Les esclaves de Paris
I.-C. PERPIGNAN
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Informations et Recherches
Surveillances privées
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DISCRÉTION
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«MONSIEUR,
«Il n'est personne qui, en sa vie, n'ait ressenti le besoin d'un agent habile et discret à qui confier certaines investigations, délicates de leur nature et mystérieuses.
«Les créanciers dont les débiteurs se cachent, les pères que préoccupe la conduite d'un fils prodigue, les familles désireuses de connaître les habitudes d'un de leurs membres, tous ceux, en un mot, qui voudraient faire exercer des investigations morales ou des recherches judiciaires, peuvent s'adresser en toute sécurité à M. Perpignan, dont l'habileté comme observateur est reconnue, et dont l'honorabilité est au-dessus du soupçon.
«On traite à forfait.»
Par cette circulaire impudente, Perpignan annonçait la création d'une de ces honteuses boutiques de police privée, qui n'ont jamais servi que les passions malpropres.
Il lui fallait une spécialité, il en eut une. Il fut la providence des maris jaloux.
L'idée de l'ancien cuisinier lui réussit si merveilleusement qu'après un an d'exercice il employait jusqu'à huit de ces odieux espions que, rue de Jérusalem, on nomme des fileurs.
Il est vrai qu'abusant du succès, il jouait un double jeu.
N'ayant même pas la probité de l'infamie, il flouait indignement ses pratiques, et sans scrupule vendait deux fois sa marchandise.
Régulièrement, quand il était chargé de suivre, de «filer» une femme soupçonnée, il allait trouver cette femme et lui tenait ce langage:
—On me promet tant si je découvre et si je dis la vérité; que m'offrez-vous pour ne livrer que des renseignements que vous me dicterez?
C'est sur ce terrain de l'espionnage qu'à deux ou trois reprises les «hommes» de Perpignan s'étaient heurtés aux agents du placeur.
S'il n'y eut pas conflit, c'est qu'ils se firent peur mutuellement, et que par un accord tacite ils évitèrent d'exploiter les mêmes parages de cette grande forêt de Bondy qui s'appelle Paris.
Mais tandis que l'ex-chef mal servi par d'horribles drôles n'avait jamais réussi à pénétrer le mystère de l'agence de placement, B. Mascarot, admirablement secondé par ses volontaires, n'ignorait rien des affaires du directeur du bureau des renseignements.
B. Mascarot, par exemple, avait tout de suite vu que les revenus de l'espionnage privé ne pouvaient suffire aux dépenses de Perpignan.
Car Perpignan mène grandement et largement la vie. Si son établissement n'est guère dispendieux, il paye en ville le loyer d'un ménage qui doit lui revenir furieusement cher, et il a une voiture au mois.
Il prétend de plus avoir des «goûts d'artiste». Ces goûts, pour lui, consistent à porter des gilets mirifiques et à se couvrir de bijouterie. Il avoue son faible pour la bonne chère, ne saurait dîner sans vins fins, et fait volontiers un doigt de cour à la dame de pique.
Enfin, il aime à se produire, s'exhiber, s'étaler. On le rencontre aux courses et au bois: il fréquente les grands restaurants et recherche les premières représentations.
Où prend-il de l'argent? s'était dit B. Mascarot.
Et le digne placeur avait cherché et il avait trouvé.
—C'est par là que nous le tenons, pensait le bon Tantaine, et c'est en vérité fort heureux pour nous. Perpignan est un dangereux coquin, sans foi ni loi, trop taré pour rien craindre, mais les perspectives d'un voyage de santé à Cayenne le tiendront toujours en respect. Au pis aller, si Catenac a eu la langue trop longue, on lui découpera une petite part dans le gâteau.
Le vieux clerc était arrivé à la porte de l'ancien cuisinier, porte historiée de toutes sortes de plaques, il sonna.
Une grosse femme à l'air affreusement commun, vint lui ouvrir.
—M. Perpignan? demanda le bon Tantaine.
—Il est sorti.
—A quelle heure reviendra-t-il?
—Je ne sais s'il rentrera avant ce soir.
—Je connais ça. Cependant, comme il faut que je lui parle aujourd'hui même, je vous serai obligé de me dire où je puis le rencontrer.
—Il ne m'a pas dit où il allait. Mais, si monsieur vient pour des renseignements...
Le bonhomme eut un de ces sourires qui donnait à sa face rougeaude l'expression du plus pur idiotisme.
—Ne serait-il pas à la fabrique? demanda-t-il.
La grosse femme prévoyait si peu cette question, qu'elle tressaillit et recula.
—Comment! balbutia-t-elle, vous savez?...
—Parbleu!... Ainsi, ne vous gênez pas avec moi. Est-il là-bas?
—Je le crois.
—Merci. Je l'y rejoins.
Et saluant assez peu poliment, contre son habitude, l'affreuse mégère, le bon Tantaine tourna les talons.
—Voilà, grondait-il, un désagréable contre-temps, une course d'une lieue!... merci!... D'un autre côté, cependant, pris à l'improviste au milieu de ses honnêtes occupations, le gaillard, n'étant pas sur ses gardes, sera plus bavard et plus coulant. Marchons donc.
Il ne marchait pas, il courait avec une agilité qu'on n'eût jamais attendue de ses maigres jambes.
C'est avec une vitesse double de celle d'un fiacre à l'heure, qu'après avoir suivi la rue de Tournon et traversé diagonalement le Luxembourg, il se lança dans la rue Gay-Lussac.
Toujours du même train, il suivi la rue des Feuillantines, remonta l'espace de cent pas, la rue Mouffetard, et enfin s'élança dans les ruelles qui s'enlacent et se croisent entre la manufacture des Gobelins et l'hôpital de Lourcine.
C'est là un quartier étrange, inconnu, à peine soupçonné de la part des Parisiens.
On se croirait à mille lieues du boulevard Montmartre, quand on loge ces rue—il faudrait dire ces chemins—inaccessibles aux voitures, où s'élèvent de loin en loin des masures inhabitables et pourtant habitées, bordées presque partout de murs qui tombent en ruines.
Des hauteurs de la ruelle des Gobelins, le spectacle est saisissant.
A ses pieds, on a une vallée au fond du laquelle coule, ou plutôt reste stagnante, la Bièvre, noire et boueuse. De tous côtés, des usines, des tanneries aux toits rouges avec leur énormes amas de tan, des séchoirs à mottes ou des étendoirs de teinturiers, puis, de-ci et de-là, au milieu de bouquets d'arbres, des taudis, des bouges, parfois une haute maison d'aspect désolé.
A gauche on a les bâtisses de la populeuse et travailleuse rue Mouffetard. A droite, l'œil suit les ombrages des boulevards extérieurs.
En face, de l'autre côté de la place d'Italie, un rideau de peupliers qui indique le cours de la Bièvre ferme l'horizon.
Si on se retourne, on domine Paris...
Involontairement le père Tantaine s'arrêta et regarda.
Une pensée s'agita en son cerveau qui amena sur ses lèvres un sourire amer.
Mais la seconde d'après il haussa les épaules et continua sa route.
Il semblait un habitant du quartier, tant il allait sûrement par ces chemins capricieusement tracés.
Il se risqua dans ce casse-cou qui s'appelle la ruelle des Reculettes, tourna la rue Croulebarbe et enfin arrivé rue Champ-de-l'Alouette, il eut un soupir de satisfaction en murmurant:
—C'est ici.
Il était devant une maison à trois étages, très vaste, précédée d'une cour qu'entourait une clôture de planches à demi-pourries.
La maison était isolée, l'endroit sinistre. On devait se demander si ce logis n'était pas abandonné et si le feu n'y avait pas passé, dévorant jusqu'aux châssis des fenêtres.
Le vieux clerc, après une minute de délibération, traversa la cour où broutait une chèvre attachée à un piquet, et entra bravement dans la maison.
L'intérieur répondait au dehors.
Deux pièces seulement composaient le rez-de-chaussée.
Dans l'une on avait étendu de la paille à terre, en assez grande quantité, et sur cette paille se trouvaient des lambeaux d'étoffes grossières et des débris de couvertures.
L'autre pièce était transformée en cuisine, et on y avait dressé une table, c'est-à-dire qu'on avait ajusté de longues planches sur deux tréteaux.
Devant la cheminée de cette cuisine, une affreuse mégère au teint enflammé par l'alcool, à l'œil pétillant de méchanceté, coiffée d'un madras, repoussante, malpropre, surveillait, armée d'une spatule de bois, l'ébullition d'un immense chaudron où cuisaient des choses indescriptibles.
Dans un renfoncement, près de la cheminée, sur une espèce de lit de fer, maigrement garni d'un matelas varech, geignait et grelottait un petit garçon d'une dizaine d'années.
Sa figure, sur l'étoffe déchirée et ignoblement sale de l'oreiller, ressortait plus blanche que la cire: ses petites mains étaient effrayantes de maigreur, et la fièvre donnait à ses grands yeux noirs un éclat de mauvais augure.
Par moments, la souffrance lui arrachait un gémissement plus fort que les autres, mais aussitôt la vieille femme se retournait et le menaçait de sa spatule.—Te tairas-tu, méchant «môme?» disait-elle.
—Ah! j'ai mal, geignait le malheureux avec un accent italien des plus prononcés, j'ai bien mal!...
—Il fallait travailler, mauvais fainéant, reprit la vieille. Si tu avais rapporté de bonnes journées, on ne t'aurait pas battu; si on ne t'avait pas battu, tu ne serais pas là!...
—Ah!... J'ai mal, j'ai froid, je voudrais retourner au pays, revoir maman!...
Si émoussée que puisse et doive être la sensibilité d'un vieux clerc d'huissier habitué à procéder au milieu des plus déchirantes explosions de la misère et de la ruine, la scène était si affligeante, que le bon Tantaine en fut remué.
A plusieurs reprises, et en y mettant l'insistance de l'affectation, il toussa pour annoncer sa présence.
La mégère, à la fin, se retourna avec un grognement de dogue qui redoute de se voir arracher un os.
—Que voulez-vous? demanda-t-elle d'une voix dont des torrents de mêlé-cassis avaient brisé les cordes.
—Le bourgeois?
—Pas arrivé.
—Viendra-t-il?
—Ah! voilà!... ça dépend. C'est bien son jour, mais il n'est pas exact. Au surplus adressez-vous à M. Poluche.
—Qui ça, Poluche?
L'horrible vieille eut une grimace de dédain. Il lui parut prodigieux que celui dont elle parlait ne fût pas plus connu que cela.
—C'est le professeur, répondit-elle.
—Ou est-il?
—Eh!... là-haut, vieux serin!... dans le conservatoire.
Et, se retournant vivement, car le chaudron débordait, à cause du bouillon trop fort, elle ajouta:
—Voilà assez de questions comme ça, n'est-ce pas? On n'est pas de la police, pour vous répondre. Faites-moi le plaisir de me montrer vos talons.
Ce brusque congé ne sembla nullement offenser le vieux clerc d'huissier.
Avant de monter, il examinait l'escalier dont la rampe avait été arrachée et dont un assez bon nombre de marches manquaient.
Il était si roide et si délabré, il paraissait si bien sur le point de s'effondrer, qu'un acrobate, avant de s'y hasarder, eût demandé à réfléchir.
Mais le père Tantaine est brave. Il se risqua, non sans précautions, par exemple, non sans avoir bien soin de se tenir le plus près possible du mur.
A mesure qu'il montait, des sons bizarres, qui l'avaient frappé dès la cour, arrivaient plus distincts à son oreille, non formidables et ronflants comme ceux de la cave à musique du père Canon, mais stridents, perçants, grinçants, lamentables.
On eût dit un concert de scies qu'on aiguise à la lime, accompagné de piaulements de chats.
Par instant, l'abominable cacophonie cessait brusquement.
On entendait alors les éclats d'une voix grave qui jurait, puis un bruit sec, puis des hurlements de douleur.
Ce pitoyable charivari pouvait affecter l'ouïe du père Tantaine, mais il ne le surprenait pas.
Arrivé au premier étage, il se trouva en face d'une porte disloquée qui pendait de travers à une seule charnière placée tout en haut.
Il tira sur cette porte. Elle ouvrait sur ce que la mégère de la cuisine appelait le conservatoire.
C'était une salle immense, formée de la réunion de toutes les pièces qui autrefois divisaient l'étage.
Les cloisons avaient été brutalement abattues par des mains inhabiles, et on en reconnaissait les vestiges tant au plafond qu'au ras de terre.
Cinq fenêtres qui n'auraient pu à elles toutes fournir trois vitres intactes, éclairaient le conservatoire.
Était-il carrelé ou planchéié? on ne pouvait le deviner, tant étaient épaisses les couches successives de boue, d'ordures et de poussière tassées, foulées, piétinées sur le sol primitif.
Les murs, blanchis à la chaux, effrayaient, tant ils étaient maculés de taches ignobles, couverts d'inscriptions, d'essais informes et de dessins obscènes.
A l'odeur âcre des tanneries voisines se mêlaient des émanation singulières, et le tout composait une puanteur infâme qui remuait l'estomac jusqu'à la nausée.
En fait de meubles... rien: une chaise boiteuse, et sur cette chaise, en travers, une forte cravache de manège.
Certes, depuis qu'il glisse à travers tous les bas-fonds de Paris, comme une anguille dans sa bourbe, le père Tantaine a beaucoup vu et beaucoup retenu.
Cependant, il s'arrêta sur le seuil du conservatoire, muet, immobile, presque heureux de n'être pas aperçu, pour un moment, tant ce qu'il apercevait le stupéfiait.
Tout autour de la pièce, adossés au mur, étaient rangés une vingtaine d'enfants de sept à douze ans, affreusement déguenillés, repoussants d'incurie et de malpropreté.
Les haillons qui les couvraient n'avaient pas été ajustés à leur taille. Ils grelottaient dans des paletots dont les pans tombaient jusqu'à terre ou dans des pantalons dont la ceinture leur montait jusqu'au cou. De linge point.
Les uns étaient armés d'un violon, les autres s'accrochaient à une harpe plus haute qu'eux. Le long du manche de tous les violons, Tantaine remarqua des raies à la craie.
Au milieu de la pièce se tenait debout un homme d'une trentaine d'années, long et mince comme un cierge, remarquablement laid, avec son visage glabre, son nez épaté et ses cheveux noirs et gras tombant sur ses épaules.
Sa redingote d'une couleur perdue, vert olive, pendait le long de son maigre torse et de ses jambes dégingandées misérablement, comme une voile après un mât quand il n'y a pas de vent.
Tout comme les enfants, il était armé d'un violon qu'il ne tenait pas sous le menton, mais qu'il s'appuyait au pli de la cuisse.
Évidemment celui-là était Poluche, le professeur,—il donnait sa leçon.
—Attention!... criait-il, chacun va répéter à son tour. A toi, Ascanio, le refrain du Château de la Marguerite... et en mesure.
Et il se mit à chanter et à jouer pendant que l'enfant désigné râclait désespérément son instrument et répétait d'une voix éraillée et avec le plus pur accent nasillard des campagnes piémontaises:
| Ah! mon Dieu! mon Dieu! qu'il est beau, |
| Le château de... |
—Scélérat!... interrompit Poluche, petit gredin!... Ne t'ai-je pas répété mille fois qu'au mot «château» il faut placer la main gauche sur le quatrième cran et tirer l'archet!... Recommençons.
L'enfant recommença:
Ah! mon Dieu!.., mon Dieu!... qu'il est...
Perpignan est un petit homme apoplectique.
—Halte!... s'écria le professeur d'une voix terrible, halte!... Graine de filou!... Le fais-tu donc exprès?... Tu vas reprendre, et si tu ne répètes pas le
refrain entier, sans une seule hésitation, gare à toi. Allons... le doigt sur le premier cran, et en poussant:
Ah mon Dieu!...
Hélas! Ascanio s'était encore trompé. Il fallait pousser l'archet, il le tira.
Gravement le professeur saisit la cravache placée sur la chaise à sa portée, et froidement, sans apparence de colère, il en cingla à cinq ou six reprises les jambes du petit malheureux, qui se mit à pousser des hurlements lamentables.
—Cela t'apprendra, prononça Poluche, à faire attention une autre fois à ce que je dis. Quand tu auras fini de brailler, nous recommencerons. Et si ça va aussi mal, tu sais, pas de soupe ce soir. Te voilà prévenu. Allons, au lieu de braire comme une âne, ouvre les yeux et les oreilles, et regarde faire tes voisins. A toi, Giuseppe.
Quoique plus jeune de deux ou trois ans que Ascanio, Giuseppe était bien autrement fort sur le violon.
Il répéta sans se tromper le refrain entier:
| Ah!... mon Dieu!... mon Dieu!... qu'il est beau! |
| Le château de la Margueri... i... ite... |
—Pas mal, approuvait Poluche, qui, lui aussi, s'escrimait de l'archet, pas mal du tout!... Encore deux ou trois jours de bonne volonté, et tu sortiras. Hein!... tu seras content de sortir?
—Oh!... oui, monsieur!... répondit l'enfant d'un air ravi, je rapporterai, moi aussi, des petits sous.
Mais le consciencieux professeur ne gaspille pas en conversations vaines le temps précieux des leçons.
Il se retourna vers un autre de ses élèves en criant:
—A Fabio!... et en mesure!...
Fabio, un tout petit, petit garçon de sept ans au plus, à la mine futée, à l'œil noir et éveillé comme celui d'une souris, ne s'empressa pas d'obéir.
Il venait d'apercevoir le vieux clerc d'huissier debout sur le seuil du Conservatoire, et il le montrait au professeur.
—Moussiou!... oh!... un homme.
Vivement Poluche se retourna et se trouva presque sur le père Tantaine, qui, se voyant découvert, s'avançait.
La brusque apparition d'un spectre se dressant à ses pieds n'eût pas beaucoup plus effrayé le professeur. Il est comme cela des professions où on n'est jamais tranquille, où on redoute particulièrement les inconnus, les curieux, les indiscrets.
—Que demandez-vous? fit-il d'une voix altérée; qui êtes-vous? que voulez-vous?
La frayeur de Poluche enchanta le père Tantaine.
Elle était pour lui comme le gage du succès de sa démarche, en lui indiquant sur quel ton il devrait le prendre avec Perpignan lorsqu'il arriverait jusqu'à cet important personnage.
Aussi se plut-il à prolonger les perplexités de la situation, et durant une bonne minute il tint suspendu à son sourire guoguenard le pauvre professeur, qui, de plus en plus, perdait contenance.
A la fin, il eut pitié.
—Rassurez-vous, monsieur, dit-il, je suis un ami intime du bourgeois, et si j'ai pris la liberté de venir jusqu'ici, c'est que j'ai à l'entretenir d'affaires très pressantes, relatives à son commerce.
Poluche respira longuement et bruyamment, en homme allégé d'un pesant fardeau.
—Cela étant, monsieur, fit-il en offrant au bonhomme la chaise unique du Conservatoire, daignez donc vous asseoir, le patron ne saurait tarder à arriver.
Mais le père Tantaine refusa poliment, protestant qu'il serait désolé de gêner, affirmant qu'il attendrait fort bien debout, et qu'il se retirerait plutôt que de troubler une leçon qui lui avait paru bien intéressante.
—Oh!... reprit vivement le professeur, la leçon touchait à sa fin. Voici l'heure où la Butor donne la pâtée à mes coquins.
Et, se retournant vers ses élèves dont pas un n'avait osé broncher.
—Assez pour aujourd'hui, prononça-t-il, leste, sauvez-vous.
Les gamins ne se le firent pas répéter deux fois. Ils poseront leurs instruments à terre, et avec des cris d'écoliers entrant en récréation, non sans bousculades, ils se précipitèrent dans l'escalier, au risque de se rompre le cou.
Peut-être espéraient-ils que leur maître, préoccupé de son visiteur, oublierait certaines menaces faites pendant la leçon.
Vain espoir!... Le sévère mais juste Poluche est doué d'une mémoire impitoyable.
Gravement il se dirigea vers le palier, et se penchant au-dessus de la cage de l'escalier, il appela d'une voix formidable qui dominait le bruit:
—Holà!... mère Butor!...
L'atroce vieille de la cuisine l'entendit.
—Quoi, monsieur? demanda-t-elle d'en bas.
—Vous ne donnerez pas de pâtée à Morel, répondit le professeur, et Ravouillat n'aura qu'une demi-portion.
Ces ordres importants donnés, il reparut avec cet air satisfait que donne l'accomplissement d'un devoir.
—Voilà mes comptes réglés, expliqua-t-il au père Tantaine. Ce ne sont pas, remarquez-le, des étrangers que je punis. Nos Piémontais et nos Calabrais vont toujours passablement. Mais ne me parlez pas de ces Italiens des Batignolles ou de Montrouge que le bourgeois m'amène depuis quelque temps. Il y trouve de l'économie, assure-t-il; moi, je périrai à la peine. Ces petits scélérats sont pétris d'impudence et d'orgueil, corrompus au point de me faire rougir, moi qui vous parle; leur tête est plus dure que du fer, et enfin ils n'ont aucune vocation, ils ne sont pas organisés, quoi!...
Le vieux clerc d'huissier, sous ses lunettes, ouvrait des yeux énormes.
Pour lui, ce qu'il voyait et entendait était absolument neuf, et comme on apprend à tout âge et qu'il aime à s'instruire, il était tout attention.
—Vous faites un difficile métier, monsieur, prononça-t-il. Enseigner la musique à de si jeunes enfants doit être pénible.
Le professeur jeta au plafond un regard désespéré.
—Plût à Dieu! s'écria-t-il, que j'enseignasse l'art sublime! Les premiers principes, si arides, auraient des charmes pour mon cœur. Mais non!... le patron ne le veut pas, il me l'a déclaré. S'il découvrait ici grand comme la main de papier réglé, il me chasserait...
—Cependant, tout à l'heure.
—Je serinais, monsieur, répondit Poluche, humilié et navré, je serinais...
—Ah!
—C'est comme cela. Vous n'êtes pas, j'imagine, sans avoir entendu parler de ces vieilles femmes, propriétaires d'une serinette, qui, à raison de vingt centimes le cachet, vont à domicile donner des leçons aux serins? On les appelle des serineuses.
Non: le père Tantaine ne connaissait pas cette industrie, il le confessa en toute humilité.
—Eh bien!... reprit le professeur avec un sourire amer, cette profession est la mienne. Au lieu de seriner des oiseaux je serine des moutards. Ce n'est pas de mon côté qu'est l'avantage. Triste tâche, monsieur, pour un homme d'imagination. Il y a des jours où j'envie le sort des gens qui se sont voués à l'éducation des perroquets. Ah! quelle patience, quelle patience!
Sur ce mot, le doux clerc d'huissier ne put s'empêcher de montrer du bout du doigt l'énorme cravache déposée sur la chaise.
—Et ceci! demanda-t-il.
Poluche haussa les épaules.
—Je voudrais, cher monsieur, répondit-il, vous voir à ma place. Le bourgeois, n'est-ce pas, se procure un gamin et me l'amène, bien. L'enfant est désolé, ahuri, tant pis! Je dois, en quinze jours, trois semaines au plus, lui apprendre à râcler quelque chose. Il ne sait ni ce qu'est un violon, ni ce qu'est un archet, peu importe! Il faut que mécaniquement je lui mette dans les doigts les dix ou quinze positions qu'exige l'air le plus simple. Naturellement le coquin me résiste, alors, moi... j'insiste. Avez-vous jamais fait entrer un clou dans une planche de chêne sans un marteau? Non, n'est-ce pas? Eh bien!... ma cravache est le marteau avec lequel j'enfonce des airs dans la tête de mes élèves.
Et ne vous imaginez pas qu'ils ont peur des corrections. Ces petits misérables se blasent sur les coups comme les enfants gâtés sur les confitures. Après un mois d'exercice, il faut leur enlever la peau pour leur arracher, non un cri,—dès que je lève la main, ils hurlent,—mais une vraie larme.
Par bonheur, j'ai d'autres moyens. Je prends mes gredins par l'estomac. Je leur supprime, le quart, le tiers, la moitié de leur pâtée, la pâtée entière, au besoin. Rien de tel que le jeûne pour développer l'intelligence.
Pour les récalcitrants, j'ai mieux encore. Je les prive du sommeil. Voilà un traitement! Une séance de nuit avance plus un entêté que quatre leçons de jour.
Je tiens cette recette infaillible d'un écuyer du Cirque, lequel l'employait pour dresser un cheval à jouer de l'orgue de Barbarie...
Pendant ces longues explications, le bon Tantaine, à diverses reprises, avait senti courir le long de son échine comme un petit frisson taquin.
Certes, ses préjugés ne l'importunaient guère, mais ce système d'éducation musicale lui paraissait vraiment exagéré.
—Si seulement, reprit le professeur, je pouvais disposer de l'instrument de popularité que j'ai entre les mains!...
—J'avoue...
—Quoi!... Vous ne comprenez pas?... Eh! monsieur, j'ai quarante élèves qui, dès huit heures du matin, se répandent dans Paris et ne rentrent jamais avant minuit. Que demain je serine un morceau... dans huit jours il sera populaire. Tenez, depuis trois mois, je leur serine le Château de la Marguerite, dites-moi ce qu'en ce moment vous entendez partout gratter, râcler, pincer sur les instruments les plus variés? Toujours mon refrain de tout à l'heure: «Ah! mon Dieu!... mon Dieu!... qu'il est beau!...»
Le vieux clerc d'huissier s'expliquait maintenant la persistance étrange de certains airs qui, tout à coup, s'abattent sur tous les quartiers à la fois, et poursuivent le Parisien, où qu'il aille.
Poluche, lui, avait mis son violon sous son bras, et armé de son archet, il gesticulait.
—Ah!... si le patron voulait, continua-t-il, je donnerais aux Français le goût de la bonne musique. Mais non... il n'est pas artiste. N'a-t-il pas failli me jeter dehors pour avoir seriné à mes élèves un air d'un de mes opéras!....
Le temps passait, mais le père Tantaine ne s'ennuyait pas.
—Comment... de vos opéras? interrogea-t-il.
—Oui! répondit Poluche d'un tout autre ton qu'il avait eu jusqu'alors. Il n'est pas un théâtre qui n'ait dans ses cartons un opéra de moi. Un de mes amis, qui était poète, et qui est devenu fou à force de boire de l'absinthe, me composait des livrets sublimes! Oh!... ne riez pas. J'ai eu, tel que vous me voyez, un prix au Conservatoire. J'ai eu des illusions, je voulais être célèbre et être aimé!... Je buvais de l'eau claire et je travaillais la nuit!... Un jour pourtant je me suis lassé de danser devant le buffet de la gloire, et j'ai cherché des leçons... Hélas!... je suis si ridicule et si laid qu'on ne voulait pas de moi dans les pensionnats. Je mourais de faim quand j'ai rencontré le bourgeois. Il m'a tenté, j'ai succombé. J'ai cinq francs par jour de fixe et deux sous par élève. Je fais un métier ignoble, je me méprise, mais je mange!...
Il s'interrompit tout à coup et prêta l'oreille d'un air inquiet.
—Voici le bourgeois!... fit-il; j'ai reconnu son pas. Si vous voulez lui parler, descendons; il ne monte jamais, l'escalier lui fait peur.
XXII
Voir ce marchand de renseignements que Poluche appelle «le bourgeois,» et qui glorifie le nom de Perpignan, c'est le juger.
Impossible de se méprendre à cette superbe nature de gredin où il se trouve à la fois du charlatan, du garçon coiffeur, du mouchard et du maquignon.
Perpignan est un petit homme apoplectique, très gros, trop court, fort rouge, à la lèvre impudente et à l'œil cynique.
Il est toujours trop bien mis. On jurerait qu'il vient de voler à la devanture d'un bijoutier ses bagues, ses chaînes et ses breloques.
Parle-t-il, c'est des profondeurs de son ventre, siège de ses pensées, qu'il tire sa forte voix de basse, dont il se plaît à exagérer le volume.
Tel, effrayant en sa vulgarité, apparut l'ancien cuisinier au bon père Tantaine qui descendait à la suite du patient professeur, le dangereux escalier.
Si Poluche avait été troublé, en apercevant l'ancien clerc d'huissier, son bourgeois ne le fut pas beaucoup moins, mais pour d'autres causes. Il connaissait Tantaine pour être le bras droit du placeur de la rue Montorgueil.
—Tonnerre!... pensa-t-il, pour que ces gens-là se soient donné la peine de pénétrer le mystère de mon exploitation et viennent me relancer jusqu'ici, il faut qu'ils aient de bonnes raisons. Tenons-nous bien!
Et dissimulant sous un rire, trop gai pour être de bon aloi, sa fâcheuse impression, il tendit la main à Tantaine.
—Ravi de vous voir, cher monsieur, disait-il, oui, ravi, parole sacrée. Je vais pouvoir vous être agréable en quelque chose! Car, avouez-le, vous avez quelque petit service à me demander.
—Oh!... protesta le bonhomme, un rien, une bagatelle...
—Tant pis! corbleu! tant pis!... J'aime M. Mascarot, moi!...
Cet amical colloque avait lieu dans le corridor de la maison, et à tout moment il était troublé par les cris et les rires des élèves de Poluche, qui, attablés jusqu'au menton, dévoraient le contenu du chaudron de la mère Butor.
En même temps que ces cris, on entendait, continus et sourds comme un accompagnement de basses, des pleurs et des gémissements.
—Ah çà! mille tonnerres! s'écria Perpignan, d'une voix qui eût fait frémir les vitres, si les vitres n'eussent été absentes, qui est-ce qui n'est pas content ici?
Nulle réponse ne venant, Poluche crut devoir intervenir.
—Ce sont, répondit-il, deux de nos garnements de Parisiens que j'ai mis à la diète. Je veux être pendu s'ils mangent un pain à cacheter avant d'avoir appris...
Il s'arrêta béant, interloqué, sous les regards foudroyants que lui lançait le bourgeois!
—A la diète!... hurlait Perpignan, on ose, chez moi, à mon insu, priver de pauvres petits enfants de nourriture... Mais c'est infâme, c'est monstrueux, c'est canaille. Vingt mille tonnerres!... monsieur Poluche, d'où vous vient cette audace?
—Mais, bourgeois, balbutia le triste professeur, vous m'avez dit cent fois...
—Quoi?... Que tu n'es qu'un sot? C'est une grande vérité. Tais-toi, et va dire à la Butor de donner la pâtée à ces chérubins.
La scène était fâcheuse, mais irréparable.
Sans en paraître affecté, bien que furieux en réalité, Perpignan prit le bras du père Tantaine et l'entraîna vers le fond du corridor.
—Vous venez, disait-il, pour me parler en particulier? Oui. Très bien. Prenez la peine d'entrer dans ce petit réduit... c'est mon bureau.
L'endroit n'était pas brillant. C'était une petite pièce sale, nue, délabrée comme toute la maison. Trois chaises, une table de bois blanc, une planche étagères supportant quelques registres, constituaient le mobilier.
Une fois assis, les deux hommes se regardèrent assez longtemps sans mot dire, chacun s'efforçant de pénétrer les secrètes réflexions de l'autre.
Deux adversaires qui, l'épée à la main, attendent le signal de leurs témoins pour commencer le combat, ne s'observent pas avec une plus ardente attention.
Mais, dans cette lutte préalable, tous les avantages étaient du côté du vieux clerc d'huissier, retranché derrière ses impénétrables lunettes.
Aussi est-ce Perpignan qui, le premier, rompit le silence.
—Comme cela, commença-t-il, vous aviez entendu parler de mon petit établissement?
—Oh!... bien par hasard!... répondit le père Tantaine, de l'air le plus détaché. A courir comme moi, on apprend des tas de choses... Par exemple, nous savons fort bien qu'ici toutes vos précautions sont prises pour n'être pas compromis.
—Comment!... comment!...
—Sans doute. Vous êtes le bailleur de fonds, le maître en réalité... en apparence, vous n'êtes rien. Pour tout le monde, c'est le mari de votre ménagère, un nommé Butor, qui a monté l'affaire, et le bail est à son nom. S'il arrivait un désagrément, si le parquet vous serrait de près, crac!... vous disparaîtriez comme un diable à boudins dans sa boîte, et la police sous sa large main ne trouverait que l'homme de paille, Butor. Comme idée, c'est élémentaire, mais dans la pratique, ce truc réussit toujours.
Il sembla réfléchir et ajouta, avec une lenteur calculée:
—Quand je dis toujours: Toujours... je veux dire: Toutes les fois qu'il ne se trouve pas un ennemi assez habile pour rendre les précautions inutiles, en apportant des preuves de... complicité.
L'ancien cuisinier était trop intelligent pour ne pas comprendre la menace et sa portée.
—Sacré tonnerre!... pensait-il, ces gens-ci doivent savoir quelque chose. Mais quoi?... Bast!... bavardons toujours.
Et tout haut il reprit:
—Le plus sûr est d'avoir la conscience nette. C'est mon cas. Je n'ai rien à cacher, moi. Vous avez vu ma maison, qu'en pensez-vous?
—Elle me semble montée sur un bon pied.
—N'est-ce pas? Vous me direz peut-être que la spéculation n'est pas faite pour m'attirer la considération publique? Je le sais, sacrebleu, bien. Je préférerais certainement une bonne fabrique à Roubaix. Mais on fait ce qu'on peut.
Le vieux clerc d'huissier approuvait de la tête.
Il le fit basculer, l'enleva et le lança à demi asphyxié
sur une chaise.
—Il n'y a pas de sot métier, prononça-t-il.
—Voilà ce que je me dis, poursuivit l'ancien cuisinier. D'ailleurs, je ne suis pas seul à exercer. Allez rue Sainte-Marguerite, j'y ai des confrères. Mais je n'aime pas le faubourg Saint-Antoine. Ici, mes chérubins sont en bien meilleur air.
—Sans compter, ajouta Tantaine, le plus innocemment du monde, que si, par hasard, ils crient quand on les corrige un peu, il n'y a pas de voisins pour les entendre.
Perpignan ne jugea pas à propos de relever l'observation.
—Les journaux, continua-t-il, nous ont beaucoup attaqués. Sacré tonnerre!... ils feraient bien mieux de s'occuper de politique. A qui faisons-nous tort, en définitive? à personne, n'est-ce pas? Le malheur est qu'on s'exagère énormément nos bénéfices.
—Allons... allons... vous gagnez votre vie.
—Certainement, je n'y suis pas de ma poche, mais je vous assure qu'il y a bien des non-valeurs dans le métier. Tenez, en ce moment, j'ai six de mes chérubins malades, trois là-haut et trois à l'hôpital, sans compter que celui que vous avez vu à la cuisine m'a l'air de filer un mauvais coton...
—Vrai, fit sérieusement le bonhomme, je vous plains beaucoup.
L'inaltérable sang-froid du père Tantaine commençait à agacer singulièrement l'ancien cuisinier.
—Sacrebleu!... s'écria-t-il, si la spéculation est si bonne, pourquoi Mascarot ne l'entreprend-il pas? Ma parole sacrée, on dirait à vous entendre, qu'on trouve comme cela des moutards tant qu'on en veut. Mais c'est le diable, mon cher monsieur, pour s'en procurer. Il faut aller en Italie, les ramasser, les passer à la frontière comme des objets de contrebande, les amener ici. Tout cela ruine positivement!...
Ce n'est pas sans intention que Perpignan se livrait ainsi avec le plus amical abandon.
Il allait au-devant des questions. A parler seul, on dit mieux et plus juste ce qu'on veut dire.
Mais le bon Tantaine n'est pas de ceux dont on noie la volonté sous des flots de paroles.
Perpignan s'étant arrêté pour reprendre haleine, il jugea sage d'abréger une exposition qu'il trouvait un peu longue.
—En somme, demanda-t-il de son air le plus innocent, combien avez-vous d'élèves?
—De quarante à cinquante.
—Peste! vous opérez en grand. Et... quelle somme exigez-vous de chacun d'eux tous les soirs?
La question était si indiscrète que l'ancien cuisinier hésita.
—Cela dépend, répondit-il.
—Bah? vous avez bien un moyenne.
—Mettons trois francs!
La physionomie du vieux clerc d'huissier était si naturellement candide, qu'en vérité il était impossible de lui soupçonner la moindre arrière-pensée.
—Va pour trois francs, fit-il, et comptons seulement sur quarante chérubins, comme vous dites, c'est une somme ronde de cent vingt francs par jour que vous empochez ainsi...
La douce obstination du bonhomme ne laissait pas que de surprendre Perpignan.
—Comme vous y allez! interrompit-il. Pensez-vous donc que chacun de mes drôles me rapporte la somme indiquée!...
—Farceur!... comme si vous n'aviez pas des moyens pour la leur faire rapporter.
L'ex-cuisinier ne put dissimuler un tressaillement.
—Sacrebleu!... fit-il d'une voix un peu enrouée par l'inquiétude, que voulez-vous dire?
—Oh! rien qui vous offense, répondit le doux Tantaine avec effusion. Qui veut la fin veut les moyens, n'est-ce pas. Seulement je mentirais si je disais que l'opinion vous est favorable. Entre nous, la Gazette des Tribunaux vous nuit. Elle a porté à la connaissance du public certains procédés, un peu vifs, peut-être, employés par d'aucuns de vos collègues pour encourager leurs moutards au travail. N'avez-vous pas ouï parler de ce patron qui attachait ses enfants sur une couchette de fer et qui les y laissait un jour, un jour et demi, deux jours quelquefois. A quoi donc a-t-il été condamné?
Depuis un moment, Perpignan, qui commençait à sembler fort mal à l'aise se leva:
—Est-ce que je sais, moi!... s'écria-t-il d'un ton bourru. Est-ce que je m'occupe de ces histoires!... de ma vie, je n'ai commis un acte de brutalité.
Le vieux clerc d'huissier tracassait ses lunettes, comme toujours lorsqu'il aborde ce qu'il appelle le nœud des questions.
—On peut être, reprit-il, l'homme le plus humain de la terre, avoir un cœur d'or, et cependant être... entraîné, engagé par les événements.
Le moment décisif approchait. Perpignan le sentait bien, cependant il paya d'audace.
—Je veux que le tonnerre m'écrase, s'écria-t-il, si je comprends!...
—Alors, prenons un exemple: Supposons que ce soir vous ayez à vous plaindre d'un de vos chérubins. Que faites-vous? Vous l'enfermez dans la cave. A cela, rien à dire. Vous vous couchez donc, la conscience tranquille, et vous dormez comme un loir. Mais voilà que dans la nuit une pluie torrentielle survient. Un monceau de sable obstrue le ruisseau de votre rue, qui est fort en pente, et toute l'eau du ciel se précipite dans votre cave. Au matin, quand vous allez ouvrir au chérubin, on ne trouve qu'un cadavre, il a été noyé...
La face, si rouge d'ordinaire, de l'ancien cuisinier, était devenue livide.
—Et après? interrogea-t-il.
—Ah!... c'est ici que l'entraînement commence. Naturellement on se demande quel parti prendre. Aller trouver le commissaire de police et lui conter l'accident serait le plus simple; mais ce serait provoquer une enquête, appeler l'attention du parquet... D'un autre côté... Mais on est seul; on se dit que nul ne sait l'enfant là; on creuse un trou, et... ni vu ni connu.
Perpignan était allé s'adosser à la porte de son bureau, fermant ainsi toute retraite au vieux clerc d'huissier.
—Vous savez beaucoup de choses, monsieur Tantaine, prononça-t-il, trop de choses!...
Il n'y avait pas à se tromper à l'accent du «bourgeois» de Poluche.
Son attitude seule, devant la porte, était plus significative que toutes les explications.
Cependant, le père Tantaine ne semblait aucunement remarquer ces dispositions hostiles.
Loin de là. Il souriait de son plus bénin sourire, content de soi, en apparence comme un enfant après quelque affreuse espièglerie dont il n'a pu calculer les conséquences funestes.
—Ceci n'est rien, reprit-il. Un homicide par imprudence, tout au plus. Il faudrait un ministère public diablement malin, pour en extraire une condamnation à plus de cinq ans de prison. Encore serait-il forcé d'insister sur les antécédents.
Je vous rappellerais, si vous y teniez, quelque chose de bien autrement grave: certain voyage dans les environs de Nancy...
C'en était trop, l'ancien cuisinier éclata:
—Cent mille tonnerres!... s'écria-t-il, expliquez-vous. Que voulez-vous de moi, à la fin!
—J'ai déjà eu le plaisir de vous le dire, un petit service...
—Vraiment!... et c'est pour si peu que vous essayez de m'intimider, ni plus ni moins que si vous prétendiez me faire chanter?
—Oh!... cher monsieur.
—Vous n'oubliez qu'une chose, c'est qu'on ne m'épouvante pas aisément, et que d'ailleurs j'ai perdu la voix depuis longtemps.
—Pardon!... c'est vous qui, le premier, avez parlé de votre... industrie.
—Alors, c'est pour m'être agréable que, depuis une heure, vous me contez toutes sortes d'histoires absurdes.
Pour toute réponse, le vieux clerc haussa légèrement les épaules.
—Eh bien!... reprit Perpignan en s'efforçant de contenir les éclats de sa voix, voulez-vous qu'à mon tour je vous dise ce que je pense?
—Allez, ne vous gênez pas.
—Je vous dirai alors qu'il est de ces expéditions qu'on ne doit pas entreprendre seul. Pour venir dire à un homme comme moi, chez lui, face à face, les choses que vous me dites, il faut être un peu moins vieux que vous, et un peu plus solide. Je vous apprendrai qu'il n'est pas prudent, quand on tient à sa peau, de s'aventurer dans une maison comme celle-ci, qui est absolument isolée...
—Eh! bon Dieu!... que voulez-vous qu'il m'arrive?
Perpignan ne répondit pas. Sa face convulsée, ses yeux injectés de sang, ses lèvres devenues blanches trahissaient un des accès de rage folle où l'homme le plus maître de soi perd son libre arbitre.
Il avait glissé sa main droite sous son paletot et il remuait évidemment quelque chose dans sa poche de côté.
Mais le bon Tantaine, fort attentif sans le paraître, ne perdait pas de vue son interlocuteur. A un brusque mouvement qu'il fit, à un éclair atroce de haine qui brilla dans son œil, il se dressa et bondit jusqu'à lui.
L'ancien cuisinier, avec son cou de taureau, est d'une force peu commune; cependant lorsque la main du bonhomme s'abattit sur lui, il plia sur les jarrets et chancela.
Un effort héroïque le redressa, il se débattit, envoya au hasard quelques coups de poing en vain. Tantaine avait empoigné sa cravate, l'avait tortillée entre ses doigts et l'étranglait. Il râla.
La lutte ne dura pas quatre secondes. Par trois fois, le bonhomme fit pirouetter son robuste adversaire, puis, tout à coup, le saisissant par les reins avec une vigueur dont jamais on ne l'eût cru capable, il le fit basculer, l'enleva et le lança, à demi-asphyxié, sur une chaise.
Et ce fut tout. Pas un cri. Pas un mot.
Mais personne, certes, en ce moment, n'eût reconnu le doux père Tantaine. Il semblait grandi d'un pied et rajeuni de vingt ans; sa physionomie d'habitude si bénigne, exprimait le mépris le plus profond et la plus froide méchanceté.
—Ah!... tu voulais jouer du couteau, disait-il à Perpignan, qui avait bien du mal à retrouver sa respiration; ah!... tu voulais tuer un tout petit peu un pauvre vieux inoffensif qui ne t'a jamais rien fait!... Me crois-tu donc naïf à ce point de me hasarder sans précautions dans ton repaire?
Il sortit à demi et montra la crosse d'un revolver.
—J'avais, comme tu vois, de quoi te répondre... Allons, jette ton petit couteau à terre.
Le flair du bonhomme ne l'avait pas trompé. C'était un poignard fort pointu que Perpignan avait essayé d'ouvrir dans sa poche... mais il était maintenant si démoralisé, si aplati, qu'il obéit à l'ordre du bonhomme et lança son arme dans un coin.
—A la bonne heure!... approuva le vieux clerc d'huissier; voici que tu deviens raisonnable, de fou que tu étais tout à l'heure... Comment, c'est toi, un homme qu'on dit adroit, qui voulais... Mais tu n'avais donc pas réfléchi, malheureux! Je suis venu seul, c'est vrai, mais on sait que je suis ici, puisqu'on m'y envoie. Si je n'étais pas rentré ce soir, penses-tu que mon patron M. Mascarot, n'aurait pas été surpris? Demain, il aurait été très inquiet. Après-demain, il serait allé trouver le procureur, et deux heures plus tard tu aurais été serré... Ah! tu me dois une fière chandelle, et si tu ne consens pas à faire tout ce que je demanderai, tu n'es qu'un ingrat.
Les traits décomposés de l'ancien cuisinier exprimaient la plus douloureuse mortification. On l'avait battu et on le raillait! Il ne se rappelait pas avoir souffert une telle humiliation.
—Il faut bien obéir, fit-il d'un air farouche, quand on est pas le plus fort.
—Tout juste. Seulement tu aurais dû comprendre cela du premier coup.
—J'ai perdu la tête. Vous me menaciez, je prévoyais bien que vous alliez exiger de moi des choses... des choses...
—Voilà où tu te trompes. Je viens peut-être t'apporter une affaire superbe...
—Alors, mille tonnerres!... pourquoi tant de façons? Pourquoi!...
D'un geste impérieux, le père Tantaine l'arrêta.
—Parce que, répondit-il d'un ton sec, je voulais, avant de te rien dire, te prouver que tu appartiens à Mascarot bien plus que tes pauvres Italiens ne t'appartiennent. Ils sont tes esclaves... tu es le sien. Tu es dans sa main, mon bonhomme, comme un œuf dans la main d'un fort de la halle. Un mouvement, et tu es écrasé... Il sait tes histoires et il a des preuves à fournir.
L'ex-cuisinier baissa la tête et balbutia:
—Votre Mascarot est le diable; on ne résiste pas au diable.
—Allons donc!... te voilà tel que je te souhaitais! Nous pouvons maintenant causer comme une paire d'amis.
C'est de l'air le plus piteux que Perpignan vint prendre place en face du père Tantaine, de l'autre côté de la petite table de bois blanc.
Tant bien que mal, il se remettait et réparait le désordre de sa toilette.
—Allons, murmurait-il, tournant, faute de ne pouvoir faire autrement, la scène en plaisanterie, me voici bridé, libre à vous d'en abuser à votre aise...
Mais le vieux clerc n'était pas homme à abuser. Il était venu avec un plan tout fait; ses prévisions avaient été en partie trompées, il se consultait avant d'engager l'action.
—Ça, reprit-il, oublions ce qui vient de se passer et commençons par le commencement. Voici plusieurs jours que vous faites suivre une certaine Caroline Schimel.
—Moi?...
—Un peu, mon neveu! Vous employez à la suivre l'aîné de tous vos chérubins, un grand drôle de seize à dix-sept ans qui joue de la harpe, qui répond au nom de Ambrosio, lequel n'est pas le sien.
—C'est pourtant vrai!
—Même, il est assez maladroit, ce garnement, c'est une justice à lui rendre. D'abord, il accepte trop facilement le petit canon de l'amitié, sur le comptoir: puis, défaut énorme pour un «fileur», il porte mal la boisson. Comme nous redoutions, l'autre soir, que son absence ne vous donnât l'éveil, nous avons été obligés de le hisser dans un fiacre, et de le déposer à deux pas d'ici, au coin de la rue des Anglaises...
Illuminé par un souvenir soudain, l'ancien cuisinier se frappa le front.
—C'est donc vous, s'écria-t-il, qui observez cette Caroline.
—Vous devinez cela!...
—Eh!... je savais très bien que je n'étais pas seul à «la filer» mais qu'y faire? On voit que vous ne connaissez pas l'envers de Paris. A côté de la vraie police, et malgré elle, s'agitent, se remuent, intriguent je ne sais combien de polices clandestines. Si on s'obstine à tirer certaines choses au clair, on risque sa peau, et je tiens énormément à la mienne.
Évidemment, Perpignan cherchait à égarer la conversation.
—Voyons, voyons, interrompit le bonhomme, revenons à nos moutons; pourquoi épiez-vous Caroline Schimel?
—Pourquoi?... Dame... parce que... En, vérité, je ne sais si je dois... Vous connaissez la devise de mes circulaires: Célérité et discrétion. Vous touchez à un secret qui ne m'appartient pas, qui a été confié à ma probité...
Le bon Tantaine eut un mouvement d'impatience et de dépit.
—Jouons-nous cartes sur table? fit-il.
—Oui, assurément.
—Alors, pourquoi parler de discrétion, lorsque précisément vous suivez Caroline pour votre compte, espérant arriver par elle à pénétrer un mystère dont on ne vous a confié qu'une très petite partie?
Si abasourdi que fût l'ex-cuisinier, il essaya encore de dissimuler.
—Êtes-vous sûr de ce que vous avancez? demanda-t-il.
—Si sûr que je puis vous dire que le client au secret vous a été amené par un avocat, Me Catenac.
Décidément Perpignan était battu. Ce n'était plus de la surprise qu'exprimait sa physionomie, c'était la stupeur, l'effroi.
—Sacré tonnerre!... s'écria-t-il, en levant les bras au ciel, quel mâtin que ce Mascarot! Il sait tout, tout!...
Enfin, le vieux clerc d'huissier obtenait l'effet attendu, et c'est avec une visible jubilation qu'il tracassait ses lunettes.
—Non, répondit-il, le patron ne sait pas tout, et la preuve, c'est que je viens vous demander de nous apprendre ce qui s'est passé entre le client de maître Catenac et vous. Voilà le service que nous attendons de votre obligeance.
—Et je vous le rendrai, sacrebleu!... Mascarot, décidément, est un solide lapin, je parie de son côté. Et, tenez, parole sacrée!... Je serai franc... Voilà la chose:
Il y a de cela trois semaines, un matin, je venais d'expédier une douzaine de clients, chez moi, rue du Four, quand ma bonne m'apporte une carte: Je lis: Catenac, avocat. Je réponds: connais pas, faites entrer. Il entre, et après un bout de conversation, il me demande si je suis de force à retrouver une personne dont on a perdu la trace depuis très longtemps. Je lui affirme que oui, naturellement puisque c'est mon métier.
Là-dessus, il me prie de rester chez moi le lendemain matin, parce que sur les dix heures on viendra m'en apprendre plus long.
En effet, le lendemain, à dix heures précises, je vois entrer un homme respectable et pauvrement vêtu. Soixante ans, redingote de garçon de bureau retraité, chapeau fatigué, mais propre.
Mais on a du flair, Dieu merci! Je regarde le linge: blanc comme neige, fin comme satin. Je lorgne la chaussure: souliers premier choix. J'examine les mains: peau fine, soignée, ongles limés et polis.
Alors, je me dis: Parfait! Voici un innocent vieillard qui se croit supérieurement déguisé, laissons-lui ses illusions, mais ouvrons l'œil.
Poliment, je lui avance mon propre fauteuil, il s'asseoit, et, sans se faire prier, il me dégoise sa petite affaire.
«—Monsieur, me dit-il, tel que vous me voyez, je n'ai pas toujours été heureux. J'étais, à une certaine époque, si absolument dénué de ressources que je fus contraint de porter aux Enfants-Trouvés un petit garçon que je venais d'avoir d'une maîtresse que j'adorais et qui est morte.
«Il y a de cela vingt-quatre ans.
«Aujourd'hui, je suis vieux, je suis seul dans la vie, je possède une certaine aisance.
«Je donnerais la moitié de ma fortune pour retrouver cet enfant.
«Pensez-vous que cela soit possible?»
Outre qu'il a été cuisinier, qu'il dirige un bureau de renseignements, et qu'il possède une troupe de petits Italiens, Perpignan est beau parleur.
Il était superlativement flatté de l'attention du père Tantaine et n'était pas fâché de lui prouver, croyait-il, que sous certains rapports il vaut bien B. Mascarot.
Aussi parlait-il avec une lenteur calculée pour exciter l'impatience de son auditeur, soulignant ses intentions, triant ses phrases et épluchant ses mots.
—Vous comprenez aisément, cher monsieur Tantaine, reprit-il après une pause, que la naïve proposition de ce vieillard me réjouit considérablement.
Je n'apercevais à faire qu'une démarche fort simple, consistant à aller prendre des renseignements à l'hospice où avait été déposé l'enfant en question. Je me disais que ce vieux serait bien pauvre si la moitié, le quart même de sa fortune ne me dédommageait pas amplement de mes peines.
Je lui répondis donc bravement que je me faisais fort de le satisfaire, pourvu qu'il consentit à m'accorder un peu de temps.
Mais, ainsi que vous l'allez voir, je me réjouissais beaucoup trop tôt, et le bonhomme était un fin renard.
Après m'avoir bien laissé causer et m'enferrer, il m'arrêta:
«—Vous ne m'avez pas laissé finir, reprit-il, laissez-moi vous expliquer toutes les circonstances, et peut-être votre zèle sera-t-il refroidi, et jugerez-vous la tâche moins aisée.»
—Naturellement, je lui répondis qu'avec les surprenants éléments d'investigations que je possède, nul ne saurait se dérober à mes recherches, et que pour moi l'Europe n'est qu'une cage où je n'ai qu'à allonger la main pour saisir l'oiseau que bon me semble, si sûrement qu'il se présume caché.
C'est qu'en effet, l'organisation de mon bureau de renseignements est telle que, sans vanité, je puis me vanter...
—Passons! passons!... dit le père Tantaine, je connais.
—Soit, fit l'ancien cuisinier. Aussi bien vous êtes de force à deviner tout ce que je puis dire à un client.
Lui, qui ne connaît pas «la partie» comme vous, m'écoutait de l'air le plus satisfait.
«Tant mieux, répondit-il, si vous êtes habile comme le prétend Me Catenac et puissant autant que vous l'affirmez. Jamais occasion plus rare et plus belle d'exercer votre perspicacité ne s'est présentée.
«Ainsi que vous pouvez le croire, j'ai, de mon côté, tenté quelques démarches, elles ont été bien inutiles.
«Pour commencer, je me suis transporté à l'hospice où mon enfant avait été déposé.
«On s'y souvient parfaitement de lui.
«On m'a montré le registre sur lequel il avait été inscrit à la date du dépôt.
«Seulement, on ne sait ce que ce pauvre abandonné est devenu.
«A l'âge de douze ans et demi, il s'est échappé de l'hospice, et depuis on n'a pas eu de nouvelles de lui. Toutes les tentatives faites, lors de sa fuite, pour retrouver ses traces, sont restées infructueuses. Ou ne sait ni où il est allé, ni ce qu'il est devenu, ni même s'il est vivant ou mort.»
—Eh! eh! ricana le père Tantaine, le problème est joli, il n'y a pas à soutenir le contraire.
—Joli!... répondit Perpignan, cela vous plaît à dire, moi je prétends et je soutiens qu'il est à peu près insoluble. Allez donc au bout de dix ans passées retrouver la piste d'un moutard qui est devenu un homme.
—On a vu plus fort que cela.
L'accent du vieux clerc d'huissier dénotait une si ferme conviction que Perpignan en fut troublé et lui lança un regard gros de défiances.
Il put supposer que l'affaire avait été offerte à B. Mascarot, qui l'avait acceptée et la poursuivait avec quelque espoir de succès.
—Acceptable ou non, reprit-il, sans trop dissimuler le froissement de sa vanité, comme je n'ai pas la prétention d'être aussi fort que votre patron, la proposition de mon client me cassa bras et jambes.
Je fis bonne figure, cependant, et je lui demandai s'il serait possible de se procurer un signalement du moutard.
Il me répondit qu'on me le donnerait très exact et très minutieux, car plusieurs personnes, la supérieure de l'hôpital entre autres, se le rappelaient fort bien, et que de plus on me procurerait divers autres renseignements qui me seraient très utiles.
—Et vous avez sans doute, ce signalement et ces renseignements?
—Pas encore.
—Allons donc! c'est une plaisanterie!...
—C'est la vérité pure, parole sacrée!... Je ne sais si le bonhomme avait lu dans mon œil ma déconvenue et mes hésitations, toujours est-il qu'il refusa net de s'expliquer plus clairement sur le moment.
Peut-être n'était-il venu ce jour-là que pour prendre une consultation.
«Une affaire comme celle-ci, me dit-il, mérite qu'on réfléchisse, qu'on se consulte. Elle est d'autant plus épineuse et délicate, que toutes les recherches doivent être faites dans le plus profond secret. Il ne faut songer ni à réclamer l'aide de la police ni à employer la publicité des journaux.»
Je pensai que le vieux avait surtout besoin d'être rassuré, et je me mis à lui expliquer que mon établissement est avant tout le tombeau des secrets.
Il me répondit simplement qu'il le croyait bien. Puis, après m'avoir prié de lui rédiger un projet d'investigations que je remettrais à Me Catenac, il me déclara qu'il ne voulait pas abuser de mon temps pour rien, et il tira de son portefeuille un billet de 500 francs qu'il déposa sur ma table.
Je le repoussai, quoiqu'il m'en coûtât. C'était trop ou pas assez, et j'espérais mieux pour plus tard.
Mais il insista, m'affirmant que nous nous reverrions, et m'annonçant qu'en attendant j'aurais affaire à son avocat, Me Catenac.
Sur quoi, il se leva et sortit, me laissant bien moins occupé de ses recherches qu'intrigué à son sujet.
Voilà tout!...
Il était clair pour le père Tantaine que l'ex-cuisinier disait la vérité. Cependant, comme il omettait un point essentiel:
—Quoi!... lui demanda-t-il, vous n'avez pas cherché à savoir qui est ce vieillard qui avait recours à un travestissement.
Pendant un moment, Perpignan parut se consulter. Mais il comprit vite qu'avec un homme aussi bien renseigné que l'envoyé de B. Mascarot, les réticences étaient puériles.
—Si!... répondit-il. Mon client était encore dans les escaliers que déjà j'avais passé une blouse, puis une casquette, et que je m'élançais sur ses traces. Arrivé dans la rue, je le vis à dix pas en avant. Je le suivis, et bientôt je le vis entrer, comme chez lui, dans un des beaux hôtels de la rue de Varennes.
C'était bien cela, et cette franchise devait aller au cœur du vieux clerc d'huissier.
—Et votre client était bien chez lui, interrompit-il, vous aviez eu l'honneur de donner une consultation au duc de Champdoce en personne.
—Vous l'avez dit. J'ai dans ma clientèle le duc de Champdoce, ce qui est, j'ose le dire, un peu flatteur. Seulement, je veux être étranglé par le diable, après avoir failli l'être par vous, si je devine comment vous avez découvert tout cela.
—Oh!... répondit modestement Tantaine, le hasard est si grand!... Mais ce que je n'aperçois pas, c'est le trait d'union entre le duc et Caroline.
L'ancien cuisinier eut une grimace narquoise.
—Vraiment!... fit-il. Alors pourquoi la faites-vous suivre?... Mes raisons, à moi, sont fort simples. Comme bien vous pensez, j'ai pris sur le duc de Champdoce tous les renseignements à ma portée. C'est, m'a-t-on dit, un très grand seigneur immensément riche et de mœurs très austères. Il est marié et vit très bien avec sa femme. Ils avaient un fils unique, ils l'ont perdu l'an passé, et depuis cette mort, ils sont inconsolables.
Alors, je me suis dit ceci:
On a beau être duc, on est homme. M. de Champdoce, dans sa jeunesse, aura eu, de quelque goton, un enfant qu'on aura porté à l'hospice et qu'on aura oublié.
Son héritier légitime étant mort, n'ayant personne à qui léguer sa fortune et son nom, le duc s'est souvenu, du fils de la goton, qui après tout est le sien, et il voudrait le retrouver.
Que pensez-vous de la conclusion?...
—Elle me semble logique, mais elle ne me dit rien de vos vues sur Caroline Schimel!...
Il est sûr que Perpignan était loin d'être de la force du doux émissaire de B. Mascarot. Mais il n'était point assez simple pour ne pas sentir qu'il subissait un interrogatoire en règle.
S'il ne se révoltait pas, lui si arrogant, c'est qu'il n'avait que trop conscience de sa dépendance absolue.
D'ailleurs, la confession une fois commencée, autant la faire entière et sincère. Enfin, au bout de toutes ces questions, il pressentait, il entrevoyait quelque proposition avantageuse.
—Vous devez penser, cher monsieur Tantaine, reprit-il, que, mon opinion, une fois arrêtée sur le mobile du duc de Champdoce, mon premier soin a été de m'enquérir de son passé. Je n'avais pas la prétention de remonter jusqu'à la mère de l'enfant, mais j'espérais fort recueillir sur elle quelques détails biographiques. Je regrette de l'avouer, mes investigations sont restées absolument infructueuses.
—Quoi!... avec tous les éléments que vous possédez!...
—Raillez-moi, c'est ainsi. Des trente domestiques qui emplissent les antichambres, les cuisines et les écuries de l'hôtel de Champdoce, il n'en est pas un qui soit dans la maison depuis plus de douze ans. Où sont allés ceux qui servaient le duc quand il était jeune? Je n'ai pu les retrouver.
J'étais aussi dépité que possible, quand un jour, par le plus grand des hasards, étant entré chez un marchand de vins de la rue de Varennes, j'entendis parler d'une servante qui était chez notre homme il y a vingt-cinq ans et qui encore maintenant en reçoit une petite rente.
Cette servante était Caroline Schimel.
J'ai sû son adresse par un valet de pied et je la fais suivre.
—Qu'espérez-vous donc d'elle?
—Pas grand'chose, je l'avoue. Cependant, cette petite pension qu'on sert à cette fille me porte à croire qu'elle a rendu autrefois quelque service à ses maîtres. Ne peut-on pas supposer qu'elle a eu connaissance de la naissance de cet enfant naturel?
—La présomption est peu probable! fit le vieux clerc d'huissier, de l'air le plus indifférent du monde.
—Du reste, reprit Perpignan, je n'ai plus revu M. de Champdoce.
—Mais avez-vous vu M. Catenac?
—Oui, trois fois.
—Et il ne vous a donné aucune indication nouvelle? Il ne vous a même pas dit à quel hospice a été déposé l'enfant?
—Rien... C'est à ce point qu'à ma dernière visite, je lui ai déclaré que je commençais à me lasser d'être tenu le bec dans l'eau. Il devait tout me révéler, cette fois-là... Ah bien! ouitche! Je l'ai trouvé tout chose. C'était à jurer qu'il grillait de renoncer à l'affaire, et que même il regrettait de s'en être mêlé.
Le bon Tantaine n'en était pas à s'étonner des tergiversations de l'honorable avocat. Il reconnaissait l'effet des menaces de B. Mascarot. Cependant il parut partager le mécontentement de son interlocuteur.
—Est-ce que tous ces faux-fuyants ne vous semblent pas singuliers? demanda-t-il.
—Pas trop. Je parierais que ce M. Catenac n'est pas plus avancé que moi. Le duc, très probablement, hésite à se livrer tout à fait. Dame! c'est grave, convenez-en. A sa place, je craindrais de retrouver mon moutard encore plus que je ne le désirerais. Qui sait ce que fait le futur héritier des Champdoce? Il doit écumer les barrières, à moins qu'il n'achève ses études dans quelque maison centrale. Que voulez-vous que devienne un garnement qui, à treize ans, s'est enfui d'un endroit où il était très bien?
Mieux que tout autre, Perpignan, le tyran de quarante pauvres petits musiciens des rues, peut savoir quel abîme de misère et d'infamie attendent les enfants abandonnés.
—J'avais cependant imaginé un plan assez beau, continua-t-il. Avec de l'argent et de la patience, on peut, en matière d'investigations, accomplir des miracles.
—Je suis de votre avis.
—Et bien!... voici ce que je comptais faire. Je traçais autour de la ville, comme un cercle idéal, que je parcourais méthodiquement. Je me disais: J'entrerai dans toutes les maisons de tous les villages, dans toutes les auberges, dans toutes les cabanes isolées, j'en rassemblerai les habitants, et je leur tiendrai ce langage:
«Quelqu'un de vous se souvient-il d'avoir, à telle époque, recueilli, ou logé, ou nourri, ou même vu un enfant de tel âge, vêtu comme ça et comme ça, fait de telle façon? etc.» Et indubitablement je rencontrerais quelqu'un qui me répondrait: «Oui, je me souviens!» Or, fiez-vous à moi. Du moment où j'aurais eu entre les doigts un bout de fil conducteur, je serais bien venu à bout de démêler l'écheveau.
La méthode parut si ingénieuse et si pratique au bon père Tantaine, qu'il ne crut pas devoir taire son impression.
—Pas mal imaginé!... fit-il.
L'ancien cuisinier n'osa cependant pas trop s'enorgueillir de cette approbation. Le bonhomme avait une si singulière façon de distribuer le blâme et l'éloge, que bien malin il eût été celui qui eût pu dire ce qu'il en fallait prendre ou laisser.
—Eh! mille tonnerres!... s'écria Perpignan, vous me feriez croire à la fin que je ne suis qu'un sot! Je vous semble niais? Ce n'est pas surprenant, vous me tenez. Tout cela ne m'empêche pas d'avoir des inspirations. Ainsi, par exemple, au sujet de cet enfant, il m'est venu une petite idée qui, bien conduite, pouvait devenir très avantageuse.
—Peut-on la connaître?
—A vous on peut tout révéler sans danger, n'est-ce pas? Donc je m'étais dit: Découvrir cet enfant est à peu près impossible, mais pourquoi n'en pas supposer un, qu'on stylerait et qu'on lui substituerait adroitement?
A cette proposition inattendue, le bon Tantaine bondit sur sa chaise et porta précipitamment la main à ses lunettes. C'est son geste des grandes circonstances. Peut-être s'assure-t-il ainsi que son œil est bien à l'abri et ne peut rien révéler de ce qui se passe en lui.
—C'était hardi!... prononça-t-il, c'était audacieux.
Perpignan avait fort bien vu le tressaillement du bonhomme, mais il le prit pour un involontaire hommage rendu à sa belle conception. Plus habile, moins convaincu surtout de son infériorité, ce qui est la plus grande des faiblesses, il eût bien senti qu'il venait de trouver le défaut de la cuirasse.
—Oui!... c'était crâne, reprit-il, et même diablement chanceux. Mais je n'y pense plus.
—Vous avez peur?
—Moi!... C'est vous qui me demandez si... Sacré tonnerre! vous ne me connaissez donc pas!... Peur!... moi!...
Le vieux clerc d'huissier était certainement ému, car sa voix devenait de plus en plus onctueuse.
—Alors pourquoi renoncer? interrogea-t-il.
—Pourquoi?... La belle malice! Parce qu'il n'y a pas moyen, mon vieux papa, parce qu'il y a un obstacle.
—Je n'en vois pas, prononça nettement Tantaine, qui voulait aller jusqu'au fond de la pensée de son interlocuteur.
—Tiens!... sacrebleu! Au fait, j'ai peut-être omis ce détail.... Le duc de Champdoce m'a dit expressément qu'il était certain de pouvoir constater l'identité de son enfant, grâce à certaines cicatrices.
—De quelle sorte?
—Ah! dame... vous m'en demandez trop long.
Sur cette réponse, le vieux clerc se dressa brusquement, dissimulant ainsi à son interlocuteur la violence de son émotion.
—Par ma foi!... cher monsieur Perpignan, dit-il de l'air le plus dégagé, je suis au désespoir d'être venu vous troubler... Mon patron avait supposé que vous chassiez le même lièvre que lui, il se trompait... C'est dire que nous vous laissons le champ libre.
L'ex-cuisinier voulait répondre, mais déjà le bonhomme avait ouvert la porte, et poursuivait:
—A votre place, je m'en tiendrais au premier plan que vous m'avez soumis. Vous n'arriverez certes pas à l'enfant, mais si vous savez vous y prendre, vous tirerez du duc de Champdoce bien des billets de mille francs. Mes excuses... et au revoir.
L'ancien cuisinier était-il dupe de l'explication? Le doux Tantaine ne se le demanda même pas. Que lui importait!... L'important était de ne rien laisser apercevoir de ses sensations, il craignait de se trahir, et c'est en toute hâte qu'il quitta la «fabrique» de Perpignan.
—Il y a des cicatrices, grommelait-il, tout en remontant la ruelle des Reculettes, et je l'ignorais, et Catenac, le traître, ne me prévient pas!
XXIII
B. Mascarot expliquait d'une façon aussi simple que saisissante sa façon d'opérer, lorsqu'il se comparait à ces montreurs de marionnettes qui, invisibles pour les spectateurs, tiennent les ficelles de tous les pantins qui s'agitent sur leur petit théâtre.
André s'était précipité entre le père et le fils.
Dès que volontairement ou fortuitement un personnage se trouvait mêlé à l'action dont il préparait depuis si longtemps et avec tant de patience le dénoûment, B. Mascarot lui attachait,—pour parler son langage,—«un fil de manœuvre».
En d'autres termes, plus clairs que cette image théâtrale, il mettait ce personnage sous la surveillance discrète d'un de ses anges gardiens.
Ainsi, il n'y avait pas deux heures que André avait quitté Modeste, au coin de l'avenue de Matignon, que déjà il avait à ses trousses un espion chargé de rendre compte de toutes ses actions, de ses démarches les plus insignifiantes, à l'honorable placeur.
Ce «fileur» n'était autre que le collègue de Beaumarchef, La Candèle, un garçon de mérite, assure Mascarot. Il avait surtout ordre d'être prudent et de se cacher avec un soin extrême.
Mais, en vérité, il n'était pas besoin de précautions.
L'idée que Sabine de Mussidan était sauvée emplissait bien trop le cœur et l'esprit d'André pour qu'il pût prêter la plus légère attention aux choses extérieures. L'univers s'écroulant ne l'eût pas distrait de son bonheur.
Maintenant, d'ailleurs, son amour entrait dans une phase nouvelle, et jamais ses espérances ne lui avaient paru si réalisables.
Il avait un ami, à cette heure, M. de Breulh-Faverlay; une confidente, Mme de Bois-d'Ardon, deux alliés dont l'influence, à un moment donné, pouvait être décisive.
Or, il n'en était plus à s'indigner presque du dévoûment de M. de Breulh.
Leurs communes angoisses, pendant trois jours, avaient établi entre eux une de ces amitiés solides comme le temps seul n'en cimente pas.
Mais plus l'avenir souriait à André, plus il se répétait qu'il lui fallait se remettre à l'ouvrage avec une ardeur nouvelle. Il avait bien du temps perdu à se désoler à rattraper.
Il quitta donc, ce soir-là, M. de Breulh de fort bonne heure, après un dîner qui fut excessivement gai.
—A partir de demain, lui dit-il en lui serrant la main, s'il vous plaît de lever le nez quand vous traverserez les Champs-Élysées, vous m'apercevrez, hissé sur un échafaudage, en train de gratter le moellon.
Il fallut à André une partie de la nuit pour achever les dessins qu'il devait soumettre à M. Gandelu, cet entrepreneur si riche, dont il devait sculpter la maison depuis les soupiraux des caves jusqu'aux corniches des cheminées.
Levé de bon matin, il donna comme tous les jours un regard et une pensée à ce portrait de Sabine qu'il cachait à tous les yeux, et, prenant son carton à dessins, il sortit pour se rendre chez M. Gandelu, l'heureux père du jeune M. Gaston.
C'est rue de la Chaussée-d'Antin, dans une maison qui lui appartient et qui ne semble pas exposée à l'expropriation, que demeure cet entrepreneur presque célèbre depuis qu'il a fait construire le joli théâtre des Comédies-Parisiennes.
Lorsque André se présenta chez lui, sur les dix heures, le domestique auquel il s'adressa lui conseilla fortement de remettre sa visite à un autre moment.
—Je ne sais ce qu'a monsieur, ce matin, lui dit cet homme; mais jamais, non, jamais, depuis cinq ans que je suis à son service, je ne l'ai vu dans un état pareil... Il a tout saccagé dans son cabinet. Et, tenez... écoutez!
Point n'était besoin de prêter l'oreille pour distinguer les éclats d'une voix puissante, un bruit de meubles qu'on brisait, et des jurons à faire frémir un sous-officier de cavalerie.
—Monsieur est comme cela depuis une heure, ajouta le domestique; ça l'a pris après la visite de son avocat, M. Catenac, qui est venu dès patron-minet; ainsi, à la place de monsieur.
Mais André était pressé.
—Qu'importe! fit-il, votre maître ne me mangera pas... Annoncez-moi.
Le domestique obéit, non sans quelques observations encore, et ouvrit à André la porte d'une pièce immense, fort richement décorée, au milieu de laquelle l'entrepreneur gesticulait furieusement, armé du montant d'une chaise dont les débris étaient à ses pieds.
A soixante ans passés, M. Gaudelu peut, hardiment, ne s'en laisser donner que cinquante.
C'est une manière d'Hercule limousin, au torse noueux, aux épaules carrées, à la main velue, plus large qu'une épaule de mouton, gros, grand, large, travaillé par le sang, gêné dans ses paletots doublés de satin, et paraissant toujours regretter la libre blouse de ses jeunes années.
Est-il fier ou importuné de cette idée qu'il peut aligner trois millions, peut-être quatre? Le discerner est malaisé.
Il a le droit, en tout cas, de parler de sa fortune. Elle a deux nobles origines: le travail et l'économie. Ses envieux, en remontant jusqu'à la source, c'est-à-dire jusqu'à la première pièce de cinq francs portée à la caisse d'épargne, ne réussiraient pas à trouver une tache de boue.
Cependant il ne fait pas sonner haut ses écus. Il aime bien mieux parler de ce bon temps où il était si malheureux, et où il escaladait les échelles, pliant sous le faix d'une «truellée gâchée serrée».
Pour grossier, il l'est autant que du pain d'orge, et vulgaire, et brutal, et violent plus que la poudre, et mal élevé. Seulement...
Seulement, sous cette rude enveloppe, se cachent, comme le diamant sous sa gangue, les plus nobles et les plus généreux sentiments et une probité intacte.
Il jure comme un païen, c'est vrai; il fait des cuirs, c'est incontestable: il tire toutes ses comparaisons du «bâtiment», c'est ridicule. Mais il est bon, mais il n'a jamais refusé un service, mais il comprend toutes les délicatesses. Il a les mains caleuses, mais non le cœur.
Dès que la porte s'ouvrit:
—Quel est, s'écria-t-il, le jean-sucre!...—Il disait: jean, mais non pas: sucre.—Quel est le jean-sucre qui se permet de venir me déranger.
—Vous m'aviez donné rendez-vous, monsieur, commença André.
Le jeune peintre ornemaniste avait bien fait d'insister pour entrer; il s'en aperçut vite.
En le reconnaissant, le front de l'entrepreneur se dérida.
—Ah! c'est vous, dit-il d'une voix subitement radoucie; venez, jeune homme, votre visite ne pouvait mieux tomber; vous voir me plaît. Entrez, et asseyez-vous... s'il y a encore une chaise d'aplomb.
Le domestique avait eu raison d'affirmer que son maître venait d'avoir une crise terrible. Il n'y avait pour ainsi dire pas un meuble du cabinet qui fut intact. La garniture même de la cheminée était à terre.
—Je vous aime, moi, poursuivait M. Gandelu, qui ne lâchait toujours pas son montant de chaise, parce que vous êtes solide et franc comme un bloc de liais. Je vous aime, parce que vous avez du cœur, de l'honneur, vous, et l'envie de bien faire; parce que vous ne boudez pas au travail...
—En vérité, monsieur...
—Ne rougissez pas comme une mariée, jeune homme, quoique ce soit beau aussi d'être modeste. Je vous ai toisé et cubé, moi, du premier coup d'œil? Est-ce que Jean Lantier, votre patron et mon ami, ne m'a pas conté votre histoire? Est-ce qu'on ne sait pas que vous vous êtes fait tout seul, à la force du poignet?...
—Oh!... monsieur, je dois ce que je sais à Jean Lantier.
—Oui, Jean est un brave, lui aussi; c'est connu. Mais c'est égal. Où il n'y a pas de pierre d'attente, on n'accroche pas une bâtisse. Quand un garçon n'a rien ici—il se battait la poitrine à la briser,—quand il n'a rien là—il se frappait le front,—on perd son temps, ses soins et ses peines. Vous n'étiez rien, vous, et vous êtes quelque chose...
C'est vainement que André essayait d'arrêter M. Gandelu; ce panégyrique ne laissait pas que de l'embarrasser.
Mais l'entrepreneur était lancé.
—Oui, insista-t-il, vous êtes quelque chose. Vous faut-il cent mille francs pour entreprendre quelque affaire? ils sont à votre service, à trois, pour le temps que vous voudrez. Ah!... si j'avais une fille et qu'elle vous plût! Je vous dirais: Tope, garçon!... elle est à toi, voilà la dot, écus, et je vous bâtirais une maison!...
André ne connaissait pas assez M. Gandelu pour comprendre d'où soufflait l'orage.
—Il faut bien se remuer, fit-il, quand on ne peut compter que sur soi.
—C'est vrai, fit l'entrepreneur d'une vois profonde qui trahissait une cruelle souffrance; vous n'avez jamais connu vos parents. Vous ne savez pas ce qu'est un père, vous, un bon père... vous aimeriez le vôtre, vous!...
Il s'interrompit, et comme André ne répondait pas, brusquement il lui demanda:
—Vous connaissez mon fils?...
Le ton de M. Gandelu, cette question à brûle-pourpoint: «Connaissez-vous mon fils?» devaient éclairer André.
Le sens de toutes les paroles de l'entrepreneur, obscur jusqu'alors, éclatait à ses yeux. Les raisons de toutes ces violences, il les pressentait.
Il se trouvait, c'était évident, en présence d'un père justement irrité, qui prenait une triste et amère satisfaction à comparer son fils à un jeune homme dont il estimait l'intelligence et l'énergie.
André, qui se souvenait trop du dîner donné chez Rose, et qui avait encore sur le cœur certaines expressions de M. Gandelu fils, hésita quelque peu à répondre.
Il se demandait si, pour couper court, il ne serait pas sage de dire: «Non», tout simplement. Puis il pensa que ce serait là, probablement, un mensonge inutile, et c'est en devenant fort rouge qu'il dit:
—J'ai eu le plaisir de me trouver une ou deux fois avec M. Gaston.
L'entrepreneur à ces mots, bondit comme s'il eût reçu un coup de fouet en pleine figure, et d'un terrible revers du montant de chaise qu'il ne lâchait toujours pas, il fit voler en éclats un des panneaux d'une magnifique armoire de chêne.
—Saint bon Dieu! s'écria-t-il avec un accent terrible, ne prononcez jamais ce nom-là devant moi! Gaston!... Est-ce que véritablement vous croyez que mon fils à moi, Nicolas Gandelu, se nomme Gaston? Il a été baptisé Pierre, du nom de défunt mon père, qui était terrassier de son état, qui était un homme. Ce nom de Pierre a fait honte à ce sot qui est mon fils. Il ne le trouve pas assez relevé. Il lui faut un petit nom d'amour bien doux, et surtout distingué, à donner comme sien à ces créatures qui le grugent en se moquant de lui. Pierre!... c'est commun, ça pue le travail et l'honnêteté! Tandis que Gaston!... Diable! ça sent son prince et ça fleure la pommade. Gentil, Gaston, mignon, joli... donnez patte à maîtresse!
L'expression de l'entrepreneur, en même temps qu'il s'efforçait d'imiter une voix flûtée, était si réellement comique, en dépit de sa douleur, que André, à grand'peine, dissimula un sourire.
—Si c'était tout, poursuivit M. Gandelu, je hausserais les épaules et ne dirais mot. Mais avez-vous vu ses billets de visite? Il fait mettre dessus: Gaston de Gaudelu, et il y a une couronne de marquis dans un des angles, Marquis! lui, le fils d'un homme qui a servi les maçons! marquis! quand moi, son père, je n'ai pas encore essuyé sur mon échine la trace des sacs de plâtre que j'ai portés!... Ah! je t'en ferai voir des de! Ah! je t'en donnerai des marquisats!...
—Les très jeunes gens, essaya André, ont de ces petites faiblesses...
Mais M. Gandelu n'était pas un père à admettre des enfantillages de ce genre.
—Non!... répondit-il, avec une violence croissante, vous ne sauriez excuser cela. Monsieur mon fils rougit de moi. Porter un nom pur et sans tache le gêne. Il y en a tant comme cela! Il trouverait meilleur d'être le fils d'un gredin titré. Il prétend que ce titre le pose dans la société. Elle est bien, et vaut qu'on y tienne, sa société! Un ramassis de fripons, de filles perdues et de dupes! Je connais ses amis, des désœuvrés, des drôles, qui vont vêtus comme des poupées, frisés, gantés, des caricatures d'hommes. Méchants crevés! On les saignerait à blanc, que d'eux tous on ne tirerait pas une pinte de sang pur. C'est pour ce monde-là qu'il s'est donné un de... Quand les garçons de restaurant lui disent: «Monsieur le marquis» il est aux anges. Idiot!... Avec la moitié de ce qu'il dépense, je voudrais qu'on m'appelât sire, ou pour le moins monseigneur... Et il ne voit pas qu'on se moque de lui! On l'entoure, on le flatte, on le caresse, et il croit qu'on rend hommage à son esprit, à sa beauté... Propre à rien! C'est aux écus de ton père le maçon qu'on fait la cour...
La situation d'André devenait de plus en plus pénible et délicate. Il eut donné bien des choses pour échapper à ces confidences arrachées à la colère, mais il ne pouvait se faire entendre, et il n'osait se retirer.
—Il n'a que vingt ans, poursuivait M. Gandelu, et déjà il est usé, fané, flétri, fini. Il est vieux, ses yeux clignotent et ses cheveux tombent. Il ne tient pas debout, il n'a que le souffle, et il passe ses nuits à boire. Mais c'est ma faute, aussi, j'ai été trop bon. J'ai toujours été à plat-ventre devant sa volonté. Il m'aurait demandé ma vieille peau pour lui faire une descente de lit, je la lui aurais donnée. Depuis qu'il sait parler, il n'a eu qu'à dire: Je veux, et il a eu...
J'avais perdu ma pauvre femme, je n'avais que lui...
Savez-vous ce qu'il a ici? Un appartement de prince, deux domestiques et quatre chevaux à sa disposition. Je lui donne tous les mois 1,500 francs pour ses cigares; il m'en carotte autant... et il va partout répétant que je suis un vieux pingre, un grippe-sous, et il s'endette, et il a déjà escompté la fortune de sa pauvre mère...
Il s'interrompit brusquement, et de cramoisi qu'il était, devint livide. Un frémissement convulsif fit trembler ses lèvres, ses yeux lancèrent des éclairs.
La porte venait de s'ouvrit, et le jeune M. Gaston,—Pierre de son vrai nom,—apparaissait pimpant, suffisant, luisant, l'air ravi, comme toujours de son séduisant personnage.
Il s'avança d'un pas délibéré, le chapeau sur la tête, le cigare aux dents.
—Bonjour, papa, dit-il; ça va bien, ce matin?
Mais le père recula tout frissonnant.
—Ne m'approchez pas! cria-t-il, arrière!
Le jeune M. Gaston s'arrêta un peu surpris, interrogeant André de l'œil.
—Pas content ce matin, papa, ajouta-t-il. Est-ce que la goutte reviendrait? Mauvaise affaire...
L'entrepreneur étouffa le cri de douleur de l'homme blessé au cœur, et fit avec sa barre de bois un si terrible moulinet, que son fils jugea prudent de se reculer.
André s'était précipité entre le père et le fils.
—Oh! ne craignez rien, dit l'entrepreneur d'un ton funèbre, j'ai encore ma raison!
Et soit qu'il voulût rassurer le jeune peintre, soit qu'il se défiât de sa violence, il jeta dans un coin l'arme, terrible entre ses mains, qu'il tenait.
Certainement, M. Gaston avait été quelque peu effrayé; mais c'est un garçon solidement trempé, et qui ne perd pas facilement sa belle assurance.
—De quoi!... murmura-t-il, un infanticide! Ah! mais non! je la trouve mauvaise! Je demande à ne pas être de cette petite fête de famille, comme dit Dupuis des Variétés, dans...
Il n'acheva pas la citation. André venait de lui saisir le poignet, et le lui serrait à le faire crier, en lui soufflant à l'oreille;
—Plus un mot.
Mais le silence lugubre qui suivit ne pouvait faire le compte de M. Pierre-Gaston.
—Oui, reprit-il, silence et mystère... connu. Seulement, je voudrais bien savoir de quoi il retourne, et ce que cela signifie?
C'est à André que répondit M. Gandelu.
—Je vais tout vous expliquer, monsieur André, commença-t-il, et vous me plaindrez, vous, et vous comprendrez ma souffrance. Hélas! mon malheur doit être celui de bien des pères. On dit que c'est notre destinée, à nous autres parvenus, de bâtir sur le sable et de voir s'effondrer tous les projets que nous formons pour l'avenir de nos enfants. Nos fils, qui devraient être la glorification de notre travail, deviennent comme le châtiment de notre orgueil.
—Pas mal! pour un homme qui n'en fait pas son métier, murmura le jeune monsieur Gaston, j'ai toujours dit que papa finirait dans les bénisseurs.
M. Gandelu, par bonheur, ne put entendre cette nouvelle impertinence. Il poursuivait d'une voix rauque et brève:
—Ce malheureux qui est là, monsieur André, est mon fils. Sur la mémoire de sa sainte mère, défunte ma femme, je jure que depuis vingt ans il a été ma seule et unique préoccupation. Voici vingt ans que sa pensée emplit mon cœur, ma tête, mes veines, que je ne vis que par lui et pour lui. Eh bien! la semaine passée, il pariait, il jouait sur ma vie ou ma mort, comme vous parieriez sur une de ces rosses qu'on va voir sauter des haies aux courses de Vincennes...
—Ah! mais non! s'écria le jeune M. Gaston, celle-là est trop forte.
L'entrepreneur eut un geste de mépris éclatant.
—Ayez donc au moins, dit-il, le courage de votre infamie, de votre crime. Pauvre garçon!... vous m'avez cru aveugle, parce qu'il ne me plaisait pas de vous dire: Je vois! Il m'a bien fallu ouvrir les yeux à la fin...
—Cependant, papa...
—Ne niez pas... Ce matin, mon homme d'affaires, Me Catenac, est venu me rendre visite, et il a eu cet affreux courage, que les vrais amis ont seuls, de me dire la vérité. Je sais tout...
L'accent de M. Gandelu trahissait un tel excès d'horreur, on sentait si bien que pour lui, désormais, c'en était fait de tout bonheur ici-bas, que André demandait, non sans effroi, quelle révélation il allait entendre.
Ce devait être horrible, car l'assurance du jeune M. Gaston faiblissait, et sa verve si spirituelle et si brillante paraissait éteinte.
—C'est pour vous dire, monsieur André, reprit l'entrepreneur, que la semaine passée j'ai été pris d'une attaque de goutte comme on n'en a pas deux dans sa vie. Pendant trois jours on a cru, et je pensais bien moi-même, que j'avais gâché mon dernier sac. J'avais fait mon testament. Les bâtisses solides s'écroulent tout d'un coup, et je me sentais ébranlé des fondations au faîte. Durant ces longues heures de souffrances, mon fils ne m'a pour ainsi dire pas quitté. Et moi, pauvre niais de père, en le voyant à mon chevet, attentif et le visage triste, je me sentais pénétré d'une joie profonde.
«Il m'aime donc, me disais-je, je m'étais trompé. Sa tête est folle, mais il a bon cœur. Il me pleurerait si je mourais, il répandrait de vrais larmes.»
D'autres fois je pensais:
—«C'est tout de même bon d'être malade, on a son fils près de soi.»
Il saisit le jeune homme par la ceinture et le jeta sur
le palier.
Hélas! c'est lorsque je disais ou que je pensais cela que j'errais misérablement.
Ce n'était pas la vie que guettait l'infâme; il épiait la mort qui devait lui livrer ma fortune.
Si son visage était triste, c'est qu'il était poursuivi, traqué, harcelé par des créanciers qui le menaçaient de s'adresser à moi.
S'il s'éloignait à peine de ma chambre, c'est que, spéculant sur mon agonie, il négociait un emprunt, et qu'il avait intérêt à faire croire mon état plus désespéré qu'il ne l'était en réalité.
Il s'était adressé à un abject usurier nommé Clergeot et en avait obtenu la promesse d'un prêt de cent mille francs, en lui affirmant, en lui écrivant que je n'avais plus que quelques jours à vivre.
Je tenais entre mes mains, il n'y a pas une heure, le papier sur lequel ont été stipulées les conditions provisoires.
Il y est dit, en propres termes, que si je meurs dans les huit jours du prêt, mon fils ne donnera que 20,000 fr. de commission. Il s'engage à rendre 150,000 fr. si je passe le mois. Enfin, si j'en échappe, il se reconnaît débiteur d'une somme de 200,000 fr...
L'entrepreneur s'arrêta. Sa respiration devenait haletante, il étouffait.
Il avait tiré son mouchoir, et d'un geste fou, il essuyait son front moite d'une sueur glacée.
—Mon Dieu!... pensait André, voici un malheureux homme qui ne me pardonnera jamais d'avoir été l'involontaire confident de ses souffrances.
Mais le jeune peintre se trompait. Les natures primitives ne sauraient souffrir en silence, il faut une issue à leur douleur quand elle est trop forte.
Ce qu'il disait à André, M. Gandelu, sans hésiter, l'eût dit à tout homme, estimable selon lui, qui fût entré en ce moment.
—Tout cela n'est encore rien, reprit-il. Avant de livrer une somme si forte, car c'est une fortune, cent mille francs, Clergeot tenait à savoir si véritablement j'étais aussi bas qu'on le prétendait. Il demandait des sûretés, il exigeait des certificats! Comment s'y prendre pour le satisfaire, pour lui donner confiance? Mon fils chercha et trouva. Oui, c'est alors que mon fils se mit à me parler sans relâche d'un médecin spécialiste, unique au monde, me jurait-il en m'embrassant, pour les maladies comme la mienne.
Je le voyais si tourmenté, si agité; il insistait avec de si douces prières dans la voix, que je me rendis à ses supplications, et qu'un soir je lui dis:
—Amène donc ce docteur, puisque tu crois qu'il me guérira.
Et il me l'amena.
Car, il faut vous le dire, monsieur André, il s'est trouvé un médecin pour accepter la mission infâme de l'usurier; un médecin que je devrais dénoncer au mépris public et à la juste indignation de ses confrères.
Il est venu, cet homme, et il est resté plus d'une demi-heure près de moi. Il me semble le voir encore, penché sur mon lit, me tâtant le pouls, m'examinant, me touchant, m'accablant de questions.
En sortant, après une prescription insignifiante, il a dit—devant mon fils qui l'avait suivi—à Clergeot, qui attendait dans la rue, le résultat de cette consultation monstrueuse:
—Vous pouvez lâcher votre monnaie, le bonhomme ne s'en tirera pas.
Voilà pourquoi, cinq minutes plus tard, mon fils reparut heureux, souriant, et me cria de la voix la plus joyeuse:
—Cela va bien, papa!
Non, cela n'alla pas bien. Cela n'alla pas, du moins, selon les prédictions du docteur.
La journée fut très mauvaise; mais la nuit, après une crise, un mieux sensible se déclara. Le surlendemain j'étais sur pied.
Or, il avait fallu quarante-huit heures à Clergeot pour rassembler ses fonds. Il apprit mon rétablissement: la négociation fut rompue... Mon fils n'a pas eu ses cent mille francs...
Il pleurait, ce pauvre vieux père, et c'était un spectacle lamentable, de voir de grosses larmes rouler silencieuses le long de ses joues et se perdre dans les rides de son visage.
C'est d'un ton déchirant qu'il ajouta:
—Que n'as-tu eu, malheureux! l'effroyable courage de hâter la mort de ton père, puisque tu la souhaites avec tant d'ardeur! Peut-être ne savais-tu pas qu'un des remèdes qu'on me faisait prendre est un poison qui ne pardonne pas? Que n'en as-tu mis dans le verre que tu portais à mes lèvres, dix gouttes au lieu d'une! Tout serait fini maintenant... et ce crime ne serait pas bien plus grand que le tien...
André ne quittait pas des yeux le jeune monsieur Gaston.
Il s'attendait à tout moment à le voir se jeter aux pieds de ce père qu'il avait si mortellement offensé et implorer le pardon, l'oubli d'une action abominable. Point.
Le jeune monsieur Gaston demeurait immobile, raide, les lèvres serrées.
Il semblait humilié, irrité, mais non touché ni ému. Et, en effet, en ce moment même, il se demandait comment l'histoire de sa négociation avec Clergeot avait pu arriver aux oreilles de l'avocat de son père, et comment surtout Me Catenac avait pu produire des preuves et montrer le projet de contrat.
Comme André, l'entrepreneur avait espéré que son fils allait demander grâce; il s'apprêtait peut-être déjà à pardonner...
Mais voyant qu'il s'obstinait au silence:
—Vous connaissez, mon cher André, reprit-il avec une violence nouvelle, le noble emploi que mon fils ferait de ma fortune? Il la porterait à une créature ramassée au ruisseau, dont il a fait sa maîtresse, et qui le berne comme les autres. Il l'a établie vicomtesse, comme il s'était installé marquis. Vicomtesse de Chantemille!... Marquis Gaston!... Ils sont dignes l'un de l'autre!
Cette fois, Gaston-Pierre tressaillit. On attaquait l'objet aimé, il se révolta.
—Ah!... mais non!... s'écria-t-il, je ne veux pas qu'on touche à Zora, moi!
L'entrepreneur eut un éclat de rire nerveux.
—Tu ne veux pas!... répondit-il. Et si je veux, moi? Quand vous aurez vingt et un ans sonnés, vous direz: Je veux; mais, jusque-là, moi, je ferai fourrer en prison toutes les vicomtesses qui abusent de votre imbécillité!...
—De quoi!... de quoi!... vous ne feriez pas cela.
—Non, fit M. Gandelu, que cette résistance exaspérait, je me gênerais... Je sais mes droits, maintenant que Me Catenac me les a expliqués... Vous êtes mineur; votre Zora, qui s'appelle Rose, est majeure... le Code est précis, j'ai lu l'article.
—Mon père!...
—Oh! inutile de prier. Mon avocat a rédigé une plainte pour le procureur impérial, elle lui sera remise à midi, et avant la nuit votre vicomtesse sera payée de ses peines.
Si cruel fut ce coup, pour le séduisant jeune homme, que les larmes jaillirent de ses yeux.
—Zora en prison!... fit-il douloureusement.
—D'abord au dépôt, puis en police correctionnelle, et enfin à Saint-Lazare. Catenac me l'a dit, c'est réglé...
Cette dernière raillerie transporta le jeune monsieur Gaston.
—Ah!... vous abusez, s'écria-t-il, c'est honteux!... O Zora!... toi qui portes si bien la toilette. Mais laisse faire, si tu vas en police correctionnelle, j'y serai, et je ferai venir tous mes amis. Oui, papa, je suis comme ça, moi! J'irai m'asseoir à côté d'elle et je prouverai que c'est une femme honnête, voilà? Je dirai que je l'aime et que je l'estime. Si on la condamne, je lui achète des diamants. Et quand j'aurai vingt et un ans, je vivrai avec elle, et je l'épouserai plus tard!... Allez-y! On parlera d'elle et de moi dans les journaux; ça me va; ça nous posera...
Si grand que puisse être l'empire d'un homme sur soi, il lui est pour ainsi dire impossible de résister aux alternatives d'une longue lutte.
M. Gandelu qui avait eu assez d'énergie pour se contenir, lorsqu'il reprochait à son fils le plus odieux des crimes, ne put tolérer les grotesques et cyniques menaces de ce fils.
Des flots de sang affluèrent à son cerveau, il perdit la tête et se précipita vers l'arme qu'il venait de jeter à terre, sans avoir certes conscience de ce qu'il allait faire.
Par bonheur, André qui ne quittait pas de l'œil l'entrepreneur, comprit le mouvement.
Prompt comme la pensée, il ouvrit la porte, saisit par la ceinture le jeune monsieur Gaston, et le poussa sur le palier.
Et quand l'entrepreneur se retourna le bras levé, il se trouva en face du jeune peintre seul.
La surprise suffit pour lui rendre, sinon le plénitude de sa raison, au moins la faculté de réfléchir.
—Saint bon Dieu!... s'écria-t-il, qu'avez-vous fait?
—Monsieur, de grâce!...
—Eh!... ne voyez-vous donc pas que le misérable va courir chez cette coquine de femme, la prévenir, lui donner les moyens de s'échapper!... Laissez-moi passer!
Puis, comme André, qui redoutait un affreux malheur, s'efforçait de le retenir, il l'écarta d'un revers de son bras d'hercule, et se précipita dehors en appelant tous ses domestiques.
Le jeune peintre était confondu, et véritablement glacé d'horreur.
Il avait beau chercher, il ne trouvait point de termes pour qualifier cette scène incroyable, où, bien malgré lui, il avait tenu un rôle.
André n'était ni un puritain ni un niais, il avait beaucoup vécu ayant beaucoup souffert.
Il avait rencontré, en sa vie, bien des méchants et coudoyé bien des coquins; il connaissait de ces libertins dont les débauches épouvantent les familles, et de ces cerveaux brûlés qu'emportent des passions frénétiques.
Mais il n'avait jamais été à même d'observer de près un de ces pâles et malfaisants drôles sans jeunesse, sans intelligence et sans cœur, qui se flattent entre eux de représenter la fine fleur de la gentilhommerie française, et qui ont le secret de ravaler jusqu'à leurs vices.
Il s'était égayé de leurs ridicules dont le théâtre s'est emparé, non sans succès; mais il ne se doutait pas de leurs côtés odieux.
Il ne savait pas tout ce que peut contenir de vaniteuse impudence, de scélératesse froide et de plate bêtise la cervelle étroite d'un «petit crevé».
Mieux que tout autre, il pouvait juger la conduite du jeune M. Gaston, lui qui s'était trouvé seul, à treize ans, aux prises, avec les difficultés de l'existence, lui dont le cœur se serrait quand il pensait aux joies douces et salutaires de la famille dont il avait été sevré.
Mais il n'eut pas le loisir de réfléchir beaucoup. M. Gandelu reparut.
Il avait dû faire à son courage un appel désespéré, car il avait réussi à reprendre sa physionomie accoutumée, son air à la fois rude et bon.
—Voilà qui est fait, dit-il d'une voix encore un peu tremblante, mon fils est enfermé à clé dans sa chambre, et gardé à vue par un de mes domestiques, un vieux qui a été mon compagnon de truelle, et qu'il ne pourra ni corrompre ni tromper.
—Ne redoutez-vous rien, monsieur, de son exaltation?...
—L'entrepreneur haussa les épaules.
—Plût à Dieu! répondit-il, qu'on eût à craindre quelque chose! Hélas! vous ne le connaissez pas. Vous battriez longtemps son paletot avant d'en faire sortir un homme. Savez-vous ce qu'il fait en ce moment? Il est couché à plat ventre sur son lit, et il sanglotte, il pleure en appelant sa princesse. Zora! je vous demande si c'est un nom de chrétienne. Saint bon Dieu! qu'est-ce qu'elles leur font donc boire, ces créatures, pour les abêtir comme ça! Et c'est mon fils! O Françoise ma pauvre défunte, si je ne savais pas que tu es une sainte au ciel, je dirais: «Non, il n'est pas possible que ce propre à rien soit de moi!»
Il s'était laissé tomber sur un fauteuil, et s'accoudait à son bureau, le front entre ses mains.
—Vous souffrez, monsieur, demanda André.
—Oui! ça saigne en dedans. Mais j'ai été assez père comme cela, je veux être homme à présent. Je sais ce que j'ai à faire: Me Catenac m'a tracé ma ligne de conduite. Ah!... malheureux!... tu souhaites ma mort pour manger ma succession. Eh bien! tu n'auras pas même celle de ta mère. La loi est pour moi. Dès demain, j'assemble un conseil de famille et je provoque l'interdiction de mon fils. Et après cela, plus un sou. Il verra bien, quand son gousset sera vide, si on l'adore tant qu'il croit, et si on l'appelle marquis. Quant à la fille, tant pis!... elle ira en prison, elle payera pour toutes les autres.
Il s'interrompit, et ce n'est qu'après un moment de douloureuses réflexions qu'il reprit tristement:
—J'ai bien envisagé toutes les conséquences de ma plainte au procureur impérial. Elles sont affreuses. Mon fils fera comme il nous a dit, c'est certain. Je le vois d'ici, s'affichant aux côtés de cette créature perdue, la regardant tendrement, criant qu'il l'adore, se glorifiant de sa bêtise et de sa honte à la face de tout Paris... Je sais bien que les journaux s'empareront de ce scandale, que le ridicule de mon fils rejaillira sur moi, que mon nom sera comme déshonoré...
—Il y aurait peut-être quelqu'autre moyen, hasarda André.
—Non. Il faut un exemple. Si tous les pères avaient mon courage, nous ne verrions pas nos enfants épuisés à vingt ans. C'est l'avis de Me Catenac. D'ailleurs, il est impossible que ces idées d'emprunt sur ma mort et de comédie de médecin aient poussé dans l'esprit de mon fils. C'est un enfant, il est la faiblesse même: on l'aura conseillé.
Déjà ce père infortuné en était à chercher des excuses à son fils.
—Mais en voici assez, dit-il, je me connais: si je m'enfonce dans mes idées noires, je suis perdu. Je verrai vos dessins un autre jour. Sortons.
Il se leva, et regardant autour de lui:
—Voyez un peu, reprit-il, en quel état j'ai mis tout ici! Des meubles si beaux. Quand j'y voyais une tache, je la frottais avec le pan de ma redingote. Mais, quand je suis en colère, je deviens comme une bête brute, il faut que je détruise.
D'un brusque mouvement il saisit les mains d'André, et les serrant à les broyer entre les siennes:
—Vous avez peut-être sauvé la vie de mon garçon et la mienne, prononça-t-il d'une voix profonde; quand j'ai ramassé une barre de bois, j'y voyais rouge...
Et comme André se défendait:
—Oh!... ajouta-t-il, je sais que ces services-là ne se payent pas, mais c'est un compte à régler... Partons; allons jusqu'à ma bâtisse des Champs-Élysées: nous déjeunerons en chemin.
Cette bâtisse, dont André avait entrepris les sculptures à forfait, s'élève presque à l'angle de la rue Chaillot et de l'avenue des Champs-Élysées, et était encore masquée par les échafaudages.
Déjà une douzaine d'ornemanistes, embauchés par André, y étaient à la besogne. Depuis le matin, ils attendaient leur jeune camarade, devenu pour un moment leur patron, fort surpris de son inexactitude. Aussi, le saluèrent-ils d'amicales interpellations lorsqu'il leur apparut, précédant le riche entrepreneur.
Mais M. Gandelu, qui n'est pas fier d'ordinaire, c'est connu dans le bâtiment, ne sembla même pas apercevoir les jeunes ouvriers.
C'est d'un pas de spectre qu'il parcourut les divers étages, et c'est certainement sans les voir qu'il examinait les derniers travaux.
Le corps seul allait, sous l'impulsion de l'habitude; la pensée était restée rue de la Chaussée-d'Antin, dans la chambre du jeune Gaston.
Au bout d'un quart-d'heure au plus, il revint vers André.
—Je ne me sens pas bien, dit-il; je rentre, à demain.
Et il s'éloigna, la tête basse, si affaissé sur lui-même, que les ouvriers ne purent s'empêcher de le remarquer.
—Décidément, firent-ils, depuis son attaque de goutte, le père Gandelu ne va plus; il a été rudement touché.
XXIV
A peine arrivé à la «bâtisse» du riche entrepreneur, André avait quitté son paletot et revêtu une blouse de travail, roulée dans sa boîte d'outils.
—Il s'agit, avait-il dit, de regagner le temps perdu.
Il comptait le regagner, en effet, mais il n'avait pas donné vingt coups de maillet, lorsqu'un petit apprenti monta le prévenir qu'un monsieur le demandait en bas.
—Et un homme un peu cossu, même, ajouta le gamin, tout ce qui se fait de mieux dans le grand genre.
Fort contrarié d'être dérangé, André abandonna son ciseau et descendit, mais toute sa mauvaise humeur se dissipa lorsque, sur le trottoir, il aperçut M. de Breulh-Faverlay.
C'est avec l'empressement le plus sincère et le plus vif qu'André s'avança vers M. de Breulh.
Sa reconnaissance était grande pour ce généreux gentilhomme, qui, après s'être effacé devant lui avec tant d'abnégation, devenait l'auxiliaire le plus utile et le plus dévoué de ses espérances.
—Ah!... voilà qui est bien, monsieur, s'écria-t-il, de sa voix la plus joyeuse, merci de vous être souvenu de moi.
Et montrant ses mains, déjà toutes blanches de plâtre, il ajouta:
—Vous m'excuserez de ne pas vous les tendre, le métier, voyez-vous...
Les paroles expirèrent sur ses lèvres. Il remarquait enfin l'expression soucieuse du visage de M. de Breulh, et son silence contraint.
—Qu'y a-t-il? demanda-t-il tout inquiet, Mlle de Mussidan aurait-elle eu une rechute?
M. de Breulh hocha tristement la tête. Il n'y avait pas à se méprendre à ce mouvement, il signifiait clairement:
—Plût à Dieu qu'il n'y eût que cela!...
Hormis cela, pourtant, André n'apercevait rien qui pût l'atteindre gravement. Aussi n'interrogea-t-il pas, il attendit.
—Voici deux fois déjà que je viens vous chercher, mon cher ami, reprit le gentilhomme; il est indispensable que nous causions. Il s'agit d'une affaire bien importante et qui exige une prompte détermination. Avez-vous quelques instants de liberté?
—Mais... je suis à vos ordres, répondit le jeune peintre, surpris et troublé.
—En ce cas, remontons jusque chez moi. Je n'ai pas ma voiture, mais c'est à peine si nous en avons pour un quart d'heure de chemin.
—Je vous suis, monsieur. Je vous demanderai seulement une minute, le temps d'escalader quatre étages.
—Avez-vous donc des ordres à donner là-haut.
—Non, monsieur.
—Eh bien! alors?
—Je voudrais reprendre un vêtement plus présentable.
M. de Breulh eut un geste d'insouciance.
—A quoi bon? fit-il. Est-ce que cela vous gêne ou vous fâche, de sortir ainsi?
—Moi? non, certes; j'y suis accoutumé; c'est à cause de vous, monsieur...
—Oh! alors, en route, hâtons-nous.
—Mais, monsieur, on va vous remarquer...
—On me remarquera...
—Il se peut qu'on dise...
—Bast! laissez dire.
Et sans attendre une nouvelle objection d'André, il lui prit le bras et l'entraîna.
Évidemment, les prévisions du jeune peintre étaient justes.
Les nouveaux amis n'avaient pas fait dix pas, que dix personnes déjà s'étaient arrêtées pour regarder cet homme si élégant, qui avait la tournure d'un duc et pair d'Angleterre, donnant familièrement le bras à ce garçon, dont la blouse était toute maculée de taches de plâtre et qui était coiffé d'un chapeau gris, de feutre mou.
Cet effet produit, le gentilhomme ne pouvait pas ne l'avoir pas prévu.
Les hommes placés en vue comme lui sont peu suspects d'étourderie. Sûrs que leurs moindres actes seront commentés, ils s'exercent et s'habituent à résister aux entraînements du premier mouvement.
Si donc M. de Breulh se montrait au bras d'André avec une sorte d'affectation, c'est qu'il entrait dans ses vues de faire parler de cette amitié surprenante. Il savait qu'on ne manquerait pas de s'informer et il se proposait de répondre aux curieux, de façon à servir puissamment le talent et l'avenir du jeune peintre.
Mais cette démarche semblait trop voulue et préméditée pour ne pas intriguer profondément André. Son esprit se perdait en mille conjectures, toutes plus invraisemblables les unes que les autres.
Il avait bien essayé d'interroger son compagnon, mais à ses questions M. de Breulh avait répondu d'un ton qui n'admettait pas d'insistance:
—Attendez que nous soyons chez moi.
Enfin ils arrivèrent, sans avoir échangé vingt paroles en route, et s'enfermèrent dans la bibliothèque.
Là, M. de Breulh ne laissa pas languir son jeune ami.
—Ce matin, vers midi, commença-t-il aussitôt, comme je traversais l'avenue de Matignon, j'ai aperçu Modeste, qui, depuis plus d'une heure, vous guettait.
—Ah! ce n'est pas ma faute si j'ai manqué au rendez-vous...
—Peu importe. En m'apercevant, Modeste est venue à moi. Elle désespérait de vous voir, et sachant quelle amitié nous unit, elle m'a chargé de vous faire tenir une lettre de Mlle de Mussidan.
André frissonna. Cette lettre ne pouvait annoncer que quelque grand malheur, il le sentit au ton de M. de Breulh.
—Où est-elle? demanda t-il.
M. de Breulh la lui tendit en disant:
—Du courage, mon ami, du courage!...
D'une main que l'émotion faisait plus tremblante que celle d'un vieillard, André brisa l'enveloppe et lut:
«Mon ami,
«Je vous aime, et jamais, je le sens, je ne cesserai de vous aimer de toutes les forces de mon âme.
«Mais il est de ces devoirs sacrés auxquels une Mussidan ne saurait se soustraire. Je les remplirai, dût-il m'en coûter la vie.
«Nous ne nous reverrons jamais, et cette lettre est la dernière que vous recevrez de moi.
«Avant peu, sans doute, vous apprendrez mon mariage. Plaignez-moi. Si grand que puisse être votre désespoir, il ne sera rien comparé au mien.
«Dieu ait pitié de nous! Essayez de m'oublier, André. Moi, je n'ai même pas le droit de mourir...
«Encore une fois, ô mon unique ami, la dernière, adieu!...
«SABINE.»
Si M. de Breulh avait tenu à amener André jusque chez lui, c'est que sachant à peu près, par Modeste, le contenu de cette lettre, il s'attendait à quelque crise déchirante de douleur. Il s'abusait.
André, à cette lecture, devint livide; ses yeux pendant cinq secondes, eurent une affreuse expression d'égarement; un spasme nerveux le secoua, mais il ne laissa pas même échapper une exclamation.
C'est avec un geste automatique, pour ainsi dire, qu'il tendit la lettre à M. de Breulh en lui disant:
—Lisez!...
Le gentilhomme obéit, plus effrayé du calme de André que de la plus terrible explosion...
—Il ne faut pas vous laisser abattre, mon ami, commença-t-il.
André se redressa fièrement, le regard étincelant.
—Moi!... s'écria-t-il, me laisser abattre! Vous m'avez mal jugé. C'est vrai, quand je croyais Sabine mourante, je pleurais comme un enfant. Je suis homme à l'heure du combat et du danger!...
M. de Breulh ouvrait la bouche pour répondre, mais déjà il poursuivait:
—Qu'est-ce que ce mariage que Mlle de Mussidan m'annonce comme sa condamnation à mort? On allait donc rompre avec vous quand vous avez rompu. Peut-on espérer un parti plus brillant? Non. D'où vient donc ce prétendant qui soudain est agréé? Elle n'en avait pas ouï parler quand elle vous a confié notre secret. Quel affreux événement est survenu depuis? Ma noble et vaillante Sabine n'est pas de ces filles faibles et lâches qu'on marie contre leur volonté. Elle me l'a dit cent fois: «Si on voulait me contraindre, je sortirais en plein midi de l'hôtel de mon père pour n'y plus rentrer.» Et c'est elle qui changerait ainsi? Ah!... tenez, nous sommes victimes de quelque abominable machination...
Toutes ces réflexions d'André, M. de Breulh les avait faites, d'autant que s'il avait dit la vérité il n'avait pas dit toute la vérité.
C'est bien à lui et non au jeune peintre que Modeste avait tenu à remettre le billet de Sabine.
Avertie de la résolution de sa jeune maîtresse, sans en connaître les raisons, la fidèle servante avait senti son sang se glacer dans ses veines, à la seule pensée des extrémités auxquelles le désespoir pouvait pousser André.
Elle avait donc guetté M. de Breulh, et après lui avoir conté tout ce qu'elle savait, elle avait ajouté, non sans fondre en larmes:
—Vous êtes son ami, monsieur, au nom du ciel, surveillez-le.
De là, toutes les précautions de M. de Breulh, précautions inutiles, il le reconnaissait à l'intrépide sang-froid du jeune peintre. Loin de s'abandonner, il se raidissait contre le malheur, et tout en en mesurant, sans illusions, l'étendue, il songeait évidemment à y trouver un remède.
—Vous avez dû remarquer, monsieur, reprit bientôt André, cette coïncidence étrange de la maladie de Mlle de Mussidan et de sa lettre désolée. Vous la quittez gaie et souriante, heureuse de votre magnanimité, et une demi-heure plus tard, à peine, elle tombe comme foudroyée. D'horribles convulsions nerveuses la mettent un moment entre la vie et la mort; puis, à peine revenue à la raison et au sentiment de sa situation, elle m'écrit cette lettre affreuse...
Le jeune peintre en ce moment était comme transfiguré. L'œil fixe, la pupille démesurément dilatée, les bras étendus, il semblait suivre dans le vide quelque lueur chétive, à peine saisissable, qui devait le guider jusqu'à la vérité.
—Souvenez-vous, monsieur, poursuivait-il, que tant que Mlle Sabine a eu le délire, M. et Mme de Mussidan sont restés, à tour de rôle, près de son lit, écartant de la chambre tous les domestiques, ne permettant pas qu'on partageât leurs fatigues. C'est Modeste qui nous l'a dit.
—Oui, je me rappelle même ses expressions.
—Eh bien!... n'est-ce pas la preuve que, entre le comte, la comtesse et leur fille, un secret existe, qu'ils gardent comme on garde un trésor, comme on garde son honneur?
Cela encore, M. de Breulh se l'était dit, mais ses suppositions, à lui, avaient eu, en quelque sorte, une base. Il connaissait le comte et la comtesse, il avait été admis dans leur intérieur, il savait ce que disait le monde de leurs relations, de leur façon de vivre.
—J'ai toujours supposé, mon cher ami, répondit-il, que depuis bien longtemps la famille de Mussidan est en proie à quelqu'une de ces plaies secrètes comme on en trouverait dans beaucoup de familles, si on cherchait bien.
—C'est là votre avis, sur l'honneur?
—Oui.
Sans plus se préoccuper de M. de Breulh que s'il n'eût point été là, André se mit à arpenter d'un pied fiévreux l'immense bibliothèque.
La contraction de ses sourcils et de sa bouche disait l'effort de sa pensée.
Il revoyait, comme aux lueurs sinistres d'un éclair, toute sa vie, depuis qu'il connaissait Sabine.
Il se rappelait jusqu'à leurs plus courts rendez-vous et aux plus périlleux. Il repassait toutes les paroles qu'elle lui avait dites, même les plus insignifiantes, ayant trait à ses parents. Il s'efforçait de ressaisir jusqu'aux moindres discours de la feue douairière de Chevauché, au château de Mussidan.
Et de tant de mots, de tant de lambeaux de phrases, épars dans un espace de plusieurs années, il tâchait de reconstituer une déclaration précise, qu'il pût articuler, se livrant à un travail pareil à celui d'un homme qui rassemble des anneaux brisés et dispersés, pour en recomposer une chaîne.
Après huit ou dix tours, il s'arrêta brusquement en face de son hôte.
—Eh bien, oui!... s'écria-t-il, oui, il y a là un mystère que nous pénétrerons, parce que je le veux. Ce qu'on veut, on le peut, quand chaque matin on se lève en souhaitant plus ardemment ce qu'on souhaitait la veille... Je sais vouloir, moi!...
Il prit une chaise, s'assit près de M. de Breulh, à demi étendu sur un canapé, et d'une voix sourde, comme s'il eût craint d'être écouté du dehors, il reprit:
—Le seul raisonnement, monsieur, nous conduit près de la vérité. Écoutez-moi, et si j'avance quelque chose qui ne soit pas absolument démontré, arrêtez-moi. Êtes-vous convaincu que Mlle Sabine m'aime?
—Oh!... du plus profond de son cœur.
—C'est donc sous l'empire d'une nécessité mortelle qu'elle m'écrit?
—Évidemment.
—Donc voici déjà Mlle de Mussidan hors de cause.
Il s'interrompit, paraissant chercher la façon la plus saisissante et la plus claire de présenter ses idées, et, toujours à demi-voix, il poursuivit:
—Vous étiez agréé comme gendre par la comtesse et par le comte de Mussidan, n'est-il pas vrai? Votre mariage avec Mlle Sabine était comme arrêté...
—Je vous l'ai dit.
—Eh bien! je vous le demande, M. de Mussidan peut-il trouver pour sa fille un parti plus brillant, plus avantageux, présentant également toutes les convenances de personnes, d'âge, de fortune, de considération...
Le gentilhomme ne put s'empêcher de sourire.
—Par ma foi! fit-il, vous m'en demandez trop.
—Eh! monsieur, il s'agit bien de modestie, vraiment!... Répondez.
—Soit. Je vous déclare alors que si nous n'envisageons que les conditions enviables selon le monde, M. de Mussidan me remplacera difficilement.
—Vous l'avouez donc!... Alors, comment le comte et la comtesse qui rencontraient en vous le phénix des gendres, n'ont-ils rien tenté pour vous retenir?
—L'amour-propre blessé...
—Non, ne dites pas cela. Le jour où vous avez retiré votre parole, M. de Mussidan allait vous redemander la sienne: vous ne l'ignorez pas; on nous l'a affirmé; on nous a donné des preuves.
—C'est au moins la conviction de Modeste.
André se redressa, comme pour donner plus de poids à ses paroles.
—Donc, reprit-il, ce prétendant dont nous parle la lettre qui a surgi soudainement, s'il épousait Mlle de Mussidan, l'épouserait malgré sa volonté, à elle, malgré la volonté de ses parents. Pourquoi? D'où vient à cet homme cette mystérieuse puissance? Cette influence est trop grande, trop indiscutable, pour être avouable. Si le comte et la comtesse se résignent à cette honte de forcer la main de leur fille, c'est qu'eux-mêmes ont la main forcée. Et croyez que la contrainte est purement morale. Sabine n'en souffrirait pas d'autre, je la connais. On lui a montré le sacrifice, en lui disant: «Là est le devoir,» et elle se sacrifie... Donc cet homme, quel qu'il soit, ne peut être que le dernier des misérables!...
C'était net, précis, indiscutable.
Toutes ces pensées, M. de Breulh les avait vaguement entrevues dans la demi-obscurité du doute, mais il n'en avait pas trouvé la formule.
—Et ceci admis, demanda-t-il, que comptez-vous faire?
Un éclair brilla dans les yeux d'André, terrible pour qui connaissait son indomptable énergie.
—Moi, répondit-il, rien pour le moment. Sabine me conjure de l'oublier, j'aurai l'air de lui obéir. Modeste a en moi assez de confiance pour me servir et se taire. Je saurai attendre, me préparer à la lutte. Le misérable qui en ce moment brise ma vie ne sait pas que j'existe... Là est ma force et mon espoir. Je lui révélerai mon existence le jour où je l'écraserai.
Mais M. de Breulh ne partageait pas cette belle confiance.
—Prenez garde, mon cher André, murmura-t-il, prenez garde, le moindre éclat perdrait votre cause à tout jamais.
Le jeune peintre secoua fièrement la tête.
—Il n'y aura pas de scandale, répondit-il, rassurez-vous. Maintenant, je vois quelle conduite tenir. Dans le premier moment, je m'étais dit: «Dès que je connaîtrai le misérable, j'irai à lui, je le provoquerai, nous nous battrons, je le tuerai ou il me tuera!» c'était bien simple.
—Malheureux!... c'était rendre votre mariage impossible.
—Peut-être, mais ce n'est pas là ce qui m'a arrêté. La vérité est que je ne veux pas qu'il y ait un cadavre entre Sabine et moi, les taches de sang sur une robe de noces portent malheur. Puis, croiser mon épée avec cet homme, s'il est tel que je le soupçonne, tel qu'il doit être, serait lui faire trop d'honneur. Il me faut une vengeance, plus entière, plus complète. Je n'oublierai jamais qu'il a failli tuer Mlle de Mussidan.
Il se recueillit quelques secondes et reprit:
—Pour abuser de son pouvoir comme il le fait, il faut que cet homme soit un vil scélérat. On ne devient pas tout à coup un misérable sans honneur et sans entrailles. Sa vie doit être semée de hontes et d'infamies. Eh bien! je le démasquerai et je lui infligerai une telle flétrissure, qu'il sera forcé de fuir, obligé de se cacher.
—Oui, voilà ce qu'il faut faire!...
—Et nous le ferons, monsieur, s'il plaît à Dieu! Je dis nous, parce que je compte absolument sur vous. Vos offres si généreuses, dans mon atelier, quand je les repoussais, j'avais raison. Maintenant, après toutes les preuves d'amitié que vous me donnez, je ne serais qu'un sot orgueilleux si je ne vous demandais pas aide et assistance. A nous deux, dévoués à une cause commune, nous devons réussir. Nous ne sommes ni l'un ni l'autre de ces hommes abêtis par le luxe et le bien-être au point d'être incapables de ne rien tenter eux-même. Vous et moi, nous avons eu ces deux maîtres dont les enseignements ne s'oublient pas, le malheur et la pauvreté. Nous saurons nous taire et agir...
André se tut, attendant peut-être une objection; mais, le gentilhomme ne répondant pas, il continua:
—Mon plan est la simplicité même.
Dès que nous connaîtrons ce prétendant mystérieux, il sera à nous. Sans qu'il puisse s'en douter, nous nous attacherons à lui, et nous ne le quitterons pas plus que son ombre.
Il y a des agents de police qui, pour une faible somme, se chargent de reconstituer la vie entière d'un homme, et de voir clair dans toutes ses actions. Est-ce que la passion ne me donnera pas la pénétration et le jugement de ces gens-là?
A nous deux, monsieur, nous nous complétons merveilleusement pour cette tâche, car nous pouvons opérer à notre aise dans des sphères différentes, vous en haut, moi en bas.
Vous, dans votre monde, à votre club, dans les salons, partout, vous vous informerez, vous recueillerez les on dit, les propos, les cancans de l'opinion. Vous aurez ainsi le côté brillant et extérieur de notre ennemi.
Moi, en bas, dans l'ombre, j'étudierai le dessous de l'existence, l'envers. Je fouillerai le passé, je descendrai dans les détails les plus intimes. Je puis passer partout, moi, suivre un homme jour et nuit le long des rues, stationner sous les portes cochères, arracher la vérité à des fournisseurs, offrir un canon sur le comptoir à des domestiques... Jamais on ne se défiera de moi. Je suis peuple, moi; quand j'ai une blouse et une casquette, je ne suis pas déguisé.
M. de Breulh se leva enthousiasmé.
C'était un intérêt énorme, palpitant, qui tombait dans son existence si désœuvrée.
Il allait avoir une préoccupation constante de toutes les heures, qui remplirait ses journées si souvent longues et vides.
C'était une partie, cela, une vraie, poignante, dont l'enjeu était la vie de trois
personnes, et qui ne ressemblait en rien à ses parties autour du tapis vert, où il risquait insoucieusement des poignées de louis, perdant ou gagnant sans plaisir ni peine, sans seulement ressentir une émotion.
—Oui! je suis à vous! s'écria-t-il. Et s'il faut de l'argent, beaucoup d'argent, souvenez-vous que je suis immensément riche.
Le jeune peintre n'eut pas le temps de répondre, on frappait fort rudement à la porte de la bibliothèque.
—Ah ça!... murmura le gentilhomme, dont les sourcils s'enfoncèrent, qui est-ce qui se permet chez moi...
Il s'arrêta court. Au même moment une voix de femme se faisait entendre; elle criait:
—Gontran!... c'est moi!... Êtes-vous fou!... Ouvrez donc!...
M. de Breulh se frappa le front.
—Eh!... fit-il, c'est Mme de Bois-d'Ardon.
Il ne se trompait pas. Le verrou retiré, la vicomtesse se précipita dans la bibliothèque, selon son habitude, à la manière des tourbillons, et courut se jeter sur un divan.
Alors, André aussi bien que M. de Breulh purent remarquer combien ses traits charmants étaient décomposés, et combien il coulait de larmes de ses jolis yeux, qu'elle essuyait incessamment.
M. de Breulh ne laissa pas que d'être un peu effrayé. Mme de Bois-d'Ardon pleurer, au risque de se gâter le teint, ce ne pouvait être que pour une vraie catastrophe, ou pour rien...
—Qu'avez-vous, ma chère Clotilde, demanda-t-il affectueusement, que vous arrive-t-il?
—Ah!... un grand malheur! C'est-à-dire que je n'ose réfléchir à ce que j'ai entrevu. Mais vous pouvez peut-être me sauver..
—Si je le puis...
—Avez-vous vingt mille francs à me prêter?
M. de Breulh respira, et même ne put s'empêcher de sourire.
—S'il ne s'agit que de cela, dit-il, soyez sauvée.
—Ah!... c'est qu'il me les faut tout de suite, là, à l'instant.
—Je ne les ai pas ici; mais je puis les avoir dans une demi-heure.
—Bien, alors.
M. de Breulh écrivit rapidement dix lignes qu'il remit à un valet de pied en lui recommandant de se hâter.
—Merci, s'écria la vicomtesse, merci mille fois; mais ce n'est pas tout encore, outre l'argent il me faut un conseil.
Supposant que Mme de Bois-d'Ardon devait souhaiter se trouver seule avec M. de Breulh, André s'apprêta discrètement à se retirer.
Mais la jeune femme, d'un geste amical et gracieux, le retint.
—Restez, monsieur André, dit-elle, restez, vous n'êtes pas de trop.
Et comme il hésitait encore:
—Il va être question, ajouta-t-elle, d'une personne qui vous tient bien fort au cœur.
—De Mlle de Mussidan, peut-être?
—Précisément. Ah!... vous n'avez plus envie de vous éloigner, j'espère!...
De sa vie, l'aimable vicomtesse n'a pu rester cinq minutes de suite sur la même impression, surtout si cette impression est triste. Elle s'en excuse en affirmant que le sérieux est hors de sa nature.
Entrée chez M. de Breulh sous le poids d'une émotion poignante, elle oubliait la gravité de sa situation, pour n'en plus voir que le côté comique.
—Véritablement, mon cher Gontran, reprit-elle, jamais on n'a vu une aventure aussi surprenante que celle qui vous vaut ma visite. Il n'y a qu'à moi qu'il arrive des choses pareilles!
Encore une prétention de Mme de Bois-d'Ardon. Elle est persuadée que sa vie n'est qu'une longue suite d'incidents tout à fait particuliers.
—Je vous écoute, ma chère Clotilde, dit M. de Breulh.
—Et vous ne perdrez pas votre temps, allez! Imaginez-vous que ce matin, c'est-à-dire il y a deux heures, j'étais horriblement en retard, ayant eu pour le moins une vingtaine de visites. J'allais monter m'habiller, quand on m'a annoncé encore un visiteur. J'étais furieuse, mais l'importun arrivait sur les talons du valet de pied; il me voyait de l'antichambre, impossible de le congédier. Bien malgré moi, je donne l'ordre de le faire entrer. Il entre. Devinez quel était ce visiteur? Je vous le donne en dix, en cent, ou mille... Y êtes-vous?
—Pas du tout.
—Eh bien!... c'était le marquis de Croisenois.
—Le frère de ce Croisenois disparu si mystérieusement il y a une vingtaine d'années?
—Lui-même.
—Il est donc de vos amis?
—C'est-à-dire que je ne le connais pas du tout. Je l'ai rencontré dans le monde, je dois avoir dansé avec lui; il me salue au bois, et c'est tout.
—Et il venait comme cela...
D'un joli geste mutin, la vicomtesse imposa le silence à M. de Breulh.
—Chut donc! fit-elle d'un petit ton fâché, vous me coupez tous mes effets. Oui, il venait comme cela. C'est d'ailleurs un fort joli cavalier, mis avec goût, fort aimable, causant bien. Il se présentait chez moi sous le meilleur patronage. Il m'arrivait porteur d'une lettre de recommandation d'une vieille amie de ma grand'mère et de la vôtre, la marquise d'Arlange; vous la connaissez bien.
—N'est-ce pas cette excentrique personne qui est la grand'mère de la jeune comtesse de Commarin?
—Juste!... Moi d'abord je raffole de cette vieille femme; elle jure comme un sapeur, et quand elle se met à raconter des histoires de sa jeunesse, elle est «épatante.»
Ce dernier mot fit bondir André sur sa chaise. Il était fort naïf. Il ne connaissait de femme de l'aristocratie que Sabine, et, selon lui, toutes devaient ressembler à ce parfait modèle.
Il ignorait que, pour l'heure, les jeunes femmes du monde, des meilleures et des plus honnêtes en réalité, se donnent un mal affreux pour affecter le plus détestable ton possible. Peut-être croient-elles ainsi faire preuve de désinvolture, d'indépendance et d'esprit.
Émailler leur conversation de tous les mots d'argot qu'elles peuvent accrocher sur les lèvres de leurs frères ou de leur mari, leur procure un vif plaisir.
Ressembler le plus qu'elles peuvent à ces «demoiselles,» qu'elles appellent «des horreurs,» mais dont elles copient les façons et singent les toilettes, paraît être leur plus chère ambition.
Mme de Bois-d'Ardon raconte, non sans orgueil, que deux ou trois fois dans sa vie elle a été prise pour une... «demoiselle.» C'est la grande mode.
Cependant, elle poursuivait:
—Dans la lettre que me remit M. de Croisenois, la marquise d'Arlange me disait qu'il est fort de ses amis, et me priait de lui rendre, pour l'amour d'elle, un grand service qu'il avait à me demander.
—Eh!... que ne l'accompagnait-elle!
—Pas moyen, elle est clouée sur son lit par des rhumatismes. Raison de plus pour bien accueillir son protégé. Me voilà donc le faisant asseoir et m'efforçant de le mettre à l'aise pour me présenter sa requête. Pour de l'esprit, il en a. Il m'a conté une histoire d'une demoiselle des Variétés et de M. de Clinchan, qui est tout ce qu'on peut rêver de plus... pittoresque.
Je m'amusais divinement, quand voilà que tout à coup j'entends dans le vestibule comme une dispute. On parlait, on criait, on jurait, et j'allais sonner pour m'informer, quand la porte s'ouvre, et je vois paraître Van Klopen, rouge, l'œil allumé...
—Van Klopen?...
—Eh! oui, mon tailleur. Tout d'abord je me dis: «S'il pénètre ainsi, c'est qu'il vient d'imaginer quelque nouveau modèle plein de chic, et qu'il veut me le soumettre.» Point. Savez-vous ce qu'il voulait, le coquin?
M. de Breulh garda son sérieux, mais un sourire pétilla dans son œil.
—Je gagerais, fit-il, qu'il voulait de l'argent.
La vicomtesse parut confondue de cette perspicacité.
—C'est pourtant vrai!... répondit-elle d'un ton grave. Il venait me présenter ma facture chez moi, dans mon salon, devant un étranger; il était entré malgré mes gens! Qui jamais se fût attendu à un tel excès d'impudence de la part de Van Klopen, un homme qui fournit la plus haute société!...
—Oui, c'est inimaginable.
—Aussi ai-je été indignée, et lui ai-je ordonné de sortir sur-le-champ. Je me figurais qu'il allait se retirer en se confondant en excuses. Quelle erreur! Voilà un coquin qui se met à se fâcher, à parler tout haut, et qui me menace, si je ne le paye pas sur-le-champ de s'adresser à mon mari.
M. de Bois-d'Ardon est le plus généreux des époux; il donne à sa femme, tous les mois, une somme considérable pour sa toilette; mais sur l'article dettes, il ne plaisante pas. M. de Breulh le savait.
—Terrible menace, fit-il. La facture était donc bien importante?
—Elle s'élevait à dix-neuf mille et tant de cents francs!... Vous concevez ma frayeur; elle était si grande que, toute rouge de honte, je priai humblement Van Klopen de patienter, lui promettant de passer chez lui dans la journée avec un acompte; mais ma faiblesse redoubla son audace, et perdant toute mesure, il osa s'asseoir sur un fauteuil, déclarant qu'il ne s'en irait pas avant d'avoir reçu de l'argent ou vu mon mari.
M. de Breulh eut un geste dont la vue seule eût fait frissonner le couturier des reines.
—Que faisait donc M. de Croisenois? s'écria-t-il.
—Il n'avait rien dit jusqu'alors. Mais sur cette insolence, il se leva, tira un portefeuille et le lança à la figure de Van Klopen en lui disant: «Paye-toi, drôle, et sors!»
—Et il est sorti?
—Oh! pas ainsi. «Il faut, monsieur, a-t-il dit au marquis de Croisenois, que je vous donne une quittance.» Et, en effet, il a sorti de sa poche de quoi écrire, et je l'ai vu mettre au bas de la facture: «Reçu de M. de Croisenois, pour le compte de Mme la vicomtesse de Bois-d'Ardon la somme de....., etc., etc.»
—Oh! fit M. de Breulh sur trois tons différents, oh! oh! J'imagine du moins qu'après le départ du sieur Van Klopen, M. de Croisenois n'a plus hésité à vous présenter sa requête!
La vicomtesse hocha la tête d'un air singulier.
—C'est ce qui vous trompe, répondit-elle, il n'a plus parlé que de se retirer, j'ai eu toutes les peines du monde à lui arracher son secret.
—Enfin que voulait-il?
—Il venait m'avouer qu'il est amoureux fou de Mlle de Mussidan, et me prier de le présenter à Octave et me conjurer de le servir de toute mon influence.
André et M. de Breulh se dressèrent, comme cinglés par une même secousse électrique.
—C'est lui!... s'écrièrent-ils ensemble.
Le mouvement fut à la fois si brusque et si menaçant que Mme de Bois-d'Ardon ne put retenir un petit cri de surprise.
—Lui!... interrogea-t-elle, toute brûlante de curiosité, que voulez-vous dire?
—Que votre marquis de Croisenois est un misérable qui a surpris la bonne foi de Mme d'Arlange.
—Je suis loin d'affirmer le contraire, mais je crois...
—Avant tout, ma chère Clotilde, écoutez nos raisons.
Et aussitôt, avec une vivacité extrême, M. de Breulh mit la vicomtesse au courant de la situation, lui montra la lettre si cruellement significative de Sabine et lui exposa presque mot pour mot la déduction d'André.
Il fallait que Mme de Bois-d'Ardon fût terriblement intéressée, car elle n'interrompit pas une seule fois. Elle se contentait d'approuver ou d'improuver de la tête.
Lorsque le gentilhomme eut achevé:
—Tout cela est fort bien trouvé, reprit-elle d'un petit air capable qui lui allait à merveille. Le malheur est que votre raisonnement pèche absolument par la base.
—Par exemple!
—Vous doutez? Alors, je prouve. Voici un prétendant mystérieux qui se dessine, n'est-ce pas. Très bien. S'il obtenait la main de cette pauvre Sabine, à quoi la devrait-il? A un incompréhensible pouvoir sur le comte et la comtesse de Mussidan, à des manœuvres infâmes, à des menaces.
—Il me semble que cela saute aux yeux.
—Oui, mon cher Gontran, oui, mais il est évident aussi que cet inconnu doit avoir des relations avec la famille dont il va faire le désespoir. On ne tient pas à sa merci des étrangers. Or, M. de Croisenois n'a jamais mis les pieds à l'hôtel de Mussidan. Il connaît si peu Octave, qu'il est venu me demander de le présenter.
Si précieuse et si péremptoire était cette observation, que M. de Breulh en resta tout interdit.
—Diable! murmura-t-il, l'objection est forte.
Mais André n'était pas d'un caractère à se laisser si aisément déconcerter.
—J'avoue, fit-il, que c'est une circonstance singulière et peu explicable. Est-ce un habile artifice destiné à dépister les informations et les on dit du monde? J'incline à le croire. Ce qui est sûr, c'est que plus je réfléchis à la scène que vient de vous décrire madame la vicomtesse, plus je sens grandir et se fortifier mes soupçons.
—Cependant, monsieur.
—Excusez-moi, madame, si j'ose vous interrompre; mais il me semble entrevoir des particularités qui peuvent nous éclairer. Permettez que nous revenions à ce qui s'est passé chez vous. Est-ce que le procédé de ce tailleur ne vous a pas paru étrange?
—Monstrueux, monsieur, révoltant, inouï!
—Car vous étiez pour lui une bonne pratique?
—Sa meilleure. J'ai dépensé chez lui une fortune.
André eut un mouvement de satisfaction.
—Très bien! fit-il. Voici donc que notre point de départ est déjà un fait anormal.
Tel n'était pas l'avis de M. de Breulh.
—Pas si anormal que vous croyez, objecta-t-il. J'ai ouï dire que l'illustre Van Klopen ne plaisante pas quand on lui doit de l'argent. N'a-t-il pas traîné la marquise de Reversay devant les tribunaux?
—D'accord! Reste à savoir s'il avait osé s'asseoir dans son salon devant un étranger.
—Reste à savoir, aussi, insista la vicomtesse, si elle lui avait donné 17,000 francs d'acompte comme moi le mois dernier.
—L'insulte n'en est que plus inexplicable, prononça André, mais passons.
Il se retourna vers M. de Breulh et poursuivit:
—Connaissez-vous M. de Croisenois?
—Oh!... fort peu. Je sais qu'il est d'une très grande famille, je sais que son frère aîné Georges, disparu si singulièrement, était fort estimé; hormis cela...
—Est-il riche?
—On m'a assuré que d'un jour à l'autre, il peut être envoyé en possession d'un héritage fort considérable. En attendant, je lui crois plus de dettes que de rentes.
—Et cependant, il avait à point nommé 20,000 francs dans sa poche. C'est une fort grosse somme d'abord, qu'on porte rarement sur soi en visite, et qui de plus s'est trouvée être juste la somme nécessaire.
Depuis un moment André ne se ressemblait plus. Lui si réservé d'ordinaire, il s'était pour ainsi dire emparé de la situation. C'est d'un air d'autorité, presque d'un ton impérieux, qu'il multipliait ses questions, comme si la grandeur de sa passion lui eût donné des droits.
—Donc, reprit-il, encore une circonstance bizarre à noter. Je prierai maintenant madame la vicomtesse de bien rassembler ses souvenirs. Qu'a dit Van Klopen en recevant le portefeuille à travers la figure?
—Rien.
—Quoi! pas un mot? Il a accepté cette insulte sans sourciller, froidement, paisiblement? Il n'a seulement pas engagé cet étranger à se mêler de ses affaires?
—En effet, c'est drôle, et moi...
—Oh! attendez. Le tailleur a-t-il ouvert le portefeuille et compté les billets de banque?
Mme de Bois-d'Ardon parut faire un énergique appel à sa mémoire:
—Cela, répondit-elle avec une visible hésitation, je ne saurais le dire. J'étais, vous le comprenez, très émue et très troublée. Cependant, il me semble, j'affirmerais presque... je jurerais que je n'ai pas vu de billets entre les mains de Van Klopen.
La physionomie d'André rayonnait.
—De mieux en mieux!... s'écria-t-il. On lui a dit: «Paye-toi,» à ce couturier, et il s'est tenu pour payé. Il n'a pas douté une minute que le portefeuille ne contînt vingt mille francs, et il l'a empoché. Observons de plus que, par un hasard admirable, M. de Croisenois n'avait dans ce portefeuille ni une lettre, ni une adresse, ni un papier, rien en un mot, que ces vingt mille francs.
—Il est certain, murmura M. de Breulh, que tout cela n'est pas absolument naturel.
—Bast! je vois mieux encore. Entre le total de la facture et le contenu du portefeuille, il y avait bien une petite différence.
—Oui, répondit Mme de Bois-d'Ardon, cent trente ou cent cinquante francs, je ne sais plus au juste.
—Parfait!... Et cette différence, le tailleur l'a-t-il rendue?
—Non: seulement, il était lui-même très agité.
—Le croyez-vous, madame? Est-ce donc pour cela qu'il avait si naturellement dans sa poche de quoi écrire, de quoi donner un reçu?
L'insoucieuse vicomtesse était atterrée. Il lui semblait qu'elle avait eu devant les yeux un brouillard épais, et qu'il se dissipait.
L'infortunée se tordait les mains de désespoir.
—Puis, reprit André, comment était libellée cette quittance? Au nom de M. de Croisenois. Ils se connaissaient donc? Enfin, comme Van Klopen est un
homme prudent un affaires, il ajoute: «Pour le compte de Mme la vicomtesse de Bois-d'Ardon.»
M. de Breulh était enthousiasmé.
—La complicité est comme prouvée! s'écria-t-il.
—Une dernière particularité nous fixera. Qu'est devenue la facture du sieur Van Klopen, cette facture portant reçu?
Il s'interrompit; Mme de Bois-d'Ardon était devenue fort pâle, elle frissonnait.
—Ah!... balbutia-t-elle, quelque chose me disait bien que j'étais sous le coup de quelque malheur affreux. C'est pour cela, Gontran, que je voulais vous demander un conseil.
—Parlez, ma chère Clotilde.
—Eh!... ne comprenez-vous pas que je ne l'ai pas, cette facture. M. de Croisenois l'a froissée d'un air furieux, puis il l'a mise dans sa poche comme par distraction. Je n'ai pas osé la lui demander sur le moment.
André triomphait.
—Eh bien!... s'écria-t-il, la comédie est-elle assez évidente? M. de Croisenois avait besoin de votre influence, madame; il a voulu vous mettre dans l'impossibilité de la lui marchander. Admettez que vous n'ayez pas été assez généreuse pour vous intéresser à lui, ne vous croiriez-vous pas engagée par le seul fait de ces vingt mille francs si généreusement prêtés?
—Oui, c'est vrai, c'est vrai...
Maintes fois déjà en sa vie, l'aimable vicomtesse de Bois-d'Ardon s'était jetée à l'étourdie dans les aventures les plus périlleuses.
A vingt reprises, pour un caprice, pour une niaiserie, par dépit, par oisiveté, pour rien, elle avait risqué son nom, sa réputation, son bonheur et celui du son mari.
Elle avait eu parfois des transes terribles, mais jamais, autant qu'en ce moment, elle ne s'était sentie le cœur serré par une affreuse angoisse.
—Mon Dieu! murmura-t-elle, pourquoi m'effrayer ainsi? Ce n'est pas généreux. Que voulez-vous que M. de Croisenois fasse de cette quittance?
Ce qu'il pouvait en faire!... Elle ne le sentait que trop, et cependant, par une faiblesse d'esprit inconcevable bien que très commune, elle se refusait, pour ainsi dire, à constater le danger, à le reconnaître.
—Ce qu'il fera, répondit M. de Breulh, rien, si vous embrassez sa cause avec chaleur. Mais hésitez à le servir, et vous verrez s'il ne vous fait pas sentir que bon gré mal gré vous devez être son alliée, parce qu'il tient votre honneur entre ses mains.
—Et malheureusement, approuva André, la réputation d'une femme a toujours été à la merci d'un infâme ou d'un fat.
Mme de Bois-d'Ardon essaya encore de protester.
—Oh! vous exagérez, fit-elle du ton d'un enfant qui commence à douter de Croquemitaine, vous vous créez des fantômes.
—Eh quoi! fit tristement M. de Breulh. En êtes-vous à ignorer que par les folies de luxe et les rages de toilettes qui courent, les femmes du monde qui se conduisent mal passent pour ruiner leurs amants aussi lestement que les filles les plus adroites? Mais c'est archi-connu, cela!...
—Quelle honte!...
—Que demain, à son club, M. de Croisenois dise: «Cette petite Bois-d'Ardon me coûte les yeux de la tête!» puis qu'il montre négligemment votre facture de vingt mille francs, acquittée à son nom, que pensera-t-on, je vous le demande?
—On me fera bien l'honneur, je suppose...
—Non, Clotilde, non, on ne vous fera aucun honneur. Qui diable ira s'imaginer que c'est là un prêt? On dira simplement: «Cette chère vicomtesse est horriblement coquette, l'argent que son mari lui donne ne suffisant pas à son appétit, voici qu'elle grignotte Croisenois!» Et on rira. Cela ne va-t-il pas de soi et ne se voit-il pas tous les jours? Vous savez des exemples. Et si le misérable y tient, huit jours plus tard le propos arrivera aux oreilles de Bois-d'Ardon, embelli, enjolivé, envenimé...
L'infortunée vicomtesse se tordait les mains de désespoir.
—Ah! c'est affreux!... disait-elle, c'est horrible!... Savez-vous que c'est à peine si mon mari douterait! Il prétend qu'une femme qui, comme moi, suit les modes et est citée parmi les plus élégantes, est capable de tout pour conserver une supériorité qui désole les autres femmes. Oui, il dit cela, et il le croit...
Le silence d'André et de M. de Breulh apprit à la vicomtesse que leur avis était absolument celui de M. de Bois-d'Ardon.
—Ah! maudits chiffons, poursuivit-elle, misérables toilettes!... Moi qui ai si bien tout pour être la plus heureuse des femmes. Non, je le jure, je ne ferai plus de dettes!...
Ces héroïques résolutions, Mme de Bois-d'Ardon ne manque jamais de les prendre après chaque folie un peu forte. Mais serments de coquette et serments d'ivrogne se ressemblent. Elle oublie vite ses repentirs périodiques.
—Enfin, reprit-elle, comment sortir de là, mon bon Gontran? J'espérais que vous me trouveriez un expédient. Si vous alliez redemander cette malheureuse facture à M. de Croisenois?
M. de Breulh réfléchit un moment.
—Je le puis, certes, répondit-il; mais cette démarche, loin de vous être utile, vous nuirait. Ai-je des preuves décisives de l'infamie de M. de Croisenois? Non. Il niera tout et n'en clabaudera pas moins. Aller le trouver, c'est lui dire que vous avez pénétré ses desseins, c'est vous préparer une inimitié mortelle.
—Sans compter, reprit André, que cette réclamation mettrait M. de Croisenois sur ses gardes, et qu'une fois prévenu il nous échapperait.
L'infortunée vicomtesse courbait le front sous ces objections si concluantes.
—Suis-je donc perdue! s'écria-t-elle, éclatant en sanglots. Suis-je pour toute ma vie au pouvoir de cet être odieux, condamnée à lui obéir quand même, réduite à trembler sous son regard comme l'esclave sous le fouet!
Mais André avait eu le temps d'étudier la situation et de reconnaître ses avantages.
—Non, madame, répondit-il, non, rassurez-vous. Avant longtemps, je l'espère, j'aurai mis M. de Croisenois hors d'état de nuire à qui que ce soit. Une question, pourtant, une seule: Qu'avez-vous répondu à sa demande de présentation?
—Rien de positif; je pensais à vous et à Sabine.
—Oh!... en ce cas, madame, dormez tranquille. Tant qu'il aura l'espoir de gagner votre influence, M. de Croisenois se gardera de troubler votre repos. Servez-le donc, ne soufflez mot de la facture, témoignez-lui estime et amitié, ouvrez-lui les portes de l'hôtel de Mussidan, appuyez-le, chantez ses louanges.
—Mais vous, monsieur, vous...
—Moi, madame, aidé de M. de Breulh, je travaillerai à démasquer l'infâme, et notre tâche sera d'autant plus facile que sa sécurité sera d'autant plus grande...
Il s'interrompit; le domestique dépêché par M. de Breulh-Faverlay revenait avec les fonds.
Lorsqu'il se fut retiré, le gentilhomme prit les vingt billets de banque, et les présentant à la jeune femme:
—Voici toujours, ma chère Clotilde, lui dit-il, de quoi payer le Croisenois. Si vous m'en croyez, vous lui enverrez cela ce soir même, avec un billet tout gracieux...
—Merci, Gontran, je ferai ce que vous dites.
—Surtout, glissez dans votre lettre un mot d'espoir au sujet de la présentation. Qu'en pense maître André?
Maître André était fort préoccupé.
—Je pense, répondit-il, que si on pouvait obtenir du Croisenois un reçu de cette somme, ce serait toujours cela de gagné.
—Plaisantez-vous?
—Pas du tout.
—Ce serait éveiller les soupçons du drôle.
—Qui sait!... murmura le jeune peintre, en s'y prenant bien!...
Et se retournant vers Mme de Bois-d'Ardon:
—Il est impossible, continua-t-il, que madame la vicomtesse n'ait pas à son service quelque camériste bien futée...
—J'en ai une plus fine que l'ambre.
—Eh bien! ne peut-on pas remettre à cette fille la lettre et les billets de banque séparément? On lui aura fait la leçon d'avance. En arrivant chez M. de Croisenois, elle semblera épouvantée de la somme qu'elle apporte, elle semblera habilement maladroite, elle aura des défiances ridicules; bref, elle exigera un reçu qui dégage sa responsabilité.
—Ah! comme cela, oui, la chose est faisable.
—Et elle sera faite, je vous le garantis, affirma la vicomtesse. Joséphine n'a pas sa pareille pour jouer la comédie.
A ces idées de comédie, de tromperie, de ruse, le sourire refleurissait sur les lèvres de la jolie vicomtesse. La fermeté d'André et de M. de Breulh dissipait toutes ses inquiétudes. Elle ne pouvait croire que, protégée par ces deux hommes, elle courût le moindre danger.
—De plus, reprit-elle, fiez-vous à moi pour endormir le Croisenois. Avant quinze jours, je veux être sa confidente, et tout ce qu'il me dira, vous le saurez.
Elle eut un joli geste de menace, et poursuivit:
—C'est de franc jeu, n'est-ce pas? Pourquoi venir me «monter un coup?» C'est odieux... Et ce Van Klopen, qui «était de l'affaire!» A qui se fier, bon Dieu! Un homme sans rival pour inventer un costume. Qui est-ce qui m'habillera maintenant? Car il faut que je le «lâche,» il n'y a pas à dire!...
Le naturel revenait au galop, et l'argot aussi. La vicomtesse se leva.
—Allons! fit-elle, «je me la casse.» J'ai quatre amis de Bois-d'Ardon à dîner ce soir. Adieu, ou plutôt au revoir.
Et, légère, toute souriante, elle regagna sa voiture.
—Voilà comme elles sont toutes aujourd'hui! s'écria M. de Breulh. Et encore celle-ci a du cœur, si elle n'a pas de cervelle.
Mais André était trop à son idée fixe pour relever l'observation.
—Maintenant, s'écria-t-il, le Croisenois est à nous. Notre point de départ est trouvé. Il tient M. de Mussidan comme il croit tenir Mme de Bois-d'Ardon. Nous connaissons les façons de travailler de cet honorable gentilhomme, il vous vole vos secrets et il vous fait chanter après... Mais nous sommes là: M. de Mussidan ne chantera pas...
XXV
Être le maître du plus confortable des intérieurs, y trouver toutes ses aises, avoir pris la délicieuse habitude d'y cuver en paix les égoïstes jouissances du célibataire, puis, tout à coup, être dépossédé!
Peut-on imaginer un plus affreux supplice.
Ce fut précisément celui du docteur Hortebize, lorsque le bon père Tantaine au nom de B. Mascarot, vint le prier de donner l'hospitalité à Paul Violaine.
Il pâlit et frémit, l'aimable épicurien, à la seule idée de cette invasion. Partager son appartement ou en être chassé par les huissiers lui semblait tout un.
Il vit, comme en un tableau sombre, sa vie dérangée, ses habitudes troublées, sa liberté compromise.
Que faire, que devenir, où aller, quels plaisirs prendre, avec ce garçon pour commensal obligé, dormant sous son toit, mangeant à sa table, le suivant dehors, pendu à son paletot comme le moutard au tablier de sa bonne?
Plus de délicats dîners au restaurant, en compagnie de spirituels gourmets. Plus de ces visites mystérieuses qu'il attendait souvent avec impatience, le soir, les rideaux tirés, après avoir envoyé ses domestiques au spectacle.
Aussi, de quel cœur il vouait au diable l'honorable placeur et son intéressant protégé.
Mais l'idée ne lui vint pas d'essayer seulement de se soustraire à cette écœurante corvée.
Initié presque complétement aux projets de B. Mascarot, il sentait que surveiller Paul pendant les premiers jours était d'une importance capitale.
Il fallait le dépayser, ce garçon, le dérouter, l'étourdir, le transformer, creuser entre son passé et le présent un si profond abîme, qu'il ne pût revenir sur ses pas.
N'était-il pas indispensable, sans dire absolument la vérité à Paul, de le préparer à l'entendre? On devait aguerrir son esprit contre les révoltes, sinon probables, du moins possibles, de sa conscience au dernier moment.
Le docteur se résigna donc et sut faire, comme on le dit vulgairement, contre fortune bon cœur.
Paul trouva en lui le plus agréable des compagnons, un spirituel causeur, un conseiller facile, prêchant une morale à la douce et une philosophie sans scrupules.
Pendant cinq jours, ils ne se quittèrent pas, déjeunant dans les grands restaurants, se promenant au bois, dînant au club du docteur.
Quant à leurs soirées, elles étaient prises.
Ils les passaient exactement chez M. Martin-Rigal. Le docteur jouait avec le banquier, lorsqu'il n'était pas sorti,—et Paul et Flavie causaient, à demi-voix, ou faisaient de la musique.
Mais rien n'est éternel ici-bas.
Le cinquième jour de cette agréable existence, le bon Tantaine parut, annonçant qu'il venait chercher Paul et son bagage.
—Je vous ai déniché et arrangé, lui dit-il, le plus charmant réduit qu'on puisse rêver. Dame!... c'est beaucoup moins beau qu'ici, mais tout y est conforme à la position qu'il convient que vous affichiez.
—Où est-ce?
Le bonhomme eut un sourire qui voulait être très malicieux:
—J'ai songé à économiser vos chaussures, répondit-il, vous ne serez pas à une lieue de chez M. Martin-Rigal.
—Partons donc!... s'écria le jeune homme, que la curiosité ardait.
Comme factotum, le vieux clerc n'a pas son pareil. Il sait tout, connaît tout, prévoit tout, pense à tout.
Paul dut s'en convaincre au premier coup d'œil donné à sa nouvelle demeure.
C'est rue Montmartre, presque au coin de la rue Joquelet, que le père Tantaine avait rencontré ce qu'il cherchait.
C'était bien, ainsi qu'il l'avait fait pressentir, le logis modeste d'un artiste à ses débuts, mais d'un artiste ayant déjà vaincu les premières difficultés, songeant à l'avenir et se préoccupant du bien-être présent.
L'appartement, situé au troisième étage, se composait d'une petite entrée, de deux jolies pièces et d'un assez grand cabinet de toilette. Une des pièces était la chambre à coucher, l'autre était disposée en petit salon de travail, et près de la fenêtre se trouvait un piano.
Meubles, rideaux, tentures, bibelots, tout était propre, rien n'était neuf.
Une particularité frappa Paul.
Cet appartement, qu'on lui disait loué et meublé pour lui depuis trois jours seulement, paraissait habité. La vie y palpitait. Ou eût juré que le locataire venait de sortir à la minute, et qu'il allait rentrer.
Tout, depuis le lit qu'on aurait supposé tiède encore, jusqu'aux bouts de bougie des candélabres, trahissait des habitudes quotidiennes non interrompues.
Il y avait, sous le lit, des pantouffles qui avaient servi, le feu du matin n'était pas tout à fait éteint, on apercevait dans l'âtre des bouts de cigare, sur la table du salon de travail était une feuille de papier de musique, où on avait commencé de noter un air.
Cette sensation de la présence d'un maître était si forte, que Paul ne put s'empêcher de s'écrier:
—Mais cet appartement est habité, monsieur, nous sommes chez quelqu'un.
—Nous sommes chez vous, mon enfant.
—Maintenant, peut-être, parce que vous aurez acheté ici tout en bloc; mais celui qui vous a vendu son mobilier ne fait que de partir...
Le doux Tantaine avait l'air ravi d'un écolier après une espièglerie.
—Depuis plus d'un an, répondit-il, le seul locataire de céans, c'est vous. Ne reconnaîtriez-vous plus votre logis?
Paul écoutait bouche béante, flairant une mystification ou un mystère.
—Quelle plaisanterie! dit-il, pour dire quelque chose.
—De ma vie je n'ai été aussi sérieux. Voici plus d'une année que vous avez installé vos pénates ici. En voulez-vous une preuve? Je vais vous la donner.
Il n'attendit pas la réponse. Il courut se pencher au-dessus de la cage de l'escalier, et, de toutes ses forces, cria:
—Mère Brigot!... Ohé!... Montez donc!...
Puis revenant à Paul:
—C'est la concierge de la maison, dit-il, vous allez voir.
Au même moment, une grosse vieille, répugnante d'obésité, au nez écarlate ayant une mine obséquieuse que démentait son petit œil méchant caché sous de gros sourcils gris, fit son entrée dans l'appartement.
—Bonjour la mère, lui dit le vieux clerc d'huissier; je vous ai appelée pour un petit renseignement...
—Bien à votre service, monsieur Tantaine.
Du doigt, le bonhomme montra Paul, tout en continuant à s'adresser à la portière.
—Vous connaissez monsieur? demanda-t-il.
—Cette malice! Un locataire.
—Comment se nomme-t-il?
—Paul.
—Tout court?
—Mais oui; Paul de Rien-Avec, autrement dit. N'allez-vous pas lui reprocher de n'avoir connu ni père ni mère...
—Quelle est sa profession?
—Artiste donc! il donne des leçons de piano, il compose des airs et il copie de la musique.
Il fut saisi d'un tel effroi qu'il se laissa tomber sur
un fauteuil.
—Que gagne-t-il à ce métier?
—Ah!... je n'ai pas compté avec lui. A vue de nez, ça doit aller dans les trois ou quatre cents francs par mois.
—Et cette somme lui suffit?
—Certainement. Mais dame! c'est si sage, si économe! une vraie fille, quoi! Au point que moi qui ai une demoiselle, je voudrais qu'elle lui ressemblât. Et travailleur, et distingué, et propre...
Elle sortit sa tabatière, huma une copieuse prise, et, avec l'accent d'une conviction bien arrêtée, ajouta:
—Et joli garçon!...
L'air connaisseur de la grosse femme parut réjouir beaucoup le bon Tantaine. Cependant il poursuivit:
—Pour être si bien informée, il faut que vous connaissiez M. Paul depuis longtemps, et qu'il vous ait parlé de ses affaires.
—Pardine!... il y aura quinze mois, au terme prochain qu'il a emménagé ici, et depuis ce temps, tous les jours que le bon Dieu fait, c'est moi qui arrange son ménage...
—Savez-vous où il logeait avant?
—Naturellement, puisque je suis allée aux renseignements. Il demeurait rue Jacob, de l'autre côté de l'eau. On l'y a même bien regretté, allez, mais il fallait qu'il se rapprochât de son travail, qui est ici près, rue Richelieu, à la bibliothèque.
D'un geste, le bonhomme arrêta la portière.
—Cela suffit, mère Brigot, dit-il, laissez-moi seul avec monsieur.
Ce bizarre, ce surprenant interrogatoire, Paul l'avait écouté de l'air ahuri d'un homme qui se tâte pour savoir au juste s'il dort ou s'il veille, s'il vit ou s'il rêve.
Le doux père Tantaine, lui, ferma soigneusement la porte sur les talons de la portière, et revint vers son protégé en riant aux éclats trop fort pour que son rire fût complétement naturel.
—Eh bien! lui demanda-t-il, que dites-vous de l'aventure?
Paul fut bien deux minutes au moins pour recouvrer la parole. Il faisait d'héroïques efforts pour rassembler ses idées en déroute, il appelait à la rescousse sa fermeté vacillante.
Il se rappelait les conseils que depuis cinq jours le docteur Hortebize lui chantait sur tous les tons: «Attendez-vous aux événements les plus extraordinaires, ne vous étonnez de rien, soyez prêt à tout.»
Pour un premier assaut, sa contenance ne fut pas trop fâcheuse.
—Je suppose, monsieur, reprit-il enfin, que vous avez fait la leçon à cette femme.
La grimace du vieux clerc ne laissait pas de doute sur le vif désappointement que lui causa cette réponse.
—Diable!... fit-il d'un ton d'ironie qu'il ne prit pas la peine de dissimuler, si c'est là tout ce que vous avez compris, nous ne sommes pas près de nous entendre!
Cette raillerie devait piquer la vanité toujours à vif du protégé de B. Mascarot.
—Pardon, reprit-il d'un air gourmé, je comprends que cette scène n'est qu'une préface, et j'attends le roman.
Cela fut dit avec une belle assurance qui enchanta le vieux clerc d'huissier.
—Oui, mon enfant, s'écria-t-il tout attendri d'une effusion paternelle, oui, ce n'est qu'une préface indispensable! Le roman, on te le révélera quand le moment propice sera venu, et tu verras quel magnifique rôle on t'y réserve, et tu comprendras quel succès t'attend, si tu sais être un acteur de talent!
—Pourquoi ne pas dire la vérité tout de suite?
Le bonhomme hocha doucement la tête.
—Patience, répondit-il en revenant au «vous,» patience, impétueuse jeunesse! On n'a point bâti Paris en un jour. Laissez-vous guider, ô mon fils! laissez-nous mesurer le fardeau à vos forces, abandonnez-vous à nos lisières protectrices! C'en est assez pour aujourd'hui. Vous venez de recevoir votre première leçon, repassez-la, méditez-la.
—Une leçon?
—Ou une répétition, comme vous voudrez, oui, mon enfant. Ce que j'avais à vous apprendre, je l'ai mis en action, pour vous frapper plus vivement, pour le graver plus profondément dans votre esprit.
C'était précis, cela: il n'y avait ni à douter, ni à équivoquer, ni à hésiter.
—Tout ce que cette bonne femme a dit, poursuivit le doux Tantaine en appuyant sur chaque mot pour lui donner une valeur plus grande, tout ce qu'elle a répondu doit être la vérité. Donc, c'est la vérité. Quand vous serez arrivé à vous le persuader à vous-même, vous serez prêt pour la lutte; jusque-là, non. Souvenez-vous de ceci: on n'impose que les croyances auxquelles on ajoute lui. Il n'est pas un imposteur illustre qui n'ait été sa première dupe et sa plus entêtée.
A ce vilain mot: imposteur! le protégé de B. Mascarot ne fut pas maître d'un haut-le-corps. Il essaya de protester.
Mais ce fut une raison pour Tantaine d'insister sur son idée et de souligner sa réplique comme on accentue la phrase décisive qui livre la clé d'une situation indéchiffrable.
—Un de mes amis, prononça-t-il, a vécu dans l'intimité d'un faux Louis XVII, qui eût ses partisans, et il m'a raconté une foule de particularités de son existence. Ce garçon, qui était le fils d'un cordonnier d'Amiens, avait si parfaitement fait abstraction de soi pour se pénétrer de son personnage d'emprunt, que, mis inopinément en présence d'une fille de son pays, qui avait été sa maîtresse et qu'il avait aimée à la folie, il ne la reconnut pas.
—Oh!... interrompit Paul; quelle histoire!...
—Non, il ne la reconnut pas. Et voilà à quelle perfection vous devez prétendre. Ne souriez pas, le cas est sérieux. Il vous faut réussir à vous dégager totalement de vous-même pour entrer dans la peau d'un homme nouveau. Paul Violaine, le fils illégitime d'une petite mercière de Poitiers, le trop naïf amant de la Belle Rose, n'existe plus. Il est mort d'inanition dans un grenier de l'hôtel du Pérou, ainsi qu'en témoignerait au besoin Mme Loupias.
C'est qu'il ne plaisantait pas, le vieux clerc d'huissier.
Il avait arraché son masque de bénigne niaiserie, il avait cet accent irrésistible qui enfonce les idées comme des pointes acérées dans les cerveaux les plus rebelles.
—Vous dépouillerez, poursuivait-il, cet individualité importune comme un vêtement usé qu'on jette et qu'on oublie. Le succès est à ce prix. Et je ne vous commande pas seulement de perdre la mémoire de l'intelligence, celle-là n'est rien; je vous ordonne de perdre la mémoire du corps, qui est idiote, absurde, terrible, qui trahit toujours. Il ne faut pas que si, dans la rue, un inconnu crie: Violaine!... vous vous retourniez machinalement.
Si préparé que dût être Paul à cette leçon, il sentait sa raison vaciller comme la flamme d'une bougie au vent. Le cauchemar continuait.
—Qui suis-je?... balbutia-t-il.
Le doux Tantaine se permit un ricanement sardonique.
—La portière vous l'a dit, répondit-il, aussi bien, mieux même que je n'aurais su vous le dire. Vous avez nom Paul, tout court, vous avez été élevé aux Enfants-Trouvés, vous n'avez jamais connu vos parents. Voici quinze mois que vous habitez ici, et vous demeuriez l'an passée rue Jacob. Votre femme de ménage n'en sait pas davantage... Mais lorsque vous viendrez avec moi rue Jacob, les concierges vous reconnaîtront, et ils vous diront où était, avant, votre domicile; et si nous y allons, on se souviendra de vous pareillement.
—Et il me sera possible de remonter ainsi le passé?...
—Mon Dieu, oui, jusqu'au jour de votre naissance. Peut-être en cherchant bien, arriveriez-vous jusqu'à votre père...
—Oh!... monsieur!...
—A moins qu'il n'arrive jusqu'à vous.
Le front de Paul devenait de plus en plus soucieux.
—Mais si on me demandait des détails sur ma vie, sur ce que j'ai fait? Cela peut arriver; je puis être interrogé par M. Martin-Rigal, par Mlle Flavie...
—Nous y voici donc!... Eh bien! rassurez-vous; on vous communiquera des documents si explicites, si précis qu'il vous sera aisé de donner, heure par heure pour ainsi dire, l'emploi de vos vingt-trois ans.
—Mais alors, monsieur, il était donc, comme moi, musicien, compositeur, cet autre dont je prends la place?
Le vieux clerc d'huissier, impatienté, ne se gêna pas pour lâcher un maître juron.
—Sacrebleu!... s'écria-t-il, jouez-vous la simplicité? Vous ai-je dit que vous preniez la place de qui que ce soit? Que me parlez-vous d'un autre? Il n'y a que vous ici. Vous n'avez donc pas écouté la portière.
—Si, mais...
—Eh bien! elle vous l'a appris, vous êtes artiste. Vous vous êtes fait seul, comme les hommes qui ont du nerf. Est-ce que le talent a besoin de maître! Pour vivre en attendant que vos œuvres arrivent à l'Opéra, vous donnez des leçons.
—A qui? On me questionnera.
Le père Tantaine prit dans une coupe, sur la cheminée, trois cartes de visite, et les présenta à Paul, en disant:
—Voici le nom et l'adresse de trois élèves que vous avez et qui vous donnent chacune cent francs par mois pour deux séances par semaine. Ces deux-ci vous affirmeraient si vous en doutiez, que vous êtes leur professeur depuis longtemps. La troisième, Mme veuve Grodorge, témoignera même en justice, sous la foi du serment, qu'elle doit à vos leçons tout ce qu'elle sait, et elle est forte. Demain, vous vous présenterez chez ces élèves, aux heures indiquées sur les cartes. Vous serez reçu comme un familier de la maison, lâchez d'y être à l'aise autant qu'un ancien maître...
—Je tâcherai.
—Encore un mot. En dehors de vos leçons, et pour augmenter votre bien-être, vous copiez à la bibliothèque, pour des amateurs riches, des fragments d'anciens opéras inédits. Voici sur le piano le travail que vous achevez pour M. le marquis de Croisenois, une œuvre charmante de Valserra: I tredici mesi...
C'était tout pour le moment. Il prit le bras de Paul et lui fit visiter en détail l'appartement.
—Vous le voyez, disait-il, on n'a rien oublié, on vous croirait ici depuis des siècles. Bien plus, comme, en garçon rangé que vous êtes, vous ne dépensez pas ce que vous gagnez, vous trouverez dans le tiroir de votre bureau huit obligations d'Orléans et un millier de francs, ce sont vos économies.
Mille questions se pressaient sur les lèvres de Paul, mais déjà le bonhomme avait ouvert la porte pour se retirer.
—Je reviendrai demain avec le docteur, dit-il.
Puis adressant à son élève une bénédiction ironique, il ajouta, comme jadis B. Mascarot:
—Tu seras duc!...
Debout devant sa loge, la concierge de la maison, la mère Brigot, guettait la sortie du vieux clerc d'huissier.
Dès qu'elle l'aperçut descendant lentement l'escalier, la tête baissée en homme écrasé sous le poids de ses préoccupations, elle courut à lui, autant toutefois que son obésité lui permettait de courir.
—Êtes-vous content de moi, monsieur Tantaine? lui demanda-t-elle de sa voix affreusement pateline...
—Chut!... interrompit le bonhomme en la poussant brutalement dans sa loge, dont la porte était restée ouverte, chut donc! Êtes-vous folle de parler ainsi tout haut, au risque d'être entendue du premier venu!
Il paraissait si furieux, ce bon Tantaine, que la portière baissait le nez, tremblante comme une coupable devant la justice.
—J'espérais, balbutia-t-elle, que j'avais bien répondu.
—Très bien, en effet, mère Brigot; vous m'aviez parfaitement compris. Je rendrai bon compte de vous à M. Mascarot.
—Quel bonheur!... Alors, nous sommes sauvés, Brigot et moi?
Le vieux clerc eut un geste équivoque.
—Sauvés... répondit-il, pas encore tout à fait. Le patron, certainement, a le bras long, mais vous avez des ennemis, beaucoup d'ennemis. Tous les domestiques de la maison vous exècrent, et ils seraient ravis, je ne vous le cacherai pas, de vous faire arriver de la peine.
—Oh!... monsieur, est-ce possible; peut-on dire des choses pareilles! Nous qui sommes si bons pour eux, mon mari et moi.
—Maintenant peut-être, parce que vous redoutez leur témoignage; mais autrefois?... Ah! vous vous êtes mis dans de biens vilains draps, votre mari et vous. La loi est précise: Article 386, paragraphe 3. Il y va de la réclusion. Vous avez surtout cette diable de circonstance de paquets de clés vus entre vos mains par les deux bonnes du second étage, qui est terrible.
Ce fut au tour de la grosse femme de frémir. Elle joignit les mains en murmurant d'une voix suppliante:
—Plus bas! monsieur, je vous en conjure, plus bas!...
—Votre grand tort, poursuivait le père Tantaine, est d'être venu trouver le patron trop tard. On avait beaucoup jasé déjà, la police avait été prévenue et ne pouvait se dispenser d'agir.
—C'est égal, si M. Mascarot voulait...
—Mais il veut, chère dame, il ne demande qu'à vous être utile. Je suis persuadé qu'il réussira à égarer l'enquête; déjà beaucoup de témoins ont promis de vous être favorables... Seulement, vous savez, service pour service, il faut lui obéir ponctuellement.
—Oh! le cher homme!... nous passerions dans le feu pour lui, Brigot et moi; ma fille Euphémie y passerait aussi...
Prudemment le vieux clerc recula.
Il put craindre que, transportée d'espoir, dans l'effusion de sa reconnaissance, la portière ne se jetât à son cou.
—Le patron n'exige pas de tels sacrifices, dit-il; tout ce qu'il vous demande, c'est de ne jamais varier dans vos déclarations au sujet de Paul. Ce qu'il attend, c'est une discrétion impénétrable. Un seul mot du secret qui vous a été confié, il vous abandonne, et alors, je vous l'ai dit, l'article 386...
Décidément, l'énoncé de cet article qui édicte les peines applicables aux vols domestiques avait la vertu de donner des coliques à l'honnête concierge.
—La tête sur le billot, monsieur, s'écria-t-elle, je soutiendrais mordicus que M. Paul est mon locataire depuis un an, qu'il est artiste, que je le connais, et le reste. Quant à lâcher une traître parole de ce que vous m'avez conté, je me couperais plutôt la langue, et j'y tiens... allez!
Si véritablement sincère était l'accent de cette déclaration, que le vieux clerc d'huissier revint à sa bénignité accoutumée.
—Dans ces conditions, prononça-t-il, je suis autorisé à vous dire: Espérez. Oui, le jour où l'affaire de notre jeune homme sera terminée, on vous obtiendra une petite déclaration qui vous rendra blancs comme neige et qui vous permettra de dire le front haut que vous avez été calomniés.
C'était un marché, la mère Brigot ne devait pas s'y méprendre.
—Qu'il réussisse donc bien vite, dit-elle, ce cher enfant mignon.
—Ce ne sera pas long, je vous le garantis. Mais jusque-là, vous savez, surveillance attentive de tous les instants.
—On ouvrira l'œil.
—A qui que ce soit, en dehors du patron, de son médecin ou de moi, qui viendrait demander Paul, vous répondrez qu'il est sorti.
—Entendu, personne ne montera.
—De plus, il vous faudrait tâcher de savoir le nom du visiteur et venir nous avertir rue Montorgueil.
—S'il vient quelqu'un, vous serez prévenu dans les cinq minutes.
Le bon Tantaine se recueillit cherchant s'il n'avait pas quelque autre recommandation à faire.
—C'est bien tout, dit-il au bout d'un moment. Ah! encore ceci. Tenez exactement note des heures de sortie et de rentrée de ce joli garçon, parlez-lui le moins possible, mais épiez ses moindres actions.
Cela dit, sans s'arrêter aux protestations de la portière toute brûlante du zèle d'un intérêt bien entendu, il s'éloigna en répétant:
—Surveillez! surveillez!... qu'il ne fasse pas de sottises.
Cette dernière préoccupation, pour le moment du moins, était absolument superflue.
Paul était hors d'état de tenter quoi que ce fût.
Tant qu'il s'était senti sous l'œil du père Tantaine, il avait puisé dans sa détestable vanité assez d'énergie pour garder une ferme contenance.
Mais, une fois seul, après le départ du bonhomme, il fut saisi d'un tel effroi qu'il se laissa tomber comme anéanti sur un fauteuil.
C'est qu'entre toutes les idées qui doivent répugner à l'imagination, il n'en est pas de plus odieuse que celle de la perte de sa personnalité.
Si l'esprit accepte facilement la nécessité d'un travestissement imposé par les circonstances, c'est que ce travestissement n'est que momentané, et que d'ailleurs, sous un faux nom pris au hasard, sous le costume d'emprunt, on reste soi.
Tel n'était pas le cas de Paul.
Non seulement il se voyait réduit à renoncer à son individualité, mais il si trouvait prendre l'individualité d'un autre.
Il serait peut-être heureux et riche, il épouserait Flavie, il aurait un grand nom; mais, femme, argent, noblesse, bonheur, il devrait tout à une infâme comédie.
Et le pacte conclu, et il l'était presque, il lui deviendrait impossible de revenir sur ses déclarations. Il serait comme un acteur condamné à vivre avec le masque et le costume de son rôle. Il lui faudrait, jusqu'à sa mort, être cet autre dont il volait le passé.
Il frissonnait en se rappelant cette lugubre parole du père Tantaine:
—Paul Violaine est mort.
Et il lui semblait, en effet, que quelque chose venait de se briser en lui.
Il torturait sa mémoire à chercher parmi ses souvenirs quelques exemples de cette situation étrange; il n'en trouvait pas.
Si, cependant.
Il se rappelait l'histoire de Cognard, ce bandit si audacieux, incarné en comte de Sainte-Hélène, dont tout Paris admirait la tournure martiale et le brillant uniforme, sur le front des troupes, aux revues royales.
Le reste de la phrase se perdit dans le mouvement qu'elle
fit en aspirant une prise de tabac.
Cognard, ce forçat trahi par un ancien compagnon de chaîne.
Car c'était là ce qu'il risquait, à jouer cette périlleuse partie: le bagne.
Ne serait-il pas reconnu, lui aussi, par quelque camarade oublié, qui au moment du triomphe le montrerait du doigt et crierait:
—Arrêtez!... Celui-ci est Paul Violaine, de Poitiers, le fils de la petite mercière de la rue des Vignes.
Que ferait-il alors, que répondre? Aurait-il sur les émotions poignantes d'un tel moment assez de puissance pour payer d'audace, pour regarder, d'un œil riant cet accusateur en lui disant:
—Vous vous trompez, je ne vous connais pas.
Il ne se sentait pas cette impudence imperturbable, et la conviction de n'être pas à la hauteur de son rôle ajoutait à son effroi.
S'il n'eût pas été engagé déjà, s'il eût su que devenir, où aller, comment vivre, il eût pris la fuite.
Le pouvait-il?
Hélas! bien que fort inexpérimenté, il comprenait que des gens comme le placeur, comme Hortebize et comme Tantaine ne sèment pas leurs secrets au hasard. Ils lui avaient fait, à eux trois, assez d'étranges confidences pour lui bien prouver qu'ils le considéraient comme absolument en leur pouvoir.
Or, il savait à quoi s'en tenir sur la puissance de B. Mascarot. Il était certain que, quoi qu'il pût faire, il n'échapperait pas à sa vengeance.
Accepter le traité, c'était courir un danger; mais un danger lointain, probable peut-être, mais non pas assuré.
Éluder le traité c'était s'exposer à un péril immédiat et parfaitement défini.
Pris entre ces menaces, Paul devait choisir les plus éloignées.
Ce furent d'ailleurs les dernières convulsions de son honnêteté expirante.
—J'accepte, murmura-t-il, en avant!...
Il faut bien le dire, les cinq jours passés en compagnie de l'excellent Hortebize pesaient d'un poids énorme dans la balance des décisions de Paul.
Il possédait au suprême degré, ce respectable docteur, l'art de rendre le vice aimable et de le mettre à la portée de toutes les consciences.
Pour exposer ses odieuses théories, il savait toujours rencontrer le terme congruant, l'expression agréable et de bonne compagnie.
Paraissait-on néanmoins surpris, vite il trouvait parmi ses souvenirs des exemples rassurants à citer.
Si bien qu'il semblait impossible qu'à son contact l'honnêteté à peine trempée d'un adolescent dévoré de convoitises, tout flambant de passions inassouvies, ne fût pas désorganisée.
Un garçon bien autrement affermi que Paul en d'honorables principes, eût très probablement succombé à ces incessantes attaques, ayant l'apparence inoffensive et la redoutable puissance de la goutte d'eau qui, à la longue, use le rocher.
Nul comme le docteur ne savait émettre à propos ces maximes dissolvantes qui sont comme le lien commun de la corruption.
Il professait, prétendait-il, le catéchisme des forts.
Il prêchait deux morales, celle des intelligents et celle des imbéciles.
—De quelle postérité voulez-vous être, demandait-il à Paul, de celle d'Abel ou de celle de Caïn? Entre les deux, il faut opter sans rémission. Éternels moutons, les fils d'Abel seront toujours tondus. Les descendants de Caïn, au contraire, savent s'armer de ciseaux et tondre. Que redoutez-vous? Ce n'est plus Dieu maintenant qui, du haut des nuages, crie: «Caïn, qu'as-tu fait de ton frère?» C'est la justice humaine qui se contente de demander si on s'est débarrassé d'Abel selon les règles prescrites par le code.
Puis, tous ces discours, il les condensait en aphorismes mis en pratique, affirmait-t-il, par les heureux du monde.
Il disait à Paul:
«Le succès justifie tout.»
«Une bonne grosse infamie qui enrichit d'un coup, épargne quantité de petites infamies de détail que se permettent les plus honnêtes gens.»
Ou encore:
«Le grand chemin de la fortune est si encombré, que ceux-là seuls arrivent au but qui ont l'adresse de prendre un chemin de traverse.»
Or, les renseignements du docteur avaient cela de terrible, qu'à tout instant il pouvait se proposer pour modèle, et dire:
—Regardez-moi!
Et, en effet, son exemple était de ceux qui feraient douter de la conscience et de la justice.
En lui le vice triomphait, jouissait, s'engraissait, roulait voiture, éclaboussait en riant l'honnêteté pauvre.
Quant au châtiment qui toujours arrive, tôt ou tard, s'il le redoutait, il se gardait bien de l'avouer.
Il ne disait pas à Paul que ce médaillon enrichi de pierreries qui battait son ventre de financier, renfermait un poison subtil sur lequel il comptait en cas de catastrophe.
Non. Il répétait:
—Du courage, ami Paul, abandonnez-vous à Mascarot, comme moi, comme le marquis de Croisenois, comme Van Klopen, comme tant d'autres. Mascarot peut tout ce qu'il veut, il est dévoué et sûr. Quand entre la fortune et un de ses amis se trouve un bourbier, il n'hésite pas, il prend, nouveau saint Christophe, son ami sur ses robustes épaules, et le passe.
Sur ce dernier point, le docteur prêchait un croyant.
Loin de douter de la force de B. Mascarot, Paul se la serait plutôt exagérée. Après cette dernière scène, il n'apercevait pour ainsi dire pas de limites à une puissance établie sur la terreur.
Si depuis sa sortie de l'hôtel du Pérou, il avait été ébloui par la rapidité des événements, son installation dans cet appartement de la rue Montmartre, lui paraissait tenir du prodige.
Il était stupéfait de la quantité de gens que l'honorable placeur savait faire mouvoir et forcer de concourir à la réussite de ses projets.
Cette portière qui assurait le connaître, ces concierges de la rue Jacob près desquels on pouvait aller aux renseignements, ces élèves qu'on lui procurait, tous ces gens n'étaient-ils pas comme autant d'esclaves qu'un secret livrait pieds et poings liés à la discrétion de B. Mascarot?
Était-il à craindre d'échouer avec de tels éléments de succès? Risquait-on même quelque chose, protégé par un homme à qui rien n'échappait, qui semblait disposer à son gré des événements, qui organisait le hasard à sa convenance?
—Et j'hésiterais, se disait Paul en arpentant d'un pied fiévreux son nouvel appartement, et j'aurais des scrupules! Ah! ce serait trop bête.
Il dormit mal cependant cette première nuit. A diverses reprises, il s'éveilla en sursaut. Il lui semblait voir rôder autour de son lit l'ombre vengeresse de l'homme dont il volait la personnalité.
Mais le lendemain, lorsque l'heure arriva d'aller donner sa première leçon, il se sentait en veine de courage, il faudrait dire d'impudence, et c'est d'un pas leste, la tête haute et la mine assurée qu'il se rendit à l'adresse indiquée sur la carte de Mme veuve Grodorge, celle qui devait se déclarer la plus ancienne de ses élèves.
Certes, il ne se doutait guère que deux de ses protecteurs, dissimulés derrière un lourd camion, le surveillaient et l'observaient.
C'était ainsi, cependant.
Amenés par le même désir de savoir comment Paul acceptait sa situation nouvelle, depuis qu'il était livré à lui-même, le bon Tantaine et le docteur Hortebize s'étaient rencontrés au coin de la rue Joquelet, juste à temps pour voir passer leur disciple et saisir sur sa physionomie l'expression de ses sensations.
En le voyant s'éloigner tout pimpant, ils échangèrent un coup d'œil de triomphe.
—Eh! eh! ricana le vieux clerc d'huissier, notre jeune coq redresse sa crête qui était bien basse hier au soir... cela va bien!
—Oui, approuva le docteur; le voilà lancé maintenant, il ira loin.
Pour plus de sûreté, cependant, ils entreront se renseigner près de la mère Brigot.
C'est avec les témoignages les plus serviles d'un respect sans bornes que la grosse femme les accueillit et répondit à leurs questions.
—Personne ne s'est présenté pour notre jeune homme, déclara-t-elle. Hier, il n'est descendu qu'à sept heures. Il m'a demandé de lui indiquer le restaurant le plus voisin; je l'ai envoyé au bouillon Duval, ici à côté. A huit heures, il était de retour; il est remonté se pomponner et est ressorti. A minuit, il était couché.
—Passons à aujourd'hui.
—Voilà! Quand je suis montée chez lui, ce matin, il pouvait être neuf heures. Il venait de se lever et finissait de s'habiller. Quand j'ai eu fini son ménage, il m'a priée de lui aller chercher à déjeuner et de lui préparer du café. J'ai obéi. Il s'est mis alors à manger de si bon appétit, que je me suis dit: «Allons, voilà l'oiseau habitué à sa cage!»
—Et après?
—Il s'est mis à chanter, toujours comme un oiseau. Puis il a touché du piano. Ah! le cher mignon, sa voix est aussi agréable que sa figure. Foi de femme!... on en deviendrait folle de ce petit homme-là! Heureusement, ma fille Euphémie ne vient pas me voir souvent...
Le reste de la phrase se perdit dans le mouvement qu'elle fit en aspirant une énorme prise de tabac.
—Enfin, s'il est sorti, reprit le père Tantaine, a-t-il dit s'il serait longtemps dehors?
—Le temps de donner sa leçon. Il sait que monsieur doit venir...
—C'est bien.
Satisfait de la surveillance, le bonhomme se retourna vers l'excellent M. Hortebize.
—Vous alliez peut-être à l'agence, monsieur le docteur? demanda-t-il.
—Précisément, je comptais voir M. Mascarot.
—Il est absent, mais si vous avez quelque chose à lui faire dire, prenez la peine de monter avec moi jusque chez notre jeune homme; il faut que je lui parle, et je vais l'attendre.
—Soit, répondit le docteur.
C'était comme un ordre pour l'obséquieuse concierge. Elle s'empressa de remettre à ses deux visiteurs la clé que lui avait laissée son locataire, et ils montèrent rapidement.
Mieux que Paul, l'excellent Hortebize pouvait juger l'habileté qui avait présidé à l'arrangement de cet appartement destiné à donner l'idée d'un long séjour et d'une existence calme et laborieuse.
—Sacrebleu!... mon vieux, s'écria-il avec l'accent de la sincère admiration, quel metteur en scène tu ferais!...
D'un coup d'œil il avait embrassé les détails les plus futiles en apparence, et il poursuivait:
—Parole d'honneur! sur la seule vue de ce petit salon de travail, un père donnerait sa fille au garçon qui l'habite...
Mais il s'interrompit, surpris du silence du vieux clerc d'huissier. Il le regarda et fut frappé de son air sombre.
—Qu'as-tu, demanda-t-il avec une nuance d'inquiétude, qu'y a-t-il?...
Tantaine fut un moment sans répondre. Il s'était assis les jambes croisées devant le feu près de s'éteindre, et tisonnait furieusement.
—Il y a, grommela-t-il enfin, il y a que nos cartes se brouillent.
A cette déclaration le front du souriant docteur se rembrunit.
—C'est Perpignan qui te gêne, fit-il. Tu auras rencontré près de lui des difficultés insurmontables...
—Non. Perpignan n'est qu'un sot. Il fera naturellement juste ce que je voulais lui conseiller de faire. Nous tenons le Champdoce...
Le digne M. Hortebize, fort oppressé depuis un moment, eut un gros soupir de satisfaction.
—Alors, murmura-t-il, je ne vois pas...
—Quoi!... tu oublies le mariage de Croisenois! Là est l'obstacle. Une affaire si sagement combinée, cependant, conduite avec tant de prudence. Hier encore j'aurais répondu sur ma tête d'un succès sans anicroche.
—Eh!... c'est cela, tu marchais avec trop d'assurance...
—Point. J'ai joué de malheur, voilà tout. Est-ce que la sagesse humaine existe!... La sagesse humaine!... ce n'est qu'un mot. On fait la part de l'imprévu, on ne fait pas celle de l'impossible.