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Les esclaves de Paris

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«Charles,

«Il me faut ce soir même cent mille francs et à toi seul je puis les demander sans ébruiter la honte et l'horreur de ma situation.

«Peux-tu réunir cette somme en deux heures?

«Selon que ta réponse sera: oui, ou non, je suis sauvé ou je me brûle la cervelle.»

Vous vous étonnerez peut-être de la précision de ma mémoire, monsieur le marquis. Vous devez pourtant le savoir: il est de ces choses qu'on ne peut oublier.

En ce moment encore, je revois ce brouillon, et je pourrais vous en dire les virgules et les ratures.

Mais je passe.

Au-dessous de ces neuf lignes était la signature d'un grand industriel, très connu, presque célèbre, et qui, tout en étant le plus estimable des hommes, traversait une de ces crises où un commerçant peut laisser à la fois sa fortune, son honneur et sa vie.

B. Mascarot s'interrompit un moment, succombant sous le poids de ses souvenirs; mais il ne vint à l'esprit d'aucun de ses auditeurs de risquer seulement une observation.

Le brillant Croisenois avait jeté son cigare.

—Je puis vous le dire, reprit le placeur, ma découverte m'atterra. J'oubliai mes anxiétés pour ne songer qu'aux siennes. N'éprouvions-nous pas les mêmes angoisses, lui, pour cent mille francs, moi, pour cent sous!...

Mais déjà, au milieu des ténèbres de mon malheur, une idée infernale commençait à poindre.

Ne pouvais-je tirer parti de ce secret volé?

Ce fut une inspiration. Je me levai et j'allai demander au comptoir des pains à cacheter et un almanach de Paris.

Revenu à ma place, je collai rapidement les fragments sur une seconde feuille de papier, je pris l'adresse du négociant et je sortis.

Cet homme malheureux habitait rue de la Chaussée-d'Antin.

Pendant plus d'une demi-heure, je me promenai devant la superbe maison qu'il habitait.

Vivait-il encore? Cet ami, ce Charles, avait-il répondu: Oui?

Enfin, je me décidai à entrer.

Un domestique en livrée me répondit brutalement que son maître ne me recevrait pas, que d'ailleurs, en ce moment, il dînait avec sa famille.

L'insolence de ce valet me révolta.

—Eh bien!... m'écriai-je, si vous voulez éviter de grands malheurs, allez dire à votre maître qu'un pauvre diable lui rapporte le brouillon de la lettre qu'il vient d'écrire au café Lemblin.

L'indignation m'avait donné un accent si impérieux que le domestique n'hésita pas.

L'effet de cette annonce dut être terrible, car le valet reparut presque aussitôt tout effaré, et me dit:

—Vite!... arrivez... monsieur vous attend.

Il m'introduisait en même temps, ou plutôt me poussait dans un vaste cabinet magnifiquement décoré.

Au milieu, le négociant se tenait debout, pâle, menaçant.

Moi, j'étais dans un état à faire pitié. J'étouffais.

—Vous avez ramassé le brouillon que j'avais déchiré? me demanda cet honnête homme.

De la tête je fis signe que oui, et en même temps je montrais les fragments assemblés et appliqués sur une seconde feuille de papier.

—Combien voulez-vous de cette lettre? fit-il. Je vous offre mille francs.

Je vous le jure, messieurs, je n'étais pas venu pour vendre ce secret. J'étais venu pour dire à cet homme: Un autre que moi pouvait trouver cet écrit et en abuser; moi, je vous le rapporte; c'est un service que je vous rends; à votre tour, soyez-moi utile, prêtez-moi cinquante, cent francs...

Oui, voilà ce que je voulais dire; mais voyant comme il me traitait, moi, je fus saisi d'un mouvement de rage, et je répondis:

—Je veux deux mille francs!...

Il ouvrit son tiroir, arracha à une liasse énorme deux billets de banque, les froissa et me les lança à la figure en disant:

—Tiens, misérable, paye-toi!

C'est avec une violence inouïe que B. Mascarot s'exprimait.

Qui donc jamais eût supposé que cet homme, figé d'ordinaire dans une glaciale apathie, pût se montrer à cet état d'exaltation!

Sa voix, onctueuse habituellement et toute de miel, avait l'éclat strident d'un instrument de cuivre.

Ce n'était plus une histoire qu'il contait.

Plaidait-il les circonstances atténuantes d'une cause perdue, la sienne? Tentait-il cette tâche impossible de se disculper aux yeux de ses associés? Essayait-il de s'excuser, sinon de se réhabiliter, devant le tribunal de sa conscience?

Paul et Croisenois tremblaient autant que si on leur eût mis à la main un poignard pour un assassinat.

—Ce que je ressentis, continua le placeur, sur le coup de cette injure abominable et imméritée, je ne saurais vous le dire. Il y eut en moi un déchirement aussi affreux que si on m'eût arraché les entrailles.

Certainement, je perdis la libre disposition de moi-même. En bonne conscience, devant Dieu, je n'aurais pas été responsable d'un crime commis là, en cet instant.

Et je fus sur le point d'en commettre un.

Jamais l'homme dont je vous parle ne verra la mort d'aussi près qu'une seule fois. Sur son bureau était un de ces redoutables couteaux catalans dont on se sert en guise de coupe-papier; je m'en saisis, j'allais frapper...

La pensée de ma maîtresse qui se mourait faute d'aliments arrêta mon bras...

Je jetai violemment le couteau à terre, et je sortis éperdu, la tête en feu.

J'étais entré dans cette maison maudite le front haut, fier de ma misère et de mon honnêteté, j'en sortais déshonoré.

Certes, à l'exception de Paul, tous les hommes qui étaient là connaissaient les envers de la vie. Leur esprit s'était sali à toutes les boues de la civilisation, les angoisses du mal avaient émoussé et usé leur sensibilité. Et cependant ils ne pouvaient s'empêcher de frissonner.

—Mais continuons, reprit le placeur. Une fois dans la rue, ces deux billets de banque que j'avais ramassés et que je serrais convulsivement me causèrent une épouvantable sensation de douleur. Il me semblait qu'à les toucher la chair de ma main se crevassait comme au contact d'un fer rouge. J'entrai, je me précipitai, plutôt, chez un changeur, qui dut me prendre pour un fou ou pour un assassin. Comment ne me fit-il pas arrêter? Je ne sais. Peut-être eût-il peur. En échange de mes deux billets, il me remit, non de l'or—en 1843 l'or était rare et se vendait,—mais deux pesants sacs de mille francs, en pièces d'argent. C'est chargé de ce fardeau que je regagnai notre misérable logement de la rue de la Harpe. Hortebize et Catenac m'attendaient avec une impatience, avec une inquiétude plutôt, inexprimable. Vous en souvient-il, mes amis?... Vous saviez si bien que nous étions à bout de ressources, vous m'aviez vu sortir si désespéré, moi, dont le courage, jusqu'alors, avait soutenu le vôtre, vous me sentiez si convaincu de la mort prochaine d'une femme tendrement aimée, que sans vous communiquer vos affreux pressentiments, vous vous demandiez si, en traversant les ponts, j'aurais le courage de résister aux provocations du suicide, à la tentation d'en finir avec une existence devenue intolérable... Car voilà où nous en étions, marquis. En me voyant entrer, mes amis voulurent me sauter au cou, mais brutalement je les repoussai. «Arrière!... m'écriai-je, arrière! je ne suis plus digne de vous, mais nous ne manquerons plus de rien!...» Sur ces mots, je jetai violemment les sacs à terre; l'un d'eux se rompit, et les pièces d'argent s'éparpillèrent et roulèrent de tous côtés. A ce bruit, ma maîtresse, qui râlait presque sur son grabat, se dressa comme un fantôme. «De l'argent! murmurait-elle, beaucoup d'argent!... Nous allons donc manger à notre faim!... Je suis sauvée...»

—Arrière! m'écriai-je.
—Arrière! m'écriai-je.

Mes amis, marquis, n'étaient pas ce qu'ils sont aujourd'hui. Ils s'éloignèrent de moi avec une horreur qu'ils ne pouvaient dissimuler, ils croyaient à un crime. «Non, leur dis-je, non, il n'y a pas de crime, puisque la loi ne saurait m'atteindre. Si cet argent est le prix de notre honneur, personne ne s'en doutera.»

Nous ne dormîmes pas cette nuit-là, marquis.

Mais lorsque le jour vint nous surprendre autour d'une table chargée de bouteilles, nous avions, nous, les vaincus de la vie, déclaré la guerre à la société, nous avions juré que, par tous les moyens, nous arriverions à la fortune; le plan de notre redoutable association était arrêté. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

XVIII

Décidé à laisser Paul et Croisenois sous une impression forte, B. Mascarot se leva et se mit à arpenter de long en large son cabinet.

S'il avait surtout l'intention de produire un prodigieux effet, il pouvait se féliciter, le résultat devait dépasser son attente.

Paul chancelait sur sa chaise comme s'il eût reçu sur la tête un coup de massue.

Croisenois, lui, luttait. Mais c'est vainement qu'il cherchait quelqu'une de ces plaisanteries qui atteste la liberté d'esprit de l'homme fort; sa mémoire, à défaut de son imagination, ne lui fournissait pas un trait présentable.

Il comprenait fort bien qu'entre ce récit et son affaire un rapport intime existait; mais lequel? Il ne l'entrevoyait pas.

Quant à Hortebize et à Catenac, qui croyaient, eux, connaître à fond leur Baptistin, ils échangeaient des regards surpris et inquiets.

Ils se demandaient:

—Est-il de bonne foi ou bien joue-t-il une comédie dont le but nous échappe?

Avec B. Mascarot, savoir au juste à quoi s'en tenir est difficile, pour ne pas dire impossible.

Lui, cependant, paraissait se soucier infiniment peu des impressions de ses auditeurs. Il était revenu prendre sa place devant son bureau.

Son visage, enflammé le moment d'avant de tous les feux de la colère et de la haine, avait recouvré sa placidité accoutumée, et c'est de son geste habituel qu'il ajustait ses lunettes.

J'espère, monsieur le marquis, reprit-il, que vous excuserez cette longue, mais indispensable préface.

Cette introduction est, comme qui dirait le côté romanesque. Écoutez maintenant la partie réelle... et pratique.

Sachant tout ce que l'attitude imprime d'autorité à la parole, B. Mascarot se leva de nouveau et vint s'adosser à la tablette de la cheminée.

Ses lunettes, il est vrai, cachaient ses yeux; mais il se dégageait de toute sa personne comme un fluide magnétique, émanation subtile de son énergique volonté, qui commandait, qui imposait l'attention.

—En cette nuit dont je vous parle, monsieur le marquis, reprit-il, nous avons, mes amis et moi, rompu violemment les liens de la morale et de l'honneur, nous avons secoué toutes les tyrannies du devoir. Et le plan qui était sorti entier et complet de mon cerveau, je puis vous le développer en me servant des expressions que j'employais il y a vingt ans pour l'exposer à mes amis.

Vous devez le savoir, marquis, lorsque l'été s'avance il n'est plus une cerise qui ne renferme un ver. Les plus belles, les plus rouges, les plus fraîches en apparence, sont celles dont l'intérieur, si on les ouvre, est le plus infecté.

De même, dans une société raffinée comme la nôtre, il n'est pas de famille,—je dis pas une, entendez-moi bien,—qui ne cache en son sein quelque plaie secrète, quelque mystère de douleur, de ridicule ou de honte.

Maintenant, supposez un homme connaissant le secret de tous les autres.

Celui-là ne sera-t-il pas le maître du monde? Ne sera-t-il pas plus puissant que le plus puissant monarque? Ne disposera-t-il pas, selon son caprice et sans contrôle possible, de tout et de tous?

Eh bien!... je m'étais dis que je serais cet homme...

Depuis des mois qu'il était en relations avec l'honorable placeur, le marquis de Croisenois n'avait pas été sans soupçonner son genre d'opérations.

—Mais c'est la théorie du chantage que vous me prêchez! fit-il.

B. Mascarot s'inclina ironiquement.

—Tout juste! répondit-il. Oui, marquis, c'est bien là ce qu'on appelle le chantage.

Relativement le mot est nouveau, mais la spéculation est vieille comme le monde, probablement. Le jour où un homme, surprenant l'action infâme d'un autre homme, le menaça de la divulguer s'il ne subissait pas certaines exigences, le chantage était inventé.

Si tout ce qui est vieux est respectable, le «chantage» l'est à coup sur.

Comment vivait, s'il vous plaît, le «divin Arétin,» ce poète obscène qui s'intitulait si fièrement «le fléau des princes?» Il faisait chanter les rois. Et quels rois!... François Ier et Charles-Quint. Mais tout se démocratise, marquis, et nous autres, nous nous contentons de faire chanter le peuple, j'entends tous ceux qui ont de l'argent...

L'aveu était si affreusement cynique, qu'une légère rougeur colora les joues de Croisenois.

—Oh! monsieur, protesta-t-il, monsieur...

—Bah!... s'écria le digne placeur, êtes-vous pudibond à ce point que le mot propre vous épouvante! Qui donc en sa vie n'a pas fait un peu de chantage? Et tenez, vous-même... vous souvient-il qu'une nuit de cet hiver, à votre club, vous avez surpris, trichant au jeu, les mains pleines de cartes préparées, un jeune étranger fort riche? Que lui avez-vous dit sur le moment? Rien. Seulement, le lendemain vous êtes allé lui emprunter dix mille francs. Quand les lui rendrez-vous?

Pour le coup, Croisenois faillit tomber à la renverse.

—Prodigieux!... balbutia-t-il, effrayant!

Mais déjà B. Mascarot poursuivait:

—Je connais, moi, à Paris, deux mille individus qui vivent bien et qui n'ont d'autres moyens d'existence que le chantage. Je les ai tous étudiés, oui, tous, depuis l'ignoble forçat qui extorque de l'argent à son ancien compagnon de chaîne, jusqu'au gredin à dog-cart qui, parce que le hasard l'a fait le confident des faiblesses d'une pauvre femme, force cette femme à lui donner sa fille en mariage...

Si jamais, près de vous, sur le boulevard, le prince de S... venait à croiser J..., ce boursier si taré que je ne voudrais pas le saluer, regardez, vous verrez le prince, qui est bien le plus fier grand seigneur que je sache, serrer affectueusement la main du misérable. Pourquoi? Je n'ai pu le découvrir, et cependant je flaire là un secret de cent mille francs.

J'ai connu, dans les environs de la rue de Douai, un commissionnaire qui, en cinq ans, a amassé une jolie fortune. Devinez comment? Quand on lui remettait une lettre, il commençait par la décacheter et la lire. Si elle contenait une seule ligne compromettante, il ne la portait pas et revenait vite la vendre à qui l'avait écrite.

Il n'est pas une affaire industrielle importante qui n'ait ses parasites, gens adroits qui ont découvert quelque ressort suspect et qui font payer leur silence.

Je sais une grande et honnête société qui, pour avoir violé une fois ses statuts, est condamnée à servir une pension de vingt-cinq mille francs à un gredin tout chamarré de croix étrangères qui a su soustraire des preuves.

Tout cela, il est vrai, se négocie mystérieusement, avec mille précautions. En matière de «chantage,» les tribunaux français ne plaisantent pas et la police est alerte...

B. Mascarot s'était sans doute donné la tâche de faire parcourir à ses auditeurs la gamme entière des émotions.

A ces mots de «tribunaux» et de «police» ainsi jetés après des aveux extraordinaires, ils furent secoués par le frisson de la peur.

Lui les regardait d'un air de défi.

—Sur ce terrain, poursuivit-il, les Anglais sont nos maîtres.

A Londres, un secret honteux se négocie aussi facilement qu'une lettre de change. Il y a, dans la Cité, un bijoutier bien connu, qui, sur la simple consignation d'une lettre dangereuse, signée d'un nom «respectable», avance des fonds. Sa boutique est comme le Mont-de-Piété de l'infamie.

Les «maîtres chanteurs» de Londres ont, en diverses fois, tiré du noble lord Palmerston, cinquante mille livres sterling, au bas mot, plus d'un million. Le vieux Pam avait le défaut d'aimer plus que de raison la femme de son prochain et le tort de craindre affreusement le scandale.

En Amérique, c'est mieux encore. Le «chantage», élevé à la hauteur d'une institution, a pignon sur rue, tient boutique et paie patente. Le citoyen de New-York qui médite un mauvais coup s'inquiète des trafiquants de secrets bien plus que de la police...

Depuis longtemps déjà, Hortebize, Catenac surtout, donnaient les signes les plus manifestes d'une sérieuse impatience.

C'était un réquisitoire en règle qu'ils subissaient.

Mais ni leurs regards, ni les signes du docteur qui montrait Paul près de se trouver mal, ne troublèrent l'imperturbable placeur.

—Nos commencements furent rudes, monsieur le marquis, poursuivit-il: nous semions, alors, et vous arrivez lorsqu'il n'est plus question que de moissonner. Heureusement, les études de Catenac et de mon cher Hortebize étaient comme choisies en vue de nos opérations. L'un était avocat, l'autre médecin. Ils soignaient l'un les plaies du corps, l'autre les plaies de la bourse. Vous comprenez tout ce qu'a dû leur révéler l'exercice bien entendu de leur profession. Quant à moi, chef de l'association, je ne pouvais ni ne voulais rester les bras croisés. Mais que faire? Pendant une longue semaine je flottai indécis entre bien des partis divers, et il fallait se hâter, notre mise de fonds diminuait. Enfin, après bien des réflexions, je vins louer cet appartement où nous sommes, et je fondai mon agence de placement. Un placeur n'inquiète personne... Du reste, les calculs qui déterminèrent mon choix étaient justes. Le résultat l'a prouvé, mes associés sont là pour vous l'affirmer.

Catenac et Hortebize inclinèrent la tête en signe d'assentiment.

—A notre époque, continua le placeur, et nos mœurs admises, on doit reconnaître que la domesticité, dans les grandes villes surtout, est comme un filet immense, à mailles fortes et serrées, sous lequel se débattent les classes aisées.

Rechercher les «pourquoi» et les «comment» serait trop long.

Ce qui est clair et positif, c'est que le riche, en son hôtel, au milieu de ses gens, est plus strictement surveillé que le prévenu au fond de son cachot, entouré d'invisibles espions.

Rien de ce que fait l'homme riche n'échappe à une curiosité qu'attise l'intérêt toujours en éveil. Qu'il parle ou se taise, qu'il soit irrité ou satisfait, triste ou gai, on l'observe.

Paroles, gestes, regards, mouvements imperceptibles de la physionomie, tout est recueilli, examiné, commenté, analysé.

Cacher huit jours, non une de ses actions, mais une de ses pensées lui est impossible.

Du secret que la nuit, les portes closes, il confie à sa femme, sur le traversin, de bouche à oreille, toujours il s'évapore quelque chose...

M. de Croisenois qui, faute de pouvoir faire autrement, avait pris bravement le parti de se résigner, daigna sourire.

—Connu!... murmura-t-il, connu!...

—En effet, monsieur le marquis, vous devez avoir médité ces vérités, vous qui ne m'avez jamais laissé vous choisir un valet de chambre.

—Oh! j'ai la main si heureuse!

—Je le sais. Vous trouvez des serviteurs uniques, impayables, qui refusent les louis qu'on leur offre. En suis-je moins exactement informé de vos actions? Non. En revanche, vous avez près de vous, est-ce bien prudent? un homme que vous ne connaissez pas...

—Oh!... Morel m'a été recommandé par un de mes amis, sir Waterfield...

—Possible!... Ce qui n'empêche qu'il m'inquiète, ce gaillard à allures raides... Nous y reviendrons... Pour en finir, je vous dirai qu'ayant reconnu et calculé la puissance énorme dont disposent les domestiques, je conçus le projet de m'approprier cette puissance sans emploi, de l'emmagasiner, pour ainsi dire, comme de la vapeur, et enfin de l'utiliser à notre profit après l'avoir réglée. Et cela, je l'ai fait. Ce bureau, qui n'a l'air de rien, est comme le centre d'une toile d'araignée qui a coûté vingt ans d'efforts et de patience, mais qui enveloppe Paris.

Je suis ici, les pieds devant le feu, mais j'ai partout des yeux écarquillés et des oreilles largement ouvertes, qui voient et entendent pour moi.

La police dépense des millions pour entretenir ses agents. J'ai, moi, sans bourse délier, une armée d'agents incorruptibles et dévoués.

Je reçois, en moyenne, tous les jours, cinquante domestiques des deux sexes. Comptez ce que cela fait au bout de l'année.

Et pendant que les espions de la police en sont réduits à rôder furtivement autour des maisons qu'ils observent, les miens sont au cœur de la place, ils y vivent, ils sont mêlés aux intérêts, aux passions, aux intrigues qui s'agitent. Et ce n'est pas tout. Par les employés que je place, caissiers ou teneurs de livres, j'ai un pied dans le commerce. Par mes garçons de restaurant, j'ai la clé des cabinets particuliers les plus mystérieux.

C'est avec l'accent de l'orgueil satisfait que B. Mascarot expliquait les rouages de sa redoutable machine. Ses lunettes étincelaient.

—Et ne croyez pas, reprit-il, que tous ces gens sont dans le secret. Non, Dieu merci!... Ils ne savent, pour la plupart, ce qu'ils font, et là est ma force. Chacun d'eux m'apporte incessamment son brin de fil, et c'est moi qui en fais la corde qui attache mes esclaves. Ils viennent ici, ils causent, ils sont indiscrets et médisants, voilà tout. Nous sommes ici trois qui passons notre vie à écouter.

Puis, le soir, nous passons au crible tout ce qui nous a été dit, et toujours, parmi les bavardages, surnage quelque renseignement que j'utilise.

Tous ces gens qui me servent sans s'en douter, je ne puis les comparer qu'à ces oiseaux singuliers des solitudes du Brésil, dont la présence annonce infailliblement une source souterraine. A l'endroit précis où l'un d'eux a chanté, le voyageur mourant de soif peut creuser, il trouvera de l'eau. Mes oiseaux à moi me révèlent simplement l'existence d'un secret. Creuser est ensuite mon affaire. Je mets en campagne mes agents spéciaux, je cherche et je trouve... Voilà, monsieur le marquis, ce qu'est au juste notre association.

—Et par certaines années, insista le docteur Hortebize, elle a rapporté plus de deux cent cinquante mille francs.

Si M. de Croisenois détestait les longs discours, il était fort sensible à l'éloquence des chiffres.

Il connaissait trop la vie de Paris pour ne pas comprendre qu'à jeter ainsi quotidiennement son filet en eau trouble, B. Mascarot devait prendre beaucoup de poisson,—c'est-à-dire considérablement d'argent.

De là à s'unir plus étroitement à des hommes de tant d'expédients, la pente était naturelle.

Il arbora donc sa plus aimable physionomie, pour demander d'un ton de douce raillerie:

—Enfin, par quels services mériterai-je la protection de la société?

B. Mascarot était bien trop fin pour ne pas apercevoir immédiatement la nuance. Ses explications n'eussent-elles obtenu que cette indispensable bonne volonté, elles étaient justifiées.

Mais elles avaient un autre résultat encore, vivement souhaité par l'estimable placeur.

Paul glacé d'effroi au début, s'était visiblement rassuré. Il reprenait confiance en mesurant la puissance de ces hommes, qui se chargeaient de son avenir. Il oubliait l'infamie de la spéculation pour en admirer les combinaisons ingénieuses.

—Monsieur le marquis, reprit B. Mascarot, j'arrive au fait: Si jusqu'ici nous n'avons pas eu de désagréments, c'est que tout en semblant être d'une témérité inouïe, nous avons été très prudents. Nous avons usé des armes que nous savions conquérir; nous n'en avons pas abusé. C'est d'une main discrète que nous tondons nos... comment dirai-je? nos tributaires. Nous n'en avons jamais écorché un seul. Jamais nous n'avons tourmenté un insolvable, et nous faisons crédit à ceux qui sont gênés. C'est ainsi. Je vends des secrets «à tempérament,» comme certains tapissiers vendent des meubles aux lorettes. D'ailleurs, comptez que nous n'avons pas toujours exigé de l'argent. Catenac a trouvé moyen de caser très bien toute sa famille qui est fort nombreuse. Hortebize a recueilli une foule de petits bonheurs qui sont comme les menus suffrages de notre... profession. Enfin, moi-même j'ai souvent recherché des satisfactions d'amour-propre. Nul n'est parfait.

Cependant, monsieur le marquis, si lucrative que soit une profession, on finit toujours par s'en dégoûter. Voici vingt-cinq ans que nous exerçons, mes amis et moi, nous vieillissons, nous avons besoin de repos. Donc, nous sommes décidés à nous retirer. Mais, avant, nous voulons liquider, écouler avantageusement, s'il se peut, notre fonds de boutique.

—Ce n'est que juste, approuva Croisenois.

—J'ai entre les mains, continua l'honorable placeur, une masse énorme de documents. Mais ils sont d'une nature particulière, et en tirer parti n'était pas précisément facile. J'ai compté sur vous pour faire rentrer les sommes considérables qu'ils représentent...

A cette déclaration, Croisenois devint d'une pâleur livide.

Quoi!... il irait, lui, plus vil que l'assassin des grandes routes, lequel a du moins l'excuse du péril bravé, il irait armé de papiers compromettants, demander aux gens: La bourse ou l'honneur?

Il consentait bien à partager les profits d'un trafic ignoble; il ne pouvait supporter l'idée de mettre, comme on dit vulgairement, la main à la pâte.

—Jamais!... s'écria-t-il, jamais!... Ne comptez pas sur moi!...

L'indignation du marquis semblait si sincère, sa détermination paraissait si irrévocablement arrêtée que le docteur Hortebize et maître Catenac se regardèrent, un peu inquiets de la tournure que prenait la conférence.

Croisenois se dressa furieux.
Croisenois se dressa furieux.

Le coup d'œil qu'ils adressèrent à B. Mascarot les rassura.

Il haussait les épaules et rajustait tranquillement ses lunettes.

—Ça, dit-il, assez d'enfantillage, monsieur, vous ne m'avez fait perdre que trop de paroles. Attendez avant de vous récrier. Je vous ai dit que mes documents sont d'une nature spéciale, voici pourquoi: La grande difficulté de notre genre d'affaires, est que souvent nous nous heurtons à des gens mariés qui, bien que forts riches, n'ont pas la libre disposition de leur fortune. Les maris disent: «Détourner dix mille francs de la fortune sans que ma femme le sache, est impossible!» Les femmes répondent: «Je ne puis avoir d'argent qu'en en demandant à mon mari.» Et ces gens sont sincères. Combien en ai-je vu qui, désespérés de savoir entre mes mains un secret important, se jettaient à mes genoux et me criaient: Grâce!... je ferai tout ce que vous voudrez; vous aurez plus que vous ne demandez, trouvez seulement un prétexte... Le prétexte à fournir à tous ces actionnaires de bonne volonté, je l'ai cherché et trouvé. Ce prétexte sera la société industrielle que vous lancerez avant un mois.

—D'honneur!... commença le marquis, je ne vois pas...

—Pardon!... vous voyez très bien. Tel mari qui n'aurait pu nous donner cinq mille francs sans mettre le feu à son ménage, nous en versera gaîment dix mille, parce qu'il pourra dire à sa femme: «C'est un placement.» Telle femme qui n'a pas dix sous vaillant saura bien déterminer son mari à nous apporter la somme que nous lui fixerons.

—Que dites-vous de cette idée?

—Elle est excellente, mais en quoi vous suis-je indispensable?

—En ce sens qu'à la tête d'une compagnie il faut un homme.

—Mais vous...

—Plaisantez-vous, marquis? Me voyez-vous, moi, placeur, lancer une affaire? On me rirait au nez. Hortebize, un médecin, et homéopathe encore, ne recueillerait que des quolibets. Quant à Catenac, sa situation lui interdit toute spéculation; il se contentera d'être notre conseil. Or, pour que le prétexte soit bon, il faut que la société paraisse bien sérieuse.

M. de Croisenois était cruellement embarrassé.

—C'est que vraiment, reprit-il, je ne me reconnais aucune des qualités qu'on exige d'un financier, d'un spéculateur.

—Vous êtes trop modeste. D'abord, vous avez votre titre et votre nom.

—Oh! un nom..., un titre!

Cela ne signifie rien, je le sais, mais cela manque rarement son effet. N'y a-t-il pas des compagnies qui payent, et très cher, les noms et les titres qu'elles gravent en tête de leurs prospectus, tout comme les tables d'hôte entretiennent les majors constellés de décorations qui président le repas...

—Ma situation, financièrement parlant, est impossible.

—Elle est excellente, au contraire. Avant de lancer l'affaire, vous payez vos dettes, et aussitôt on en conclut que vous disposez de capitaux énormes. L'héritage de votre frère, si déprécié en ce moment, reprend une importance énorme. Enfin, on apprendra en même temps votre mariage avec Mlle de Mussidan. Que voulez-vous de plus?

—Ma réputation est détestable. On me dit léger, dépensier, frivole.

—Tant mieux! Le jour où vous annoncerez la liquidation de votre société, vous ne rencontrerez qu'indulgence. On dira en riant: «Ce sacré Croisenois!... Quelle diable d'idée lui a pris de se mêler d'industrie!» Mais comme à ce jeu-là vous aurez gagné votre part d'abord, et en second lien le million de dot de Mlle Sabine, vous laisserez rire.

Quelles perspectives, pour un homme dont l'existence était comme un problème qu'il lui fallait résoudre chaque matin!

—Admettons que j'accepte, fit-il, comment finira la comédie?

—Le plus simplement du monde. Quand tous mes actionnaires se seront exécutés, vous mettrez la clé sous la porte, et tout sera dit.

Croisenois se dressa furieux.

—C'est-à-dire, s'écria-t-il, que vous comptez me sacrifier. Mettrez la clé sous la porte!... Vous voulez donc m'envoyer au bagne?

—L'ingrat! répondit B. Mascarot; voilà comment il me remercie de faire tout au monde pour l'empêcher d'y aller!...

—Monsieur!...

Mais à son tour Me Catenac s'était levé.

N'ayant pu se dégager, il était de son intérêt d'aider de tout son pouvoir à la réussite des projets de B. Mascarot.

—Vous vous méprenez, cher monsieur, dit-il à Croisenois; n'avons-nous pas les sociétés à responsabilité limitée?

Écoutez plutôt. Demain vous vous présentez chez un notaire, et vous déclarez que vous faites appel aux capitaux intelligents pour l'exploitation de n'importe quoi... des marbres des Pyrénées, si vous voulez. Nous trouverons mieux, soyez tranquille.

En conséquence, vous ouvrez une liste de souscription. Cette liste, les actionnaires de mon ami Baptistin la remplissent.

Quand nous avons les fonds, que faisons-nous? Tranquillement, nous remboursons les souscripteurs étrangers, et nous écrivons aux autres que l'affaire n'a pas réussi, que tout a été contre nous; bref, que le capital est perdu!...

Or, Baptistin, ayant obtenu ou fait obtenir de chacun de ses gens une décharge en règle, aucun ne soufflera mot... C'est simple comme bonjour.

Le marquis avait écouté de toutes ses forces; il réfléchissait.

—Mais, messieurs, s'écria-t-il, tous ces souscripteurs contraints sauront que j'ai fait une spéculation ignoble.

—Possible.

—Ils me mépriseront.

—Probablement; mais nul ne sera assez hardi pour le laisser voir.

—Oh!...

—Quoi! oh! Est-ce que les apparences ne vous suffisent pas? Vous êtes diantrement difficile. Entre nous, qui estime-t-on sincèrement et sans restriction à notre époque? Personne. On paraît estimer, voilà tout! Même, pour exprimer ce sentiment singulier, on a créé un mot nouveau: la considération, c'est-à-dire l'hommage rendu à la force unie à l'adresse. Vous serez considéré.

Le brillant marquis était fort ébranlé.

—Et vous êtes sûr de vos... actionnaires? demanda-t-il. En tenez-vous vraiment assez pour être certain de couvrir les frais qui seront considérables?

Cette question, l'honorable placeur l'attendait pour porter le dernier coup.

—Mes calculs sont faits, prononça-t-il, et ils sont exacts.

Il prit en même temps, sur son bureau, un paquet de ces fiches qu'il passait sa vie à annoter, et les faisant claquer sous ses doigts comme un jeu de cartes, il continua:

—J'ai là les noms de 350 personnes qui, en moyenne, verseront chacune dix mille francs.

—Trois millions cinq cent mille francs!...

—C'est là le total, si Barême ne ment pas. Et vous plaît-il, à cette heure, de connaître la nature de nos armes? Accordez-moi deux minutes encore et jugez, je ne choisis pas.

D'une main exercée, il battit et mêla les fiches qu'il tenait à la main, et c'est au hasard qu'il lut:

N..., ingénieur.Cinq lettres décisives adressées à la femme du protecteur qui lui a procuré sa position, et qui d'un mot peut la lui faire perdre.—Versera 15,000 francs.

P..., négociant.Un agenda établissant que sa dernière faillite était frauduleuse et qu'il a détourné 200,000 francs de l'actif,—Donnera certainement 20,000 francs.

Mme V...Son portrait photographié dans un costume trop léger. N'est pas riche.—Fera cependant verser 3,000 francs.

Mme H...Trois billets de sa mère ne laissant aucun doute sur une aventure fâcheuse avant son mariage. Lettre d'une sage-femme à l'appui.—Domine son mari.—Doit faire verser au moins 10,000 francs.

L...—Une chanson obscène et impie, écrite de sa main et signée.—Peut donner 2,000 francs.

S..., employé supérieur de la Cie de ***.—Minute de son traité avec un fournisseur, stipulant pour lui un pot-de-vin considérable.—Ira, si on le pousse, jusqu'à 15,000 francs.

X...—Partie de sa correspondance avec L..., en 1848.—Versera 3,000 francs.

Mme M... de M...—Un petit roman qui est l'histoire exacte de ses aventures avec M. J...

Il n'en fallait pas tant pour décider M. de Croisenois.

—C'est assez, interrompit-il, je me rends. Oui, je m'incline devant votre mystérieuse puissance, plus formidable que celle de la police...

—Et bien autrement sérieuse, ajouta l'excellent docteur. Nous n'avons jamais examiné nos opérations à ce point de vue. C'est un tort. N'entreprenez rien contre le droit, la loi ou la foi, et on ne vous fera pas chanter. Donc, le «chantage» est un moyen de moralisation...

Mais le marquis de Croisenois était trop agité pour goûter la plaisanterie. Il se retourna vers B. Mascarot, et, d'une voix brève, dit:

—J'attends vos ordres, monsieur.

Comme toujours, B. Mascarot l'emportait. Successivement il avait abattu le comte de Mussidan, Paul Violaine et Catenac lui-même. Maintenant il voyait M. de Croisenois à ses pieds.

Entré le front haut, rayonnant d'audace et d'impudence, le brillant marquis se résignait à passer sous les fourches caudines du placeur, si bas qu'il fallut ramper pour cela.

Dix fois, pendant la discussion, l'idée lui était venue de dire:

—Et si je n'acceptais pas, cependant, si je refusais!...

La réflexion avait dix fois arrêté sur ses lèvres cet imprudent défi.

Il avait compris que des hommes comme ces trois associés ne livrent pas leur secret à la légère.

Et, plus B. Mascarot montrait d'abandon et de cynique franchise, mieux Croisenois sentait qu'il devait être, qu'il était entièrement au pouvoir de ce personnage étrange.

Il ne pouvait pas ne pas tout savoir, celui qui avait réussi à découvrir sa déshonorante transaction de jeu.

Or, le marquis avait sur la conscience juste assez de peccadilles pour trembler sous le regard qu'à travers ces lunettes vertes il sentait arrêté sur lui, persistant et aigu comme celui d'un juge d'instruction qui s'efforce de faire tressaillir la vérité au fond de l'âme d'un prévenu.

Sans doute sa vanité souffrait cruellement de cette humiliante et déshonorante dépendance, et les quelques gouttes de sang généreux qui coulaient encore dans ses veines se révoltaient.

Mais, d'un autre côté, tout ébloui de l'éclat de cette puissance mystérieuse qui se révélait à lui, il se réjouissait d'avoir désormais pour associés dans la vie de pareils lutteurs.

S'il avait craint tout d'abord d'être sacrifié, il était rassuré par l'évidence d'une indissoluble communauté d'intérêts.

De toutes ces considérations avait jailli cette phrase qui, une heure plus tôt, eût écorché sa bouche orgueilleuse:

—J'attends vos ordres!...

Humilité perdue! Seuls les débiles éprouvent une inepte satisfaction à faire sentir le poids de leur tyrannie. B. Mascarot n'abuse jamais. Il sait que si le vaincu peut oublier sa défaite, il ne pardonne pas l'insulte inutile.

C'est donc avec la plus parfaite courtoisie qu'il répondît:

—Je n'ai pas d'ordre à vous donner, monsieur le marquis. Nous avons tous au succès un intérêt égal; nous ne pouvons que délibérer, nous concerter avant d'adopter définitivement les mesures les plus convenables.

Croisenois s'inclina, touché de cette politesse inattendue succédant à tant de brutalité.

—Il est oiseux, n'est-ce pas, reprit le digne placeur de vous montrer tous les avantages de votre résolution? Notons seulement, pour éviter les récriminations ultérieures, votre situation actuelle. Vous m'écriviez, l'autre jour: «J'attends les pieds dans le feu...» En bon français, vous êtes à bout d'expédients, et vous n'avez plus rien d'heureux à espérer de l'avenir.

—Pardon... permettez... J'ai à espérer l'héritage de mon pauvre frère Georges, disparu d'une façon si inexplicable...

B. Mascarot eut un joli geste d'amicale menace.

—Puisque vous voici des nôtres, cher marquis, fit-il, laissez-moi vous dire qu'entre nous la franchise est de rigueur. Demandez plutôt à notre bon ami Catenac.

—En effet!... répondit l'avocat, à qui cette pointe de fine ironie arracha une grimace plutôt qu'un sourire.

Le marquis prit l'air le plus étonné.

—Je ne vois pas, interrogea-t-il, en quoi je manque de franchise...

—Que diable nous parlez-vous de cet héritage!...

—Mais il existe, monsieur, mais il est considérable!...

—Assez, assez!... Nous sommes fixés sur ce point. On peut encore, malgré beaucoup de non-valeurs, l'évaluer à douze ou quatorze cent mille francs!...

—Eh bien!... Ne puis-je obtenir un arrêt d'envoi en possession? Les articles 127, 129 et suivants du Code Napoléon...

Il s'interrompit, surprenant sur la figure du bon docteur Hortebize tous les signes de la violente envie de rire.

—Ne nous dites donc pas de ces choses-là, répondit le placeur. Tant qu'il s'est agi d'obtenir une déclaration d'absence et un envoi en possession provisoire permettant de palper les revenus, vous vous êtes fort remué; mais votre situation a changé, et, tout dernièrement, vous avez fait secrètement des pieds et des mains pour éviter un envoi en possession définitif.

—Quoi!... vous pouvez croire...

—Chut!... vous avez sagement agi. Cette succession est si bien escomptée et surescomptée qu'elle ne suffirait pas à désintéresser vos créanciers. Qu'elle soit liquidée demain, après-demain votre crédit est perdu. En ce moment ce fameux héritage n'est pour vous qu'un miroir à alouettes qui vous sert à éblouir vos fournisseurs.

C'était un beau joueur que Croisenois. Se voyant percé à jour, il prit le parti d'éclater de rire.

—On fait ce qu'on peut!... dit-il.

L'honorable placeur avait regagné son fauteuil. Toute son animation avait disparu. Il paraissait accablé de fatigue.

—Il y aurait barbarie, marquis, reprit-il, après un moment de silence, à vous retenir davantage. Nous nous reverrons ces jours-ci pour aviser à faire capituler vos créanciers au meilleur marché possible. En attendant, Catenac voudra bien s'occuper de la constitution de la société, et de plus il vous donnera le vernis financier qui vous est indispensable.

Était-ce un congé?

M. de Croisenois et l'avocat le prirent ainsi, car ils se levèrent, et, après de larges poignées de main à B. Mascarot et au docteur, après un léger salut à Paul, ils sortirent ensemble, ressemblant plutôt à de vieux amis qu'à des connaissances d'une couple d'heures.

Dès que la porte fut refermée sur eux:

—Et bien! Paul, mon enfant, demanda le placeur, que pensez-vous de notre histoire?

Chez les natures molles et friables, les impressions peuvent être vives et profondes, elles ne sont jamais durables.

Après avoir été sur le point de succomber à la violence de ses émotions, Paul, s'il était un peu pâle encore, avait repris tout son sang-froid.

Maintenant qu'il avait presque réussi à étouffer les cris de sa conscience, il devait, conseillé par sa déplorable vanité, mettre son amour-propre à afficher un cynisme digne de celui de ses honorables patrons.

—Je pense, monsieur, répondit-il sans trop de tremblement dans la voix, je suis sûr, même, que vous avez besoin de moi. Tant mieux!... Moi qui ne suis pas marquis, je vous obéirai sans toutes les façons de M. de Croisenois!

L'assurance toute nouvelle de Paul ne parut aucunement surprendre l'honorable placeur.

Mais lui plut-elle? Lui fut-elle au contraire, essentiellement désagréable? Il eût été malaisé de le discerner.

Toujours est-il qu'un observateur exercé eût surpris sur sa physionomie, d'ordinaire indéchiffrable, les traces d'une lutte entre deux sentiments contraires: une vive satisfaction et une sérieuse contrariété.

Quant au bon docteur Hortebize, il fut tout simplement émerveillé de l'impudente audace de ce néophyte qui était un peu son élève.

Le sens exact de la scène qui venait d'avoir lieu éclatait si bien à ses yeux qu'il se frappa le front en homme qui s'étonne et se gourmande de n'avoir pas eu une idée d'une extrême simplicité.

—Que je suis niais!... pensa-t-il. Ce n'est pas au marquis de Croisenois qu'en réalité Baptistin s'adressait. Il posait pour Paul. Quel merveilleux comédien. Avec quelle prestigieuse sûreté chacune de ses paroles est allée faire taire un remords ou éveiller une convoitise dans l'âme de ce garçon si faible et si vaniteux!

Cependant Paul s'inquiétait du silence de son protecteur.

Si d'abord il avait été épouvanté en se sentant aux mains de cet homme extraordinaire, il tremblait maintenant à la seule idée d'être abandonné par lui et livré à ses propres forces.

—J'attends, monsieur, insista-t-il.

—Quoi?

—Que vous me disiez à quelles conditions je puis conquérir un grand nom, devenir millionnaire et épouser Mlle Flavie Rigal... que j'aime.

B. Mascarot eut un sourire amer, presque méchant.

—Dont vous aimez la dot... interrompit-il, ne confondons pas.

—Excusez-moi, monsieur, j'ai bien dit ce que je voulais dire.

Le docteur, qui n'avait pas pour être sérieux les raisons de son honorable ami, ne prit pas la peine de dissimuler un geste ironique.

—Déjà!... fit-il. Et Rose, et cette jolie Rose!...

—J'ai jugé Rose, monsieur, répondit le jeune homme, et j'ai compris ma simplicité. Pour moi, elle n'existe plus...

—Non! dit-il, cette lettre est indigne de moi.
—Non! dit-il, cette lettre est indigne de moi.

Sans aucun doute, Paul disait vrai. C'est du moins avec l'accent si difficile à feindre de la simplicité, qu'il ajouta:

—Et j'en suis à maudire la fortune de Mlle Rigal, qui creuse un abîme entre nous.

Cette déclaration dissipa les nuages qui obscurcissaient le front du placeur, et ses lunettes semblèrent tressaillir d'aise.

—Rassurez-vous, fit-il gaîment, nous comblerons l'abîme. N'est-ce pas, Hortebize? Seulement, Paul, mon enfant, ne vous le dissimulez pas, le rôle que je vous destine sera plus difficile que celui de M. de Croisenois, plus périlleux surtout.

—Tant mieux!

—La récompense, il est vrai, sera bien autrement magnifique.

—Soutenu et conseillé par vous, je me sens capable de tout oser, de tout braver et de réussir.

—C'est qu'il vous faudra de l'audace, en effet, et beaucoup, et de l'esprit de suite, surtout. Il vous faudra peut-être renoncer à votre personnalité...

—J'y renoncerai de grand cœur.

—Vous devrez revêtir la personnalité d'un autre, prendre à cet autre son nom, son passé, ses habitudes, ses idées, ses mérites et ses vices. Force vous sera d'oublier que vous êtes vous, pour arriver à vous persuader à vous-même que vous êtes lui; c'est le seul moyen de le persuader aux autres. Vous avez vécu non votre vie à vous, mais la vie de cet autre. Ah! la tâche sera lourde!...

—Eh!... monsieur, s'écria Paul avec ce facile enthousiasme des faibles, s'occupe-t-on des obstacles de la route lorsqu'on marche les yeux fixés sur un but éblouissant!

Le bon docteur ne put s'empêcher de battre doucement des mains.

—Bien, cela, fit-il.

—Puisqu'il en est ainsi, reprit le placeur, dès qu'on aura soulevé le dernier coin du voile, on n'hésitera pas à vous révéler le secret de vos hautes destinées. Et d'ici-là préparez votre courage, exercez votre front à rester impassible, vos yeux à ne jamais trahir votre pensée intime. Vous m'entendez... monsieur le duc?...

Il s'interrompit.

Beaumarchef se présentait après avoir discrètement annoncé son entrée par trois ou quatre petits coups à la porte.

L'ancien sous-off en était venu à ses fins.

Profitant d'un moment où il n'y avait presque personne dans «l'agence,» il était monté chez lui et avait revêtu sa grande tenue.

—Qu'y a-t-il? demanda B. Mascarot.

—Patron, pendant que vous étiez «en séance» avec ces messieurs, on a apporté les deux lettres que voici.

—Donne... Merci, et laisse-nous.

Pendant que Beaumar, accoutumé à ces brusques congés, se retirait, l'honorable placeur examinait la suscription des deux lettres.

—Voici, murmura-t-il, des nouvelles de Van Klopen et de l'hôtel de Mussidan. Voyons d'ailleurs ce que dit notre illustre tailleur pour dames.

Il prit l'enveloppe et lut à haute voix:

«Cher monsieur,

«Soyez satisfait. Notre ami Verminet a exécuté fort adroitement vos ordres.

«A son instigation, le jeune monsieur Gaston de Gandelu a fort proprement imité sur cinq effets de mille francs la signature de M. Martin-Rigal, ce banquier dont vous m'avez recommandé la fille.

«Je tiens ces cinq effets à votre disposition.

«Et je suis, en attendant vos nouveaux ordres, relativement à Mme de Bois-d'Ardon, votre humble serviteur.

«VAN KLOPEN.»

—Et d'un!... s'écria B. Mascarot. Si jamais celui-là s'avisait de barrer le chemin de notre ami Paul...

—Lui, monsieur, comment pourrait-il?...

Le placeur ne répondit pas. Il ouvrit l'autre lettre, et tout haut il lut:

«Je vous annonce, monsieur, la rupture du mariage de Mlle Sabine et de M. de Breulh-Faverlay. Elle est, je crois, inutile. Mademoiselle est au plus mal. Je viens d'entendre les médecins dire entre eux qu'elle ne passera peut-être pas la journée.

«FLORESTAN.»

A cette nouvelle qui menaçait tous ses projets, B. Mascarot fut saisi d'une telle colère, qu'oubliant son impassibilité, il brisa presque, d'un formidable coup de poing, la tablette de son bureau.

—Tonnerre du ciel!... s'écria-t-il, pourvu que cette péronnelle ne nous joue pas le tour de se laisser mourir!... Nous serions jolis garçons avec le Croisenois sur les bras!... Ce serait tout un plan à refaire...

Il avait violemment repoussé son fauteuil et arpentait rageusement son cabinet.

—Florestan ne se trompe-t-il pas? disait-il. Qu'est-ce que cette maladie de Mlle de Mussidan coïncidant avec la rupture de son mariage?... Il y a quelque chose là-dessous. Quoi?... Il faut le savoir: nous ne pouvons demeurer dans cette incertitude.

—Veux-tu, demanda le docteur, que j'aille jusqu'à l'hôtel Mussidan?

—Oui, c'est une idée. Ta voiture est à la porte, n'est-ce pas?... Tu es médecin, on te laissera voir Sabine.

Le docteur se hâtait de passer les manches de son pardessus, B. Mascarot l'arrêta.

—Inutile, fit-il, reste. J'ai réfléchi. Ni toi, ni moi ne pouvons nous montrer dans cette maison. Ce sont nos mines, docteur, qui éclatent. Elles étaient trop chargées... Il y aura eu, vois-tu, une explication entre le comte et la comtesse, et entre deux colères la fille aura été brisée...

—Alors, comment savoir...

—Je vais courir moi-même aux renseignements, je verrai Florestan, j'aurai des détails!...

Et sans attendre la réponse du docteur il s'élança dans sa chambre à coucher.

Il avait laissé la porte ouverte, et tout en se dépêchant de changer de vêtements, il continuait à s'adresser, d'une pièce à l'autre, à son ami Hortebize.

—Ce coup ne serait rien, poursuivait-il, si je n'avais à m'occuper que de Croisenois. Mais je songe à Paul. L'affaire de Champdoce ne peut souffrir aucun délai... Et Catenac, ce traître qui a mis Perpignan et le duc en rapport! Il faut que je voie Perpignan, que je sache au juste ce qu'on lui a dit de l'affaire et ce qu'il en a deviné... J'ai à voir Caroline Schimel aussi, à lui arracher le dernier mot de l'énigme! Ah! le temps! le temps!

Il était prêt, il attira le docteur jusqu'au milieu de sa chambre à coucher.

—Je file, lui dit-il; toi, ne laisse pas Paul. Nous ne sommes pas encore assez sûrs de lui pour le laisser se promener avec notre secret. Mène-le dîner chez Martin-Rigal, et trouve un prétexte pour lui offrir l'hospitalité cette nuit... Allons, à demain.

Et il sortit, trop préoccupé pour entendre le docteur qui lui criait:

—Bonne chance!

XIX

Au sortir de l'hôtel de Mussidan, après sa promesse à Sabine, M. de Breulh-Faverlay ne remonta pas dans le phaéton qui l'avait amené et qui l'attendait au bas du perron.

—Rentrez doucement à l'hôtel, dit-il à ses domestiques, j'irai à pied.

Il éprouvait, comme après toutes les crises, un impérieux besoin de mouvement. Il voulait marcher, se lasser s'il était possible, pour se remettre, pour tasser ses idées, pour ressaisir son sang-froid en déroute.

S'il était profondément et péniblement affecté, il était plus surpris encore. Il se sentait étourdi, comme après une chute.

Il y avait tant d'années qu'il n'avait été remué par un sentiment profond et durable, qu'il ne se reconnaissait plus.

Ses amis ne l'auraient pas reconnu davantage, à le voir descendre à grandes enjambées les Champs-Élysées.

Qu'était devenue sa belle impassibilité glaciale, admiration et modèle de tous les jeunes gens de son cercle? Son visage, dont rien jamais ne dérangeait les ligues correctes, était bouleversé.

L'émotion, la passion, la stupeur l'emportaient si bien hors de lui-même, que tout en marchant il parlait à haute voix, s'exclamait et gesticulait, ce qui est d'un commun à faire frémir et contre toutes les règles.

—Voilà donc la vie!... disait-il. On se croit bronzé, blasé, usé, vieilli, fini, on juge tout mort en soi, et il suffit d'un regard de beaux yeux pour vous rendre les palpitations de l'adolescence. On se trouble autant qu'un lycéen, on balbutie, on rougit, et même... le diable m'emporte!... on sent une larme taquine au coin de l'œil.

Certes, il aimait déjà Sabine, le jour où il avait demandé sa main au comte de Mussidan, il l'aimait... mais non comme en ce moment.

Depuis qu'il la savait perdue pour lui, il lui découvrait des mérites extraordinaires. Elle lui paraissait plus belle, plus spirituelle, parée de surprenantes qualités, mille fois plus désirable, enfin.

Qui donc eût jamais pu prévoir cela, que lui, le grand seigneur adulé, envié et recherché par excellence, lui, adoré de toutes les femmes, si tous les hommes le redoutaient, il serait repoussé le jour où, pris d'une passion sérieuse, il offrait à une jeune fille sa fortune et son nom.

—Ah! c'était bien là, murmurait-il, la compagne que je rêvais. Retrouverai-je jamais cette âme tendre, cet esprit viril, tant d'innocence et de chaste témérité, parmi toutes ces agaçantes poupées que je vois autour de moi, s'habillant, babillant, chevauchant, parlant argot et copiant les excentricités des filles. Est-il une Sabine, parmi ces extravagantes pour qui la vie est comme un cotillon perpétuel, et qui prennent un mari comme elles choisissent un valseur... parce qu'on ne peut valser seule.

Toutes les femmes lui paraissaient haïssables en ce moment, et il avait par avance des rassasiements rien qu'à songer aux héritières de sa connaissance.

—Quelle expression sublime avaient ses yeux, pensait-il, pendant qu'elle parlait de lui!... Elle lui croit du génie et elle a adopté toutes ses pensées. C'est son âme, à lui, qui palpite en elle. Avec quelle noble fierté elle disait: Nous!—Nous sommes pauvres... Nous n'avons pas de nom!...

Cependant il essaya de secouer la tristesse affreuse qui l'envahissait.

—Bast!... s'écria-t-il en décrivant un moulinet avec sa canne, de cette affaire je mourrai garçon. Mon valet de chambre, sur mes vieux jours, deviendra mon meilleur ami. Je ferai un dieu de mon ventre. Le baron Brisse prétend qu'on peut faire jusqu'à quatre repas par jour... C'est quelque chose... Puis, pour égayer mes digestions, j'aurai autour de mon fauteuil la comédie de mes héritiers.

Il eut un ricanement nerveux, mais presque aussitôt il ajouta, non sans un douloureux soupir:

—Ah!... n'importe, ma vie est manquée!

Cependant, si cruelle que fût la déception, si cuisante que fût la blessure, M. de Breulh n'en voulait ni à Sabine, ni à cet autre dont il enviait l'étonnant bonheur.

Orgueilleux au suprême degré, il était au-dessus des absurdes vanités des gens médiocres. Il ne voyait rien d'extraordinaire, d'anormal, de monstrueux à ce qu'une femme lui préférât un autre homme. Il en gémissait, voilà tout.

Sabine avait bien jugé, lorsqu'elle s'était dit: «Celui-là aussi est digne d'être aimé!»

M. de Breulh méritait un autre piédestal que celui que lui avaient élevé des amitiés et des rivalités également idiotes.

Il valait mieux que sa réputation, que sa vie, que son époque; il valait mieux surtout que ses nombreux amis.

A la mort de son oncle, il s'était lancé dans ce qu'on appelle «le tourbillon de la haute vie»; mais il avait été vite las de cette existence vide et agitée.

Posséder une écurie victorieuse, voir ses déplacements signalés par les journaux de sport, être trompé à raison de deux ou trois cents louis par mois par une demoiselle de théâtre, ne suffisait pas au bonheur de ce difficile mortel.

Depuis longtemps déjà, rongé d'ennui sous ses frivoles apparences, il cherchait un but à son ambition, une tâche à la hauteur de ce qu'il se sentait d'énergie et d'intelligence.

Il s'était bien juré que la veille de son mariage il vendrait ses chevaux de courses et romprait avec des habitudes qui l'excédaient. Et voici que ce mariage tant souhaité devenait impossible!...

Lorsqu'il entra à son club, les traces de ses émotions étaient si évidentes, que plusieurs jeunes gens occupés à battre les cartes laissèrent voir leur surprise et ne purent s'empêcher de lui demander si par hasard «Chamboran», un de ses chevaux, déjà classé pour le Grand Prix, n'était pas indisposé.

Il répondit que «Chamboran» se portait a merveille, et se hâta de passer dans un des petits salons réservés à la correspondance.

—Sur quelle herbe a donc marché de Breulh?... remarqua un des joueurs.

—Qui sait?... Le voilà en train d'écrire.

Il écrivait, en effet, à M. de Mussidan pour retirer sa parole, et la besogne n'était pas aisée.

En relisant sa lettre, M. de Breulh dut s'avouer que sous chaque phrase perçait une pointe d'ironie, et que le ton général accusait un dépit dont on ne manquerait pas de lui demander les raisons.

On a beau être chevaleresque, on est homme, et toujours quelques levains mauvais fermentent et s'agitent sous les plus généreuses résolutions.

—Non, dit M. de Breulh, cette lettre est indigne de moi.

Et sur cette réflexion, il recommença, cherchant, pour les exposer, les excuses les plus naturelles, parlant vaguement de sa vie, d'habitudes enracinées, de certaine liaison qu'il ne sentait pas le courage de briser.

Ce petit chef-d'œuvre de diplomatie terminé, il le remit à un des domestiques du club avec l'ordre de le porter immédiatement à son adresse.

M. de Breulh pensait que ce devoir d'honneur rempli, ses vaisseaux brûlés, il se sentirait l'esprit et le cœur plus libres. Point.

Il se mit au jeu, mais au bout d'un quart-d'heure il en avait assez. Il voulut dîner, il n'avait pas faim et ne put manger. Il entra à l'Opéra, il y bâilla, la musique lui portait sur les nerfs.

De guerre lasse, il rentra chez lui sur les deux heures, ce qui ne lui était pas arrivé depuis près d'un an.

L'obsession persistait.

Détacher sa pensée de Sabine lui était aussi impossible que d'empêcher son pouls de battre plus vite qu'à l'ordinaire.

Qui était cet homme qu'on lui préférait.

Il estimait trop le caractère de Mlle de Mussidan pour la soupçonner d'un choix indigne.

D'un autre côté il avait vu en sa vie tant de passions inexplicables!...

Quand les gens les plus expérimentés se laissent prendre à des pièges grossiers, comment une jeune fille se défendrait-elle contre les surprises de son cœur?

—Si pourtant elle s'était trompée! se disait M. de Breulh. S'il était possible de lui ouvrir les yeux!

Puis, pour s'excuser, sans doute, de garder cette espérance, il ajoutait:

—S'il est digne d'elle, au contraire, eh bien!... je l'aiderai à renverser les obstacles.

Il se complaisait à cette idée, savourant à l'avance l'âpre plaisir qu'il goûterait à assurer le bonheur de celle qu'il aimait et qui le repoussait.

Peut-être cependant, à son insu, se mêlait-il à cette belle générosité un désir vague d'affirmer sa supériorité et de l'étaler aux yeux de Sabine.

A quatre heures du matin, il était encore dans son fauteuil, au coin de son feu éteint.

Il était presque décidé à aller voir André. Quand on est riche, on a toujours en poche un prétexte pour visiter l'atelier d'un peintre.

Quant à ce qu'il ferait ou dirait, il ne s'en occupait pas, s'en remettant au hasard des événements et à son expérience. Il se coucha sur cette détermination.

Mais le lendemain, à son réveil, sa résolution chancelait. Pourquoi se mêlerait-il de cette affaire?... D'un autre côté, la curiosité le poignait.

Enfin, sur les deux heures, il donna ordre d'atteler, et quelques instants plus tard, il prenait au grand trot le chemin de la rue de La Tour-d'Auvergne.

Mme Poileveu, la discrète concierge d'André, était debout sur sa porte, appuyée sur le manche de son balai, lorsque le magnifique attelage de M. de Breulh s'arrêta devant la maison.

La digne femme eut comme un éblouissement. De sa vie elle n'avait vu de près des chevaux si luisants sous leurs harnais plaqués d'argent avec leurs bouffettes aux oreilles, une voiture à ce point étincelante, des domestiques si richement habillés.

—Grand Dieu!... pensa-t-elle, est-ce bien pour nous que vient ce seigneur? Ne se trompe-t-il pas?

Mais son ahurissement n'eut plus de bornes lorsque M. de Breulh, descendu de son coupé, s'avança vers elle et lui demanda:

—M. André, artiste peintre?

—Pour sûr, répondit-elle, c'est ici qu'il demeure... et voilà déjà plus de deux ans qu'il est notre locataire. Ah!... si tous les artistes lui ressemblaient! Ce n'est pas lui qui serait en retard pour son terme!... Et rangé, qu'il est, et poli, et complaisant... Jamais de noces chez lui, ni de tapage. Un être parfait, quoi!... Et sans la petite dame des Champs-Élysées... mais quoi!... vous savez, on est jeune ou on ne l'est pas...

Elle parlait, elle parlait, sans trop savoir ce qu'elle disait, tant elle appliquait son attention à considérer le possesseur de cette superbe voiture.

—Indiquez-moi son atelier, interrompit M. de Breulh impatienté.

—Eh bien!... c'est au quatrième, à droite, le nom est sur la porte, on ne peut se tromper... Mais c'est égal, je vais conduire monsieur.

—Inutile, ma brave dame, je trouverai, ne vous dérangez pas.

—Monsieur! cria André.
—Monsieur! cria André.

M. de Breulh se dirigea vers l'escalier, et Mme Poileveu demeura sur le seuil, la bouche ouverte jusqu'au gosier, aussi immobile que la femme de Loth après sa cristallisation.

—Voilà une histoire, pensa-t-elle. On vient voir M. André en grand tralala à cette heure. Quel genre. Un garçon qui n'a l'air de rien du tout... Il y a bien quatre jours que Poileveu n'a pas fait son ménage, et il ne s'est seulement pas plaint!... Ah!... mais cela ne peut durer ainsi. Un artiste qui a des connaissances comme ça, on le soigne!... Lui qui est bon enfant, il est capable de nous faire avoir un bureau de tabac!... Mais quel peut être ce grand personnage?

Sur cette réflexion, elle rentra poser son balai derrière la porte, décidée à revenir, selon son expression, tirer les vers du nez des domestiques.

Pendant ce temps, M. de Breulh-Faverlay montait lentement, et en homme qui ménage sa respiration, le raide escalier.

Il était arrivé au dernier étage et allait frapper à la porte sur laquelle il lisait le nom de André, quand, au bruit d'un pas jeune et leste, derrière lui, il se retourna.

Il était sur l'étroit palier, face à face avec un jeune homme, grand et très brun, vêtu d'une de ces longues blouses blanches comme en portent les ornemanistes à leur travail. Il tenait à la main un grand broc de zinc, qu'il venait de remplir d'eau au réservoir de la maison.

—Monsieur André? demanda M. de Breulh.

—C'est moi, monsieur...

—Je désirerais vous parler...

—Veuillez alors, monsieur, prendre la peine d'entrer chez moi.

Ce disant, le jeune peintre se glissa entre la rampe et M. de Breulh, et ouvrit la porte de son atelier, où il précéda son visiteur.

La première impression de M. de Breulh avait été favorable à André. Il avait été frappé, lui qui avait l'expérience des hommes, de cette physionomie ouverte et hardie, de ce regard lumineux et franc, de cette voix ronde et sonore.

—En tout cas, pensa-t-il, celui-là est un homme.

D'un autre côté, bien que les épreuves de sa jeunesse l'eussent dépouillé de quantité de préjugés, le costume d'André l'étonnait.

Il avait bien du mal à imaginer l'homme distingué par Sabine de Mussidan en blouse, allant chercher lui-même son eau à la pompe.

Mais on ne voyait rien de sa surprise; il avait eu le temps, depuis la veille, de reprendre cet air parfaitement détaché de tout, qui lui était habituel.

—Je dois, monsieur, commença André, vous prier de m'excuser de vous recevoir ainsi... Mais, que voulez-vous, tant qu'on n'est pas très riche, on n'est bien servi que par soi, et encore!...

Il montrait en même temps, sans embarras mais sans forfanterie, sa blouse et son broc qu'il venait de déposer dans un coin.

Le ton plut à M. de Breulh, qui eut un sourire et un geste cordial.

—C'est à moi plutôt, qui vous dérange, fit-il, de vous demander pardon. Je vous suis adressé par un de mes amis, un de mes...

Il cherchait.

—Par le prince Crescenzi, peut-être! demanda André.

C'est à peine si M. de Breulh connaissait le célèbre armateur, mais il saisit avec empressement la perche que lui tendait son interlocuteur.

—Précisément! répondit-il. Le prince fait le plus grand cas de votre talent et n'en parle qu'avec enthousiasme. Connaissant la sûreté de son goût, je me suis dit qu'il me faudrait un tableau de vous... Soyez tranquille, vous serez chez moi en bonne compagnie...

André s'était incliné, plus rougissant qu'une pensionnaire à un compliment de monseigneur l'évêque.

—Je ne saurais trop vous remercier, monsieur, dit-il, d'avoir ainsi cru le prince Crescenzi sur parole, malheureusement vous vous serez dérangé, et je crains, inutilement...

—Pourquoi cela?

—J'ai eu tant d'occupation, les mois derniers, tant de travail, que je n'ai rien d'achevé, rien de présentable...

M. de Breulh l'interrompit.

—Qu'importe? Est-ce que l'avenir n'est pas un peu à nous? Ce qui n'est pas fait, vous le ferez...

—Il est vrai, monsieur, que si vous avez en moi assez de confiance...

—Comment, si j'ai confiance!... Crescenzi n'est-il pas votre garant!

—Alors, nous pourrions convenir d'un sujet...

Sans s'en douter, André achevait la conquête de son visiteur.

—C'est particulier, pensait M. de Breulh, je devrais le haïr, ce garçon, j'ai pour cela mille bonnes raisons, et jamais cependant personne ne m'a été si sympathique.

Comme il se taisait, cherchant à se bien rendre compte de ses sentiments encore confus, André reprit la parole.

—J'ai là, monsieur, poursuivit-il, une trentaine d'esquisses, qui deviendront, je l'espère, des tableaux passables; si l'une d'elles vous convenait...

—Oui!... voyons, répondit avec empressement M. de Breulh.

Ayant jugé le caractère, il n'était pas fâché de juger le talent, et c'est avec la plus sérieuse attention qu'il commença à passer en revue les toiles accrochées aux murs.

André, sans mot dire, le laissait faire...

Cette commande qui lui venait pensait-il, par l'entremise du prince Crescenzi, pouvait être le point de départ de sa fortune artistique. Le prince est un des sept ou huit amateurs de l'Europe qui, d'un mot, peuvent faire vendre 10,000 francs la plus indigne croûte.

Mais André n'était pas en disposition de se réjouir de ce bonheur.

Rarement, en sa vie si tourmentée, il avait éprouvé une tristesse pareille à celle qui, en ce moment, lui serrait le cœur.

C'est que, l'avant-veille, après lui avoir annoncé une démarche décisive, Sabine l'avait quitté en lui disant: «A demain une lettre.»

Or, ce lendemain, impatiemment attendu, était passé, on était au surlendemain, trois heures venaient de sonner, et il n'avait reçu ni un mot, ni un signe de vie... rien...

Depuis quarante-huit heures, il était sur des charbons ardents.

Il ne doutait pas de Sabine, il eut douté de soi avant; mais que s'était-il passé là-bas, à cet hôtel de Mussidan, dont les portes lui étaient fermées?

Il endurait cet intolérable supplice qui torture un homme énergique, lorsqu'il sent sa destinée se décider, et qu'il sait ne rien pouvoir pour hâter la solution et se la rendre favorable.

Cependant M. de Breulh avait terminé son examen.

Pour lui, désormais, le talent de André était évident, indiscutable.

Sur toutes ces toiles, esquissées à la hâte, on pouvait relever de grands défauts, des inexpériences, des témérités malheureuses, mais chacune d'elles était marquée au cachet d'une puissante individualité.

André était un «homme» dans la forte acception du mot; il était «artiste» aussi,—en restituant à ce titre magnifique son véritable sens.

Dire que l'orgueil de Breulh-Faverlay ne saignait pas sous les griffes aiguës de la jalousie serait trop dire. Mais il sut dompter les révoltes des sentiments mauvais. C'est franchement et loyalement qu'il tendit la main au jeune peintre.

—Lorsque je suis entré chez vous, monsieur, lui dit-il, je désirais un tableau de vous; maintenant je le veux... Ce n'est plus sur la foi d'un autre que je crois à votre talent.

Et comme André ne répondait pas:

—J'ai choisi mon esquisse, ajouta-t-il, arrêtons nos conditions.

Pauvre, sans protecteurs, sans influence d'école, attaché à la rude tâche quotidienne qui lui donnait du pain, André n'avait eu ni le temps ni les moyens d'aller étudier aux pays classiques les secrets des poésies de convention. Il se contentait de rendre ce qu'il voyait et sentait. Il estimait que faire palpiter sur la toile la passion et la vie est un peu plus difficile que d'y peinturlurer des bonshommes en costumes étrangers.

Entre toutes ses esquisses, il s'en trouvait une qu'il avait appelée: Le Lundi à la Barrière.

Au premier plan, deux hommes luttaient qu'un troisième s'efforçait de séparer. Les vêtements déchirés laissaient voir les torses nus. Les muscles saillaient sous les chairs palpitantes. Les visages avaient les contorsions de l'ivresse, de la haine et de la colère.

Un peu à droite, une femme, la cause du combat, était étendue à terre, les cheveux épars, une large blessure à la tempe, et deux de ses compagnes accroupies près d'elle, s'efforçaient de lui faire reprendre ses sens.

Quelques badauds faisaient cercle; des enfants se sauvaient, et dans le lointain on apercevait les tricornes des sergents de ville qui accouraient.

Chose vulgaire! oui. Scène vraie.

Et seule, la vérité, à cette heure, peut sauver l'art... mais la vraie, non la convenue, celle qui agrandit et généralise, non celle qui particularise et rapetisse...

C'est cette esquisse que désigna M. de Breulh.

—Voilà, dit-il, ce que je voudrais.

Alors, André, avec cette insistance pratique que donne l'habitude des déceptions, entra dans les détails de l'exécution, s'expliquant sur la composition, sur les proportions à donner au sujet, sur les dimensions de la toile, sur tout, enfin.

M. de Breulh, du geste et de la voix, approuvait.

—Ce que vous ferez, disait-il, sera bien fait; que rien ne vous gêne ni ne vous inquiète: obéissez à vos inspirations.

Il brûlait, maintenant, d'en finir et de se retirer, ayant trop de délicatesse pour ne pas souffrir de la fausseté de la situation. La confiance d'André le gênait considérablement: il en perdait son assurance.

Toutes les conventions étaient arrêtées, et il fallut à M. de Breulh un effort de volonté pour aborder la question du prix de ce tableau qu'il commandait.

Peut-être s'attendait-il à des tergiversations, aux simagrées d'une fausse modestie et d'un désintéressement ridicule. Point.

—Monsieur, répondit dignement André, la valeur de la peinture étant toute de convention, je ne puis rien vous dire. Une toile de la dimension que nous disons, coûte, blanche, quatre-vingts francs. Couverte de couleur, elle peut n'avoir plus aucune valeur, ou valoir...

—Pensez-vous, interrompit M. de Breulh, qu'en vous offrant dix mille francs...

André eut un geste de protestation.

—Trop, fit-il, beaucoup trop.

—Cependant...

—En l'état actuel, n'étant pas plus connu que je ne suis, quatre mille francs seront un prix magnifique. Si cependant je réussissais au-delà de mes espérances, eh bien!... je vous demanderais six mille francs.

—Soit, répondit M. de Breulh, voilà qui est dit.

Il avait tiré de sa poche un élégant portefeuille à son chiffre. Il y prit deux billets de mille francs qu'il posa sur la table, en disant:

—Voilà toujours la moitié d'avance.

Le jeune peintre devint plus rouge que le carmin de sa palette.

—Vous voulez plaisanter, monsieur, balbutia-t-il.

—Pas le moins du monde, répondit gravement M. de Breulh, j'ai en affaires des principes dont je ne m'écarte jamais.

Puis, du ton le plus encourageant, il ajouta:

—Qui vous dit que je ne prétends pas vous lier, mon cher maître? Ces deux billets nous tiennent lieu de contrat.

Ainsi présentée, l'action de M. de Breulh n'avait rien que de très flatteur. Cependant la susceptibilité un peu excessive peut-être de André s'effarouchait.

—C'est que, monsieur, commença-t-il, je ne pourrai vous livrer ce tableau avant cinq ou six mois... J'ai traité avec un riche entrepreneur, M. Gandelu, pour les sculptures d'une maison.

—Qu'importe! insista M. de Breulh, je ne reviens jamais sur ce que je dis.

Décemment, à moins d'être fou, André ne pouvait résister davantage. Il inclina la tête en signe d'assentiment, ne pouvant s'empêcher de s'avouer que cet argent arrivait singulièrement à propos.

M. de Breulh, lui, s'apprêtait à se retirer.

—Donc, fit-il, en ouvrant la porte de l'atelier, bonne réussite, mon cher peintre. Si vous étiez aimable, vous viendriez un matin me demander à déjeuner, je vous montrerais un Murillo qui, à lui seul, vaut le voyage...

Et, autant pour affirmer son invitation que pour faire savoir qui il était, il tendit sa carte et sortit.

En présence de ce visiteur, André n'avait pas donné un regard à cette carte, mais dès qu'il fut seul, il regarda.

Ce nom de Breulh-Faverlay lui sauta aux yeux plus flamboyant que l'éclair qui précède la foudre.

Pendant une seconde, il fut assommé. A la seconde suivante, une épouvantable colère charria tout son sang à son cerveau.

Il se vit joué, raillé, humilié...

Sans se rendre compte de ce qu'il faisait, il se précipita sur le palier et, se penchant le long de la rampe, il appela à pleine voix!

—Monsieur!... monsieur!...

M. de Breulh, qui déjà était arrivé au second étage, releva la tête.

—Remontez!... cria André.

Après un mouvement insaisissable d'hésitation, le gentilhomme obéît.

Lorsqu'il fut rentré dans l'atelier:

—Reprenez votre argent, monsieur, lui dit André d'une voix que la colère rendait à peine intelligible, reprenez ces billets.

—Qu'avez-vous?... Qu'y a-t-il?

—Rien, sinon que j'ai réfléchi; je ne puis faire, je ne ferai pas votre tableau.

—Ah ça... pourquoi?

Pourquoi!... M. de Breulh le savait parfaitement. Il comprenait que Sabine avait prononcé son nom et dit ses espérances. Peu généreux en cette circonstance, imprudent même, il abusait de la position si difficile et si délicate du jeune peintre.

—Parce que! répondit André.

—Mais ce n'est pas une raison, cela!

André perdait la tête. Dire les raisons de son revirement soudain était impossible. Il fût mort plutôt que de prononcer le nom de Sabine. Il ne vit que la violence pour sortir d'une situation sans issue.

—En bien! monsieur, fit-il avec un regard chargé de haine, admettez que votre figure m'a déplu!... C'est une raison, cela!...

—Mais c'est une provocation, cela, monsieur André.

—Ah! ce sera ce que vous voudrez!...

La patience n'était pas la vertu dominante de M. de Breulh. Il devint plus blanc que sa chemise et eut un mouvement terrible.

Mais sa nature généreuse reprenant aussitôt le dessus, c'est d'une voix émue qu'il dit:

—Acceptez mes excuses sincères, monsieur André... Tenez, je l'avoue, j'ai joué un rôle qui n'était digne ni de vous ni de moi... Je devais, dès en entrant, me nommer et vous dire: Je sais tout.

—Je ne vous comprends pas, monsieur, répondit André d'un ton glacé...

—Si, vous me comprenez, mais vous vous défiez de moi... J'ai mérité cette injure. Cessez de feindre, cependant; Mlle Sabine m'a tout confié, tout, entendez-vous bien... Et, s'il vous fallait une preuve, je vous dirais que cette toile que j'aperçois là, tournée du côté du mur, doit-être le portrait de Mlle de Mussidan.

André gardant toujours le silence, M. de Breulh eut un triste sourire.

—J'ajouterai, reprit-il, pour dissiper tous vos soupçons, que hier, sur la prière de Mlle Sabine, j'ai retiré la demande que j'avais faite de sa main.

Aux explications de ce galant homme, reconnaissant si noblement ses torts, André avait senti, peu à peu, sa colère se dissiper.

—Je ne saurais trop vous remercier, monsieur, commença-t-il...

—Oh!... interrompit vivement M. de Breulh, on ne doit pas de remercîments à qui n'a fait que strictement son devoir... Je mentirais en vous disant que je n'ai pas été douloureusement surpris... Mais enfin, ce que j'ai fait, vous l'eussiez fait à ma place.

—C'est vrai, monsieur.

—Et nous sommes amis, maintenant, n'est-ce pas?... dit M. de Breulh en tendant la main.

Ce n'est pas sans une violente émotion que André serra cette main loyale qui lui était tendue.

—Oui, amis, balbutia-t-il, amis!...

M. de Breulh devait croire que tout était oublié.

—Cela étant, reprit-il, avec une gaîté un peu forcée, ne parlons plus de ce tableau qui n'était qu'un prétexte... Tenez, je serai franc, avec vous comme avec moi-même. En venant ici, je me disais: «Si l'homme que Mlle Sabine me préfère est digne d'elle, je ferai tout au monde pour qu'il soit accepté par sa famille. Je suis venu, monsieur, je vous ai jugé et je vous dis: Faites-moi un grand plaisir et un grand honneur, laissez-moi mettre au service de votre amour ma personne, ma fortune, mes influences et mes amis.»

C'est avec l'enthousiasme du dévoûment le plus pur, et dans toute la sincérité de son âme, que M. de Breulh-Faverlay se mettait à la disposition de ce jeune homme, dont il enviait le bonheur.

La générosité a ses entraînements, et le sacrifice librement consenti, si pénible qu'il puisse être, procure comme une amère jouissance, qui est la récompense première.

Cependant André secouait tristement la tête.

—Je n'oublierai jamais vos offres, monsieur, prononça-t-il, seulement...

Il hésitait, M. de Breulh insista.

—Seulement?...

—Eh bien! je ne saurais les accepter.

Le gentilhomme eut un geste de surprise.

—Pourquoi?... interrogea-t-il.

Les valets le toisèrent d'un œil à fois curieux et surpris.
Les valets le toisèrent d'un œil à fois curieux et surpris.

—Ah!... tenez, monsieur, répondit André, moi aussi je serai franc avec vous, et je vous dirai toute ma pensée... Vous trouverez peut-être mes susceptibilités ridicules, mais que voulez-vous, le malheur, lorsqu'il ne brise pas le res

sort de la dignité, exalte et irrite l'orgueil. J'aime mademoiselle de Mussidan de toutes les forces de mon être, il n'est pas dans mes veines une goutte de sang qui ne lui appartienne, je donnerais avec transport la moitié des années que j'ai à vivre pour combler l'abîme qui nous sépare, et pourtant...

Il s'interrompit, cherchant les expressions justes pour rendre ce qu'il ressentait, et enfin, avec une violence contenue, il ajouta:

—De grâce, ne vous offensez pas de ce que je vais vous dire... Je renoncerais à Mlle Sabine plutôt que d'accepter votre assistance.

—Mais c'est de la folie!... s'écria M. de Breulh.

—Non, monsieur, non, ce n'est pas folie, mais sagesse. Il est de ces dévoûments qu'on doit repousser, car on ne peut que les payer de la plus noire ingratitude. Si je me rendais à vos désirs, votre rôle serait trop beau, trop sublime, je me sentirais affreusement humilié, je serais jaloux. Ne suis-je donc pas déjà assez écrasé par votre supériorité?... Pendant que vous êtes des plus nobles et des plus riches de Paris, je suis des plus pauvres, et je n'ai pas d'état civil. Je suis si bien seul, ignoré, perdu en ce monde, que je n'ai même pas été appelé à tirer à la conscription. Tout ce qui me manque, vous l'avez, et vous voudriez...

—Mais j'ai été pauvre aussi, moi, répétait M. de Breulh, j'ai été malheureux autant et plus que vous.

André, qui ne connaissait rien du passé de M. de Breulh, qui ne voyait que les éblouissements du présent, s'arrêta stupéfait.

—Savez-vous ce que je faisais à votre âge? continua le gentilhomme: je mourais de faim au fond de la Sonora. Pour vivre, j'étais réduit à endosser la chemise de laine du manouvrier ou à entrer au service d'un spéculateur de Guaymas comme toucheur de bœufs... Pensez-vous qu'en ces instants je m'estimais amoindri?

—Eh! s'écria le jeune peintre, tant mieux si vous avez souffert, vous me comprendrez plus aisément. Croyez-vous donc que je ne me juge pas votre égal? Détrompez-vous. Mais je cesserais de l'être le jour où j'aurais recours à vous... N'est-ce pas à mon énergie et à mon courage que je dois d'avoir été distingué par Mlle de Mussidan? Elle a eu foi en moi, le jour où elle m'a dit: «Élevez-vous jusqu'à moi!» Ce qu'elle a ordonné, je le ferai ou je périrai à la tâche. Mais, dans tous les cas, je suis résolu à réussir ou à périr seul. Je ne veux pas de remords après la victoire. Je ne veux pas qu'un homme puisse dire de moi: «C'est à ma rare générosité, à ma chevaleresque abnégation que celui-ci doit son bonheur.»

—Oh? monsieur, protesta M. de Breulh, monsieur...

—Non, sans doute, interrompit André, vous ne diriez pas cela hautement, votre délicatesse est bien trop grande. Mais ne le penseriez-vous pas? Et cela serait, en effet, et je le saurais, et la fille du noble comte de Mussidan, devenue la femme du peintre André, le saurait aussi. C'est-à-dire que j'arriverais à Sabine dépouillé de ma seule noblesse, ma sauvage fierté. Notre mariage arrivant ainsi serait sa première désillusion. Est-ce que, involontairement, elle ne nous comparerait pas de nouveau? Que serais-je alors à ses yeux! Infailliblement, l'avenir changerait le bienfait en une mortelle et ineffaçable injure. Ah!... tenez, ma vie serait empoisonnée. Toujours entre ma femme et moi votre fantôme se dresserait.

Il s'arrêta court, comme effrayé de sa violence. Une phrase encore, et il allait menacer ce galant homme qui se conduisait si noblement.

Il fit à sa volonté un énergique appel, et c'est d'un ton de courtoisie parfaite qu'il ajouta:

—Mais en vérité, je ne sais ce que je dis!... Nous vous devons trop déjà, monsieur, pour que je ne tienne pas à l'honneur de rester votre ami.

Ainsi, comme Sabine, il disait: Nous. Ce que Mlle de Mussidan avait prédit se réalisait, à l'idée seule d'une apparence de protection, André se révoltait.

Mais M. de Breulh était digne de comprendre cet emportement d'André, emportement qui eût fait rire bien des gens à une époque où tourner en ridicule tout sentiment sérieux et profond est considéré comme une preuve d'esprit et de goût.

Même, il était si violemment ému, que la pensée ne lui vint pas d'ajouter un seul mot.

Lentement, il replaça dans son portefeuille les deux billets de mille francs restés sur la table, et d'une voix vibrante il dit:

—Je vous approuve, monsieur. Quoi qu'il arrive, souvenez-vous, qu'à toute heure de jour et de nuit, vous pouvez compter sur Breulh-Faverlay... Adieu!...

Resté seul, André se trouva moins malheureux qu'il ne l'était depuis deux jours.

Grâce à M. de Breulh, il savait maintenant que Sabine n'avait pas rencontré d'obstacles imprévus, et s'il s'étonnait de n'avoir pas encore de ses nouvelles, il ne s'en inquiétait plus.

Cependant, il était si agité encore, qu'il lui fut impossible de profiter d'un reste de jour pour terminer certaines maquettes qu'il devait soumettre à M. Gandelu le père.

Il se jeta dans son fauteuil et s'efforça de ressaisir les moindres détails de la scène qui venait d'avoir lieu.

Il eût très probablement oublié l'heure du dîner, si, au moment où il était enfoncé le plus avant dans ses rêveries, Mme Poileveu n'était entrée—sans frapper.

—Voici une lettre que le facteur apporte, dit-elle.

C'était miracle de voir Mme Poileveu monter une lettre au quatrième étage; mais, renseignée sur la personnalité de M. de Breulh, elle avait décidé que «son artiste» serait désormais servi mieux qu'un prince.

Mais André était si préoccupé que cette complaisance surprenante ne le frappa pas. Il ne songea qu'à Sabine.

—Une lettre!... s'écria-t-il en se dressant d'un bond, vite, donnez.

Et il la prit, il l'arracha plutôt, des mains de la portière.

Mais ce n'était pas Sabine qui avait tracé les caractères communs et irréguliers de l'adresse. Pourtant, il était aisé de reconnaître une écriture de femme.

Avec une impatience nerveuse, André déchira l'enveloppe, chercha la signature et vit: «Modeste».

Modeste! la femme de chambre de Mlle de Mussidan! Qu'est-ce que cela signifiait?

Il frissonna, pressentant quelque malheur horrible, et, c'est comme à travers un brouillard qu'il lut:

«Je vous adresse la présente à la seule fin de vous faire savoir que Mlle Sabine a bien réussi pour ce que vous savez.

«Si je me permets de vous écrire sans ordres, c'est que, hélas! mademoiselle est si malade qu'elle ne peut vous donner de ses nouvelles.»

Ces quelques lignes foudroyèrent André.

—Sabine malade!... balbutiait-il, sans penser aux avides oreilles de la Poileveu, Sabine trop malade pour pouvoir m'écrire... Mais alors... elle est en danger, elle est morte, peut-être...

Il demeurait immobile, l'œil fixe, les traits décomposés, et il répétait comme un mot vide de sens:

—Morte! morte!...

Mais presque aussitôt la réaction se produisit. Il froissa la lettre de Modeste, la jeta à terre, et, tête nue, vêtu de sa blouse de chantier, il s'élança dehors. La stupéfaction de la Poileveu était évidente.

—En voilà une d'aventure! murmurait-elle. Ah ça! mais....

Elle s'arrêta souriante. Elle venait d'apercevoir à ses pieds la lettre... Elle la ramassa et lut.

—Tiens! tiens! tiens!... marmotait-elle, la petite dame s'appelle Sabine. Joli nom!... Ah!... elle est malade!... C'est donc ça qu'il est comme un fou! C'est égal, j'ai idée que ce vieux si mal mis et si aimable qui est venu me questionner sur M. André me donnerait bien quelque chose de cette lettre... Ah! mais non! pour ça, non!... On est honnête ou on ne l'est pas.

XX

Lorsqu'elle disait que son artiste était devenu fou, la discrète Mme Poileveu ne semblait pas fort éloignée de la vérité.

Son opinion dut être celle de tous les gens qui aperçurent ce grand jeune homme, habillé de blanc, qui courait avec une incroyable rapidité le long des rues qui conduisent du quartier des Martyrs aux Champs-Élysées.

En sortant de sa maison, il avait croisé un fiacre vide dont le cocher lui avait fait un signe engageant; la pensée d'y monter ne lui vint pas. Même il sourit de pitié. Est-ce que jamais les maigres rosses de la Compagnie auraient pu approcher de sa vitesse!

Il allait à fond de train, les coudes au corps, ménageant son haleine, guidé à travers la foule par le pur instinct machinal. Son visage avait une si étrange expression qu'on s'écartait devant lui, et qu'ensuite on se retournait pour le suivre des yeux.

Il n'avait, d'ailleurs, pas l'ombre d'un projet. Pourquoi il courait rue de Matignon, ce qu'il ferait ou dirait, il l'ignorait. Il ne se demandait pas s'il lui restait une espérance.

Sabine était malade, mourante, croyait-il; il se rapprochait d'elle, voilà tout.

A chaque moment, dans Paris, on rencontre des gens qui vont ainsi, traversant la foule affairée sans la voir ni l'entendre, poussés par leur passion comme les boulets par l'explosion de la poudre.

C'est seulement en arrivant à l'entrée de la rue de Matignon, que André recouvra la faculté de réfléchir, de délibérer, de souffrir.

Autant pour recueillir ses idées que pour reprendre haleine,—il n'avait pas mis vingt minutes à faire ce trajet,—il s'assit sur une borne, à quelques pas de l'hôtel de Mussidan.

S'il était venu, c'est qu'il voulait des nouvelles précises, exactes, des détails. Mais comment s'en procurer, quel expédient imaginer?

Il faisait nuit. Le mince filet de gaz des réverbères tremblottait rougeâtre et sans rayonnements au milieu d'un de ces brouillards de février qui suivent toutes les reprises des gelées.

Il faisait froid. La rue de Matignon, rarement animée, même de jour, était absolument déserte. Pas un fiacre, pas un passant, rien. Nul bruit que le roulement sourd et continu des voitures le long du faubourg Saint-Honoré.

Mais les pensées du jeune peintre étaient plus lugubres encore que cette nuit, que cette solitude, que ce silence.

Il reconnaissait avec un mortel désespoir son impuissance absolue. La moindre de ses démarches pouvait compromettre celle qui lui avait confié son honneur.

Il se leva, cependant, et alla se poster près de la grille de l'hôtel de Mussidan. Il espérait que l'aspect seul de l'hôtel lui apprendrait quelque chose. Il lui semblait que si véritablement Sabine était mourante, les pierres elles-mêmes le lui crieraient.

Triste folie! La maison était comme perdue dans le brouillard, et il ne distinguait même pas quelles fenêtres étaient éclairées...

La voix de la raison lui disait de se retirer, d'espérer, d'attendre...

Plus impérieuse et plus pressante, la voix de la passion lui criait:—Reste!...

Et il s'obstinait à rester. Pourquoi? Il ne savait. Il lui semblait que Modeste, lui ayant écrit, devait deviner qu'il était là, dévoré par les plus horribles angoisses, et qu'elle allait sortir, le chercher...

Mais voici que, tout à coup, il eut un cri de joie. Une idée de salut, pareille à l'éclair rayant la nuit, venait d'illuminer son cerveau.

—M. de Breulh!... s'écria-t-il. Ce que je ne puis, il le peut, lui; il lui est facile d'envoyer prendre des nouvelles!...

Par bonheur, il avait dans sa poche la carte du généreux gentilhomme, tant bien que mal il déchiffra l'adresse et s'élança, comme un trait, dans la direction indiquée.

M. de Breulh-Faverlay occupe, avenue de l'Impératrice, un bel hôtel où il est fort mal, assure-t-il, et pour cent raisons. Mais ses chevaux y ont de l'air, de l'espace, ils y sont très bien... et il y reste.

Lorsque André pénétra dans la cour, une voiture y stationnait. Dans le vestibule, brillamment éclairé, quatre ou cinq domestiques causaient et riaient. Il alla droit à eux.

—M. de Breulh?... demanda-t-il.

Les valets le toisèrent d'un œil à la fois curieux et surpris.

—Monsieur est sorti, répondirent-ils enfin, et pour longtemps.

André, qui avait retrouvé sa lucidité, comprit et n'insista pas. Il tira la carte de M. de Breulh, et rapidement y traça au crayon ces cinq mots:

«Une minute—un service—André.»

—Tenez, remettez ceci à votre maître dès qu'il sera rentré.

C'est lentement qu'il s'éloigna. Il était certain que M. de Breulh venait de rentrer; il était sûr que, dès que la carte lui serait remise, il le ferait poursuivre, rattraper.

Ce qu'il prévoyait arriva, et, trois minutes plus tard, un laquais l'introduisait dans un magnifique cabinet de travail.

A la seule vue de André, M. de Breulh devina une catastrophe.

—Qu'y a-t-il? demanda-t-il.

—Sabine se meurt, répondit le jeune peintre.

Et rapidement il raconta sa soirée, la lettre de Modeste, sa course folle à travers Paris, sa station douloureuse devant l'hôtel de Mussidan...

Mais, à sa grande surprise, à mesure qu'il parlait, le front de M. de Breulh se rembrunissait. Lorsqu'il eut fini:

—Cette incertitude est affreuse, intolérable et pourtant il ne dépend pas de moi de la faire cesser...

—Cependant...

—C'est ainsi, mon cher André... malheureusement! Réfléchissez un peu: Hier j'ai écrit à M. de Mussidan pour lui signifier la rupture d'un mariage presque décidé... Envoyer prendre des nouvelles de la santé de sa fille serait la pire des outrecuidances, une impardonnable impertinence... Expédier un de mes domestiques serait dire: «Je me suis retiré, donc cette fille doit être sur le point de mourir de chagrin!...»

—C'est pourtant vrai! murmura André abasourdi.

M. de Breulh était aussi agité que le peintre, et la preuve, c'est qu'avant de se désespérer, il ne se demandait pas jusqu'à quel point étaient fondées des craintes qu'il partageait d'instinct. Il réfléchissait, cherchant un expédient praticable.

—J'ai notre affaire!... s'écria-t-il enfin. Je suis un peu parent d'une jeune femme qui est la cousine germaine de Mussidan, la vicomtesse de Bois-d'Ardon; elle sera ravie de nous rendre service. C'est une folle, mais elle a un cœur d'or... Ma voiture est attelée, venez vite...

Les valets étaient confondus de l'intimité qui semblait régner entre leur maître et ce jeune homme en blouse. Et lorsque la voiture s'éloigna, les emportant au galop, un vieux valet de pied, vétéran de la livrée émit cette opinion qu'il devait y avoir quelque chose là-dessous.

Pas un mot ne fut échangé entre les deux hommes, durant le trajet, qui fut très court—l'hôtel habité par Mme de Bois-d'Ardon, ayant sa façade sur l'avenue des Champs-Élysées.

La voiture n'était pas arrêtée que déjà M. de Breulh était à terre.

—Attendez-moi là, dit-il à André, je reviens.

D'un bond il fut dans la maison.

—Madame?... demanda-t-il aux domestiques qui le connaissaient.

—Madame reçoit.

Blanche, dodue, fraîche, souriante, blonde naturellement, rouge grâce à un artifice de toilette,—ah! la mode!—ayant les plus jolis yeux du monde, Mme de Bois-d'Ardon passe pour une des plus agréables femmes de Paris.

Elle a trente ans. Elle sait tout, connaît tout, a tout vu, ne doute de rien, parle sans cesse, rencontre l'esprit souvent et la méchanceté toujours. On la dit très redoutable.

Elle dépense quarante mille francs par an pour sa toilette, mais quand elle dit à son mari: «Je n'ai pas une robe à me mettre sur le dos», elle dit vrai. Elle est gâcheuse.

Capable des plus insignes imprudences, d'escapades inouïes, elle est fort calomniée. On lui prête libéralement des amants à la douzaine, jamais elle n'en a eu un seul.

Avec ses allures incroyables, en dépit des vertiges de sa vie tourbillonnante, elle adore son mari et le craint comme le feu.

Lui le sait et ne s'en vante pas; c'est un sage. Il laisse bien la vicomtesse s'agiter dans le vide, comme la marionnette au bout d'un fil, mais il tient ce fil d'une main ferme...

Telle est en toute vérité la femme vers laquelle un valet, en livrée trop voyante, guidait M. de Breulh.

Mme la vicomtesse de Bois-d'Ardon était dans un ravissant petit salon attenant à sa chambre à coucher, quand on lui annonça M. de Breulh-Faverlay.

Elle venait de mettre les dernières épingles à sa toilette, la cinquième seulement de la journée.

Pour tuer le temps, elle examinait un costume coquet de vivandière Louis XV—chef-d'œuvre de Van Klopen—qu'elle devait revêtir en sortant des Italiens, pour se rendre à un bal travesti à l'ambassade d'Autriche.

A la vue de M. de Breulh, elle eut une exclamation de plaisir et battit gaîement des mains.

Quoique se voyant rarement ailleurs que dans le monde, M. de Breulh et la vicomtesse s'aimaient beaucoup. Lorsqu'ils étaient plus jeunes l'un et l'autre, ils avaient passé bien des mois ensemble, au château de leur oncle, le vieux comte de Faverlay.

Ils avaient gardé de leurs relations d'enfance une affectueuse familiarité, il s'appelaient par leurs prénoms.

—Comment, c'est vous, Gontran! s'écria la jeune femme, à cette heure, chez moi!... Mais c'est un fait inexplicable et bizarre, un miracle, un rêve...

Elle s'interrompit brusquement, frappée de la physionomie bouleversée de son visiteur.

Elle tomba à terre, en poussant un cri déchirant.
Elle tomba à terre, en poussant un cri déchirant.

—Mais qu'avez-vous! interrogea-t-elle, votre mine est funèbre, vous est-il arrivé quelque malheur?

—J'espère encore que non, mais je suis horriblement inquiet: on vient de m'apprendre que Mlle de Mussidan est dangereusement malade.

—Ah!... mon Dieu!... je m'explique votre chagrin. Et qu'a-t-elle, cette pauvre Sabine?

—Je l'ignore, et c'est là ce qui m'amène. Je viens, ma chère Clotilde, vous prier d'envoyer un de vos gens à l'hôtel Mussidan s'informer de ce qu'il y a de vrai dans ce qu'on m'a dit.

Mme de Bois-d'Ardon ouvrait de grands yeux.

—Plaisantez-vous! fit-elle. Pourquoi ne pas envoyer vous-même?

—Je ne puis. Et, tenez, si vous êtes charitable, ne me demandez pas mes raisons. D'abord, je vous mentirais... De plus, je vous conjure de ne parler à personne de ma démarche.

Si oppressée de curiosité que fût la jeune femme, elle n'interrogea pas.

—Soit, répondit-elle, je respecte votre secret. Seulement, vous pensez bien que j'irai moi-même chez Octave. Je partirais à l'instant, n'était que Bois-d'Ardon, qui ne peut souffrir de manger seul, me gronderait. Mais en sortant de table, je me mets en route.

—Merci, mille fois merci. Cela étant, je rentre chez moi attendre un mot de vous.

—Chez vous? Oh!... pour cela, non. Vous dînez ici.

—Impossible, un de mes amis m'attend en bas.

A l'accent de M. de Breulh, la vicomtesse comprit qu'insister serait parfaitement inutile; elle se tint pour battue, elle se promettait bien de prendre sa revanche. Elle flairait vaguement une énigme et elle se jurait de la déchiffrer.

—Puisque c'est ainsi, fit-elle du ton le plus détaché, je vous promets une lettre dans la soirée... Et maintenant, allez vite rejoindre votre ami.

M. de Breulh serra affectueusement la main de la jeune femme et se hâta de descendre.

Dès qu'il sortit de la maison, André courut à lui.

—Eh bien?

Si courte qu'eût été l'absence de son compagnon, le jeune peintre n'avait pas eu la patience de l'attendre dans la voiture; il piétinait fiévreusement sur le trottoir.

—Reprenez courage, répondit M. de Breulh, Mme de Bois-d'Ardon n'a pas été informée de la maladie de Mlle Sabine, c'est bon signe. En tout cas, avant trois heures, nous aurons des nouvelles précises.

—Trois heures!... soupira André, du même ton qu'il eût dit: Trois siècles!...

—Oui, c'est long, je le sais, mais nous parlerons d'elle en attendant. Car nous ne nous quittons pas, je vous emmène, vous partagerez mon dîner.

André fit un signe d'assentiment, et reprit sa place dans le coupé, qui rebroussa chemin au galop.

Il n'est pas d'énergie qui résiste à plusieurs heures d'angoisses et de luttes.

André, depuis le matin, avait eu plus d'émotions peut-être qu'en toute sa vie. Après une exaltation voisine de la folie, il se laissait aller à cet invincible engourdissement qui suit toutes les crises douloureuses.

Les gens de M. de Breulh avaient été bien surpris lorsque leur maître était sorti avec ce grand jeune homme en blouse blanche. Ils furent stupéfaits de les voir rentrer ensemble.

L'aventure, enfin, prit des proportions fantastiques quand ils virent le hautain gentilhomme qu'ils servaient s'asseoir en face d'André dans la magnifique salle à manger et faire retirer jusqu'au maître d'hôtel pour causer plus librement.

La chère était exquise, mais les convives étaient trop émus pour y faire honneur. C'est presque machinalement qu'ils remuaient leur couteau et leur fourchette; ils ne mangeaient ni ne buvaient.

A dix reprises, ils essayèrent d'aborder des sujets étrangers à leur préoccupation; dix fois, après quelques monosyllabes, la conversation tomba.

Ils reconnurent si bien l'inutilité de leurs efforts, qu'étant passés, après le dîner, dans le cabinet de M. de Breulh, où le café avait été servi, ils gardèrent le silence, chacun s'enfonçant dans ses réflexions.

Leur situation, après les explications de l'après-midi, était au moins extraordinaire. Mais l'entraînement des événements est tel, qu'ils ne le remarquaient pas.

André, qui était allé s'asseoir dans un coin, ne quittait pas la pendule des yeux. M. de Breulh, installé près de la cheminée, tracassait le feu.

Enfin, sur les dix heures, ils entendirent du bruit dans le vestibule, des chuchottements, le frou-frou d'une robe de soie.

M. de Breulh se levait, quand la porte s'ouvrit brusquement.

Mme de Bois-d'Ardon, en personne, entra comme un ouragan.

—C'est moi!... fit-elle dès le seuil.

La démarche était un peu plus que hardie. Mais la vicomtesse n'en était pas à une extravagance près.

—Si j'ose venir chez vous, Gontran, reprit-elle avec une véhémence extraordinaire, c'est que je tiens à vous dire en face ce que je pense de votre conduite: elle est abominable, indigne d'un galant homme!...

—Clotilde!...

—Taisez-vous, vous êtes un monstre. Ah!... je comprends que vous n'ayez pas osé envoyer prendre des nouvelles de la pauvre Sabine. Vous aviez prévu l'effet de votre lettre.

M. de Breulh eut un sourire, et se retournant vers André:

—Que vous avais-je dit? fit-il.

Il fallut cette observation pour que Mme de Bois-d'Ardon s'aperçut de la présence d'un étranger. Elle pensa qu'elle venait de commettre une horrible indiscrétion.

—Ah! mon Dieu!... s'écria-t-elle en se reculant instinctivement, et moi qui vous croyais seul.

—C'est au moins comme si je l'étais, répondit gravement M. de Breulh, monsieur est un de ces amis pour qui on n'a pas de secrets.

Il prit en même temps la main de André, et l'attirant près de la vicomtesse.

—Permettez, ma chère Clotilde, ajouta-t-il, que je vous présente M. André, un peintre dont le nom, inconnu aujourd'hui, sera célèbre demain.

André s'inclina profondément, mais la vicomtesse était si stupéfaite qu'elle resta court.

—Monsieur, balbutia-t-elle, cherchant quelque chose à dire, monsieur...

Le costume de cet ami intime la confondait. Puis, pourquoi cette singulière présentation?

—Enfin, reprit M. de Breulh, on ne nous a pas trompés,—il insista sur le nous,—Mlle de Mussidan est véritablement malade.

—Hélas!...

—Vous l'avez vue?

—Oui, je l'ai vue, Gontran. Ah! que n'étiez-vous avec moi pour regretter cette fatale rupture. Pauvre Sabine!... Elle ne m'a pas reconnue lorsque je suis entrée dans sa chambre, m'a-t-elle vue, seulement?

Elle est dans son lit, plus blanche que les draps, froide et immobile comme une statue, les yeux grands ouverts, sans chaleur, sans expression. Pas une parole, pas un mouvement, rien! Et voilà plus de vingt-quatre heures qu'elle est ainsi. On la croirait morte, m'a dit sa mère, n'étaient de grosses larmes qui, par moments, glissent le long de ses joues...

André s'était promis de se maîtriser quand même, en présence de Mme de Bois-d'Ardon. Mais en apprenant la désolante vérité, son émotion fut plus forte que sa volonté, et il fut impossible d'étouffer les sanglots qui lui montaient à la gorge.

—Ah!... elle est perdue, s'écria-t-il, je le sens bien...

L'explosion de sa douleur était si déchirante que l'insoucieuse vicomtesse se sentit le cœur serré.

—Je vous assure, monsieur, répondit-elle, que vous vous exagérez la gravité de la situation. Il n'y a nul danger, au moins pour le moment. Les médecins disent que c'est une sorte de catalepsie... Il paraît qu'on a fréquemment observé des accidents pareils chez des personnes nerveuses, sous le coup de quelque catastrophe inattendue, après un grand chagrin...

—Mais quel chagrin? insista André.

Mme de Bois-d'Ardon ne répondit pas. Elle s'était retournée vers M. de Breulh et ses regards brillants de la curiosité la plus vive suppliaient.

Comment ce jeune homme qui semblait un ouvrier se trouvait-il là? D'où venait cet intérêt extraordinaire qu'il portait à Sabine?

—Mon Dieu!... répondit-elle enfin, personne ne m'a dit que la maladie de Sabine fût causée par la rupture de son mariage, mais je l'ai supposé...

—Non, interrompit M. de Breulh, ce ne peut être cela.

—Cependant...

—J'en suis sûr, et mes sérieuses alarmes viennent de cette certitude. Que s'est-il passé? Vous ne vous êtes donc pas informée, Clotilde, on ne vous a donc rien dit?

L'assurance extraordinaire de M. de Breulh, un regard d'intelligence surpris entre André et lui, commençaient à éclairer la vicomtesse.

—Vous pensez bien que j'ai interrogé, répondit-elle. D'abord, moi, je déteste les cachotteries. Mais les réponses ont été très vagues. Si Sabine ressemble à une morte, Octave et sa femme, près du lit de leur fille, ont l'air de deux spectres. Ils l'auraient tuée de leurs mains qu'ils ne seraient pas dans un plus affreux état. Ils se regardent avec des yeux si effrayants qu'ils m'ont fait peur. Maintenant, après vos affirmations, je jurerais qu'on ne m'a pas tout avoué, car, voyez-vous...

M. de Breulh ne prit point la peine de dissimuler un geste d'impatience.

—Enfin! interrompit-il, qu'a-t-on répondu à vos questions?

—Le voici exactement: D'abord, toute la matinée, Sabine a paru si extraordinairement agitée que sa mère lui a demandé si elle n'était pas souffrante.

—Nous le savons; nous savons aussi pourquoi elle était ainsi.

—Ah! fit la vicomtesse stupéfaite, alors je passe. Dans l'après-midi, vous êtes resté une demi-heure environ avec Sabine. Où est-elle allée en vous quittant? On l'ignore. Il est prouvé seulement qu'aucune lettre ne lui a été remise, qu'elle n'est pas sortie de l'hôtel... Toujours est-il qu'une heure plus tard elle est remontée à sa chambre, où se trouvait une fille qui la sert et qui lui est extrêmement attachée, Modeste. Sabine avait la figure absolument décomposée et balbutiait des mots inintelligibles. Voyant qu'elle chancelait, Modeste accourut à elle. Trop tard. Sabine est tombée à terre en poussant un cri déchirant. On l'a relevée et couchée, et depuis elle est dans l'état que je vous ai dit, elle n'a pas repris connaissance, elle n'a ni prononcé une parole ni fait un mouvement.

On eût dit la vie d'André suspendue aux lèvres de Mme de Bois-d'Ardon. Pour lui, ce n'était pas un récit. Grâce à ce phénomène magique de l'imagination, qui supprime le temps et l'espace, il assistait aux scènes décrites, il voyait Sabine à terre, il la voyait sur son lit immobile et glacée.

Plus maître de soi, n'ayant pas la passion qui exaltait André jusqu'au délire, M. de Breulh écoutait moins la jeune femme qu'il ne s'efforçait de pénétrer sa pensée intime.

—Et c'est là tout? demanda-t-il d'un ton singulier.

—Mais oui, répondit la vicomtesse, c'est tout.

—Le jureriez-vous?

La jeune femme tressaillit, et son hésitation fut visible.

—Comme vous me dites cela? fit-elle avec un sourire forcé; comme vous me regardez!... Savez-vous que vous feriez un excellent juge d'instruction.

—Peut-être, dit M. de Breulh, peut-être...

Il s'interrompit. Mille soupçons vagues, et qu'il lui eût été difficile de formuler, assiégeaient son esprit.

Il avait, lui, l'expérience de la vie, il savait, pour l'avoir appris à ses dépens, qu'il faut surtout se défier de ces apparences trompeuses que les imbéciles appellent l'évidence des faits.

Cependant, au moment de prendre un parti fort grave, il hésitait, il en calculait les conséquences, et, pour cacher ses irrésolutions, il se mit à arpenter son cabinet d'un pas saccadé.

Après une minute du silence le plus gênant, il s'arrêta brusquement devant la vicomtesse qui s'était assise au coin du feu.

—Ma chère Clotilde, commença-t-il d'un ton solennel, je ne vous apprendrai rien en vous disant que vous avez été souvent calomniée.

—Bast!... je laisse dire...

—Mais je vous déclare que je vous juge bien autrement que le monde. Vous êtes l'imprudence même; votre présence chez moi, à cette heure, en est une preuve; vous êtes mondaine, frivole, étourdie, un peu... folle... Mais vous êtes aussi, je le sais, une brave et digne femme, et vous avez bon cœur.

La vicomtesse, dont la timidité n'est pas le défaut, paraissait absolument déconcertée.

—Ah ça!... balbutia-t-elle, où voulez-vous en venir?

—A ceci, ma chère Clotilde, qu'on peut, n'est-ce pas, sans courir le moindre risque, vous confier un secret d'où dépendent l'honneur et peut-être la vie de plusieurs personnes?

Beaucoup plus émue encore qu'elle ne le semblait, Mme de Bois-d'Ardon se leva.

—Je vous remercie, Gontran, répondit-elle simplement, vous m'avez bien jugée.

Mais André, qui comprenait enfin les intentions de M. de Breulh, s'avança tout à coup:

—Avez-vous bien le droit de parler, monsieur, demanda-t-il.

M. de Breulh lui prit la main qu'il garda un moment entre les siennes.

—Mon ami André, répondit-il, mon honneur, en cette circonstance, est aussi bien en cause que le vôtre. Manqueriez-vous de confiance?

Puis, se retournant vers Mme de Bois-d'Ardon:

—Dites-nous le reste... fit-il. Je parlerai après.

—Oh?... le reste, commença la jeune femme, est bien peu de chose, et c'est de Modeste que je le tiens. Vous étiez à peine sorti de l'hôtel de Mussidan, que M. de Clinchan est arrivé..

—Clinchan!... un vieux maniaque, n'est-ce pas, qui est l'ami intime du comte?

—Précisément. Ils ont eu ensemble une... comment dire? une altercation si terrible, qu'à la fin M. de Clinchan s'est trouvé mal, qu'il a fallu l'inonder d'eau de mélisse, et qu'à grand'peine il a pu regagner sa voiture au bras d'un domestique.

—Ah!... c'est déjà un indice, cela.

—Attendez... Le Clinchan parti, Octave et sa femme ont eu une discussion de la dernière violence. Vous connaissez mon cher cousin. Les éclats de sa voix faisaient trembler la maison. C'est pendant cette scène que Sabine est arrivée mourante dans sa chambre. Modeste croit qu'elle aura entendu quelque chose.

Il n'était pas un mot de ce récit qui ne fortifiât un des soupçons de M. de Breulh.

—Vous voyez bien, ma chère Clotilde, s'écria-t-il, qu'il y a quelque chose, et vous direz comme moi quand vous saurez tout.

Et aussitôt, brièvement, clairement, sans omettre un détail important, il raconta l'histoire de André et de Sabine, et la sienne aussi.

Pendant que parlait M. de Breulh, Mme de Bois-d'Ardon frissonnait un peu de peur, un peu de plaisir. Elle allait donc pouvoir satisfaire, en tout bien tout honneur, cette passion d'anxiété qui tourmente les femmes inoccupées et qui souvent est la cause de leurs pires folies.

Lorsque M. de Breulh eut fini, la vicomtesse lui tendit la main.

—Pardonnez-moi mes injustes reproches, mon bon Gontran, dit-elle. Maintenant je suis de votre avis. Oui, il y a quelque chose.

—Et quelque chose qui doit être pour notre ami André un obstacle de plus.

—Oh!... demanda le jeune peintre, pourquoi cela?

—Je ne sais rien. Ce n'est qu'un pressentiment, je n'ai pas de preuves, et pourtant je ne doute pas. Or, notez bien ceci, ajouta-t-il d'un ton menaçant, j'ai pu, sur les prières d'une jeune fille sublime, me retirer devant vous... je ne veux pas avoir ouvert le champ aux prétentions d'un autre. Mlle de Mussidan ne pouvant être ma femme... il faut qu'elle soit la vôtre.

—Oui, murmura la vicomtesse; mais comment deviner ce qui s'est passé?

—Nous le découvrirons, ma chère Clotilde... si vous êtes pour nous, si vous consentez à nous aider.

Il n'est pas de femme, jeune ou vieille, que n'enchante la perspective d'avoir à s'occuper d'un mariage.

Mme de Bois-d'Ardon fut ravie à la seule idée d'avoir à servir une passion si noble et si pure, et dont les commencements étaient si romanesques.

Loin de la décourager, les obstacles qu'elle découvrait irritaient sa vaillance. Ne lui fourniraient-ils pas l'occasion de prouver une fois de plus la supériorité de la pénétration et de la diplomatie féminines? Il lui faudrait lutter, se cacher, négocier, s'entourer de précautions et de mystères... Quelle joie!

—Je suis absolument à votre disposition, mon cher Gontran, dit-elle. Avez-vous un projet?

Non, M. de Breulh n'avait pas de projet, mais il cherchait.

—Avec Mlle de Mussidan, commença-t-il, on aurait tort de ne pas agir franchement. Adressons-nous à elle directement. Notre ami André va lui écrire pour lui demander une explication, et si demain elle va mieux, comme il faut l'espérer, vous lui remettrez la lettre.

La proposition était... vive, la commission étrange; mais c'est, certes, ce dont se préoccupa le moins la vicomtesse.

—Mauvais moyen! fit-elle d'un petit air capable qui lui seyait à merveille, très mauvais moyen!

—Vous croyez?

—J'en suis sûre. Au surplus, M. André nous écoute; qu'il juge.

André écoutait en effet. Il avait pu paraître brisé par la violence de ses sensations, mais il n'était pas de ceux qui abdiquent leur libre arbitre, et qui, aux moments décisifs, s'abandonnent aux inspirations d'autrui.

Interpellé par Mme de Bois-d'Ardon, il s'avança.

—Je pense, répondit-il, que madame a raison. Apprendre brusquement à Mlle de Mussidan que nous avons disposé d'un secret qui est le sien plus que le nôtre, serait une imprudence.

La vicomtesse approuva du geste.

—Attention, voici Modeste.
—Attention, voici Modeste.

—Il est un expédient plus simple et plus sûr, continua le peintre. Si demain matin, madame la vicomtesse veut bien prier Modeste de se trouver au coin du

la rue et de l'avenue de Matignon, elle m'y trouvera, j'y serai, et j'aurai par elle les renseignements les plus précis.

—A la bonne heure!... déclara Mme de Bois-d'Ardon, voilà qui est sage!... Demain, monsieur André, de bon matin, je serai chez Octave et vos intentions seront fidèlement remplies...

Elle s'arrêta court et laissa échapper un petit cri de jolie femme effrayée. Son regard venait de tomber sur la pendule qui marquait minuit moins vingt minutes.

—Ah!... Seigneur!... s'écria-t-elle, en se dressant brusquement, et moi qui vais à l'ambassade d'Autriche et qui ne suis pas habillée!...

Aussitôt, d'un geste coquet, elle ramena son grand cachemire sur ses épaules et s'élança dehors en criant:

—A demain, Gontran, je m'arrêterai chez vous en allant au Bois.

Ce fut si prestement fait, que M. de Breulh n'eut le temps ni de sonner pour qu'on l'éclairât, ni de la reconduire. Il sortit, elle était déjà loin.

Plus tranquille désormais, André et M. de Breulh restèrent longtemps encore à causer au coin du feu, expansifs comme des gens qui, ayant souffert ensemble, poursuivent un but commun.

Au matin, ils ne se connaissaient pas. Lorsqu'ils se séparèrent, ils étaient comme deux vieux amis dont l'affection, basée sur une estime inébranlable, ne compte plus les services reçus ou rendus.

M. de Breulh avait offert à André de le faire conduire en voiture, mais le jeune peintre refusa, demandant seulement une coiffure et un paletot, qu'il passa sur sa blouse blanche.

—Demain, murmura-t-il en se retirant, demain Modeste me donnera des détails... Pourvu toutefois que cette femme si excellente et si légère ne m'oublie pas.

Mais Mme de Bois-d'Ardon—ainsi qu'elle se plaît à l'affirmer—sait être sérieuse à l'occasion. En rentrant du bal, elle ne se coucha pas, afin d'être avant dix heures chez M. de Mussidan.

Aussi, lorsqu'à midi André arriva au rendez-vous, il aperçut Modeste qui déjà l'attendait.

La brave fille avait une mine de déterrée. Ses joues blêmes, ses yeux rougis disaient qu'elle avait ressenti le contre-coup de toutes les douleurs de son adorée maîtresse.

Sabine n'avait pas repris connaissance. Le médecin de la maison ne paraissait pas inquiet, mais il demandait une consultation.

Voilà ce que tout d'abord Modeste apprit à André. Mais à ses pressantes questions, elle ne put rien répondre; elle avait bien réellement dit à la vicomtesse tout ce qu'elle savait.

Cependant la conversation entre eux fut longue, et en se quittant ils convinrent de se rencontrer matin et soir à la même place.

Pendant deux jours encore, la situation de Sabine resta la même. André menait une existence affreuse. Il passait sa vie à courir de chez lui rue de Matignon, et de là chez M. de Breulh, où il rencontrait souvent Mme de Bois-d'Ardon.

Enfin le troisième jour, au matin, il trouva Modeste plus désolée.

La catalepsie avait cessé, mais maintenait Sabine se débattait contre les convulsions d'une fièvre nerveuse.

La fidèle femme de chambre et André étaient si bien isolés par leur douleur, qu'ils ne virent pas passer près d'eux un des domestiques de l'hôtel de Mussidan, le beau Florestan, qui allait jeter à la poste une lettre à l'adresse de B. Mascarot.

—Écoutez, Modeste, interrompit André d'une voix à peine distincte; elle est en danger, en grand danger, n'est-ce pas?

—Le médecin a dit qu'une crise pareille ne peut se prolonger. Avant la fin de la journée, on saura: Revenez à cinq heures.

André s'éloigna de ce pas rapide, particulier aux infortunés qui ont perdu la raison. Il délirait quand il arriva chez M. de Breulh. L'idée que Sabine se mourait peut-être, et qu'il ne pouvait recueillir le dernier soupir de cette âme qui avait été toute à lui, le transportait jusqu'à la fureur.

Il perdait si bien la tête, que le moment venu d'aller chercher des nouvelles qui semblaient devoir être fatales, M. de Breulh insista pour l'accompagner.

Comme ils quittaient la contre-allée de l'avenue, ils virent une femme, Modeste, qui accourait vers eux.

—Elle dort, cria-t-elle, le médecin dit qu'elle est sauvée.

André chancelait, et M. de Breulh fut obligé de le soutenir jusqu'à un banc, sur lequel il tomba mourant...

Ils ne se doutaient pas qu'ils étaient observés.

A vingt pas du banc, deux hommes, B. Mascarot et le beau Florestan, épiaient tous leurs mouvements.

Tiré de sa trompeuse sécurité par le billet trop laconique de Florestan, l'honorable placeur, en sortant de chez lui, s'était emparé sans façon du coupé du docteur Hortebize.

Le cheval, un trotteur de premier ordre, n'avait pas mis un quart d'heure à franchir la distance assez considérable qui sépare la rue Montorgueil du faubourg Saint-Honoré.

Cependant l'anxiété de B. Mascarot était si pressante, que dix fois le long de la route, et bien que la voiture brûlât le pavé, il se pencha hors de la portière, pour crier au cocher:

—Nous ne marchons pas.

C'est devant l'établissement du père Canon, ce protecteur éclairé du cor de chasse, que le placeur se fit arrêter.

Fait surprenant! C'était l'heure de l'absinthe, et cependant Florestan n'était pas chez le marchand de vin.

—Il va venir, répondit-on.

Mais B. Mascarot, incapable de supporter une plus longue incertitude, l'envoya chercher à l'hôtel de Mussidan, et il accourut.

Lorsque le beau domestique l'eut informé de la crise heureuse qui était survenue, et qui, très probablement, assurait le salut de Sabine, alors seulement le placeur respira.

Depuis un moment il se demandait si le patient et fragile édifice de vingt années d'intrigues n'était pas brisé en mille pièces.

Par exemple, il fronça le sourcil lorsque Florestan le mit au fait des entrevues quotidiennes de Modeste et de ce jeune homme, qu'il appelait l'amoureux de Mademoiselle.

—Ah! murmura-t-il, que ne puis-je assister, fût-ce de loin, à ces rendez-vous!

—Mais il me semble que rien n'est plus facile, répondit Florestan.

Et tirant de son gousset une ravissante petite montre d'or qui devait être un présent de l'amour, il ajouta:

—C'est à cette heure-ci, à peu près, que nos gens se retrouvent, toujours au même endroit, par conséquent, papa, si le cœur vous en dit...

—Oui, sortons.

Ils sortirent aussitôt, et craignant d'être aperçus ensemble, pour plus de sûreté, c'est par la rue du Cirque qu'ils gagnèrent les Champs-Élysées.

Pour eux, l'endroit était favorable. Non loin du trottoir de l'avenue de Matignon, du côté du Cirque de l'Impératrice, s'élevait une demi-douzaine de ces petites boutiques en planches, où, l'été, de vieilles femmes vendent des jouets et des gâteaux poussiéreux.

—Nous serons divinement derrière une de ces barraques, proposa Florestan.

La nuit tombait. Déjà des allumeurs de réverbères avec leur petite lanterne au bout d'une longue perche passaient en courant pour aller commencer leur besogne en haut de l'avenue. Cependant, on distinguait encore très nettement les objets et les personnes.

Il y avait environ cinq minutes que l'honorable placeur était à l'affût, lorsque son digne compagnon le poussa vivement du coude:

—Attention!... disait-il, voici Modeste... pourvu qu'elle ne s'avise pas de venir de notre côté!... Non... elle prend sa course... Tiens!... l'amoureux est avec un de ses amis, ce soir. Allons, bon, on dirait qu'il se trouve mal!... Heureusement l'autre le soutient. Voyez-vous, papa?...

B. Mascarot ne voyait que trop. Cette scène, qui trahissait la plus ardente passion, lui causait un vif déplaisir.

S'attaquer au bonheur d'un homme qui aime véritablement et se sait aimé est toujours périlleux.

—Ainsi, demanda le placeur, c'est bien ce grand brun qui se pâme comme une carpe sur ce banc qui est l'adorateur de la demoiselle?...

—Vous l'avez dit.

—Décidément, murmura B. Mascarot, il faut savoir au juste qui est ce gaillard-là!

Florestan prit son air le plus diplomatique, et ricana d'un petit ton friand:

—Eh! eh!...

—Tu le connais? interrogea vivement le placeur.

—Allons, papa Mascarot, répondit le beau domestique, ne vous emportez pas, on va tout vous dire sans vous faire languir. Vous êtes un bon enfant, vous!... Donc, avant-hier, je fumais ma pipe devant la grille de l'hôtel, quand je vois passer notre jeune coq. Dame! il avait la crête basse! Mais je comprends ça. Si ma connaissance tombait malade, je serais tout chose...

Bref, n'ayant rien à faire, je me dis: «Toi, je saurai qui tu es.» Et là-dessus, je me mets à le suivre, les mains dans mes poches. Il marche, il marche... moi aussi, naturellement. Enfin, il entre dans une maison. Bon! J'entre derrière lui une minute après. Je vais droit à la portière, et lui montrant ma blague que j'avais tirée de ma poche, je lui dis: «Voici ce que vient de perdre le jeune homme qui monte, le connaissez-vous?»—Certainement, répond-elle, c'est l'artiste du quatrième, M. André!...

—Mais cela se passait rue de La Tour-d'Auvergne, nº..., interrompit B. Mascarot.

—Juste!... répondit le beau domestique abasourdi. Ah!... vous me faites poser, vous êtes mieux informé que moi.

Non, l'honorable placeur ne faisait pas poser Florestan.

Lui-même, il était confondu de l'étrange insistance du hasard à pousser ce jeune homme à travers ses combinaisons.

Le lendemain du jour où la cuisinière de Rose—devenue de par le jeune Gaston de Gandelu la vicomtesse Zora—lui avait parlé d'un artiste connaissant le passé de Rose et de Paul Violaine, et pouvant le raconter, il s'était mis sur ses gardes.

Tantaine était allé aux informations et était arrivé jusqu'à Mme Poileveu, c'est-à-dire jusqu'à André.

Aujourd'hui, cet amoureux de Mlle de Mussidan, si gênant pour le présent, et qui pouvait devenir si menaçant, se trouvait être ce même André.

—Au moins, demanda B. Mascarot au beau domestique, as-tu redemandé ta blague à la concierge?

—Ma foi, non. J'avais dit que je venais de la trouver, je la lui ai laissée. Je m'en moque; je n'y tenais pas.

—Imprudent! s'écria le placeur, fou!...

—Moi!... pourquoi?

B. Mascarot hésita une minute et finit par répondre:

—Pour rien!...

La vérité, il ne pouvait la dire à Florestan.

La vérité est qu'il était aussi mécontent que possible en songeant que cette preuve d'investigations qu'il n'avait pas ordonnées resterait entre les mains de la Poileveu.

Il faut si peu de choses pour mettre un homme habile sur la voie de l'intrigue la plus compliquée!

N'a-t-il pas suffi à Canler d'un chiffon de papier qui avait enveloppé une chandelle pour remonter jusqu'à la bande de la rue Saint-Denis?

C'est une pincée de cendre de cigare trouvée sur le marbre d'une cheminée qui a livré Corvinsi à M. Lecoq.

—Voilà, murmura-t-il, si bas que Florestan ne put l'entendre, de ces inepties qui ne se réparent pas...

Mais il s'arrêta pour concentrer sur André toute son attention. Le jeune peintre était revenu à lui, il s'était redressé et il causait avec une animation singulière. Il devait dire des choses très fortes, car Modeste en paraissait effrayée et levait les bras au ciel.

—Ah çà! maintenant, reprit B. Mascarot, qui est l'autre, qui a un peu l'air d'un Anglais?

—Quoi! vous ne connaissez pas M. de Breulh-Faverlay.

—De Breulh!... Celui qui...

—Celui qui devait épouser Mademoiselle... précisément.

L'honorable placeur était de ces redoutables aventuriers que rien déconcerte ni n'étonne, toujours prêts à tout, qu'un coup de poignard dans le dos fait à peine retourner; cependant, il ne fut pas maître d'un mouvement de terreur, et laissa échapper un effroyable juron.

—Tonnerre du ciel!... s'écria-t-il, Breulh et André sont donc amis?...

—Ah!... pour ça, vous n'en savez rien ni moi non plus, papa, vous êtes trop curieux!

Il fallait que B. Mascarot fût hors de son sang-froid pour demander cela. Tout dans l'attitude de ces deux hommes décelait une grande intimité.

Modeste venait de les quitter, et ils s'éloignaient dans la direction de l'avenue de l'Impératrice, se tenant familièrement par le bras.

—Je vois, reprit le placeur, que M. de Breulh se console d'avoir été congédié.

—Congédié!... lui!... Je ne vous ai donc pas dit?... Mais, au fait, non. Eh bien! c'est M. de Breulh qui a écrit pour retirer sa demande.

—Cette fois, B. Mascarot eut la force de garder le secret du coup terrible qui lui était porté. C'est même d'un air riant, qu'après quelques questions encore il se sépara de Florestan.

Mais il était affreusement bouleversé. Après avoir cru sa partie gagnée, il la voyait, non perdue, mais compromise.

—Quoi!... grondait-il, les poings crispés par la colère, lorsque je touche au but, la sotte passion d'un enfant m'arrêterait!... Non, cela ne sera pas!... Il faut que j'arrive. Je le trouve en travers de mon chemin... Tant pis pour lui!

XXI

Il y a longtemps que le digne docteur Hortebize a renoncé à discuter les volontés de B. Mascarot.

Baptistin ordonne, il obéit.—Cela lui donne bien moins de peine.

L'honorable placeur lui avait recommandé de ne pas perdre Paul de vue; il ne l'avait pas abandonné une minute.

Successivement, il l'avait conduit chez M. Martin-Rigal, où ils avaient dîné, bien que le banquier fût absent, puis à son cercle, puis chez lui, où il avait fini par lui faire accepter un lit.

Ayant veillé fort avant dans la nuit, M. Hortebize et son disciple s'étaient levés tard.

Cependant, vers onze heures, ils avaient terminé leur toilette et s'apprêtaient à faire honneur à un excellent déjeuner, quand le domestique annonça M. Tantaine.

Sur ses talons, le bonhomme parut dans la salle à manger, l'échine ployée en arc, toujours souriant et débonnaire.

A la vue de ce protecteur fatal, Paul sentit tout son sang bouillonner dans ses veines.

Brusquement il se dressa rouge comme le feu, l'œil flamboyant de colère, si menaçant qu'on eût dit qu'il allait se jeter sur le vieux clerc d'huissier.

—Enfin, je vous retrouve, monsieur!... s'écria-t-il, nous avons un compte à régler!...

Le bon père Tantaine semblait tomber des nues.

—Un compte!... demanda-t-il.

—Oui, monsieur, oui!... Nierez-vous que c'est grâce à vos manœuvres perfides que j'ai été accusé de vol par Mme Loupias?

—Et après?

—N'est-ce pas vous qui êtes venu à moi?

L'ancien clerc d'huissier haussa les épaules.

—Je supposais, répondit-il d'un ton de miel, que M. Baptistin vous avait tout expliqué; je croyais que vous vouliez épouser Mlle Flavie... On m'avait dit que vous étiez un jeune homme rempli d'intelligence et de pénétration!...

Le docteur ne se gênait pas pour rire. Paul comprit qu'en effet, sa tardive indignation était bien ridicule, il baissa la tête et se rassit, humilié et confus.

—Si je vous dérange, monsieur le docteur, reprit le père Tantaine, c'est que je vous suis dépêché par le patron.

—Il y a du nouveau?

—Oui et non. D'abord Mlle de Mussidan est hors de danger. Son état hier soir était plus rassurant; ce matin, elle va tout à fait mieux. M. de Croisenois peut poser sa candidature. Il a bien surgi un obstacle de ce côté, mais on le supprimera.

Le docteur avala une gorgée de son excellent bordeaux, fit claquer ses lèvres, et dit:

—En ce cas... au mariage de ce cher marquis et de Mlle Sabine.

Amen, répondit le doux Tantaine. Autre chose: M. Paul est prié de ne pas quitter M. Hortebize. Il enverra prendre ses effets à l'hôtel où il loge et s'installera ici...

Le docteur eut une grimace si significative, que Tantaine s'empressa d'ajouter:

—Oh!... provisoirement. J'ai mission de louer et de meubler pour monsieur un petit appartement. Il ne peut rester en garni, c'est trop compromettant.

Paul ne dissimula pas la satisfaction que lui causait ce nouvel arrangement. Être dans ses meubles est le commencement de la fortune.

Le professeur saisit la cravache posée sur la chaise...
Le professeur saisit la cravache posée sur la chaise...

—Eh bien! mon brave Tantaine, s'écria gaîment le docteur, maintenant que vos commissions sont faites, asseyez-vous et déjeunez...

Mais le vieux clerc secoua négativement la tête.

—Bien des merci de l'honneur! dit-il, mais j'ai déjeuné. D'ailleurs, pas une seconde à perdre. L'affaire du duc de Champdoce presse terriblement, et il faut, avant d'ouvrir le feu, que je vois ce gredin de Perpignan. Je vais chez lui de ce pas.

A un signe qu'il fit, et que Paul n'aperçut pas, Hortebize se leva et accompagna le bonhomme jusque dans l'antichambre. Arrivés là:

—Ne lâche toujours pas le petit, fit à demi-voix le père Tantaine, je t'en débarrasserai demain... Et, tu sais, chauffe-le, prépare-le...

—Fie-toi à moi, répondit le docteur.

Et revenant se mettre à table, il cria:

—Mes hommages à ce cher Perpignan!...

Ce cher Perpignan, qui avait préoccupé B. Mascarot, et chez lequel se rendait le père Tantaine, est fort connu à Paris. D'aucuns disent: trop connu.

De par son extrait de naissance, il s'appelle Isidore Crocheteau, mais il a adopté et conservé le nom de sa ville natale.

Vers 1845, Perpignan, qui, à cette heure frise la cinquantaine, eut des malheurs.

Chef des cuisines d'un restaurant à 32 sous, du Palais-Royal, il fut pris en flagrant délit de tripotages avec des fournisseurs, traduit en police correctionnelle et condamné à trois ans.

Mais à quelque chose malheur est bon.

C'est pendant ces trois années de prison qu'il conçut le plan de sa grande affaire qui devait, pensait-il, l'enrichir sans dangers.

Huit jours après sa libération, il faisait imprimer et lançait son prospectus, dont voici l'exacte copie:

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