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Les esclaves de Paris

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MINES DE CUIVRE DE TIFILA

(ALGÉRIE)

Société en commandite par Actions

Mis DE CROISENOIS ET CIE

CAPITAL: QUATRE MILLIONS DE FRANCS

La Société des mines de Tifila ne s'adresse pas aux spéculateurs téméraires qui consentent à courir les chances aléatoires des placements à gros revenus. Nos souscripteurs ne doivent pas compter sur un intérêt de plus de six à sept pour cent...

—Eh bien!... demanda l'honorable placeur, que dites-vous de ce début?

Le marquis ne répondit pas, il achevait tout bas la circulaire.

—C'est que tout cela semble vrai, murmura-t-il, très vrai, très réel!...

Sans qu'il y parut, l'amour propre de B. Mascarot était agréablement chatouillé.

—On fait ce qu'on peut, dit-il modestement. Je dois fournir un prétexte aux braves gens que je me propose de faire chanter; je l'ai choisi le meilleur possible.

L'agitation de Croisenois était terrible. Il était de ces gens qui, réduits à vivre au jour le jour, d'expédients et d'industrie, engagent sans souci l'avenir, comme s'ils espéraient qu'entre le moment où ils promettent et celui où il faudra tenir, quelque chose d'inattendu et d'heureux arrivera pour les dégager... un héritage tombant du ciel ou un tremblement de terre.

Acculé dans une situation sans issue, il essaya de se débattre.

—Le prétexte est si excellent, objecta-t-il, que ce prospectus nous amènera forcément des souscripteurs sérieux. La postérité de Gogo est éternelle. Que ferons-nous de tout leur argent?

—Nous le refuserons, donc. Ah! Catenac est un gaillard qui sait manier la loi. Lisez vos statuts. L'article 50 dit que les actions sont nominatives et que vous vous réservez le droit d'accepter ou de refuser telles souscriptions qu'il vous plaira.

Le marquis les consulta, ces fameux statuts, l'article s'y trouvait.

—Comme je t'aime, cher père, et que tu est bon!
—Comme je t'aime, cher père, et que tu est bon!

—Soit, fit-il, ceci n'est rien. Que ferons-nous si un de ces malheureux à qui

vous allez imposer un certain nombre d'actions, vend fictivement ou réellement ces actions à un tiers, et s'avisait de nous faire poursuivre par ce tiers?...

Le grave Mascarot souriait.

—L'article 21, répondit-il, a prévu cette petite manœuvre, qui serait tout simplement un contre-chantage; écoutez-le.

«Un registre de transfert est déposé au siège de la société. Un transfert ne sera valable qu'autant qu'il aura été autorisé par le gérant et inscrit sur le registre des transferts.»

—Et comment finira cette comédie?...

—Tout naturellement. Vous annoncerez un beau matin que les deux tiers du capital étant absorbés, vous vous mettez en liquidation aux termes de l'article 47... Six mois plus tard, vous faites savoir que la liquidation a produit zéro franc, zéro centime; vous vous lavez les mains, et tout est dit.

Battu sur tous les points, M. de Croisenois eut recours à un suprême argument.

—Me lancer dans l'industrie en ce moment, n'est-ce pas risquer d'augmenter les répugnances que peut avoir M. de Mussidan à me donner sa fille... Une fois marié, au contraire.

Un petit ricanement bien sec de l'honorable placeur lui coupa la parole.

—Une fois marié, continua le placeur, quand vous auriez reçu la dot de Mlle Sabine, vous nous tireriez votre courte révérence. C'est là ce que vous pensez, cher monsieur. Pur enfantillage. Je vous tiendrai, croyez-le, après comme avant.

Il était clair que résister encore serait folie.

—Commencez donc votre publicité, murmura Croisenois.

B. Mascarot lui tendit la main.

—Voilà qui est dit, reprit-il. Les premières annonces paraîtront dans les journaux du matin... En retour, demain dans l'après-midi vous serez admis officiellement chez M. de Mussidan. Présentez-vous hardiment, et tâchez de plaire à Mlle Sabine. . . .

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. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Lorsque M. Martin-Rigal sortit de son bureau ce soir-là, sa fille fut, pour lui, bien plus affectueuse que de coutume.

—Comme je t'aime, cher père, répétait-elle en l'embrassant, que tu es bon!

Malheureusement il était si préoccupé qu'il ne songea pas à demander à Mlle Flavie la cause de cet accès de tendresse.

XXX

Le danger qui menaçait André était imminent, immense... Cependant il ne dépassait pas ses prévisions.

Le courageux artiste ne s'abusait pas. L'importance de la partie engagée lui donnait la mesure de l'audace de ses ennemis.

Seul, il faisait obstacle à leurs projets; seul, il se dressait entre eux et le but; il était clair que tous les moyens leur seraient bons pour se défaire de lui, et qu'ils ne reculeraient pas devant un crime.

Toutes ses démarches étaient surveillées, il en avait acquis la certitude; partout il traînait à sa suite une escorte d'espions; pourquoi? La mission de ces gens ne pouvait être que d'épier l'occasion favorable.

Mais cette perspective, cette certitude d'un guet-apens ne pouvait l'arrêter. Si même il songeait à prendre des précautions, c'est qu'il se disait:

—Si je péris, Sabine est perdue.

Seul, il eût cherché le péril, il l'eût défié, provoqué, il eût bien su trouver un moyen pour contraindre ses invisibles adversaires à se découvrir, à se montrer.

Pour Sabine, il se résignait à une prudence bien éloignée de son caractère. Un éclat et il la perdait.

Il savait bien qu'il trouverait des auxiliaires à la préfecture de police, mais c'était risquer de déshonorer la famille de Mussidan.

Certes, il était certain qu'avec du temps et de la patience il arriverait à surprendre le secret des ignobles coquins. Mais s'il se sentait une patience à déplacer grain à grain des montagnes, le temps lui manquait.

Les minutes qui séparaient Sabine de l'horrible et irréparable sacrifice étaient comptées, et il lui semblait que sa vie s'écoulait comme de l'eau, avec les heures...

Levé avec le jour, André s'était assis devant sa table de travail, et le front dans ses mains, il réfléchissait.

Un à un, il prenait les événements recueillis la veille, et il s'efforçait de les assembler, de les coordonner, de les ajuster, comme un enfant qui successivement essaie toutes les pièces disséminées d'un jeu de patience.

Il cherchait le lien probable, l'intérêt commun de tous ces gens qu'il avait observés, de Verminet, Van Klopen, Mascarot, Hortebize, Martin-Rigal...

Soumettant à la plus sévère analyse tous les incidents des derniers jours, le jeune peintre devait fatalement arriver à Gaston Gandelu.

—N'est-il pas surprenant, se disait-il, que ce triste garçon soit victime d'une odieuse machination ourdie précisément par les misérables qui s'acharnent après nous, par Verminet, par Van Klopen; n'est-il pas incroyable...

Il tressaillit et s'arrêta court.

Une pensée toute nouvelle venait d'éclore dans son esprit, pensée informe, mal définie, incomplète, à peine viable, mais pensée de joie à coup sûr, de délivrance et d'espoir.

L'inexplicable voix du pressentiment lui disait que la perte du jeune M. Gaston était liée à la sienne et à celle de Sabine, qu'ils étaient enveloppés dans le filet de la même intrigue, enfin que cette perfidie savante des faux billets n'était qu'une manœuvre dépendant du plan général...

Comment cela se faisait, comment Gaston et lui se trouvaient confondus, André ne pouvait le concevoir, et cependant il eût juré que cela était, il en avait pour ainsi dire conscience.

Qui avait dénoncé le jeune M. Gaston à son père? Catenac. Qui avait conseillé cette plainte au procureur impérial déposée contre Rose-Zora? Encore Catenac. Or, ce Catenac, qui était l'avocat de M. Gandelu, était l'homme d'affaires de Verminet et de Croisenois; n'avait-il pas obéi à leurs inspirations?...

Tout cela, certes, était vague, embrouillé, obscur; entre chacune de ces étranges présomptions, des lacunes existaient, impossibles à combler, en apparence, et pourtant André décida qu'il poursuivrait ses investigations dans ce sens.

Il venait de prendre un crayon, et se disposait à se tracer un plan méthodique de recherches, lorsqu'on frappa discrètement à la porte de l'atelier.

Machinalement il consulta la pendule: il n'était pas neuf heures.

—Entrez!... dit-il en se levant.

La porte s'ouvrit, et le coup que reçut le jeune peintre fut si violent et si inattendu, qu'il chancela et fut obligé de s'appuyer sur un chevalet.

Ce visiteur matinal qui lui arrivait, n'était autre que le père de Sabine, M. de Mussidan. Il ne l'avait aperçu que deux fois en sa vie, c'en était assez pour ne l'oublier jamais.

Le comte, lui aussi était ému. Ce n'est qu'après une longue nuit d'insomnie et d'angoisses, après les plus cruels débats, qu'il s'était décidé à cette démarche. Mais il avait eu le temps de se préparer.

—Vous m'excuserez, monsieur, commença-t-il, de me présenter chez vous à pareille heure, mais je tenais essentiellement à vous rencontrer.

André s'inclina. En deux secondes, mille suppositions, les plus diverses, avaient assailli son esprit. Comment M. de Mussidan venait-il chez-lui, dans quel but?... Était-ce en ami ou en ennemi? Était-ce de son chef, ou l'avait-on envoyé? Qui lui avait donné l'adresse?...

—Je suis grand amateur de peinture, poursuivit le comte, et un de mes amis, dont le goût est très sûr, m'a parlé avec enthousiasme de votre talent. C'est vous expliquer la liberté que je prends, la curiosité m'a poussé, j'ai voulu voir.

La fin de la phrase ne venait pas; il s'arrêta court et ajouta:

—Je suis le marquis de Bivron.

Ainsi M. de Mussidan pensait n'être pas connu, et il espérait cacher sa personnalité. C'était déjà un indice.

—Je ne puis qu'être très flatté de votre visite, répondit André; malheureusement je n'ai rien d'achevé en ce moment; je n'ai là que des études et quelques esquisses... Si vous voulez les voir?...

Le comte ne se fit pas répéter l'invitation. Il était affreusement embarrassé de son personnage, et se sentait rougir sous le regard franc et hardi du jeune peintre. Et pour comble, dès en entrant, il avait aperçu dans un des angles de l'atelier ce tableau mystérieusement voilé dont lui avait parlé le doux père Tantaine.

Il se mit donc à tourner autour de l'atelier, donnant en apparence toute son attention aux toiles accrochées au mur, faisant en réalité d'héroïques efforts pour garder son sang-froid et dissimuler l'atroce douleur qui déchirait son âme.

—Ainsi donc, pensait-il, les misérables n'ont pas menti, et ce rideau de serge cache le portrait de ma fille!... Ainsi, cet homme est l'amant de Sabine! Elle venait ici, elle y passait ses journées, et je ne me doutais de rien. Hélas!... à qui la faute? Quels reproches ai-je le droit de lui adresser?... Pauvre enfant!... Il y a longtemps que sa mère a déserté le foyer, moi je fuyais ma maison, elle restait seule, privée de caresses, de conseils, d'affection... Elle a écouté la voix de son cœur, elle s'est abandonnée à qui lui promettait ces tendresses que lui refusaient ses parents.

Du moins, le comte était forcé de s'avouer que le choix de Sabine ne lui paraissait pas indigne. A première vue il avait été frappé de l'attitude pleine de noblesse du jeune artiste, de sa mâle beauté, de l'expression énergique et intelligente de sa physionomie.

—Hélas!... ajoutait-il, il l'aime sans doute, et cependant, dès qu'elle a connu nos périls, sans hésiter elle s'est dévouée... oui, elle l'aime, car si elle a eu le courage de renoncer à lui, elle a failli mourir.

De son côté, André redevenu maître de lui, délibérait, et se demandait quelle conduite tenir.

—Ah!... vous vous présentez chez moi sous un nom d'emprunt, monsieur le comte, pensait-il; soit, je respecterai votre incognito, mais j'en profiterai pour vous faire connaître la vérité, je vous dirai ce que je n'aurais peut-être jamais osé vous dire...

Si extrême que fût la préoccupation d'André, elle ne l'empêchait pas d'observer son visiteur, et il remarquait fort bien que les regards de M. de Mussidan revenaient sans cesse, et comme à la dérobée, sur le tableau voilé.

—Il faut, se disait-il, qu'on ait parlé au comte de ce portrait, et c'est pour lui qu'il vient... Qui a pu lui en parler?... Nos ennemis. Donc, on a dû calomnier Sabine...

Cependant, M. de Mussidan avait passé en revue toutes les esquisses, et il avait eu le temps de rassembler toute son énergie. Il revint vers André.

—Recevez mes félicitations, monsieur, prononça-t-il; les éloges de mon ami, que je croyais exagérés étaient encore au-dessous de votre beau talent. Je regrette toutefois que vous n'ayez rien d'absolument fini, car vous n'avez rien, n'est-ce pas?...

—Rien, monsieur.

Le regard du comte vacilla, et c'est avec un tremblement dans la voix qu'il reprit:

—Pas même ce tableau, dont la bordure splendide dépasse ce rideau de serge?

Bien qu'il attendit cette question, le jeune peintre rougit excessivement.

—Pardonnez-moi, monsieur, reprit-il, ce tableau est complétement terminé, seulement je ne le montre à personne.

Après cela, M. de Mussidan ne pouvait plus douter de la sûreté des informations du vieux clerc d'huissier.

—Je devine, fit-il, c'est un portrait de femme?

—C'est un portrait de femme, oui, monsieur.

La situation était étrange, et ils n'étaient guère moins troublés l'un que l'autre; ils détournaient la tête, essayant de cacher leur trouble.

Mais le comte s'était juré qu'il irait jusqu'au bout.

—C'est tout simple, dit-il avec un rire forcé, on est amoureux. Tous les grands peintres ont immortalisé la beauté de leur maîtresse.

Les yeux d'André étincelèrent.

—Arrêtez, monsieur, interrompit-il, vous vous méprenez!... Ce portrait est celui de la plus pure et de la plus chaste des jeunes filles. Je l'aime, cesser de l'aimer me serait aussi impossible que de suspendre par le seul effort de ma volonté, la circulation de mon sang... mais je la respecte plus encore. Elle, ma maîtresse, grand Dieu!... Je me mépriserais plus que le dernier des misérables, si abusant jamais de sa sainte confiance, j'avais murmuré à son oreille un mot, un seul mot, un seul qu'elle n'osât pas répéter à sa mère!

De sa vie M. de Mussidan n'avait éprouvé une plus délicieuse sensation. André disait vrai, il le sentait à son accent, et il était tenté de lui serrer les mains, de lui sauter au cou.

—Vous m'excuserez, monsieur, dit-il; mais un portrait dans un atelier, suppose un modèle qui vient poser...

—Et elle y est venue, monsieur, seule, à l'insu de ses parents, en se cachant comme pour mal faire, risquant son honneur, sa réputation, sa vie... me donnant ainsi une preuve immense de son... affection.

Il hocha tristement la tête et poursuivit:

—Hélas!... j'avais peut-être tort d'accepter ce dévouement sublime, et je ne l'ai pas seulement accepté, je l'ai sollicité à genoux, à mains jointes... Comment la voir autrement, lui parler, entendre le son de sa voix? Nous nous aimons, mais tant de préjugés, d'affreuses conventions nous séparent, qu'il y a entre nous un abîme plus difficile à franchir que l'Océan. Elle est l'unique héritière d'une grande famille, très riche, malheureusement, très noble, très fière, tandis que moi...

André s'interrompit. Il attendait, il espérait une réponse, un mot, un encouragement, ou un blâme...

Le comte gardait le silence, il continua avec une certaine violence, mais sans amertume:

—Savez-vous qui je suis? Un pauvre diable d'enfant trouvé, déposé clandestinement dans un tour par quelque pauvre fille séduite... Un matin, à douze ans, je me suis évadé de l'hospice de Vendôme avec vingt francs en poche, et je suis venu à Paris. Et depuis, je lutte... Voici dix ans que tous les matins je m'éveille avec une volonté plus ardente que la veille. En suis-je plus avancé?... Et encore, vous ne voyez que le côté brillant de mon existence. Ici je suis artiste, ailleurs, je suis ouvrier. C'est ainsi. Regardez mes mains,—et il les montrait,—si elles sont rudes, calleuses, c'est qu'elles ont été durcies par le ciseau et le marteau. J'ai du talent, je le crois; je réussirai, je l'espère; mais il a fallu étudier et vivre. Eh bien! l'ouvrier a nourri l'artiste, il a payé ses leçons, il lui a acheté des couleurs, des pinceaux et des toiles...

Si M. de Mussidan se taisait c'est qu'il ne pouvait se défendre d'une réelle admiration pour ce beau caractère qui se révélait à lui, et il ne voulait pas se trahir.

—Tout cela, reprit André, elle le sait, et elle m'aime quand même. Elle a confiance en moi. Quand j'ai désespéré, c'est elle qui m'a crié: courage! Ah!... elle a raison, si la patience et la volonté donnent le génie. Ici même elle m'a juré que jamais elle ne serait la femme d'un autre, et j'ai foi en sa promesse. Il n'y a pas un mois, un des hommes les plus brillants de Paris sollicitait sa main; elle est allée à lui et lui a conté notre histoire, et lui, il s'est retiré généreusement, et il est aujourd'hui mon ami le plus cher...

Il s'arrêta, car il étouffait; c'était la cause de son bonheur qu'il plaidait, pour le cas où il triompherait du marquis de Croisenois, et son anxiété était affreuse.

—Et maintenant, monsieur, reprit-il après un moment, souhaitez-vous voir le portrait de cette jeune fille?

—Oui, répondit le comte, oui, je vous serai reconnaissant de cette marque de confiance.

André s'approcha du cadre, et déjà il touchait le rideau, quand, tout à coup, se ravisant, il se retourna.

—Eh bien!... non, s'écria-t-il, non, continuer cette comédie serait indigne de moi.

M. de Mussidan pâlit. Ce mot pouvait avoir une terrible signification.

—Que voulez-vous dire? balbutia-t-il.

—Que je vous connaissais, monsieur, que je savais que je parlais au comte de Mussidan et non au marquis de Bivron. Je ne découvrirai pas ce tableau sans vous avoir prévenu, sans vous avoir dit...

D'un geste bienveillant, le comte l'empêcha d'achever.

—Je sais, monsieur, prononça-t-il, que je vais voir le portrait de Sabine, découvrez-le, je vous prie.

Le jeune peintre obéit, et pendant un moment M. de Mussidan demeura en extase devant cette œuvre véritablement remarquable.

—Oui, c'est bien elle, murmura-t-il, voilà bien son sourire, l'expression de ses yeux... c'est beau!

Il prononça encore quelques mots à voix basse; puis lentement, il alla s'asseoir dans le fauteuil du jeune peintre et parut se recueillir.

Le malheur est un rude maître. Quelques semaines plus tôt, il eût souri et haussé les épaules à la proposition de donner sa fille à ce petit peintre. Alors il songeait à M. de Breulh-Faverlay.

A cette heure, il eût reçu comme une faveur céleste la liberté de choisir André pour Sabine. C'est qu'il pensait à Croisenois.

Un tourbillon de soie et de dentelle fit irruption dans l'atelier.
Un tourbillon de soie et de dentelle fit irruption dans l'atelier.

A ce nom maudit qui montait à ses lèvres, le comte tressaillit.

Pour qu'André montrât une telle assurance, il fallait, pensait-il qu'il n'eût pas été informé des derniers événement.

Il interrogea et fut détrompé.

Sûr d'avoir gagné sa cause, le jeune peintre osa dire à M. de Mussidan tout ce qu'il savait, comment et par qui il l'avait su, l'empressement à le servir de M. de Breulh, quel rôle avait accepté la vicomtesse de Bois-d'Ardon; enfin, ses conjectures, ses démarches, ses investigations, ses présages de succès, ses projets, ses espérances...

Il s'exprimait avec une véhémence extraordinaire, son énergie débordait, l'enthousiasme donnait à son regard une expression sublime, et sa parole enflammée rallumait dans le cœur du comte l'espoir près de s'éteindre.

—Oui, nous triompherons, disait-il, je le sens, je le sais, j'entends une voix qui me l'assure!...

Longtemps encore ils étudièrent la situation, et le résultat de leurs délibérations fut qu'il fallait redoubler de prudence, dissimuler, ne rien dire encore à Sabine, et faire figure au marquis de Croisenois.

Surtout et avant tout, ils devaient ne jamais se voir, et cacher soigneusement leur cordiale entente.

Onze heures sonnaient lorsque M. de Mussidan se leva pour se retirer.

Après être resté un moment en contemplation devant le portrait de sa fille, il revint au jeune peintre, en lui prenant la main:

—Monsieur André, prononça-t-il d'une voix émue, vous avez ma parole. Si nous parvenons à nous délivrer des misérables qui nous tiennent le couteau sur la gorge... Sabine sera votre femme...

XXXI

Après cette promesse qui empruntait aux circonstances une étrange solennité, M. de Mussidan sortit, et André s'affaissa sur le large divan de l'atelier.

Ce courageux artiste, si fort contre l'adversité, succombait dans l'excès de son bonheur. En présence du comte, il avait pu, grâce à des efforts surhumains, maîtriser ses terribles émotions, rester calme quand il était affreusement bouleversé, paraître froid alors qu'il avait comme un brasier dans la tête et dans le cœur.

Seul, il s'abandonnait sans vergogne aux transports de la passion.

Elle est à moi!... s'écriait-il dans son délire, Sabine est à moi!...

Mais cet accès d'enchantement et d'optimisme dura peu.

Le mirage s'évanouit faisant place au vif sentiment de la réalité.

Oui, Sabine serait à lui... mais quand il aurait su la conquérir. Entre elle et lui se dressaient Croisenois et ses associés. Il se sentait de force à se mesurer seul avec eux tous, mais encore fallait-il les atteindre et les combattre.

—A l'œuvre!... s'écria-t-il en se levant, à l'œuvre!...

Mais il s'arrêta, prêtant l'oreille.

Il entendait dans son escalier, presque sur son palier, des éclats de rire immodérés. Au-dessus de ce rire qui était celui d'une femme, une voix d'homme grêle et aigre s'élevait, qui paraissait gronder.

André n'eût pas le temps de se demander ce que ce pouvait être, sa porte fut comme enfoncée, et un tourbillon de soie, de velours et de dentelles fit irruption dans l'atelier.

En ce tourbillon, le jeune peintre reconnut, non sans stupeur, la belle Rose-Zora de Chantemille.

Derrière elle venait le jeune M. Gaston, et ce fut lui qui prit la parole.

—C'est nous!... s'écria-t-il, en personnes naturelles. Hein!... elle est bonne, celle-là?... Nous attendiez-vous?

—Pas du tout, je l'avoue.

—C'est une surprise de papa. Pauvre bonhomme!... Parole d'honneur, je veux embellir sa vieillesse, comme dit Léonce. Ce matin il entre dans ma chambre et me dit: «J'ai fait hier toutes les démarches pour qu'une personne que tu adores soit mise en liberté. Cours donc la chercher.» Hein! c'est gentil, cela. Je cours, Zora joue la fille de l'air, et nous voilà.

André n'écoutait que d'une oreille distraite. Il surveillait Zora-Rose qui tournait autour de l'atelier, en poussant toutes sortes d'exclamations. Elle allait arriver au portrait de Sabine, elle voudrait écarter le rideau, il serait difficile de l'en empêcher.

—Pardon, dit-il, j'ai un tableau à faire sécher...

Et comme le portrait était posé sur un chevalet mobile, il le roula dans sa chambre.

—Maintenant, reprit M. Gandelu fils, il s'agit de célébrer la délivrance et je viens vous chercher pour déjeuner...

—Merci de l'intention, mais j'ai à travailler...

—Ah!... je la trouve bien bonne, mais vous savez, on ne me la fait plus, vite habillez-vous...

—Véritablement, je ne puis sortir.

Le jeune M. Gaston réfléchit dix secondes, puis tout à coup se frappant le front:

—Vous ne voulez pas venir au déjeuner, s'écria-t-il, eh bien!... le déjeuner viendra à vous. Ah!... fameux!... Je descends le commander.

André s'élança après lui, sur le palier, le rappela, cria, mais en vain, et il rentra aussi contrarié que possible.

Cette contrariété, Rose la remarqua.

—Voilà comment il est, fit-elle, en haussant les épaules. Et il se croit très drôle. Cocodès, va!

Le ton de la jeune femme trahissait un si profond mépris pour M. Gandelu fils, que le jeune peintre la regarda d'un air surpris.

—Cela vous étonne, reprit-elle, ce que je vous dis là!... On voit bien que vous ne le connaissez pas. Quelle scie!... Et tous ses amis lui ressemblent. Si vous les écoutiez une heure, vous auriez des nausées. Tenez, rien qu'à me rappeler les soirées passées en leur compagnie, je bâille.

Elle bâilla en effet.

—Si encore il m'aimait, soupira-t-elle.

—Lui!... mais il vous adore, répondit André qui ne pouvait s'empêcher de trouver Rose pleine de bon sens; il a failli devenir fou pendant que vous étiez là-bas.

Zora-Rose eut un geste que lui eût envié Toto-Chupin.

—Et vous croyez cela!... s'écria-t-elle. Gaston fou d'une femme!... Il est trop bête. De moi, savez-vous ce qu'il aime? Les robes qu'il me paie et les diamants qu'il m'achète. Quand les passants me regardent, et qu'ils disent: «Mâtin!... quel chic!...» mon idiot se dresse sur ses ergots, et il répète comme s'il avait de la bouillie plein la bouche «Ah! mais oui!... pour du chic nous avons du chic!...» Si j'avais un peignoir d'indienne, il ne me regarderait pas, et cependant... j'en vaux la peine.

Le fait est que l'air de Saint-Lazare n'avait point été défavorable à Rose. Son impudente beauté n'avait jamais eu un tel éclat; elle resplendissait de jeunesse, de vie, de passion et d'insolence...

—Cocodès, poursuivait-elle, gandin, petit crevé!... Mon nom de Rose écorchait sa vilaine bouche, il m'appelle Zora, un nom de chien. Et je ne le camperais pas là!... Nous verrons bien. Il a de l'argent, mais je me moque de l'argent, moi. Mon petit Paul n'avait pas le sou, lui, et cependant je l'aimais bien. Dieu!... m'a-t-il fait rire quelquefois!... Avec lui je n'avais pas à manger tous les jours, j'étais bien malheureuse... C'est égal, c'était le bon temps.

—Pourquoi l'avez-vous abandonné ce pauvre Paul?...

—Dites-moi, vous, pourquoi il y a du velours à 45 francs le mètre. Je voulais savoir quelle sensation on éprouve quand on se met sur les épaules un cachemire des Indes... Et un beau jour j'ai filé. Mais qui sait?... Paul allait peut-être me quitter. Il y avait quelqu'un qui cherchait à nous séparer, notre voisin de l'hôtel du Pérou, rue de la Huchette, un vieux singe qu'on appelait le père Tantaine, et qui était clerc d'huissier...

A ce nom, André, positivement, faillit tomber à la renverse. Tantaine!... un vieux... clerc d'huissier... C'était bien le sien.

Cependant, si vive que fut son impression, il parvint à la cacher.

—Bast!... fit-il d'un ton léger, quel intérêt pouvait avoir ce bonhomme à vous séparer?

—Je ne sais, répondit Rose, devenue sérieuse, mais à coup sûr il en avait un. On ne donne pas pour rien des billets de banque aux gens, et je lui ai vu donner un billet de 500 francs à Paul. Bien plus, il lui avait promis de lui faire gagner beaucoup d'argent, par l'entremise d'un de ses amis, un placeur nommé Mascarot...

Cette fois, André ne fut pas pris à l'improviste. Il pressentait qu'il allait être question de l'honorable placeur.

Mais son esprit s'épouvantait des proportions que prenait l'intrigue qu'il avait à déjouer. Car il n'en doutait pas: toutes ces manœuvres qu'il découvrait une à une, devaient tendre à un but commun.

André se souvenait, à cette heure, de cette visite que lui avait fait Paul, un jour, sous prétexte de lui remettre vingt francs, et de l'air singulier qu'il avait. Il se rappelait que Paul s'était vanté de gagner un millier de francs par mois, et qu'il n'avait pas su dire où ni à quoi.

—Paul m'a peut-être oubliée, reprit Rose, je le crains. Une fois je l'ai rencontré chez Van Klopen, et il ne m'a rien dit. Il est vrai qu'il était avec ce Mascarot. Mais n'importe, je suis décidée à le chercher, et à lui demander pardon, et il me pardonnera...

De tout ceci, une conclusion très nette ressortait.

Paul était protégé par l'association... donc il lui était utile, il la servait. Rose était persécutée, donc elle gênait.

Voilà ce que pensait André.

—Et même, ajoutait-il, si Catenac a fait enfermer Rose, c'est que les misérables ont quelque chose à craindre d'elle. S'ils ont essayé de la faire disparaître, c'est que sa seule présence peut déranger leurs combinaisons...

Mais il n'eût pas le temps de poursuivre sa déduction. Le fausset du jeune M. Gaston grinçait dans l'escalier. Bientôt il apparut criant:

—Place au festin!... Que la fête commence!...

Deux garçons de restaurant, en effet, suivaient M. Gandelu fils, chargés de mannes immenses, pleines de provisions.

En tout autre circonstance, André eût été furieux de cette invasion de victuailles, de cette perspective d'un déjeuner qui allait durer au moins deux heures, et mettre tout sens dessus dessous dans son atelier.

Mais, en ce moment, il en était à bénir l'inspiration du jeune M. Gaston; il le trouvait beau, aimable, spirituel, et c'est de la meilleure grâce du monde qu'avec l'aide de Zora-Rose il débarrassait sa grande table, pour qu'on y dressât le couvert.

Seul, le jeune M. Gaston ne faisait rien, il pérorait.

—Ah!... mes chers bons, disait-il, vite il faut que je vous en conte une forte!... Imaginez-vous que le marquis de Croisenois, Henri, un de mes intimes amis, fonde une société industrielle.

André faillit lâcher une carafe qu'il tenait.

—Qui vous l'a dit? demanda-t-il vivement.

—Parbleu?... une grande affiche jaune qui le crie à tous les passants. Mines de Tifila, société en commandite! Non, j'en ferai une maladie. Capital: quatre millions! Pas dégoûté, le marquis. Farceur! Et du pain?

La figure du jeune peintre trahissait un si complet ébahissement, que M. Gandelu fils éclata de rire.

—Pas vrai, qu'elle est drôle?... reprit-il. On dirait que vous attendez l'omnibus de Chaillot. Voilà juste comment je suis resté devant cette diablesse d'affiche, le bec grand ouvert. Croisenois directeur d'une compagnie!... Ah!... il va me la payer! J'aurais lu dans un journal que vous étiez nommé pape, que je n'aurais pas été plus ébaubi. Mines de Tifila! As-tu fini! Tifila!... On ne nous la fait plus, ah! mais non! Les actions sont de 500 francs. C'est pour rien, parole d'honneur! mais je n'ai pas de monnaie sur moi, vous passerez après le demi-terme...

Cependant le déjeuner était servi, les garçons du restaurant s'étaient retirés, le jeune M. Gaston, de sa voix la plus aigre, criait: «A table! A table!!...»

Mais, hélas! ce déjeuner qui commençait le plus gaiement du monde devait mal finir.

M. Gandelu fils qui n'avait pas la tête bien solide, eut le tort de boire outre mesure. Bientôt les vapeurs du vin se mêlant dans son étroite cervelle, aux fumées de la vanité, le peu de bon sens qu'il avait disparut, et il commença à accabler Zora-Rose de reproches amers, ne comprenant pas, disait-il, comment un homme tel que lui, sérieux et destiné à jouer un grand rôle dans la société, avait pu se laisser séduire par une femme comme elle.

Certes, le jeune M. Gaston possédait un joli répertoire d'invectives, mais Rose, sur ce chapitre était encore plus forte que lui. On l'attaquait, elle se défendit, et si vivement, que M. Gandelu fils, se sentant écrasé, se leva furieux, prit son chapeau et sortit en déclarant qu'il ne reverrait Zora de sa vie, qu'il lui abandonnait de bon cœur tout ce qu'elle tenait de sa générosité, mobilier et toilettes, trop heureux s'il pouvait, à ce prix, être débarrassé d'elle à tout jamais.

Ce départ ne contraria pas trop André. Restant en tête à tête avec la jeune femme, il se flattait d'obtenir d'elle, avec un peu d'adresse, une biographie exacte de ce Paul, qu'il comptait maintenant parmi ses adversaires.

Vain espoir! Zora-Rose, elle aussi était exaspérée, on l'eût été à moins, et elle ne voulut rien entendre.

Elle reprit en toute hâte son grand manteau de velours, noua son chapeau au hasard, et sans même donner un coup d'œil à la glace, elle s'envola, non sans avoir affirmé qu'elle allait se mettre en quête de Paul, qu'elle le retrouverait, et qu'elle saurait bien le décider à demander raison à Gaston de ses insultes.

Tout cela s'était passé si rapidement, que le jeune peintre en était comme ébloui.

C'était à croire que la Providence, se déclarant décidément pour lui, n'avait envoyé ces intéressants amoureux que pour lui fournir des renseignements nouveaux, positifs et de la plus haute importance.

Et dans le fait, les déclarations de Rose, si incomplètes qu'elles fussent, éclairaient toute une partie de l'intrigue, enveloppée jusqu'alors d'épaisses ténèbres.

Les relations de Paul avec le père Tantaine expliquaient la peine que s'était donné Catenac pour faire enfermer Rose, et par contre les fausses signatures arrachées à l'inepte confiance du jeune M. Gaston.

Mais, d'un autre côté, que signifiait cette société industrielle lancée par le marquis de Croisenois en même temps qu'il sollicitait la main de Mlle de Mussidan?

André pensa qu'il devait, avant tout, s'occuper de ce détail, et sans même songer à échanger sa vareuse rouge contre un paletot, il descendit et courut au coin de la rue des Martyrs où M. Gandelu fils lui avait dit avoir vu l'affiche.

Elle était toujours à sa place, éblouissante, tirant l'œil à vingt pas, séduisante assez pour faire tressaillir les écus du plus timide capitaliste.

Rien n'y manquait, pas même une vue de TIFILA (Algérie), une superbe vignette, qui représentait quantité de travailleurs roulant sur des brouettes le précieux minerai.

Tout en haut, le nom de Croisenois resplendissait en lettres d'un demi-pied.

Il y avait bien cinq minutes qu'André contemplait ce chef-d'œuvre, quand un éclair de prudence traversa son esprit.

—Malheureux!... se dit-il, que fais-je ici? Qui sait combien de coquins épient sur ma physionomie la trace de mes sensations et de mes projets!...

A cette pensée, il regarda vivement autour de lui; mais dans un rayon de plus de cent pas il n'aperçut aucune figure suspecte.

—Ah!... n'importe, murmura-t-il, n'importe, il faut rentrer et chercher et imaginer un expédient pour faire perdre mes traces.

Dépister ses surveillants!... le succès était à ce prix, il ne le comprenait que trop. Comment atteindre et frapper les misérables, si informés de ses moindres démarches, ils avaient toujours le loisir de se mettre en garde?...

Aussi, lorsqu'il eût regagné son logis, il ne s'occupa plus que du moyen de glisser entre les mains de ses espions. Bientôt il crut l'avoir découvert.

Sous ses fenêtres s'étendait un grand jardin qui dépendait d'une institution dont la façade se trouvait dans la rue de Laval prolongée. Un mur qui n'avait pas sept pieds de haut séparait seul la cour de sa maison de ce jardin.

Pourquoi ne s'évaderait-il pas par là?

—Je puis, se disait-il, me déguiser de façon à me rendre méconnaissable et demain, au petit jour, franchir le mur et m'esquiver par la rue du Laval, pendant que mes espions feront le pied de grue rue de la Tour d'Auvergne, devant ma porte. Ai-je besoin de loger ici plutôt qu'ailleurs? Non. Eh bien! tant que durera ma campagne, je demanderai l'hospitalité à Vignol, qui m'aidera au besoin.

Ce Vignol était un ami d'André, un brave et loyal garçon, qui, en son absence dirigeait les travaux de la maison de M. Gandelu.

—De cette façon, pensait-il, j'échappe si complétement à Croisenois et à sa bande, que je pourrai presque me mêler à leur jeu sans qu'ils me devinent. Il me faudra aussi cesser de voir tous ceux qui ont consenti à m'aider, M. de Breulh, M. de Mussidan, ce brave père Gandelu, mais la poste est là. Pour les cas pressants j'aurai le télégraphe, et il sera discret, car je vais choisir des termes de convention et en aviser mes correspondants.

Sa résolution était prise; il écrivit à ces trois personnages qui s'intéressaient à lui, une longue lettre où il expliquait son plan.

La nuit tombait lorsqu'il eut fini: il ne pouvait rien entreprendre à cette heure: il alla dîner dans les environs, puis ayant mis ses lettres à la poste, il rentra afin de préparer son travestissement, de le «répéter,» pour ainsi dire.

Après s'être demandé quelle situation sociale serait le plus favorable à ses desseins, il avait décidé qu'il tâcherait de se donner l'apparence de ces malfaisants gredins qu'on rencontre le jour dans les estaminets borgnes de l'ancienne banlieu, autour des billards crasseux, et le soir à la porte des théâtres et des bals publics.

—Dans une heure, tout sera fini.
—Dans une heure, tout sera fini.

Le costume, il l'avait sous la main, parmi ses vieilles hardes de travail. Une

blouse bleu, un vieux pantalon à larges carreaux, de mauvaises chaussures et une casquette au rebut depuis des années, faisaient l'affaire.

Restait à changer le visage, et c'est à cette tâche que André s'appliqua.

Il commença par couper sa barbe, très peu forte, mais qu'il portait entière, puis il tailla ses cheveux sur le devant, de façon à ménager deux mèches qu'il lissa et colla sur ses tempes, avec force cosmétique.

Cela fait, il chercha quelques pains de couleur pour l'aquarelle, et armé d'un pinceau il commença son œuvre de «maquillage,» œuvre bien plus difficile qu'on ne croit.

Se barbouiller n'est rien, il faut pour se déguiser modifier le mouvement général de la physionomie. On n'arrive à ce résultat qu'en altérant la bouche et les yeux sièges principaux de l'expression.

André, quoique peintre, ignorait cela. Aussi n'est-ce qu'après de long tâtonnements qu'il obtint un résultat passable. Il s'habilla alors, il tortilla autour de son cou une vieille cravate, et sut placer sa casquette selon le genre, de côté, la coiffe aplatie en arrière, la visière cachant l'œil droit.

Quand, ainsi équipé, il se regarda dans la glace, il se jugea hideux. En artiste consciencieux cependant, il cherchait les défauts de son œuvre pour les corriger, lorsqu'on frappa à sa porte.

Il était neuf heures, il n'attendait personne, les garçons du restaurant étaient venus rechercher leur vaisselle; quel visiteur lui arrivait donc? Ce ne pouvait être que sa concierge, et il était bien décidé à ne pas se laisser voir par elle, n'ayant en la discrétion de Mme Poileveu qu'une confiance très limitée.

Qui est là? demanda-t-il.

—Moi!... répondit une voix plaintive, moi, Gaston.

Fallait-il se défier de ce garçon? Le jeune peintre jugea que non; il alla ouvrir.

Oui, c'était bien M. Gandelu fils, mais en quel état!... Pâle, chancelant, la figure absolument décomposée.

Il se laissa tomber plutôt qu'il ne s'assit sur un fauteuil.

—Est-ce que M. André est sorti? balbutia-t-il, je croyais avoir entendu sa voix.

Ainsi il était dupe du travestissement. Ce triomphe ravit André, et lui apprit en même temps qu'il devait surveiller sa voix comme tout le reste.

—Quoi!... dit-il, vous ne me reconnaissez pas!... Regardez-moi donc.

Il fallut encore au jeune M. Gaston dix minutes d'examen.

—Ah! c'est vous, murmura-t-il enfin, avec un triste sourire, elle est mauvaise, c'est-à-dire non, elle est bien bonne! mais je ne sais plus ce que je dis.

Il était clair qu'une catastrophe avait dû fondre sur M. Gandelu fils. Ce ne pouvait être sa griserie du matin, qui le réduisait à cet excès de prostration.

—Mais vous-même, demanda André, qu'avez-vous, qu'y a-t-il...

—Il y a, mon cher bon, que je viens vous faire mes adieux!... En sortant de chez vous, j'irai me brûler la cervelle, n'importe où...

—Êtes-vous fou!...

Le jeune M. Gaston se frappa le front d'un air funèbre.

—Pas la moindre fêlure, répondit-il, seulement l'échéance des faux billets est arrivée... Chanter ou mourir... Je ne veux pas chanter. Ce soir, comme je sortais de table, ayant dîné avec papa, le valet de chambre vint me dire à l'oreille qu'un vieux monsieur m'attend dans la rue. J'y cours, et je trouve un espèce de mendiant en redingote crasseuse, sale, repoussant, ignoble...

—Le père Tantaine!... s'écria André.

—Ah!... je ne sais pas son nom!... Il m'a déclaré d'un ton doucereux que le porteur de mes billets est décidé à les adresser au procureur impérial demain avant midi, mais qu'il me reste cependant un moyen de salut.

—Et ce moyen est de partir avec Rose pour l'Italie.

La surprise de M. Gandelu fils fut si forte, qu'il se redressa d'un bond.

—Qui vous l'a dit?... s'écria-t-il.

—Personne... je devine. C'est afin de pouvoir, à un moment donné, vous imposer ce départ précipité, qu'on vous a fait imiter la signature de M. Martin-Rigal. Et qu'avez-vous répondu?...

—Que je la trouvais mauvaise et que je ne partirais pas. C'est niais, absurde, idiot, je le sais, mais, je suis comme cela, coulé d'un bloc, en acier. D'ailleurs, je vois le plan: le lendemain de ma fuite on irait trouver papa pour l'engager à chanter et il chanterait. Ah!... mais non!... Pauvre bonhomme! Mieux vaudrait lui donner un coup de couteau dans le dos, que de lui dire que son fils est un faussaire. C'est pourquoi je suis allé acheter le coquet petit revolver que voici, et dans une heure tout sera fini...

André n'écoutait plus, il arpentait d'un pas fiévreux son atelier. Évidemment il tenait entre ses mains la vie de ce malheureux garçon. Quel parti prendre?...

Lui conseiller de partir, c'était éloigner Rose, se priver d'une chance considérable de succès.. Le laisser faire.... il ne le pouvait pas; il ne pouvait oublier ce que le père de Gaston avait fait pour lui.

—Écoutez-moi, Gaston, dit-il enfin, j'ai une idée du salut, et je vous la soumettrai quand nous serons hors d'ici. Seulement pour des raisons qu'il serait trop long de vous expliquer, il faut que je gagne la rue sans passer par la porte de ma maison... je le peux si vous voulez m'aider. Vous allez sortir, et à minuit précis vous irez sonner rue de Laval prolongée, à la porte de la maison qui porte le Nº... On vous ouvrira et vous demanderez au concierge un renseignement quelconque. Vous aurez soin de laisser la porte entrebâillée, et comme je serai dans le jardin de cette maison, guettant l'instant favorable, je m'esquiverai...

M. Gandelu fils eut du moins le mérite de se conformer exactement aux instructions qui lui étaient données; le plan réussit, et à minuit dix minutes, André et lui gagnaient le boulevard extérieur.

Le jeune peintre était alors plein d'espoir. D'abord il était persuadé qu'il venait de dépister ses espions, puis il entrevoyait, grâce à Gaston, le moyen de se ménager une diversion puissante, pendant qu'il s'acharnerait après Croisenois et ses honorables associés.

XXXII

C'est au boulevard Malesherbes, à la hauteur, à peu près, de l'église Saint-Augustin, dans une superbe maison neuve, que demeurait M. le marquis de Croisenois.

Là, dans un modeste appartement de quatre mille francs, il avait réuni et rassemblé assez d'épaves de son opulence passée, pour éblouir de son faste les observateurs superficiels.

Comme de raison, les créanciers ne laissaient pas refroidir la sonnette de M. de Croisenois, mais il avait su se mettre à l'abri de leurs tracasseries les plus directes.

Son appartement était loué au nom de son valet de chambre. Son coupé et son cheval appartenaient pour la forme, à son cocher. Car il avait un cheval et une voiture, ce gentilhomme ruiné, si ruiné, qu'il lui était arrivé une fois de se coucher sans lumière, faute de quatre sous pour s'acheter une bougie.

Deux domestiques servaient M. de Croisenois: un cocher, qui avait, en outre, dans ses attributions les gros ouvrages du logis, et un valet de chambre qui savait assez de cuisine pour improviser un déjeuner de garçon.

Ce valet de chambre, B. Mascarot ne l'avait vu qu'une fois, et il lui avait produit une si singulière impression que plein de défiance en son endroit, il s'était efforcé de savoir qui il était et d'où il venait.

Croisenois ne l'avait pris à son service, déclara-t-il à l'honorable placeur, que sur la recommandation d'un de ses amis, sir Waterfield.

Il se nommait Morel, ce valet de chambre, mais il avait dû habiter longtemps l'Angleterre, car il bégayait l'anglais, et on lui eût coupé un doigt avant d'obtenir qu'il répondit: «Oui, monsieur,» comme tout le monde; il disait: «Yes, sir.»

C'était, d'ailleurs, un homme précieux, tant pour ses qualités que pour sa tenue qui était de nature à honorer une maison. On devait croire qu'il servait pour le moins un chancelier, tant il avait de morgue et de gravité hargneuse, tant ses cols blancs comme neige étaient hauts et roides.

André ignorait ces particularités, mais il avait eu quelques détails par M. de Breulh qui lui avait aussi donné l'adresse du marquis.

C'est pourquoi, le lendemain de son évasion, sur les huit heures du matin, déguisé et grimé si bien qu'il devait se supposer méconnaissable, le jeune peintre vint s'établir chez le marchand de vins traiteur le plus voisin du domicile de M. de Croisenois.

Cette heure, il l'avait choisie à dessein. Il était assez parisien pour n'ignorer pas que c'est celle où, dans les grands quartiers, les domestiques descendent chez le débitant du coin, pendant que les maîtres dorment encore, pour tuer le ver, échanger leurs informations, et renouveler leur provision de cancans et de médisances.

La confiance d'André avait augmenté depuis la veille.

C'est que le projet qu'il avait formé avant de s'évader par la rue de Laval, projet qui devait, à la fois, sauver Gaston et lui assurer un auxiliaire énergique, avait réussi au-delà de ses espérances.

Voici ce qu'il avait fait.

Après bien des peines, des observations, des menaces même, en usant et abusant de son influence, il avait réussi a entraîner le jeune M. Gaston jusqu'au domicile paternel.

Arrivé rue de la Chaussée-d'Antin sur les deux heures, il n'avait pas hésité à faire réveiller l'entrepreneur, et, après lui avoir expliqué son travestissement, il lui avait tout raconté, comment le jeune M. Gaston se trouvait mêlé à l'intrigue dont il était lui-même victime, comment on lui avait extorqué des faux, et comment il avait failli cette fois se suicider.

Naturellement, il insista sur le repentir de Gaston, sur les bons sentiments qu'il témoignait, faisant ressortir sa brouille avec Zora-Rose, et ses serments de devenir un homme sérieux.

M. Gandelu fut rudement touché, il pleura, ce vieux brave homme... Mais il pardonna.

Il vit son fils corrigé par cette affreuse leçon, rompant ses détestables relations, lui revenant, s'assurant par son travail une situation brillante.

—Allons, avait-il dit à André, courez me le chercher, que je lui dise que nous le sauverons!

André n'avait pas eu à aller bien loin, car le jeune M. Gaston attendait dans la pièce voisine, torturé par les plus poignantes anxiétés.

Il était ému, quand il entra dans la chambre de son père, et ému d'une émotion réelle, ce qui ne lui était peut-être jamais arrivé en sa vie. Il pleurait, et ce n'était cette fois ni une passion stupide, ni un amour-propre idiot qui lui arrachaient des larmes; c'était le vif sentiment de ses torts, le repentir d'avoir si affreusement fait souffrir son père, cette homme si bon.

Puis, en somme, il renaissait pour ainsi dire à la vie, car il avait été bien résolu à se tuer, il avait vu la mort...

—Approchez, Gaston, lui avait dit André.

Mais lui, avec une violence bien éloignée de son caractère:

—Ah!... ne m'appelez plus ainsi, s'était-il écrié. Gaston!... elle est mauvaise! C'est comme cette couronne sur mes cartes de visite... parole d'honneur, je me fais de la peine. Gaston!... marquis!... cent mille claques, idiot. Mon nom est Pierre Gandelu, et papa est cent fois trop bon de me permettre de porter son nom!....

Commencée ainsi, la réconciliation devait être complète. Il y avait bien des années que le digne entrepreneur n'avait été si heureux.

Restait à s'occuper du salut du malheureux imprudent. Mais l'idée qu'André avait eue vint à M. Gandelu.

—Je ne crois pas, dit-il, que les misérables osent exécuter leur menace et adresser les faux au procureur impérial. Non, ils ne l'oseront pas. Quel juge d'instruction, d'ailleurs, informé de toutes les circonstances, ne rendrait pas une ordonnance de non lieu!... Mais mon fils ne peut pas rester sous le coup de ce système d'intimidation. C'est donc moi qui porterai plainte. Oui, demain avant midi, je serai au parquet, et nous saurons bien ce que c'est enfin que cette Société d'escompte mutuel qui circonvient les mineurs, leur prête de l'argent et les exhorte à faire des signatures fausses... Comme il faut tout prévoir, mon fils partira demain matin pour la Belgique, mais il n'y restera pas longtemps, vous verrez...

André avait passé chez M. Gandelu le reste de la nuit, et c'est dans la chambre du jeune M. Gaston, redevenu Pierre comme devant, qu'il s'était grimé avec plus de soin et de succès que la veille.

L'avenir, à ses yeux, se teintait de rose pendant qu'il gagnait lestement le boulevard Malesherbes.

Le hasard, non, il disait la Providence, se déclarait définitivement pour lui. N'avait-il pas tout à attendre des démarches auxquelles se décidait l'honnête entrepreneur? La justice allait intervenir, s'occuper de voir clair dans les opérations des misérables; que ne découvrirait-elle pas?

Et ce résultat immense, André l'obtenait sans avoir rien compromis. Ni son nom, ni celui de M. de Mussidan ne devaient être prononcés.

Pour lui, il était déterminé à s'attacher à Croisenois et à ne le pas quitter plus que son ombre.

L'établissement où il s'installa était merveilleusement choisi pour ses observations. De la table commune, il apercevait très bien la porte de la maison du marquis, et même les fenêtres de son appartement. Il ne pouvait, avec un peu d'attention, manquer de le voir lorsqu'il sortirait ou rentrerait.

De plus, comme il n'y avait pas d'autre marchand de vin dans les environs, André se disait que peut-être les serviteurs de M. de Croisenois prenaient leur repas chez celui-ci.

En ce cas, il saurait bien, pensait-il, pénétrer dans leur intimité. Il lierait conversation d'abord, il offrirait quelque chose, il saurait imposer la confiance... Ainsi, il saurait bien des choses.

C'est sur une petite table, touchant le vitrage, dont il avait eu soin d'écarter le rideau jauni, que le jeune peintre s'était fait servir à déjeuner, et sans cesser de surveiller dans la rue, il observait et écoutait ce qui se passait et se disait autour de lui.

La «salle» du marchand de vins traiteur, vaste et assez propre, était pleine de clients, qui presque tous étaient des domestiques.

—Qui sait, pensait André, les gens du marquis sont peut-être là.

Il se creusait la tête à chercher un prétexte pour questionner le maître de la maison, lorsque deux nouveaux convives entrèrent, qui avaient endossé leur livrée eux, tandis que tous les autres étaient en gilet du matin.

Dès qu'ils parurent, un vieux à physionomie placide et satisfaite qui s'escrimait contre un beefsteack rebelle près d'André, battit les mains et s'écria:

—Ah!... voici messieurs de Croisenois!

Les domestiques le plus souvent, se donnent entre eux le nom des maîtres qu'ils servent, le jeune peintre n'ignorait pas ce détail; il se trouvait donc renseigné sans avoir à prendre des informations qui pouvaient le rendre suspect.

—Si seulement, pensait-il, ces messieurs avaient l'heureuse inspiration de se placer près de cet autre, qu'ils connaissent, j'entendrais leur conversation.

Cette inspiration, ils l'eurent; et, à peine assis, ils appelèrent le patron pour commander leur repas, le priant surtout de les servir promptement, parce qu'ils n'avaient pas, assuraient-ils, une minute à eux.

—Ah!... vous êtes pressés, leur dit le vieux, près de qui ils s'étaient mis, c'est donc pour cela que vous êtes déjà habillés à cette heure?

Ce fut le plus jeune des nouveaux venus, le cocher de M. de Croisenois, qui prit la parole.

—Tout juste, répondit-il, je dois conduire monsieur à son bureau, car il a un bureau maintenant; il est directeur d'une société pour l'exploitation de mines de cuivre. Fameuse affaire!... Au-dessus de la porte, on devrait écrire: Boucherie d'actionnaires!... Si vous avez des économies, monsieur Benoît, et vous devez en avoir, voilà une rude occasion.

M. Benoît hocha la tête d'un air grave.

—Je ne dis ni oui ni non, répondit-il, on ne peut pas savoir. Souvent ce qui paraît bon n'est pas bon, et ce qui semble mauvais n'est pas mauvais...

Celui-là était un homme prudent qui, ayant beaucoup vu et beaucoup retenu, ne jugeait pas à la légère et ne se compromettait jamais.

—Mais, reprit-il, puisque votre marquis sort, M. Morel va être libre, lui, et il me fera ma petite partie de piquet.

No, sir, répondit le valet de chambre du marquis.

—Quoi, vous êtes pris, vous aussi.

Yes, sir, je vais passer des gants blancs, et aller porter une hottée de fleurs: lilas, violettes et camélias blancs, à la future de monsieur le marquis. Car monsieur le marquis se marie, je puis le dire puisque la nouvelle est officielle. Beau mariage, d'ailleurs, grande famille, dot magnifique! J'ai vu la jeune personne, elle est un peu pimbèche, nonobstant, elle ne me déplaît pas.

C'était de Sabine que ce drôle à cravate outrageusement empesée se permettait de parler ainsi.

Certes, il n'était pour rien dans les intrigues de Croisenois, mais il était chargé de porter un bouquet chez M. de Mussidan, il verrait peut-être Sabine; André eut comme une idée de l'étrangler.

—Gageons, disait pendant ce temps le cocher, la bouche pleine, gageons que monsieur le marquis n'emploie pas la dot de sa femme à acheter de ses actions!...

Mais ce propos ne fut pas relevé, et les trois interlocuteurs cessèrent de parler de M. Croisenois pour s'occuper de leurs affaires personnelles... peu intéressantes.

Bientôt ils appelèrent le patron, payèrent et se retirèrent, sans avoir seulement prononcé le nom du marquis. André commençait à réfléchir sur les difficultés du métier d'espion. Les regards qui se coulaient jusqu'à lui, à la dérobée, étaient gros de défiance.

—Quel est cet individu de mauvaise mine, devaient se dire les habitués, qui ose se fourvoyer en notre compagnie?

D'un coup de poing en pleine poitrine...
D'un coup de poing en pleine poitrine...

Le fait est que le jeune peintre avait un aspect des moins rassurants.

De plus, il ne savait pas observer sans en avoir l'air, ce qui est la première qualité de l'observateur. Il ignorait l'art de paraître inoccupé, indifférent.

On voyait qu'il n'était pas là pour rien, ou du moins qu'il n'y était pas pour ce qui, en effet, n'était qu'un prétexte; on devinait qu'il avait un but, qu'il attendait quelque chose, qu'il s'impatientait.

Comme il avait assez de pénétration pour comprendre tout cela, son embarras en redoublait.

Il avait fini de manger, il avait pris longuement et lentement un gloria qu'il avait fait brûler en usant force allumettes, il demanda un petit verre d'eau-de-vie....

Presque tous les clients s'étaient retirés et il n'en restait plus que cinq ou six à une table, près de l'entrée, qui jouaient au chien-vert, un jeu d'un intérêt extrême à en juger par leurs cris, leurs exclamations et leurs rires.

—Je ferais aussi bien de sortir, pensait André, et de courir m'installer devant les bureaux de la société pour noter les allants et les venants; à rester ici, on nous examine, je risque de me compromettre pour demain...

Cependant, il eût voulu, avant, voir Croisenois monter en voiture, et bien que l'eau-de-vie fut exécrable et qu'elle lui donnât des nausées, il fit signe qu'on lui en versât un second verre.

On venait de lui verser lorsqu'un individu entra, dont la mise avait avec la sienne une fâcheuse ressemblance.

C'était un grand gars dégingandé, à l'œil impudent, n'ayant de barbe qu'un gros bouquet de poils roux au-dessous de la lèvre inférieure. Il était coiffé d'une casquette ignoble, et portait une manière de vareuse noire affreusement maculée.

D'une voix traînante et éraillée, il demanda un bœuf et un demi-litre, et en passant pour s'asseoir à la table qu'avaient occupée les domestiques du marquis, il renversa le verre d'André.

Le jeune peintre ne souffla mot, ce pouvait être un accident, et cependant, l'autre, loin de s'excuser, le fixa d'un air insolent, haussa les épaules et ricana.

Il fumait, ce chenapan; quand on le servit, il déposa son cigare sur le bord de la table, et se détournant il lança avec une dextérité supérieure un long jet de salive sur le pantalon de son voisin.

Cette fois, l'insulte était flagrante, et bien faite pour donner à réfléchir à André. Qu'est-ce que cela signifiait? N'avait-il donc pas dépisté ses espions comme il l'espérait?... Cet individu à mine patibulaire était-il chargé de lui chercher une querelle et de lui donner un «mauvais coup.»

La prudence lui criait de se retirer. Mais en se retirant, il emporterait un doute qui paralyserait toutes ses entreprises. Mieux valait encore rester et s'assurer des intentions positives de ce gredin.

Oh!... les intentions n'étaient pas douteuses. Le chenapan épluchait son morceau de bœuf et tous les petits morceaux de peau ou de nerfs qu'il retirait, il les envoyait fort adroitement sur son voisin.

Un moment après il se versa à boire; mais il eut soin de ne pas vider son verre, et il en jeta le fond sur André, visant non plus les jambes, cette fois, mais les épaules.

C'était aller un peu loin.

—Je vous ferai remarquer, dit le jeune peintre, frémissant de colère, que je suis ici.

—Je le vois bien. Est-ce que vous n'êtes pas content?

—Non.

—Eh bien!... avec moi, reprit le chenapan, il faut l'être tout de même, sinon...

Et au lieu d'achever sa phrase, il agita sa main à deux pouces du visage d'André.

Certes, le jeune peintre avait bien des raisons d'être endurant et patient; il s'était bien juré de rester calme, quoi qu'il arrivât, mais le tempérament l'emporta.

Il se dressa, et d'un maître coup de poing en pleine poitrine, il envoya le mauvais drôle rouler sous la table.

Au bruit de la chute, les joueurs de chien-vert se retournèrent.

Jusqu'alors la dispute n'avait pas distrait leur attention, ils ignoraient absolument quelles insultes odieuses avaient provoqué les voies de fait. N'ayant rien vu, ils ne pouvaient dire qui, des deux adversaires, avait tort ou raison.

Ils virent André debout, déjà en garde, blême sous son «maquillage,» l'œil flamboyant, les lèvres blanches et tremblantes.

Le chenapan se débattait sous la table, entre les chaises.

—On ne se bat pas ici, entendez-vous, cria un des joueurs du ton le plus mécontent, si vous avez une querelle, payez votre écot et allez vous arranger dans la rue.

Mais le mauvais gredin qui s'était levé, ne tint nul compte de l'injonction, et prenant son élan il se précipita sur André, la tête baissée, les mains en avant, pour le saisir à bras le corps.

D'un bond de côté, André évita l'attaque, et d'un revers du pied gauche, rudement appliqué sur le tibia de son agresseur, il l'arrêta court.

Le coup était joli, les joueurs applaudirent. Ils ne se plaignaient plus. Les émotions de la lutte valaient celles du chien-vert.

Trois fois le brigand revint à la charge, trois fois le jeune peintre le repoussa par quelque coup brillant, indiquant bien qu'à ses heures de loisir il avait étudié ce genre d'escrime populaire qui, pour porter un fort vilain nom, n'en est pas moins bien utile à l'occasion: la savate.

L'affreux drôle alors changea de tactique, il feignit de se mettre en garde à son tour, porta sept ou huit coups rapides, et à une dernière parade d'André, se glissa sous son bras, et réussit, grâce à une volte rapide, à l'empoigner au-dessus de la ceinture.

La boxe, dès lors, dégénérait en lutte à main plate, et chacun des deux adversaires parut s'épuiser en efforts pour renverser, pour «tomber» l'autre.

Les joueurs s'étaient levés et faisaient cercle. Mais aucun d'eux n'était assez compétent pour remarquer que le chenapan ménageait visiblement André. D'abord aucun de ses coups n'avait porté. Puis, lorsqu'il l'eût saisi aux reins, il se préoccupa de faire un tapage affreux, bien plus que de triompher. Il renversa successivement une table et un poêle, et enfin, reculant jusqu'à la devanture, il réussit à en briser une partie d'un coup d'épaule.

Ces éclats de bataille allèrent réveiller le maître de l'établissement qui dormait à demi dans son comptoir. Il accourut furieux, suivi d'un de ses garçons, taillé en force, et à eux deux ils n'eurent pas trop de peine à séparer les combattants.

—Maintenant, mes camarades, déclara le marchand de vins, vous allez filer et prendre l'adresse de ma maison pour n'y plus remettre les pieds. Mais avant il s'agit de régler la casse.

D'un coup d'œil il évalua les dégâts, et ajouta:

—Il y en a pour dix-sept francs. Voyons votre monnaie... et dépêchez-vous, si vous n'avez pas envie de passer vingt-quatre heures au poste.

Sur ce mot de «poste,» le chenapan s'emporta, et avec une surprenante volubilité, il se mit à accabler des plus grossières injures, non-seulement le traiteur, mais encore les clients.

Il criait si fort, avec de telles menaces et des gestes si désordonnés, tapant du poing sur les tables à les fendre, que personne n'entendit André, qui, son porte-monnaie à la main, s'égosillait à répéter qu'il avait de l'argent qu'il ne demandait pas mieux que d'indemniser le traiteur, qu'il voulait payer...

—En voilà assez!... criaient les joueurs; vous êtes trop patient, patron, envoyez donc chercher les sergents de ville.

Déjà le garçon était sorti pour les requérir; ils parurent comme par enchantement, et avant même d'avoir eu le temps de se reconnaître, André se trouva sur le boulevard, entre deux sergents de ville, à côté de son adversaire qui ricanait en l'injuriant.

—Et tâchez de marcher droit, mauvaise graine, disaient les sergents.

Résister eût été folie; le jeune peintre se résigna.

Mais tout en marchant, il cherchait à se rendre compte de cette scène étrange. Elle avait été si rapide, qu'il en était tout ébloui. Il était clair que cette brutale agression cachait un but secret qu'il ne pouvait pénétrer.

Les sergents de ville venaient de s'arrêter devant l'allée assez étroite d'une vieille maison; ils ordonnèrent à leurs prisonniers de marcher devant eux.

Ils passèrent, et André reconnut qu'on les conduisait, non au poste, mais chez le commissaire de police.

Bientôt ils pénétrèrent dans un bureau où travaillaient le secrétaire du commissaire de police et deux employés.

—Voilà la besogne faite, dirent en riant les sergents de ville, au plaisir!...

Et ils se retirèrent.

André ouvrait des yeux immenses. Il trouvait à cette arrestation quelque chose d'extraordinaire, d'anormal.

Il était destiné à d'autres surprises.

Le chenapan qui lui avait cherché dispute, dès en mettant le pied dans le bureau, avait changé de tournure et d'allure. Il jeta sur un banc sa casquette, rendit à ses cheveux leur pli naturel, et alla donner une poignée de main au secrétaire en demandant:

—Le patron est-il là?

—Oui, il cause en ce moment avec monsieur le commissaire, mais j'ai sonné pour prévenir, il sait que vous êtes là.

Satisfait de la réponse, le chenapan revint à André.

—Permettez-moi, monsieur, lui dit-il, de vous présenter mes compliments. Ah!... vous avez une solide poigne! Le premier coup de poing que vous m'avez décoché était, on peut le dire, réussi. Si je ne m'étais pas laissé tomber avant de le recevoir, j'étais écrasé. Le diable est que je n'ai pu éviter aussi heureusement le coup de pied qui était également fort joli et tout à fait de la bonne école.

Il s'arrêta. Une porte au fond de la pièce venait de s'ouvrir; une voix cria:

—Faites entrer.

André s'engagea, ou plutôt fut poussé par son adversaire de tout à l'heure, dans un étroit couloir; la porte se referma sur lui, et il se trouva dans une pièce tendue de papier et de rideaux verts, le propre cabinet du commissaire de police.

A droite, devant la fenêtre, se trouvait un bureau, et, près de ce bureau, un coude appuyé sur la tablette, était assis un homme d'un certain âge, d'apparence distinguée, portant cravate blanche et lunettes à branches d'or, le type achevé d'un chef de bureau ou d'un haut employé de ministère.

—Veuillez vous asseoir, monsieur André, dit avec une politesse exquise le personnage.

Le jeune peintre prit une chaise, sans trop savoir ce qu'il faisait, s'assit.

Rêvait-il, veillait-il? En vérité, il n'était plus sûr de rien. Il doutait de lui-même, de son intelligence, de sa raison, du témoignage même de ses sens.

—Avant tout, reprit le monsieur aux lunettes d'or, je dois vous prier de pardonner le procédé un peu... comment dirai-je? un peu cavalier que j'ai employé pour m'assurer le plaisir d'un entretien avec vous. Mais je n'avais pas le choix. Vous êtes surveillé de près et je tiens essentiellement à ce que ceux qui vous épient ne soupçonnent pas notre conférence.

—Je suis surveillé!... balbutia André.

—Mais oui... par un certain La Candèle, un drôle intelligent, ma foi!... et qui est peut-être le meilleur fileur de Paris. Cela vous étonne!...

—En effet, je pensais, je supposais...

Le monsieur à cravate blanche souriait de l'air le plus bienveillant.

—Vous supposiez, interrompit-il, que vous aviez réussi à dépister vos espions. C'est ce que j'ai compris, ce matin, en vous voyant ainsi équipé. Malheureusement, quoi que vous ayez fait, vous avez perdu votre temps, et vous deviez le perdre... On sait, n'est-il pas vrai, que vous surveillez vous-même le marquis de Croisenois?... Donc en se postant dans les environs du marquis, on était bien sûr de vous revoir...

L'objection était d'une simplicité enfantine, mais elle ne s'était pas présentée à l'esprit du jeune peintre.

—C'est pourtant vrai!... balbutia-t-il.

L'homme aux lunettes d'or semblait jouir de la confusion de son interlocuteur, et c'est avec un redoublement d'affectueuse urbanité qu'il reprit:

—Il faut d'autre part convenir, cher monsieur André, que votre travestissement laisse beaucoup à désirer. C'est, me direz-vous, le premier essai d'un homme qui n'en fait pas son état. Oh!... comme cela, parfait! Si c'est un déguisement de famille, il est sûr qu'il tromperait l'œil d'un bourgeois. Mais La Candèle n'a pu s'y laisser prendre. D'ici, je distingue le «maquillage.» Ce que j'aperçois, d'autres ont pu le voir.

Il se leva et s'approcha d'André.

—Pourquoi, poursuivit-il, pourquoi charger votre figure de toutes ces couleurs qui vous font ressembler à un Indien orné de ses peintures de guerre?... Il ne faut, pour transformer une physionomie, que deux coups de crayon gras, noir ou rouge, ici, aux sourcils, là, au dessous des ailes du nez, et là, encore, à la commissure des lèvres. Voyez plutôt...

Il joignait à la théorie la démonstration pratique. Il avait sorti de son gousset un joli porte-crayon d'argent, et à mesure qu'il parlait il corrigeait l'œuvre imparfaite du jeune peintre.

Lorsqu'il eut fini, André se dressa pour se regarder dans la glace de la cheminée, et il fut émerveillé. Il ne se reconnaissait plus. Ses sourcils rapprochés, sa bouche agrandie, son nez déformé, donnaient à son visage une odieuse expression d'impudence et de méchanceté.

—Comprenez-vous, maintenant, reprit le monsieur en cravate blanche, l'inutilité de votre tentative? La Candèle vous a reconnu. Or, je tenais à vous parler. J'ai donc envoyé Pâlot, un de mes agents, vous chercher querelle, deux sergents de ville vous ont arrêté, et vous voici sans que personne puisse se douter que nous sommes ensemble... Effacez, s'il vous plaît, mes retouches; on les remarquerait quand vous sortirez et elles éveilleraient des soupçons.

André obéit, et du coin de son mouchoir de poche, il entreprit d'enlever les traces de crayon.

Pendant qu'il frottait à s'enlever l'épiderme, son esprit s'égarait en conjectures.

Évidemment il était en présence d'un employé de la préfecture, d'un homme important sans doute. Que pouvait-il lui vouloir? Comment la police était-elle arrivée jusqu'à lui? elle avait donc vent de quelque chose.

L'homme aux lunettes d'or avait regagné son fauteuil, et il remuait sa tabatière d'un geste que lui eût envié le dernier financier de la Comédie-Française.

—Ça, fit-il, causons maintenant.

André reprit sa place d'un air contraint, il lui semblait être sur la sellette.

—Comme vous l'avez vu, reprit le monsieur, je vous connais; Jean Lantier votre patron, qui vous a recueilli il y a onze ans, le jour de votre arrivée à Paris, après votre évasion de l'hospice de Vendôme, Jean Lantier affirme qu'il répond de vous corps pour corps. Le docteur Lorilleux, son gendre, prétend ne pas connaître de caractère plus haut que le vôtre, de courage plus grand, de probité plus pure.

—Monsieur!... balbutia le jeune peintre, rougissant comme une vierge à un premier propos d'amour, monsieur, en vérité!...

—Laissez-moi finir. M. Gandelu dit à qui veut l'entendre qu'il vous confierait sa fortune sans reçu, et tous vos camarades, Vignol en tête, ont pour vous presque du respect. Voilà pour la moralité. Pour ce qui est de l'avenir, deux peintres en renom, que je ne vous nommerai pas, m'ont déclaré que vous seriez un jour un des maîtres de l'école française. En ce moment, la peinture et vos travaux d'ornement doivent vous rapporter une quinzaine de francs par jour. Suis-je exactement informé?

—Oui, murmura André, abasourdi, oui, en effet!...

Le monsieur souriait.

—Malheureusement, poursuivit-il, mes renseignements précis et certains, se bornent à cela. Les moyens d'investigation de la police sont, hélas! fort limités. Pour qu'elle s'occupe d'une œuvre, il faut qu'elle l'ait vue ou qu'on la lui dénonce. La police ne peut agir que sur des faits et non sur des intentions. Tant que la volonté ne s'est pas manifestée par un acte, elle est impuissante. Et il en sera ainsi, tant qu'un policier n'aura pas trouvé le moyen de soulever la partie supérieure du crâne, comme le couvercle d'une boîte, pour voir ce qu'il y a dedans. Ainsi, moi, j'ai ouï parler de vous il y a quarante-huit heures pour la première fois, et j'ai votre biographie en poche. On a pu me rapporter que vous vous êtes promené avant-hier avec M. Gandelu fils, que vous êtes monté en voiture avec M. de Breulh-Faverlay, que La Candèle était derrière votre voiture... ce sont des faits. Mais...

Il s'interrompit, dardant sur André un regard aussi obstiné que s'il eût espéré le magnétiser.

Et avec une lenteur calculée, il ajouta:

—Mais on n'a pas pu me dire pourquoi vous suiviez le sieur Verminet, pourquoi vous avez monté la garde devant la maison du placeur Mascarot, pourquoi enfin vous vous déguisez en mauvais garçon pour épier les faits et gestes de l'honorable marquis de Croisenois... C'est que l'intention nous échappe, c'est que le vouloir est hors de notre atteinte.

Pendant deux minutes au moins, il laissa André poser ses paroles et en tirer les conséquences, puis il reprit:

—Seulement, j'ai compté sur vous pour m'apprendre quel but vous poursuivez par des moyens si éloignés de votre loyal caractère.

André s'agitait sur sa chaise, obsédé par ce regard persistant, qui remuait, pour ainsi dire, la vérité en lui, et l'attirait presque irrésistiblement à ses lèvres.

—Je ne puis, monsieur, balbutia-t-il, je ne puis...

—Ah!...

—C'est un secret, monsieur...

—Bien entendu.

—Un secret... qui ne m'appartient pas, et si je vous le révélais, si je vous le laissais seulement soupçonner, je commettrais une action indigne.

Un imperceptible sourire glissa sur les lèvres de l'homme aux lunettes d'or.

—J'ai mon costume de commissionnaire.
—J'ai mon costume de commissionnaire.

—Vous ne voulez rien me confier, reprit-il... je parlerai donc. Je vous ai dit mes renseignements positifs; j'ai aussi des présomptions. Oui, je crois con

naître à peu près la vérité et vous allez voir par quelle série de raisonnements et de déductions j'y suis arrivé. Pourquoi épiez-vous le sieur de Croisenois? Parce que vous lui en voulez. Pourquoi? Serait-ce parce qu'il fonde la Société des Mines de Tifila? Non. C'est donc parce qu'il doit épouser une riche héritière, Mlle de Mussidan? Bon!... voici que vous rougissez déjà! vous n'êtes pourtant pas au bout.

En vérité, André était cramoisi.

—Nous disons donc, reprit le monsieur à cravate blanche, que vous voulez empêcher ce mariage. A quel propos?... Aimeriez-vous par hasard Mlle de Mussidan, seriez-vous certain qu'elle vous aime? Oui. Voilà déjà une raison, mais elle n'explique ni ne justifie votre travestissement. Il y a donc autre chose. Quoi? est-ce que Mlle de Mussidan ne devait pas épouser autrefois M. de Breulh-Faverlay? On me l'a affirmé. Le comte et la comtesse de Mussidan préfèrent donc à un des hommes les plus remarquables de Paris, un méchant petit marquis ruiné? Ce n'est pas possible. Il est clair qu'ils n'accordent leur fille à Croisenois qu'à leur corps défendant, qu'ils le méprisent et qu'ils le haïssent. Voilà donc un homme qui entre dans une famille et malgré cette famille et malgré la fille. Qu'est-ce que cela signifie? N'y aurait-il pas dans la vie du comte et de la comtesse quelque secret terrible que le Croisenois a surpris et dont il se fait une arme?...

—C'est faux, monsieur!... s'écria André, absolument faux!

L'homme aux lunettes haussa les épaules.

—Bon! fit-il tranquillement, si vous criez: C'est faux avec tant d'énergie, c'est que vous savez bien que je ne me trompe pas. Je n'ai plus besoin de preuves. Hier, M. de Mussidan est allé vous rendre visite, et mon agent m'a dit que sa figure rayonnait quand il est sorti de chez vous. Parbleu!... vous lui avez promis de le débarrasser de Croisenois sans éventer le secret, et en échange il vous a promis sa fille. Voilà qui explique cette casquette, cette blouse et votre «maquillage.» Dites-moi donc encore que je me trompe.

Le jeune peintre ne savait pas mentir, il n'osa répondre.

—Et ce secret, continua le monsieur, le connaissez-vous? M. de Mussidan vous l'a-t-il confié?... Moi, je l'ignore. Pourtant, si je voulais me donner la peine de chercher, si je cherchais bien... Tenez, on croit la police oublieuse, n'est-ce pas?... Eh bien!... on se trompe. Il n'est pas d'institution qui ait une si cruelle mémoire. Tant qu'une affaire n'est pas tirée au clair, comme disait mon maître, le père Tabaret, la police inquiète ne dort que d'un œil. Je sais tel crime oublié, dont trois générations de policiers se sont légué la recherche comme un mot d'ordre... Par exemple, avez-vous ouï dire que notre Croisenois avait un frère nommé Georges, bien plus âgé que lui?... Ce Georges, un beau soir a disparu de la façon la plus mystérieuse. Qu'est-il devenu? Ce Georges en son temps, il y a de cela vingt-trois ans, était des amis de Mme de Mussidan. La disparition d'autrefois n'expliquerait-elle pas le mariage d'aujourd'hui?...

Le jeune peintre se dressa frémissant.

—Qui donc êtes-vous, monsieur? dit-il. Je veux savoir à qui je parle.

Le monsieur aux lunettes sourit et répondit:

—Je suis M. Lecoq.

Au nom du célèbre policier, André recula tout effaré, doutant presque.

—Monsieur Lecoq!... balbutia-t-il, monsieur Lecoq!...

L'homme le plus fort a ses faiblesses. L'amour propre du célèbre policier fut délicatement chatouillé lorsqu'il vit quelle impression produisait son nom seul.

—Oui, M. Lecoq, répondit-il. Et maintenant que vous me connaissez, cher monsieur André, puis-je espérer que vous serez plus raisonnable? J'en sais long, je viens de vous le prouver...

En effet, il en savait long, plus long que le jeune peintre, à certains égards.

M. de Mussidan n'avait pas confié tout son secret au jeune peintre, mais il lui en avait dit précisément assez pour qu'il pût reconnaître combien peu l'homme de la rue de Jérusalem était éloigné de la vérité.

—Nous pouvons encore nous entendre, reprit M. Lecoq, et ce sera bien le diable si ma franchise ne provoque pas la vôtre. J'ai besoin de vous, je puis vous servir: tâchons de nous être mutuellement agréables et utiles...

Sachez d'abord, que le hasard seul m'a conduit jusqu'à vous. Je chassais, vous avez traversé ma voie. Je vous ai vu si exactement épié par les gens que je surveille, que je me suis dit aussitôt: Celui-ci est un des personnages importants de l'intrigue. Je vous ai fait suivre, et voici plusieurs jours que vous marchez entre mes espions et ceux des autres. Et aujourd'hui, tout bien considéré, je reconnais que je ne me suis pas trompé. C'est bien vous qui me fournirez le dénouement que je cherche.

—Moi, monsieur!...

—Oui, vous, André, artiste peintre, ornemaniste... en attendant mieux.

En attendant quoi?

André n'osa pas relever la réticence calculée du policier.

—Depuis plusieurs années, reprit M. Lecoq, j'ai acquis cette certitude, qu'une sorte de société de chantage a été organisée à Paris, par des gens habiles, ma foi!... pour exploiter des secrets ignoblement surpris. Les coquins ne s'occupent ni des crimes ni même des délits, et c'est là leur force. Il s'attachent de préférence à toutes ces turpitudes privées qui échappent à l'action de la loi. Les infamies de détail, les ignominies de famille, les passions ridicules ou honteuses, les actions avilissantes, les imprudences, sont pour eux autant de fermes en Brie. Ces gens-là ont mis l'adultère en coupe réglée, et il en retirent cent mille francs par an.

—Ah! murmura André, je soupçonnais quelque chose comme cela.

—Naturellement, une fois sûr du fait, je me suis dit: Voici des gredins que je pincerai. C'était plus aisé à dire qu'à exécuter. Le chantage, voyez-vous, a ceci de particulier que ceux qui le pratiquent sont à peu près assurés de l'impunité. Qu'on vous prenne cent sous dans votre poche, vous crierez: au voleur! Mais si on vient vous demander mille francs en vous menaçant de divulguer un fait qui peut vous couvrir de ridicule ou de honte, vous paierez et ne soufflerez mot. Vingt fois je me suis présenté chez des pigeons qu'on venait faire chanter; ils saignaient encore des plumes arrachées, et cependant, jamais un seul n'a consenti à me fournir des armes contre les misérables. Je leur disais: fiez-vous à moi, la police est discrète, votre secret sera respecté, je vous le jure... Ah!... ouitche!... pas un n'a voulu croire à ma bonne foi. Imbéciles!

Il semblait indigné contre tous ces gens qui avaient douté de sa parole, et si comique était son exaspération, qu'André ne put s'empêcher de sourire.

—Bientôt, poursuivit-il, je reconnus l'inanité de mes tentatives, l'impossibilité d'arriver aux coquins par leurs victimes. Je me promis alors d'arriver à leurs victimes par eux. Ah! il m'a fallu de la patience. Voilà trois ans que je guette une occasion. Depuis dix-huit-mois un de mes agents est domestique chez M. de Croisenois. Les brigands! je suis sûr qu'à l'heure qu'il est, ils coûtent au moins dix mille francs à la «maison!...»

La «maison,» le jeune peintre le comprit, ne pouvait être que ce vaste édifice qui a son entrée rue de Jérusalem.

—Oui, dix mille francs, disait M. Lecoq, et je n'évalue pas tout le mauvais sang que je me suis fait. Je dois au seul Mascarot plus d'une douzaine de cheveux blancs. C'est que je croyais au Tantaine, oui, et au Martin-Rigal aussi. L'idée d'une porte de communication entre la maison du banquier de la rue Montmartre et celle du placeur de la rue Montorgueil ne m'était pas venue. Ah!... il est fort le malin!...

Très fort, en effet, mais moins cependant que celui qui l'avait pénétré. Voilà ce que disait clairement le sourire du célèbre policier.

—Mais cette fois, continua-t-il, en s'animant peu à peu, cette fois les gaillards vont trop loin, et je les tiens. Eh! eh!... fonder une société industrielle pour draguer d'un coup de filet la monnaie de toutes les dupes, l'idée est jolie. Mais, halte-là, je veille, les coquins sont perdus. Car je les connais tous, à cette heure, depuis leur chef, Mascarot, Rigal ou Tantaine, comme il vous plaira de l'appeler, jusqu'à Toto-Chupin, le plus intime de leurs agents, jusqu'à Paul, le docile instrument de leurs volontés. Nous pincerons toute la bande, le docteur Hortebize et Verminet, et le marquis de Croisenois, et Beaumarchef. Peut-être aurons-nous aussi Van Klopen; Catenac, lui, ne nous échappera pas. Il voyage pour le moment en province, du côté de Vendôme, avec M. le duc de Champdoce et un certain Perpignan, un drôle mûr pour la potence... mais qu'importe!... Il traîne à ses trousses deux de mes anges gardiens qui me donnent heure par heure de ses nouvelles. Ma souricière est tendue et amorcée... Ils y viendront tous.

Le jeune peintre écoutait de toutes les forces de son attention, et se sentait pris de vertige.

Les adversaires qu'il avait à combattre prenaient, tout à coup à ses yeux des proportions inouïes, et il se sentait comme perdu au milieu du lacis d'intrigues qu'il entrevoyait.

—Et maintenant, reprit M. Lecoq, hésiterez-vous encore, monsieur André, à me confier ce que vous savez si je vous promets, sur l'honneur, de respecter, quoi qu'il arrive, vos confidences?

André n'en était plus a hésiter.

Comme tous ceux qui approchent le célèbre policier, il subissait son étrange influence.

Que cacher d'ailleurs à cet homme, pour qui ce semblait être un jeu de pénétrer et de déjouer les plus ténébreuses intrigues? Ce qu'on lui tairait aujourd'hui ne le saurait-il par demain? Le plus sage était encore de se concilier ses bonnes grâces.

—Je suis à vos ordres, monsieur, prononça le jeune peintre.

Et brièvement, avec une rare précision et la plus exacte franchise, il dit son histoire et tout ce qu'il savait.

Lorsqu'il eut terminé M. Lecoq se leva.

—Maintenant, s'écria-t-il, j'y vois clair tout à fait, et je m'explique l'ensemble des manœuvres de nos gaillards. Ah!... ils voudraient forcer M. Gandelu fils à partir avec Rose... Parbleu!... nous verrons bien.

Son œil brillait sous ses lunettes d'or; il venait d'arrêter son plan de bataille.

—De ce moment, monsieur, poursuivit-il, dormez en paix. Avant un mois, Mlle de Mussidan sera votre femme, je vous le promets. Et quand Lecoq promet, c'est qu'il peut tenir. Je réponds de tout!

Il s'interrompit, réfléchit un moment, et plus lentement ajouta:

—Oui, je réponds de tout, monsieur, excepté pourtant de votre vie. Tant d'immenses intérêts se concentrent sur votre tête, qu'on tentera l'impossible pour se défaire de vous. Je vous dis cela parce que j'estime votre énergie. Au nom du ciel, soyez prudent; défiez-vous de tout, ne vous oubliez pas une minute... Ne mangez pas deux fois de suite dans le même restaurant; rejetez tous les mets qui auraient une saveur étrange; fuyez les groupes dans la rue; redoutez les voitures; ne vous penchez pas à une fenêtre sans vous assurer que l'appui est solide... En un mot, craignez tout, soupçonnez tout...

Après s'être confondu en remerciements, le jeune peintre s'apprêtait à se retirer; l'homme de la préfecture le retint d'un geste.

—Encore un mot, dit-il. N'auriez-vous pas, par hasard, à l'épaule, tenez, ici, une blessure, un bobo, une cicatrice, un signe?...

—J'y ai, monsieur, la cicatrice ancienne d'une grave brûlure.

M. Lecoq ne prit pas la peine de dissimuler une grimace de satisfaction.

—Allons! allons! fit-il, j'avais décidément deviné. Tout va bien.

Et poussant doucement le jeune peintre hors du cabinet, il le salua de cet adieu si souvent adressé par B. Mascarot à son protégé Paul:

—Au revoir, monsieur le duc de Champdoce!...

XXXIII

André se retourna vivement, mais déjà la porte s'était refermée et la clé grinçait dans la serrure.

Il se trouvait dans la première salle, et le secrétaire du commissaire de police, les deux employés et son antagoniste du matin le regardaient en souriant, mais sans malveillance.

Il n'avait plus qu'à se retirer; il sortit après avoir balbutié quelques mots inintelligibles.

L'adieu de M. Lecoq l'intriguait outre mesure.

Pourquoi ces mots: Au revoir, monsieur le duc de Champdoce! Était-ce une plaisanterie? Que signifiait-elle alors? où en était le sel?

Certes André était un esprit positif, il l'avait prouvé, incapable de se reparaître de chimères; mais André était un enfant trouvé.

Est-il un seul de ces infortunés qui ne connaissent ni père ni mère, qui n'ait parfois rêvé de hautes destinées, qui ne se soit jamais dit que peut-être il avait été repoussé par une famille illustre qui le rechercherait un jour!...—On cite des exemples si surprenants, si merveilleux!...

—Quel enfant je suis!... murmura-t-il. La joie me trouble-t-elle donc la cervelle!...

Mais il avait désormais un rude auxiliaire, un protecteur qui s'intéressait à lui, plus qu'il ne pouvait le supposer.

Immédiatement après la sortie du jeune peintre, M. Lecoq avait rouvert la porte du cabinet et appelé son agent.

—Pâlot!...

Pâlot s'était levé et était accouru avec cette précipitation qui est plus que de l'obéissance, qui décèle le dévouement absolu du subordonné pour un supérieur qu'il révère et qu'il aime.

—Mon brave, lui dit le policier célèbre, tu as vu ce garçon qui sort d'ici?...

—Oui, patron.

—Eh bien!... c'est un digne jeune homme, qui a du cœur et de l'énergie, de l'honneur et de la probité jusqu'au bout des ongles. Enfin je l'estime, moi qui a bien des raisons de ne pas aimer grand monde. C'est un homme, et il est mon ami.

Au geste de l'agent, il fut aisé de voir que désormais le jeune peintre devenait pour lui un être sacré.

—Tu vas le «filer,» poursuivit M. Lecoq, et de très près, car il s'agit non de l'observer mais de le défendre. La bande Mascarot en veut à sa peau, j'en mettrais la main au feu, et je ne veux pas qu'on me le tue. Tu es le meilleur de mes aides et le plus fidèle..., je te le confie. Il est prévenu, mais il manque d'expérience; à toi de voir les dangers qu'il n'apercevrait pas. Si on lui cherchait une affaire, jette-toi dans la bagarre, et tâche de faire pincer tout le monde sans laisser soupçonner qui tu es. Si pour détourner quelque péril, il te faut lui parler, parle-lui; mais à la dernière extrémité seulement. Murmure à son oreille le nom de ma domestique, Janouille, et il comprendra que tu viens de ma part, il est averti. Enfin, tu me réponds de lui sur ta tête...

Il se recueillit, cherchant s'il n'oubliait rien, et jugeant ses instructions complètes, il reprit:

—Mais il ne faut pas surtout que les espions de la bande puissent reconnaître en toi l'homme de la dispute. Ils devineraient tout. Comment es-tu vêtu sous ta blouse?...

—Patron, j'ai mon costume de commissionnaire.

—Très bien!... Arrange-toi, et fais soigneusement ta tête.

Le Pâlot, aussitôt, alla se placer devant la glace, et, tirant de sa poche une petite trousse, il en sortit une barbe rousse et une perruque de même couleur, dont il s'affubla avec une dextérité rapide que donne seule l'habitude.

Au bout de vingt minutes, ayant terminé, il vint se placer devant le «patron», qui s'était mis à écrire, en disant:

—Suis-je bien comme cela?

Le célèbre policier l'examina avec l'attention méticuleuse d'un sous-officier qui passe en revue ses soldats pour la parade, et hocha la tête en signe d'approbation.

—Pas mal!... répondit-il d'un ton paternel, pas mal du tout.

Le fait est qu'il réalisait dans toute sa pureté primitive, le type du commissionnaire. Sur sa mine seule, un Auvergnat devait lui tendre la main et lui demander en patois des nouvelles du pays.

—Et maintenant, patron, demanda-t-il, où trouverai-je l'enfant?

—Dans les environs de chez Mascarot, car je lui ai bien recommandé de ne pas abandonner son rôle d'espion sans mes ordres. Allons, cours!...

Le Pâlot parti comme un trait, et en effet, arrivé rue Montmartre, à la hauteur de la rue des Jeûneurs, il aperçut celui qu'il était chargé de protéger.

André allait lentement, le long du trottoir, songeant aux recommandations de M. Lecoq et à la nécessité de paraître toujours surveiller ses adversaires lorsqu'un jeune homme, qui allait dans le même sens que lui, et qui avait un bras en écharpe, le dépassa.

En ce jeune homme, André crut reconnaître Paul. Sûr de n'être pas reconnu, il le devança à son tour... C'était bien l'amant regretté de Zora-Rose.

Cette rencontre arracha brusquement le jeune peintre à ses réflexions. Pourquoi avait-il le bras en écharpe?... Telle est la première question qui se présenta à son esprit.

Par un phénomène fréquent, lorsque la pensée est concentrée sur un fait unique, il eut l'intuition de la vérité, il la vit rapidement, comme à la lueur d'un éclair.

—Au moins, pensa-t-il, je saurai où il va.

Il le suivit, et le vit entrer dans la maison de Martin-Rigal.

Deux femmes causaient sur la porte, lorsque Paul passa, et André entendit parfaitement l'une d'elles dire:

—Voilà le prétendu de Mlle Flavie-Rigal, la fille du banquier.

Ainsi Paul allait épouser la fille du chef de l'odieuse association. M. Lecoq connaissait-il ce détail? oui, sans doute. Cependant André se promit de lui écrire, car le célèbre policier lui avait donné son adresse. Il demeurait dans cette même rue Montmartre, à deux pas de la maison Martin-Rigal.

Mais les heures volaient, et les préoccupations d'André ne l'empêchèrent pas de penser qu'il n'avait que le temps de courir aux Champs-Élysées, à la bâtisse de M. Gandelu, s'il voulait trouver encore Vignol, cet ami auquel il comptait demander l'hospitalité.

André fut lancé dans l'espace.
André fut lancé dans l'espace.

Il se hâta si bien qu'il faisait grand jour encore, et que pas un ouvrier n'était parti quand il arriva.

Ses camarades n'avaient pas les yeux de lynx des agents de B. Mascarot, et pas un ne le reconnut lorsqu'il demanda M. Vignol.

—Il est là haut, lui répondit-on, au fronton, prenez l'escalier à gauche...

Ce fronton était l'œuvre importante de la partie sculpturale de la bâtisse, et c'est devant lui qu'était établie la petite cabane.

Vignol y travaillait seul, lorsque André s'y présenta, et il poussa de grandes exclamations, quand son ami se nomma. Il ne retrouvait plus son vieux camarade, sous cet ignoble accoutrement.

Comme de juste, Vignol demanda des explications.

—Bast!... une affaire de cœur, répondit insoucieusement le jeune peintre.

—Et c'est pour arriver au cœur de ta belle que tu te déguises ainsi?...

—Tais-toi. Je t'expliquerai tout, répondit André; pour le moment, je viens te demander si tu peux me loger...

Il s'interrompit brusquement, prêtant l'oreille. Il était devenu affreusement pâle. Il lui semblait avoir entendu un cri terrible, puis son nom et celui de Mlle de Mussidan...

Il ne s'était pas trompé. La même voix, une voix de femme, déchirante, répéta:

—André!... c'est moi, c'est Sabine... Au secours!...

Prompt comme l'éclair, le jeune peintre se précipita à la fenêtre de la loge, l'ouvrit, et se pencha violemment.

Hélas!... Toto-Chupin, le misérable, avait gagné le billet de mille francs du doux père Tantaine.

L'appui céda avec un craquement sinistre. Et André fut lancé dans l'espace.

La petite cabane était fixée à vingt mètres au moins du pavé; la chute devait être effroyable.

Elle fut d'autant plus affreuse qu'il s'écoula bien deux secondes entre l'instant où le malheureux André fut précipité et celui où son corps mutilé et sanglant vint s'écraser contre le sol.

Deux secondes... deux siècles d'épouvantable agonie... l'éternité.

C'est à dire qu'il eut la conscience nette et entière de l'horrible guet-apens. Il comprit, il put apprécier le coup qui le frappait en pleine vie, en plein bonheur.

Il se sentit tomber, il mesura la chute, il vit, en bas, la mort inévitable.

Et pendant deux secondes, un monde de pensées traversa son cerveau.

Tout son passé, depuis le moment où il s'était enfui de l'hospice lui apparut d'un seul coup.

Et dans l'avenir, suprême et intolérable douleur, il lui sembla entrevoir Sabine au bras du marquis de Croisenois.

A Sabine fut sa dernière pensée. Lui mort qui la défendrait...

Mascarot, le misérable, triomphait!...

Dans les Champs-Élysées, trois cents personnes au moins assistèrent au terrible spectacle.

Au cri désespéré de Vignol, tous les promeneurs s'étaient arrêtés, et glacés d'horreur, la poitrine haletante, ils regardaient... Ils ne perdaient aucun détail.

Précipité la tête la première, André était allé donner contre une de ces traverses qui assujettissent les grands mâts des échafaudages.

D'en bas on vit très distinctement ses bras battre l'air désespérément, et ses mains qui se crispaient dans le vide, s'ouvrir et se refermer.

Il s'efforçait de se retenir, de se rattraper à quelque chose, au mât, à l'angle d'une planche, à quelque bout de cordage...

Il se fut raccroché à une barre de fer rouge.

Mais il ne saisit rien, et fut rejeté cinq mètres plus bas, contre les pierres d'une fenêtre qui faisaient saillie, et qu'il heurta des reins...

De là, il rebondit sur une seconde traverse d'abord, puis sur le plancher du premier étage de l'échafaudage...

Les planches élastiques plièrent sous le poids de son corps, et faisant tremplin, le lancèrent au loin, dans la contre allée, non sur le bitume, mais sur la partie sablée.

Alors seulement, la foule oppressée laissa échapper une immense clameur, et un cercle compacte se forma autour du malheureux qui gisait à terre, inanimé, baigné de sang.

Mais déjà tous les ouvriers de la bâtisse accouraient à la suite de Vignol, qui, à demi fou de douleur, avait cependant réussi à leur faire comprendre que cet individu de mauvaise mine n'était autre que leur camarade, André.

A grand'peine ils écartèrent les curieux, qui, avides d'une affreuse émotion, se pressaient et s'étouffaient pour voir de plus près comment agonise un infortuné, après une chute de plus de cent pieds, et pour contempler la dernière convulsion de son agonie.

Hélas!... le pauvre André ne donnait plus aucun signe de vie.

Son visage horriblement contusionné, avait la pâleur et l'immobilité du marbre; ses yeux étaient clos, ses membres absolument inertes.

Un flot de sang s'échappa de sa bouche, quand Vignol, plus livide que lui, et tremblant comme la feuille, lui souleva la tête qu'il appuya sur son genou.

—Oh!... il est bien mort, disaient les badauds, il n'en reviendra pas.

Les sculpteurs n'écoutaient pas; ils délibéraient entre eux sur la parti qu'ils devaient prendre.

—Il faut le porter à l'hospice Beaujon, déclara enfin Vignol, qui commençait à reprendre son sang-froid, nous en sommes à deux pas.

Un brave homme avait couru donner l'alarme au poste le plus voisin, et les sergents de ville arrivaient suivis d'une de ces lugubres civières recouvertes de rideaux de coutil, comme on en rencontre que trop souvent dans les rues de Paris.

Les sculpteurs y déposèrent leur camarade, deux d'entre eux demandèrent à prendre les brancards, et tous traversèrent la chaussée pour gagner l'hospice Beaujon par la rue de l'Oratoire.

Moins préoccupée, la foule eût remarqué un incident qui l'eût bien vivement intriguée.

Au moment où André tombait, un commissionnaire s'était élancé sur une jeune femme qui passait. C'était une de ces malheureuses qui balayent à la journée, de leurs robes traînantes, le bitume des contre-allées des Champs-Élysées.

C'était elle qui avait crié.

A la vue de cet homme se jetant sur elle comme un furieux, elle essaya de fuir, de se débattre, mais il lui prit le bras, et le serra à le briser en disant:

—Ah!... tais-toi, et ne bouge pas... sinon!...

Sa voix, son geste, ses regards étaient si menaçants que la créature, saisie de terreur, demeura immobile et se tut.

—Pourquoi as-tu appelé? demanda le commissionnaire.

—Je ne sais pas.

—Tu mens.

—Non, je vous le jure. Un monsieur s'est approché de moi, tout à l'heure, et m'a dit: «Si vous voulez, madame, crier deux fois, à une demi-minute d'intervalle: André, c'est moi, Sabine, au secours!... je vous donnerai deux louis.» Naturellement, j'ai accepté. Il m'a remis quarante francs et j'ai fait ce qu'il voulait.

—Et comment était-il ce monsieur?

—C'était un grand vieux, très sale, avec des lunettes vertes, je ne l'avais jamais tant vu.

Le commissionnaire se recueillit un moment.

—Eh bien!... misérable, dit-il enfin, les cris que tu viens de pousser ont peut-être causé la mort d'un homme, la mort de ce pauvre garçon qui vient de tomber du haut de cette maison...

—Ah!... fallait pas qu'il y aille!...

Cette stupide indifférence exaspéra tellement le commissionnaire, que sans un mot de plus il traîna la jeune femme jusqu'à un sergent de ville qui courait vers le rassemblement et qu'il la lui remit.

—Conduisez-la au poste, lui avait-il dit, après s'être fait reconnaître, et ouvrez l'œil, c'est un témoin important pour la cour d'assises.

C'est que ce commissionnaire n'était autre que le fidèle agent de M. Lecoq.

—Certainement, se disait-il, cette fille dit vrai, elle ne savait ce qu'elle faisait, et c'est Tantaine qui lui a donné deux louis. Nous le pincerons, le brigand, et son compte est bon... Malheureusement tout son sang répandu par le bourreau ne rendra pas la vie à cet honnête jeune homme.

Mais avant de réfléchir, Pâlot avait à agir, à rassembler les éléments de son rapport.

Comment l'accident était-il arrivé?...

Le savoir était aisé. Le montant de la fenêtre de la petite loge était tombé en même temps qu'André, et s'était brisé en plusieurs morceaux sur le trottoir. L'agent ramassa un de ces morceaux et l'examina.

Le crime, dont il ne doutait d'ailleurs pas, était manifeste.

La planche avait été sciée des deux côtés, et même elle gardait encore quelques débris du mastic dont on avait dû se servir pour dissimuler le trait de scie.

C'était là une «pièce à conviction» trop importante pour être négligée.

Le faux commissionnaire appela donc un des ouvriers de la bâtisse, dont la physionomie annonçait de l'intelligence, et après lui avoir fait remarquer les indices qu'il venait de relever, il l'engagea à ramasser les planches, et à les mettre en lieu sûr.

—Gardez-les précieusement, conseilla-t-il, pour l'enquête qui ne manquera pas d'avoir lieu.

Ces devoirs remplis, Pâlot put enfin s'approcher du groupe de curieux. Trop tard, on venait d'emporter André.

Il regardait autour de lui, cherchant à qui demander des renseignements, quand sur un banc voisin, il aperçut une pratique à lui, qu'il avait eu dix fois occasion d'épier, au temps où M. Lecoq n'avait pas surpris encore le secret de la triple personnalité de B. Mascarot.

Cette bonne pratique était Toto-Chupin.

Maître Toto n'avait plus ses sordides haillons de l'avant-veille, il s'était hâté d'employer l'à-compte que lui avait remis le vieux clerc d'huissier. De la tête aux pieds, il était vêtu de neuf, magnifiquement, cette fois, et aussi ridiculement que s'il se fut appliqué à exagérer encore les ridicules du jeune M. Gaston.

Mais il paraissait bien insensible à ces splendeurs tant souhaitées.

Il était affaissé sur son banc, comme s'il eût été près de s'évanouir. Sa face blême d'ordinaire, était livide; ses yeux avaient une affreuse expression d'égarement, et sa mâchoire s'agitait convulsivement, comme s'il eût cherché à ramener un peu de salive dans sa bouche desséchée.

Ces circonstances devaient frapper vivement Pâlot.

Ce n'est pas pour rien qu'il est le favori de M. Lecoq. L'élève de prédilection a retenu quelque chose des procédés du maître.

—Bien sûr, se dit-il, c'est ce détestable garnement qui a fait le coup, et il est épouvanté de son crime.

C'était vrai. Toto-Chupin se débattait sous l'étreinte d'un sentiment nouveau pour lui, qu'il ne soupçonnait pas: le remords.

Et pendant que l'agent de M. Lecoq l'observait, il délibérait en lui même s'il n'irait pas tout dénoncer au prochain bureau de police, non qu'il songeât à se concilier par ses aveux la bienveillance des juges, mais parce qu'il en voulait mortellement au père Tantaine, et qu'il était résolu à se venger de ce vieux qui avait fait de lui un assassin.

L'idée de s'assurer de la personne de Toto-Chupin et de le faire conduire en lieu sûr devait traverser et traversa l'esprit de Pâlot.

Mais il avait appris à se tenir en garde contre son premier mouvement.

—Pas de sottises!... murmura-t-il. Si j'empoigne ce garnement, je donne l'éveil à la bande. Qu'il s'envole!... Paris a beau être grand, nous le retrouverons quand nous aurons besoin de lui. Peut-être même ai-je eu tort d'arrêter cette fille...

Il en revint alors à ses informations, mais il ne put rien recueillir de précis, sinon que le blessé avait été transporté à l'hospice Beaujon.

—Le plus court est encore d'y aller, se dit-il.

Et aussitôt il s'élança dans cette direction.

Déjà Pâlot n'était plus sous l'impression immédiate et palpitante de l'événement, et le long de la route il en calculait les conséquences.

—Que va dire le patron? pensait-il. Que je ne suis qu'un propre à rien. Ah!... il aura bien raison. Il me confie un de ses amis et je ne sais pas le défendre! Je suis déshonoré. Comment! je sais que la vie de ce garçon ne tient qu'à un fil, et je le laisse entrer dans une maison en construction!... Autant le tuer de ma main!...

C'est donc en tremblant que, une fois arrivé à l'hospice Beaujon, Pâlot s'informa près d'un interne de service d'un jeune homme qu'on venait d'apporter il n'y avait pas plus d'une demi-heure.

—Vous voulez parler du nº 17, répondit l'interne; il est dans un état déplorable; nous craignons une fracture du crâne, un épanchement, que sais-je!...

Il n'y eut rien de tout cela, et cependant ce ne fut que soixante-douze heures après sa chute qu'André reprit assez de connaissance pour se préoccuper de sa situation.

C'est vers le milieu de la nuit que le jeune peintre revint à lui; la pâle lueur d'une veilleuse éclairait à peine la salle immense de l'hospice; d'un coup, il vit où il était.

Être vivant encore lui parut étrange et d'autant plus prodigieux qu'il ne ressentait aucune souffrance aiguë. La douleur ne vint que lorsqu'il essaya de se retourner dans son lit. Cependant il remuait aisément les jambes et un bras.

—Je m'en tirerai, pensa-t-il... mais depuis combien de temps suis-je ici?

Il voulait recueillir ses idées; mais sa pensée vacillait comme celle d'un homme longtemps soumis à l'influence du chloroforme... il se rendormit.

Quand il se réveilla, il faisait grand jour, et la salle était pleine de monde et de bruit. C'était l'heure de la visite.

Le chirurgien en chef, un homme tout jeune encore, à la physionomie spirituelle et bienveillante, allait de lit en lit, suivi d'une vingtaine d'élèves, professant et démontrant tour à tour, et distribuant à ses malades de ces bonnes paroles qui donnent comme un avant-goût du bistouri.

Le tour d'André venu, le docteur lui apprit qu'il avait seulement une épaule démise, le bras gauche cassé en deux endroits, une immense blessure à la tête, et que son corps n'était qu'une contusion... Et il le félicita d'en être quitte à si bon marché.

Le jeune peintre l'écoutait à peine. Avec la raison, le souvenir de Sabine lui revenait, et il se demandait avec effroi ce qu'il allait advenir pendant qu'il était là, cloué dans son lit.

Cette inquiétude poignante lui arrachait des larmes, quand il vit se détacher du groupe des «carabins» et s'avancer vers lui un gros monsieur à énormes favoris roux, portant une haute cravate blanche et un chapeau de forme surannée, et qu'on devait prendre pour un de ces médecins de province, qui, à tous leurs voyages à Paris, suivent les visites des hôpitaux.

Ce monsieur se pencha vers André et murmura:

—Janouille.

A ce nom, qui était le mot de reconnaissance dont il était convenu avec M. Lecoq, André ne fut pas maître d'un mouvement qui lui arracha un cri de douleur.

—Je vois, reprit à voix basse le gros monsieur, que vous ne me reconnaissez pas.

Le jeune peintre n'en pouvait croire ses yeux. L'art du déguisement haussé à cette perfection invraisemblable, devient du génie.

—M. Lecoq, balbutia-t-il.

—Silence, malheureux!... On nous épie peut-être. Vite, deux mots. Je suis venu pour vous apporter la tranquillité d'esprit, qui fera plus pour votre rétablissement que tous les remèdes. Occupez-vous de vous guérir, moi je veille. Déjà, sans vous compromettre en rien, j'ai vu M. de Mussidan, et je lui ai fourni un prétexte pour reculer de plus d'un mois le mariage de sa fille et de Croisenois. Il me faut un mois pour prendre toute la bande d'un coup. Vous, pendant ce temps, vous resterez ici... On pourrait vous tendre un nouveau piège, et Dieu ne fait pas tous les jours des miracles... Ici, vous êtes relativement en sûreté; cependant, veillez... Ne mangez rien venant du dehors, à moins que celui qui vous l'apporte ne vous dise notre mot. On vous dépêchera peut-être quelque espion, ne parlez donc à âme qui vive... M. Gandelu viendra sans doute vous voir, son fils est tiré d'affaire. Si vous voulez m'écrire, s'il vous survient quelque chose d'extraordinaire, adressez-vous au malade qui est à votre droite, c'est un de mes hommes... Ce pauvre Pâlot est tellement désolé de votre accident que je n'ai pas eu le courage de lui laver la tête... Et adieu!... Vous aurez tous les jours de mes nouvelles, ayez assez d'énergie pour savoir patienter.

—Je saurai attendre, fit André, puisque j'espère.

—Eh!... murmura M. Lecoq en s'éloignant... c'est toute la vie.

XXXIV

Si M. Lecoq prêchait à André l'inaction et la patience, l'immobilité du découragement, suivant son expression; s'il commandait à ses agents la plus attentive prudence, si lui-même s'entourait des précautions les plus minutieuses, c'est qu'il était assez fort pour rendre justice à l'habileté de ses adversaires.

Il les jugeait gens à flairer sa surveillance d'aussi loin que les corbeaux éventent l'odeur de la poudre, et il prévoyait qu'à la moindre apparence de danger, ils s'envoleraient, chacun tirant de son côté, le laissant seul avec ses éléments de poursuites si péniblement amassés et désormais inutiles.

Souvent ses agents, excédés d'une besogne pénible et qui semblait ne mener à rien, l'avaient supplié d'agir. Il avait su contenir leur impatience.

—Ce n'est pas, répétait-il invariablement, en faisant du bruit autour des nasses qu'on prend du poisson.

La besogne fut longue et difficile.
La besogne fut longue et difficile.

L'événement prouvait qu'il avait eu raison d'attendre.

Cette fois, pour la grande partie, la plus importante, la dernière, la ténébreuse association avait été forcée de s'exposer au jour, de se découvrir.

Déjà on pouvait établir que le chef, celui qui se dissimulait sous une triple personnalité, était l'instigateur du meurtre.

Mais ce n'était rien encore. M. Lecoq ne voulait pas utiliser sitôt sa découverte, il avait juré qu'il prendrait toute la bande.

Et ses investigations avaient été si secrètement conduites, la trame dont il avait enveloppé les associés était si subtile, qu'ils ne se doutaient de rien.

B. Mascarot était irrémissiblement perdu au moment même où, plus que jamais, il se croyait sûr du succès.

Dès le lendemain de l'accident, il avait adressé à la préfecture de police une belle lettre, où il dénonçait le garnement et donnait assez d'indications pour qu'on pût le retrouver aisément.

—Toto, pensait-il, ne manquera pas de dire le rôle de Tantaine; mais le bonhomme n'existe plus, et je défie bien qu'on le ressuscite.

Et en effet, le matin même, il avait allumé un grand feu et brûlé jusqu'au dernier fil la défroque immonde qu'il endossait quand il jouait, pour ses opérations, le personnage du vieux clerc d'huissier.

Il riait tout seul de l'infaillibilité de sa ruse, tout en regardant tourbillonner et s'élever la fumée épaisse.

—Cherchez, mes petits amis, murmurait-il; cherchez bien, voici le complice de Toto qui s'évapore.

Tantaine envolé en fumée par la cheminée, restait à faire prendre la même route à B. Mascarot.

La tâche était plus délicate. Le clerc d'huissier était un vieux nomade, sans feu, ni lieu, personne ne devait s'inquiéter de lui.

B. Mascarot ne pouvait pas disparaître ainsi. B. Mascarot était un homme posé payant régulièrement un fort loyer et d'assez grosses impositions; on le connaissait et on l'estimait dans le quartier, il gérait un établissement prospère pour le placement des domestiques des deux sexes, sa disparition eût fait sensation, on eût causé et la police se fût émue.

Le plus simple était de recourir à une mise en scène de départ.

L'honorable placeur commença donc à raconter à tout venant que des affaires de famille, des raisons de santé, un gros héritage à liquider, le forçaient de vendre son agence, et de la vendre sur-le-champ, quitte à être très coulant sur le prix.

En même temps, il cherchait un acquéreur, il le trouva, et en vingt-quatre heures, l'affaire fut entamée, discutée, conclue et signée.

Ah! B. Mascarot eut du mal, la nuit qui précéda la prise de possession de son successeur.

Aidé de Beaumarchef, il transporta dans le cabinet de Martin-Rigal, le banquier, tous les papiers qui encombraient le bureau de l'agence.

Ce déménagement furtif s'exécuta par une porte dont l'ancien sous-off ne soupçonnait pas l'existence, et que certes ne connaissaient pas les propriétaires du mur mitoyen.

Cette porte, un trou à vrai dire, était percée dans un placard, et mettait en communication directe la chambre du placeur de la rue Montorgueil et le cabinet du banquier de la rue Montmartre.

Quand le dernier chiffon de papier eut été enlevé, B. Mascarot montra à son fidèle Beaumarchef une pile de briques et un sac de plâtre dans un coin. Il s'agissait de boucher cette ouverture difficile.

La besogne fut longue et fatigante, en raison de leur peu d'habitude; cependant ils la menèrent à bonne fin, et le crépi dont ils recouvrirent leur briquetage ne pouvait être que bien difficilement distingué de l'ancien.

A huit heures du matin, tout était terminé, et pour le mieux. Toutes les traces de briques et de plâtre avaient été effacées, et le parquet même avait été reciré.

Alors eut lieu une scène déchirante. Beaumarchef avait reçu la veille une somme de douze mille francs à lui remise, sous la condition qu'il irait se fixer en Amérique; le moment de son départ arrivé, et sur le point de quitter pour toujours «le patron,» il pleurait à chaudes larmes...

Il l'avait servi ce «patron,» avec un dévouement exclusif; quand il recevait un ordre, il l'exécutait aveuglément, et comme il n'était pas la pénétration même, beaucoup de choses lui avaient échappé; et il avait trempé sans s'en douter, dans bien des infamies...

Cependant, il s'éloigna si navré qu'il ne songeait même pas à relever ses moustaches, juste comme le nouveau placeur, M. Robinet, se présentait.

B. Mascarot avait hâte d'en finir, le plancher de cette maison, où tout lui rappelait les infamies du passé, lui brûlait les pieds. Il s'y sentait en péril. Il avait livré Tantaine pour se débarrasser de Toto; par Tantaine on pouvait arriver jusqu'à lui, et, qui sait, l'arrêter. Puis, sa dernière personnalité, la meilleure, celle qu'il avait choisie pour s'assurer une vieillesse honorée devenait inutile.

Mais il avait à mettre son successeur au courant, à lui expliquer les usages, non-seulement du bureau de placement, mais encore de l'hôtel garni qui en était l'annexe; il avait à montrer ses registres d'inscriptions, à livrer les rubriques, à donner enfin les moyens de se servir du fonds qu'il avait vendu.

Ses occupations et quelques visites dans la rue, à des fournisseurs, lui prirent la journée, et il était plus de quatre heures lorsqu'il put faire charger ses bagages sur un fiacre qu'il avait envoyé chercher, et partir après avoir souhaité bonne chance à celui qui le remplaçait.

Désormais il passait à l'état de souvenir. Et déjà sur les plaques de la porte on lisait: J. Robinet, successeur de B. Mascarot.

Pour lui, en homme qui sait l'influence des petites circonstances sur les grands événements, il se fit conduire au chemin de fer de l'Ouest, et prit place dans un train qui partait pour Rouen.

Il se défiait, il pouvait être épié, il tenait à mettre toutes les chances de son côté, prétendait ne laisser aucune trace.

A Rouen seulement il osa se défaire des malles et des effets qu'il apportait, et encore ne fût-ce pas sans avoir tout lacéré et rendu, pensait-il, trop méconnaissable pour qu'on pût jamais en tirer une preuve contre lui.

A Rouen, enfin, il laissa la longue lévite, la barbe et les lunettes du placeur, il y anéantit B. Mascarot comme il avait déjà détruit Tantaine.

Et quand le lendemain il revint rue Montmartre, à la maison de banque, chez lui, où il avait annoncé un petit voyage, une seule individualité subsistait des trois qu'il avait simultanément animées pendant plus de vingt ans, celle de Martin-Rigal, le père de la capricieuse et coquette Flavie, le banquier recommandable, l'homme à la figure glabre, à la tête chenue.

Il n'avait pas remarqué en route, un jeune homme fort brun, à l'œil vif, à la lèvre moqueuse, ayant toutes les apparences d'un commis voyageur babillard et bon enfant, qui avait fait le même voyage que lui.

Rentré chez lui, après qu'il eut embrassé tendrement sa fille bien aimée, le premier soin de B. Mascarot,—c'est-à-dire de Martin-Rigal,—fut de courir à son cabinet, à ce mystérieux sanctuaire, dont la clé ne le quittait jamais, où il passait en apparence toutes ses journées, sans que personne, jamais, osât l'y aller troubler.

Là, le mur qui faisait face à la porte d'entrée avait été mis à nu sur un espace assez grand, plus haut que large, et à la place de la tapisserie arrachée, apparaissait un briquetage grossièrement cimenté.

C'était l'envers du rapide travail exécuté de nuit dans la chambre du placeur.

—Il me faudra, murmura l'honorable banquier, finir mieux cette besogne grossière, passer par dessus une couche de plâtre et recoller du papier sur le tout...

En attendant, avec une adresse et une promptitude extrêmes, il ramassa soigneusement les plâtras tombés à terre et les jeta dans la cheminée, où il les pulvérisa et les mêla aux cendres. Il balaya ensuite, et se mettant à quatre pattes, il éplucha pour ainsi dire le tapis brin par brin.

Puis, devant cette ouverture si parfaitement murée, il poussa un large cartonnier dont la destination était surtout de masquer cette mystérieuse issue, et qu'il déplaçait ou replaçait, autrefois, selon qu'il sortait ou rentrait.

Cela fait, après s'être assuré que tout était en ordre, il se laissa tomber sur son grand fauteuil du maroquin en poussant un soupir de satisfaction.

Aux angoisses qui l'avaient agité, succédait l'intime et délicieuse conviction d'une sécurité absolue, et une béatitude infinie s'épanouissait dans son âme.

Ainsi, il triomphait, s'applaudissant de sa ruse et de son audace, quand le souriant docteur Hortebize entra dans le cabinet.

—Eh bien! sceptique... lui cria-t-il avant que la porte ne fût refermée, douteras-tu encore!... touches-tu enfin le succès du doigt? Que me parles-tu de Baptistin et de Tantaine... ils sont morts, ou plutôt ils n'ont jamais existé. Beaumar se promène à cette heure sur le pont d'un transatlantique. La Candèle, avant huit jours sera à Londres. Nos agents subalternes ont reçu avec leur congé une gratification et tous croient que j'ai fermé boutique après fortune faite. Tu peux jeter ton médaillon empoisonné. A nous les millions!...

—Dieu l'entende! répondit le docteur.

Martin-Rigal s'était levé, ivre de témérité heureuse, et il s'exprimait avec une exaltation bien éloignée de ses habitudes.

—Comment! Dieu m'entende! répliqua-t-il, mais il m'a entendu, ce me semble, la bataille est gagnée, et gagnée sur tous les points...

—Chut!... ne chante pas victoire, cela porte malheur...

—Bah!... nous n'avons plus de retour à craindre, et tes dernières défiances s'envoleraient si tu connaissais comme moi la situation. Quel était l'ennemi le plus redoutable? André. Il ne compte plus. Sans doute, il n'a pas été tué, mais il est hors de combat pour un mois, et cela suffit. D'ailleurs, il s'est résigné. J'ai reçu avant-hier le dernier rapport d'un de mes hommes, qui avait réussi à se faire admettre à l'hôpital Beaujon, et cet observateur intelligent m'assure que notre artiste n'a reçu aucune visite et n'a pas écrit une ligne depuis quinze jours qu'il a repris connaissance.

—Il avait des amis.

L'honorable banquier haussa les épaules.

—Vrai, docteur, fit-il, je t'admire! Comment, c'est toi qui crois aux amis qui pensent encore à vous après un malheur et quinze jours d'absence!... Tu seras éternellement jeune. Quels sont les amis d'André? M. de Breulh Faverlay?... Voici la saison des courses, il ne bouge plus de ses écuries. Mme de Bois-d'Ardon?... les modes du printemps suffisent à remplir sa cervelle. M. Gandelu?... il a assez à faire à se préoccuper de son fils... Les autres ne comptent pas.

—Et le jeune M. Gaston?...

—Il s'est rendu aux bonnes raison de Tantaine, guérisseur mon ami, il s'est réconcilié avec l'aimable Rose, et tous deux sont partis pour Florence...

Tout cela ne dissipait pas absolument le nuage qui obscurcissait le front du docteur.

—La famille de Mussidan m'inquiète, objecta-t-il.

—Pourquoi? Croisenois fait sa cour et il est reçu, je t'assure, très convenablement. Dam!... Mlle Sabine ne lui saute pas encore au cou, mais déjà elle le remercie très gracieusement tous les soirs du bouquet qu'il lui envoie tous les matins. Que veux-tu de mieux?

—Je voudrais que le comte n'eût pas remis le mariage de sa fille et de notre cher marquis. Pourquoi ce retard? Il me chiffonne.

—Moi, il me contrarie, mais voilà tout. Sois tranquille, on ne nous abuse pas d'un vain prétexte. Je me suis informé, j'ai vu... Donc, il faut attendre. Que vois-tu là de louche?

—Rien, répondit le docteur, rien.

Et, en effet, le banquier faisait pénétrer dans l'esprit de son ami l'assurance qui l'animait.

—De ce coté, ajouta le souriant Hortebize, je crois en effet maintenant que tout va bien.

—Tout va bien des autres côtés. Les actions des Mines de Tifila marchent bien, ami docteur, et nos actionnaires, en vérité, ne se font pas trop tirer l'oreille. Il est vrai que je ne suis pas cruel. Je tonds, je n'écorche pas, et personne ne crie. J'ai taxé chacun selon ses moyens, depuis mille jusqu'à vingt mille francs. Déjà nous tenons pour tout près d'un million de promesses d'actions...

—Et avec nous, murmura le docteur, promettre, c'est tenir.

—Tu l'as dit, illustre homéopathe. Pas d'argent, pas de restitution: donnant, donnant. Et les recouvrements s'opèrent sans périls pour nous... Tu auras un million pour ta part, docteur.

Le digne M. Hortebize se frottait les mains à s'enlever l'épiderme.

Ce mot magique, million, lui dorait l'avenir d'éblouissants rayons.

Un million!... quelle perspective infinie de dîners exquis, d'amours discrets, de jouissances délicates!...

—D'autre part, reprit Martin-Rigal, j'ai vu Catenac, de retour de Vendôme, où tout s'est passé comme je le prévoyais. Le duc de Champdoce halète d'impatience et d'espoir, sur la piste qui doit, pense-t-il, le conduire à son fils... Ah! docteur, cette fausse piste par moi créée, est mon chef-d'œuvre. L'idée seule vaut bien ce qu'elle nous rapportera. Mais aussi, que de peines, de soins, de démarches, de promesses, de menaces... Feu Tantaine, non plus que défunt Mascarot ne s'étaient pas épargnés...

—Et Perpignan?... il est fin, m'as-tu dit.

L'honorable banquier eut un geste de profond mépris.

—Perpignan, répondit-il, est dupe autant que le duc, plus s'il se peut, l'imbécile!...

Il s'imagine qu'il découvre cette route que j'ai jalonnée, tous ces poteaux indicateurs par moi plantés entre l'hospice de Vendôme et Paul. Avant-hier, ils en étaient à Vigoureux, l'ancien saltimbanque marchand de vins, rue Dupleix, qui va leur donner l'adresse de Fritz, le vieux musicien... Et nous le verrons arriver un de ces jours. Mais Paul sera alors le mari de ma fille, et Flavie sera duchesse de Champdoce, et elle aura six cent mille livres de rentes...

Il s'interrompit, on grattait à la porte, et presque aussitôt Mlle Flavie entra.

Mlle Rigal était bien jolie, mais jamais sa beauté n'avait rayonné comme en ces jours d'espérance et de joie où elle se flattait d'avoir conquis l'homme qu'elle aimait, et dont elle allait devenir la femme.

Elle salua le docteur d'un geste amical, et légère comme l'oiseau se posant sur une branche, elle sauta sur les genoux de son père, entoura son cou de ses bras, et l'embrassa bien fort, à plusieurs reprises, en faisant claquer ses lèvres.

Le souriant Hortebize observait son ami, et en lui-même, bien que le spectacle ne fût pas nouveau pour lui, il s'étonnait.

C'est qu'en effet, à voir maintenant le banquier, on ne pouvait reconnaître l'homme qui, dix minutes plus tôt parlait froidement d'un meurtre qu'il avait combiné.

Du moment où Flavie avait paru, une stupéfiante révolution s'était opérée en lui. Toute intelligence avait disparu de sa physionomie pour faire place à une expression d'extase béate et d'admiration sans bornes.

—Oh! oh!... fit-il gaîment, voici une bien jolie préface! Voyons la requête maintenant, car il y a une requête, n'est-ce pas, ma chérie?...

Mlle Flavie hocha la tête d'un air mutin, et de ce ton qu'on prend pour gronder un baby qui n'est pas sage:

—Fi! le vilain père, dit-elle. Suis-je donc dans l'habitude, monsieur, de vous vendre mes caresses?... Et quand je désire une chose, ai-je besoin d'une préface pour vous dire: Je veux.

—Pour cela, non. Mais en te voyant entrer...

—Je suis venue simplement te prévenir que nous t'attendons pour dîner, et que Paul et moi nous avons grand faim. Et si je t'ai embrassé, c'est que je t'aime. Oh! oui, je t'aime bien. Tu es si bon, si bon!... Tiens, on me donnerait à choisir entre tous les pères de l'univers, que c'est toi que je choisirais.

Il souriait d'un air ravi, fermant les yeux à demi, à la manière des chats dont on gratte la tête, pour mieux savourer la délicatesse de la sensation.

—Avoue au moins, reprit-il, que depuis six semaines environ, tu m'aimes un petit peu plus qu'avant.

—Non, répondit-elle avec une naïveté féroce, pas depuis six semaines, depuis quinze jours seulement.

—Cependant, il y a plus d'un mois que notre ami le docteur nous a amené dîner un certain jeune homme...

La jeune fille éclata de rire, d'un bon rire franc et sonore.

—Je t'ai bien aimé pour cela, répondit-elle, oui, beaucoup, énormément, mais je t'aime encore plus pour autre chose, et quand j'y pense, vois-tu...

Elle n'acheva pas, mais une douzaine de baisers appliqués à la file sur le front du son père, traduisit sa pensée plus éloquemment que toutes les phrases du monde.

—Et quelle est cette chose?... demanda le banquier.

—Ah!... voilà! C'est un mystère, un grand secret que je ne veux pas dire.

—Je t'en prie.

—Curieux!... Vous vous fâcheriez, monsieur.

—Non, je te jure...

—Eh bien!... c'est qu'il y a quinze jours seulement que je connais toute ta tendresse. Pauvre père chéri!... Va, j'ai pleuré de bonnes larmes quand j'ai su quelles peines tu prenais pour plaire à ta méchante fille, quand j'ai compris les difficultés qu'il t'a fallu vaincre pour amener à mes pieds mon artiste aimé. Penser que tu as eu le courage d'endosser ces affreux habits malpropres et de mettre une grande vilaine barbe et des lunettes vertes. Ah!... tu étais bien laid, je le jure, horriblement laid...

M. Martin-Rigal, à ces mots, se dressa si brusquement que Mlle Flavie faillit tomber. Il était devenu plus pâle que la mort...

—Que veux-tu dire? balbutia-t-il.

—Eh!... tu me comprends bien. Est-ce qu'un père peut tromper l'œil de sa fille!... Les autres ne le reconnaissaient pas, mais moi...

—Tu te trompes, Flavie, tu as été abusée par quelque ressemblance...

Elle l'interrompit d'un geste moqueur.

—Ainsi, reprit-elle en le fixant obstinément, ce n'est pas toi qui es venu déguisé chez Paul, un jour que...—voyons, monsieur, regardez-moi...—un jour que j'y étais allée, moi, toute seule. Ah! tu n'as pas tressailli, je prends le docteur à témoin; donc tu savais que j'ai fait cette folie, donc je ne me trompe pas...

—Tu es folle, écoute-moi...

Dans l'encadrement de la porte on voyait un commissaire de police et des agents.
Dans l'encadrement de la porte on voyait un commissaire de police et des agents.

—Rien. D'ailleurs, père, je ne veux pas te mentir. Sans cette preuve morale que tu viens de me donner, j'étais matériellement sûre de mon fait. Je suis aussi fine que toi, sache-le. Quand tu es entré chez Paul, en dépit de tes misérables vêtements, j'ai eu un soupçon vague, indéterminé, un pressentiment. Ton haut le corps, lorsque je suis allée t'ouvrir et que tu m'as vue, ne m'a pas échappé. Aussi, lorsque tu es sorti avec le docteur, ai-je été coller mon oreille contre la porte d'entrée. Et j'ai entendu quelque chose de ce que vous disiez. Et ce n'est pas tout; en sortant de chez Paul, je suis accourue ici, je me suis mise en embuscade sur le palier, et je t'ai vu tirer une clé de ta poche et entrer dans ce cabinet où nous sommes. Nieras-tu encore maintenant?...

Le banquier ne songeait pas à nier, il semblait près de défaillir.

—Voilà, murmurait-il, ce que peut coûter une imprudence, une seule. Il me fallait rentrer, Croisenois m'attendait; je craignais ses soupçons...

Puis, tout à coup une idée atroce traversant son cerveau:

—Au moins, reprit-il vivement, tu as tu ta découverte; n'est-ce pas, Flavie, tu n'en as parlé à personne?

—Oh!... à personne, je puis te le jurer.

Il respira.

—Je ne compte pas Paul, ajouta la jeune fille, mais lui, n'est-ce pas moi!...

Malheureuse!... s'écria Martin-Rigal, pauvre malheureuse!...

Son geste était si terrible, sa voix si menaçante, que pour la première fois de sa vie, Mlle Rigal eut peur de son père.

—Mais qu'ai-je donc fait de si mal, reprit-elle tout interdite et près de pleurer. J'ai dît à Paul: ô cher et unique ami de mon cœur, nous serions des monstres d'ingratitude si nous n'adorions pas mon père, nous devrions baiser la trace de ses pas. Vous ne savez pas jusqu'où il est allé pour nous. Il n'a pas craint de revêtir des haillons pour arriver jusqu'à vous, pour vous prendre...

Le docteur, jusqu'alors muet témoin de cette scène, interrompit Flavie.

—Et lui, Paul, qu'a-t-il répondu?

—Lui!... il a tout d'abord paru confondu, puis il s'est frappé le front en disant: je comprends tout!... Et ensuite il s'est mis à rire, mais à rire...

Le banquier qui arpentait son cabinet, en proie à la plus vive agitation, s'arrêta brusquement devant sa fille.

—Et toi, pauvre enfant, prononça-t-il d'un ton amer, toi tu n'as pas compris ce rire. Paul, à cette heure, sais que tu as été ma complice. Il pouvait douter encore, tu lui as prouvé que j'agissais par tes ordres, lorsque je suis allé le chercher...

—Qu'importe!...

—Hélas!... un homme comme Paul ne saurait aimer la femme qui est venue au devant de lui. Eût-elle à lui prodiguer des trésors de beauté et d'amour... il se dira toujours qu'elle s'est jetée à sa tête. Il acceptera tous les témoignages de tendresse et de dévouement, mais il n'y répondra pas plus qu'une idole de bois ne rend l'encens qu'on lui prodigue. Tu ne le vois pas!... Dieu veuille que jamais ne tombe le bandeau que la passion a noué sur ses yeux. Puisses-tu ne jamais pénétrer le misérable caractère de ce triste imbécile, nul jusqu'à l'ineptie, gonflé de vanité, sans esprit, sans énergie, sans volonté, sans cœur...

Mlle Flavie était devenue pourpre.

—Assez, interrompit-elle d'une voix saccadée, assez... Je ne serai pas lâche à ce point de laisser insulter mon mari, et je saurai le défendre contre tous... même et surtout contre mon père.

Le banquier baissa la tête sans répondre.

Déjà il en était à s'épouvanter de son audace et à se reprocher d'avoir cédé aux inspirations de sa colère. Ce qu'il avait dit, et il frémissait à cette idée, pouvait lui coûter l'affection de sa fille.

Il se demandait par quelles excuses atténuer l'effet de son emportement, quand le souriant Hortebize intervint.

Ce cher docteur prit Mlle Flavie par la taille, et bien qu'elle se débattît un peu, la conduisit doucement hors du cabinet.

—Éloignez-vous, chère enfant, murmurait-il à son oreille, votre père est mal disposé, il ne sait ce qu'il dit.

C'était là, positivement, l'opinion sincère du digne M. Hortebize, et il ne la cacha pas à son ami, dès qu'ils se retrouvèrent seuls.

—En vérité, lui dit-il, je ne m'explique pas la colère. Il dépendait de toi, autrefois, d'empêcher ce mariage; pourquoi as-tu manqué de courage? Les récriminations à cette heure son inutiles...

Martin-Rigal était consterné.

—C'en est fait, balbutia-t-il, me voici à la discrétion de ce misérable Paul.

—Pas plus, ce me semble, qu'avant l'indiscrétion de ta fille. Paul n'est-il pas notre complice! Qu'avons-nous à craindre de lui? Rien. Il connaissait les secrets de l'association. Sommes-nous plus compromis parce qu'il a pénétré le mystère de ta triple personnalité?...

—Ah!... tu n'aimes pas Flavie, toi, interrompit le banquier, tu n'es pas son père; tu ne saurais apercevoir comme moi les funestes conséquences de cette révélation. Paul, jusqu'ici, devait croire que je ne connaissais pas Mascarot, et que j'étais une victime du chantage. Là était ma force. Dupe, il me respectait et je le tenais; complice, il m'échappe...

Il se recueillit quelques moments, puis se redressant avec une énergie désespérée, il ajouta:

—Enfin, le mal est sans remède, il faut en prendre son parti. Le mieux est de hâter ce mariage maudit, et de précipiter les recherches du duc de Champdoce. Allons dîner, j'écrirai à Catenac demain.

Le mariage eut lieu, en effet, à la fin de la semaine suivante, et Paul quitta son petit logis pour prendre possession du magnifique appartement que le banquier avait fait préparer au-dessus du sien.

La transition était brusque, mais Paul ne pouvait plus s'étonner de rien.

Ce pauvre niais s'était si bien pénétré des maximes de l'honorable B. Mascarot et de l'excellent M. Hortebize, qu'il arrivait à se persuader que des aventures pareilles à la sienne attendent à Paris tous les jeunes gens intelligents. Et il admirait à la fois combien il est aisé de n'être pas honnête et combien cela rapporte.

De remords, il n'en avait plus l'ombre. Il ne craignait qu'une chose, échouer quand viendrait la scène décisive qui devait lui donner un si grand état dans le monde et le titre de duc.

Ce moment, il l'appelait de tous ses vœux, et il rougit de plaisir le jour où Martin-Rigal lui dit:

—Rassemblez vos forces, ce sera pour ce soir.

—Oh!... je ne faiblirai pas, répondit-il.

Il ne faiblit pas, en effet, et, lorsque dans la soirée le duc de Champdoce se présenta, suivi de Perpignan et de Catenac, le jeune imposteur s'éleva à la hauteur de ses maîtres, et joua avec une déplorable perfection le rôle si difficile que commandaient les circonstances.

Mais il eût pu être gauche et maladroit sans danger; le duc de Champdoce n'en eût rien vu.

Cet homme, dont l'existence n'avait été qu'une longue suite de misères, et qui avait si terriblement expié les crimes de sa jeunesse, était comme saisi de vertige.

Si on l'eût écouté, Paul fût venu immédiatement s'établir avec sa femme à l'hôtel de Champdoce. Mais sur cette proposition, Martin-Rigal éleva des objections.

L'honorable banquier tenait à paraître médiocrement satisfait de voir son gendre devenir tout à coup duc et dix fois millionnaire.

Il objecta qu'il était bien tard, que Mme la duchesse n'était aucunement préparée à ce grand événement qui allait tomber dans sa vie...

Et enfin, il fut convenu que M. de Champdoce viendrait, le lendemain, déjeuner chez Martin-Rigal, et que, après le repas, il emmènerait son fils.

C'est à onze heures qu'on attendait le duc, rue Montmartre. Mais dix heures n'avaient pas sonné que déjà il se faisait annoncer dans le cabinet du banquier, où le maître de la maison, Catenac, Hortebize et Paul tenaient conseil.

Presque sur les pas de M. de Champdoce, Mme Flavie entra.

Pauvre fille!... Elle ne soupçonnait pas l'ignoble comédie, et depuis la veille cette pensée que son mari était l'unique héritier d'une grande maison la rendait presque folle de joie.

Elle voyait là, non le titre éblouissant de duchesse, qui devenait le sien, mais la justification de son choix.

—Eh bien!... disait-elle à son père, que ses naïves expansions mettaient au supplice, eh bien!... me railleras-tu encore d'aimer un pauvre bohême, un artiste sans nom, sans fortune... tu n'osais dire sans talent. Il se trouve que cet artiste, ce bohême, est un Dompair de Champdoce, et que son père possède des millions!...

Elle était entrée dans le cabinet de son père sur la pointe du pied, et elle demeura debout près de la porte, émue, ravie, retenant son souffle.

Le duc de Champdoce était assis sur le divan, près de Paul, et il tenait, il pressait entre ses mains la main de ce jeune homme qu'il croyait son fils.

Il racontait ses anxiétés de la nuit.

Il avait voulu disposer l'esprit de la duchesse à cet événement immense, d'autant plus inattendu qu'il lui avait tû ses investigations, et quelques mots d'espoir, bien vagues cependant, avaient failli mettre sa vie en péril.

—Ce matin, ajoutait-il, elle va tout à fait mieux, elle est avertie, elle espère...

Il fut interrompu brusquement.

De l'autre côté de la muraille faisant face à la porte, on frappait à coups redoublés.

—Oh!... fit M. de Champdoce, voici des voisins qui ne se gênent guère.

Non, ils ne se gênaient pas. Ils attaquaient évidemment le mur au pic et de la pince, sans ménagements, ni précautions; toute la maison en était ébranlée, et le cartonnier appuyé contre ce mur oscillait.

Les trois honorables associés étaient devenus livides, et ils échangeaient des regards désespérés.

Pour eux, il était clair qu'on attaquait le briquetage élevé par B. Mascarot et Beaumarchef.

Pourquoi démolissait-on ce briquetage, dans quel but?...

L'absence absolue de précautions trahissait des gens ayant et se sachant bien le droit de faire la besogne qu'ils exécutaient...

Le duc de Champdoce était stupéfait. L'effroi des trois complices ne pouvait lui échapper, il sentait trembler terriblement la main de Paul, il ne s'expliquait pas tant d'effroi pour quelques coups de pioche.

Seule de la maison à ne se douter de rien, Flavie n'était nullement émue.

—Il faudrait savoir, dit-elle, qui se permet tout ce tapage.

Cette simple observation rompit le charme.

—En effet, répondit Martin-Rigal, je vais envoyer.

Mais à peine eut-il ouvert la porte qu'il se rejeta en arrière, le visage décomposé, la pupille dilatée, les bras crispés en avant, comme si quelque terrifiante apparition eût jailli de terre et se fût dressée devant lui.

C'est que, dans l'encadrement de cette porte, un respectable monsieur à lunettes d'or se tenait debout, et derrière lui on apercevait un commissaire de police ceint de son écharpe, et plus loin dans l'ombre, une demi-douzaine d'agents.

Le même nom montait aux lèvres des trois honorables associés:

—M. Lecoq!... murmuraient-ils.

Et en même temps cette conviction terrible pénétrait dans leur esprit:

—Nous sommes perdus!

Le célèbre policier, lui, s'avança lentement, considérant le curieux spectacle qu'il avait sous les yeux.

Sa physionomie, en dépit de sa gravité, trahissait quelque chose de pareil à cette délicieuse satisfaction qu'éprouve un dramaturge, à voir merveilleusement interprétée sur le théâtre, la scène à effet qu'il a entrevue et combinée dans son cabinet.

—Eh! eh!... fit-il, je savais bien qu'en cognant au bon endroit, de l'autre côté du mur, je ferais sortir quelqu'un par ici.

Mais déjà, grâce à un tout-puissant effort de sa volonté, le banquier avait réussi à se remettre, au moins en apparence.

—Que voulez-vous? demanda-t-il d'un ton arrogant. Que signifie cette violation de domicile?

M. Lecoq haussa les épaules.

—Voici, répondit-il, M. le commissaire qui vous l'expliquera. Moi, en attendant, je vous arrête, vous Martin-Rigal, autrement dit Tantaine, autrement dit Mascarot, ci-devant placeur, rue Montorgueil.

—Je ne vous comprends pas!...

—Vraiment!... vous croyez que Tantaine s'est si bien lavé les mains qu'il ne reste plus sur les mains de Martin-Rigal une seule goutte de sang d'André assassiné...

—Ah! ça!... c'est une gageure, sans doute...

L'homme de la préfecture sortit de sa poche une lettre délicatement ployée, et l'ouvrant:

—Vous reconnaissez, reprit-il, l'écriture de madame votre fille? Eh bien! écoutez ce qu'elle écrivait, il y a un mois, à M. Paul ici présent: «Cher et unique ami de mon cœur, nous serions des monstres d'ingratitude si...»

—Assez, interrompit le banquier d'une voix rauque, assez!...

Et n'ayant plus l'énergie de se raidir contre la stupeur qui, de plus en plus l'envahissait, il se laissa tomber sur un fauteuil en balbutiant:

—Perdu par elle... par ma fille, par Flavie!...

De ses trois complices, de tempéraments et de caractères si différents, le plus calme était celui qui d'ordinaire s'alarmait le plus aisément, le souriant M. Hortebize.

En reconnaissant M. Lecoq, le digne docteur avait retiré du médaillon d'or pendu à la chaîne de sa montre une boule de pâte grisâtre, qu'il gardait dans le creux de sa main.

L'œil fixé sur Martin-Rigal, il attendait, pour désespérer, que ce chef, dont l'esprit avait été de si prodigieuses ressources, déclarât que tout espoir de salut était perdu.

Cependant, l'agent de la sûreté, abandonnant le banquier, s'était retourné vers Catenac.

—Vous aussi, lui dit-il, au nom de la loi, je vous arrête.

—Moi?...

—Vous êtes bien le sieur Catenac, avocat?

Peut-être parce qu'il était avocat, Catenac ne daigna pas répondre à M. Lecoq, et c'est au commissaire de police qu'il s'adressa.

—Je suis victime, monsieur, dit-il, d'une désagréable méprise, mais je jouis au palais d'une assez grande considération pour que vous n'hésitiez pas...

—En tout cas, interrompit le commissaire, le mandat d'amener décerné contre vous est bien en règle; je puis vous le montrer, si vous voulez.

—Oh! inutile... Je vous demanderai seulement de me faire conduire sur-le-champ près du magistrat qui l'a signé. En moins de cinq minutes, je me serai justifié...

Le regard du commissaire de police était si terriblement expressif que Catenac s'arrêta court.

—Au pis aller, reprit-il après un moment, il ne peut être question que d'un délit.

—Croyez-vous, interrogea M. Lecoq d'un ton goguenard. Vous ignorez, je le vois bien, l'événement qui, avant-hier, a mis en émoi la commune du La Varenne. Des ouvriers, en ouvrant une tranchée, ont découvert le cadavre d'un enfant nouveau-né, enveloppé dans des foulards et dans un châle. La police, prévenue, n'a pas perdu son temps, et déjà on tient la mère, une fille nommée Clarisse...

Si M. Lecoq ne l'eût retenu, l'avocat se précipitait sur Martin-Rigal.

—Misérable, hurlait-il, traître, lâche, tu m'as vendu!

—Ah!... balbutia le banquier, mes papiers ont été volés!...

Il devinait maintenant que les coups frappés de l'autre côté du mur n'étaient qu'une ruse. M. Lecoq avait voulu épouvanter les coupables, pour en avoir plus aisément raison.

—Dame!... grommela un agent, il y avait un trou dans le mur, on en a profité.

Le digne M. Hortebize ne souriait plus. Maintenant, oui, la partie était bien perdue.

—J'ai des parents honnêtes qui portent mon nom, pensa-t-il, je ne les déshonorerai pas... il faut en finir.

Et il avala le contenu de son médaillon, en murmurant:

—A mon âge!... avec un estomac incomparable!... Quand jamais je ne me suis senti si jeune!... valait mieux courir la clientèle!...

Personne n'avait observé le docteur. M. Lecoq venait de faire déplacer le cartonnier et il montrait au commissaire de police, à la place de l'ancienne issue de Martin-Rigal, un trou assez étroit par où un homme pouvait se glisser.

Mais un bruit soudain coupa court à ses explications.

Le pauvre M. Hortebize venait de rouler à terre en proie à d'horribles convulsions.

—Et je n'avais pas prévu cela!... s'écria le célèbre policier. Maladroit que je suis!... Il s'est empoisonné, il nous échappe!... Vite, qu'on le porte sur un lit, et qu'on coure chercher un médecin.

Pendant que trois agents s'empressaient d'exécuter ces ordres, les autres s'emparaient du banquier et de Catenac, pour les conduire au fiacre qui les attendait dans la rue.

Martin-Rigal semblait frappé d'imbécillité. Les ressorts de cette intelligence si fortement trempée pour le mal, s'affaissaient sous le poids d'une angoisse mortelle.

—Et ma fille!... bégayait-il, Flavie!... Que va-t-elle devenir?... Plus de fortune, plus rien, et elle est mariée à un misérable incapable de gagner seulement sa vie à lui!... Ma fille! ô mon Dieu! aura-t-elle toujours du pain!...

Le commissaire de police s'était transporté près du docteur Hortebize; M. Lecoq restait seul avec le duc de Champdoce, Paul et Flavie.

La malheureuse jeune femme avait vu s'éloigner son père sans avoir même la force de prononcer une parole. Elle gisait, anéantie, sur un fauteuil, et l'éclat effrayant de ses yeux trahissait l'égarement de sa pensée. Elle ne pouvait croire à la réalité de l'horrible scène qui venait de se passer.

Il ensanglanta ses mains à essayer de desceller les barreaux.
Il ensanglanta ses mains à essayer de desceller les barreaux.

Pendant un instant le célèbre policier le regarda d'un air de compassion qui certes n'était pas joué. Il hésitait à parler. Il lui répugnait de frapper d'un coup nouveau et plus terrible que tous les autres, cette pauvre enfant qui était innocente, et qui devait être la plus cruellement atteinte.

Mais le temps pressait, il s'approcha du duc de Champdoce, qui était comme pétrifié de surprise.

—Je dois vous prévenir, monsieur le duc, dit-il, que vous êtes victime d'une odieuse supercherie. Ce jeune homme n'est pas votre fils. Il se nomme Paul Violaine, et sa mère était une pauvre ouvrière de Châtellerault.

Si atterré que fût Paul, il essaya de soutenir son rôle, il voulait nier, il prétendait se défendre... Mais sur un signe de M. Lecoq, un agent introduisit une dame en toilette éblouissante: Zora-Rose...

Le jeune imposteur ne lui laissa pas le temps de prononcer un mot:

—J'avoue, balbutia-t-il en fondant en larmes, j'avoue tout: j'ai été séduit, entraîné, menacé; je n'ai pas su résister... pardon!...

D'un geste dédaigneux M. Lecoq le repoussa, et lui montrant Flavie:

—Ce n'est pas à moi qu'il faut demander grâce, prononça-t-il, mais à cette pauvre femme, la vôtre... qui se meurt.

Le duc de Champdoce allait s'éloigner désespéré de cette maison où il était entré le cœur gonflé de joie, lorsque le célèbre policier l'attira dans l'embrasure d'une fenêtre:

—Sachez, monsieur, lui dit-il, que ces misérables ne vous ont trompé qu'à demi. L'enfant que vous recherchez, existe, et ils le connaissaient... Mais je le connais aussi, et demain, moi, Lecoq, je vous conduirai à lui.

XXXV

Docile aux instructions de M. Lecoq, André s'était résigne à attendre à l'hospice Beaujon l'issue de la partie que jouait pour lui le célèbre policier. Bien plus, il avait eu assez d'énergie pour affecter, sans se démentir jamais, cette profonde insouciance de l'avenir dont avaient été dupes les espions de B. Mascarot.

Il est vrai que toutes les attentions qui pouvaient contribuer à le rassurer et à lui donner du courage, lui avaient été prodiguées.

Tous les jours son voisin de droite, ce malade que M. Lecoq lui avait désigné comme son agent lui remettait mystérieusement une lettre qui le tenait au courant des événements. Il la lisait on cachette et ensuite la brûlait...

Le temps passait cependant; les journées, une à une, s'écoulaient monotones, interminables, et André, qui sentait approcher le moment décisif commençait à perdre patience, quand enfin son voisin lui donna, et ouvertement cette fois, un billet dont la lecture lui arracha une exclamation de joie.

«Nous l'emportons, écrivait le célèbre policier, tout danger est écarté. Priez le docteur de signer votre billet de sortie; faites-vous beau, et... vous me trouverez à la porte, vous attendant.—L.»

André n'était pas complètement rétabli, il était condamné à porter son bras en écharpe pendant quelques semaines encore, mais ces considérations ne devaient pas l'arrêter. Levé de bonne heure le lendemain, il revêtit ses plus beaux habits qu'il avait envoyé chercher chez lui, et enfin, sur les neuf heures, après avoir pris congé des bonnes sœurs, dont il ne pouvait oublier les soins attentifs, il sortit.

La veille, il souffrait encore de ses blessures, mais en ce moment il les oubliait comme s'il eût été touché par quelque baguette enchantée. Jamais il ne s'était senti si jeune, si léger, si fort. Jamais l'espérance n'avait palpité en lui avec une pareille intensité.

Arrivé à la porte, après avoir aspiré avec délices la première bouffée de l'air du dehors, il regarda de tous côtés, surpris de ne pas voir au rendez-vous l'homme étrange auquel il devait plus que la vie.

Déjà il délibérait sur le parti qu'il avait à prendre, quand une voiture de remise découverte, lancée au grand trot malgré la pente du faubourg, s'arrêta court devant l'hospice.

André ne pouvait pas ne pas reconnaître le respectable monsieur à lunettes d'or que cette voiture amenait; aussi s'élança-t-il vers lui avant qu'il se fût seulement levé pour descendre.

—Grâce au ciel! vous voici, monsieur, dit-il, je commençais à être inquiet...

M. Lecoq—c'était lui—consulta sa montre.

—C'est juste, répondit-il, je suis en retard de cinq minutes, j'ai été retenu là-bas...

Et comme le jeune peintre se confondait en remerciements:

—Montez près de moi, ajouta-t-il, j'ai à vous parler; le temps est superbe, nous irons jusqu'au bois... Marche, cocher!...

Tout en s'installant aux côtés du policier célèbre, André était frappé de l'altération de ses traits, si calmes d'ordinaires et si immobiles. L'inquiétude le saisit.

—Serait-il survenu quelque fâcheux événement, monsieur, commença-t-il.

—Pas le moindre.

—C'est que...

—Ah!... je vous comprends; vous trouvez ma physionomie singulière. D'abord je suis harassé, ayant passé la nuit à éplucher les papiers de la société B. Mascarot. Puis, j'arrive de la Préfecture, où j'ai été témoin d'un spectacle qui m'a bouleversé, moi qui cependant ai vu de terribles choses en ma vie!...

Il secoua la tête vivement, comme s'il eût pu secouer en même temps une impression opportune, et poursuivit:

—La raison de Martin-Rigal n'a pas résisté à la catastrophe. Ce misérable avait au cœur une passion sublime, il adorait sa fille. Séparé d'elle violemment, la sachant sans fortune, mariée à un triste gars dont il méprise le caractère, il s'est abandonné au délire de son désespoir et il est devenu fou. Pour lui, le cabanon de Bicêtre remplacera le bagne. Il échappe au châtiment des hommes, mais il n'évite pas la punition de Dieu, bien autrement terrible.

—Martin-Rigal fou!... murmura André.

—Oui. Et savez-vous qu'elle est sa folie, résultat d'atroces angoisses? Il s'imagine que Paul et Flavie sont sans ressources, sans asile, sans pain. Il s'imagine que Paul prétend spéculer sur la beauté de sa femme et vivre de son ignominie... Et Rigal croit entendre la voix de sa fille criant au secours. Oui, il entend cette voix, déchirante, lamentable!... Alors, il appelle les gardiens, il se traîne à leurs genoux, il les supplie de le laisser sortir, pour un jour, pour une heure, il jure qu'il reviendra quand il aura arraché sa fille à la honte, à l'infamie!... Et comme on ne se rend pas à ses prières, il ensanglante ses mains à essayer de desceller les barreaux de la fenêtre, à tenter de briser les serrures. On a été obligé de l'attacher sur son lit, et c'est là que je l'ai vu, se consumant en efforts pour briser ses liens, mordant les sangles qui le contiennent. Je l'ai vu, les traits affreusement convulsés, les yeux sanglants et près de jaillir de leur orbite, la bouche écumante, hurlant comme une bête fauve de douleur et de rage. Il m'a reconnu, et il s'est interrompu pour me dire: Entendez-vous la voix de Flavie?...

Le jeune peintre frissonnait.

—Et ce supplice, poursuivit l'agent de la sûreté, durera peut-être des années; le médecin me l'a dit. Il se peut que pendant un an, deux ans, dix ans, sans trève ni repos, il entende cette voix lamentable. Et chaque minute de ces années contiendra pour lui plus de tortures qu'il n'en a fait subir à toutes ses victimes.

Un assez long silence suivit.

André ne pouvait s'empêcher de plaindre ce misérable, qui cependant avait essayé de lui arracher Sabine, qui avait tenté de l'assassiner.

—Vous le voyez, reprit M. Lecoq, ainsi que je vous l'écrivais, la bataille est gagnée. Le docteur Hortebize râle en ce moment. Il s'est empoisonné, mais le poison subtil, qui devait, pensait-il, le foudroyer, l'a trahi, et voici bientôt vingt-quatre heures que dure son agonie. Catenac a repris son assurance, mais accusé et convaincu d'infanticide, il sera condamné à dix ans, pour le moins, de travaux forcés. Et tout le fretin est de même dans mes nasses. Les papiers de Martin-Rigal m'ont fourni des armes. Perpignan, Van Klopen et Verminet iront, qui en cour d'assises, qui en police correctionnelle. Le sort de Toto-Chupin n'est pas encore fixé. Épouvanté de son crime, il est allé se dénoncer; il faut lui tenir compte de ce bon mouvement.

Mais tout cela ne rassurait pas complètement André.

—Et Croisenois?... interrogea-t-il timidement.

Le célèbre policier dissimula un sourire.

—C'est-à-dire, répondit-il, que vous doutez de moi.

—Oh!... monsieur.

—Allons, enfant, rassurez-vous. J'avais promis que le nom du comte de Mussidan ne serait pas prononcé. Croisenois a réussi à m'échapper!... Il a couché hier à Bruxelles, à l'hôtel de Saxe, chambre nº 9. La Société des Mines de Tifila sera jugée comme une escroquerie ordinaire. Il n'y a pas eu de fonds de versés, on rendra les promesses de souscription à qui de droit, et Croisenois sera condamné par contumace à deux mois de prison... Enfin, demain, M. Gandelu fils sera remis en possession de ses faux billets.

La voiture roulait alors le long de la grande allée du bois de Boulogne. M. Lecoq fit signe au cocher de rebrousser chemin.

—L'heure est venue, reprit-il, de vous dire pourquoi, après notre première entrevue, je vous ai salué du nom de Champdoce. Votre histoire, je l'avais devinée; mais c'est de cette nuit seulement que j'en connais les détails.

Et sans attendre une réponse, rapidement et clairement il analysa ce volumineux manuscrit que B. Mascarot avait donné à lire à Paul.

Il ne dit pas tout, cependant. Il tut ce qu'il pouvait taire des crimes et des fautes du duc de Champdoce et de Mme de Mussidan. Il voulait épargner à André cette douleur de haïr ou de cesser d'estimer et son père et la mère de Sabine, avant de les connaître.

Le célèbre policier avait si bien pris ses mesures que, juste comme il terminait son récit, le cocher prévenu d'avance, arrêtait la voiture en face de la rue de Matignon.

—Descendez, dit-il à son compagnon, et prenez garde à votre bras.

André obéit machinalement.

—Maintenant, reprit M. Lecoq, qui était resté dans la voiture, écoutez-moi bien. Le comte et la comtesse de Mussidan vous attendent pour déjeuner, ce matin à onze heures. Voici, tenez, la lettre d'invitation qu'ils m'avaient chargé de vous transmettre. Cependant, ne perdez pas trop la notion du temps près de Mlle Sabine. A quatre heures, soyez à votre atelier... J'aurai l'honneur de vous présenter à votre père. Jusque-là, pas un mot...

Le jeune peintre voulait parler, répondre, témoigner sa reconnaissance, dire quelque chose; il ne le put.

M. Lecoq avait fait claquer sa langue d'une certaine façon, le cocher avait fouetté son cheval, et déjà la voiture était confondue parmi toutes celles qui descendaient la chaussée.

Littéralement André était comme foudroyé par tant de bonheur.

La jeune fille qu'il aimait, un des grands noms de France, une immense fortune, tout lui arrivait à la fois, comme si la destinée, lasse de le traiter en marâtre, eût voulu prendre sa revanche d'un seul coup.

Mais le vertige de ses prospérités inouïes dura peu. Il rougit de sa faiblesse, et c'est d'un pas presque ferme que, remontant la rue Matignon il alla sonner à la grille dorée de l'hôtel de Mussidan.

Enfin, il allait donc pénétrer dans cette maison dont la porte lui avait été si longtemps fermée! Quel accueil l'y attendait? M. de Mussidan se souviendrait-il de ses promesses, ou bien, le péril écarté, se contenterait-il d'un froid remerciement?...

On vint lui ouvrir, et à l'empressement respectueux des gens, il jugea qu'il était attendu et recommandé.

C'était d'un bon augure. Et, cependant, lorsque dans le vestibule on lui demanda son nom pour l'annoncer, il eut bien du mal à l'articuler.

Mais où il faillit faiblir, ce fut quand le valet de pied ayant ouvert la porte du grand salon, il jeta, de sa voix emphatique ce nom dont la simplicité plébéienne dut bien surprendre les aristocratiques échos: M. André.

Il s'avança cependant, en dépit d'une circonstance inattendue qui contribuait à le décontenancer. Sur le panneau faisant face à la porte, était accroché le portrait de Sabine, ce portrait si mystérieusement exécuté par lui. Comment se trouvait-il là? A ce trait, il reconnaissait le génie de Sabine aidée de M. Lecoq.

Heureusement, le comte de Mussidan comprit son embarras, il vint à lui, la main tendue, et l'attirant vers la comtesse:

—Diane, prononça-t-il, voilà le mari de notre fille.

André s'inclina profondément, balbutiant un acte de reconnaissance; mais le comte l'entraîna de nouveau, et mettant sa main dans celle de Sabine, il dit d'une voix émue:

—Si le bonheur, ici-bas, est une récompense, vous serez heureux.

Ce n'est qu'au bout d'un moment qu'André, redevenu maître de soi, put enfin regarder Mlle de Mussidan.

Pauvre jeune fille!... elle n'était plus que l'ombre d'elle-même, après les tortures de ce long mois ou elle s'était résignée à recevoir les hommages de Croisenois et à lui sourire.

—Oh!... chère, murmura André à son oreille, chère adorée, vous avez bien souffert...

—Vous le voyez, répondit-elle simplement, je ne mentais pas, j'en serais morte.

Ah! il fallut bien du courage à André pour ne pas dire son secret à cette femme tant aimée et si digne de l'être, pendant cette après-midi qu'il passa près d'elle, pendant ces heures délicieuses où elle lui avoua ses mortelles angoisses et ses espérances.

Mais il eut besoin d'un effort surhumain, pour se retirer lorsque sonna la demie de trois heures. Encore avait-il tant hésité, tant attendu, qu'il s'en fallut de bien peu qu'il ne manquât le rendez-vous.

Il n'était pas dans son atelier depuis cinq minutes, quand on frappa. Il ouvrit, et M. Lecoq entra, suivi d'un vieillard aux façons un peu hautaines. Ce vieillard était le duc de Champdoce... Norbert.

—Monsieur, dit-il sans préambule à André, vous connaissez les raisons qui m'amènent. Vous savez qui vous êtes et qui je suis.

André inclina la tête affirmativement.

—Monsieur que voici, poursuivit le duc, en montrant M. Lecoq, vous a appris en quelles circonstances déplorables je me suis séparé de vous qui êtes mon fils. Je ne chercherai pas à m'excuser... J'ai d'ailleurs cruellement expié ce crime. Regardez-moi... je n'ai pas quarante-huit ans.

On lui en eût donné soixante, au moins, et André put se faire une idée de ce que cet homme, qui était son père, avait dû souffrir.

—Et la faute me poursuit, continua-t-il. Aujourd'hui, lorsque ce serait mon vœu le plus cher, je ne puis vous reconnaître pour mon fils. La loi ne me laisse pour vous assurer ma fortune et mon nom qu'un expédient: l'adoption.

Le jeune peintre se taisait. M. de Champdoce reprit avec une visible hésitation:

—Vous pouvez, je le sais, m'intenter un procès en restitution d'état; mais, en ce cas, il faudra que je dise, que j'avoue...

—Eh! monsieur... interrompit André, quels sentiments me supposez-vous donc?... Quoi!... avant de reprendre votre nom qui est le mien, je le déshonorerais!...

Le duc respira. L'accueil d'André l'avait glacé. Quelle différence entre cette réserve hautaine et la scène pathétique jouée par Paul le jour précédent.

—Cependant, monsieur le duc, reprit André, je vous demanderai, avant tout, la permission de vous présenter quelques... observations.

—Des observations?...

—Oui, monsieur, je n'ai pas osé dire: conditions; mais vous allez me comprendre. Par exemple, je n'ai jamais eu de maître. Mon indépendance m'a coûté assez cher pour que j'y tienne. Je suis peintre, pour rien au monde je ne renoncerai à la peinture.

—Vous serez toujours votre maître, monsieur.

Comme son père, l'instant d'avant, le jeune peintre hésitait; il était devenu fort rouge.

—Ce n'est pas tout, reprit-il; j'aime une jeune fille dont je suis aimé, notre mariage est arrêté, et je pense...

—Je pense, fit vivement le duc, que vous ne pouvez aimer qu'une femme digne de notre maison.

A cette réponse, un triste sourire plissa les lèvres d'André.

—Je n'étais rien hier, répondit-il doucement. Mais rassurez-vous, monsieur, elle est digne d'un Champdoce, et par sa fortune et par son nom. Selon les conventions sociales elle était placée bien au-dessus de moi. Celle que je... veux épouser est la fille de comte de Mussidan.

M. de Champdoce, en entendant ce nom, devint livide.

—Jamais! s'écria-t-il, jamais! J'aimerais mieux vous savoir mort, que le mari de Mlle de Mussidan.

—Et moi, monsieur, je souffrirais mille morts plutôt que de renoncer à elle.

—Si je vous refusais mon consentement, cependant, si je vous défendais...

André hocha tristement la tête.

—Vous n'avez rien à me refuser, monsieur le duc, prononça-t-il, rien à me défendre. L'autorité paternelle, monsieur, s'achète par des années de dévouement et de protection. Vous ne m'avez rien donné, je ne vous dois rien. Oubliez-moi comme vous m'avez oublié jusqu'ici... passez votre chemin, je poursuivrai le mien.

Le duc de Champdoce gardait le silence. Un affreux combat se livrait en lui.

Il lui fallait, il ne le comprenait que trop, ou renoncer à ce fils miraculeusement retrouvé, ou le voir le mari de Mlle de Mussidan... Ces deux alternatives lui paraissaient également horribles.

—Jamais, murmura-t-il, la comtesse ne consentira à ce mariage. Elle me hait autant que je la hais moi-même...

M. Lecoq, muet témoin de cette scène, jugea le moment venu d'intervenir. Il s'avança au milieu de la salle et regardant avec assurance tous les témoins de cette scène:

—Je me fais fort, prononça-t-il, d'obtenir le consentement de Mme de Mussidan.

Le duc ne résista plus, il était vaincu. Il ouvrit les bras à André en disant:

—Venez, mon fils, qu'il soit fait selon votre volonté.

Mais le jeune peintre ne tarda pas à se dégager de cette étreinte. Il donnait enfin un libre cours à l'émotion qui l'étouffait.

—Ma mère!... s'écria-t-il, en serrant à le briser le bras du duc, conduisez-moi près de ma mère....

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Et ce soir-là, en embrassant ce fils tant pleuré, Marie de Puymandour, duchesse de Champdoce, comprit que le bonheur n'est pas un vain mot.

Le duc avait deviné juste. En apprenant qu'André était le fils de Norbert, Mme de Mussidan déclara qu'elle s'opposait formellement à son mariage avec Sabine.

Mais M. Lecoq ne promet jamais en vain. Dans les papiers de B. Mascarot il avait retrouvé la correspondance soustraite à la comtesse. Il la lui a reportée, et en échange elle a donné son consentement.

Le célèbre policier assure que ce n'est pas là du chantage.


André et Sabine habitent maintenant le château de Mussidan, magnifiquement réparé. Peut-être s'y fixeront-ils, tant leur sont chers ces beaux bois de Bivron, témoins de leurs premières amours.

Au-dessus du balcon de son château, André montre volontiers à ses visiteurs cette guirlande de volubilis entreprise pour justifier sa présence à Mussidan, et restée inachevée. Il la terminera, dit-il, au premier jour, ce qui est douteux, car il est devenu bien paresseux.

Ce qui est sûr, c'est qu'avant la fin de l'année, il y aura un baptême à Mussidan.


FIN.


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