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Les esclaves de Paris

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«Mademoiselle,

«Bien que je ne redoute rien tant que de vous déplaire, j'ose encore, et malgré votre défense, vous écrire. Pardonnez-moi... J'apprends que vous êtes sur le point de quitter Paris pour plusieurs mois.

«J'ai vingt-quatre ans, je suis orphelin et maître de mes actions, j'appartiens à une grande et honorable famille, ma fortune est considérable, et... je vous aime du plus profond et du plus respectueux amour.

«Je viens vous supplier de m'autoriser à demander votre main à M. de Puymandour.

«Mon grand-oncle M. de Sairmeuse, qui a l'honneur de connaître monsieur votre père, serait près de lui mon répondant et mon interprète à son retour d'Italie, ou il est encore pour trois ou quatre semaines au plus.

«Daignez m'excuser, mademoiselle, etc.»

M. de Puymandour avait de l'esprit, mais pas assez de tact pour reconnaître que la sécheresse de cette lettre était une délicatesse de celui qui l'écrivait.

—Joli! s'écria-t-il, très joli! Peste! il n'y va pas par quatre chemins, ce monsieur! Ce billet me dispense de lire les autres... Et vous, qu'avez-vous répondu?

—Qu'il devait s'adresser à toi, mon bon père.

—Vraiment!... C'est bien de l'honneur, en vérité. Et vous avez pu croire que j'accueillerais comme cela, tout d'un coup, les prétentions de cet étourneau! Ah çà! vous l'aimez donc!...

Elle détourna la tête sans affectation; ses larmes, qu'elle s'était efforcée de retenir, jaillissaient.

Cet aveu—c'en était un—exaspéra M. de Puymandour.

—Vous l'aimez!... reprit-il d'une voix éclatante, et vous avez l'audace de me l'avouer! En quel temps vivons-nous!... Pauvres pères!... Nous dormons sur la foi des traditions d'honneur de nos ancêtres, et nos filles en profitent pour négocier des mariages avec le premier jeune fat qui les a séduites en conduisant un cotillon avec grâce. Nos filles veulent faire à leur tête. Mais comme elles sont sottes, comme elles sont inexpérimentées, elles donnent dans tous les piéges que leur tendent des intrigants...

Cette brutalité révolta Mlle Marie.

—M. de Croisenois, mon père, répondit-elle, est de bonne maison, sa famille...

—Allons!... vous ne savez ce que vous dites. Le premier des Croisenois était un petit commis de Richelieu, un gratte-papier. Louis XIII lui conféra des lettres de noblesse pour on ne sait quelle ténébreuse commission. On connaît son armorial, peut-être. A-t-il seulement des moyens avouables d'existence, votre mince marquis?...

—Il a cinquante mille livres de rentes, mon père.

—A ce qu'il dit...

—D'ailleurs ne suis-je pas assez riche pour deux?

M. de Puymandour s'inclina ironiquement.

—Nous y voici donc, fit-il en goguenardant. Assez riche pour deux!... Parbleu! c'est juste ce qu'il a calculé, votre freluquet. J'ai crié le chiffre de votre dot par dessus les toits. Vous avez pris pour vous, ma chère, les hommages passionnés qui s'adressaient à mon argent. C'est-à-dire que j'aurais travaillé vingt ans pour ce Croisenois. Rayez cela de vos papiers... Et c'est vous, une personne de sens, qui vous laissez duper ainsi!...

Jamais la pauvre fille n'avait autant souffert.

—Tu te trompes, mon père, interrompit-elle avec l'accent de la plus inébranlable conviction, je réponds de son désintéressement comme du mien.

—Chansons!... Prétendriez-vous m'apprendre la vie? Je juge ce jeune homme sur ses actes. Qu'espérait-il en s'adressant à vous en secret? Vous intéresser, vous compromettre, vous séduire!... et, qui sait? rendre impossible votre mariage avec un autre.

—Oh! pourquoi supposer...

—Je ne suppose pas, j'affirme. Savez-vous ce que fait un homme d'honneur, quand il devient amoureux?

—Mon bon père!...

—Il va trouver son notaire, mademoiselle...

—Cependant...

—Silence!... et il lui expose sa situation et ses intentions. Ce notaire, aussitôt se rend chez le notaire de la jeune personne, et quand ces deux notaires ont examiné et étudié la convenance d'une alliance, s'ils l'approuvent, on laisse le cœur parler.

Que répondre!... Mlle Marie pleurait à chaudes larmes.

—D'ailleurs, reprit M. de Puymandour, inutile d'insister sur ce sujet: vous oublierez Croisenois. Je vous ai choisi un mari, et j'ai donné votre parole. Vous la tiendrez. Dimanche, présentation de ce jeune homme. Lundi, visite à Monseigneur l'évêque de Poitiers, lequel bénira votre union. Mardi, promenade dans le pays, pour y semer la nouvelle. Mercredi, lecture du contrat. Jeudi, grand dîner de fiançailles. Vendredi, préparatifs et examen du trousseau. Dimanche... les bans. Et à la fin de la semaine suivante, nous ferons la noce.

Mlle Marie n'en pouvait croire ses oreilles.

—De grâce, mon père, dit-elle, tout cela ne saurait être sérieux.

Lui haussa les épaules.

—Enfin, ajouta-il, le mari n'est autre que le fils du duc de Champdoce, M. le marquis Norbert.

La malheureuse jeune fille devint pâle comme une morte. Ce nom lui disait à la fois combien ce projet était réel et combien son père y devait tenir.

—Mais je ne le connais pas! balbutia-t-elle, je ne saurais l'aimer.

—Je le connais, moi... et cela suffit. Puis, où avez-vous vu que le mariage soit une amourette? Dans quel roman?... J'ai dit: vous serez duchesse...

Mlle Marie aimait M. de Croisenois plus qu'elle ne l'avait dit à son père, bien plus surtout qu'elle n'avait osé se l'avouer à elle-même. Aussi résista-t-elle d'abord avec une obstination, il faudrait dire avec un héroïsme bien loin de son caractère si faible.

Mais M. de Puymandour n'était pas homme à abandonner sans combat la chimère de toute sa vie. Il ne quitta plus sa fille d'une minute, il l'entoura, il la persécuta, il l'obséda. Le troisième jour, au soir, Mlle Marie se rendit et prononça le oui fatal entre deux sanglots.

Et cependant, c'est à peine si M. de Puymandour, ravi, prit le temps de la remercier de l'horrible sacrifice.

—Il me faut courir à Champdoce, lui dit-il, depuis trois jours je suis sans nouvelles du duc et nos dernières dispositions ne sont pas arrêtées... Et il sortit en disant:

—A bientôt, ma petite duchesse!

M. de Puymandour avait dans ses écuries les plus beaux chevaux du pays, et sous ses remises, tout un assortiment d'équipages de tout genre.

Il n'en prit pas moins à pied le chemin du château de Champdoce. Affecter une noble simplicité lui semblait du meilleur goût, lorsque lui, parvenu, il allait visiter ce grand seigneur de mœurs si austères.

Dieu sait, cependant, s'il avait hâte de revoir M. de Champdoce.

Lorsque, trois jours plus tôt, ils s'étaient séparés après la parole donnée, le duc lui avait dit: «A demain, des nouvelles,» et on n'avait plus entendu parler de lui.

Ce retard, certes, avait servi M. de Puymandour, puisqu'il lui avait donné le temps d'arracher le consentement de Mlle Marie, mais d'un autre côté il le préoccupait. Était-il donc survenu quelque anicroche?

Il allait d'un bon pas, en dépit de la chaleur encore très forte, bien que le jour fût sur son déclin, malgré son embonpoint aussi, qui lui rendait la marche pénible, lorsque, en arrivant à la côte de Bivron, il aperçut Dauman, en grande conversation avec la fille de la mère Rouleau.

C'était, pour M. de Puymandour, une occasion de s'arrêter. Préparant, sans en rien dire, sa candidature à la Chambre, il faisait de la popularité et ne manquait jamais d'adresser la parole aux gens qu'il rencontrait quand il leur savait une certaine influence. Or, Dauman, bien que décrié, était un très actif et très remuant agent d'élections.

—Bonjour, Président, lui cria-t-il; quoi de neuf?

Maître Dauman s'était incliné jusqu'à terre.

—Une bien fâcheuse nouvelle, monsieur le comte, répondit-il: on dit M. le duc de Champdoce bien malade.

—Le duc!... Est-ce croyable?

—C'est la jeune fille que voici qui vient de me l'apprendre, monsieur le comte. N'est-ce pas, Françoise?

La fille de la mère Rouleau ne devint pas plus rouge qu'à l'ordinaire, c'était impossible, mais elle fit sa plus belle révérence et répondit:

—On m'a conté comme cela, au château, qu'il ne s'en relèverait pas.

—Et qu'a-t-il.

—On ne me l'a pas dit.

M. de Puymandour semblait atterré.

—Un homme si robuste, murmura-t-il, et qui se portait comme un arbre, quand je l'ai quitté l'autre soir.

—Voilà ce que c'est que de nous, observa philosophiquement M. Dauman, on ne sait ni qui vit ni qui meurt. On se croit bien assuré...

—Adieu, Président, interrompit M. de Puymandour, je cours demander des renseignements plus précis.

Il se mit à courir, en effet, ce dont on ne l'eût guère cru capable, mais l'inquiétude le fouettait.

Dans la cour, tous les gens du château, réunis en groupes, causaient.

Dès que parut M. de Puymandour, l'un d'eux se détacha et s'avança à sa rencontre. C'était Jean, le domestique de confiance du duc.

—Eh bien!... lui cria M. de Puymandour.

—Ah!... monsieur, quel malheur! mon pauvre maître...

—Serait-il donc mort?

—Hélas!... il n'en vaut guère mieux.

Le digne M. de Puymandour tremblait comme une feuille au vent.

—Mais, qu'est-ce, enfin, insista-t-il, comment cela lui a-t-il pris?

—Oh! comme la foudre, répondit Jean non sans une hésitation visible. C'était avant-hier, vers cette heure, monsieur le duc se trouvait seul avec M. Norbert dans la grande salle. Tout à coup, nous entendons des cris, oh! mais des cris effrayants...

—C'était M. de Champdoce?

—C'était M. Norbert, monsieur, qui appelait au secours. Nous accourons. Que voyons-nous? Monsieur le duc à terre, sans le souffle, la figure gonflée et noire...

—Il venait d'être frappé d'une attaque...

—Pas précisément. Le médecin a dit que c'était... attendez donc, un empêchement...

—Vous voulez dire un épanchement... au cerveau.

Norbert, roulant sur un fauteuil, s'assit en face du lit.
Norbert, roulant sur un fauteuil, s'assit en face du lit.

—Peut-être. Ce qui est sûr, c'est que s'il n'est pas mort sur le coup, cela tient à ce que sa tête a heurté l'angle d'un meuble, et que le sang a jailli natu

rellement. Comme de juste nous l'avons porté dans son lit. Il râlait alors, il se débattait, ses yeux étaient si bien retournés qu'on ne voyait plus que le blanc.

—Et pas de médecin! murmura M. de Puymandour.

—On était allé en quérir un. Mais en attendant, nous avions Méchinet, notre berger, qui est autant dire vétérinaire, et qui s'y connaît aussi pour les chrétiens. Il a saigné monsieur le duc aux pieds et lui a mis des ventouses. Le docteur, en arrivant, a tout approuvé.

—Et maintenant?

—A cette heure, on ne peut pas dire que monsieur le duc soit mort, puisqu'il bouge encore, mais on ne peut pas dire non plus qu'il soit vivant, puisqu'il ne voit ni n'entend rien...

M. de Puymandour faisait d'honorables efforts pour dominer son émotion.

—Quand on n'est pas foudroyé, objecta-t-il, on se remet.

Le vieux valet secoua tristement la tête.

—Autant qu'il ne se remette pas, répondit-il d'un ton funèbre, le docteur prétend que s'il revient, il restera, sauf le respect que je lui dois, imbécile.

—Affreux!... oui, c'est affreux! Un homme si remarquable! Je ne vous demande pas de me conduire près de lui, non, sa vue me causerait une trop pénible impression, mais si je pouvais voir M. Norbert...

Jean eut comme un geste d'effroi.

—Y pensez-vous!... monsieur, dit-il.

—J'étais l'ami de son père... le très intime ami, et si quelques consolations pouvaient adoucir la violence de son chagrin...

—Impossible! interrompit le domestiqua d'un ton farouche. M. Norbert est près de son père; il ne le quitte pas d'une minute, et il a défendu qu'on l'appelât pour quelque affaire que ce fût..., même, il faut que je le rejoigne, nous attendons deux grands médecins de Poitiers...

—Je me retire, alors... J'enverrai prendre des nouvelles ce soir.

M. de Puymandour se retira en effet, mais lentement, affaissé sous le poids de ses sombres méditations.

Le ton de ce domestique, son attitude, son regard avaient été si singuliers, qu'il en demeurait préoccupé.

Lui avait-il bien dit toute la vérité? Cette subite attaque n'avait-elle pas quelque raison qu'on s'efforçait de cacher? Pourquoi Norbert refusait-il ainsi de recevoir tous qui venaient le visiter? Il lui semblait flairer quelque mystère.

Ce qui le frappait surtout, c'est que M. Norbert se trouvait seul avec son père lors de l'accident.

L'esprit encore tout plein des résistances de sa fille, il en arrivait à conclure que le duc avait trouvé chez son fils des répugnances pareilles, qu'il avait voulu les vaincre de haute lutte, qu'une scène violente s'en était suivie, et que le terrible gentilhomme avait été foudroyé dans un transport de colère.

Ainsi, l'intérêt et la passion aiguisant la pénétration de M. de Puymandour, il arrivait presque à la vérité.

—Si cela est, pensait-il, que M. de Champdoce meure ou qu'il reste idiot Norbert rompra nos projets d'alliance.

Cette possibilité l'épouvantait si fort, qu'il croyait déjà s'entendre signifier la rupture. Que ferait-il alors?

Un seul moyen s'offrait de conjurer le ridicule: marier sans délai Mlle Marie à M. de Croisenois, qui était encore un parti brillant et honorable, il le savait bien, quoi qu'il eût dit...

Une voix qui éclata à son oreille l'arracha en sursaut à ses réflexions.

C'était la voix de Dauman que le hasard ramenait encore sur son chemin.

—La petite avait-elle raison, monsieur le comte? demanda le «Président.»

—Hélas! oui. Mon pauvre ami de Champdoce est au plus mal: ces épanchements de cerveau ne pardonnent pas...

—Ainsi, c'est bien une attaque qui...

—Oui, Président, oui.

Maître Dauman eut un geste désolé.

—Et M. Norbert? interrogea-t-il. Monsieur le comte lui a sans doute parlé?

—Non. Ce malheureux jeune homme est au désespoir.

—Dame!... On conçoit cela, fit hypocritement le «Président.» C'est un grand malheur!... Bien votre serviteur, monsieur le comte.

Mais M. de Puymandour maudissait Norbert bien plus qu'il ne le plaignait. Que n'eût-il pas donné pour savoir ce qu'il faisait en ce moment... ce qu'il pensait surtout!

Norbert était alors penché sur le lit de son père agonisant, et, la sueur au front, le cœur serré par l'angoisse, il épiait dans ses yeux une étincelle de vie ou une lueur de raison.

Trois jours d'épouvantable désespoir en avaient fait un autre homme. Un de ces abîmes que le temps ne saurait combler, le séparait à cette heure d'un passé qu'il ne pouvait se rappeler sans frissonner jusqu'aux moelles.

C'est seulement à la dernière seconde, et lorsque déjà son père touchait des lèvres le poison, qu'il avait eu l'exact sentiment de l'horreur et de l'immensité de son crime.

Tout son être s'était révolté, et il lui avait semblé entendre les éclats d'une voix formidable qui lui criait: Assassin! parricide!...

Lorsque son père était tombé à la renverse, il avait eu la force d'appeler au secours; mais aussitôt après, saisi d'une terreur folle, il s'était enfui vers la campagne, au hasard, de toute la vitesse de ses jambes, comme s'il eût espéré, grâce à la rapidité de sa course, se dérober aux furies vengeresses des remords, échapper aux clameurs de sa conscience, se délivrer enfin de soi-même.

Pendant les premiers instants de confusion qui suivirent la catastrophe, les gens du château qui remarquèrent l'absence de Norbert ne songèrent pas à s'en étonner. Peut-être pensèrent-ils qu'il était allé chercher un médecin.

Seul, le plus ancien des serviteurs, Jean, témoin de cette fuite précipitée, fut transi d'une sinistre appréhension.

Il avait, il est vrai, pour être attentif, mille raisons que les autres domestiques n'avaient pas.

Possédant toute la confiance de ses maîtres, il n'ignorait rien des dissentiments qui séparaient le père et le fils. Il connaissait leur violence à tous deux, et savait qu'une femme se dressait entre eux, qui les animait l'un contre l'autre.

Témoin de l'emportement de M. de Champdoce quand il avait frappé son fils, Jean avait été confondu lorsqu'il avait vu reparaître Norbert. Avec quelles intentions revenait-il?

Enfin, appelé par ses occupations près des bâtiments, il avait vu Norbert lancer dans la cour un verre dont le contenu s'était répandu sur le sol.

Toutes ces circonstances réunies en faisceaux paraissaient au vieux domestique, si graves, si formellement accusatrices que, dès que le duc fut déposé dans son lit, il descendit à la salle commune, persuadé qu'il y trouverait quelque indice.

La bouteille contenant le vin du duc était encore sur la table, aux trois quarts vide. Comment expliquer ce fait?

Avec une grande circonspection, il versa dans le creux de sa main quelques gouttes, qu'il dégusta et rejeta aussitôt. Le vin conservait tout son bouquet et ne donnait aucun arrière-goût.

N'importe. Obéissant à l'inspiration de son dévouement, Jean s'empara de la bouteille, et, sûr de ne pas être observé, la porta à sa chambre où il la cacha.

Cette précaution prise, il courut recommander à Méchinet de ne pas quitter le duc une minute, jusqu'à l'arrivée du médecin, et, sous le premier prétexte qui lui vint à l'esprit, il sortit pour se mettre à la recherche de Norbert.

Deux heures durant, il battit en tous sens les environs: en vain.

Découragé, il regagnait le château par le sentier de Bivron, quand, à la lisière du bois, sur le revers d'un fossé, il crut distinguer une forme humaine.

Il s'avança... C'était Norbert qui était étendu là.

Le malheureux!... L'instinct, cette mémoire tenace de la chair, qui dans les tourmentes de l'âme se substitue à la volonté, l'avait conduit, après une course insensée, à cette place où il avait aperçu Diane pour la première fois, à ce sentier où il avait été remué par les plus puissantes émotions, où il avait goûté les plus grandes, les seules félicités de sa vie.

Le digne serviteur se baissa vers son jeune maître, et, reconnaissant qu'il était comme privé de sentiment, il lui secoua rudement le bras.

A cette étreinte, Norbert se releva d'un bond en poussant un cri.

Il lui avait semblé ressentir comme une brûlure atroce là ou il avait été touché, et que cette main qui s'abattait sur lui était celle de la justice, humaine ou divine, prenant possession de sa personne.

Jean devina, plutôt qu'il ne vit, ce mouvement d'un indicible effroi.

—C'est moi!... monsieur, prononça-t-il.

—Ah! oui, en effet... Que veux-tu?

—Je vous cherchais, monsieur; pour vous conjurer de rentrer à Champdoce.

Norbert recula d'un pas.

—Rentrer au château!... fit-il d'une voix rauque, non!... Pas maintenant.

—Il le faut cependant, monsieur, votre absence paraîtrait inconcevable, elle ferait réfléchir, chercher... et qui sait!... Votre place est près du lit de votre père.

—Jamais!... non... jamais!...

Il disait cela, mais il ne bougeait pas. Jean, alors, passa son bras sous le sien, et l'entraîna.

Il se laissait conduire, n'opposant nulle résistance à cette sorte de violence qui lui était faite. Il trébuchait comme un homme ivre, buttant à tous les cailloux; il serait tombé s'il n'eût été soutenu. Après une scène qui avait exalté ses nerfs jusqu'à un degré insoutenable, la réaction était venue, et tous les ressorts se brisaient en lui.

Toujours au bras de Jean, il traversa la cour du château et gravit l'escalier.

Mais arrivé à la porte de la chambre du duc de Champdoce, il s'arrêta brusquement et, s'arc-boutant sur ses jarrets, il essaya de se dégager.

—Je ne veux pas!... balbutiait-il en se débattant, je ne peux pas!...

Mais le fidèle domestique lui serrait les poignets à les broyer.

—Vous entrerez, lui dit-il, je le veux! Quoi qu'il y ait, vous sauverez l'honneur du nom!

Ces quelques mots lui communiquèrent juste assez d'énergie pour traverser la chambre et aller s'abattre près du lit.

Une fois à genoux, le front appuyé sur la main glacée de son père, les larmes qui l'étouffaient jaillirent.

Il pleura, et en entendant ces sanglots, les assistants respirèrent.

Ce n'étaient que des paysans grossiers, mais en voyant Norbert plus pâle que si on lui eût tiré la dernière goutte de sang, les lèvres tremblantes, les yeux secs et brillants de l'éclat de la fièvre, ils s'étaient demandé s'il n'était pas devenu fou.

Il avait touché, en effet, les limites de la folie; mais à cette heure, la lumière peu à peu se faisait dans son cerveau, et avec la faculté de penser, la faculté de souffrir lui revenait.

Il était assez maître de lui pour ne pas paraître plus qu'un fils désolé, quand arriva le médecin de Bivron.

C'était un brave et honnête homme, fort savant, point prétentieux, et qui eût été parfait sans une déplorable affectation de brutalité.

Quand on lui eût expliqué quels secours on avait administrés en l'attendant, il examina longuement le malade, et écrivit une ordonnance qu'il remit à Norbert.

—Votre père est perdu, monsieur, lui dit-il, sans s'inquiéter du coup qu'il portait. Il se peut que nous sauvions la vie, nous ne sauverons pas la raison... On doit la vérité aux parents je vous la dis. Vous m'excuserez... je reviendrai demain dans la matinée.

Norbert n'alla pas reconduire le docteur. Il était tombé comme assommé sur une chaise, et il serrait entre ses mains sa tête qui lui semblait près d'éclater.

Il était ainsi immobile depuis plus d'une demi-heure, lorsque tout à coup il se dressa en étouffant un cri.

Une pensée venait de lui venir plus terrible que les autres.

Il se souvenait de cette bouteille où il avait glissé le poison et qui était restée sur la table... Qu'en avait-on fait? Si quelqu'un la vidait, cependant... qu'arriverait-il?... Est-ce que tout ne serait pas découvert?

L'intensité de l'angoisse lui donna la force de descendre jusqu'à la salle commune.

La bouteille n'était plus sur la table; elle n'était pas non plus à sa place habituelle, sur la planche.

Le malheureux avait entrepris d'explorer tous les dressoirs et tous les recoins de la salle quand une porte s'ouvrit, et Jean parut sur le seuil.

A la vue de son jeune maître, le fidèle serviteur éprouva un tel saisissement que la lumière qu'il tenait faillit lui échapper.

—Pourquoi êtes-vous ici, monsieur? demanda-t-il d'une voix tremblante.

—Je voulais... balbutia Norbert, je cherchais...

Les soupçons du vieux domestique se changeaient en une épouvantable certitude.

Il s'avança vers le jeune homme, et se penchant à son oreille:

—Vous cherchez la bouteille, n'est-ce pas?... murmura-t-il. Rassurez-vous... C'est moi qui l'ai prise, elle est dans ma chambre. Demain, nous en jetterons ensemble le contenu... La preuve n'existera plus.

Jean parlait bien bas, articulant à peine les syllabes; si bas, qu'il fallait presque deviner ses paroles au mouvement de ses lèvres.

Et cependant, il semblait à Norbert que cette voix, qui lui rappelait son abominable action, avait le fracas du tonnerre et remplissait le château de ses éclats.

—Tais-toi!... ordonna-t-il en promenant autour de lui des regards effarés, tais-toi!...

Quel aveu explicite eût eu la signification de ce mouvement d'effroi!

—Oh! nous sommes bien seuls, monsieur, murmura Jean. Ne craignez rien. Il est, je le sais, des mots qu'on ne doit pas prononcer... Si j'ai osé vous dire quelque chose de ce que j'ai surpris involontairement, c'est qu'il était de mon devoir de vous rassurer, de vous épargner une imprudence...

Norbert comprit que le vieux domestique le supposait plus coupable encore qu'il ne l'était réellement.

—Malheureux!... interrompit-il, qu'oses-tu croire!... Mon père n'a pas goûté à ce vin, je lui ai arraché le verre avant qu'il n'y eut trempé ses lèvres, et je l'ai lancé dans la cour où tu retrouveras les débris...

—Je ne suis pas votre juge, monsieur, et vous n'avez pas d'explications à me donner. Ce que vous voudrez que je croie, je le croirai...

—Ah!... il doute!... s'écria Norbert, il ne veut pas me croire!... Jean, au nom de tout ce que j'ai de sacré, je te le jure, je suis innocent!

Le vieux valet hocha tristement la tête.

—Il faut que vous le soyez, en effet, monsieur, répondit-il; oui, il le faut. Ne devons-nous pas sauver l'honneur de la maison! Même, écoutez-moi bien: si on arrivait à découvrir quelque chose, à soupçonner... Eh bien!... rejetez tout sur moi... hardiment. Je me défendrai, mais si mal, qu'on me croira coupable. Et, tenez, au lieu de jeter la bouteille, je veux la garder, je la casserai maladroitement dans ma chambre, et si on fait une perquisition, on la trouvera... Ce sera une preuve, cela!... Qu'importe qu'un pauvre homme comme moi passe en jugement et même soit condamné!... Tandis que vous,... un Champdoce!...

Norbert se tordait les bras de désespoir. L'expression de ce dévouement sublime lui prouvait que la conviction de Jean était arrêtée, et que, quoi qu'il pût faire ou dire, il ne l'ébranlerait pas.

Il allait le tenter, pourtant, expliquer ce qui s'était passé, quand, au premier étage, retentit le bruit d'une porte qu'on fermait.

—Silence! fit précipitamment Jean, on va venir. Il ne faut pas qu'on nous trouve en conciliabule, cela éveillerait certainement des doutes... Grand Dieu! on en a déjà peut-être... Je ne puis m'ôter de l'idée qu'on lit le secret sur ma figure, dans vos yeux... Vite, monsieur, remontez, soyez prudent, prenez sur vous d'être calme, c'est l'honneur du nom qui est en jeu!...

Norbert obéit, il remonta.

La chambre du duc, lorsqu'il y rentra, était déserte. Un à un, les domestiques s'étaient retirés, et il ne restait plus que Méchinet, le berger vétérinaire, qui, établi dans l'embrasure d'une fenêtre luttait contre le sommeil et faisait des efforts inouïs pour tenir ses yeux ouverts.

Quand parut le «jeune maître,» il se leva.

—Monsieur, dit-il, on vient d'apporter le remède ordonné par le docteur. J'en ai fait prendre une cuillerée à M. le duc, et il me semble qu'elle produit un certain effet. Voyez plutôt...

Il n'y avait ni à dire: non, ni même à hésiter, il fallait regarder. Norbert regarda.

Il lui parut que la face du moribond était moins tuméfiée. Une des paupières était à demi relevée et laissait apercevoir le globe de l'œil terne, sans vie ni chaleur, et comme noyé dans un liquide blanchâtre.

—Le docteur, ajouta Méchinet, a bien recommandé de donner une cuillerée de la potion de demi-heure en demi-heure, jusqu'à ce que la fiole soit vide.

—C'est bien.

—C'est que... si monsieur le permettait, je suis terriblement las... Jean va venir, il me l'a promis. Si j'allais me coucher à présent, je serais levé plus tôt demain pour relever monsieur...

Du geste, Norbert lui montra la porte, et roulant un fauteuil, il s'assit en face du lit.

Une irrésistible fascination, plus forte que sa volonté et que sa raison, l'attirait près du corps inanimé de son père, il n'en pouvait détacher ses regards.

En quelques heures, Norbert avait enduré tout ce que l'organisation peut supporter de douleurs, et, à tant de chocs successifs, sa sensibilité s'était évanouie. C'est que les facultés humaines sont bornées, et certaines limites une fois dépassées, l'âme et le corps perdent jusqu'à la perception de la souffrance.

Enseveli dans une sorte d'engourdissement, Norbert s'efforçait de se rappeler quelle succession rapide d'événements l'avait conduit à l'abîme.

Le bandeau si fortement noué sur ses yeux tombait; il voyait et il jugeait.

Il lui semblait encore entendre la voix rude de son père, lui disant:

—Cette fille n'est qu'une intrigante, elle ne vous aime pas, elle veut votre nom et votre fortune...

—Pourquoi n'allez-vous pas, pendant que vous y êtes, demander...
—Pourquoi n'allez-vous pas, pendant que vous y êtes, demander...

Il s'était révolté alors, il avait cru ouïr un blasphème. Hélas! le duc n'avait que trop raison, il fallait bien le reconnaître.

La certitude d'avoir été pris pour dupe enflammait son ressentiment. Il était bien niais, bien sot, qu'il ne s'était aperçu de rien!...

Mille circonstances lui revenaient, qui eussent dû l'éclairer.

Comment n'avait-il pas vu que cette jeune fille se jetait à sa tête, qu'elle mettait en œuvre des séductions indignes d'une honnête femme, que tout en elle était combiné, son abandon ou sa réserve; qu'elle s'emparait de son inexpérience; qu'elle le poussait peu à peu dans cette voie fatale au bout de laquelle il avait rencontré l'abîme!

Le sens monstrueux de la comédie jouée chez Dauman éclatait à ses yeux.

Celle qu'il croyait une noble et pure jeune fille était la complice du «Président.» Ils s'étaient entendus pour exalter sa haine jusqu'à la folie, et au dernier moment, ils lui avaient remis le poison qu'il devait verser à son père.

Il frémissait en reconnaissant tout cela, et cette Diane de Sauvebourg qu'il avait aimée jusqu'au crime, il la haïssait maintenant avec une violence égale...

Le jour venait, cependant; il était brisé, il s'endormit d'un mauvais sommeil, plus pénible encore que la veille, sommeil peuplé de fantômes...

Il était près de midi quand il s'éveilla. Le soleil inondait la chambre, le docteur était debout près du lit.

Après un court examen, il s'approcha de Norbert.

—Nous sauverons le corps, lui dit-il.

Le médecin de Bivron ne se trompait pas.

Le soir même, le duc de Champdoce put se soulever sur son lit. Le lendemain, il balbutia quelques paroles inintelligibles. Le jour suivant, il fît comprendre qu'il avait faim.

Il était sauvé. Mieux eût valu la mort.

La puissante volonté qui animait ce corps d'athlète avait été anéantie. L'œil avait perdu sa flamme, la physionomie son intelligence; la lèvre inférieure retombait avec une navrante expression d'idiotisme.

Et nul espoir de guérison. Le duc resterait toujours ainsi... toujours!

Après avoir reconnu l'énormité du crime, Norbert pouvait mesurer l'immensité du châtiment...

C'est à ce moment seulement que Jean osa parler de la visite de M. de Puymandour, et telle était la disposition d'esprit de Norbert, qu'il pensa que c'était un avertissement du ciel même.

—Du moins, dit-il, la volonté de mon père sera faite.

Et en effet, sans perdre une minute, il écrivit à M. de Puymandour qu'il l'attendait, et qu'il espérait bien que le malheur qui le frappait ne changerait rien aux projets arrêtés... C'était sa destinée qu'il fixait.

X

Pareille au mineur qui, sa mine chargée et sa mèche allumée, se retire à l'écart en attendant l'explosion, Mlle Diane de Sauvebourg, en quittant Dauman, s'était hâtée de regagner la maison paternelle.

Les heures, ainsi qu'elle l'avait prévu, se traînèrent mortellement longues et douloureuses.

Si robuste que fût son énergie, si grande que fût sa puissance sur elle-même, elle ne put entièrement dissimuler l'angoisse qui l'étreignait et qui devenait plus poignante à mesure que s'avançait la soirée.

Pendant le souper, qui au château de Sauvebourg avait lieu vers neuf heures, il lui fut presque impossible de parler, et il lui fallut des efforts inouïs pour avaler quelques bouchées.

Elle se disait qu'en ce moment même on soupait pareillement à Champdoce, et son imagination lui représentait avec une vivacité et une netteté effrayantes, le duc vidant le verre où Norbert avait mis le poison.

Par bonheur, ni le marquis ni la marquise de Sauvebourg ne faisaient attention à elle.

Ils avaient reçu, dans la journée, une lettre qui leur annonçait que leur fils, le frère aîné auquel on sacrifiait Mlle Diane, et qui vivait magnifiquement à Paris, était assez sérieusement indisposé. Ils étaient inquiets et soucieux, ils parlaient d'entreprendre le voyage.

Ils ne firent donc aucune objection, quand en sortant de table, Mlle Diane annonça qu'elle avait une migraine affreuse et demanda la permission de se retirer chez elle.

Seule dans sa chambre de jeune fille, sa soubrette congédiée, elle eut un soupir d'ineffable soulagement.

Enfin, elle n'avait plus besoin de se contraindre, de composer sa physionomie, de surveiller ses regards.

Elle était libre d'être inquiète à son aise, et elle l'était horriblement, torturée par l'incertitude de l'événement.

La pensée de se coucher ne pouvait lui venir; à quoi bon? Elle s'enveloppa d'un grand peignoir de mousseline, et, ouvrant une fenêtre, elle s'accouda au balcon sculpté.

Que n'eût-elle pas donné pour posséder, ne fût-ce qu'une seconde, ce merveilleux pouvoir qui permet de voir et de savoir ce qui se passe au loin!

Elle se penchait, le cou tendu, la pupille dilatée, dans la direction de Champdoce, comme si elle eût espéré une révélation d'une lueur dans les ténèbres, ou d'un bruit troublant le silence de la campagne.

Il lui paraissait impossible que Norbert ne cherchât pas et ne trouvât pas un expédient pour lui faire savoir qu'ils avaient réussi... ou échoué.

A deux ou trois reprises, des pas rapides qui sonnaient sur un chemin longeant le parc lui causèrent d'atroces palpitations. Si c'était lui!...

Mais non; c'était quelque gars de Bivron venant de visiter sa bonne amie, et qui rentrait en hâte.

Le jour allait venir, cependant; le ciel, au levant, se nuançait de teintes oranges, la cime des arbres frissonnait à la brise matinale.

Mlle Diane se sentait glacée jusqu'à la moelle des os. Elle referma la fenêtre, et, toute grelottante, se blottit sous ses couvertures, n'osant appeler le sommeil.

Norbert, se disait-elle, aura jugé imprudent de s'éloigner; il est impossible que j'aie de ses nouvelles avant l'heure du déjeuner.

Mais tous les calculs qu'elle faisait ne la rassuraient pas; elle fut sur pied la première et alla se poster à un endroit du jardin d'où on découvrait la route.

Rien ne venait. La cloche sonna le déjeuner, et elle dut aller s'asseoir à table, entre ses parents. C'était le supplice de la veille, mille fois plus douloureux.

Enfin, vers trois heures, n'y pouvant tenir davantage, elle s'échappa et courut chez Dauman.

Il devait, pensait-elle, savoir quelque chose, et, au pis-aller, il trouverait des raisons qui calmeraient son intolérable inquiétude. Elle se trompait.

Le «Président» n'avait guère passé de meilleurs instants qu'elle, et toute la nuit il avait sué entre ses draps, l'agonie de la peur.

Toute la matinée il était resté claquemuré dans son cabinet, tremblant au moindre bruit, et c'est au tantôt seulement qu'il s'était hasardé à sortir, espérant recueillir quelques informations.

Son espoir ne fut pas tout à fait déçu. Le minotier de Bivron, qu'il rencontra, lui apprit que la veille, sur le tard, on était venu chercher le médecin pour M. de Champdoce, lequel était à toute extrémité.

Dauman rentrait avec ce seul renseignement, sensiblement menaçant, quand arriva Mlle de Sauvebourg.

En la reconnaissant, sa joue blême s'empourpra, ses yeux flamboyèrent, et sans souci de la civilité, il lâcha le plus grossier juron de son répertoire.

—C'est vous, fit-il brusquement; que voulez-vous? Il faut que vous soyez folle pour venir ici!... Vous tenez, paraît-il, à apprendre à tout Bivron que nous sommes les complices de Norbert...

—Grand Dieu!... qu'y a-t-il?

—Il y a que ce duc de malheur n'est pas mort, et que, s'il se remet, nous sommes flambés! Quand je dis: nous, je veux dire: moi. Vous, on vous tirera toujours de là; vous êtes la fille d'un noble, et les gros ne se mangent pas entre eux. C'est moi qui payerai pour tous!

—Vous disiez que c'était... foudroyant.

—J'ai dit cela, moi!... c'est faux. Ah! si j'avais su. Mais je nierai tout. Vous m'avez trompé et volé. C'est que je me défendrai, oui! Vous, les nobles et toute la clique, je vous mettrai plus bas que la boue. Je suis un honnête homme, moi!... Il fallait faire le coup vous-même, vous êtes une gaillarde, vous n'auriez pas perdu la tête, tandis que cet imbécile qui est votre amant aura caponné!...

Être ainsi outragée, et par un tel misérable! Mlle Diane essaya de se révolter.

Mais il lui coupa la parole. La frayeur d'un lâche est impitoyable.

—Ah! je n'ai pas le temps de mettre des gants pour vous parler, reprit-il, quand je sens ma tête branler sur mes épaules. Ainsi, faites-moi un plaisir: décampez et ne remettez plus les pieds ici.

—Soit!... je vais envoyer quelqu'un à Champdoce.

—Sacré tonnerre! s'écria Dauman, avec un geste menaçant, si vous faisiez cela!... Pourquoi, pendant que vous y êtes, n'allez-vous pas demander au duc de Champdoce si le poison était de son goût?...

Mais Mlle de Sauvebourg voulait savoir. Tout lui paraissait préférable à l'horreur de l'incertitude. Elle tint ferme; après avoir prié, elle menaça, et à la fin elle obtint de Dauman qu'il irait à la découverte, et que, si le lendemain ils n'apprenaient rien de précis, ils enverraient, le jour suivant, la fille de la mère Rouleau à Champdoce.

Ils convinrent encore, avant de se séparer, de l'endroit où ils se rencontreraient pour échanger leurs informations...

Les promesses, d'ordinaire, ne coûtaient rien au sieur Dauman, et si elles le gênaient ensuite, il s'en affranchissait le plus délibérément du monde.

Cependant, il ne lui vint pas à l'esprit d'essayer même de se soustraire aux conventions arrêtées avec Mlle de Sauvebourg.

Pour dire vrai, l'énergie de cette jeune fille lui imposait extraordinairement, elle lui faisait peur.

Pris entre le risque de se compromettre et les menaces qu'il la croyait fort capable de tenir, il jugea que le moindre danger était encore de lui obéir.

Démarches perdues, imprudences inutiles! Il n'apprit rien de plus que le peu qui lui avait été conté du premier coup par le minotier.

C'est que personne, dans le pays, n'en savait plus long.

Grâce aux précautions de Jean, rien de ce qui se passait à Champdoce ne transpirait au dehors, et il avait usé et abusé de son influence sur tous les gens du château pour les empêcher de rien rapporter de l'état du duc.

Force fut donc à Dauman de recourir à la fille de la mère Rouleau.

Il avait, pour lui ouvrir les portes du château, un prétexte admirable: de l'argent à réclamer à Méchinet, le berger vétérinaire, qui lui devait une soixantaine d'écus.

Il fit donc venir Françoise, laquelle, hélas! n'avait plus de raisons de le craindre, et l'endoctrina assez habilement pour qu'il lui fut possible de prendre les informations essentielles, sans se douter le moindrement du but réel de sa mission.

Même, pour plus de sûreté et aussi parce que l'impatience le dévorait, il l'accompagna jusqu'au bas de la côte de Champdoce, et lui dit qu'il allait s'asseoir et l'attendre.

C'était à cet endroit qu'il devait rencontrer Mlle de Sauvebourg.

Il n'attendit pas longtemps.

Vingt minutes s'étaient à peine écoulées lorsqu'il aperçut en haut de là côte sa commissionnaire qui revenait grand train. Il se leva tout palpitant.

—Eh bien!... lui cria-t-il d'abord, ce mauvais payeur de Méchinet t'a-t-il remis mon dû?

—Ma fine!... non, Président, et je n'ai seulement pas pu lui parler.

—Il était absent?

—Je crois bien que non, mais depuis que le maître est malade on tient les portes du château verrouillées et on ne laisse entrer personne. Il paraît qu'il est bien bas, ce pauvre monsieur, bien bas...

—On t'a dit sa maladie, au moins?

—Non, ce que je vous en conte, je le tiens du fils de la Jubon, que j'ai trouvé dans la cour; il m'en aurait débité plus long, mais M. Jean est arrivé...

—Le vieux domestique du duc?

Françoise cligna malicieusement de l'œil.

—Précisément, répondit-elle. M. Jean était comme un furieux. Toi, a-t-il crié à Jubon, va-t-en voir à l'étable si j'y suis! Alors il s'est retourné vers moi. Et toi, la fille, m'a-t-il demandé, que veux-tu? Naturellement je lui ai expliqué que je venais pour Méchinet. Mais il m'a coupé la parole, en me disant: C'est bon, il n'est pas ici; tourne-moi les talons, tu repasseras le mois qui vient...

—Et tu ne t'es pas récriée, petite sotte!

—Oh! que si, j'ai insisté. Mais aussitôt il m'a regardée avec des yeux terribles, en criant:

—Qui est-ce qui t'envoie? petite espionne.

Le «Président» tressaillit.

—Ah! fit-il vivement, il a dit cela... Et qu'as-tu répondu?

—Pardi!... que c'était vous, donc!

—Oui, en effet... c'est juste! Et alors?...

—Alors, M. Jean s'est gratté le menton, et il a dit comme cela: Ah! tu viens de la part du Président!... J'aurais dû m'en douter... C'est bon, c'est bon, il aura de mes nouvelles!

Maître Dauman, à ce rapport, ressentit une telle commotion qu'il en pensa choir, ses jambes flageollaient.

Cependant, il ne poursuivit pas son interrogatoire; il venait de s'entendre appeler, il se retourna: c'était M. de Puymandour qui montait au château.

Certain qu'il aurait par lui des renseignements précis, il congédia Françoise et guetta le retour du riche propriétaire. Ses prévisions se réalisèrent. Il sut enfin par lui la nature de la maladie de M. de Champdoce.

De ce moment, il fut, ou du moins il se crut fixé, et le terrible poids qu'il avait sur la poitrine diminua un peu.

C'est que le chimiste qui avait fait cadeau à Dauman du «produit de son art» contenu dans le flacon de verre noir, lui en avait expliqué les propriétés, et il ne doutait pas que l'attaque d'apoplexie du duc ne fût un effet de l'intoxication.

Donc Norbert n'avait pas reculé; donc on ne pouvait le poursuivre, lui, sans poursuivre Norbert; donc il était à peu près sauvé.

C'est avec bonheur que, peu de moments plus tard, il donnait à Mlle Diane cette explication.

—M. Norbert lui dit-il, n'aura pas administré une dose assez forte; ce duc de malheur avait un tempérament de cheval; l'épanchement n'aura pas été complet. Mais rassurez-vous: cette substance ne pardonne pas; si le duc vit, il sera idiot, et notre but sera atteint quand même.

Mlle Diane réfléchissait.

—Pourquoi Norbert ne m'écrit-il pas? murmura-t-elle. Pourquoi?...

—Pourquoi? Parce qu'il est prudent, mademoiselle. Savez-vous s'il n'est pas épié? C'est un brave jeune homme qui comprend qu'il est des choses qu'on n'écrit pas. Nous n'avons plus qu'à attendre...

Ils attendirent. Mais la semaine s'écoula sans nouvelles de Norbert.

Les souffrances de Mlle de Sauvebourg étaient atroces durant ces jours, qui lui paraissaient interminables.

Mais si merveilleuse était son organisation, si résistants étaient les ressorts de son énergie, que nul, à Sauvebourg, ne se douta des tortures qui la déchiraient.

Le dimanche cependant arriva.

Levée matin, la marquise de Sauvebourg était allée à la première messe, et elle avait décidé que sa fille irait à la grande, accompagnée de sa femme de chambre.

Cet arrangement devait ravir Mlle Diane. Peut-être verrait-elle Norbert.

Hélas! non. L'office était déjà commencé quand elle arriva, et cependant le banc de la famille de Champdoce était vide.

Lentement, elle gagna sa place, et, s'agenouillant, elle essaya de lire dans son paroissien, et même s'efforça de prier; mais elle ne pouvait: son âme était trop loin de là, et c'est machinalement qu'elle suivait les mouvements des fidèles.

Cependant elle s'aperçut que le curé montait en chaire. C'était à Bivron le moment palpitant de la messe, parce que, avant le sermon, avaient lieu les publications de mariage.

Les hommes, qui jusque-là se tenaient au bas de l'église, ou même dehors, sur la place, ne manquaient pas de s'approcher, et un silence s'établissait si profond, qu'on entendait les dévotes renifler la prise de tabac qui dégage le cerveau.

Il en fut ce dimanche-là comme des autres.

Le curé, après avoir promené son regard sur l'auditoire, comme pour compter ses ouailles, se moucha largement, toussa, et enfin tirant de son bréviaire une feuille de papier, lut:

«Il y a promesse de mariage...»

Toutes les curiosités étaient suspendues à ses lèvres; il fit une pause, et d'une voix forte, reprit:

«Entre monsieur Louis-Norbert de Dompair, marquis de Champdoce, fils mineur et légitime de Guillaume-César de Dompair et de feu Isabelle de Barville, son épouse, domicilié dans cette paroisse..., d'une part.

—Je me vengerai!
—Je me vengerai!

«Et demoiselle Désirée-Anne-Marie Palouzat, fille mineure et légitime de René-Auguste Palouzat, comte de Puymandour, et de défunte Zoé Staplet, son épouse, également de cette paroisse..., d'autre part...»

C'était la foudre qui, du haut de cette chaire, frappait Mlle Diane. Son cœur cessa de battre. Elle crut qu'elle allait mourir...

Le prêtre continuait:

«Cette première publication sera la dernière, vu les dispenses que les parties se proposent d'obtenir de Mgr l'archevêque.»

Puis il dépêcha en bredouillant les formules ordinaires:

«Ceux qui connaîtraient quelque empêchement à la célébration de ce futur mariage, sont obligés, sous peine d'excomunication, de nous en donner connaissance, de même qu'il est défendu, sous la même peine, d'en apporter aucun, par malice et sans cause!...»

Des empêchements!... Quelle épouvantable ironie!... Mlle de Sauvebourg n'en connaissait que trop des empêchements!...

Une inspiration du désespoir traversa son cerveau. Elle eut l'idée de se lever, et de crier, là, devant tous: Non ce mariage ne peut avoir lieu, Norbert est à moi, il est mon mari devant Dieu, nous sommes unis par un lieu plus fort et plus indissoluble que tous les liens terrestres... par un crime.

Mais au milieu de ce désastre, et lorsqu'elle était comme écrasée sous les ruines de son bonheur et de ses chères espérances, son intraitable orgueil la sauva d'elle-même.

Grâce à un prodigieux effort, elle se redressa, plus blanche que sa collerette, mais souriante. Et apercevant à quelques chaises d'elle, une jeune fille de ses amies, elle eut le courage inouï de lui adresser un petit geste amical, comme pour lui dire:

—Qui se serait jamais attendu à cela?...

Toute son intelligence se concentrait sur ce point: faire bonne contenance, et pour y parvenir elle n'avait pas trop de toute son énergie. La voix des chantres bourdonnait insupportablement à ses oreilles, l'odeur de l'encens lui donnait des nausées. Il lui semblait qu'elle allait s'évanouir, et que cette messe n'en finissait pas.

Enfin, le prêtre se retournant vers les fidèles, entonna l'Ite missa est. Mlle Diane saisit le bras de sa femme de chambre, et sans prononcer une parole l'entraîna. Elle avait soif de solitude, comme ces lutteurs qui, blessés à mort, s'efforçaient de dérober les convulsions de leur agonie.

A Sauvebourg, une émotion nouvelle l'attendait.

Au moment où elle pénétrait sous le vestibule, un domestique vint à elle, dont la figure était toute décomposée.

Ah! mademoiselle, lui dit cet homme, quel malheur! Monsieur et Madame vous attendent dans leur appartement... C'est horrible!

Sans plus s'informer, elle monta lentement. Elle ne doutait pas qu'il ne dût être question de Norbert. Quand on a une préoccupation poignante, on y rapporte toute chose. Sans doute, ses parents avaient appris ses imprudences, peut-être pis!...

Lorsqu'elle entra, son père et sa mère, assis l'un près de l'autre, pleuraient. Elle s'avança, et alors le marquis, l'attirant à lui, la fit asseoir sur ses genoux, et la pressa entre ses bras avec une sorte d'égarement.

—Pauvre fille! balbutia-t-il, pauvre chère fille, mon enfant bien-aimée, nous n'avons plus que toi!...

Le frère de Mlle Diane était mort. Un exprès avait apporté cette affreuse nouvelle pendant qu'elle était à l'église.

Elle était fille unique, à cette heure, seule héritière de plus de soixante mille livres de rentes. Elle devenait un des brillants partis de la province.

Voilà ce qu'elle vit tout d'abord.

Pourtant elle pleura, elle aussi, comme ses parents, mais ses larmes étaient des larmes de rage.

Survenue huit jours plus tôt, cette catastrophe la sauvait, elle assurait son mariage avec Norbert; elle lui épargnait un crime abominable.

Maintenant, ce n'était plus qu'une effroyable raillerie du la destinée, un châtiment.

Pour son frère, elle n'eut pas un regret. Elle ne pouvait détacher sa pensée de Norbert, et elle entendait toujours cette publication fatale.

Pourquoi cette surprenante détermination, ce mariage odieux tout à coup décidé?

Elle devinait un mystère et s'appliquait à le pénétrer.

Qu'était-il arrivé à Champdoce? Le duc, contrairement aux affirmations de Dauman, s'était-il rétabli? Avait-il découvert la tentative de son fils et en abusait-il pour lui imposer sa volonté?

La journée se consuma en conjectures, et à chercher par quel moyen, quel qu'il fût, elle parviendrait à rompre cette union. Car elle ne renonçait pas à lutter, elle ne désespérait pas encore. Sa fortune nouvelle pouvait faire pencher la balance de son côté.

Elle avait le pressentiment qu'elle triompherait quand même, si elle pouvait voir Norbert seulement une minute. N'était-elle pas sûre de son empire sur lui? N'avait-elle pas déjà, d'un seul regard, brisé ses plus fermes résolutions? Serait-il capable de résister à ses prières et à ses pleurs? Elle le verrait à ses pieds, comme autrefois si, allant à lui, elle lui disait:

—Je t'aime, tu es ton maître, et tu en épouses une autre!...

Mais il fallait arriver jusqu'à Norbert, et promptement. Le péril pressait. Les jours valent des années.

Elle décida que, cette nuit même, elle s'échapperait de Sauvebourg, et irait à Champdoce.

L'entreprise était pleine de hasards, presque insensée. C'était jouer son avenir d'un coup, peut-être courir à l'abîme.

Un peu après minuit, ayant jeté une mante sur ses épaules (lorsqu'elle se fut assurée que personne, dans la maison, ne bougeait), elle descendit l'escalier à tâtons, les pieds nus, et s'échappa par une porte qui donnait sur la campagne.

Comment elle s'y prendrait pour arriver à Norbert? Elle n'était pas embarrassée. Souvent il lui avait décrit l'intérieur du château de Champdoce, et elle savait qu'il avait sa chambre au rez-de-chaussée, avec deux fenêtres sur la cour. Cela lui suffisait.

Quand elle fut arrivée, elle hésita. Si elle allait se tromper de fenêtre?

Elle se dit qu'elle était trop avancée pour reculer, que si un autre que Norbert ouvrait, elle s'enfuirait, et à tout hasard, elle frappa à un volet, doucement d'abord, puis plus rudement, enfin de toutes ses forces.

Sa mémoire l'avait bien servie. Ce fut Norbert qui ouvrit en demandant:

—Qui va là?...

—C'est moi, Norbert, c'est moi, Diane...

Il l'avait si bien reconnue, qu'il recula en jetant un cri.

Elle profita de ce moment. L'appui de la fenêtre était fort bas; elle y monta hardiment et sauta dans la chambre.

—Que voulez-vous, demandait Norbert d'un air égaré, que venez-vous faire ici?

Elle le regardait et ne le reconnaissait pour ainsi dire plus, tant sa physionomie était étrange. Elle eut peur, elle se troubla.

—Vous épousez Mlle de Puymandour? murmura-t-elle.

—Oui.

—Et cependant, vous prétendiez m'aimer!

Tous les ressentiments de Norbert se réveillèrent, il se rapprocha.

J'étais un enfant, commença-t-il, j'étais ignorant de toutes choses, quand pour mon malheur je vous rencontrai sur mon chemin. Qui se serait défié de vous, qui avez des yeux si purs que les anges doivent en avoir de semblables? Oh! oui, je vous ai aimée follement, jusqu'au renoncement de la vie, jusqu'au crime. Vous, vous ne poursuiviez que le titre de duchesse, et une fortune princière!

Mlle Diane eut un geste désespéré.

—Malheureux!... s'écria-t-elle, serais-je donc ici à cette heure, s'il en était ainsi? Mon frère est mort, Norbert, je suis aussi riche que vous, et cependant me voici!... M'accuser d'un odieux calcul, moi!... Et pourquoi? Sans doute parce que je n'ai pas voulu vous suivre quand vous m'avez proposé de fuir. O mon unique ami, c'était notre bonheur à venir que je défendais, c'était...

Elle s'interrompit, béante, la pupille dilatée par la terreur.

La porte venait de s'ouvrir, et le duc de Champdoce entrait, balbutiant des mots inintelligibles, riant de ce rire navrant des idiots.

—Comprenez-vous maintenant, reprit Norbert, pourquoi le souvenir de nos amours m'est devenu abominable? Osez-vous bien parler de bonheur quand toujours ce fantôme de mon père se dresserait entre nous?

Du doigt, Norbert lui montrait la fenêtre; elle la franchit de nouveau.

Mais elle était transportée de rage et de jalousie, elle ne pouvait pardonner à Norbert ce crime commis par elle, qui anéantissait toutes ses espérances, et son adieu fut une menace.

—Je me vengerai, Norbert, cria-t-elle; à bientôt!

XI

Il n'avait fallu que trois jours, bien employés il est vrai, pour terminer les préliminaires du mariage de Norbert et de Mlle Marie.

En trois jours, toutes les difficultés avaient été levées ou écartées, un contrat provisoire avait été signé et il avait été possible de réunir, pour les remettre au curé, les actes indispensables à la publication des bans.

Et un samedi soir, les deux jeunes gens, M. de Puymandour disait: les deux futurs, furent présentés l'un à l'autre.

Ils se déplurent. Au premier regard échangé, il avaient éprouvé ce sentiment d'instinctive répulsion dont les années ne triomphent pas toujours.

Le malheur est qu'ils n'avaient près d'eux personne qui s'en aperçut, personne surtout doué d'assez de tact pour les rapprocher, pour détruire les préventions qu'ils nourrissaient l'un contre l'autre, pour leur inspirer, à défaut de passion, cette mutuelle estime qui est la base des amitiés durables.

Lorsqu'elle était encore sous le coup des obsessions de son père, inspirée par le désespoir, Mlle Marie avait songé à confier à Norbert le secret de son cœur. Elle avait eu l'idée de lui tout avouer, de lui dire qu'elle en aimait un autre, qu'elle ne l'épousait que par contrainte et force, et qu'elle le conjurait de rompre en prenant sur lui la responsabilité de la rupture.

Hélas! elle était faible. Au moment de parler, elle eut peur. Elle se tut, laissant échapper la seule chance qu'il y eût de conjurer les malheurs qui menaçaient deux existences.

Car Norbert, au premier mot, se fût retiré, heureux sans aucun doute de ce prétexte, et c'en était un excellent, de ne pas tenir l'engagement vis-à-vis de lui-même, d'obéir à son père, maintenant que son père ne pouvait plus commander.

En attendant, il avait été admis à faire sa cour.

Chaque jour, un peu après midi, il arrivait chez M. de Puymandour chargé d'un énorme bouquet.

On l'introduisait au salon, il remettait ses fleurs à Mlle Marie, en balbutiant un compliment, elle le remerciait en rougissant beaucoup, et ils s'asseyaient, ayant en tiers une vieille parente qu'on avait fait venir d'Oloron pour la circonstance.

Alors, pendant des heures, ils restaient en présence, elle penchée sur quelque broderie, lui ne sachant quelle contenance garder, cruellement embarrassés, n'ayant rien à se dire, ne disant rien le plus souvent, en dépit d'efforts inouïs pour maintenir vivante un semblant de conversation banale.

Jamais ils n'étaient si contents que lorsque M. de Puymandour leur proposait une excursion dans les environs. Avec lui, du moins, il n'y avait pas à redouter la pénible gêne du silence.

Mais ces promenades étaient rares, M. de Puymandour n'ayant pas une minute à lui, et se donnant, selon ses propres expressions, un mal de chien.

Jamais on ne l'avait vu brillant, bruyant, empressé, pressé, comme depuis que ce bienheureux mariage était la nouvelle du pays.

On ne rencontrait plus que lui sur les chemins, à cheval ou en voiture. Il portait lui-même ses invitations, et sa vanité s'épanouissait aux félicitations dont on le comblait.

Et ce n'était pas tout. Il avait encore à surveiller les préparatifs de la noce. Il la voulait magnifique.

Norbert lui avait bien fait remarquer que toutes les splendeurs qu'il rêvait seraient jugées inconvenantes, en présence de la situation affreuse du duc de Champdoce; il n'avait rien voulu entendre.

On remettait tout à neuf, on abattait des cloisons, on posait des tentures, on peignait sur les voitures les armes des Champdoce près des armes de Puymandour. Quelle gloire!...

On les retrouvait partout, ces armes: au-dessus de toutes les portes, sur les meubles et sur la vaisselle, sur les plus menus objets. M. de Puymandour les eût fait broder sur sa poitrine s'il l'eût osé.

A ces bruits de fête, au milieu de tout ce tumulte, la tristesse de Norbert et de Mlle Marie redoublait. On eût dit, à les voir pâles et mornes, qu'ils avaient comme le pressentiment de l'avenir qu'on leur préparait.

M. de Puymandour avait des yeux pour ne pas voir. Se trouvait-il seul avec eux? c'était pour les accabler de railleries dont le goût devenait de plus en plus douteux.

Un jour, cependant, il rapporta de ses courses une telle nouvelle, qu'il courut au salon, où il savait trouver ses «amoureux», ainsi qu'il disait.

—Eh bien! mes enfants, leur cria-t-il dès le seuil, votre exemple est bon, et on le suit. Le maire et le curé auront de la besogne cette année.

Mlle Marie interrogeait son père du regard.

—C'est comme cela, poursuivit-il. On vient de me parler d'un mariage qui suivrait de près le vôtre et qui ferait du bruit aussi.

—Lequel?...

—Quand M. de Puymandour tenait une histoire qu'il jugeait intéressante, il en abusait impitoyablement.

—Vous connaissez, demanda-t-il à Norbert, le fils du comte de Mussidan?

—Le vicomte Octave?

—Précisément.

—Je croyais qu'il habitait Paris.

—Il l'habite, en effet, et même y fait ses farces. Mais il est ici, chez son père, depuis huit jours, et voici que déjà il a le cœur pris. Devinez un peu à qui on le marie? je vous le donne en cent, je vous le donne en mille...

—Nous ne devinerons jamais, cher père, ainsi ne nous fais pas languir.

M. de Puymandour crut devoir prendre son air le plus mystérieux.

—Ce que je vous en dis, continua-t-il, est entre nous. Je le tiens de Gavinet, le notaire, à qui j'ai promis le secret; ainsi... Il paraît que le comte Octave de Mussidan va épouser Mlle Diane de Sauvebourg.

Mlle Marie eut un geste incrédule.

—Ce n'est guère probable, fit-elle. Il n'y a pas huit jours que Mlle Diane a perdu son frère.

—Raison de plus, parbleu! La voici une riche héritière, maintenant. Les Mussidan, qui sont plus fins que l'ambre, sont très capables d'avoir écrit à leur fils d'accourir, afin de devancer tous les partis qui vont se présenter. Octave est venu, c'est un charmant cavalier, et ma foi! je trouve cela tout naturel.

Norbert était devenu fort rouge d'abord, puis livide. Si grand avait été son saisissement, qu'il faillit laisser échapper un album qu'il tenait.

Mais la précaution qu'il prit de détourner la tête pour cacher son émotion était inutile, ni Mlle Marie ni son père n'avaient remarqué son trouble.

M. de Puymandour poursuivait:

—J'approuve, du reste, le vicomte de Mussidan. Mlle Diane, outre que sa beauté est surprenante, me paraît de tous points une personne accomplie. On n'a pas plus grand air. Quelle hauteur, quels dédains!... Rien qu'à la voir, on devine la fille de grande maison, tenant en un profond mépris le commun de l'humanité. Quant à son esprit, j'en ai éprouvé le piquant.

Il se retourna vers sa fille et ajouta:

—Voilà, Marie, le modèle que vous devez vous proposer maintenant que vous allez être duchesse. Combien de fois n'ai-je pas eu à vous reprocher la modestie que vous outrez! Vous n'entrez pas dans un salon, vous vous y glissez.

Comment voulez-vous qu'on vous accorde les égards dus à votre rang, si vous ne paraissez pas en avoir conscience?

Lorsqu'il abordait ce chapitre, M. de Puymandour ne tarissait pas. Mlle Marie le savait, aussi profita-t-elle d'un moment où il reprenait haleine, pour s'esquiver sous prétexte d'un ordre à donner.

Le comte ne se fâcha pas trop de ce manque du révérence filiale, Norbert lui restait.

—Pour en revenir à Mlle Diane, reprit-il, je viens de la rencontrer à l'instant, sortant de chez la mère Rouleau. Le noir lui sied, parbleu!... à ravir. Décidément un deuil est une bonne fortune pour une blonde... Mais, pardon, je suis là à vous chanter ses mérites, comme si vous ne les connaissiez pas mieux que personne...

—Moi? monsieur le comte.

—Vous, monsieur le marquis... Ah ça, voudriez-vous nier, par hasard?

—Quoi?

—Que vous lui avez fait la cour, et de très près même, mon gaillard! Allons, bon! voilà que vous rougissez... il n'y a pas de quoi. On est jeune, on est amoureux, on a une maîtresse...

—Mais, monsieur le comte, je vous jure...

M. de Puymandour éclata de rire.

—A d'autres, marquis, interrompit-il, à d'autres! On vous a trop souvent rencontrés ensemble sous la coudrette... Eh! eh!... la discrétion est inutile.

—Grâce, mon père! grâce!
—Grâce, mon père! grâce!

Vainement Norbert essaya de se défendre, de protester avec toute l'énergie de la vérité, il s'adressait au plus têtu des hommes.

—Vous n'avez d'ailleurs rien à vous reprocher, poursuivait le comte. Certainement vous n'avez pas trompé Mlle Diane. Pouvait-elle espérer devenir votre femme? Non, puisqu'elle n'avait pas le sou. Ah! maintenant que son frère est mort et qu'elle est riche, ce serait une autre histoire...

Positivement, cette théorie ignoble était celle de M. de Puymandour. Elle révolta si bien l'honnêteté de Norbert qu'une réplique fort blessante lui vint aux lèvres. Il se contint, ayant un parti pris de résignation.

Mais il était si réellement indigné qu'il ne put prendre sur lui de rester à dîner, et que, résistant aux pressantes instances du comte, prétextant des soins à donner à son père, il se retira.

Les sentiments les plus confus et les plus contraires s'agitaient en lui, pendant qu'il regagnait Champdoce. Il souffrait.

Cependant, il doutait encore des assertions de M. de Puymandour, et il songeait au moyen de savoir la vérité, quand, en sortant de Bivron, sur la grande route, il s'entendit appeler par quelqu'un qui courait derrière lui.

—Monsieur le marquis! monsieur!...

Il se retourna et se trouva on face de Montlouis, ce fils du fermier de son père, dont, l'hiver précédent, à Poitiers, il avait fait son confident et son ami.

—Vous ne m'aviez pas aperçu en passant, monsieur le marquis? demanda-t-il.

Montlouis, autrefois, tutoyait Norbert; mais il avait depuis trois mois pénétré dans un monde où on lui avait appris la distante énorme qui le séparait, lui fils d'un paysan, n'ayant pas cent louis de rentes, d'un grand seigneur millionnaire.

—J'étais très préoccupé, répondit Norbert.

Et, craignant d'avoir froissé son ancien camarade, il lui tendit la main.

—Voici une semaine, reprit Montlouis, que je suis revenu au pays avec mon patron. Car j'ai un patron, maintenant. M. le vicomte de Mussidan m'a définitivement attaché à sa maison en qualité de secrétaire, ou plutôt d'intendant. M. Octave n'est peut-être pas très commode, il se met pour un rien dans des colères épouvantables; mais au fond, c'est le meilleur des hommes. Je suis enchanté de ma position.

—Allons tant mieux, mon ami, tant mieux.

Mais ce n'était pas uniquement pour lui communiquer ces détails que Montlouis avait couru après Norbert.

—Et vous, monsieur le marquis, continua-t-il, vous allez épouser Mlle de Puymandour? Quand ou me l'a appris, j'ai failli tomber de mon haut.

—Pourquoi? s'il te plaît.

—Dame!... monsieur, j'en étais encore au temps où nous allions attendre, au bout d'un certain jardin, que certaine petite porte s'ouvrît mystérieusement.

—Tu aurais dû oublier cela, Montlouis.

—Oh!... monsieur, je vous en parle, mais nul autre que vous, quand il s'agirait de ma tête, ne m'arracherait un mot à ce sujet. Je voulais vous dire que les hasards de la vie sont bien surprenants. Pensez que votre ancienne...

D'un geste menaçant Norbert l'interrompit.

—Malheureux!... s'écria-t-il, qu'oses-tu dire!...

—Monsieur!...

—Sache bien que Mlle de Sauvebourg est aussi pure que le jour où je l'ai aperçue pour la première fois. Elle a été folle, elle a été imprudente, oui; coupable, non. Je le jure devant Dieu!

—Et je vous crois, monsieur, je vous crois!...

Le fait est qu'il ne croyait pas un mot de ce que disait Norbert, et il était aisé de le comprendre à sa physionomie et à son accent.

—Toujours est-il que Mlle de Sauvebourg va devenir ma patronne.

—Elle!... tu en es sûr?

—J'ai du moins de fortes raisons de le croire; on ne parle que de cela à Mussidan.

Ainsi donc, M. de Puymandour était exactement informé, Norbert était bien forcé de se rendre.

—Cependant, interrogea Norbert, quand le vicomte a-t-il pu voir Mlle Diane? où? comment?

—Oh! bien simplement. A Paris, M. Octave était assez lié avec le fils du marquis de Sauvebourg, et il l'a visité souvent pendant sa maladie. Dès que les parents de ce pauvre jeune homme ont su monsieur le vicomte ici, ils l'ont fait demander, et il s'est rendu à leurs désirs. Naturellement il a vu Mlle Diane, et il est revenu enthousiasmé, si épris qu'il en rêve.

L'irritation de Norbert était devenue si visible, que Montlouis s'arrêta, convaincu qu'il était amoureux et jaloux.

—Après cela, ajouta-t-il, en manière de consolation, rien n'est encore décidé!...

Mais Norbert était trop bouleversé pour supporter davantage le bavardage de Montlouis. Il lui serra la main, lui dit brusquement: «au revoir,» et s'éloigna à grands pas, le laissant planté au beau milieu de la route, immobile et muet d'étonnement.

C'est que jamais, même au plus beau temps de ses amours, le seul nom de Diane ne l'avait tant remué, et il était furieux contre lui-même.

—Quoi!... se disait-il, après tout ce qui s'est passé, je ne puis prendre sur moi de l'oublier!... Je sais qu'elle se jouait de moi; je n'étais que l'instrument de son exécrable ambition; elle a froidement préparé l'assassinat de mon père, et je l'aimerais encore!... Ne suis-je donc qu'un lâche! et, pour cesser de penser à elle, faudra-t-il m'arracher le cœur!...

Aux tortures déjà insupportables de Norbert, s'ajoutaient à cette heure, les plus horribles inquiétudes.

Interrogeant l'avenir, il ne découvrait que malheurs et pressentait les plus affreuses complications. Tout tournait contre lui.

Il lui semblait qu'il était comme enfermé dans un cercle d'airain qui, de moment en moment, allait se rétrécissant et finirait par le broyer.

Il voyait Mlle de Sauvebourg épousant le vicomte Octave de Mussidan et rencontrant Montlouis au service de son mari.

Quelles seraient ses impressions, quand elle se trouverait en face de ce confident de ses anciennes amours, de ce jeune homme qui, dix fois, quand Norbert était retenu à Champdoce, était venu lui porter une lettre, chercher une réponse?

Et Montlouis!... quelle conduite tiendrait-il? Aurait-il le sang-froid et le tact nécessaires pour sauver une situation si délicate?

Que résulterait-il de ce rapprochement qui paraissait une cruelle ironie de la Providence?

Très probablement la femme ne se résignerait pas à subir l'odieuse présence du complice des fautes de la jeune fille. Elle s'empresserait d'imaginer quelque prétexte pour le faire éloigner. Lui ne serait pas dupe, et furieux de perdre une position qui lui plaisait et qui faisait toute sa fortune, il parlerait.

Montlouis parlant, M. de Mussidan justement indigné d'avoir été si misérablement trompé, chasserait sa femme sans ménagements.

Que ferait Diane, quand elle se verrait irrémissiblement perdue, mise au ban de ce monde où elle prétendait régner?

Ne chercherait-elle pas à se venger de Norbert?

Il en était à se demander si la mort ne serait pas un bienfait, lorsque, approchant de Champdoce, il vit surgir devant lui la fille de la mère Rouleau.

Cachée derrière une haie depuis plus de deux heures, elle guettait son passage.

—J'ai une commission pour vous, monsieur, lui dit-elle.

Il prit une lettre qu'elle lui tendait, l'ouvrit et lut:

«Vous dites que je ne vous aime pas; vous voulez des preuves, sans doute! Eh bien, partons ensemble ce soir... Je serai perdue, mais à vous.

—«Réfléchissez, Norbert, il en est temps encore. Demain il sera trop tard...»

C'était Mlle de Sauvebourg qui osait lui écrire!

Longtemps il tint les yeux attachés sur cette lettre, pour lui d'une si poignante éloquence, comme s'il eût espéré qu'elle trahirait quelque chose de la pensée qui l'avait dictée.

L'écriture d'ordinaire si ferme et si nette de Mlle Diane était tremblée et confuse. Les trois derniers mots étaient presque illisibles. En plusieurs endroits, le satiné du papier était enlevé. Étaient-ce des traces de larmes?

Mais l'écriture ment; on peut mouiller du papier avec quelques gouttes d'eau.

Cependant il comprenait que, pour tenter cette démarche suprême, pour risquer l'humiliation d'un refus de sa personne, qu'elle offrait, elle avait dû faire à son indomptable orgueil la plus horrible violence.

—Si elle m'aimait, pourtant!... murmura-t-il.

Il hésitait, oui, il hésitait saisi de cette idée qu'elle sacrifiait pour lui honneur, famille, fortune, qu'elle était à lui s'il la voulait, qu'il ne tenait qu'à lui d'être avant deux heures près d'elle, au fond d'une voiture, fuyant vers quelque pays nouveau; son cœur battait à rompre sa poitrine, quand à cinquante pas sur la route, il aperçut un homme qui s'avançait: son père.

C'était la seconde fois que, par sa seule présence, M. de Champdoce triomphait des plus puissantes séductions de Mlle Diane.

—Jamais! s'écria Norbert—avec un tel emportement, que la fille de la mère Rouleau fit un bon en arrière,—jamais! jamais!

Et froissant la lettre avec une rage inconsciente, il la jeta sur le chemin où Françoise la ramassa précieusement l'instant d'après, et se précipita vers son père.

Le duc était alors remis de son attaque.

Remis... en ce sens, du moins, que la vie était sauve, qu'il se levait, marchait, mangeait et dormait comme avant.

Mais l'âme ne commandait plus au corps. L'intelligence, l'étincelle divine, paraissait pour toujours éteinte.

Guidé par l'instinct, par une sorte de mémoire de la chair qui survit à la raison, il accomplissait mécaniquement une partie des actes qui lui étaient habituels. Ainsi, il faisait aux environs sa tournée quotidienne, il allait regarder les ouvriers travailler aux champs, il visitait les écuries et les étables, mais de ce qu'il faisait, il n'avait nulle conscience.

Même cet état du duc avait soulevé des difficultés dont Norbert ne se fût pas tiré de sitôt sans l'aide de M. de Puymandour.

Mais cet excellent comte, naturellement actif, avait, en ces circonstances, réalisé des prodiges. Grâce à un conseil de famille et des jugements, il avait obtenu pour Norbert l'émancipation et le droit d'administrer provisoirement la fortune.

Tout cela retarda un peu le jour du mariage. Il arriva cependant.

Dès le matin, après une nuit épouvantable, Norbert avait été saisi par son beau-père. Livré ensuite aux compliments et aux empressements des invités qui arrivaient en foule, il n'eut pas une seconde de réflexion.

A onze heures, il monta en voiture. On le conduisit à la mairie d'abord, puis à l'église. A midi, tout était fini; il était lié pour la vie.

Que lui importait, après cela, la magnificence qu'avait déployée M. de Puymandour! Un seul des événements de cette journée d'étourdissement devait rester gravé dans sa mémoire.

Un peu avant le dîner, on lui présenta le vicomte Octave de Mussidan, et, après l'avoir complimenté, le vicomte profita de la circonstance pour annoncer officiellement son mariage avec Mlle de Sauvebourg.

Cinq jours plus tard, les nouveaux époux étaient installés à Champdoce.

Pris entre une femme qu'il ne pouvait aimer, dont la tristesse mortelle lui semblait un reproche, et son père frappé d'imbécilité, Norbert était assailli d'idées de suicide.

Consumé de regrets et de remords, ne concevant aucun but à donner à sa vie, n'apercevant pas de terme à son supplice, il s'affermissait de plus en plus dans son fatal dessein, quand un matin on vint le prévenir que son père refusait de se lever.

On envoya chercher le médecin qui jugea le duc en danger.

Une sorte de réaction, en effet, se produisait. Toute la journée, le malade s'agita terriblement. Sa langue, qui était restée fort embarrassée, parut se dégager, et à la tombée de la nuit il parlait librement. Et alors un délire effrayant s'empara de lui, et Jean et Norbert durent éloigner tout le monde. Il y avait à craindre que le duc ne révélât le secret de son mal, à chaque moment les mots de poison ou de parricide revenaient dans ses phrases incohérentes.

Vers les onze heures, cependant, il s'était calmé et paraissait assoupi, quand tout à coup il se dressa sur son séant en appelant d'une voix forte: «A moi!»

Norbert et Jean se précipitèrent vers le lit et furent terrifiés.

Le duc avait repris sa physionomie d'autrefois, son œil brillait, sa lèvre tremblait comme lorsqu'il était irrité.

—Grâce?... cria Norbert en tombant à genoux, grâce, mon père.

M. de Champdoce étendit doucement la main vers lui.

—Mon orgueil était insensé, prononça-t-il, Dieu m'a puni. Mon fils, je vous pardonne.

Le malheureux jeune homme sanglotait.

—Je renonce à mes projets, mon fils, je ne veux pas que vous épousiez Mlle de Puymandour, puisque vous ne l'aimez pas.

Norbert s'était à demi soulevé:

—Je vous ai obéi, mon père, murmura-t-il, elle est ma femme.

Le visage de M. de Champdoce à ces mots exprima la plus affreuse angoisse; ses yeux roulèrent dans leur orbite, il raidit ses bras en avant comme s'il eût voulu écarter un fantôme, et d'une voix rauque il cria:

—Malheureux!... Trop tard!...

Une convulsion suprême le rabattit sur ses oreillers; il était mort!

S'il est vrai que parfois, pour les mourants, le voile de l'avenir se déchire, le duc de Champdoce avait vu.

XII

Repoussée par Norbert, brutalement chassée, Mlle Diane reprit, la mort dans l'âme, le chemin de Sauvebourg, que l'instant d'avant elle parcourait palpitante d'espoir.

L'apparition du duc de Champdoce l'avait terrifiée. Elle comprenait l'horreur du crime, maintenant qu'elle l'avait vu.

Elle courait, éperdue, car il lui semblait que des voix effroyables se mêlaient aux mugissements de la tempête, et que dans les ténèbres, autour d'elle, des spectres la menaçaient.

Mais son imagination n'était pas de celles qui restent longtemps frappées. Lorsqu'elle eût regagné sa chambre, sans bruit, comme elle l'avait quittée, quand elle eût fait disparaître ses vêtements souillés de boue et de toutes les traces de sa sortie, elle commença à se remettre et même ne tarda pus à sourire de ses terreurs.

Réfléchissant, elle se disait que, sans l'arrivée du duc, elle eût peut-être reconquis Norbert, et que désespérer serait faiblesse tant que le «Oui» fatal ne serait pas prononcé.

Accablée de honte sur le moment, et frémissante, elle avait menacé Norbert. Plus calme à cette heure, elle sentait qu'elle ne pouvait prendre sur elle de le haïr.

Toute sa haine s'adressait à cette autre femme, cette rivale, cette Marie de Puymandour qui avait été comme son mauvais génie.

De celle-là, oui, il fallait se venger.

La voix secrète du pressentiment disait à Mlle Diane, que c'était de ce côté qu'elle devait chercher des raisons de rompre ce mariage dont les bans avaient été publiés le matin même.

Mais avant de rien entreprendre, connaître le passé de Mlle de Puymandour était indispensable. Mlle Diane se jura qu'elle connaîtrait ce passé.

Telles étaient les dispositions de Mlle de Sauvebourg quand on lui présenta le vicomte de Mussidan, l'ami de ce frère dont la mort la faisait si riche.

Il n'accourait pas sur un avis de son père, ainsi que l'avait charitablement supposé M. de Puymandour.

Le hasard seul le ramenait dans sa famille, ou plutôt le désir d'obtenir de la munificence paternelle de quoi éteindre quelques dettes devenues gênantes.

Octave de Mussidan, à cette époque, réunissait, à un degré supérieur, toutes les conditions qui, au début de la vie, promettent et même paraissent assurer de longues années de bonheur.

Grand, bien fait, doué de la plus heureuse physionomie, ayant une santé de fer, il avait en outre les avantages d'un beau nom et d'une fortune considérable.

Deux femmes, qui étaient la grâce et l'esprit mêmes: sa mère, une Rhéteau de Commarin et sa tante, veuve de ce général de Sairmeuse, si fameux sous la Restauration, s'étaient chargées de son éducation sociale.

Envoyé à Paris à vingt ans, avec une pension assez forte pour y faire bonne figure, il se trouva du premier coup, grâce aux alliances de sa famille, lancé dans la société du grand monde.

Mêlé aux viveurs de bonne compagnie du café de Paris, à une époque où les Septdeuil, les Maufort, les Dreycant et les Sarbovèze donnaient le ton, il eut vite perdu le fonds de naïveté apporté de sa province, et conquis cette assurance qui donne la conscience d'une certaine supériorité et la domination des choses à demi faciles.

S'il est vrai que les gens heureux dont les désirs s'éparpillent en mille satisfactions sont incapables de sentiments sérieux, Octave de Mussidan devait être à l'abri des orages d'une grande passion.

Cependant, il n'en fut pas ainsi.

A la seule vue de Mlle de Sauvebourg, il ressentit cette commotion intérieure que Stendhal appelait le «coup de foudre,» présage d'un de ces amours qui font le désespoir ou la félicité de la vie entière.

Il est vrai que jamais Mlle Diane n'avait été aussi étrangement séduisante qu'elle l'était alors, et que jamais elle ne le fut à un degré égal.

Elle essaya de le lui arracher.
Elle essaya de le lui arracher.

Octave de Mussidan lui déplut. Il était trop différent de Norbert.

Entre ce gentilhomme si correct, et «le sauvage de Champdoce», elle ne voyait nul rapport, nulle comparaison possible.

Rien, d'ailleurs, rien au monde n'était capable d'effacer du cœur de Mlle de Sauvebourg l'image de Norbert lui apparaissant pour la première fois dans les bois de Bivron, son fusil encore fumant à la main, vêtu de sa veste de bure.

C'est ainsi qu'elle aimait à se le figurer, frémissant d'énergie contenue, rougissant, intimidé, osant à peine lever sur elle ses beaux yeux tremblants.

Cependant Octave était pris, et il s'abandonnait délicieusement au sentiment qui l'envahissait et qui, à chacune de ses visites à Sauvebourg, le pénétrait davantage.

Mais, en amoureux chevaleresque, et qui prétend ne tenir la femme aimée que de sa seule et libre disposition, il s'adressa tout d'abord à Mlle Diane.

Ayant réussi à se trouver un instant seul près d'elle, respectueusement et de la voix la plus émue, il lui demanda si elle daignait permettre qu'il sollicitât du marquis de Sauvebourg, l'honneur de son alliance.

Cette démarche la surprit extrêmement. Tout entière aux anxiétés de la lutte qu'elle avait entreprise, elle ne s'était aperçue de rien.

Elle fut affreusement impressionnée: autant qu'un malade à qui le chirurgien annonce que c'est assez s'engourdir dans la souffrance, et qu'une horrible opération est devenue nécessaire.

Octave la forçait, en quelque sorte, de regarder en face la réalité.

Elle arrêta sur M. de Mussidan un indéfinissable regard, et après une longue hésitation lui promit pour le lendemain soir une réponse décisive.

La nuit entière se passa en épouvantables hésitations. Avoir commis un crime et n'en pas recueillir les fruits!... Cela ne pouvait lui entrer dans l'esprit.

Le résultat de ses méditations fut la lettre confiée à la fille de la mère Rouleau.

L'accusé qui attend de la délibération de ses juges un verdict de vie ou de mort, n'endure pas tout ce que soutint Mlle Diane pendant qu'elle guettait au bout du parc de Sauvebourg le retour de sa messagère.

Cette atroce agonie durait depuis plus de quatre heures, lorsque enfin Françoise reparut tout essoufflée.

—Qu'a-t-il dit? demanda Mlle Diane.

—Rien!... c'est-à-dire si; il s'est écrié comme cela, avec des gesticulations de furieux: Jamais!... jamais!...

Il ne fallait pas que cette fille pût se douter de quelque chose. Mlle Diane eut la force de sourire.

—C'est bien ce que je pensais, fit-elle.

Et comme Françoise semblait vouloir ajouter quelque chose, elle l'interrompit, lui remit un louis pour sa course et lui fit signe de s'éloigner.

Certes, Mlle de Sauvebourg était anéantie, mais elle éprouvait en même temps cet indéfinissable soulagement du joueur qui, risquant une fortune après d'effroyables alternatives, perd son dernier louis et s'écrie: Enfin!...

Plus d'incertitudes désormais, de doutes, d'angoisse, plus rien à tenter. Nul espoir ne survivait, sinon celui de la vengeance.

Elle bénissait l'amour d'Octave, maintenant. Elle se disait que, mariée, elle serait libre, et qu'elle pourrait suivre Norbert et sa femme à Paris.

Quand elle entra au château Octave venait d'arriver.

Il l'interrogea du regard, et d'un doux geste de tête, plein d'adorables promesses, elle répondit: Oui.

Ce consentement, pensait-elle, la libérait du passé. Elle se trompait.

Elle comptait sans les imprudences commises, sans les complices, sans Dauman.

En apprenant que le coup était manqué—ce furent ses expressions,—le vaillant «Président» avait été saisi d'une de ces terreurs, il disait: «souleurs,» qui tuent leur homme.

Rapidement et sans bruit, il avait réuni le plus possible d'argent comptant, et ses paquets faits, il se tenait prêt à s'envoler à la première alerte. Les nouvelles que lui donna M. de Puymandour le tranquillisèrent un peu; il ne fut vraiment rassuré que lorsqu'il fut bien sûr que le duc avait perdu la raison, et que le médecin avait cessé ses visites à Champdoce.

Mais alors, il fut pris de ce vertige dont est frappé l'homme qui mesure le précipice où il a failli rouler.

Ses nerfs, excités outre mesure, se détendirent tout à coup, et telle fut la réaction qu'il dut se mettre au lit et que pendant une douzaine de jours il fut en proie à une sorte de fièvre cérébrale.

Il commençait à se lever, lorsqu'on lui annonça successivement le mariage de Norbert et la mort du duc.

Ne découvrant plus l'ombre d'un danger, il recouvra ses facultés ordinaires de calcul, et se prit à réfléchir en toute liberté d'esprit.

Il avait dans son tiroir pour vingt mille francs d'obligations de Norbert, de l'or en barre maintenant qu'il jouissait de ses droits. Mais l'appétit vient en mangeant, et le «Président» ne tarda pas à trouver que cela était peu pour ses peines et rien pour les risques qu'il avait courus.

De là à chercher les moyens de recueillir, de cette affaire, un regain qui valût la moisson, il n'y avait qu'un pas, qu'il eut vite franchi.

En moins de rien, il eut arrêté son plan et pris ses mesures, et pour sa première sortie, il alla rôder autour de Sauvebourg.

Il se disait que ce serait bien le diable, si le hasard ne lui fournissait pas l'occasion d'un petit tête-à-tête avec Mlle Diane.

Il lui fallut de la patience. Mlle Diane sortait tous les jours, mais toujours accompagnée, et il se gardait de se montrer.

Dauman avait bien fait quinze heures de faction en diverses fois, quand enfin il eut le plaisir de voir celle qu'il guettait, se dirigeant seule vers Bivron.

Il la suivit sans qu'elle pût s'en douter, parce qu'à cet endroit la route était découverte, mais quand elle arriva à un petit bois qui est à mi-chemin du bourg, il parut tout à coup.

Mlle de Sauvebourg ne l'avait pas aperçu depuis qu'elle l'avait forcé d'aller aux renseignements, et sa vue lui causa la plus pénible impression.

—Que voulez-vous? lui demanda-t-elle brusquement.

Il ne répondit pas directement, mais, après s'être confondu en excuses de son audace, il commença à féliciter Mlle Diane de son mariage, dont tout le monde s'entretenait, et dont il était ravi, pour sa part, car il lui était respectueusement dévoué, et il jugeait M. de Mussidan bien supérieur comme genre, comme...

D'un geste elle arrêta ce flux de paroles.

—Si c'est là tout ce que vous avez à me dire!... fit-elle.

Déjà elle se détournait, il osa l'arrêter par un des coins de son châle.

—J'aurais encore quelque chose à ajouter, insista-t-il, relativement à... vous savez bien...

Elle s'impatientait.

—Relativement à quoi? demanda-t-elle, sans déguiser son profond mépris.

Il sourit bassement, s'assura d'un regard que personne n'était à portée de l'entendre, et, se penchant vers Mlle Diane, il murmura:

—C'est rapport au poison.

Elle se rejeta violemment en arrière, comme si elle eût vu un aspic se dresser sous ses pieds.

—Qu'osez-vous dire?... balbutia-t-elle.

—Mais déjà il avait repris son air obséquieux, et il se répandait en plaintes et en récriminations. Quel tour abominable elle lui avait joué! Lui voler son flacon de verre noir!... Si tout se fût découvert, il eût certainement payé pour tous, et de sa tête, un crime dont il était innocent. Il en avait été malade de douleur, et à cette heure encore le sommeil le fuyait et il était poursuivi par d'affreux remords... Bien plus, tout pouvait se découvrir encore...

—Au fait!... fit Mlle Diane en frappant du pied; au fait!...

—Eh bien!... mademoiselle, je ne saurais rester dans le pays; j'y meurs d'inquiétude; je veux passer à l'étranger... C'est ma fortune que me coûte cette affaire... Vous savez, quand il faut réaliser... Je suis un homme ruiné...

—Enfin, que voulez-vous?

Le regard clair de Mlle de Sauvebourg arrêté sur lui, gênait atrocement Dauman.

Il voulait, il l'expliqua verbeusement, de quoi se consoler de l'exil... un souvenir, un faible secours..., le strict nécessaire... le capital d'une petite rente de trois mille francs.

Mlle de Sauvebourg était incapable de modérer son indignation et de cacher son dégoût.

—Je comprends, interrompit-elle; vous voulez faire payer ce que vous appelez votre dévouement.

—Mademoiselle...

—Et vous l'estimez soixante mille francs! c'est cher.

—Hélas! c'est à peine la moitié de ce que me coûte cette malheureuse affaire!...

—Oh!... je sais ce que je dois penser de ces exigences.

Dauman leva vers le ciel des bras éplorés:

—Des exigences! s'écria-t-il d'un ton larmoyant, ai-je donc l'air d'un homme qui exige? Ah! il est dur d'être ainsi méconnu... Que fais-je en ce moment? Je viens à vous, humblement, chapeau bas, comme si je demandais l'aumône. Si j'exigeais, ce serait autre chose. Je dirais: Je veux tant, ou je parle. Qu'ai-je à perdre, en somme, si tout se découvre? Presque rien. Je suis un pauvre homme, et je suis vieux. M. Norbert, au contraire, et vous, mademoiselle, avez tout à risquer; vous êtes jeunes, riches et nobles, l'avenir vous promet le bonheur.

Il s'arrêta pour juger de l'effet de ses paroles.

Mlle Diane réfléchissait:

—Vous parleriez, fit-elle, qu'on ne vous croirait pas. Quand on avance certaines choses de certaines gens, il faut des preuves.

—C'est vrai, mademoiselle; mais qui vous dit que je n'en ai pas?... Eh! eh! je suis un homme de précaution, moi, et j'ai la preuve de bien des choses. Croyez-vous, par exemple, que si j'allais trouver M. le marquis votre père, il ne me donnerait pas une jolie somme bien ronde, du billet que j'ai là, et qui éclairerait singulièrement M. de Mussidan! Je vous donne la préférence et vous vous plaignez!...

Tout en parlant, il sortait de sa poche un portefeuille crasseux, et il en tirait un papier qui avait dû être chiffonné et ensuite lissé soigneusement.

Mlle Diane étouffa un cri de frayeur et de rage.

Elle venait de reconnaître son dernier billet à Norbert.

—Ah! s'écria-t-elle, Françoise m'a trahie... sans doute pour me récompenser d'avoir sauvé sa mère!...

Le «Président» tenait sa lettre entr'ouverte; elle pensa qu'il ne se défiait pas; d'un geste rapide comme la pensée, elle essaya de la lui arracher.

Mais il était sur ses gardes; il recula en faisant du doigt un geste ironique.

—Oh! que non pas, dit-il avec un accent d'odieuse familiarité. Il n'en sera pas de ceci comme du petit flacon. Ce billet, je vous le rendrai en même temps qu'un autre que j'ai de vous adressé à moi, quand j'aurai ce que je demande. Jusque-là, rien... Si je suis pris, je veux m'asseoir sur les bancs de la cour d'assises en bonne compagnie...

Mlle de Sauvebourg était véritablement au désespoir.

—Mais je n'ai pas d'argent!... s'écria-t-elle, une jeune fille n'a pas d'argent!

—M. Norbert en a.

—Adressez-vous à lui, alors...

Dauman hocha la tête.

—Nenni!... fit-il, pas si sot!... Il m'en cuirait, peut-être. Je connais M. Norbert, il est tout le portrait de son père... Tandis que vous, mademoiselle, vous lui ferez prendre la chose en douceur... Vous y êtes quasi plus intéressée que lui!

—Président!

—Oh!... il n'y a plus de Président qui tienne. Comment! je viens à vous bien humblement, et vous me traitez comme le dernier des derniers!... Je me révolte, à la fin! Je suis honnête, moi, quarante-sept années de probité sont là pour le prouver. Je n'ai jamais empoisonné personne... Assez de rebuffades! Nous sommes aujourd'hui mardi: si vendredi, avant six heures, je n'ai pas ce que je demande, votre père et M. de Mussidan auront de mes nouvelles. Tenez-vous à vous marier?...

Il salua ironiquement, tourna les talons et s'éloigna en disant:

—C'est à prendre ou à laisser!

Mlle de Sauvebourg était comme pétrifiée de tant d'impudence, et Dauman avait déjà disparu au tournant de la route, qu'elle cherchait encore, et vainement, une réponse pour l'écraser.

—Misérable!... murmura-t-elle, toute frémissante, misérable!...

Oui, misérable, en effet, mais il la tenait, et pour la perdre à tout jamais, il n'avait qu'à vouloir.

Et elle comprenait qu'il était un homme à exécuter ses menaces, dût-il n'en retirer aucun profit, dût-il même se compromettre sérieusement pour lui nuire, obéissant à cet instinct de perversité qui pousse à faire le mal pour le mal.

Mais les niais seuls se désolent sans agir, trouvant comme une imbécile consolation à répéter les éternels: «Si j'avais su!» des incapables et des lâches.

Les forts commencent par chercher comment se tirer d'affaire.

Ainsi fit Mlle Diane. Mais elle n'avait pas le choix des moyens. Force était d'en passer par où voulait Dauman. S'adresser à Norbert était l'unique ressource.

Certes, elle ne doutait pas que Norbert ne fît tout au monde pour prévenir et écarter un péril qui le menaçait autant qu'elle-même, mais l'idée d'implorer son secours révoltait sa fierté.

Voilà donc à quelles extrémités d'abjection elle était descendue, elle, une Sauvebourg! Voilà où aboutissaient ses rêves de grandeur et d'ambition. Elle était à la merci du plus vil des êtres, d'un Dauman. Elle en était réduite à se traîner aux genoux d'un homme qu'elle avait trop aimé pour ne le point haïr mortellement.

Cependant, elle n'hésita pas.

Au lieu de continuer sa promenade, elle se rendit directement chez la veuve Rouleau et chargea Françoise d'aller trouver Norbert, et de lui dire qu'il fallait absolument qu'il se rendit, à la nuit tombante, à la petite porte du parc de Sauvebourg, qu'elle l'y attendrait, que c'était pour eux deux une question de vie ou de mort.

La seule contenance de Françoise à la vue de sa bienfaitrice, sa rougeur, son trouble, avaient été le plus explicite aveu de sa trahison.

Mais Mlle Diane ne voulut rien remarquer et lui parla avec sa bonté accoutumée. Certaine de la complicité de cette fille et de Dauman, elle jugeait prudent de dissimuler et habile de la choisir encore pour messagère.

Seulement le diable n'y perdait rien, et tout en regagnant Sauvebourg, elle se jurait que Françoise payerait cher sa perfidie.

Ni les mille occupations des apprêts d'un mariage, ni la présence d'Octave de Mussidan ne purent, le reste de la journée, distraire Mlle Diane de son idée fixe.

Elle semblait doucement souriante, enjouée même, et cependant elle était à la torture, elle suait sous son corset.

A mesure qu'approchait le moment qu'elle avait fixé, son cœur se serrait davantage, et les doutes les plus effrayants la poignaient.

Norbert viendrait-il au rendez-vous? Françoise aurait-elle pu parvenir jusqu'à lui? Et s'il avait quitté le pays!... Il y avait cinq jours qu'on avait enterré le duc de Champdoce, et elle avait entendu dire que Norbert annonçait partout son intention d'aller habiter Paris avec sa femme.

Et, s'il venait, quelle serait cette entrevue?

Cependant la nuit tombait; les domestiques apportaient au salon les lampes allumées.

Mlle Diane s'esquiva et courut à la petite porte.

Norbert l'attendait.

Dès qu'elle parut, il s'élança d'abord vers elle, emporté par un mouvement involontaire, puis une réflexion soudaine le cloua sur place.

—Vous m'avez fait demander, mademoiselle? dit-il d'une voix rauque.

—Oui, monsieur le duc...

A ce titre de duc, donné sans réflexion, ils tressaillirent affreusement l'un et l'autre. Ce titre, Norbert le devait à la mort de son père, c'est parce que Mlle Diane voulait être duchesse, que M. de Champdoce était mort...

Elle se remit la première, et aussitôt, sentant le besoin d'en finir, avec une volubilité elle se mit à exposer les odieuses prétentions de Dauman, exagérant encore, quoiqu'il n'en fut guère besoin, la portée de ses menaces.

Elle supposait que cette scélératesse du «Président» transporterait Norbert de colère. A sa grande surprise, il demeura impassible. Il avait tant souffert qu'il en était venu à une morne insensibilité dont rien ne semblait capable de le tirer.

—Soyez sans crainte, répondit-il, je verrai Dauman...

Il paraissait sur le point de se retirer, elle l'arrêta d'un geste.

—Vous me quittez ainsi, fit-elle tristement, sans un mot!...

—Que puis-je vous dire, mademoiselle, que peut-il y avoir de commun entre nous?... Mon père mourant m'a pardonné... je vous pardonne. Adieu...

—Adieu donc, Norbert. Nous ne nous reverrons plus, sans doute. Je vais me marier, on a dû vous le dire. Pouvais-je résister aux volontés de ma famille? D'ailleurs à quoi bon!...

Elle s'interrompit comme si elle eût été près de succomber sous l'excès de son émotion, passa sa main sur ses yeux et ajouta:

—Encore adieu!... Souvenez-vous que personne autant que moi ne forme des vœux ardents pour que vous soyez heureux.

—Heureux!... s'écria Norbert, moi! Est-ce possible! Pouvez-vous donc être heureuse, vous! Ah!... enseignez-moi alors ce qu'il faut faire pour oublier, pour anéantir la pensée. Vous ne savez donc pas que près de vous j'avais rêvé des félicités dont l'idée sera le désespoir de ma vie, dont le souvenir ne s'effacera pas de mon cœur quand je vivrais mille ans! Vous ne savez donc pas...

Des paysans entraient portant un brancard sur leurs épaules
Des paysans entraient portant un brancard sur leurs épaules

Il s'arrêta, comme s'il eût eu horreur de ce qu'il allait dire, comme s'il eût

compris qu'il se trahissait, qu'il se livrait... Il se détourna brusquement et s'enfuit éperdu.

Une joie farouche, la joie du triomphe entrevu, dut à ce moment éclairer le visage de Mlle Diane.

Cette entrevue, dont elle avait redouté les émotions, la laissait plus froide que le marbre.

—Je ne l'aime plus, murmura-t-elle, et lui m'aime plus que jamais. La vengeance devient facile.

Lorsqu'elle reparut au salon, sa satisfaction était si évidente que le vicomte Octave ne put s'empêcher de lui en demander la cause.

Elle répondit par une plaisanterie, mais gracieuse, presque tendre, car elle était pour son futur mari d'une amabilité qui le rendait le plus heureux des hommes.

—Pourvu, pensait-elle, que Norbert voie Dauman à temps!

Il le vit. Le surlendemain même, le fidèle serviteur des Champdoce, Jean, aborda Mlle Diane comme elle rentrait de la promenade et lui remit un paquet assez volumineux.

Elle l'ouvrit. Il renfermait, outre les deux lettres que possédait le «Président,» toute sa correspondance avec Norbert, plus de cent lettres fort longues pour la plupart, et aussi compromettantes que possible.

Son premier mouvement fut de tout brûler, et même elle alluma une bougie dans cette intention.

Mais elle réfléchit, et déposa le paquet dans une cachette où se trouvaient déjà les lettres que Norbert lui avait écrites.

—Qui sait!... murmurait-elle, tout cela servira peut-être un jour.

Tout cela, en effet, devait servir... mais contre elle-même.

Il en avait cependant coûté soixante mille francs à Norbert, pour ravoir ce que Dauman appelait ses garanties. Il dut, de plus, lui compter vingt mille francs, montant des obligations qu'il avait souscrites.

Cette somme, ajoutée à de notables économies, constituait au «Président» une si belle fortune, qu'il résolut de quitter Bivron, et d'aller à Paris chercher un théâtre plus digue de ses capacités.

C'est pourquoi, huit jours plus tard, le pays apprit avec stupeur que Dauman avait mis la clé sous la porte et était parti enlevant la plantureuse Françoise.

Deux femmes en pleurs allaient de maison en maison, semant l'incroyable nouvelle, non sans force imprécations.

La veuve Rouleau, d'abord, qui accusait fort nettement Mlle de Sauvebourg d'avoir prêté les mains à une abomination qui lui ravissait le pain de ses vieux jours, disait-elle.

Puis, cette vieille si louche, qui était la ménagère du «Président,» et qui se voyant abandonnée, ne se gênait pas pour raconter comment Dauman, le scélérat, n'avait jamais été huissier, et comme quoi toute sa science judiciaire lui venait d'une maison centrale où il avait séjourné dix ans.

Cette double fuite, si inattendue, du «Président» et de Françoise, enchanta Mlle de Sauvebourg, bien qu'elle eût assez de pénétration pour se douter des propos envenimés dont elle serait le prétexte.

Ces propos, pensait-elle, n'arriveraient jamais jusqu'à elle, et, en revanche, elle était débarrassée de cette perpétuelle appréhension de se trouver inopinément face à face avec un de ses complices.

Dauman et cette malheureuse avaient quitté le pays d'une telle façon, qu'il n'était guère probable qu'ils eussent jamais l'effronterie d'y revenir.

D'un autre côté, Norbert était parti pour Paris avec sa femme, et M. de Puymandour allait disant partout qu'on ne reverrait pas de sitôt la duchesse sa fille à Champdoce.

Mlle Diane respirait donc librement. Interrogeant l'horizon, il lui semblait que tous les images menaçants s'étaient dissipés.

L'avenir lui appartenait, elle pouvait s'occuper de son mariage.

Il devait avoir lieu dans une quinzaine de jours, et déjà un des amis d'Octave, qui devait être son témoin, M. de Clinchan était arrivé. C'était un brave garçon, et point gênant, le plus poli et le plus complaisant des hommes, précieux aux jours d'ennui pour la quantité de ridicules qu'il étalait naïvement.

Mais Mlle de Sauvebourg se souciait peu de M. de Clinchan.

Elle avait jugé la grandeur de l'amour qu'elle inspirait à Octave, et elle s'était mis en tête de tout faire pour l'augmenter encore.

Se faire aimer jusqu'à l'aberration, jusqu'à la stupidité, d'un homme qu'on disait supérieur par l'esprit et par l'intelligence, qui devait avoir l'expérience de la passion, lui semblait une tâche digne de son ambition et mettait un intérêt palpitant dans sa vie.

Faire prendre, dès l'abord, à Octave, le pli de sa volonté et de ses caprices, c'était prudence et prévoyance. C'était, de plus, s'exercer pour plus tard, quand elle serait à Paris, quand elle serait une femme à la mode, et son succès ici devait lui donner la mesure de l'empire qu'elle exercerait là-bas.

Octave fut pris, et tout autre l'eût été à sa place. Elle avait le don de la séduction, et jamais plus merveilleuse comédie d'amour ne fut jouée par la plus raffinée des coquettes.

Le jour de son mariage, elle était radieuse. Mais ce grand contentement était une affectation et une bravade. Elle se sentait observée. Lorsque sortant de l'église elle traversa la double haie des habitants de Bivron rangés sur son passage, elle surprit plus d'un regard malveillant.

Un malheur plus direct et plus réel l'attendait au château de Mussidan, qu'elle allait habiter désormais.

Elle y trouva Montlouis, et si grande que fût son audace, elle ne put s'empêcher de rougir jusqu'à la racine des cheveux quand on le lui présenta.

Lui, heureusement, qui avait prévu le moment, avait eu le temps de s'y préparer, et il fit bonne contenance.

Mais si respectueusement qu'il s'inclinât, Mlle Diane, devenue Mme de Mussidan, crut distinguer dans ses yeux cette expression d'ironique mépris et de menace, qu'elle avait aperçue dans les yeux de Dauman.

—Cet homme ne peut rester ici, pensa-t-elle, il ne restera pas.

Demander à Octave le renvoi de Montlouis était simple et prompt. Mais c'était chanceux aussi. C'était en quelque sorte provoquer ce jeune homme à dire ce qu'il savait du passé.

Le plus sage était de lui faire bonne figure et de déterminer son renvoi à la première bonne occasion.

Or, cette occasion ne pouvait se faire attendre longtemps. Octave était fort mécontent de son secrétaire.

Montlouis qui était plein de zèle, quand il habitait Paris avec son patron, se relâchait singulièrement depuis son séjour à Mussidan. Il avait renoué des relations avec cette jeune fille de Châtellerault qu'il adorait, et il ne se passait pas de semaine qu'il ne disparût quelquefois deux jours entiers. Cela ne pouvait durer.

Ce ne fut cependant pas de ce côté que partit le premier coup qui atteignit la jeune mariée. De ce côté, elle était en garde, et c'est surtout ce qu'on ne saurait prévoir, le hasard, l'impossible, qu'il faut craindre.

Il y avait une douzaine de jours qu'elle était vicomtesse de Mussidan, quand un après-midi, Octave lui proposa une promenade à pied. Elle jeta un châle sur ses épaules, et ils partirent, gais comme des amoureux en vacances.

Ils suivaient le chemin charmant qui tourne le bourg de Bivron, quand tout à coup ils entendirent de grands aboiements dans un taillis qui borde la route.

Un chien de forte taille en sortit presque aussitôt, qui, toujours aboyant, se précipita sur la jeune femme. Elle ne put retenir un cri. Elle reconnaissait Bruno.

L'épagneul, arrivé à elle, s'était dressé, et, appuyant ses pattes de devant sur sa poitrine, avançait son museau fin et intelligent.

—A moi Octave!... balbutia-t-elle.

Mais déjà M. de Mussidan avait écarté l'épagneul.

—Ce chien vous a fait peur, mon amie? demanda-t-il.

—Oui!... une peur affreuse!...

Elle était fort pâle, en effet, et plus tremblante que la feuille. Elle frémissait de cette reconnaissance, des suites qu'elle pouvait avoir. M. de Mussidan, lui, observait les allures de Bruno.

Tout surpris de la réception qui lui était faite, le bel épagneul s'était assis un peu à l'écart, et son œil parlant semblait demander une explication.

—Ce chien, à coup sûr, ne voulait pas vous faire mal, dit enfin Octave.

—N'importe!... Chassez-le.

Et elle-même s'avança sur Bruno, son ombrelle levée, comme pour le frapper. Mais le chien ne s'enfuit pas. Croyant que son ancienne amie voulait jouer avec lui, comme autrefois, il se mit à décrire autour d'elle des cercles rapides, jappant joyeusement, poussant de petits cris de plaisir, comme pour la défier et la provoquer à le poursuivre.

—Mais ce chien vous connaît, Diane, remarqua M. de Mussidan.

—Moi!... d'où?... Comment?...

—Regardez plutôt.

Bruno, en ce moment, lui léchait la main.

—Au fait, répondit-elle sans savoir ce qu'elle disait, il est possible que je l'aie caressé je ne sais où, et qu'il ait plus de mémoire que moi... Cependant, je ne me sens pas fort rassurée; venez, Octave; allons-nous-en.

Il la suivit, et il eût vite oublié cet incident si Bruno, tout joyeux d'avoir retrouvé quelqu'un de connaissance, ne s'était obstinément attaché à leurs pas.

—C'est singulier, répétait Octave, tout à fait singulier.

Il avait tout fait pour effrayer l'épagneul et il allait ramasser des pierres pour les lui jeter, quand, dans un champ, à vingt pas de lui, il aperçut un paysan qui bêchait.

—Eh!... mon brave!... lui cria-t-il, connaissez-vous ce chien?

—Oui bien, monsieur.

—A qui appartient-il?

—A notre maître, monsieur, à M. Norbert de Champdoce.

Ce nom seul secoua la jeune dame de Mussidan comme le choc d'une pile électrique.

—En effet, s'écria-t-elle vivement, je me souviens, à cette heure... j'ai vu souvent ce chien chez la mère Rouleau, et je lui donnais du pain... Il suivait toujours cette malheureuse qui est partie avec ce vilain homme... Oui, je le reconnais maintenant, il doit s'appeler Bruno. Ici, Bruno!...

Le chien accourut; et elle se baissa, bien moins pour le caresser que pour cacher son visage qu'elle sentait plus rouge que le feu.

Octave reprit le bras de sa femme sans ajouter un mot. Le soupçon venait de l'effleurer de son aile de chauve-souris. Cette scène ne lui paraissait pas naturelle, l'agitation de Diane était bien extraordinaire. De vagues défiances, indéterminées, qu'il n'eût su comment traduire, s'éveillaient en lui.

Mme Diane, de son côté, était horriblement tourmentée. Cet accident était un avertissement. Il lui révélait l'étendue du péril qu'elle bravait tous les jours.

Elle se maudissait d'avoir été si faible, si pusillanime, si lâche! Comment une femme forte comme elle avait-elle pu perdre la tête à ce point? Pourquoi se défendre si énergiquement de connaître ce chien? à quel propos?... Quelle maladresse que cette explication ensuite!... Est-il donc vrai que la voix de la conscience peut étouffer celle de la raison!...

Si elle eût dit tout simplement: «Tiens! c'est Bruno, le chien du duc de Champdoce!» son mari n'eût rien vu là de surprenant. Son trouble avait fait, de la chose la plus simple du monde, un gros événement.

La préoccupation de son mari avait été visible après cette fatale promenade. Elle avait surpris un soupçon dans un coup d'œil qu'il lui avait jeté. Comment l'effacer? Comment lui rendre sa sécurité?

A tout hasard, elle se condamna à avoir désormais une frayeur insurmontable des chiens. En apercevait-elle un, elle poussait un cri. Elle faisait tenir ceux d'Octave à la chaîne... Ah! n'importe, elle sentait le terrain brûlant sous ses pieds, il lui semblait qu'elle était environnée d'une atmosphère explosible, qui à la moindre étincelle allait s'enflammer!

De ce jour, la dame de Mussidan n'eut plus qu'une pensée: partir, quitter Bivron, fuir n'importe où, mais fuir.

Il avait été convenu qu'au sortir de l'église les jeunes époux trouveraient une chaise de poste qui les emporterait vers quelque contrée bénie, inconnue, où elle trouverait avec l'oubli et le calme, la virginité de ses impressions.

Les événements en avaient décidé autrement, et de semaine en semaine, toutes sortes de raisons les retenaient à Mussidan.

Libre, la jeune femme n'eût pas été arrêtée une minute par ces raisons qui intéressaient cependant la fortune et l'avenir; mais elle avait trop à compter avec l'opinion de ceux qui l'entouraient pour oser paraître en faire bon marché.

Tout ce qu'elle pouvait raisonnablement tenter, c'était de pénétrer Octave de son idée fixe, de ramener continuellement son esprit à cette question de départ, qu'il lui était interdit d'aborder franchement.

A l'entendre parler devant les grands parents, on eût juré qu'elle voulait vivre et mourir à Mussidan.

Mais dès qu'elle était seule avec son mari, elle avait l'art de lui faire dire, tout en semblant le contrarier, qu'ils y étaient fort mal, que leur vie y était envahie par des importuns, qu'ils s'y trouvaient comme en tutelle, qu'ils ne s'appartiendraient véritablement que le jour ou ils seraient dans leur ménage, serrés l'un contre l'autre, chez eux, enfin!

Il est certain qu'Octave était bien persuadé qu'il avait pensé tout cela avant de le dire. Il serait parti s'il l'eût pu.

—Voyons, murmurait la jeune femme, ne saurais-tu patienter un peu!

—Eh!... ni ton père et le mien n'en finissent, avec leurs tracasseries d'intérêts.

Cependant il fallait à Mme Diane plus que de la patience, car elle avait le pressentiment qu'une catastrophe était proche, elle la devinait, elle la sentait dans l'air.

La catastrophe arriva.

C'était dans les derniers jours d'octobre, le 26, un jeudi, vers les quatre heures de l'après-midi.

Elle venait d'achever sa toilette et était accoudée à une des fenêtres de sa chambre, quand tout à coup la cour du château fut envahie par une foule visiblement émue. Quelques femmes pleuraient s'essuyant les yeux du coin de leur tablier.

Presque aussitôt des paysans entrèrent, portant un brancard sur leurs épaules.

Ce brancard était entièrement recouvert d'un drap, tout taché de sang d'un côté, et sous la toile grossière, on distinguait nettement les contours raides et immobiles d'un cadavre.

A cette vue, Mme Diane se sentit glacée jusqu'à la moelle des os; elle était saisie d'horreur, et cependant elle ne pouvait s'arracher de cette fenêtre.

Le matin même, son mari et M. de Clinchan, accompagnés de Montlouis et d'un domestique nommé Ludovic, étaient partis pour chasser aux environs.

Évidemment, un de ces quatre hommes gisait sous ce drap. Lequel?...

Le doute dura peu Octave parut. Il n'avait plus figure humaine, il paraissait mourant. M. de Clinchan et Ludovic le soutenaient chacun sous un bras.

Le mort était Montlouis!...

Il ne serait donc plus nécessaire de ruser pour obtenir le renvoi de l'infortuné secrétaire. Il n'y avait plus à craindre qu'il parlât!

Cette idée abominable traversant le cerveau de la jeune femme lui donna la force de descendre pour s'informer, pour savoir... Mais, à moitié de l'escalier, elle fut arrêté par M. de Clinchan, qui montait, et qui, hors de lui, la saisit brusquement par le bras, en lui disant d'une voix rauque et brève:

—Remontez, madame, remontez...

—Mais qu'y a-t-il, au nom du ciel?

—Un malheur affreux!... Venez, rentrez chez vous; votre mari nous suit.

Elle résistait, mais il employait presque la force; il la poussa jusque dans sa chambre, et Octave s'y précipita au même moment.

En apercevant sa femme, il étendit les bras, l'attira à lui et, la serrant contre sa poitrine, il éclata en sanglots.

—Il pleure! murmura M. de Clinchan, il est sauvé! J'ai cru qu'il allait devenir fou.

Enfin, après bien des questions et des réponses incohérentes, Mme de Mussidan comprit que son mari avait tué Montlouis, à la chasse, involontairement...

Quelques heures plus tard, au salon, Ludovic expliquait cet horrible accident, le mimait pour ainsi dire; et prouvait qu'il n'y avait en rien de la faute de son maître, et qu'il fallait que la fatalité s'en fût mêlée.

Diane crut à cette fatalité.

Et cependant on ne lui disait pas la vérité.

Montlouis était mort pour elle, comme déjà le duc de Champdoce. Il était mort parce qu'il l'avait connue, qu'il possédait son secret, qu'il avait parlé. La vérité, la voici:

Après un déjeuner de chasseurs, dans les bois de Bivron, Octave, animé par une bouteille de sauterne, s'était mis à plaisanter Montlouis sur ses fréquentes absences, et à railler la femme qui en était la cause.

Ils marchaient alors seuls, un peu en arrière de leurs compagnons.

Pendant un moment, Montlouis laissa maltraiter cette femme qu'il aimait à la folie, mais à la fin, piqué par un sarcasme trop vif, il se révolta et répondit peu poliment.

C'en était assez pour irriter M. de Mussidan. Après avoir déclaré à son secrétaire qu'il ne tolérerait plus ses escapades, il lui reprocha amèrement de risquer une belle position pour une fille qui n'en valait pas la peine, qui le trompait, se moquait de lui avec d'autres, pour une drôlesse, enfin.

Montlouis était devenu plus blanc qu'un linge.

—Pas un mot de plus, monsieur, s'écria-t-il, je vous le défends!...

Son accent était si menaçant que, persuadé qu'il allait se précipiter sur lui, Octave leva la main pour le frapper.

—J'espère que nous sommes toujours amis.
—J'espère que nous sommes toujours amis.

D'un saut de côté, Montlouis esquiva le coup, mais il était ivre de fureur, et cette insulte dernière acheva de lui faire perdre la tête.

—Que parlez-vous de duper, s'écria-t-il, vous qui épousez la maîtresse des autres! Que parlez-vous de drôlesses, vous dont la femme n'est qu'une......

—Le mot n'était pas prononcé, qu'il tombait ayant reçu en pleine poitrine la charge entière du fusil d'Octave...

Comment M. de Mussidan cacha-t-il la vérité à Diane?... Comment ne chercha-t-il pas à savoir ce qu'il y avait au fond des affreuses imputations du Montlouis?...

Il n'osa pas. Il aimait sa femme éperdument, et la passion vraie est capable du toutes les capitulations et de toutes les lâchetés. Il sentait que jamais il n'aurait le courage de se séparer de Diane, qu'il pardonnerait quoi qu'il y eût...

Dès lors, à quoi bon s'éclairer?... Mieux valait le doute qu'une désolante réalité. Le doute! c'est encore une porte ouverte à l'illusion.

Acquitté pat les juges, grâce à l'audacieuse initiative de Ludovic, Octave n'avait pas été absous par sa conscience.

Cette jeune fille, qu'aimait Montlouis, il la fit rechercher et parvint à la découvrir après bien des démarches. Pauvre fille! elle venait de mettre au monde un fils, et chassée par sa famille, elle était près de périr de misère.

Octave la sauva du désespoir, et sans lui dire quelles raisons le guidaient, lui jura qu'il l'aiderait à élever son enfant, qu'elle avait appelé Paul, comme Montlouis.

Quelques jours plus lard, M. et Mme de Mussidan quittaient le Poitou. Plus que jamais Diane souhaitait habiter Paris. Elle avait attiré à son service une ancienne soubrette de Mlle de Puymandour, et cette fille avait été indiscrète. Diane savait qu'avant son mariage, Mlle de Puymandour avait aimé Georges de Croisenois, et elle comptait sur lui pour se venger de Norbert.

XIII

Le mariage de Norbert avec Mlle de Puymandour ne pouvait avoir même un rayon de cette lune de miel fugitive qui luit pour deux êtres étrangers rapprochés par le hasard, et brusquement unis par des convenances de famille.

Chacun d'eux en voulait cruellement à l'autre de sa propre faiblesse, et si, pour Norbert, Marie était toujours une femme imposée par une volonté despotique, elle ne pouvait, elle, lui pardonner de l'avoir épousée.

Lorsqu'aux formules de la loi lues par le maire, il répondaient: Oui! il y avait déjà entre eux un abîme de glace. Chaque jour le creusa davantage.

Et personne pour les rapprocher. Personne pour amortir les chocs continuels de deux caractères également fiers et exaspérés.

Le comte de Puymandour les avait comme abandonné.

Dès le lendemain de l'établissement de sa fille,—c'était son expression,—il n'avait plus songé qu'à en tirer parti, au profit de sa vanité. Courir le pays aux armes de Champdoce, visiter vingt personnes par jour pour avoir l'occasion de dire vingt fois «madame la duchesse ma fille» lui semblait un bonheur sublime.

Lorsque Norbert, le lendemain de la mort de son père annonça qu'il partait pour Paris, M. de Puymandour approuva de toutes ses forces sa résolution. Il lui paraissait que restant seul au pays, il y remplacerait en quelque sorte le vieux duc, et sans doute pour mieux recueillir sa succession d'autorité et d'esprit, il annonça qu'il s'établirait à Champdoce, et en effet, il s'y installa.

C'est lorsqu'elle fut arrivée à Paris, que la jeune duchesse se jugea véritablement et avec trop de raison, hélas!... la plus infortunée des femmes.

Champdoce, c'était presque la maison paternelle; ses yeux se reposaient sur des paysages connus, on venait la visiter; si elle sortait, elle rencontrait des figures amies.

Ici, tout lui semblait étranger, ennemi.

Lorsqu'elle se trouva dans cet immense hôtel de la rue de Varennes, elle se crut perdue.

Pourtant, elle devait avoir là cette vie quasi-royale que son père lui dépeignait comme une suprême jouissance ici-bas.

Le feu duc de Champdoce, si économe lorsqu'il s'agissait de lui ou de Norbert, redevenait le grand seigneur généreux et prodigue jusqu'à la folie dès qu'il croyait travailler pour ses descendants.

Cet hôtel, préparé pour ses petits-fils, était un miracle de luxe grandiose.

Tout y était somptueux, magnifique et rare, depuis les tentures jusqu'aux plus menus objets, depuis les services armoriés et l'argenterie massive jusqu'aux tableaux et aux statues qui décoraient la grande galerie.

Et le duc avait toujours si amoureusement soigné cet hôtel que tout y était disposé comme si, d'un instant à l'autre, on eût attendu le maître.

Norbert et sa femme arrivant, purent croire qu'ils rentraient chez eux après une courte absence, tant chaque chose était à sa place.

Les trois vieux valets qui avaient la garde et le soin de l'hôtel, leur dirent que leur chambre était prête et que le dîner allait être servi.

Cependant Norbert, livré à lui-même, eût été très embarrassé. Mais il avait un conseiller, le fidèle Jean, qui gardait les traditions de la bonne époque, et qui eut bientôt établi le service sur le plus grand pied.

A Paris on trouve tout à acheter, tout, même le temps. En moins de quinze jours Jean peupla les cuisines, les offices et les antichambres de valets bien dressés; il encombra les remises d'équipages et emplit les écuries de chevaux de prix.

Mais pour la jeune duchesse de Champdoce, ce mouvement, ce train princier n'animaient pas l'hôtel. Il restait pour elle vide et morne. Les valets lui faisaient l'effet d'ombres se mouvant dans un crépuscule funèbre.

Elle trouvait les appartements trop vastes, les plafonds trop hauts, les tentures lugubres, les tableaux affreusement tristes, tous les meubles trop grands et trop lourds.

Elle vivait sous l'impression continuelle d'une terreur vague, indéfinissable, le cœur serré d'une inexprimable angoisse, tressaillant au moindre bruit.

Et personne à qui confier ses peines...

Ses anciennes amies de Paris... Norbert lui avait défendu de les voir: il ne les jugeait pas assez nobles. Ils étaient en grand deuil... Norbert avait déclaré qu'ils ne feraient de visites que l'année suivante.

Elle restait donc seule, abandonnée.

Comment le souvenir de Georges Croisenois ne lui serait-il pas revenu?

Si son père l'eût voulu, pourtant, elle eût été la femme de Georges, et, à cette heure, ils seraient bien loin, ensemble, ils cacheraient leur bonheur dans quelque contrée bénie, en Italie, à Florence, à Naples. Il l'aimait, celui-là, tandis que Norbert...

Norbert menait alors une de ces existences insensées qui annoncent comme un parti pris de ruine et de suicide.

Présenté dès son arrivée au cercle de... par son oncle, le chevalier de Septvair, il fut reçu avec acclamation. On le considérait comme une conquête.

Il portait un des noms historiques de France, la renommée triplait sa fortune si considérable; il fut entouré, recherché, fêté, choyé. Il ne savait auquel entendre, tant il eut bientôt d'amis intimes, de complaisants, de flatteurs et de simples parasites.

Sentant quels succès lui défendait l'infériorité de son éducation, il rechercha les triomphes faciles, ceux qu'assurent l'argent dépensé, les abus des forces physiques, les excentricités bruyantes, le mépris affecté de toutes les conventions sociales.

Ne pouvant prétendre à devenir le plus élégant et le plus spirituel, il voulut au moins se distinguer par sa brutalité et son cynisme.

Il jetait l'or par les fenêtres pour installer une écurie de courses, il eut l'art d'accrocher deux ou trois duels qui furent heureux, il se montrait partout en compagnie de filles perdues.

Ses journées se passaient à monter à cheval et à faire des armes. La nuit, il soupait et il jouait. Sa femme ne le voyait plus. Quand il rentrait à l'hôtel, c'était à l'aube, les jambes flageolantes et la langue pâteuse, ayant le plus souvent perdu des sommes considérables.

Jean, ce gardien fidèle de l'honneur de la maison de Champdoce, gémissait, non de voir son maître courir à la ruine, mais de le savoir toujours entouré d'équivoques compagnons de débauche.

—Et le nom! monsieur, disait-il quelquefois, le nom!

—Eh! que m'importe, pourvu que je vive vite et que je meure bientôt!...

La vérité est que cette vie tourbillonnante attirait Norbert comme l'abîme le malheureux qui se penche au-dessus. S'abandonnant au vertige, il ne luttait plus, il ne pensait plus.

Une seule pensée émergeait de l'ombre, celle de Diane. Celle-là, quoi qu'il fît, il ne pouvait l'anéantir. Au milieu même des brouillards de l'ivresse, l'image de cette femme tant aimée se détachait lumineuse, comme une lampe dans la nuit...

Il y avait plus de six mois que cette existence sans frein durait, quand, par une belle après-midi du mois de février, au moment où il descendait à cheval la grande avenue des Champs-Élysées, Norbert aperçut une femme qui lui adressait, de la tête, un salut amical.

Elle était dans une magnifique calèche découverte, malgré le froid, enveloppée jusqu'au menton dans de précieuses fourrures.

Norbert pensa que c'était quelqu'une des demoiselles de théâtre qu'il connaissait, et par désœuvrement il poussa son cheval vers la voiture.

Arrivé à dix pas, il faillit tomber, tant sa surprise fut grande. Il venait de reconnaître Diane, Mme de Mussidan.

Il continua d'avancer cependant, et comme la voiture venait de s'arrêter, il rangea son cheval entre la portière et la contre-allée.

La jeune femme ne semblait guère moins agitée que lui, et pendant un instant ils gardèrent le silence, échangeant des regards enflammés, oppressés comme s'ils eussent pressenti quelle destinée était suspendue au-dessus de leur tête.

Enfin Norbert comprit qu'il fallait dire quelque chose, quoi que ce fût, mais parler; déjà les domestiques l'examinaient d'un œil curieux.

—Vous à Paris, madame!... balbutia-t-il.

—Oui, monsieur le duc.

—Depuis longtemps?

—Il y aura mardi deux mois que mon mari et moi sommes installés.

Elle appuya sur ces mots: Mon mari.

—Deux mois!...

—Ni plus ni moins, et c'est à peine si j'y puis croire, tant les jours ont passé vite.

Un sourire étrange passa dans ses yeux et elle ajouta:

—Mais donnez-moi donc des nouvelles de Mme la duchesse de Champdoce; se plaît-elle à Paris?

Norbert eut un geste furibond.

—La duchesse, fit-il d'une voix sourde, la duchesse...

Mme de Mussidan l'interrompit. Elle avait dégagé une de ses mains des fourrures, elle la lui tendit, en disant d'un ton moitié tendre, moitié railleur:

—J'espère que nous sommes toujours amis..., bons amis. Allons, au revoir...

Le cocher, comme si le mot: «Au revoir,» eût été un signal, toucha, et la calèche partit au grand trot de ses beaux carrossiers.

Norbert n'avait pas pris la main que lui tendait la jeune femme; il était bien trop abasourdi.

Mais il ne lui fallut pas dix secondes pour se remettre. Enlevant brusquement son cheval, il le fit voiler sur place, et, lui enfonçant les éperons dans le ventre, il le lança vers l'Arc-de-Triomphe.

—Ah! s'écriait-il, avec l'accent de la rage la plus vive, je l'aime encore! Je ne puis aimer qu'elle! je n'ai jamais aimé, je n'aimerai jamais qu'elle!...

Ainsi songeait Norbert, tout en poussant, contre toute prudence, son cheval au milieu des voitures qui sillonnaient l'avenue, cherchant des yeux la calèche de Mme de Mussidan. Il fallait qu'elle eût quitté les Champs-Élysées par une allée latérale, car il ne l'apercevait pas.

—Mais je retrouverai Diane, murmurait-il, je la chercherai, je la reverrai, je le veux; elle ne m'a pas oublié, sa voix me l'a dit...

A ce moment, une pensée de salut traversa son esprit.

—Une femme comme elle, se dit-il, ne peut pardonner franchement certaines offenses; quand elle paraît revenir, on a tout à craindre.

Malheureusement il ne s'arrêta pas à cette réflexion. Il avait tout oublié, et les pires infortunes ne lui avaient rien appris.

Et le soir même, il courait à son cercle, pensant qu'il y trouverait infailliblement quelqu'un pour lui apprendre la demeure de Mme de Mussidan.

Personne encore n'était arrivé au cercle; personne, sauf le baron Dusourd. C'était un gros homme curieux et bavard, sachant tout, se mêlant de tout, qui ne manquait pas d'esprit, capable de faire battre des montagnes, personnage problématique comme sa baronnie, fort riche d'ailleurs, et qu'on avait surnommé «La Gazette.»

C'est au baron que Norbert s'adressa, et dès les premiers mots il éclata de rire.

—Encore un!... fit-il. Comment, vous aussi, mon cher duc, vous voici amoureux de la divine vicomtesse!

Norbert devint cramoisi. Il n'avait pu encore se déshabituer de rougir.

—Oh! il n'y a pas de honte à cela, dit gravement le gros homme. Vous ne seriez pas le premier à qui Mme de Mussidan mettrait la cervelle à l'envers. Vous seriez, à ma connaissance, le... le combien seriez-vous? Mettons le cinquième.

—Le cinquième!...

—Juste!... faut-il vous énumérer les victimes? D'abord, Mussidan; il a épousé, lui. Puis, le plus jeune des Sairmeuse, puis Clairin, puis Georges de Croisenois... Vous le voyez, elle mène son char à quatre; vous, on vous mettra en arbalète...

Impatienté, Norbert tourna le dos au baron qui ne s'en offensa pas, habitué qu'il était à ces procédés. Même le gros homme riait dans ses favoris, de la malice qu'il avait eue de ne pas répondre...

C'était une leçon pour Norbert; il résolut de s'en remettre au hasard, et le hasard ne lui fit pas défaut. Le hasard est toujours exact, quand on s'engage dans une entreprise funeste, et qu'il pourrait la faire manquer.

Le lendemain même, aux Champs-Élysées, Norbert rencontra Mme de Mussidan, et il la rencontra pareillement tous les jours qui suivirent.

A chaque rencontre, ils avaient échangé quelques mots, et au commencement de la semaine suivante, après bien des hésitations, Diane finissait par promettre à Norbert que le lendemain, à trois heures, elle ferait arrêter sa calèche près du bois, qu'elle descendrait comme pour marcher un peu, et qu'elle lui accorderait une entrevue.

Mme de Mussidan avait dit: A trois heures...

Bien avant deux heures, Norbert était au rendez-vous, bouillant d'impatience, torturé par l'incertitude.

Il se demandait: Est-ce bien moi qui attends ici, comme autrefois au sentier de Bivron?

Que d'événements, cependant; que de changements survenus!...

Ce n'était pas Diane qui allait venir. Ce serait la comtesse de Mussidan, la femme d'un autre.

Lui-même, il était marié.

Ce n'était pas le caprice d'un père, qui les séparait à cette heure, c'était le devoir, la loi, la société.

Pourquoi, se disait-il dans sa folle exaltation, Diane et lui ne s'affranchiraient-ils pas de vains préjugés? Pourquoi ne quitteraient-ils pas, elle son mari, lui sa femme?...

L'heure passait cependant.

Depuis une heure, Norbert avait consulté sa montre soixante fois au moins.

—Si elle allait ne pas venir!...

Comme il disait cela, il vit une voiture s'arrêter et une femme en descendre.

C'était elle.

Rapidement elle gagna les arbres, et franchit un espace vide, sans s'inquiéter des ronces, pour arriver plus vite à la petite allée.

Norbert s'inclinait, mais elle, sans mot dire, lui prit le bras et l'entraîna plus avant dans le bois.

Il avait beaucoup plu les jours précédents, et l'allée où avait attendu Norbert était fort boueuse. Mais cela n'arrêta pas Mme de Mussidan.

—Marchons! disait-elle d'une voix brève, marchons, on peut nous apercevoir de la route... J'ai pris toutes mes précautions, ma voiture et mes gens m'attendent à une des portes de Saint-Philippe-du-Roule, mais je puis avoir été épiée, suivie... Marchons!...

—Vous n'aviez pas ces frayeurs, autrefois!...

—J'étais ma maîtresse, alors. Ma réputation était toute ma fortune, mais elle m'appartenait, j'avais le droit de la risquer; en la perdant, je ne faisais tort qu'à moi seule.... En me mariant, j'ai reçu en dépôt l'honneur de l'homme qui me donnait son nom. Je saurai le garder intact.

—Dites que vous ne m'aimez plus.

Elle s'arrêta brusquement, écrasa Norbert d'un de ces regards glacés dont elle avait le secret, et lentement répondit:

—Vous avez perdu la mémoire, monsieur le duc, moi je me rappelle une lettre...

D'un geste suppliant, Norbert l'interrompit.

—Grâce!... balbutia-t-il, ayez pitié!... Vous me plaindriez si vous connaissiez l'horreur du châtiment!... J'étais devenu fou, aveugle, stupide... Jamais je ne vous ai aimée comme à cette heure...

Un sourire glissa sur les lèvres de Mme de Mussidan. Norbert ne lui apprenait rien, mais elle voulait, il lui fallait ce mot: la certitude.

Norbert et sa femme entraient.
Norbert et sa femme entraient.

—Hélas! murmura-t-elle, que puis-je vous répondre? un mot terrible et fatal: trop tard!...

—Diane!...

Il essaya de prendre la main de la jeune femme, elle se rejeta en arrière.

—Oh! pas ainsi, monsieur le duc, dit-elle d'un air véritablement égaré, ne m'appelez pas ainsi... Vous n'en avez pas le droit... C'est assez d'avoir perdu la jeune fille, ne déshonorez pas la jeune femme!... Il faut m'oublier, entendez-vous?... C'est pour vous dire cela que je suis venue. L'autre jour, en vous apercevant, je n'ai pas été maîtresse de mon premier mouvement; ce cœur que vous avez possédé tout entier s'élançait vers vous, et je vous ai fait signe... Ne cherchez pas à vous prévaloir de ma faiblesse... Je vous ai dit: «Nous sommes amis...» J'étais folle. Nous ne pouvons même pas être amis, nous devons devenir l'un pour l'autre... des étrangers.

Les paroles du baron, au cercle, sonnaient encore aux oreilles de Norbert.

—Vous êtes moins sévère pour M. de Sairmeuse, fit-il amèrement, pour M. Georges de Croisenois, pour...

—Que prétendez-vous dire! interrompit-elle d'un ton hautain. Ces messieurs sont les amis de mon mari. Tandis que vous...

Elle lui prit les poignets qu'elle serra comme en un étau, entre ses mains délicates, et penchant son visage vers celui de Norbert, jusqu'à le toucher presque:

—Vous oubliez encore, poursuivit-elle, qu'à Bivron on affirmait que j'étais votre maîtresse!... Croyez-vous que la calomnie n'a pas su pénétrer jusqu'à mon mari!... Un jour qu'on prononçait votre nom devant lui, j'ai vu le soupçon et la haine dans ses yeux... Grand Dieu!... s'il se doutait, quand je rentrerai, que votre main vient de toucher la mienne, il me chasserait comme une misérable... Est-ce que la porte de notre maison ne vous est pas à tout jamais fermée?...

—Ah!... je suis bien malheureux!...

—Trouvez-vous donc mon sort digne d'envie!... Mais à quoi bon gémir! On ne change pas sa destinée. Soyez homme... et s'il vous reste quelque affection... pour moi, prouvez-le-moi en ne cherchant jamais à me revoir.

Norbert était désespéré, il la conjurait de rester encore, il s'attachait à elle...

—Ah!... s'écria-t-elle, ne m'ôtez pas mon courage!...

Et, se dégageant vivement, elle regagna sa voiture qui partit au galop.

Elle s'éloignait, mais elle venait de verser dans le cœur de Norbert un poison plus subtil que celui qu'elle destinait au duc de Champdoce.

C'est qu'elle le connaissait, comme le virtuose de génie l'instrument dont il tire des sons merveilleux; elle savait quelles cordes vibraient en lui, et comment il fallait les attaquer. Elle était certaine qu'avant un mois il serait à ses pieds, qu'elle reprendrait sur lui un empire plus absolu que jamais, et qu'il l'aiderait à exécuter contre lui-même l'abominable projet qu'elle avait conçu.

Et rien ne devait la gêner, car elle était libre, quoi qu'elle eût dit, libre comme l'air.

Ses calculs, d'ailleurs, étaient justes.

Après l'avoir suivie comme son ombre, mais à distance, pendant quinze jours, Norbert s'enhardit jusqu'à l'aborder aux Champs-Élysées. Elle se fâcha, mais non assez pour qu'il ne reparût plus. Il reparut... Elle pleura... N'importe, il revint encore.

Sa défense parut héroïque à Norbert, et cependant, peu à peu, elle faiblit; il devint plus pressant; elle lui accorda une entrevue, puis deux...

Mais quelles entrevues!... Elles avaient lieu à l'église, quelquefois, ou dans un musée, ou au bois... et c'est à peine s'il avait le temps de lui serrer furtivement la main.

Et cependant, il n'osait se plaindre, tant était terrible le tableau qu'elle lui faisait des dangers qu'elle bravait pour lui.

Enfin, après des hésitations, des larmes, toutes sortes de réticences, elle finit par lui avouer qu'elle avait trouvé un moyen de rendre leurs rendez-vous plus fréquents, plus longs, presque sans péril... c'était, mais elle n'osait le dire... c'était sans doute bien mal... c'était... qu'elle devînt l'amie de la duchesse de Champdoce!...

Cette fois, Norbert reconnut qu'elle était un ange, et il fut décidé que dès le lendemain il la présenterait à sa femme.

XIV

C'était dans les premiers jours du mois de mars, un mercredi.

Au lieu de se faire servir dans son appartement ou de courir au cercle rejoindre quelques amis, comme c'était son habitude de tous les matins, le duc de Champdoce, Norbert, avait voulu déjeuner avec la duchesse.

Il était d'une humeur charmante, souriant et causeur comme jamais sa femme ne l'avait vu depuis leur funeste mariage. Il rit, il plaisanta, il conta fort spirituellement deux ou trois anecdotes très amusantes et un peu scandaleuses, qui couraient alors les cercles et les salons de Paris.

Le café servi, il demanda à la duchesse de fumer devant elle, se fit apporter des cigares, et s'installa confortablement devant l'immense poêle de la salle à manger.

On eût dit que pour la première fois il s'apercevait qu'il était marié, qu'il était chef de famille, qu'il avait certains devoirs à remplir, et qu'il voulait s'exercer à ces jouissances si douces pour qui les connaît et les a éprouvées, de l'intérieur et de l'intimité.

Mme de Champdoce ne pouvait en revenir. Cette métamorphose si complète et si soudaine l'inquiétait et l'effrayait. Elle pressentait quelque chose d'extraordinaire et de grave, un évènement qui allait tomber dans sa vie et la changer. Et comme elle était inexpérimentée, inhabile à garder ses impressions et à feindre, ses regards interrogeaient.

Norbert, lui, attendait avec une impatience évidente que les valets eussent fini leur service et se fussent retirés.

Dès qu'il se trouva seul avec sa femme, il se rapprocha d'elle et lui prit la main, qu'il baisa galamment.

—Voici longtemps déjà, ma chère Marie, commença-t-il, non sans une certaine hésitation, que je me propose de vous ouvrir mon cœur. Une franche et amicale explication entre nous est devenue indispensable.

—Une explication!...

—Mon Dieu!... oui. Mais que ce vilain mot ne vous effraye pas... Jusqu'ici, chère amie, j'ai dû vous paraître le plus triste et le plus fâcheux des maris...

—Monsieur le duc...

—Permettez que je m'explique. Depuis que nous sommes ici, c'est à peine si nous nous sommes vus; je sors de grand matin, je rentre fort tard, nous sommes restés jusqu'à trois jours sans échanger une parole...

La jeune femme écoutait de l'air d'une personne qui doute du témoignage de ses sens. Était-ce bien Norbert qui s'accusait ainsi!...

—Je ne me suis jamais plainte, monsieur, balbutia-t-elle.

—Je le sais, Marie, vous êtes une noble et digne femme et vous êtes jeune... Il est impossible que vous ne m'ayez pas mal jugé!...

—Je ne vous ai pas jugé, monsieur.

—Tant mieux!... je n'aurai, cela étant, ni à me défendre, ni à me disculper. C'est qu'il faut que vous le sachiez, Marie, vous étiez ma chère pensée, alors même que je semblais m'éloigner de vous. J'ai peu vécu chez moi, c'est vrai, mais cela tenait à des circonstances particulières, à des nécessités de situation... à des projets... au but que je poursuis, à mille causes enfin qu'il serait long de vous énumérer. Mais pendant que vous me supposiez tout occupé de mes plaisirs, je souffrais de vous savoir seule à la maison et comme abandonnée...

Évidemment, il faisait, pour paraître bon, affectueux, ému, les plus sincères comme les plus utiles efforts. Ses expressions étaient presque tendres, mais sa voix n'avait rien même d'amical.

—Je sais les devoirs d'une honnête femme, monsieur, fit dignement la duchesse.

Norbert protesta du geste.

—De grâce, chère Marie, interrompit-il, que jamais il ne soit question entre nous de devoir. Les causes de votre isolement, vous les connaissez aussi bien que moi. Les amis de Mlle de Puymandour pouvaient-ils devenir les amis d'une duchesse de Champdoce? Non, vous me l'avez avoué.

—Aussi n'ai-je pas insisté.

—C'est vrai. D'un autre côté, cependant, notre deuil nous interdit toute visite pendant quatre on cinq mois encore.

La duchesse se leva, espérant peut-être couper court à cette conversation impatientante outre mesure.

—Eh!... monsieur, fit-elle, vous ai-je donc jamais demandé à sortir!...

—Jamais. Raison de plus, pour moi, de m'occuper de rendre votre intérieur agréable. Ah!... que de fois j'ai souhaité voir auprès de vous quelque personne de mérite, non une de ces folles qui n'ont la tête pleine que de plaisirs et de toilettes, mais une jeune femme sensée, de votre âge, de votre rang, une amie enfin... Mais où trouver une amie?... Les liaisons entre jeunes femmes sont pleines de périls!... Des premières amitiés dépendent souvent le bonheur d'un ménage...

Il s'embarrassait dans ses phrases, cherchait péniblement ses mots, en homme qui, ayant à exprimer une idée difficile, tourne longtemps autour.

—Enfin, reprit-il plus vivement, je crois avoir découvert cette compagne que je rêvais pour vous... J'ai eu l'occasion de la voir chez Mme d'Arlange, qui m'a fait son éloge, et je compte vous la présenter aujourd'hui même.

—Ici?

—Certainement. Que voyez-vous là d'extraordinaire? cette jeune femme d'ailleurs n'est pas une étrangère pour nous; elle est de notre pays, vous la connaissez.

Il se sentait rougir, il se baissa vers le poêle comme pour en ajuster la porte en ajoutant:

—Vous devez vous rappeler Mlle de Sauvebourg!

—Mlle Diane?

—Précisément.

—Oh!... je la voyais très peu. Son père et le mien étaient assez mal ensemble. Le marquis de Sauvebourg nous considérait comme de bien petites gens...

Norbert avait repris son assurance.

—Eh bien! interrompit-il, j'espère que la fille rachètera à vos yeux les défauts du père. Elle a épousé peu après notre mariage le vicomte de Mussidan, un allié des Commarin, s'il vous plaît... Bref, elle doit vous rendre visite aujourd'hui, et j'ai dit à vos gens que vous receviez...

Mme de Champdoce ne répondit pas. Elle manquait d'expérience, mais non d'esprit, ni de cette pénétration que donne le malheur, et le trouble de Norbert, son embarras, ses réticences ne lui avaient pas échappé.

Le silence durait depuis un bon moment, et commençait à devenir gênant, quand ou entendit le roulement sourd d'une voiture sur le sable de la cour.

Le timbre du vestibule frappa un coup, ce qui signifiait une visite pour madame.

Presque aussitôt, un domestique entra dans la salle à manger, annonçant que la comtesse de Mussidan attendait au salon.

Norbert s'était levé avec l'empressement le plus marqué. Il prit le bras de sa femme et l'entraîna presque en disant:

—Venez, Marie, venez, c'est elle!...

Ce n'était pas sans de longs débats intérieurs que Diane s'était décidée à cette étrange et audacieuse démarche, à cette visite en dehors de tous les usages reçus. Elle s'exposait, et elle ne le sentait que trop, aux plus pénibles humiliations.

Il y avait une minute au plus que Mme de Mussidan était seule dans le grand salon de l'hôtel de Champdoce, et il lui semblait qu'elle attendait depuis un siècle, quand enfin la porte s'ouvrit: Norbert et sa femme entraient.

Le moment était si décisif que le cœur de Diane cessa de battre, une sueur froide trempa la racine de ses cheveux, et si maîtresse qu'elle fût de ses sensations, sa physionomie dut trahir une horrible anxiété.

Mais ce fut l'affaire d'une seconde et il fut impossible de surprendre le secret de son angoisse. Un seul regard l'avait rassurée: la duchesse ne savait rien du passé, jamais un soupçon n'avait effleuré sa confiance.

C'est donc avec la plus gracieuse aisance, et le sourire aux lèvres, que la comtesse de Mussidan s'inclina devant Mme de Champdoce, s'excusant gaiement de son importunité.

Elle n'avait pu, disait-elle, résister un désir de revoir une ancienne voisine, la sachant si près, et elle passait sur toutes les convenances, tant elle se faisait une fête de causer du Poitou, de Bivron, de Champdoce, de ce beau pays où elle était née et qu'elle aimait tant.

La Duchesse écoutait sans un mot, sans seulement une exclamation, ce charmant verbiage. Elle avait salué très froidement et son visage disait, plus clairement peut-être que ne le veulent les règles de la bonne compagnie, la surprise que lui causait cette visite inattendue.

Il y avait là de quoi déconcerter un aplomb moins solide que celui de Mme Diane. Mais la gêne présente était si peu de chose comparée au péril couru, qu'elle trouvait au service de son audace une loquacité abondante et spirituelle qui, jusqu'à un certain point, sauvait la situation.

Établie dans une chaise longue près du foyer, elle présentait alternativement ses pieds à la flamme, détournant la tête à demi.

Elle sentait le regard de la duchesse de Champdoce arrêtée sur elle, et il lui convenait de se prêter à un examen attentif, persuadé qu'il lui serait favorable.

Norbert, lui, était resté debout, il allait et venait par le salon. Son personnage l'embarrassait extraordinairement, car il ne sentait que trop l'odieux du rôle qu'il avait accepté.

Cependant dès qu'il jugea que la glace était rompue et que les deux jeunes femmes causaient amicalement, il sortit, ne sachant plus s'il devait se réjouir ou s'affliger du succès de cette comédie indigne.

Mais une fois hors du salon, ses fugitifs remords se dissipèrent.

—Baste!... se dit-il, Diane est une femme habile, elle nous tirera très bien de là.

La tâche était plus difficile qu'il ne le pensait.

D'après ce que Norbert lui avait dit de sa femme, Mme de Mussidan pensait qu'elle serait reçue par la duchesse un peu comme le serait un ange, qui descendrait du ciel pour visiter et consoler un prisonnier.

Elle s'attendait à trouver une sorte de niaise, qui, dès la première visite, lui sauterait au cou, et qui bientôt, dans ses élans d'expansion et de reconnaissance, se livrerait tout entière.

Elle reconnut vite que Norbert, à l'exemple de trop de maris, jugeait mal sa femme, qu'elle s'adressait à une personne dont elle ne s'emparerait pas sans les plus grands ménagements, assez clairvoyante pour deviner les pièges qu'on lui tendrait s'ils n'étaient pas habilement dissimulés.

Loin de la décourager, cette difficulté l'excita. Et telle était quand elle le voulait, sa puissance de séduction que lorsqu'elle se retira le premier pas était fait.

Le soir même, Mme de Champdoce disait à son mari:

—Je crois que la comtesse est une excellente femme.

—Excellente est le mot, répondit Norbert. Tout Bivron pleurait quand elle est partie: elle était la providence des pauvres.

Intérieurement il se sentait flatté du succès de Mme Diane.

—Comme elle est adroite et futée, pensait-il.

Loin de l'effrayer, cette prodigieuse duplicité le charmait. Il y voyait une nouvelle raison d'admirer une femme d'un génie si supérieur.

N'était-ce pas pour lui, d'ailleurs, qu'elle déployait tant d'adresse, n'était-ce pas une preuve de la plus vive passion!...

Son contentement diminua beaucoup le lendemain, lorsqu'il vit Mme de Mussidan aux Champs-Élysées. Elle était triste et préoccupée.

—Qu'avez-vous, mon amie? lui demanda-t-il.

—J'ai... que je me repens amèrement d'avoir cédé aux inspirations de mon cœur et à vos supplications. Hélas!... nous avons commis une imprudence affreuse.

—Nous!... Comment cela?

—Norbert, votre femme se doute de quelque chose.

—Elle!... Impossible. Elle chantait vos louanges après votre départ.

Mme de Mussidan haussa les épaules.

—Si cela est, reprit-elle, c'est qu'elle est plus forte encore que je ne l'avais cru. Elle dissimule ses soupçons... donc elle veut les vérifier. Que me disiez-vous qu'elle était simple et crédule?... Elle est fine, au contraire, plus fine que nous. Oh!... no souriez pas, il n'y a qu'une femme pour juger une autre femme.

Le ton de Mme Diane était si grave que Norbert s'effrayait sincèrement.

—Que faire, alors? demanda-t-il, quelle conduite tenir?

—Renoncer à nous voir serait le plus sûr.

—Oh!... jamais, jamais!...

—Laissez-moi réfléchir, alors, me consulter... et en attendant, au nom du ciel, mon ami, de la prudence!...

Le résultat des réflexions de Mme de Mussidan fut que tout à coup Norbert dut changer de vie. Plus de cercle, de parties, de soupers, de nuits passées à jouer ou à boire.

Dans la journée, il se montrait avec sa femme, souvent le soir, il rentrait à l'hôtel.

Au cercle, on l'accusait de tourner au mari modèle.

Ce brusque changement n'eut pas lieu sans révoltes, il s'indignait de l'hypocrisie constante à laquelle il était condamné; mais la petite main blanche si délicate et si frêle de Mme Diane était une main de fer.

—Il faut que vous viviez ainsi, répondit-elle à ses plaintes, d'abord parce qu'il le faut, ensuite parce que je le veux. Me croiriez-vous si faible que de tolérer d'un homme qui prétend m'aimer ce que subissait votre malheureuse femme? D'ailleurs, de votre conduite présente dépend notre sécurité à venir... Il faut,

pour Mme de Champdoce, que le bonheur soit entré avec moi dans sa maison.

—Mais je ne l'ai pas volé! disait-il.
—Mais je ne l'ai pas volé! disait-il.

A cela, que répondre? Norbert était plus follement épris que jamais, et une crainte terrible glaçait toute objection sur ses lèvres. «—Que je lui déplaise, pensait-il, et je la perds!» Et il obéissait.

Sa consolation était de voir que du moins Mme de Mussidan ne perdait pas ses peines.

Après s'être tenue longtemps sur la défensive, la duchesse n'avait pas su résister aux charmes de cette amitié si intelligente et si dévouée qui s'offrait à elle, et elle avait fini par se livrer absolument à sa plus mortelle ennemie.

Bientôt, elle n'eût plus de secrets pour elle, et enfin, un jour, en rougissant beaucoup, après de longues et intimes confidences, elle lui avoua son premier, son seul amour de jeune fille, ce grand amour dont le souvenir restait au fond de son cœur comme un précieux parfum. Elle osa nommer Georges de Croisenois.

Ce jour-là, Mme de Mussidan tressaillit de joie.

Cet aveu, elle l'attendait depuis longtemps déjà; il le lui fallait pour le succès de son plan, et elle avait tout fait pour le provoquer.

Quel parti elle en tirerait? elle ne le savait que trop, depuis tant de mois qu'elle ne songeait qu'à cela. Elle savait que les femmes ont plus perdu de femmes que les hommes n'en ont séduit.

—Je la tiens donc enfin, pensait-elle, je vais donc être vengée!

Les deux jeunes femmes étaient alors comme deux sœurs et ne se quittaient plus, pour ainsi dire. C'était à ce point que Norbert finissait par être jaloux de cette grande amitié que lui-même avait cimentée.

C'est que cette amitié ne lui donnait pas, il s'en fallait, la liberté et les facilités de relations qu'il en attendait.

Depuis que Mme Diane venait tous les jours à l'hôtel de Champdoce, il la voyait beaucoup moins qu'avant. Quelquefois il s'écoulait des semaines sans qu'il réussît à se trouver seule avec elle une minute.

Elle prenait si exactement et si adroitement ses mesures, que toujours entre elle et lui se dressait sa femme, comme dans ces farces italiennes où constamment Pierrot, quand il est près d'embrasser Colombine, rencontre sous ses lèvres le visage d'Arlequin.

A diverses reprises, il fut sur le point d'éclater; toujours Mme de Mussidan avait pour lui fermer la bouche des provisions de raisons, bonnes ou mauvaises.

Tantôt elle plaisantait sans pitié, tantôt, prenant son grand air qui lui en imposait quand même, elle disait:

—Qu'aviez-vous donc espéré?... De quelles infamies me supposez-vous capable?...

Évidemment, il était joué par Diane comme un enfant, comme un sot: il le voyait, il le sentait.

Il était clair que toutes ces manœuvres perfides tendaient vers un but. Lequel?

Norbert eût au moins dû chercher à le deviner. Il n'y pensa même pas. Toutes ses réflexions, comme de l'huile tombant sur le feu, enflammaient encore sa passion, et les déchirements de l'orgueil blessé se piquant aux exaspérations de ses désirs, il se sentait devenir fou.

Si encore il eût pu suivre Mme de Mussidan comme autrefois!... Mais dehors aussi elle était gardée, et soit qu'elle se promenât au Bois, soit qu'elle se montrât aux courses, toujours quelques cavaliers servants galopaient à la portière de sa voiture. C'était tantôt M. de Sermeuse, tantôt M. de Clairin, le plus souvent Georges de Croisenois.

Tous ces messieurs déplaisaient souverainement à Norbert; mais ce dernier avait surtout le don de l'irriter. Il le jugeait impertinent et fat. En quoi il jugeait on ne peut plus mal.

A vingt-cinq ans qu'il venait d'avoir, M. le marquis de Croisenois passait pour un des hommes spirituels de la haute société parisienne. Chose rare, sa réputation était méritée, et il n'était pas méchant. Il pouvait avoir beaucoup de jaloux, il n'avait pas d'ennemis sérieux. On l'estimait et on l'aimait pour la sûreté de ses relations et sa loyauté. Enfin, son caractère avait certains côtés chevaleresques et aventureux qui séduisaient.

Au physique, c'était un homme de taille moyenne, bien pris, très brun, ayant le front ouvert et intelligent, d'admirables cheveux noirs, le regard doux et le sourire légèrement sarcastique.

—Je voudrais bien savoir, demandait Norbert à Mme de Mussidan, quel charme vous trouvez à vous faire suivre par cet impertinent gentillâtre?

A quoi invariablement elle répondait avec un diabolique sourire:

—Vous êtes trop curieux!... Vous le saurez plus tard.

Plus prudent et mieux avisé, Norbert se fût inquiété du ton de ces réponses. Au lieu de s'emporter follement, il se fût appliqué à analyser la conduite de Diane, et il est probable que cette étude l'eût mis sur la trace de la vérité.

Mme de Mussidan poursuivait alors avec une patience infinie et des ménagements merveilleux son œuvre de destruction.

Il ne s'était pas écoulé un seul jour sans qu'il eût été question de Croisenois entre elle et Mme de Champdoce, elle avait su accoutumer l'esprit de la duchesse à envisager froidement quantité de probabilités, de possibilités même, dont la seule idée quelques mois plus tôt la faisait frémir.

Ce grand point obtenu, Mme Diane jugea que le moment était venu de rapprocher ces deux amants, et qu'une seule rencontre inopinée vaudrait ses plus savantes insinuations.

Un jour donc que Mme de Champdoce était allée prendre son amie pour une promenade, on la pria d'attendre au salon quelques minutes. Elle y entra et trouva le marquis de Croisenois.

Un même cri de surprise leur échappa, lorsqu'ils se reconnurent, et ils devinrent extrêmement pâles l'un et l'autre. Même l'émotion de la duchesse fut telle, qu'elle s'affaissa, anéantie, sur un fauteuil, près de la porte.

Georges n'était guère moins agité. Il avait profondément aimé Marie de Puymandour, et n'était pas encore consolé de son mariage.

—J'avais eu foi en vous, balbutia-t-il, d'une voix à peine intelligible, et vous avez oublié.

—Vous ne croyez pas ce que vous dites!... répondit la duchesse en se dressant à demi.

Mais presqu'aussitôt, elle se laissa retomber, en poursuivant sans se rendre compte de la gravité de ses paroles:

—Mon père commandait... j'ai obéi... j'ai été faible... je n'ai rien oublié...

Accroupie derrière une porte, Mme de Mussidan ne perdait ni un mot ni un geste, et son cœur était inondé d'une détestable joie. Elle se disait qu'une entrevue qui commençait ainsi ne serait pas la dernière...

Elle ne se trompait pas. Bientôt elle découvrit que la duchesse et Georges s'entendaient pour se rencontrer chez elle à son insu.

Mais elle était bien trop habile pour paraître s'apercevoir de rien. Elle était tranquille à cette heure, elle était récompensée de ses peines, elle n'avait plus qu'à attendre.

Que fallait-il désormais, pour amener la catastrophe si patiemment, préparée? Un hasard, une occasion, un rien, l'imperceptible vibration qui détache l'avalanche et la précipite sur la vallée.

L'occasion ne faillit pas.

XV

Le mois de septembre était venu, et bien que le temps fût détestable, le jeune duc de Champdoce, accompagné de son fidèle Jean, était allé s'établir à Maisons, où se trouvait son écurie de courses.

Son prétexte était qu'il tenait à surveiller en personne l'entraînement de six ou huit chevaux engagés pour les courses d'automne, et dont un, qui lui coûtait 30,000 francs avait quelques chances de gagner un grand prix.

La vérité est qu'ayant eu une discussion avec Mme de Mussidan, il voulait essayer de la réduire par l'absence, ayant ouï dire au cercle que l'absence est pareille au vent qui attise les incendies et éteint les flammes légères.

Il y avait deux jours déjà que Norbert était à Maisons, et il s'inquiétait de n'avoir pas de nouvelles de Mme de Mussidan, quand un soir, comme il surveillait le dernier repas de ses chevaux, on le prévint qu'un homme était à la porte des écuries, qui demandait à lui parler.

Il s'y rendit et trouva un pauvre vieux, bien connu dans le pays, qui vivait moitié d'aumônes, moitié du prix de quelques commissions.

—Que me veux-tu? interrogea M. de Champdoce.

Le bonhomme sortit à demi de sa poche une lettre qu'il montra en clignant de l'œil d'un air qui prétendait être fin.

—C'est pour vous, cela, bourgeois, fit-il.

—Eh bien!... donne.

—C'est que, bourgeois, on m'a recommandé d'attendre que vous soyez seul pour...

—Peu importe, dépêche...

—Enfin, puisque vous le voulez absolument...

Dans la pensée de Norbert, cette lettre ne pouvait venir que de Mme Diane.

Les recommandations faites au commissionnaire décelaient les craintes d'une personne qui a de fortes raisons pour se cacher. Peut-être était-elle à Maisons, à cent pas de lui, à lui...

Il jeta vivement un louis au bonhomme et courut se placer sous un des réverbères de l'écurie.

Mais l'adresse n'était pas de l'écriture délicate et aristocratique de la comtesse de Mussidan.

Les caractères lourds, empâtés, tremblés, trahissaient une main de femme peu habituée à manier la plume, une main de cuisinière.

Même il y avait une faute grossière, horrible: Champdoce était écrit avec deux s au lieu d'un c à la fin.

—Qui diable! peut m'envoyer cela? pensa Norbert.

Il brisa le cachet, cependant.

Le papier de la lettre était grossier comme l'enveloppe, graissé par places, et timbré, à l'angle gauche, de l'éternel et énigmatique Bath. L'écriture était odieuse, les fautes d'orthographe fourmillaient.

Cette lettre disait:

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