, il lui devait une trentaine de sous, c'était un prétexte. Elle se chargea de la commission sans que la veuve y trouvât à redire, bien qu'elle ne fût pas absolument dupe de l'explication de Mlle de Sauvebourg.

Elle n'était pas maladroite, cette grosse Françoise; elle chaussa ses sabots, prit sa cape et sortit, et une heure plus tard le message était fidèlement et discrètement remis.

Voilà pourquoi, le lendemain, un peu avant deux heures, par une pluie battante, Norbert se présenta chez maître Dauman, ayant à causer de sa créance, prétendait-il, parce que les deux mille francs s'épuisaient et qu'il fallait aviser à lui procurer de l'argent.

Lui aussi, le pauvre garçon, il était travaillé d'idées de mariage. Épouser cette jeune fille si belle, qu'il aimait à la folie, vivre près d'elle dans une belle habitation comme Sauvebourg, la voir, l'entendre, lui parler à toute heure, lui semblait le comble de la félicité humaine.

Mais si enflammés que fussent ses désirs, ils n'allaient pas encore jusqu'à lui donner l'audace de s'ouvrir à son père de ses projets. D'avance il était sûr d'un refus bien net et bien formel, et il lui semblait ouïr les paroles dures et railleuses dont il serait accompagné.

Son sort n'était-il par arrêté et fixé par une volonté inexorable? Après l'avoir condamné à la plus misérable jeunesse, on prétendrait le contraindre à épouser une femme qu'il détesterait. Le duc lui avait dit: «Tu épouseras une fille très riche.»

Mais sur ce point, Norbert s'était juré de résister. Il était décidé à mourir sous le bâton fourchu du duc de Champdoce, au roulement de ses Jarnitonnerre! plutôt que de céder.

Or, il comptait sur Dauman pour lui fournir des moyens de résistance.

Il la serra contre sa poitrine.
Il la serra contre sa poitrine.

Il venait donc d'entamer ce sujet, quand on entendit une voiture s'arrêter devant la maison du Président. Presque aussitôt Mlle du Sauvebourg parut. Elle

était fort pâle, et ses lèvres serrées trahissaient la violence qu'elle se faisait pour recourir à ce déplorable expédient.

D'un coup d'œil, maître Dauman comprit ses avantages; aussi abrégea-t-il ses formules de civilité pour expliquer à mademoiselle que, jaloux de lui être agréable, il s'était occupé de l'affaire Rouleau et qu'il la considérait comme arrangée.

—Je puis même ajouta-t-il, montrer à mademoiselle la lettre de l'huissier; il consent à arrêter les poursuites...

Il la cherchait, cette lettre, avec acharnement, parmi ses papiers, partout, avec autant de persistance que si vraiment elle eût existé.

—Je ne puis mettre la main dessus, dit-il d'un ton dépité, je l'aurai laissée en bas ou dans ma chambre. J'ai tant d'occupations que j'en perds la tête. Il faut la trouver, pourtant... Vous permettez, je descends, je suis à vous à l'instant!

Il sortit en effet rapidement, et vivement referma la porte sur lui.

Véritablement il était un peu étourdi du surprenant concours de circonstances qui, sans peines, sans efforts de sa part, amenait ces deux jeunes gens ensemble, dans sa maison, à son entière discrétion, et il avait besoin de réfléchir.

Sa sortie avait été une de ces inspirations qui jamais ne font défaut aux coquins à l'affût de l'occasion. Devinant un rendez-vous donné chez lui, il était bien aise de laisser un peu «les amoureux», comme il disait, tête à tête.

Il ne risquait rien à cela, n'étant pas allé plus loin que l'autre côté de la porte.

Alternativement, il collait l'œil et l'oreille à la serrure, il entendait, il voyait.

Cet instant de liberté que lui laissait la grossière diplomatie de l'intrigant de village, parut à Norbert une faveur céleste.

Ce n'est pas que l'intelligence lui manquât, pour deviner le piège; mais l'esprit, dans les grandes crises, ne s'arrête pas aux circonstances extérieures.

Depuis l'entrée de Mlle de Sauvebourg, il était frappé de l'altération de ses traits si purs, respirant d'ordinaire le calme assuré de l'innocence.

Il osa lui prendre la main, qu'elle ne retira pas, et chercha son regard, espérant lire jusqu'au fond de son âme.

—De grâce, mademoiselle, commença-t-il, qu'avez-vous? Ce ne peut-être le malheur de cette pauvre femme qui vous attriste à ce point!

Un soupir profond fut la seule réponse de Mlle Diane. Une grosse larme brilla dans ses yeux, trembla une seconde dans ses cils, et lentement roula, brûlante, la long de sa joue.

Cette larme emplit de douleur l'âme du pauvre jeune homme.

—Au nom du ciel, insista-t-il d'une voix étranglée par l'angoise, que vous arrive-t-il! mademoiselle!... Diane!... je vous en conjure, parlez-moi, répondez-moi... ne suis-je pas votre ami, le plus dévoué, le plus aimant des amis?

Elle résista d'abord, écartant doucement Norbert, détournant la tête. Puis enfin, avec toutes sortes d'hésitations, et comme si elle eût fait à ses pudeurs de jeune fille la plus douloureuse violence, elle avoua que la veille au soir, et lorsqu'elle s'y attendait le moins, son père lui avait parlé d'un parti qui se présentait, un jeune homme offrant toutes les garanties de naissance, de caractère et de fortune qui enlèvent le consentement des familles.

Norbert l'écoutait, la joue blême, secoué par toutes les furies de la jalousie et de la colère.

—Et vous n'avez pas refusé, s'écria-t-il, vous n'avez pas repoussé ces propositions affreuses?...

Hélas! le pouvait-elle?

Sans répondre directement, elle se répandit en plaintes désolées, sur la tyrannie de la famille. Que peut faire une pauvre jeune fille, abandonnée sans défense aux caprices ou aux calculs de sa famille, obsédée, réprimandée, épiée?

Comment disposerait-elle librement de son cœur, prise entre deux alternatives également effrayantes, réduite à opter entre un mariage qui lui faisait horreur, et le couvent, dont la seule menace la glaçait?...

Accroupi derrière la porte de son cabinet, ne perdant ni un geste, ni un mot, ni un coup d'œil, ni une intonation, maître Dauman jubilait prodigieusement.

—Eh! eh! ricanait-il, pas mal, pour une petite pensionnaire émancipée d'hier. Elle a des dispositions, cette jeune commère, et inspirée par moi elle peut aller loin. Bien trouvé, pour forcer ce jeune benêt à se déclarer! Mais réussira-t-elle?...

Oui! la mort la plus épouvantable, inévitable, imminente, la hache au-dessus de sa tête, n'eussent pas effrayé Norbert autant que ces horribles perspectives.

—Et vous avez pu hésiter! fit-il d'un ton de reproche. On sort du couvent, si hauts qu'en soient les murs, tandis que le mariage... le mariage!...

Il s'arrêta. Il ne trouvait pas d'expressions pour rendre la sensation qu'il éprouvait, en songeant que Mlle de Sauvebourg pourrait être à un autre.

Elle, cependant, rendue mille fois plus belle par son désordre, poursuivait ses lamentations d'une voix entrecoupée. On eût dit que sa poitrine gonflée par les sanglots allait éclater.

—Quelles raisons donner à son père de sa résistance? Ne savait-on pas bien qu'elle n'aurait pas de dot, qu'elle était sacrifiée à son frère aîné, immolée aux stupides préjugés de l'orgueil nobiliaire? Qui donc dans de telles conditions s'intéresserait à elle, qui donc songerait à demander jamais sa main!

—Et moi! s'écria Norbert frémissant, et moi, qui suis-je donc! Vous ne m'aimez donc pas, que vous n'avez pas daigné penser à moi!...

—Hélas! mon ami, murmura-t-elle, êtes-vous libre plus que moi? Nos destinées ne sont-elles pas pareilles? Oubliez-vous tout ce que vous m'avez dit? N'êtes-vous pas, ainsi que moi, victime de l'implacable raison de famille!...

Norbert écoutait, les traits contractés par une rage froide. Il lui semblait qu'un homme nouveau s'éveillait en lui. L'énergie terrible de ses pères, courbée sous une main de fer, se révoltait. Le sang rouge des Champdoce qui coulait dans ses veines, enflammé par la passion, bouillonnait comme la lave.

—Je ne suis donc qu'un enfant débile et lâche? dit-il, se contenant à peine.

—Votre père est tout puissant, lui fut-il répondu avec la douceur de la résignation; il est rude, il est inflexible, et vous êtes en son pouvoir. Votre père, mon ami...

C'en était trop! L'orage terrible qui grondait dans le cœur de Norbert éclata.

—Mon père, s'écria-t-il d'une voix éclatante, mon père!... Eh! que m'importe! Je suis Dompair de Champdoce aussi bien que lui, et tant pis pour celui qui se trouve en travers du chemin d'un Champdoce! Oui, malheur à celui-là, fût-il mon père, qui oserait se placer entre mon désir et la femme que j'aime! Car je vous aime, Diane; je t'aime, tu es à moi, et il n'est pas de puissance humaine assez forte pour t'arracher, moi vivant, à mon amour.

Il était hors de lui, il délirait; il étendit les bras, et, saisissant la jeune fille par la taille, il la serra contre sa poitrine à la briser; et comme pour prendre possession de sa personne, il la marqua au front d'un baiser brûlant! L'œil grand ouvert au trou de la serrure, maître Dauman retenait son souffle.

—Cré chien!... grommelait-il, évidemment empoigné, pour n'importe qui, ma place vaut cent sous comme un liard... Pour moi, elle vaut cent cinquante mille francs, que ces amoureux me donneront. Il tient de son papa, le petit. Quelle braise!... Quand la jeune personne et moi soufflerons dessus, l'incendie sera vite allumé...

Plus palpitante que l'oiseau entre les mains d'un enfant, Mlle de Sauvebourg repoussait Norbert et se dégageait de son étreinte.

Il lui paraissait sublime en ce moment: transfiguré par la colère, admirable d'orgueil et de passion. Et, sentant vibrer toutes les cordes de son être, elle avait peur... peur de lui, peur d'elle même. Après ce grand éclat, Norbert gardait le silence, tout étourdi et confus de son emportement.

Il cherchait maintenant quelqu'un de ces arguments raisonnables et décisifs qui assurent le triomphe d'une cause en suspens. Bientôt il crut l'avoir trouvé.

—Me refuseriez-vous donc, mademoiselle, reprit-il d'une voix plus calme, me repousseriez-vous si, à genoux, à mains jointes, je vous demandais d'être ma femme, d'être duchesse de Champdoce?

Mlle de Sauvebourg répondit par un seul regard, mais il n'y avait pas à s'y méprendre, il disait: Oui, oui avec bonheur.

—Eh bien! répondit Norbert, pourquoi nous effrayer de vaines chimères? Douteriez-vous de moi, de ma parole, de mon amour? Il se peut que mon père s'oppose à des projets qui assureraient la félicité de ma vie; qu'importe! Avant longtemps j'échapperai à son despotisme. Je serai majeur dans quelques mois, c'est-à-dire libre, maître de suivre les inspirations de mon cœur, et alors...

De l'air le plus triste Mlle Diane hochait la tête. Il s'interrompit un peu inquiet et presque aussitôt demanda:

—Que voulez-vous dire? Quel obstacle apercevez-vous?

—Hélas! mon ami, comment ne pas vous dire que vous vous bercez d'illusions vaines. Ce n'est qu'à vingt-cinq ans accomplis qu'un homme échappe aux dernières entraves du pouvoir paternel, et peut donner son nom à qui bon lui semble...

Cet avertissement, le perspicace Président l'attendait derrière sa porte.

—Bravo! murmura-t-il, bravo, la jeune demoiselle! Voilà donc pourquoi elle est venue, elle voulait prévenir l'enfant. Peste! il fait bon lui donner des leçons, elle ne les oublie pas.

Cependant Norbert ne pouvait en croire ses oreilles.

—Ce que vous dites est impossible, mademoiselle, dit-il.

—C'est la vérité, malheureusement, mon ami. Au-dessus de nous, de notre volonté, de nos plus ardents désirs, il y a la loi, et c'est la loi qui a fixé l'âge que je vous dis: vingt-cinq ans. Ce serait donc sept ans à attendre... sept ans! Vous jouirez de votre fortune, alors, Norbert, vous habiterez Paris, vous serez fêté, entouré, flatté, toutes les séductions viendront au-devant de vous, tous les plaisirs, toutes les ivresses. Penserez-vous encore à moi? Vous souviendrez-vous seulement qu'il existe une pauvre jeune fille que vous prétendiez aimer, et qui elle-même...

—Champdoce n'oublie jamais, s'écria Norbert, et jamais ne cède! Que me parlez-vous de la loi? J'aurai de l'argent quand je serai majeur, et je trouverai des gens qui m'apprendront comment on peut s'y soustraire. Et si c'est impossible, eh bien! j'aviserai. J'ai dit: Je veux. J'arracherai le consentement de mon père de vive force, s'il le faut...

Le Président s'était relevé, et d'un doigt soigneux il époussetait à coups de pichenettes les genoux de son pantalon.

—Attention! se disait-il, voici l'instant de paraître. Je reviens en hâte, j'ouvre la porte, je surprends quelques mots, j'y réponds, et je suis en plein dans la situation. Allons, cela évitera bien des longueurs...

Ce disant, il entra.

Le même cri de surprise et d'effroi échappa à Mlle de Sauvebourg et à Norbert.

Entièrement absorbés dans les sensations de l'heure présente, ils avaient oublié en quel lieu ils se trouvaient, et jusqu'à l'existence du «Président.»

Lui, ne sembla nullement décontenancé de l'effet qu'il produisait; il l'avait prévu. C'est du ton le plus détaché, et comme s'il se fût agi d'une chose toute naturelle, qu'il prit la parole.

—Impossible, commença-t-il, de dénicher cette satanée lettre. Mais qu'importe, je vous garantis l'affaire de la mère Rouleau arrangée, et je voudrais bien en dire autant de la vôtre.

Norbert et Mlle Diane tressaillirent et échangèrent un regard où se peignait l'inquiétude qu'ils ressentaient de se savoir à la discrétion de cet homme.

Cette crainte, très-évidente, parut cruellement mortifier Dauman.

—Mon Dieu! reprit-il d'un ton bourru, je sais bien que ce ne sont pas là mes affaires, et que vous avez le droit de me dire: «Bonhomme, mêle-toi de ce qui te regarde!» Mais que voulez-vous, c'est plus fort que moi, l'injustice me révolte, et bon gré mal gré il faut que je me mette du côté des plus faibles. Ah! il m'en a cuit plus d'une fois. On ne se refait pas. Donc, j'arrive, je vous entends causer de vos peines, je devine ce que je n'entends pas, et aussitôt je me dis: Président, voici deux gentils amoureux, créés l'un pour l'autre, c'est sûr...

—Monsieur!... interrompit Mlle de Sauvebourg, froissée dans toutes ses délicatesses de femme, monsieur! Vous vous oubliez.

La figure de maître Dauman exprima le désappointement comique et naïf de l'homme qui, pensant rendre un grand service, s'aperçoit qu'il commet une insigne maladresse.

—Mademoiselle me pardonnera, balbutia-t-il, je ne suis qu'un pauvre paysan, je dis les choses comme mon cœur me les inspire; si j'ai péché, ce n'est pas avec intention; je me tais.

Mais Norbert avait trop d'intérêt à être renseigné pour s'en tenir à cette défaite.

—C'est bien, dit-il, mademoiselle vous excuse; Président, continuez.

—Ce sera donc pour vous obéir, monsieur le marquis.

—Oui, vous m'obligerez.

Dauman attendit quelques secondes une objection de Mlle Diane; elle se taisait, il reprit:

—Pour lors, je me disais: voici des jeunes gens dont les désirs sont naturels, raisonnables, juste même, et qui vont avoir à lutter contre les volontés de leurs familles. Jeunes, sans expérience, ignorant jusqu'aux dispositions du Code, ils seront infailliblement vaincus. Pourquoi ne me mettrais-je pas de leur côté? Mes conseils rétabliraient l'égalité de la partie. Car je connais la loi, moi, je l'ai étudiée, analysée; j'en ai surpris le fort et le faible; je sais comment on l'attaque et comment on la tourne.

Et pendant un bon moment encore, du ton le plus emphatique, il célébra son éloge, soit qu'il ne pût se défaire de cette habitude qu'ont les finauds de campagne d'étourdir leurs victimes de flots d'éloquence, soit qu'il voulût laisser à Mlle Diane ni à Norbert le loisir de la réflexion.

Il affectait en tous cas de ne pas les regarder, de ne point remarquer que debout, dans l'embrasure de la fenêtre, ils se consultaient à voix basse.

—Pourquoi ne pas nous confier à lui? disait Norbert, il a l'expérience pour lui, on vient le consulter de trois lieues à la ronde, dans les cas difficiles.

—Quoi! lui livrer notre secret!

—Ne l'a-t-il pas surpris?

—Il nous trahira; il est capable de tout pour de l'argent.

—Tant mieux s'il est avide, son avidité même nous répond de lui; il se taira sur la promesse d'une magnifique récompense.

—Agissez donc comme vous l'entendrez, mon ami.

Enhardi par cette approbation, Norbert s'avança vers maître Dauman.

—Assez, interrompit-il, j'ai confiance en vous et j'ai répondu de vous à mademoiselle. Vous connaissez la situation, arrivons au fait. Que nous conseillez-vous?

—Sachez attendre, articula vivement le Président. Tout est là. Avant votre majorité, la moindre démarche perdrait tout.

—Cependant...

—Eh! monsieur le marquis, qu'est-ce qu'un an de patience à votre âge, avec la certitude du bonheur au bout? Pour le lendemain de vos vingt et un ans, je vous promets, foi de Dauman, trois moyens de faire capituler le duc de Champdoce votre père et de lui arracher son consentement.

Il parlait avec une imperturbable assurance, comme s'il les eût connus, ces moyens.

—D'ici là, poursuivit-il, de la prudence, monsieur le marquis, dissimulez, cachez-vous. On doit être le plus fin, quand on n'est pas le plus fort. On vous a rencontré donnant le bras à mademoiselle. Quelle faute! On a jasé. Qu'adviendrait-il si les propos des bavards arrivaient aux oreilles de M. de Sauvebourg et de M. de Champdoce? Vous seriez séparés, enfermés, surveillés. Voulez-vous réussir? Ne donnez pas l'éveil. Plus inattendus seront les coups que nous frapperons le moment venu, meilleures seront nos chances.

Il ne voulut pas s'expliquer autrement, mais il avait le don de la persuasion, et quand Mlle de Sauvebourg et Norbert sortirent de chez lui, ils étaient rassurés et plein d'espoir.

Ce fut d'ailleurs une de leurs dernières entrevues de l'année. Le temps continuait à être si mauvais qu'ils ne pouvaient songer à se rencontrer dehors, et la crainte qu'ils avaient d'être épiés les empêchait de profiter de l'hospitalité que Dauman mettait à leur disposition.

Ils ne restaient pas pour cela sans nouvelles l'un de l'autre. Chaque jour la fille de la mère Rouleau portait une lettre à Sauvebourg et rapportait une réponse à Champdoce. Norbert écrivait des volumes.

D'ailleurs la saison s'avançait, et les châtelains du voisinage, chassés par les premiers froids, se réfugiaient à la ville. Le vieux comte de Mussidan était allé demander un rayon de soleil à l'Italie, M. de Puymandour était parti pour Paris avec Mlle Marie, sa fille.

Seul, le marquis de Sauvebourg, chasseur enragé, tenait bon. Mais, pourtant, à la suite d'une tombée de neige, ne pouvant sortir, il se décida à suivre l'exemple général et à regagner, pour l'hiver, la belle et vaste maison qu'il possédait à Poitiers.

Cette séparation, Norbert et Mlle de Sauvebourg l'avaient prévue, et leurs mesures étaient prises. Ils avaient, grâce à l'ingénieuse complaisance de Dauman, toutes facilités pour correspondre.

Mais à quoi bon! Poitiers n'était pas le bout du monde.

Deux ou trois fois la semaine, Norbert sautait sur un cheval, arrivait à la ville, changeait en hâte de vêtements, et allait se promener devant une petite porte, pratiquée dans le mur du fond d'un grand jardin.

A une certaine heure, convenue d'avance, cette petite porte s'entr'ouvrait mystérieusement. Norbert se glissait par l'entrebâillement, et il retrouvait Mlle Diane, plus belle, plus adorée que jamais.

Cette grande passion, la certitude d'être aimé, lui avaient fait perdre en grande partie sa farouche timidité.

Il ne passait plus son temps seul à Poitiers. Il y avait retrouvé Montlouis, ce fils du fermier de son père qui lui avait offert sa première tasse de café, et assez souvent ils allaient, le soir, jouer aux dominos au café Castille.

Montlouis n'était plus que pour peu de temps à Poitiers. Ses études étaient terminées, et il devait, le printemps venu, rejoindre à Paris le jeune vicomte de Mussidan, en qualité de secrétaire intendant.

Même ce départ le désolait, car il aimait passionnément, ainsi qu'il l'avoua à Norbert, une jeune fille de Châtellerault qu'il allait visiter tous les dimanches.

Confidence pour confidence, Norbert ne sut pas cacher ses amours, et, plus d'une fois, Montlouis l'accompagna lorsqu'il allait attendre que s'entr'ouvrît la petite porte du jardin du marquis de Sauvebourg.

Comment le duc de Champdoce laissait-il à son fils une liberté si grande? Il était impossible d'expliquer ce relâchement de sévérité.

—Jarnitonnerre! vous osez me braver.
—Jarnitonnerre! vous osez me braver.

Quoi qu'il en fut, il aida les jeunes gens à passer l'hiver. Ils en étaient à

compter les jours qui les séparaient de cette majorité tant attendue. Chacun d'eux avait un almanach où il effaçait, le soir, la journée écoulée.

Ainsi ils effacèrent décembre, puis janvier, puis trois mois encore; les beaux jours revenaient; les châteaux se repeuplaient; M. de Puymandour et M. de Mussidan étaient de retour; le marquis de Sauvebourg ne tarda pas à les imiter.

Quel moment que celui où Norbert et Mlle de Sauvebourg se retrouvèrent chez Dauman, libres de toute contrainte!

Ils n'avaient plus que quelques mois à attendre, et pour s'encourager à prendre patience, à l'aide de mille précautions, ils passaient toutes les après-midi une heure ensemble au sentier de Bivron, mais de l'autre côté de la haie, cachés par les arbres.

C'est de l'un de ces rendez-vous que revenait Norbert, l'esprit libre, le cœur plein de joie, quand on l'avertit que son père le demandait dans la salle commune. Il y courut.

—Marquis, commença le duc sans préambule, réjouissez-vous; je vous ai trouvé un parti, avant deux mois vous serez marié!

VII

C'est quand on est heureux, surtout, qu'on doit craindre.

C'est au moment où l'avenir paraît sourire, où les espérances chèrement caressées semblent sur le point de se réaliser, qu'il faut trembler.

Le soleil brille, pas un nuage au ciel, la brise arrive tiède et parfumée, on s'endort. Et c'est dans les ténèbres, aux éclats de la foudre, qu'on se réveille.

Le tonnerre tombant aux pieds de Norbert l'eût moins épouvanté que cette déclaration de son père:

—Avant deux mois vous serez marié.

Chancelant sous ce coup inattendu, qui l'arrachait aux félicités de l'illusion et le mettait aux prises avec l'implacable réalité, il essaya de répondre, de dire quelque chose, mais les paroles expiraient sur ses lèvres.

Le duc ne vit pas ou ne voulut point voir le trouble affreux de son fils, et c'est du ton le plus posé qu'il reprit:

—Il n'est pas besoin, j'imagine, mon fils, de vous apprendre le nom de la jeune fille que je vous destine, vous le devinez.»

Norbert ne répondit pas.

—Cette jeune fille, poursuivit M. de Champdoce, n'est autre que Mlle Marie de Puymandour. Vous la connaissez, vous l'avez vue; un dimanche même, en sortant de la grand'messe, étant avec vous, je lui ai adressé la parole. Eh bien!... ne m'entendez-vous pas? Répondrez-vous? Ne vous rappelez-vous pas!...

—Oui, mon père, balbutia le pauvre garçon, oui, je me souviens...

—Elle ne saurait manquer de vous plaire. C'est une fort jolie personne, grande, brune, assez forte, merveilleusement constituée pour nous donner des héritiers robustes. Ses yeux, ses cheveux et ses dents sont admirables. N'est-ce pas votre avis?...

—En effet, répondit Norbert, sans avoir, certes, conscience de ce qu'il disait, il me semble... je crois... Cependant, c'est à peine, si je l'ai regardée.

Le vieux gentilhomme eut un geste équivoque, très-digne d'un ancien favori du comte d'Artois.

—Jarnicoton? fit-il d'un air goguenard, je vous croyais plus convaincu. Enfin!... vous aurez tout le temps de l'examiner quand vous serez son mari.

Le duc avait fait mourir sa femme de chagrin; il avait réduit son fils unique aux derniers expédients du désespoir; mais que lui importait!... Ni la duchesse, ni Norbert n'avaient osé, de leur vie, élever une plainte ou hasarder une objection; donc il triomphait.

—Du reste, marquis, poursuivit-il, de votre mariage va dater une ère nouvelle. Votre équipage de rustre n'est plus de mise. Demain, nous nous rendrons à Poitiers, où je vous ferai habiller comme le doit être un homme de votre rang. Il s'agit de ne pas effaroucher cette péronnelle...

—Cependant, mon père...

—Attendez. Je vous abandonnerai un des appartements du château, et vous y passerez votre lune de miel. Vous tâcherez qu'elle dure le moins possible. En nous y prenant bien, nous amènerons vite votre jeune femme à nos habitudes. J'entends qu'avant un an, elle soit ce qu'elle devra rester, une bonne grosse fermière, prudente, économe, ayant l'œil à tout, mettant son bonheur et sa gloire à amasser une grosse fortune pour nos descendants. Quand elle en sera là, nous fermerons l'appartement; vous reprendrez votre veste de travail, et tout sera dit.

Ces incroyables prétentions n'étaient pas nouvelles, cent fois le duc les avait hautement exprimées, et cependant Norbert restait abasourdi, comme s'il les eût comprises pour la première fois.

—Cependant, mon père, commença-t-il sans trop d'hésitation, si Mlle de Puymandour ne me plaisait pas?...

—Eh bien?

—Si je vous priais de m'épargner un mariage qui ferait le malheur de ma vie?...

M. de Champdoce haussa les épaules.

—Propos d'enfant! répondit-il. Cette alliance me convient, et c'est assez...

—Mon père...

—Vous m'interrompez, je crois, et vous hésitez?...

Six mois plus tôt, Norbert eût courbé le front; mais, maintenant, il avait son bonheur à défendre. Il rassembla tout son courage et dit:

—Non, je n'hésite pas.

Accoutumé à l'obéissance passive de son fils, l'obstiné gentilhomme devait se méprendre au sens de cette réponse.

—A la bonne heure, reprit-il. Qu'un bourgeois, un garçon de rien, consulte son cœur et cherche le bonheur en ménage, rien de mieux. Mais pour un homme de notre nom, le mariage ne doit être qu'une affaire de raison. C'est, certes, une affreuse mésalliance que je vous propose, mais il faut en passer par là. Pour un homme, d'ailleurs, une mésalliance n'est rien. Le nom protège la femme comme un pavillon redouté couvre la marchandise. Vous épouseriez la dernière des filles de cuisine, que votre aîné n'en serait pas moins Dompair de Champdoce.

Il se promenait par la salle tout en parlant, gesticulant avec une véhémence extraordinaire.

—Du reste, poursuivit-il, je lui ai serré le bouton comme il faut, à cet imbécile de Puymandour. Savez-vous les conditions? Quinze cent mille livres espèces sonnantes, donation des deux tiers de sa fortune, dont il ne se réserve que l'usufruit. Et savez-vous ce qu'il possède. Cinq millions au moins. Cinq millions qui entrent dans notre maison, qui sont à nous!... Je vous verrai avant ma mort plus de six cent mille livres de rentes!

Son exaltation allait croissant de moment en moment, elle touchait à la démence.

Il saisit la main de son fils, et, la serrant à la broyer:

—Raison de plus, s'écria-t-il, pour se priver, pour économiser, pour amasser, pour hâter la restauration de notre maison. Songez-vous au magnifique avenir de nos descendants, si grands par la naissance et tout-puissants par la fortune?... Oh! mon fils, comment avec cette seule pensée ne pas réaliser gaîment des miracles d'abnégation!...

Il fit deux ou trois tours dans la salle, laissant échapper des exclamations incohérentes, et enfin, revenant à son fils:

—Voilà qui est entendu, fit-il. Demain, je vous conduis à Poitiers, je vous équipe, et dimanche nous dînons chez le Puymandour pour la présentation.

Norbert avait assez recouvré son sang-froid pour réfléchir, et son anxiété était horrible.

Quel parti prendre en cette extrémité?

—Attends! lui disait la raison, la ruse est l'arme du faible; Dauman trouvera quelque expédient.

Mais l'orgueil criait:

—Résiste! Hausse ton énergie à celle de ton amie; aurais-tu moins de courage qu'elle?

La voix de l'orgueil l'emporta.

Et, certes, il fallait un immense amour pour lui inspirer la résolution de résister à son père, pour lui donner l'audace d'une colère qu'il savait devoir être terrible.

Par doux fois, cependant, il ouvrit la bouche avant de pouvoir articuler une parole. Les forces physiques trahissaient sa volonté. Il étouffait; ses tempes battaient, il lui semblait qu'il avait un brasier dans les entrailles.

—Mon père, commença-t-il enfin, aller demain à Poitiers est inutile...

—Que dites-vous?... Que voulez-vous dire?

—Je ne saurais aimer Mlle de Puymandour, mon père, et... jamais elle ne sera ma femme!

Il y avait tant d'années que le duc de Champdoce voyait son fils à genoux devant ses moindres volontés, qu'il fut frappé de stupeur, comme pétrifié.

Il pouvait tout prévoir excepté cela.

Son esprit se refusait à concevoir et à comprendre ce qui lui paraissait un acte monstrueux de lèse majesté paternelle.

Il avait bien entendu, et cependant il doutait encore.

—Vous devenez fou, prononça-t-il enfin, et vous ne savez sans doute ce que vous dites.

—Je le sais.

—Réfléchissez, mon fils...

—Toutes mes réflexions sont faites!

On eût vraiment pu supposer que c'était chez Norbert un parti pris de blesser son père, de l'exaspérer, tant son attitude était provoquante, tant sa voix était brève et saccadée.

Mais ce n'était de sa part que maladresse involontaire.

N'ayant pas trop de toute sa puissance sur soi pour soutenir le rôle qu'il s'était imposé, il avait assez à faire à parler seulement, sans se préoccuper de ménagements habiles.

M. de Champdoce, lui, faisait visiblement tout au monde pour rester calme.

—Et vous espérez, reprit-il d'un ton de dédaigneuse pitié, que je me contenterai de cette réponse?

—J'espère que vous vous rendrez à mes prières.

—Vraiment!... J'aurai, moi, vieillard, moi, chef de famille, conçu un plan magnifique, digne de l'illustration de notre maison, je l'aurai mûri, j'aurai consacré ma vie entière à son exécution, je lui aurai tout sacrifié, et aujourd'hui, là, tout à coup, j'y renoncerais, parce que c'est la fantaisie d'un enfant, le caprice d'un misérable insensé!

Norbert ne comprenait que trop qu'il ne réussirait pas à vaincre l'implacable obstination de son père, qu'il ne parviendrait pas à l'émouvoir.

Cependant, il voulut tenter l'impossible.

—Non, mon père, commença-t-il, ce n'est pas par caprice que je vous conjure de me laisser ma liberté. N'ai-je pas toujours été un bon fils? Vous l'avez reconnu vous-même. Ai-je parfois discuté vos ordres! Vous me disiez: «Fais ceci,» je le faisais; «Va là,» j'y allais. Je suis le fils de l'homme le plus riche du pays, j'ai vécu comme le fils de nos ouvriers, me suis-je plaint? M'est-il arrivé de laisser échapper un murmure quand je travaillais à la terre à côté de nos valets de charrue? Commandez-moi ce qu'il vous plaira...

—Je vous commande d'épouser Mlle de Puymandour.

—Oh! tout, hormis cela. Je ne l'aime pas, je ne saurais l'aimer, je le sens, je le sais. Voulez-vous donc faire le malheur de ma vie entière? Par pitié! n'exigez pas cela de moi.

—J'ai dit, vous obéirez.

Autant eût valu prier un des blocs de chêne qui se trouvaient dans la salle.

Norbert le sentit, et se redressant, enragé de l'inutilité de sa tentative:

—Eh bien!... non, dit-il, je n'obéirai pas!

Répondre ainsi était de sa part de l'héroïsme.

Il connaissait son père et savait quelle épouvantable colère allait éclater.

Le duc, en effet, fort rouge d'ordinaire et haut en couleur, était devenu livide. Il semblait que tout le sang se retirât de sa face et même de ces petits vaisseaux sanguins qui rayaient sa peau hâlée comme autant d'égratignures.

—Jarnidieu! s'écria-t-il d'une voix formidable qui jadis eût fait rentrer Norbert sous terre, qui vous rend si hardi d'oser me résister en face?

—Le sentiment de mon droit.

—Depuis quand les fils refusent-ils d'obéir lorsque les pères commandent?

—Depuis que les pères commandent des choses injustes.

C'était plus que n'en pouvait supporter le due de Champdoce.

Il se précipita sur son fils, le bâton levé, en criant:

—Jarnitonnerre!... vous osez me braver!...

Pourtant il ne laissa pas retomber son bâton fourchu, arme terrible aux mains d'un homme de sa force, aveuglé par la fureur; il le lança loin de lui en disant d'une voix rauque:

—Non!... je ne frapperai pas un Dompair de Champdoce!

Qui saurait dire si l'attitude de Norbert ne lui imposa pas?

Cet adolescent, si timide la veille, n'avait ni bronché, ni seulement tressailli; il était resté sous la menace calme, les bras croisés, la tête haute.

A cette impassibilité, si froide qu'elle arrivait au dédain, le duc de Champdoce n'avait pu méconnaître son sang, et peut-être,—les sentiments à la même seconde sont si divers et si multiples,—peut-être son orgueil avait-il été flatté intérieurement.

Cependant, Norbert continuait à le regarder d'un air de défi.

—C'est ce que je ne saurais supporter, fit-il.

Et saisissant son fils par le collet, il le traîna, il le porta plutôt, jusqu'à une des chambres du second étage du château, et l'y poussa comme une chose inerte.

Puis, avant de refermer la porte à clé:

—Vous avez, prononça-t-il, vingt-quatre heures pour vous décider à accepter la femme que je vous destine.

—Jamais! répondit Norbert, jamais! jamais!

Cette dernière bravade était superflue; le duc ne pouvait l'entendre, il était déjà dans les escaliers. Norbert restait seul, prisonnier.

Il était seul, et il ressentait cette exquise et intense jouissance qu'on éprouve après l'accomplissement d'une action très dangereuse ou très pénible, ce qui en est la plus grande et la plus sûre récompense.

A cette heure, véritablement, il était digne de Mlle Diane, cette jeune fille si énergique; il l'avait en quelque sorte méritée, et en examinant tout ce qu'il venait de faire pour elle, ce qu'il avait osé et risqué, il l'aimait mille fois davantage.

Mais comment la voir, comment courir vers elle, lui tout conter? N'était-il pas enfermé?

Pourtant, il était urgent de la voir, prudent de la prévenir le plus tôt possible, afin qu'elle se mît en garde contre toutes les éventualités.

N'était-il pas également indispensable d'informer Dauman de cet événement inattendu, afin de savoir de cet habile et savant conseiller quelle conduite tenir en des conjonctures si graves?

Ces nécessités se présentèrent si vivement à l'esprit de Norbert qu'il forma le projet de fuir, de s'évader, ce qui ne devait pas être bien malaisé.

C'était, en tout cas, plus difficile qu'il ne l'avait supposé. La porte était en chêne plein, de plus d'un pouce d'épaisseur; il eût fallu une hache pour l'entamer. Quant à la serrure, puissante, énorme, elle semblait inattaquable.

Restait la fenêtre. Elle était à plus de quarante pieds du sol. Mais Norbert dit que sans nul doute on viendrait faire le lit pour la nuit, qu'il aurait ainsi deux draps à sa disposition, qu'en les nouant l'un à l'autre il obtiendrait ainsi un moyen de descente très suffisant.

S'échappant la nuit, avec l'intention de revenir avant le jour, il ne verrait pas Mlle Diane, mais il la ferait avertir par Dauman.

Ces résolutions prises, il s'étendit dans un des fauteuils de sa chambre, le cœur joyeux comme il ne l'avait pas eu depuis qu'il connaissait Mlle de Sauvebourg.

Entre son père et lui la glace était brisée, et, à son sens, c'était tout. Ce qui lui restait à faire lui paraissait bien peu de chose, comparé à ce qu'il avait fait.

—Et cependant, pensait-il, mon père doit être furieux.

Sur ce point, il voyait juste.

Jamais on n'avait vu au duc un visage si terrible. Au souper, où tous les gens mangeaient à la table du maître, il ne se trouva personne d'assez hardi pour prononcer une parole. Et cependant on savait qu'il y avait eu outre le père et le fils une altercation de la dernière violence, et toutes les curiosités étaient en éveil.

Le repas terminé, M. de Champdoce appela un vieux domestique de confiance, à son service depuis plus de trente ans.

—Jean, lui dit-il, M. Norbert est enfermé au second, dans la chambre jaune; en voici la clé, tu vas lui monter à souper.

—A l'instant, monsieur le duc.

—Attends. Tu passeras la nuit dans la chambre de M. Norbert. Qu'il dorme ou non, toi, tu ne fermeras pas l'œil. Il se peut qu'il veuille s'échapper: tu l'en empêcheras. S'il faut employer la force, tu l'emploieras, je te l'ordonne. Si tu n'étais pas le plus fort appelle... j'arriverai.

Cette précaution du duc de Champdoce anéantissait toutes les espérances de Norbert.

Plus d'évasion possible, maintenant qu'il était gardé à vue.

Il essaya bien de persuader à son geôlier de le laisser s'échapper deux heures jurant que même avant ce temps écoulé il reviendrait se constituer prisonnier: ses prières furent vaines aussi bien que les promesses et les menaces.

Elle ne peut retenir un cri d'effroi.
Elle ne peut retenir un cri d'effroi.

S'il se fût mis à la fenêtre, il eût pu voir M. le duc de Champdoce arpentant de long en large la grande cour qui précède le château.

Il marchait d'un pas saccadé, les mains derrière le dos, la tête inclinée sur la poitrine, tout entier aux sombres calculs de son orgueil blessé.

Les paroles de Norbert, son attitude, ses regards, les expressions même dont il s'était servi, disaient à M. de Champdoce, lui affirmaient que, dans la vie de son fils, tout un côté existait qu'il n'avait pas soupçonné.

Quantité de circonstances futiles, négligées par lui à l'instant où elles s'étaient produites, se représentaient vives et nettes à son esprit, et étaient pour lui comme autant de révélations accablantes.

—Il y a une femme là-dessous, murmurait-il.

Cette conclusion ressortait des faits eux-mêmes. Il n'y a qu'une femme, pour s'emparer en si peu de temps de l'esprit d'un jeune homme, pour changer son caractère du blanc au noir.

—D'ailleurs, pensait le vieux gentilhomme, pour refuser si obstinément celle que je lui propose, il faut qu'il en aime une autre.

Mais quelle était cette femme, et comment la découvrir?

Demander à Norbert de la nommer, c'eût été folie, M. de Champdoce le comprit.

D'un autre côté, courir aux informations, ouvrir en quelque sorte une enquête lui répugnait formellement.

Une partie de sa nuit s'était passée à examiner et a rejeter les expédients qui se présentaient à son esprit, lorsqu'au matin une inspiration lui vint, qu'il jugea une faveur divine.

—J'ai Bruno! s'écria-t-il, j'ai le chien de Norbert. Par lui, je puis savoir les habitudes de mon fils, les maisons qu'il hante, arriver jusqu'à la femme que je soupçonne...

Ce système d'investigation était excellent.

Il avait observé que depuis la fermeture de la chasse Norbert ne quittait jamais guère le château avant une ou deux heures de l'après-midi, c'était un indice; il résolut d'attendre jusque-là.

Un peu rassuré par l'espoir du succès, il était calme comme à l'ordinaire quand il parut pour donner ses ordres. A midi comme d'ordinaire il se mit à table et fit monter le dîner du prisonnier en ordonnant une surveillance plus sévère que jamais.

Enfin, le moment favorable pour l'expédition était arrivé.

Il siffla Bruno, lequel habituellement ne le suivait pas volontiers, et, à force de caresses et d'agaceries, il parvint à l'entraîner jusqu'à l'extrémité de la grande allée de marronniers. C'était de ce côté que passait toujours Norbert.

Au bout de cette allée se trouvaient trois chemins s'éloignant dans diverses directions.

L'épagneul n'hésita pas. Il se lança sur celui de gauche, un chien qui sait parfaitement où il doit se rendre. Il ne le savait que trop.

Pendant un kilomètre environ il suivit le chemin, puis arrivé à un certain endroit, il se jeta brusquement dans les bois de droite, ainsi que son maître avait coutume de le faire.

Il allait, battant les taillis de droite et de gauche, mais il ne perdait jamais la direction, et M. de Champdoce n'avait aucune peine à le suivre.

Cette marche dura bien quarante minutes, et enfin Bruno déboucha sur le sentier de Bivron, à l'endroit précis où Norbert avait failli tuer Mlle de Sauvebourg.

Là, il commença par quêter en cercle, et ne trouvant rien il s'assit. Son œil intelligent semblait dire: attendons.

—Évidemment, pensa le duc, c'est ici que mes amoureux se rencontrent.

Il examina l'endroit, et il lui parut habilement choisi.

Le sentier, peu fréquenté, aboutissait des deux côtés à un village, le bois offrait une retraite sûre, enfin, grâce à la situation élevée, on pouvait apercevoir de loin le danger, c'est-à-dire un indiscret.

Cette dernière réflexion engagea M. de Champdoce à se cacher promptement.

Il était clair que si celle qui allait arriver au rendez-vous l'apercevait d'en bas, elle rebrousserait chemin au plus vite, et qu'il ne saurait rien.

Il rentra donc dans le bois et alla s'asseoir sur une couche moussue, au pied d'un bouquet de chênes.

La presque certitude du succès le mettait en belle humeur, et il s'applaudissait de sa pénétration.

A la réflexion le danger lui paraissait moins grand qu'il ne l'avait imaginé tout d'abord. De qui Norbert pouvait-il être épris? De quelque petite campagnarde ambitieuse et futée qui, jugeant ce garçon naïf et du bois dont on fait les dupes, avait conçu le projet de se faire épouser.

S'en défaire n'était qu'un jeu pour lui.

D'abord, il comptait l'effrayer si bien, que d'elle-même elle prêcherait la soumission à Norbert. Au pis aller, il s'adresserait aux parents, qui, sur sa seule injonction, éloigneraient leur fille.

Il soupçonnait quelque accroc à la réputation; mais, décidé à payer le dégât, il ne s'en inquiétait nullement.

M. de Champdoce en était là de ses réflexions lorsqu'il entendit japper joyeusement, en chien qui salue une personne amie.

—Ah! fit-il en se dressant, la voici!

Au même moment, les branches de la haie s'écartèrent, et Mlle de Sauvebourg franchit lestement le petit fossé.

Alors seulement elle reconnut M. de Champdoce et ne put retenir un cri d'effroi.

—Le duc!...

Elle se sentait perdue, en grand péril, du moins. Fuir!... Elle en eut la pensée, mais elle ne pouvait; elle chancelait, elle fut forcée de s'appuyer à un arbre.

Le vieux gentilhomme n'était guère moins étourdi qu'elle.

Attendre quelque gardeuse de vaches, et voir arriver la fille du marquis de Sauvebourg! Les bras lui tombaient.

Mais sa colère dépassait encore sa surprise. D'un coup d'œil il appréciait les modifications de la position.

S'il n'avait rien à craindre de la paysanne, il avait tout à redouter de la demoiselle noble. Les prétentions de l'une étaient ridicules, absurdes; les desseins de l'autre n'étaient que trop justifiables.

Et ici, nul recours à la famille.

Qui lui garantissait que le marquis et la marquise de Sauvebourg n'étaient pas d'accord avec Mlle Diane?

—Eh! eh!... commença enfin M. de Champdoce avec un mauvais rire, ma présence n'a pas l'air de vous ravir, ma chère enfant?

—Monsieur!...

—Bien, bien?... je comprends cela. On vient rejoindre le fils, on trouve le père, le désappointement est cruel. Cependant, n'en veuillez pas à Norbert, s'il n'est pas ici, le pauvre garçon, ce n'est certes pas sa faute!

Mlle de Sauvebourg n'était pas, il s'en faut, une jeune fille vulgaire.

Sous ces apparences charmantes, derrière ses yeux si beaux, se dissimulait une énergie qui ne le cédait en rien à celle de ce vieux gentilhomme au torse d'athlète.

Accablée un moment, elle eut bientôt repris tout son sang-froid, et si l'angoisse d'une catastrophe probable la déchirait, rien n'en paraissait sur son calme visage.

Bien que surprise en flagrant délit, pour ainsi dire, elle pouvait nier: tout mauvais cas est niable.

L'idée ne lui en vint même pas. Un désaveu de sa conduite lui eût paru une bassesse indigne d'elle. D'ailleurs, elle était trop bien blessée du ton goguenard de M. de Champdoce et de ses regards impertinents, pour ne pas se révolter, pour ne pas payer d'audace, quoi qu'il pût lui en arriver.

—En effet, monsieur le duc, répondit-elle, sans que le timbre de sa voix fût en rien altéré, c'est pour monsieur le marquis votre fils que je venais... Vous m'excuserez en conséquence de vous quitter.

Elle dessinait déjà une gracieuse révérence et s'apprêtait à se retirer, M. de Champdoce la retint doucement en lui prenant la main.

—J'aurais à vous parler, mon enfant, dit-il en s'efforçant de prendre le ton le plus paternel, et à vous parler sérieusement.

—Je vous écoute en ce cas, reprit Mlle Diane, avec autant d'aisance et de naturel que si elle eût été dans le salon de Sauvebourg.

—Savez-vous pourquoi Norbert manque au rendez-vous assigné!...

—Oh! je suppose bien qu'il aura quelque bonne et valable raison à me donner.

—Mon fils, mademoiselle, est enfermé dans sa chambre, gardé à vue par mes domestiques, lesquels ont ordre de s'opposer, même par la force, à toute tentative d'évasion.

Si rude que fût le coup, Mlle Diane eut le courage de se composer la physionomie compatissante d'une petite maîtresse apprenant un léger désagrément survenu à l'un de ses amis.

—Quoi! vraiment, fit-elle en minaudant, il est prisonnier? Oh! le pauvre garçon, que je le plains!

Le duc était consterné de ce qu'il qualifiait intérieurement d'effronterie sans exemple; consterné et furieux.

—Je puis vous dire, reprit-il en haussant le ton, je puis vous apprendre pourquoi je traite avec cette rigueur mon fils unique, l'héritier de ma fortune et de mon nom.

Ses yeux lançaient des éclairs, mais ils ne firent même pas vaciller le fin regard de Mlle de Sauvebourg.

—Dites!... monsieur le duc, répondit-elle nonchalamment.

—Eh bien! mademoiselle, puisque vous tenez à le savoir, j'ai trouvé pour Norbert une jeune fille dont un prince souverain envierait la main. Elle a votre âge à peu près, elle est belle, gracieuse, spirituelle, riche...

—Elle est très noble, sans doute?

Cette ironie fit bondir l'entêté gentilhomme.

—Quinze cent mille francs de dot, répondit-il durement, valent bien quelques merlettes ou même une tour d'argent sur champ d'azur...

C'étaient les armes des Sauvebourg. Le duc s'arrêta, pour mieux souligner sa méchanceté, et bientôt reprit:

—Outre cette fortune, elle a encore des espérances solides, qui ne sauraient lui échapper, et qui s'élèvent au triple ou au quadruple. Cette héritière, qui me convient à moi, mon fils prétend la refuser!... c'est ce que je ne tolérerai pas.

—Et vous aurez raison, monsieur le duc, si vous croyez vraiment que ce mariage doive assurer le bonheur de votre fils.

—Son bonheur!... Eh! que m'importe, si j'assure la suprématie de notre maison. Le nom avant tout. Tenez pour sûr que jamais un Dompair de Champdoce n'est revenu sur une décision prise, et j'ai décidé, moi, que Norbert accepterait la femme que je lui destine. Oui, jarnidieu! il l'épousera, de gré ou de force, je l'ai juré, je le veux, je le lui ai dit.

La souffrance de Mlle Diane était atroce, mais son indomptable orgueil la soutenait et la poussait en avant.

Étant, ou du moins se croyant sûre de Norbert, elle pensa qu'elle pouvait oser.

—Et lui, demanda-t-elle d'une voix railleuse, lui, que dit-il?

L'audace de cette question stupéfia si bien le duc, qu'il en demeura tout interdit.

—Lui! balbutia-t-il, cherchant pour sa pensée une forme qui ne fût pas trop brutale, lui!...

Mais l'attitude provocatrice de Mlle de Sauvebourg ne pouvait manquer de transporter hors de lui un homme si irascible.

—Norbert, reprit-il violemment, rentrera dans le devoir quand il me plaira de le soustraire à de pernicieuses séductions, et cela me plaît maintenant.

—Oh!

—Il obéira quand je lui aurai démontré que, s'il ignore le prestige de sa fortune et de son nom, il est des personnes qui le connaissent et qui l'envient. Être duchesse de Champdoce! C'est un rêve, cela. Mon fils n'est qu'un enfant, mais j'ai de l'expérience pour deux. Il cédera, quand je lui aurai montré la spéculation et l'intérêt, là où il n'avait vu, le fou! que pur amour et généreux dévouement. Je lui apprendrai ce qu'on doit penser de ces fières demoiselles, qui n'ont que la cape et l'épée, c'est-à-dire leur jeunesse et leurs beaux yeux, et qui courent le mari à leurs risques et périls et au grand dommage de leur réputation.

Mlle de Sauvebourg pâlit sous cet outrage, d'autant plus cruel que jusqu'à un certain point elle l'avait mérité et qu'il frappait juste.

—Courage! monsieur le duc, interrompit-elle d'un ton où la hauteur le disputait à la colère, poursuivez!... Insulter une pauvre fille qui ne peut se défendre, l'accabler, la railler, cela est noble et grand, et bien digne d'un gentilhomme!

M. de Champdoce haussa les épaules à ce sarcasme.

—Je pensais, répondit-il, m'adresser à celle dont les conseils ont poussé mon fils à la révolte. Me serais-je trompé? Vous avez un moyen bien simple de me mettre dans mon tort: décidez Norbert à se soumettre.

Elle baissa la tête sans répondre.

—Vous voyez donc bien, reprit le duc avec un nouvel emportement, que j'ai cent fois raison. Cependant, prenez garde, mademoiselle! je ne pardonnerais pas une obstination qui entraverait mes desseins. Réfléchissez-y, persister serait justifier d'avance les pires représailles. Vous êtes prévenue, assez d'amourettes comme cela!

Ce mot «amourettes,» souligné de la façon la plus injurieuse, acheva d'égarer la raison de Mlle Diane; en ce moment, elle eût sacrifié, pour se venger, son honneur, son ambition, sa vie même.

Oubliant toute prudence, jetant fièrement le masque, elle se redressa, la joue empourprée par la rage, les yeux étincelants de la haine la plus atroce.

—Eh bien!... oui! s'écria-t-elle d'une voix vibrante, avec un geste superbe de menace, oui, j'ai juré que Norbert serait mon mari... il le sera. Emprisonnez votre fils, monsieur le duc, livrez-le aux brutalités de vos valets, vous ne lui arracherez jamais un lâche consentement. Il résistera, parce que je le veux, et jusqu'à la mort, s'il le faut. Jamais son énergie doublée de la mienne ne faiblira...

Sans cesser de fixer le duc, Mlle de Sauvebourg avait reculé jusqu'au bord du fossé qui séparait le bois du petit soulier.

Là, elle s'arrêta, et lui adressant la plus ironique révérence:

—Croyez-moi, monsieur le duc, ajouta-t-elle, ménagez votre fils, et songez, avant d'attaquer mon honneur de jeune fille, que je serai un jour de votre famille. Adieu!...

Mlle Diane était loin déjà que le duc était encore à la même place, trépignant, gesticulant, jetant à tous les vents les plus affreuses imprécations, des menaces terribles et les plus grossières injures.

Certes, tandis qu'il passait ainsi sa colère, il se croyait bien seul. Il se trompait. Cette scène étrange avait eu un invisible témoin: Dauman.

Prévenu par un des domestiques du château de ce qu'il appela incontinent la «séquestration du jeune marquis,» le «Président» n'avait plus eu qu'une préoccupation: aviser Mlle Diane de ce grave événement.

Le malheur est qu'il n'avait, pour cela, nulle facilité. Il ne pouvait se présenter, de sa personne, à Sauvebourg, et pour rien, au monde il n'eut écrit une ligne.

Son embarras était donc fort grand, lorsque l'idée lui vint de courir au rendez-vous habituel des amoureux.

Connaissant le lieu et l'heure, il s'était mis en route à propos, et il était arrivé tout juste comme Mlle Diane apercevant le duc, laissait échapper un cri.

Ce cri avait mis Dauman sur ses gardes. Bruno vint bien le flairer, mais il était connu de l'épagneul; quelques caresses l'en débarrassèrent.

Alors, usant de précautions infinies, il avait réussi à se glisser, en rampant, jusqu'à un endroit d'où il ne perdait ni un geste ni une parole.

S'il se délectait des fureurs du duc, cet ennemi qu'il haïssait jusqu'au crime, il admirait et bénissait l'audace de Mlle Diane. Son énergie lui paraissait sublime, à lui qu'un seul regard du terrible gentilhomme eût couché à plat ventre dans la poussière. Jamais il n'avait osé rêver, pour servir ses lâches et ténébreux desseins, un si admirable caractère.

Au défi jeté en adieu par cette fière jeune fille, il fut si bien enthousiasmé, qu'il lui fallut presque se raisonner pour ne pas applaudir comme au théâtre.

Il est vrai que, dès qu'elle eut disparu, un souci pressant vint assaillir l'esprit alerte du Président.

Il comprenait que Mlle Diane, ayant brûlé ses vaisseaux et acceptant une lutte au grand jour, allait se trouver extraordinairement perplexe, et qu'elle ne manquerait, avant de rentrer à Sauvebourg, de passer chez lui le consulter.

—Or, se dit-il, si je veux profiter de sa colère pendant qu'elle est chaude encore, je dois me trouver chez moi pour la recevoir.

Et sans s'inquiéter désormais de donner l'éveil, il se releva vivement et détala comme un lièvre, longeant le bois pour aller chercher un chemin autre que celui de Mlle de Sauvebourg.

Ce mouvement dans la feuillée interrompit le furieux monologue de M. de Champdoce.

Il prêta l'oreille, et il lui sembla bien entendre des craquements de branches mortes à terre, et des pas qui s'éloignaient.

—Qui va là? cria-t-il en marchant vers l'endroit d'où était sorti le bruit.

Pas de réponse.

Il pouvait s'être trompé. Il appela Bruno, et du geste l'excita à se mettre en quête, l'animant de la voix:

—Cherche! cherche!

Bruno, qui savait à quoi s'en tenir ne se donna pas beaucoup de mouvement. Pourtant, il fit plusieurs fois le tour du buisson qui avait abrité Dauman, flairant de préférence à une certaine place.

M. de Champdoce s'approcha, et se baissant, il reconnut sur la mousse, et très distinctes les empreintes de deux genoux.

—On nous écoutait, pensa-t-il, très frappé de cette circonstance, mais qui?... Serait-ce Norbert qui s'est échappé?...

Ce soupçon, qui lui arracha un jarnidieu! terriblement accentué, le décida à regagner en toute hâte le château.

Il ne lui fallut pas vingt minutes pour faire un trajet qui d'ordinaire en exige le double.

Un garçon de ferme traversa la cour, il l'appela.

—Où est mon fils? demanda-t-il.

—Là-haut, notre maître.

Il porta à Norbert un coup terrible de son bâton.
Il porta à Norbert un coup terrible de son bâton.

M. de Champdoce respira. Norbert n'avait pas trompé la surveillance de son gardiens; ce n'était pas lui qui était aux écoutes dans le bois.

—Même, notre maître, ajouta le domestique de l'air le plus affligé, notre jeune maître est dans un état qui fait peine...

—Qu'a-t-il?

—Ah! voilà! Il voulait absolument se sauver. Jean a été obligé d'appeler à l'aide. C'est qu'il est terriblement fort, monsieur Norbert. A six que nous nous sommes mis pour le tenir, nous n'étions que bien juste assez.

—On ne lui a fait aucun mal, au moins?

Oh! pour cela, non. Il se serait pourtant jeté par la fenêtre, oui, sans nous. Il criait de toutes ses forces qu'il allait être absent deux heures, et qu'il lui fallait sortir qu'il s'agissait de son bonheur, de sa vie...

Trois heures! C'est à cette heure précise que Mlle Diane arrivait au sentier Bivron. Mais qu'importait cette circonstance touchante à un vieillard en qui le monstrueux épanouissement de l'idée fixe, avait étouffé jusqu'au dernier vestige de sensibilité!

C'est avec la raide impassibilité de l'homme qui s'imagine remplir un devoir sacré qu'il gravit les deux étages du château et alla frapper à la porte de la chambre où Norbert était prisonnier.

Jean, la domestique de confiance, vint ouvrir, et pendant une minute au moins, M. de Champdoce demeura immobile, sur le seuil, regardant.

La chambre était dans le plus affreux désordre. Tous lus meubles avaient été renversés, on le voyait; quelques-uns avaient été brisés et leurs débris jonchaient le parquet.

Un robuste valet de charrue était assis devant la fenêtre.

Sur le lit, Norbert était couché tout habillé, la figure tournée du côté du mur.

—Laissez-nous, dit enfin M. de Champdoce à ses domestiques, qui se retirèrent.

Puis, s'avançant vers le lit, et s'adressant à son fils:

—Levez-vous, Norbert, ajouta-t-il.

Le jeune homme obéit.

Plus encore que la chambre, ses vêtements trahissaient la lutte désespérée qu'il avait soutenue. Le col et le devant de sa chemise étaient en lambeaux. Une poche de sa veste avait été arrachée et pendait sur le côté.

Tout autre que M. de Champdoce eut été frappe de l'expression sombre et farouche de sa physionomie. La colère avait tuméfié sa face et contracté ses traits, ses yeux hagards avaient cet éclat extraordinaire qu'on observe chez les fous.

—Qu'est-ce que cela signifie? commença le duc de sa voix la plus rude, mes ordres ne suffisent plus, vous les méconnaissez! Il a fallu, en mon absence, employer la force pour vous retenir.

Norbert se taisait.

—Ainsi, mon fils, ce sont là les inspirations de la solitude? Quels sont donc vos projets, vos espérances?

—Je veux, je prétends être libre.

Si nette et si décisive que fût la réponse, M. de Champdoce ne voulut pas l'entendre.

—A votre résistance obstinée, reprit-il, j'avais cru reconnaître les perfides conseils d'une femme décidée à tirer profit de votre inexpérience, et qui, pour s'emparer plus sûrement de vous, caressait votre orgueil et vos passions mauvaises.

Il s'interrompit, attendant un mot; il ne vint pas.

—Cette femme, que je soupçonnais, poursuivit-il, je l'ai cherchée, et, comme bien vous pensez, je l'ai trouvée. J'arrive du bois de Bivron. Faut-il vous dire que j'y ai rencontré Mlle Diane de Sauvebourg?

—Et... vous lui avez parlé?

—Oui. Je lui ai dit ce que je pense de ces aventurières qui poursuivent de leurs agaceries les dupes qu'elles se proposent d'exploiter.

—Mon père!

—Quoi!... Vous seriez-vous laissé prendre aux beaux semblants d'amour de cette demoiselle? Je vous croyais plus perspicace. Ce n'est pas à vous, marquis, qu'elle en veut, la fine mouche, mais bien à notre fortune et à notre nom. Mais je suis là, moi, jarnidieu! et je lui ai appris, si elle l'ignorait, qu'il y a des maisons où on enferme les femmes qui détournent les jeunes gens!...

Une pâleur mortelle avait envahi le visage de Norbert.

—Vous lui avez dit cela!... fit-il d'une voix rauque. Vous êtes allé insulter la femme que j'aime, pendant qu'on me retenait ici. Ah! prenez garde!... je finirais par oublier que vous êtes mon père...

—Jarnitonnerre! hurla le duc, mon fils me menace!

Et fou de colère, aveuglé par le sang qui affluait à son cerveau, il porta à Norbert un terrible coup de son bâton fourchu.

Le pauvre garçon, par bonheur, avait reculé instinctivement. L'extrémité seule du bâton l'atteignit au-dessus de la tempe et glissa, en la déchirant, le long de la joue.

Ivre de fureur à son tour, il allait s'élancer sur son père, quand il s'aperçut que leurs mouvements dégageaient la porte restée ouverte; c'était la liberté, le salut.

D'un bond, il fut sur le palier, et, avant que le duc n'eût eu le temps de crier: Au secours! il courait à travers champs comme un fou...

VIII

Le chemin pris par le sieur Dauman pour regagner son logis était plus long de beaucoup que la route ordinaire suivie par Mlle de Sauvebourg.

Mais il n'avait pas eu le choix, tenant surtout à n'être pas aperçu de la jeune fille.

Il avait compté, pour la devancer, sur ses longues jambes, et il n'avait pas eu tort. Il n'était plus question de rhumatismes. On lui eût donné vingt ans, à le voir détaler à travers champs.

Quand il arriva à sa maison, il était à bout d'haleine, et la sueur, à larges gouttes, tombait de son visage. Mais il arrivait le premier. Mlle de Sauvebourg ne s'était pas encore présentée.

—Écoute, toi, cria-t-il à sa ménagère, à ceux qui te demanderaient si je suis sorti aujourd'hui, tu répondras que je n'ai pas bougé de mon fauteuil.

La vieille eût bien souhaité quelques explications, mais il lui imposa brutalement silence. Il n'avait pas de temps à perdre.

Rapidement il monta à son grenier, et d'un trou pratiqué dans la maîtresse poutre, et dissimulé avec un art merveilleux, il retira un flacon de verre noir, bouché à l'émeri, qu'il glissa dans sa poche.

Revenu à son cabinet, il l'examina un moment, ce flacon, avec un affreux sourire, et après s'être assuré que le contenu était intact, il le déposa sur son bureau, derrière des dossiers.

Cette besogne terminée, il respira. Il s'essuya le front, arbora son beau bonnet de velours et revêtit la loque sordide qui lui servait de robe de chambre.

Mlle Diane pouvait arriver, il était prêt.

Le malheur est que les minutes s'écoulaient, et qu'elle ne paraissait pas. C'était bien la peine de s'exposer à une bonne pleurésie!

L'inquiétude commençait à gagner Dauman. S'était-il donc trompé? Avait-il trop préjugé de l'implacable orgueil et de la sombre énergie de cette jeune fille?

Déjà, à plusieurs reprises, Dauman était allé à la fenêtre explorer la route; il avait tiré dix fois sa montre, il jurait à demi-voix, quand enfin on frappa légèrement à la porte du cabinet.

—Entrez!... cria-t-il.

C'était elle, c'était bien Mlle de Sauvebourg.

Elle s'avança lentement, et sans répondre aux civilités obséquieuses du «Président», sans paraître même s'apercevoir de sa présence, elle s'assit ou plutôt s'affaissa sur une chaise.

Intérieurement, Dauman triomphait. Il avait vu juste. La faiblesse de Mlle Diane lui expliquait son retard.

Mais cet abattement extrême ne pouvait durer. Grâce à un effort terrible, elle secoua la torpeur qui l'envahissait et se dressa.

—Président, commença-t-elle d'une voix brève, il me faut un conseil. Écoutez-moi. Il y a une heure, environ...

D'un geste désolé Dauman interrompit Mlle Diane.

—Hélas!... soupira-t-il, je sais tout!

—Vous savez...

—Que M. Norbert est prisonnier, oui, mademoiselle; que vous avez rencontré M. de Champdoce au bois de Bivron, oui encore. Bien plus, tout ce que vous a dit monsieur le duc, on me l'a rapporté.

Mlle Diane ne put dissimuler un mouvement de stupeur et d'effroi.

—On vous a rapporté!... balbutia-t-elle; qui?...

—Un bûcheron qui sort d'ici. Ah! les bois sont traîtres, mademoiselle. On cause tout haut, on donne la volée à ses secrets, on se croit seul, pas du tout; il y a une paire d'oreilles derrière chaque tronc d'arbre. Ils étaient quatre fagoteurs à vous écouter, et ils n'ont pas perdu une seule syllabe. Dès que vous avez eu quitté le duc, ils se sont séparés pour aller, chacun de son côté, semer la nouvelle dans le pays. J'ai bien fait jurer à celui que j'ai vu de se taire, mais bast! il est marié, il contera tout à sa femme. D'ailleurs, il y a les trois autres! Empêchez donc les langues d'aller leur train!

Il s'interrompit comme pour respirer, en réalité afin de juger de l'effet produit. Il avait lieu d'être satisfait. Une angoisse affreuse contractait les traits si beaux de la malheureuse jeune fille.

—Mais je suis perdue, alors, dit-elle, perdue...

Maître Dauman baissa la tête. C'était répondre.

Cependant, non, Mlle de Sauvebourg ne pouvait se rendre ainsi, sans combat.

Elle saisit le bras du «Président,» et le secouant rudement:

—Tout n'est pas fini!... s'écria-t-elle... Voici que Norbert atteint sa majorité, il résistera, je le veux; ne peut-on essayer...

—Quoi?

—Eh!... le sais-je moi! c'est vous qui devez le savoir. Que faire? Parlez; je suis prête à tout, puisque je n'ai plus rien à perdre. Non, il ne sera pas dit que ce duc de Champdoce m'aura humiliée, le lâche, et que je ne me suis pas vengée. Vous plaît-il de m'aider?...

Le «Président» semblait tout effrayé de la violence de sa cliente.

—De grâce, mademoiselle, interrompit-il, calmez-vous, parlez plus bas... Ah! vous ne connaissez pas M. de Champdoce, on le voit bien...

—C'est-à-dire que vous en avez peur!...

—Oui, mademoiselle, grand'peur, je n'en rougis pas. Ah! quel homme!... Quand il en veut à quelqu'un, il est capable de tout. Savez-vous qu'il a essayé de me faire casser le cou, à moi qui vous parle, pour me punir de l'avoir cité devant monsieur le juge de paix—il retira son bonnet—au nom d'un de mes clients! Aussi, quand on vient me trouver pour une affaire contre lui... serviteur.

Depuis ce jour où elle avait osé donner rendez-vous à Norbert chez Dauman, Mlle Diane avait revu et consulté souvent ce dangereux personnage, et en toute occasion, elle l'avait trouvé dévoué à ses projets, lui prêchant confiance et courage.

Elle devait donc être surprise et indignée du brusque revirement du «Président,» ne devinant pas sa manœuvre,—toujours la même pourtant.

—En d'autres termes, reprit-elle avec l'accent du plus profond mépris, après nous avoir poussés à nous compromettre, vous nous abandonnez au dernier moment.

—Oh!... mademoiselle, pouvez-vous croire...

—A votre aise, Président, Norbert me reste... il suffit!

Maître Dauman hocha mélancoliquement la tête.

—Prenez garde, mademoiselle, prononça-t-il; qui compte sur l'avenir compte deux fois. Savons-nous si, en ce moment même, monsieur le marquis ne répond pas Amen à toutes les propositions de son père?

C'était verser de l'huile sur le feu; le «Président» le savait bien. Il excellait en cet art d'exalter la passion par ses résistances calculées.

—Non!... s'écria Mlle Diane, supposer cela serait offenser Norbert. Lui, trahir... il se tuerait avant! Il est timide, c'est vrai; lâche, non. Avec ma pensée et son amour, il résistera...

Le sieur Dauman s'était laissé tomber sur son fauteuil de cuir, devant son bureau, comme s'il eût été brisé par les émotions de cet entretien.

—Nous raisonnons froidement, dit-il, parce que nous sommes ici, libres, en sûreté. M. Norbert, lui, est prisonnier, exposé à toutes sortes de tortures physiques et morales, livré sans défense au caprice du plus méchant et du plus obstiné des hommes... Il est des heures de détresse où les caractères les plus solidement trempés faiblissent.

—Soit, vous avez raison. J'admets que Norbert m'ait abandonné, qu'il soit le mari d'une autre, que je reste moi, déshonorée, perdue, devenue la fable du pays! Et vous pensez que tout serait dit?...

—A la rigueur, mademoiselle, il vous resterait...

—Il me resterait la vie, Président, que je donnerais avec bonheur en échange d'une vengeance terrible!...

L'accent de Mme de Sauvebourg trahissait une si effroyable résolution, que le «Président» tressaillit; pour de bon, cette fois.

—Ce que c'est que de nous!... reprit-il après un moment. Voilà bien comme j'étais, moi, le soir du jour où, sur la dénonciation de M. de Champdoce, je fus mandé au parquet.—Il souleva sa calotte de velours.—Je ne savais que répéter, en montrant le poing à son château maudit: «Ah! il verra! il verra bien!...» Il n'a rien vu. J'ai cherché, je vous l'ai dit, des armes dans mon code...

—Oh! ce n'est pas là que j'en chercherais, moi.

—J'entends bien. Beaucoup comme nous ont fait ce serment de haine, qui n'étaient pas des poules mouillées. Ils disaient, avec des blasphèmes à faire tomber le coq du clocher: «Qu'il tremble, ce noble de malheur! un bon coup de fusil au coin d'une haie, à la brune, voilà ce qui l'attend.» Ils ont chargé leurs armes, ils sont allés à l'affût... et le duc se porte comme un charme.

Il soupira profondément, et poursuivit plus bas et comme se parlant à lui-même:

—Autant vaut pour eux que le cœur leur ait manqué. La justice veille, et pour elle un meurtre est un crime. Et pourtant, si les juges savaient quelquefois... si on examinait bien les circonstances!...

Qui sait de combien de misérables la mort de M. de Champdoce sauverait le bonheur!!!

Mlle de Sauvebourg pâlissait en écoutant ces lugubres lamentations. Chacune des paroles du «Président» trouvait en elle comme un écho et éveillait une détestable pensée. Sa conscience se troublait, la nuit se faisait pour ainsi dire dans son cerveau.

—Cependant, continuait Dauman, monsieur le duc vivra cent ans. Il est riche, il est puissant, il est honoré... Il s'éteindra doucement dans son lit, entouré de respect et d'hommages, il y aura foule à son enterrement, et monsieur le curé le recommandera au prône...

Depuis un moment, le «Président» avait repris derrière ses dossiers son flacon de verre noir, et il le tournait et retournait,—machinalement en apparence.

—Oui, ajouta-t-il, M. de Champdoce nous enterrera tous, à moins que...

Il déboucha le flacon et, avec précaution, fit glisser dans le creux de sa main une petite portion de son contenu.

C'étaient quelques grains d'une poussière très fine, blanchâtre, brillante, ou plutôt scintillante comme des cristaux microscopiques.

—Et voilà!... fit-il d'une voix sourde. Un peu de cette poudre, et personne ne craindrait plus ce terrible duc... On ne craint pas un homme qui est à six pieds en terre, sous une large pierre portant une belle épitaphe.

Il s'arrêta, son regard rencontra celui de Mlle Diane.

Pendant deux minutes, au moins, ils restèrent face à face, immobiles, frissonnants, la gorge serrée... Le silence était si profond qu'ils entendaient les battements précipités de leurs artères.

Ils se fixaient obstinément, chacun s'efforçant de descendre tout au fond de l'âme de l'autre; chacun voulant s'assurer, avant de prononcer un seul mot, que sa criminelle pensée était bien celle de l'autre.

C'était vraiment un pacte dont leurs yeux arrêtaient les conditions. Ils s'entendirent, car Dauman, à la fin, se décida à parler bien bas, comme s'il eût tremblé que le son de sa voix n'éveillât quelque danger.

—Cela ne fait pas souffrir, dit-il.

—Ah!

—Imaginez-vous un coup d'assommoir sur la tempe: voilà l'effet. Dix secondes et c'est fini. Pas un cri, pas une convulsion, pas un hoquet, rien...

—Rien.

—Et pas d'apprêts. Une pincée suffit. On la laisse tomber dans n'importe quel liquide, dans du vin ou dans du café de préférence, elle est dissoute avant d'arriver au fond du vase. Et rien ne trahit sa présence. Elle n'altère ni la couleur, ni la saveur, ni le parfum...

—Mais on cherche... on retrouve.

—A Paris et dans quelques grandes villes, quelquefois. Au fond des campagnes, rarement. Jamais nulle part quand il n'y a pas déjà des soupçons. Si on cherchait...

—Eh bien?

—On retrouverait et on constaterait les symptômes d'une apoplexie foudroyante. Il y a peut-être, en France, quatre médecins capables de distinguer une différence... et encore!

Mlle de Sauvebourg avait pris une chaise et s'était rapprochée de Dauman. Ils se parlaient d'oreille à oreille, pour ainsi dire, d'une voix brève et saccadée.

—D'ailleurs, reprit Dauman, ce n'est pas tout que de dire: «Il y a ceci là», il faut prouver qu'on l'y a mis, et chercher qui l'y a mis.

—Oui, peut-être...

—Il n'y a pas de peut-être. Les investigations seraient vite à bout. On ne trouve pas ce...

Il s'avança pour la soutenir, elle chancelait.
Il s'avança pour la soutenir, elle chancelait.

Il s'arrêta court, un mot lui était venu aux lèvres qu'il n'osait prononcer. Il toussa pour masquer son hésitation, et reprit vivement:

—Cette substance ne se délivre pas chez les pharmaciens. Elle est rare, difficile à préparer et à obtenir, extrêmement coûteuse... Si quatre ou cinq laboratoires en conservent quelques centigrammes à l'état pur, c'est uniquement pour les besoins de la science. Impossible d'imaginer que quelqu'un, en ce pays, en possède un atome. Où et comment aurait-on pu se la procurer?

—Cependant, vous...?

—Autre histoire. J'ai rendu, quand j'étais dans les affaires, un service signalé à un chimiste éminent, et il me fit présent de ce... produit de son art. Remontez donc à cette origine! Il y a dix ans de cela, et le chimiste est mort.

—Il y a dix ans!...

—Passés. Et cependant cette substance, précieusement conservée, n'a perdu aucune de ses précieuses propriétés.

—Aucune?

—Je m'en suis assuré il n'y a pas un mois. Un hasard; j'en ai délayé une pincée dans une jatte de lait, que j'ai présentée à un chien de forte taille. A la deuxième lampée, il roulait foudroyé.

Saisie d'une indicible horreur, Mlle de Sauvebourg se jeta violemment en arrière.

—Horrible!... balbutia-t-elle, horrible!

Un imperceptible sourire glissa sur les lèvres minces du «Président».

—Pourquoi, horrible? Ce chien avait été mordu, il pouvait devenir enragé, me mordre, et j'expirais dans les plus affreuses souffrances. N'est-ce pas un cas de légitime défense? Restons dans l'espèce. Plus dangereux que le chien, un homme s'apprête à m'assassiner moralement... je le supprime. Suis-je coupable? La loi dit oui et me condamne, mais ma conscience m'absout. Mieux vaut tuer le diable...

La main de Mlle Diane, violemment appliquée sur la bouche du «Président». arrêta brusquement l'exposé de ces monstrueuses théories.

—Écoutez! fit-elle.

On entendait dans l'escalier un pas pesant.

—Norbert!...

—Impossible! Est-ce que son père...

—C'est lui! répéta Mlle de Sauvebourg.

Et, arrachant des mains de Dauman le flacon de verre noir, elle le glissa dans l'ouverture de son corsage.

Mlle de Sauvebourg avait eu un éclair de seconde vue.

Si invraisemblable que cela dût sembler, ce pas lourd et mal assuré qui ébranlait l'escalier, c'était bien celui de Norbert.

Il parut, et sa vue arracha au «Président» et à Mlle Diane un même cri d'effroi.

Tout en lui trahissait quelque épouvantable catastrophe, tout: sa démarche automatique, ses yeux hagards, le sang mal essuyé qui couvrait son visage.

Dauman eut comme l'idée d'un crime.

—Vous êtes blessé, monsieur le marquis? demanda-t-il.

—Oui... mon père m'a frappé.

—Comment, c'est lui qui...

—C'est lui.

Mlle Diane, elle aussi, avait cru à quelque chose de pis; elle tremblait comme la feuille en s'approchant de Norbert.

—Permettez, disait-elle, que j'examine votre blessure...—elle lui prenait la tête entre ses mains, et se haussait pour mieux voir.—C'est là, n'est-ce pas? Tous les cheveux, au-dessus de la tempe, sont collés ensemble. Grand Dieu!... Un pouce plus bas!... Président, si on allait quérir un médecin? Donnez-moi toujours un peu d'eau fraîche et un morceau de toile...

Mais, malgré sa résistance, Norbert se dégagea et la repoussa.

—Nous nous occuperons de cette niaiserie plus tard, interrompit-il de ce ton tranchant et dur que donne aux hommes le péril bravé ou une grande résolution prise. J'ai évité le coup, un coup formidable, qui devait me coucher. Sans un mouvement instinctif, j'étais assommé sur place, par mon père...

—Par le duc? Pourquoi?... Que s'est-il passé?

—Il vous a offensée, Diane, et il a osé venir me le dire... s'en vanter... à moi! Par le saint nom de Dieu! me prend-il donc pour un bâtard! Ne sait-il pas que le sang de mes veines est le sien, le sang des Champdoce! A ses lâches insultes, j'ai répondu par des menaces, il a frappé...

Mlle de Sauvebourg fondait en larmes.

—Et c'est moi, balbutia-t-elle, c'est moi qui suis cause...

—Vous!... Vous lui avez peut-être sauvé la vie. Sans vous, Diane, j'aurais châtié ce suprême outrage. Me frapper de son bâton, moi, comme un laquais!... Votre souvenir m'a arrêté... j'ai fui, et jamais plus je ne passerai le seuil du château. On parle de la malédiction des pères, celle des fils doit aussi porter malheur. Mais le duc de Champdoce n'est plus mon père, je ne le connais plus... je veux l'oublier! ou plutôt, non... je veux me souvenir pour haïr et pour me venger.

De sa vie, maître Dauman n'avait éprouvé joie si pleine et si grande. Tous ses exécrables instincts s'épanouissaient délicieusement.

Certes, il avait été puissamment servi par les circonstances, mais enfin il pouvait s'enorgueillir d'avoir, par ses savantes combinaisons, préparé et hâté la dernière crise, maintenant imminente.

Le moment lui parut venu de prendre la parole.

—Enfin, monsieur le marquis, commença-t-il, à quelque chose malheur est bon! Votre père a enfin commis une imprudence qui va lui coûter cher... Ah! monsieur le duc, pour un homme adroit, quel pas de clerc!... Nous vous tenons...

—Que voulez-vous dire?

—Simplement qu'il dépend de nous de secouer dès demain le joug paternel. Enfin, nous possédons les éléments d'une plainte!... Nous avons séquestration, menaces, violences avec l'aide de tiers, sévices graves, coups et blessures ayant mis la vie en péril... toutes les herbes de la Saint-Jean, quoi! Un médecin va venir, qui constatera l'état de la tête et fera un rapport que nous garderons. Les faits sont-ils niables? Non. Nous produirons quantité de témoins. Pour ce qui est de la blessure, messieurs de la cour en peuvent distinguer l'affreuse cicatrice... Pour commencer nous introduirons un référé, à l'effet de voir dire que nous ne serons pas réintégré au domicile paternel. En même temps, requête: «Attendu que le duc de Champdoce prétend violenter nos sentiments les plus légitimes et les plus respectables, nous supplions humblement monsieur le président, etc., etc...,» comme il est dit au modèle 7 du formulaire... Ensuite, jugement qui nous émancipe, ou qui du moins...

—Assez! interrompit Norbert. Ce jugement me donnera-t-il le droit d'épouser qui bon me semble sans le consentement de M. de Champdoce?

Maître Dauman hésita. Dans son opinion, vu les circonstances et l'état mental du duc, Norbert pouvait arriver à obtenir de la justice l'autorisation de contracter une alliance honorable... Seulement, le dire, c'était conseiller la patience.

Il répondit donc hardiment:

—Non, monsieur le marquis.

—Alors, pas de plainte! Les Champdoce ont toujours lavé leur linge sale en famille, je ferai de même.

Le ton ferme de Norbert ne laissait pas que de surprendre le «Président».

—Si j'osais, commença-t-il, donner un conseil à Monsieur le marquis...

—Un conseil? Non. Mon partis est pris; mais j'ai besoin d'un service. Il me faudrait avant vingt-quatre heures, une grosse somme, une vingtaine de mille francs.

—On pourrait les trouver, monsieur le marquis, mais ce serait cher... bien cher!...

—Eh! que m'importe!

Mlle de Sauvebourg allait hasarder une objection, Norbert l'arrêta d'un geste.

—Ne me comprenez-vous donc pas, Diane? reprit-il avec la plus extrême agitation; ne devinez-vous pas mes projets? Ici notre vie ne peut être qu'un long martyre: un odieux caprice de nos parents nous sépare... Il faut fuir. Partons... je saurai bien trouver quelque retraite sûre où nous vivrons heureux et ignorés...

—Mais c'est de la folie! s'écria Dauman effrayé.

—Est-ce votre avis, Diane? demanda Norbert.

La jeune fille baissa la tête sans répondre.

—On vous poursuivrait, insista le «Président», on vous découvrirait infailliblement.

—Silence!... fit impérieusement Norbert.

Et, s'agenouillant devant Mlle de Sauvebourg, il lui dit d'une voix tremblante de la passion la plus vive:

—Est-ce vrai, Diane, que vous hésiterez à me confier votre vie, si je vous jure devant Dieu de vous consacrer mon existence entière, toutes mes pensées et tout mon être? Quand je vous le demande à genoux, à mains jointes, refuserez-vous de fuir?...

A la contraction des traits de Mlle de Sauvebourg, on devait croire qu'un violent combat se livrait en elle.

—Je ne puis, murmura-t-elle enfin, non, je ne puis.

D'un bond, Norbert se redressa.

—Ah! c'est que vous ne m'aimez pas! s'écria-t-il avec l'accent du désespoir. Fou que j'étais, quand je croyais... Vous ne m'avez jamais aimé.

Elle, cependant, levait vers le ciel ses beaux yeux noyés de pleurs.

—Tu l'entends, ô mon Dieu! disait-elle avec une expression sublime; il dit que je ne l'aime pas!...

—Alors pourquoi repousser notre seul moyen de salut?

—Norbert, mon ami...

—Je ne le comprends que trop... le monde vous fait peur; il y a les préjugés, l'opinion...

Il s'interrompit, accablé du regard de reproche que lui jetait Mlle Diane.

—Faut-il donc, reprit-elle, que je descende jusqu'à me justifier?... Que me parlez-vous de préjugés! Ne les ai-je pas défiés?... Ai-je craint de me montrer par les chemins, en plein jour, appuyée sur votre bras? Le monde!... il m'a jugée déjà, quoi que je fasse... Tout ce que nous avons dit, je pourrais sans rougir le répéter à ma mère; trouvez quelqu'un qui le croie. L'opinion! que peut-elle encore me prendre? Ne suis-je pas perdue de réputation, alors que jamais les bornes de l'austère pudeur n'ont été franchies? Quand on parle à Bivron de la demoiselle de Sauvebourg, on ajoute: «Ah! oui, la maîtresse du jeune marquis de Champdoce!»

Sa voix était si douce à la fois et si pénétrante, que Dauman lui-même était ému. Il sentait dans le coin de sa paupière ce picotement qui annonce une larme près de venir, quand il crut s'apercevoir que Mlle de Sauvebourg lui faisait un signe.

Il douta. Avait-elle donc la plénitude de son sang-froid? Était-ce supposable? Cet accent qui arrivait à une telle intensité d'émotion serait donc joué?

Norbert, lui, était transporté de colère.

—Qui parle ainsi? s'écria-t-il, qui ose prononcer votre nom autrement qu'avec un profond respect?

—Hélas! mon ami, tout le monde. Et demain, ce sera bien autre chose. Il y a quelques heures, pendant que votre père m'accablait de son mépris, quatre personnes, cachées près de nous, écoutaient...

—C'est impossible.

—Ce n'est que trop vrai, affirma Dauman, je le tiens d'un de ceux qui étaient cachés.

Cette fois, impossible de se faire illusion. Il n'y avait pas à se méprendre au coup d'œil que venait de lui lancer Mlle de Sauvebourg; elle lui ordonnait de sortir. Pourquoi ne pas obéir?

—Écoutez, fit-il... On m'appelle... excusez...

Et il sortit, refermant à grand bruit la porte derrière lui.

Il ne fallait pas moins que ce grand fracas de serrures, pour que Norbert remarquât le départ du «Président».

Il ne s'en sentit ni plus ni moins libre.

—Ainsi, reprit-il d'une voix sourde, le duc de Champdoce n'avait même pas eu cette vulgaire prudence, cette délicatesse banale de s'assurer que nul ne pouvait l'entendre! On écoutait!... Et lui ne se doutait pas qu'en vous outrageant comme il l'a osé faire, il se couvrait de honte, il se déshonorait!...

—Hélas!

—Quelle folie est donc la sienne! Notre désespoir présent ne lui suffit pas, il veut encore briser notre avenir... Qu'espère-t-il? Croit-il ainsi me forcer à accepter cette héritière qu'il m'a choisie, cette Marie de Puymandour que je hais sans la connaître!...

Mlle de Sauvebourg tressaillit: elle la connaissait, elle. Le duc ne lui avait pas dit le nom de la femme qu'il destinait à son fils. Ce nom devait rester gravé dans sa mémoire, comme s'il eut été imprimé au fer rouge dans sa chair même.

—Ah! murmura-t-elle, c'est Mlle Marie qu'on vous offre...

—Oui, elle... ou plutôt ses millions... S'il s'en trouvait une plus riche dans le pays, fût-elle la dernière des vachères, on me l'imposerait. Mais ma main se séchera et tombera en poussière avant que je la laisse tomber dans la sienne!... Vous l'entendez, Diane!...

Elle sourit tristement, et murmura:

—Pauvre Norbert!

Ces deux mots, ainsi prononcés, avaient une signification que le jeune homme ne pouvait pas ne pas comprendre.

—Vous êtes cruelle, reprit-il, pénétré de douleur. Qu'ai-je fait pour mériter cette injuste défiance? Avec quels serments dois-je jurer que je n'aurai jamais d'autre femme que vous?...

Mlle de Sauvebourg ne répondant pas, il crut voir comme une lueur dans ses ténèbres.

—Grand Dieu! s'écria-t-il, palpitant d'espérance, est-ce parce que vous doutez de moi que vous refusez de me suivre?

—Non, le doute ne m'arrêterait pas.

—Mais qu'est-ce donc alors, puisque vous méprisez les absurdes propos du monde? N'est-ce donc pas la liberté, le bonheur, que je vous propose? Qui vous retient?

Elle se redressa fièrement, et d'une voix ferme répondit:

—Ma conscience!

Norbert fut comme anéanti.

Jusqu'à ce moment, un merveilleux espoir le soutenait, lui faisait oublier l'injure reçue et sa haine, et voici qu'il lui échappait comme de l'eau qu'il aurait essayé de retenir entre ses mains.

Il comprenait que rien désormais ne serait capable de faire revenir Mlle Diane sur sa résolution.

Cependant elle continuait:

—Oui, ma conscience, dont je ne saurais étouffer la voix, ma conscience, qui jusqu'ici m'a donné le courage de marcher le front haut, en dépit des murmures que je recueille sur mon passage. En ce moment, elle me crie: «Arrête!» Je ne passerai pas outre. Si rude que soit mon devoir, et dût mon cœur se briser, je n'y faillirai pas, je ne vous suivrai pas...

Un spasme nerveux lui coupa la parole, mais elle le dompta, et reprit avec plus d'énergie:

—Seule au monde, j'hésiterais peut-être. Mais j'ai les miens, j'ai une famille où l'honneur est comme un dépôt sacré, dont chaque membre garde une portion dont il doit compte aux autres...

—Une famille qui vous sacrifie à un frère aîné!...

—Soit!... Je n'en aurai que plus de mérite! Où avez-vous pris que la vertu soit toujours facile?

Elle prêchait la révolte, et donnait l'exemple de la piété filiale!... Mais Norbert n'était pas en état d'apercevoir la contradiction.

—Mais ici, continua-t-elle, ma raison et ma conscience sont d'accord. Pour une jeune fille, sortir du cadre étroit des conventions sociales, c'est la mort. Vous cesseriez bientôt d'estimer celle que les autres mépriseraient...

—Me croyez-vous donc?...

—Je vous crois homme, mon ami. Admettez que je vous suivre aujourd'hui, et que demain on vienne vous apprendre que mon père, pour un propos sur mon compte, s'est battu en duel et a été tué... que ferez-vous?

Tant d'objections se présentaient à la fois à l'esprit du pauvre garçon qu'il resta court.

—Croyez-moi donc, reprit la jeune fille, fuyez... mais seul. La vie en ce pays, près de votre père, serait insoutenable... Il serait, je le sens, plus sage d'obéir, mais vous conseiller d'épouser... cette autre, est au-dessus de mes forces. Partez, mon ami, vous avez vingt ans à peine, il n'est pas de douleur que le temps n'efface... Vous m'oublierez je le veux!...

—Vous oublier!... s'écria Norbert; moi!...

Et saisissant le bras de Mlle de Sauvebourg il ajouta:

—Vous pourriez donc m'oublier, vous!

Il était si près d'elle, qu'elle sentait sur son visage son souffle brûlant.

—Moi, balbutia-t-elle; moi!...

Norbert se recula comme pour la mieux tenir sous son regard.

—Et si je partais, interrogea-t-il, que deviendriez-vous?

A cette question, Mlle de Sauvebourg parut perdre contenance. Un sanglot souleva sa poitrine, son énergie parut sur le point de l'abandonner.

—Moi, répondit-elle d'une voix douce et résignée comme devait l'être celle des martyres près d'entrer dans le cirque, moi je connais mon sort. Nous nous voyous en ce moment pour la dernière fois. Je vais rentrer à Sauvebourg... on doit tout savoir! Je trouverai mon père irrité et menaçant. Il me fera monter dans une voiture et... demain... je serai au couvent.

—Ah! jamais! Ne sais-je pas que ce serait pour vous une lente agonie; ne ma l'avez-vous pas dit?

Il s'avança pour la soutenir, elle chancelait.

—Ne buvez pas.
—Ne buvez pas.

—Oui, répondit-elle, mais il le faut, c'est le devoir... Pour me sauver à cette heure, il faudrait... un miracle, le consentement de votre père. Là-bas, je vivrai de nos souvenirs... Et d'ailleurs... quand le fardeau est si lourd qu'il vous écrase,

on le jette... Dieu ne saurait punir cela. L'agonie ne durera que ce que je voudrai...

Elle avait, tout en parlant, glissé sa main sous son corsage, et elle en sortait à demi le flacon de verre noir.

Norbert comprit.

—Malheureuse! s'écria-t-il.

Il voulut lui prendre le flacon, elle résista, elle se débattit, pourtant il parvint à s'en emparer.

Mais cette lutte parut avoir épuisé les dernières forces de Mlle Diane. Ses beaux yeux se fermèrent, sa tête se renversa, elle s'abandonna inerte entre les bras de Norbert qui, les cheveux hérissés, se demandait s'il n'allait pas recueillir son dernier soupir.

On l'eut dite expirante, et cependant elle murmurait encore quelques paroles d'une voix défaillante, mais pourtant distincte.

Elle conjurait Norbert de lui rendre ce flacon, sa liberté à elle. Puis, avec une admirable précision, elle donnait toutes les indications qu'elle tenait de Dauman.

—Oh! mon unique ami, disait-elle, rends-le moi... Cela ne fait pas souffrir... dix secondes... pas une plainte... une pincée dans du vin ou dans du café... On ne peut se douter de rien...

A cette pensée qu'elle voulait mourir, cette bien-aimée de son âme, et mourir parce qu'on la séparait de lui, et de quelle mort!.., Norbert sentait sa raison s'égarer.

—Diane, répétait-il, en se penchant vers elle, Diane!...

Mais elle poursuivait, comme dans le délire de la fièvre:

—Mourir!... après tant de divines espérances. Ah!... monsieur de Champdoce, vous êtes sans pitié!... Vous m'avez pris mon bonheur, il vous a fallu ensuite mon honneur de jeune fille, le présent et l'avenir... Maintenant il vous faut ma vie et vous me tuez... Grâce, monsieur le duc!...

Norbert poussa un cri terrible, un cri de haine et de rage, qui alla épouvanter Dauman dans son corridor.

Un exécrable projet venait d'éclater dans son cerveau.

Il souleva Mlle Diane et la déposa dans le fauteuil du «Président».

—Non, tu ne te tueras pas, disait-il d'une voix rauque, et je ne partirai pas...

Il la regarda une fois encore: elle avançait les lèvres, comme pour les tendre à ses baisers, elle murmurait son nom...

Eût-il eu sa raison encore, c'eût été la dernière goutte du philtre qui verse l'ivresse furieuse, folle.

—Tu seras à moi, murmura-t-il, et ce poison qui l'était destiné, sera le châtiment et la vengeance...

Et aussitôt, de ce pas raide et effrayant des malheureux en état de somnambulisme, il se retira...

Les pas de Norbert retentissaient encore dans le vestibule de la maison, que déjà maître Dauman s'était précipité dans son cabinet.

Il était blême, ce digne «Président», et ses dents claquaient.

Cette scène, dont il n'avait perdu ni un geste, ni une intonation, ni un clignement d'yeux, l'avait terriblement remué.

Mais il faillit tomber de son haut, lorsque, rentrant, il aperçut Mlle Diane, qu'il croyait trouver en syncope, debout devant la fenêtre, le front collé à la vitre, regardant s'éloigner Norbert.

—Quelle femme! murmura-t-il, quelle femme!

Norbert venait de quitter la grande route. Mlle de Sauvebourg ne pouvait plus l'apercevoir, elle se retourna.

Elle était pâle sans doute, mais non extrêmement. Ses paupières étaient rouges et gonflées, mais l'orgueil de la victoire éclatait dans ses yeux.

—Demain, Président, dit-elle, demain je serai duchesse de Champdoce!

Il était à ce point abasourdi, que lui, l'orateur de Bivron, il ne trouvait pas une syllabe.

—A moins, cependant, ajouta Mlle Diane, que tout ne se découvre ce soir.

Le sieur Dauman sentit un frisson courir le long de sa maigre échine. Elle disait cela d'un ton!... Brrr!...

Pourtant, à tout hasard,—il faut tout prévoir,—il essaya de poser la base d'un futur système de défense.

—Je ne vous comprends pas, mademoiselle, balbutia-t-il, que peut-on découvrir, que voulez-vous dire?...

Elle lui lança un regard si écrasant de mépris et d'ironie qu'il en fut attéré, et que les mots expirèrent dans son gosier.

Il reconnaissait son erreur. Il avait cru jouer avec Mlle Diane, comme le chat avec la souris, et pas du tout, c'est elle qui s'était jouée de lui. Il avait été sa dupe.

—Le succès semble infaillible, reprit-elle, seulement... Norbert est maladroit.

Avec une tranquillité affectée, presque incroyable, après toutes les émotions qu'elle avait subies coup sur coup depuis le matin, elle rajustait sa coiffure un peu dérangée et redonnait à sa robe ses plis gracieux.

Quand ce fut fini, après un dernier coup d'œil au miroir du «Président»:

—On doit s'inquiéter de mon absence à Sauvebourg, dit-elle, il faut que je rentre...

Et d'un ton où perçait, en dépit de sa puissance sur elle-même, ses mortelles angoisses et les affreuses appréhensions qui l'agitaient, elle ajouta:

—Ah! les heures seront longues, cette nuit!... Que ne sommes-nous à demain!... Tout sera décidé quand nous nous reverrons, Président!... Allons... adieu!

Tout cela avait été si rapide, si inattendu, que le sieur Dauman se demandait s'il n'avait pas rêvé.

Mais non. Il était bien éveillé. Et avant de s'éloigner, Mlle de Sauvebourg lui avait, comme à dessein, jeté une inquiétude qui grandissait de minute en minute, qui le peignait et l'étreignait, qui l'obsédait comme ces spectres grimaçants qui, dans les nuits de cauchemar, viennent s'asseoir sur la poitrine, et dont le poids imaginaire étouffe.

Ces trois mots: «Norbert est maladroit» étaient comme une meule oscillant au-dessus de sa tête et près de l'écraser.

Si grande devint sa terreur qu'un instant il délibéra s'il ne courrait pas jusqu'au château de Champdoce, pour prévenir... Mais c'était aller au-devant d'un péril certain!

Il s'affaissa sur son fauteuil, et les coudes sur la tablette de son bureau, le front entre ses mains, il essaya de se remettre, de réfléchir.

Peut-être tout s'accomplissait-il en ce moment même? Où était à présent Norbert, que faisait-il?

Norbert remontait alors le chemin d'exploitation qui conduit à Champdoce, entre deux rangées de noyers.

Toute faculté de raisonnement était abolie en lui, et cependant il croyait raisonner. L'ivresse la plus furieuse a son discernement particulier. Ceux qui ont approché les fous savent avec quelle stupéfiante lucidité ils tirent d'une imagination absurde des déductions logiques.

Les ténèbres qui enveloppaient son esprit laissaient en pleine lumière sa résolution. Il voyait très clairement comment il en viendrait à ses fins.

Tous les gens de Champdoce, et Norbert comme eux, buvaient du vin récolté dans les environs, très sain, mais grossier. Le duc, pour son usage particulier, s'en réservait d'une qualité meilleure, qu'il tirait de ses propriétés du Médoc.

Le vin du maître, comme on disait au château, lui était servi dans une grosse bouteille, qu'après chaque repas on plaçait sur une des planches de la salle commune, à la portée de tous, et sans danger, car personne n'eût osé y toucher.

Norbert pensait à cette bouteille; il la voyait sur sa planche. Quand il entra dans la cour du château, plusieurs serviteurs qui s'y trouvaient, occupés à charger des charrettes de paille, interrompirent leur besogne pour le regarder curieusement.

Ils savaient tous les événements de tantôt: que M. de Champdoce avait voulu assommer son fils, et que celui-ci s'était enfui en le maudissant.

Naturellement, ils prenaient parti pour Norbert. Mais sa présence les emplissait d'étonnement, car ils avaient pensé qu'on ne le reverrait pas de longtemps à Champdoce.

Lui, sans prendre garde à eux, marcha droit à la salle commune. Elle était déserte. Il eut un soupir de satisfaction.

Alors, mû par un instinct de prudence qu'on n'eût pas attendu de son égarement, il alla ouvrir successivement toutes les portes, afin de s'assurer que nul ne l'épiait. Il se pencha même aux fenêtres.

Il était bien seul!

Aussitôt, avec une rapidité extrême, et une prodigieuse précision de mouvements, il atteignit la bouteille, la déboucha avec ses dents, et y fit glisser, non une pincée, mais deux ou trois de la poudre du flacon.

Il agissait mécaniquement, pour ainsi dire, sans conscience de ses actes, comme si une volonté autre que la sienne eût disposé de ses membres.

Mais il ne négligea rien.

A deux ou trois reprises, il retourna la bouteille et l'agita, pour hâter la dissolution, sans brusquerie, toutefois, crainte de troubler le vin ou de provoquer une mousse suspecte.

Quelques atomes de la poudre étaient restés attachés au goulot de la bouteille, il les essuya minutieusement, non avec une des serviettes qui se trouvaient sur le dos d'une chaise, car il redoutait quelque accident, mais avec son mouchoir de poche.

Tout fut terminé on moins d'une minute.

Il remplaça la bouteille sur la planche, et alla s'asseoir dans un coin, attendant...

M. le duc de Champdoce arpentait alors rageusement la grande allée de marronniers.

Pour la première fois de sa vie, peut-être, cet homme entêté, jusqu'à l'absurde, ce despote regrettait un de ses actes, et se repentait.

Non, assurément, à cause de l'acte en lui-même, il estimait que Norbert méritait, et au-delà, le châtiment qu'il lui avait infligé, mais en raison des conséquences possibles, sinon probables.

Les considérations qui avaient frappé Dauman, l'apôtre du Code, se présentaient à son esprit comme autant de cuisants remords.

Il apercevait tous les éléments d'une plainte au parquet. Quels en seraient les résultats? Oh! il ne s'abusait pas. Il savait que pour beaucoup de gens sa façon de vivre présentait un caractère très accusé de monomanie.

Le tribunal une fois saisi de l'affaire ne lui enlèverait-il pas toute autorité sur son fils? C'était à supposer. Qui sait? on lui contesterait peut-être jusqu'à l'exercice de son influence morale.

L'idée de recourir à la justice ne viendrait pas à Norbert, pensait-il; mais manquait-il de complaisants pour la lui souffler?

Toutes ces réflexions enflammaient sa colère, mais lui démontraient en même temps l'absolue nécessité de dissimuler, d'agir désormais avec une prudence extrême.

Il ne renonçait pas à ses vues sur Mlle de Puymandour non, il eût renoncé à la vie plutôt; mais il se résignait, pour atteindre son but, à substituer la ruse à la violence.

L'important, le difficile aussi, était de ramener Norbert. Consentirait-il à revenir sous le toit paternel?

Il ne serait pas fort malaisé ensuite de l'amadouer et de lui faire oublier, à force de cajoleries, l'odieuse scène.

Il en était là quand on vint le prévenir en hâte de la rentrée de Norbert. On ne pouvait lui annoncer plus agréable nouvelle.

—Je le tiens! pensa-t-il.

Et lestement il gagna le château.

Quand il rentra dans la salle commune, Norbert, oubliant son respect accoutumé, ne se leva pas.

Cette infraction aux règles de l'étiquette domestique frappa beaucoup le duc.

—Jarnicoton! pensa-t-il, est-ce que mon drôle se croit déjà affranchi de tout devoir?

Mais il ne laissa rien paraître de l'inquiétude que lui causa cette petite circonstance. D'ailleurs, le sang qui couvrait encore le visage de son fils lui causait une certaine impression.

—Norbert, mon ami, demanda-t-il, souffrez-vous? Pourquoi n'avez-vous pas fait panser votre blessure?

Il attendait une réponse, elle ne vint pas.

—Pourquoi ce sang encore à cette heure? poursuivit-il, est-ce un reproche? Il n'en était pas besoin, mon fils, pour me faire déplorer mon emportement, ma... violence de tantôt.

Norbert ne répondait toujours pas, et ce silence, outre qu'il désappointait fort M. de Champdoce, l'embarrassait terriblement.

Le personnage qu'il faisait était si nouveau pour lui, il s'imposait une contrainte si extraordinaire, qu'il ne savait plus quelle attitude prendre, ni quelles paroles prononcer.

En cette extrémité, bien plus pour se donner une contenance que parce qu'il avait soif, il prit sur un dressoir un verre qu'il posa sur la table, et, atteignant sa bouteille, il le remplit à demi de vin.

Un frisson d'horreur secoua Norbert de la nuque aux talons.

—Voyons, mon fils, reprit le duc, quelles excuses doit vous faire votre père? Parlez, un homme s'honore en reconnaissant ses torts.

Il avait pris le verre, et machinalement il l'élevait à la hauteur de l'œil.

Norbert ne respirait plus; il lui semblait que le vide se faisait autour de lui.

La tête lui tournait, il entendait comme des détonations à ses oreilles, son estomac se soulevait, ses veines charriaient des torrents de lave... Pourtant il ne broncha pas.

—Il est cruel, continuait le duc, il est douloureux de s'humilier devant son fils... et de s'humilier inutilement.

En vain Norbert détournait la tête... il voyait.

M. de Champdoce flairait le verre; il l'approchait de ses lèvres; il allait boire... Non! Norbert ne put supporter cela.

D'un bond il fut sur son père, et, lui arrachant le verre des mains, il le lança par la fenêtre, en criant d'une voix terrifiante:

—Ne buvez pas!...

Le mouvement de Norbert, sa physionomie, sa voix, valait toutes les explications.

Une épouvantable lueur éclaira le duc.

Ses traits se décomposèrent, sa face s'empourpra, ses yeux s'injectèrent de sang, il ouvrit la bouche pour parler, il n'en sortit qu'un râle sourd, il étendit les bras, battit l'air de ses mains et tomba raide, à la renverse, heurtant de la nuque l'angle d'un lourd dressoir de chêne.

Norbert s'était précipité dehors.

—Au secours! criait-il; à moi!... J'ai tué mon père.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

IX

Tout ce qu'avait pu dire M. le duc de Champdoce de la soif d'anoblissement qui ardait M. de Puymandour et tout ce qu'il pensait encore était bien au-dessous de la triste et bouffonne réalité.

Pauvre homme!

Il était heureux autrefois, quand le nom de Palouzat, qui était le nom de son père, un honnête homme, suffisait à son ambition.

Alors, il avait une importance incontestable.

Ses grands revenus le plaçaient à cent piques des hobereaux envieux et besoigneux qui faisaient la cour à ses écus.

On respectait en lui l'homme qui avait su amasser honnêtement une immense fortune.

On l'estimait et on l'aimait pour ses qualités sérieuses, sa délicatesse et la sûreté de ses relations. Personne ne songeait à lui contester un rare bon sens, et même un esprit dont les saillies méridionales ne manquaient pas de brillant.

Tout ce prestige s'évanouit le jour où la fatale idée lui vint de signer au bas d'une invitation à dîner: Comte de Puymandour.

De ce moment ses misères et ses tribulations commencèrent.

Entre la noblesse, qui le raillait et refusait de le reconnaître pour sien, et la bourgeoisie qui, ne voulant pas de lui, se moquait de ses prétentions, il se trouva comme un volant entre deux raquettes, renvoyé, rejeté, ballotté, bafoué.

Comme de raison ses déboires irritèrent sa manie.

On contait, en se tenant les côtes, la légende des complaisances auxquelles il se résignait, uniquement pour se faire tolérer de l'aristocratie poitevine.

Et que de mauvais compliments digérés, de camouflets empochés, de couleuvres avalées!... Dieu seul et lui en savaient le compte.

C'est dire de quelle ardeur incomparable il souhaitait le mariage de sa fille et du fils de haut et puissant seigneur Dompair duc de Champdoce.

Il avait sacrifié le tiers de sa fortune à l'honneur de cette alliance, il l'eût donné entière pour cette perspective de faire sauter sur ses genoux un vrai duc ayant dans ses veines du sang des Palouzat mêlé à celui des héros des croisades.

Puis, le mariage mettrait un terme à ses maux. Son gendre saurait bien imposer silence aux railleurs et le faire accepter.

Tout cela lui semblait si beau, qu'il s'était bien gardé d'en souffler mot à qui que ce fût. Une déconvenue eût encore ajouté à son fonds de ridicule, déjà considérable.

Il avait même poussé la prudence jusqu'à ne rien dire à sa fille. Les femmes sont si indiscrètes!

Le lendemain seulement du jour où il eut la parole définitive du duc de Champdoce, M. de Puymandour songea à prévenir sa fille.

D'obstacle, il n'en apercevait point.

Comment sa fille ne serait-elle pas ravie, lorsque, lui, il était aux anges!

C'était au matin, dans une pièce trop richement décorée, qu'il appelait sa bibliothèque, qu'il prenait cette détermination.

Il sonna; un domestique parut.

Mademoiselle Marie entra...
Mademoiselle Marie entra...

—Allez, lui dit-il demander à la femme de chambre de Mlle Marie, si mademoiselle peut me recevoir et m'accorder un moment d'entretien.

C'est de l'air le plus solennel qu'il donna cet ordre étrange, lequel ne parut nullement surprendre le domestique.

Les relations entre le père et la fille étaient ainsi réglées.

Depuis longtemps, M. de Puymandour avait adopté pour son intérieur une étiquette que les railleurs disaient empruntée à la cour d'une vieille archiduchesse.

Moins de deux minutes après la sortie du domestique, on gratta à la porte de la bibliothèque.

Il cria: «Ouvrez!» et tout aussitôt Mlle Marie entra et, se jetant à son cou, lui appliqua sur les joues deux bons gros baisers sonores.

Ces embrassades ne le charmèrent pas, il s'en faut. Peut-être lui paraissaient-elles peu nobles, et digne tout au plus de gens du commun.

Il se dégages assez brusquement, et, fronçant les sourcils:

—Pourquoi vous déranger, Marie, prononça-t-il, lorsque je vous faisais prier de m'attendre chez vous?

—Eh! cher père, parce que c'est plus naturel et surtout plus vite fait. Voyons, ne te fâche pas.

M. de Puymandour disait: vous, à sa fille; elle lui disait: tu, en dépit de ses fréquentes remontrances à ce sujet. Ce tu vulgaire l'affligeait.

—Toujours la même chose!... Quand donc prendrez-vous le ton et la gravité qui conviennent à une personne de votre nom et de votre rang?

Et d'un air de mauvaise humeur il se jeta sur un divan en murmurant après les jeunes filles inconsidérées qui n'ont nul souci de la dignité.

Mlle Marie le regardait en souriant un peu, oh! bien peu, en fille qui, si elle sent les ridicules de son père, ne les juge pas et surtout les excuse.

Elle était ravissante ainsi, et le duc de Champdoce n'avait pas flatté le portrait qu'il faisait d'elle à Norbert.

Pour être toute différente de la beauté de Mlle de Sauvebourg, la beauté de Mlle Marie n'en était pas moins éblouissante et rare.

Sa taille assez élevée, était divinement prise, et sa démarche avait cette grâce un peu nonchalante qui est une séduction des femmes des contrées méridionales.

En elle, ce qui imposait surtout l'attention, c'était le contraste de ses grands yeux noirs veloutés, et de sa peau unie et rosée comme les pétales des roses-thé. Pour ses cheveux, d'un noir bleu, quelle que fût la mode, elle les tordait et les fixait, comme au hasard, assez haut sur la nuque, et les femmes ne pouvaient qu'admirer et envier.

Mais ce qu'elle avait, ce que n'avait pas la fière Diane, c'était une âme tendre, capable de tous les dévouements, une angélique douceur qui même dégénérait en faiblesse, et une disposition naturelle à se trouver heureuse, pourvu qu'elle se sentit aimée.

—Voyons, père, reprit-elle, quand elle crut que M. de Puymandour avait assez exhalé son dépit, ne me gronde pas. Tu sais bien que la marquise d'Arlange m'a donné cet hiver des leçons de dignité. Je te jure que je m'exerce en secret, et tu seras intimidé toi-même quand je prendrai mon grand air...

M. de Puymandour haussa les épaules.

—Voilà bien les femmes!... dit-il, ces êtres frivoles et légers, pour qui les intérêts les plus graves sont textes à plaisanteries. Vous raillez, Marie, et moi je me demande avec anxiété si vous saurez porter le poids des hautes destinées que vous prépare mon affection.

Il se leva et alla s'adosser à la cheminée, une main dans l'ouverture de son gilet, l'autre prête pour le geste, ce qui était sa pose de prédilection quand il méditait un effet oratoire.

—Prêtez-moi toute votre attention, ma fille, commença-t-il. Vous avez eu dix-huit ans le mois passé; le moment est venu de songer à votre établissement. J'ai à vous annoncer une grande nouvelle... Ou m'a demandé votre main.

Mlle Marie baissa la tête, espérant ainsi cacher sa confusion.

—Avant de rien décider sur un sujet si grave, continua M. de Puymandour, j'ai longtemps réfléchi... Je me suis entouré de tous les renseignements propres à m'éclairer... J'ai tenu à m'assurer que l'alliance qu'on nous proposait présentait bien, pour vous, toutes les garanties humaines du bonheur..... On ne saurait espérer ni même rêver mieux. Le jeune homme est de peu d'années plus âgé que vous, il est bien de sa personne, sa fortune est considérable, il a de la naissance, il porte le titre de marquis...

—Il vous a donc fait parler? interrompit Mlle Marie, non sans un tremblement dans la voix.

—Il?... Qui: Il?

—Lui!

M. de Puymandour était stupéfait.

—Qui: Lui?

—M. Georges de Croisenois.

Ce nom arracha à l'ancien négociant en laines un juron qui n'avait rien d'aristocratique.

—Que me parlez-vous de Croisenois! s'écria-t-il. Qu'est-ce que ce marquis de Croisenois? Serait-ce ce freluquet à petites moustaches que j'ai vu tourner autour de vos jupes cet hiver?

La pauvre jeune fille était toute décontenancée.

—C'est lui, oui, mon père, balbutia-t-elle.

—Eh bien!... pourquoi voulez-vous qu'il m'ait demandé votre main? Quelles raisons avez-vous de supposer qu'il me l'a demandée? Vous le connaissez donc?

—Mon bon père...

—Il n'y a pas de bon père ici, mademoiselle. Dans le fait, il me semble avoir vu ce prestolet vous parler avec une animation... Il a peut-être osé vous dire qu'il vous aimait!...

—Je jure sur...

—Assez! Du moment où vous jurez, c'est que mes présomptions sont justes. Ma fille, une Puymandour, écoute des déclarations et ne me prévient pas! Morbleu! il vous a peut-être aussi écrit, ce faquin!...

Elle était incapable d'un détour; elle garda le silence; sa physionomie avait l'expression la plus suppliante.

—Vous vous taisez, poursuivit M. de Puymandour, donc j'ai deviné... Qu'avez-vous fait de ces lettres?

—Je les ai...

—Silence! Vous les avez soigneusement conservées, cela va de soi. Mais on ne me trompe pas; je veux les voir, où sont-elles?

—Mon père, je le promets...

—Ces lettres!... interrompit M. de Puymandour d'une voix formidable, où sont-elles? il me les faut, je les veux. Je les aurai quand je devrais faire fouiller toute la maison!...

Contre une telle colère, la pauvre fille était sans force.

Ces lettres chéries, si précieusement conservées, elle les livra.

Il y en avait quatre, réunies et attachées avec une petite faveur bleue. Il en prit une au hasard et commença de lire à haute voix, entremêlant sa lecture d'invectives et d'exclamations:

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