Les esclaves de Paris
The Project Gutenberg eBook of Les esclaves de Paris
Title: Les esclaves de Paris
Author: Emile Gaboriau
Release date: July 29, 2011 [eBook #36894]
Language: French
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LES
ESCLAVES DE PARIS
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SCEAUX.—IMPRIMERIE CHARAIRE ET FILS.
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LES ESCLAVES DE PARIS
Rose Pigereau fit disparaître la lettre dans une fente du
mur.
LES
ESCLAVES DE PARIS
PREMIÈRE PARTIE
LE CHANTAGE
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I
La journée du 8 février 186.. fut une des plus rigoureuses de l'hiver.
A midi, le thermomètre de l'ingénieur Chevalier, qui est l'oracle des Parisiens, marquait 9 degrés 3 dixièmes au-dessous de zéro.
Le ciel était sombre et chargé de neige.
La pluie de la veille était si bien gelée sur les pavés que la circulation était périlleuse et que les fiacres et omnibus avaient interrompu leur service.
La ville était lugubre.
A Paris, bien qu'on y puisse mourir de faim, tout comme sur le radeau de la Méduse, on ne s'inquiète pas démesurément de ceux qui n'ont pas de pain.
Il semble que du banquet quotidien d'un million de convives il doit tomber assez de miettes pour rassasier ceux qui n'ont pas trouvé place à table.
Mais l'hiver, quand la Seine charrie, involontairement, on pense à ceux qui n'ont pas de bois et on les plaint.
Cela est si vrai, que ce jour du 8 février, la maîtresse de l'Hôtel du Pérou, Mme Loupias, une âpre et dure Auvergnate, se préoccupa de ses locataires autrement que pour augmenter leur loyer ou les harceler de ses incessantes demandes d'argent.
—Quel froid d'ours! dit-elle à son mari, occupé à bourrer de charbon de terre le poêle de la loge. Par des temps pareils, je suis toujours inquiète, depuis cet hiver où nous avons trouvé un de nos locataires pendu là-haut. L'accident nous coûta bien cinquante francs, sans compter les injures des voisins. Tu devrais voir ce que font nos gens des mansardes.
—Baste!... répondit Loupias, ils sont sortis pour se réchauffer.
—Tu crois?
—J'en suis sûr. Le père Tantaine a filé au petit jour, et j'ai vu peu après descendre M. Paul Violaine. Il n'y a plus là-haut que Rose, et je pense qu'elle aura eu le bon esprit de rester couchée.
—Oh! celle-là, fit la Loupias d'un ton méchant, je ne la plains guère. Si je n'ai pas eu la berlue l'autre soir, elle ne tardera pas à planter là M. Paul. Elle est trop belle pour notre maison, cette fille.
C'est rue de la Huchette, à vingt pas de la place du Petit-Pont, qu'est situé l'Hôtel du Pérou, et jamais enseigne ne fut plus cruellement ironique.
L'extérieur sordide de la maison, l'allée étroite et boueuse, les fenêtres à carreaux ternes, tout crie aux passants: «Ici on loge la misère.» Au premier abord, on soupçonne un repaire; point, l'endroit est honnête.
C'est un de ces asiles, de plus en plus rares dans notre Paris tout neuf, où les pauvres honteux, les déclassés, les vaincus de toutes les luttes sociales trouvent, en échange de leur dernière pièce de cent sous, un abri et un lit. On se réfugie là comme un naufragé prend pied sur un écueil, on respire un moment, et dès qu'on en a la force, on repart.
Impossible, si misérable qu'on soit, de concevoir la pensée d'habiter sérieusement l'Hôtel du Pérou.
Du haut en bas, au moyen de châssis de toile et de papiers d'occasion, tous les étages ont été divisés en quantité de petites cellules que la Loupias appelle fastueusement ses chambres.
Les châssis se disloquent, les papiers éraillés pendent en loques, c'est hideux.
C'est splendide comparé aux mansardes.
Il n'y en a que deux, heureusement, conquises sur un grenier, séparées de la toiture par un faux plafond, éclairées par des fenêtres en tabatière, si basses qu'à peine on s'y peut tenir debout.
Elles ont pour meubles: un lit à matelas de varech, une table boiteuse et deux chaises.
Telles quelles, la Loupias les loue 22 francs chacune par mois, à cause de la cheminée, assure-t-elle, un trou informe dans le mur. Et elles ne restent jamais vides!...
C'est dans une de ces mansardes, que par cet horrible froid se trouvait la jeune femme dont Loupias avait prononcé le nom.
Jamais plus admirable créature ne fut mise au monde pour le ravissement des yeux.
Elle venait d'avoir dix-neuf ans, elle était blonde et blanche. De longs cils recourbés voilaient à demi l'éclat un peu dur de ses yeux bleus à reflets d'acier. Ses lèvres, qui s'entr'ouvraient sur des dents fines et nacrées, ne semblaient faites que pour sourire. Ses cheveux dorés, lumineux et vivants, crêpelés sur le front, étaient retenus à demi sur la nuque par un peigne de quatre sous, et retombaient à flots, narguant les fausses tresses, sur des épaules d'un dessin exquis.
Elle n'était pas restée couchée, ainsi que l'avait supposé Loupias. Elle s'était levée, et, jetant, en guise de châle, sur sa mauvaise robe d'indienne, la couverture du lit, une couverture digne du logis, sale, reprisée, pelée, elle était venue s'établir près de la cheminée.
Pourquoi là plutôt qu'ailleurs? C'était bien une idée. L'âtre était froid. Dans le fond, deux tisons gros chacun comme le poing, faisaient bien à eux deux autant de fumée qu'une cigarette, mais ne donnaient aucune chaleur.
N'importe! Accroupie sur une loque immonde que la Loupias décorait du nom de tapis de foyer, Rose se tirait les cartes, essayant de se consoler des souffrances du présent par les promesses de l'avenir.
Elle apportait à cette grave opération une attention si grande, un tel recueillement, qu'elle ne semblait pas sentir le froid qui bleuissait ses mains.
Devant elle, en demi-cercle, elle avait étalé ses cartes molles et crasseuses, et du bout du doigt, en prenant bien garde de ne pas se tromper, elle comptait de trois en trois, ainsi que cela se pratique, comme on sait.
Chacune des cartes sur lesquelles s'arrêtait son doigt, ayant pour elle une signification favorable ou fâcheuse, elle se réjouissait ou se dépitait.
—Une, deux, trois, disait-elle, un jeune homme blond... ce doit être Paul. Une, deux, trois... démarches. Une, deux, trois... de l'argent pour moi. Une, deux, trois... non, voilà des retards. Une, deux, trois... le neuf de pique! c'est-à-dire des chagrins, l'abandon, le dénûment! toujours le neuf de pique!
En vérité, elle était consternée comme si elle eût reçu l'assurance d'un désastre prochain.
Mais elle se remit vite. De nouveau elle mêla le jeu, le battit, le coupa scrupuleusement de la main gauche, l'étala devant elle et recommença à compter: une, deux, trois...
Les cartes, cette fois, se montrèrent propices, et n'eurent que des promesses séduisantes.
—On t'aime, lui dirent-elles en leur langage, qui est celui des sorcières, beaucoup, de tout cœur, au loin; tu auras une fortune, on pense à toi; tu recevras mystérieusement une lettre d'un jeune homme brun très riche!
Le jeune homme était représenté par le valet de trèfle.
—Encore l'autre!... murmura Rose. Décidément, c'est la destinée qui le veut!...
Aussitôt elle retira d'une fente de la cheminée, sa cachette, une lettre pliée menu, sale, fripée, qu'elle avait lue bien souvent. Pour la vingtième fois, depuis la veille, elle relut bien lentement:
«Mademoiselle,
«Je vous ai vue et je vous aime. Parole d'honneur.
«C'est vous dire que votre place n'est pas dans le quartier infect où vous cachez votre beauté.
«Un ravissant appartement—citronnier et palissandre—vous attend rue de Douai.
«Je suis carré en affaires, le loyer sera à votre nom.
«Réfléchissez, allez aux informations, je présente des garanties sérieuses. Je ne suis pas majeur, mais je le serai dans cinq mois et trois jours et je serai libre alors de disposer de l'héritage de ma mère. De plus, mon père est vieux, infirme; peut-être, en s'y prenant bien, arriverait-on à le faire interdire.
«Dois-je faire prévenir la couturière?
«Pendant cinq jours, à partir d'aujourd'hui, j'irai, de quatre à six, attendre en voiture votre décision, au coin de la place du Petit-Pont.
«GASTON DE GANDELU.»
Cette lettre abominable, honteuse, ridicule, bien digne d'un de ces jeunes drôles que le mépris public a baptisés du nom de «petits crevés», ne semblait nullement révolter Rose. Bien plus, cette prose idiote l'enivrait et lui paraissait la plus délicieuse musique.
—Si j'osais! murmurait-elle frémissante de convoitise, si j'osais!...
Elle restait pensive, le front appuyé sur sa main, quand un pas jeune et leste fit craquer le frêle escalier.
—Lui, fit-elle, effrayée, Paul!...
Et d'un mouvement effarouché, rapide et précis comme celui d'une chatte, elle fit disparaître la lettre dans la fente du mur.
Il était temps, Paul Violaine entrait.
C'était un tout jeune homme de vingt-trois ans à peine, svelte, admirablement pris dans sa taille.
Son visage, du plus pur ovale, avait la pâleur unie et mate des races du Midi. Une moustache fine et soyeuse estompait sa lèvre, un peu épaisse, juste assez pour donner à sa physionomie un caractère viril. Ses cheveux blonds bouclés naturellement autour d'un front intelligent et fier, faisaient ressortir l'étrange vivacité de ses grands yeux noirs.
Sa beauté, plus saisissante que celle de Rose, était encore rehaussée par cette distinction innée qui, sans être précisément le privilège des héritiers des grandes maisons, ne saurait s'acquérir.
La Loupias a toujours prétendu que son locataire des mansardes lui imposait beaucoup, et lui faisait l'effet d'un prince déguisé.
Pauvre prince en ce moment!
Ses vêtements, en dépit d'une propreté miraculeuse, décelaient la misère, non celle qui s'étale et sans vergogne vit de la pitié, mais celle bien autrement cruelle qui rougit d'un regard de commisération, qui se tait et se cache.
Il portait, par cette température sibérienne, un pantalon, un gilet et un habit de drap noir, élimé par la brosse, mince à donner le frisson. Il avait encore, il est vrai, un léger pardessus d'été de couleur claire, presque aussi épais que le tissu d'une forte araignée. Ses souliers étaient supérieurement cirés, mais ils accusaient des courses désespérées après la fortune.
Paul, à son entrée, avait sous le bras un rouleau de papier qu'il déposa, qu'il laissa tomber plutôt, sur le grabat.
—Rien! fit-il, d'un ton d'affreux découragement, encore rien!...
La jeune femme, oubliant ses cartes sur le tapis, s'était redressée. Sa figure, tout à l'heure encore souriante, avait pris une expression de morne lassitude.
—Quoi! répondit-elle, simulant une surprise que certes elle n'éprouvait pas, quoi! rien... après ce que tu m'avais dit en partant ce matin!
—Ce matin, Rose, j'espérais. Je croyais, je t'ai dit de croire. On m'a trompé, ou plutôt je me suis trompé moi-même. J'avais pris des assurances en l'air pour des promesses sincères. Ici les gens n'ont même pas la charité de vous dire: «Non.» Ils vous écoutent d'un air d'intérêt; ils se mettent à votre disposition; la main tournée, ils ne pensent plus à vous. Des protestations banales! Voilà la seule monnaie qu'ait cette ville maudite au service des malheureux.
Il y eut un long silence. Paul était trop profondément absorbé pour remarquer de quel air de mépris Rose le considérait, elle semblait indignée au spectacle de cette consternation résignée.
—Nous voilà dans une belle position! dit-elle enfin. Qu'allons-nous devenir?
—Eh! le sais-je moi-même?
—Alors, c'est fini. Hier, en ton absence, je n'avais pas voulu te le dire pour ne point te troubler inutilement, la Loupias est montée me réclamer les onze francs de la quinzaine échue. Si d'ici trois jours elle n'a pas son argent, elle nous mettra dehors; elle me l'a dit, elle le fera, je la connais... Oui, elle le fera, quand ce ne serait que pour avoir la jouissance de me voir sur le pavé, car elle me hait, l'affreuse grêlée!
—Être seul au monde, murmurait Paul, isolé, perdu, n'avoir pas un parent, pas un ami, personne!...
—Nous ne possédons plus un centime, poursuivait Rose avec une persistance féroce, j'ai vendu la semaine passée mes dernières nippes, nous n'avons plus de bois, enfin nous n'avons pas mangé depuis hier matin.
A ces objections formulées comme des reproches poignants, le malheureux jeune homme étreignait son front de ses mains crispées, comme s'il eût espéré en faire jaillir une idée de salut.
—Voilà le tableau!... continuait l'imperturbable Rose. Moi, je dis qu'il serait bon de trouver un moyen, un expédient, quelque chose, n'importe quoi.
Brusquement, Paul se débarrassa de son léger pardessus et le jeta sur une des chaises:
—Tiens, porte cela au mont-de-piété.
La jeune femme ne bougea pas.
—C'est tout ce que tu trouves pour nous tirer d'affaire? interrogea-t-elle.
—On te prêtera bien trois francs; ce sera toujours de quoi acheter du bois et du pain.
—Et après?
—Après!... nous verrons, je réfléchirai, je chercherai. Qu'est-ce que je veux? gagner du temps. Je finirai bien par briser le cercle fatal qui m'étreint. Le succès me viendra, et avec le succès la fortune. Mais il faut savoir attendre.
—Il faut pouvoir.
—N'importe... fais toujours ce que je te dis, et demain...
Moins troublé, Paul eût bien reconnu à la contenance de Rose qu'elle était résolue à le pousser à bout.
—Demain!... fit-elle avec une ironie de plus en plus accentuée, toujours demain!... Voici des mois que nous vivons sur ce mot. Tiens, Paul, tu n'es qu'un enfant, et il faut que tu aies enfin le courage de regarder la vérité en face. Que me prêtera-t-on sur ce vêtement usé? Trois francs... si on me les prête. Combien de jours vivrons-nous avec ces trois francs? Mettons trois jours. Et ensuite? Déjà, ne le comprends-tu pas? tu es trop pauvrement vêtu pour être bien reçu. Seuls, les solliciteurs élégants sont favorablement écoutés. Pour obtenir une chose, il faut surtout avoir l'air de n'en pas avoir besoin. Où iras-tu quand tu n'auras que ton habit? Tu seras ridicule; tu n'oseras plus sortir.
—Tais-toi, interrompit Paul, je t'en prie, tais-toi. Hélas! je ne le vois que trop clairement, à cette heure, tu es comme les autres, comme tout le monde: ne pas réussir te semble un crime. Autrefois, tu avais confiance en moi, tu ne parlais pas ainsi.
—Autrefois, je ne savais pas.
—Non, Rose, non, mais tu m'aimais. Mon Dieu! n'ai-je donc pas tout essayé, tout tenté!... Je suis allé de porte en porte offrir mes compositions, ces mélodies que tu chantais si bien, j'ai demandé des leçons à tous les échos de Paris. Qu'aurais-tu fait de plus, à ma place? parle, réponds...
Paul s'animait par degrés. Rose, au contraire, affectait une irritante nonchalance.
—Je ne sais, répondit-elle enfin, pourtant il me semble que si j'étais homme, je ne laisserais jamais manquer du nécessaire la femme que je prétendrais aimer, non, jamais. J'irais, je travaillerais...
—Je ne suis pas un ouvrier, malheureusement, je n'ai pas d'état.
—Moi, j'en apprendrais un. Combien gagne-t-on par jour à servir les maçons? C'est peut-être pénible, ce n'est pas, ce me semble, bien difficile. Tu as, à ce que tu prétends, un rare talent? Je ne dis pas non. Mais si j'étais un grand compositeur et s'il n'y avait pas de pain chez moi, j'irais, sans hésiter, jouer dans les rues et dans les cafés, je chanterais dans les cours. Enfin, j'aurais de l'argent quand même, n'importe comment, n'importe d'où, à tout prix, quand je devrais...
—Tu oublies que je suis un honnête homme, Rose!
—Vraiment! ne dirait-on pas que je te propose une mauvaise action! Ta réponse, Paul, est celle de tous ceux qui, faute d'adresse ou d'énergie, restent en chemin. On va vêtu comme un mendiant, le ventre vide, crevant de jalousie, mais on se redresse pour dire: Je suis honnête. Comme si on ne pouvait absolument être riche ou faire fortune sans être le dernier des coquins. C'est trop bête, à la fin!
Elle parlait d'une voix vibrante, et une infernale hardiesse étincelait dans ses yeux. C'était bien là une de ces créatures redoutables, énergiques surtout pour le mal, qui peuvent conduire un homme faible sur le bord de l'abîme, l'y pousser et l'oublier avant même qu'il ait roulé jusqu'au fond.
Sous le fouet de ces sarcasmes, la nature violente de Paul se réveillait; la colère empourprait ses joues.
—Que ne m'aides-tu toi-même, s'écria-t-il, que ne travailles-tu!
—Oh!... moi... c'est autre chose, je ne suis pas faite pour travailler.
Paul eut un geste terrible, il marcha la main levée sur la jeune femme.
—Malheureuse, disait-il, tu n'es qu'une malheureuse!
—Non... j'ai faim!
Une querelle arrivée à ce point devait finir mal, lorsqu'un bruit assez fort attira l'attention des jeunes gens; ils se retournèrent.
La porte de la mansarde était ouverte, et sur le seuil se tenait, debout, un vieux homme qui les regardait avec un sourire paternel.
Il était grand et légèrement voûté. De son visage, on ne découvrait que les pommettes couleur brique et le nez rouge; une barbe grisonnante, longue, épaisse, inculte, cachait le reste. Il portait des lunettes de pacotille à verres teintés, mais il avait en le soin d'entourer d'un ruban noir la monture de fer.
Paul eut un geste terrible, il marcha la main levée sur
la jeune femme.
En lui, tout respirait la misère et l'incurie à leur apogée. Son paletot, à larges poches éraillées, informe, graisseux, portait les traces de toutes les murailles essuyées à boire. Il devait être un de ces cyniques nomades qui, jugeant fastidieux de quitter les vêtements pour dormir, couchent tout habillés, à terre ou sur leur grabat.
Ce vieux, Paul et Rose le connaissaient bien. Ils l'avaient déjà rencontré dans les escaliers, et savaient qu'il habitait le taudis voisin et qu'on l'appelait le père Tantaine.
Sa vue rappela à Paul que d'une mansarde à l'autre on distinguait les moindres paroles, et cette idée qu'on l'avait écouté l'exaspéra.
—Que voulez-vous, monsieur, demanda-t-il brutalement, et qui vous a permis d'entrer chez moi sans frapper?
Cette question, adressée d'un ton presque menaçant, ne sembla ni fâcher ni déconcerter le vieil homme.
—Je mentirais, répondit-il, si je n'avouais pas que me trouvant par hasard chez moi, et vous entendant causer de vos petites affaires, j'ai prêté l'oreille.
—Monsieur!...
—Attendez donc, bouillante jeunesse!... Vous en êtes vite venus à une querelle, et, par ma foi! cela s'explique. Quand il n'y a rien dans le râtelier, les chevaux les plus jolis, les mieux élevés se battent, je connais, ça, moi!
Il parlait de l'air le plus bénin, sans paraître avoir conscience de son indiscrétion.
—Eh bien! monsieur, fit Paul, profondément humilié, vous savez au juste, maintenant, jusqu'où la pauvreté peut faire descendre un homme de cœur. Êtes-vous satisfait?...
—Allons, bon! reprit le vieux, voilà que vous vous fâchez. Si je suis venu, sans dire gare, c'est qu'à mon avis des voisins se doivent aide et secours, surtout des voisins logés à notre enseigne. Quand j'ai été au courant de vos petits chagrins, je me suis dit: Voici de jolis enfants que je veux tirer de peine.
Cette déclaration, cette promesse d'assistance, dans la bouche d'un personnage de si piteuse apparence, avait quelque chose de si véritablement comique, que Rose ne put dissimuler un sourire.
Elle pensait que le vieux voisin allait tirer son porte-monnaie et offrir la moitié de sa fortune, une pièce de vingt sous ou de quarante, pour le moins.
Paul eut une idée pareille; mais il fut touché, lui, de cette obligeance si simple et si belle, sachant que l'argent emprunte aux circonstances une prodigieuse valeur, et que l'unique franc qui nous assure pour deux jours le pain du pauvre est un million de fois plus précieux que le billet de mille francs du riche.
—Hélas! monsieur, fit-il, visiblement radouci, que pouvez-vous pour nous?
—Qui sait!
—Vous voyez à quel extrême dénûment nous sommes arrivés peu à peu. Tout nous manque. Ne sommes-nous pas perdus?
Le père Tantaine leva les bras, comme pour prendre le ciel à témoin d'un blasphème.
—Perdus!... dit-il. Ah! la perle cachée au fond de la mer et qui ignore sa valeur est perdue pareillement, si un pêcheur adroit ne la découvre. Les pêcheurs sont des malheureux qui ne portent pas de perles, mais ils en savent le prix et ils les confient à des joailliers...
Il acheva sa pensée par un petit rire discret dont le sens devait échapper à deux pauvres enfants qui avaient en germe tous les instincts mauvais, que poignaient toutes les convoitises, mais qui étaient ignorants et inexpérimentés.
—Enfin, monsieur, reprit Paul, je serais un sot orgueilleux si je n'acceptais pas vos offres généreuses.
—Parfait!... Cela étant, il va falloir tout d'abord descendre chercher un bon repas. Il faut aussi faire monter du bois: il fait un froid ici!... Ma vieille carcasse est à moitié gelée. Plus tard, nous songerons aux vêtements.
—Tout cela, soupira Rose, va nécessiter une grosse somme!
—Eh! qui vous dit que je ne l'ai pas?
Lentement, le père Tantaine déboutonna son paletot, et de la poche intérieure il retira un petit papier sale qui y était fixé au moyen d'une épingle.
Ce chiffon, il le déplia soigneusement et le déposa tout ouvert sur la table.
—Un billet de 500 francs! exclama Rose stupéfaite.
—Juste!... ma belle demoiselle, répondit le vieux d'une voix triomphante.
Paul se taisait. Il eût vu un des barreaux de la chaise sur laquelle il s'appuyait bourgeonner tout à coup et donner des feuilles, qu'il n'eût pas été plus surpris.
Comment imaginer une telle somme cachée sous les haillons de ce vieux. D'où tenait-il ce billet?
L'idée d'une action punissable, d'un vol, pour le moins était si naturelle et ressortait si nettement de la situation, qu'elle vint en même temps aux deux jeunes gens.
Ils échangèrent le regard le plus cruellement significatif, et Paul, décontenancé, rougit jusqu'aux oreilles.
Le bonhomme avait compris le soupçon.
—Oh! fit-il, sans avoir aucunement l'air choqué, de vilaines pensées!... Il est vrai que les billets de cinq cents ne poussent pas spontanément dans des poches comme les miennes, mais celui-ci m'appartient légitimement.
Rose n'écoutait pas. Que lui importait l'explication! Le billet était là, et cela lui suffisait. Elle l'avait pris, et elle le maniait, comme si le contact du papier soyeux lui eût communiqué les plus délicates sensations.
—Il faut vous dire, continuait le père Tantaine, que je suis clerc d'huissier.
—Ah!...
—Oui, et cela doit vous flatter. Être obligé par un clerc d'huissier, voilà un triomphe! Mais ce n'est pas tout. Je suis chargé, par diverses personnes, du recouvrement de créances litigieuses. De la sorte, j'ai parfois en compte des sommes assez importantes. Vous prêter cinq cents francs, pour un certain temps, ne peut donc pas me gêner.
Entre les suggestions de la nécessité et les résistances de sa conscience, Paul restait interdit, ému comme on l'est à l'instant d'un acte décisif, tout tremblant.
—Non, commença-t-il enfin, je ne saurais accepter; mon devoir...
—Ah! mon ami, interrompit Rose, ce n'est pas honnête ce que tu fais là. Ne vois-tu pas qu'en refusant tu chagrines monsieur?
—Elle a parbleu raison! s'écria le père Tantaine. Donc, c'est entendu. Allons, la belle enfant, descendez vite chercher les provisions, vite... il est plus de quatre heures.
Ce fut au tour de Rose de tressaillir et de rougir, comme si elle se fût sentie devinée par le vieux voisin.
—Quatre heures! murmura-t-elle, pensant à la lettre.
Cependant, elle obéit vivement. Se posant devant la vieille glace, elle disposa presque gracieusement ses haillons, elle descendit, emportant le billet de banque.
—Belle personne... remarqua le père Tantaine, avec l'accent d'un connaisseur, très belle... Et quelle intelligence! Ah! si elle est bien conseillée, elle ira loin!...
Paul ne releva pas l'observation. Il recueillait ses idées en déroute. Maintenant qu'il n'était plus sous l'obsession du regard de Rose, la frayeur le prenait.
Il trouvait à la physionomie de ce soi-disant clerc d'huissier quelque chose de singulier et d'inquiétant.
Où a-t-on vu jamais des vieux de cette espèce jetant des 500 francs à la tête des gens? Pour sûr, cette générosité devait cacher quelque mystère et lui, Paul, il allait peut-être se trouver compromis.
—Toutes réflexions faites, monsieur, reprit-il résolument, accepter de vous une telle somme ne serait pas délicat de ma part. Qui sait si je pourrai jamais m'acquitter.
—Bon! voici que vous doutez de vous, maintenant. Ce n'est pas le moyen de réussir. Si vous avez échoué, jusqu'ici, c'est que l'expérience vous manquait. Désormais, vous saurez comment vous y prendre. La misère, mon enfant, forme les hommes, de même que la paille mûrit les nèfles. D'abord, moi, j'ai confiance en vous. Ces 500 francs, vous me les rendrez quand vous voudrez, je ne suis pas pressé, seulement vous me donnerez six pour cent, et vous allez me souscrire un billet.
—Comme cela, balbutia Paul...
—Conclu!... c'est un placement.
Paul n'était qu'un pauvre niais. Cette perspective de billet suffisait à le rassurer, comme si sa signature au bas d'un papier timbré eût pu servir à autre chose qu'à enlever à ce papier la valeur qu'il avait étant blanc.
De son côté, le père Tantaine, explorant de nouveau sa poche, en tirait une feuille de papier timbré qui s'y trouvait tout à point.
—Écrivez, dit-il: «Au huit juin prochain, je paierai, à l'ordre de M. Tantaine, etc...»
Le jeune homme terminait le parafe de sa signature lorsque Rose reparut, les bras chargés de provisions.
Elle était radieuse comme si un événement extraordinairement heureux fût survenu dans sa vie; ses yeux avait une expression étrange.
Mais Paul ne remarqua rien de cela. Il observait le vieux clerc d'huissier qui, après avoir relu le billet, le serrait aussi précieusement qu'une valeur de premier ordre.
—Il est bien entendu, monsieur, reprit-il enfin, que la date n'est qu'une formalité. Il n'est pas probable que d'ici quatre mois je puisse économiser ce que je vous dois.
Le père Tantaine eut un bon sourire.
—Que diriez-vous, prononça-t-il, si après vous avoir prêté ces 500 francs, je vous mettais à même de me les rendre avant un mois?
—Quoi! monsieur, vous pourriez!...
—Par moi-même, mon enfant, je ne puis rien, cela se voit. Mais j'ai un ami qui a le bras long. Ah! si je l'avais écouté, autrefois, je ne serais pas à l'hôtel du Pérou. Enfin!... Voulez-vous aller le trouver de ma part?
—Si je le veux! Mais je serais un fou de repousser cette occasion qui se présente.
—Eh bien! je vais voir mon ami ce soir même, je lui parlerai de vous. Soyez chez lui demain à midi précis. Si vous lui plaisez, s'il s'occupe de vous votre fortune est faite.
Il tira de sa poche une carte et la présentant à Paul, il ajouta:
—Mon ami se nomme Mascarot et voici son adresse.
Cependant Rose, avec cette merveilleuse dextérité qui semble être un privilège de la Parisienne, accoutumée à se mouvoir dans un petit espace, avait tiré l'ordre du chaos et terminé ses préparatifs.
La table était dressée, table digne du taudis avec ses tessons ébréchés et ses papiers en guise de plats; un bon feu flambait dans la cheminée, et deux bougies éclairaient la scène, fichées, l'une dans le chandelier bossué de l'hôtel, l'autre dans une bouteille fêlée.
Ce spectacle superbe pour des yeux de vingt ans, remplissait Paul de satisfaction. Les affaires sérieuses étaient finies, les pressentiments sombres s'étaient envolés.
—A table!... s'écria-t-il, à table!... Voici enfin le dîner qui sera le déjeûner. Allons, Rose, à ton poste. Et vous, mon cher voisin, vous allez, je l'espère, nous faire le plaisir de partager le repas que nous vous devons.
Mais le père Tantaine, bien qu'un tel festin fût fait pour le tenter et le séduire, ainsi qu'il le confessa, s'excusa avec beaucoup de protestations de regrets.
Il n'avait pas grand'faim, assura-t-il, puis il avait pour cinq heures et demie un rendez-vous de la dernière importance à l'autre bout de Paris.
—Enfin, dit-il à Paul, il est indispensable que je voie Mascarot ce soir. Je dois le prévenir, le disposer en votre faveur.
Rose, assurément, ne tenait pas à la compagnie du bonhomme. Laid, malpropre, misérable, il lui inspirait un sentiment de dégoût dont ne triomphait pas la reconnaissance.
Puis, bien qu'on ne vit pas ses yeux, elle devinait instinctivement, sous les verres foncés de ses lunettes, un regard aigu et subtil, très capable de lire au fond de sa pensée.
Ce qui n'empêche que se faisant chatte et câline autant qu'il était en son pouvoir, elle joignit ses instances à celles de Paul pour garder leur ami.
Mais il fut inébranlable, et après avoir, une fois encore, rappelé à Paul qu'il devait être exact, le lendemain, à midi, il sortit en criant de sa meilleure voix, aux jeunes gens qui venaient de s'attabler:
—Au revoir! bon appétit!
Seulement, une fois dehors, sur le palier, la porte refermée, le père Tantaine s'arrêta, s'appuyant à la rampe grossière, écoutant.
Les tourtereaux, comme il les appelait, étaient d'une gaieté folle, et les éclats de leurs voix jeunes et fraîches emplissaient le dernier étage de l'hôtel du Pérou.
Pourquoi non? Paul après des angoisses affreuses, trouvait une sécurité relative; il avait en poche l'adresse d'un homme qui devait faire sa fortune; enfin, sur le coin de la cheminée brillait la monnaie du billet de cinq cents francs, un de ces tas d'or qui, au temps des riantes illusions, semblent inépuisables.
Quant à Rose, elle ne pouvait cesser de s'égayer au sujet de ce vieux clerc d'huissier, qu'en dedans d'elle-même elle jugeait absolument idiot, et qu'elle trouvait du dernier grotesque.
—Courage, mes mignons, grommela le père Tantaine, courage! Ce pourrait bien être la dernière fois que vous riez ensemble.
Cela dit, avec les plus louables précautions, il descendit le raboteux escalier de l'hôtel du Pérou, que la Loupias n'éclaire que le dimanche, parce que le gaz, dame! cela coûte de l'argent.
Le père Tantaine ne sortit pas directement.
Ayant, par la petite porte vitrée de la loge des propriétaires de l'hôtel, aperçu la Loupias qui cuisinait sur son poêle des ragoûts de son pays, il entra, après avoir gratté timidement, saluant bas, en homme que la misère a accoutumé à toutes les rebuffades.
—Je viens pour vous payer ma quinzaine, madame, annonça-t-il tout d'abord.
Et en même temps il déposait sur le coin de la commode une pièce de dix francs et une pièce de vingt sous.
Puis, pendant que Loupias, qui sait écrire, lui confectionnait un reçu, il se mit à parler de ses affaires, racontant comme quoi il venait de recueillir un héritage inattendu, qui allait lui donner l'aisance sur ses vieux jours.
A l'appui de ses assertions, avec le naïf orgueil de la pauvreté qui craint de n'être pas crue sur parole, il montrait plusieurs billets de banque renfermés dans un portefeuille.
Ces chiffons produisirent si bien leur effet que, lorsque le bonhomme se retira, Loupias voulut à toute force le reconduire, sa lampe d'une main, sa casquette de l'autre.
Le vieux clerc ne semblait d'ailleurs aucunement sensible à ces prévenances. Il allait d'un air préoccupé, en homme qui poursuit un plan.
Arrivé dans la rue, il s'orienta, examina les magasins des environs, et, sans hésiter, il marcha droit à la boutique d'un épicier qui fait presque le coin de la rue du Petit-Pont et de la rue de la Bûcherie.
Cet épicier, grâce à un certain vin que lui fabrique un chimiste de Bercy, et qu'il vend neuf sous le litre, jouit dans le quartier d'une vogue bien légitime.
Il est petit, gros, court, rouge, irritable, plein d'importance; il porte des favoris à l'anglaise, est veuf, sergent de la garde nationale et répond au nom de Mélusin.
Cinq heures, dans les quartiers pauvres, c'est en hiver le moment du «coup de feu» pour les boutiquiers.
Les ouvriers reviennent de leur chantier et les femmes qui ont quitté leur travail à la nuit hâtent les préparatifs du souper.
M. Mélusin était donc si fort affairé au milieu de ses pratiques, recevant et rendant, surveillant, criant après ses garçons, qu'il ne remarqua pas l'entrée du père Tantaine.
L'eût-il remarqué, il ne se serait pas dérangé pour un acheteur aussi misérablement vêtu.
Mais le vieux clerc d'huissier avait en sortant de l'hôtel du Pérou, quitté ses apparences humbles et bénignes. Se plaçant dans le coin le moins encombré de la boutique, c'est d'un ton impératif qu'il appela:
—Monsieur Mélusin!...
L'épicier, surpris, laissa tout pour accourir.
—Tiens! ce bonhomme qui me connaît, se disait-il, sans penser que son nom brille en lettres d'un demi-pied au-dessus de la devanture.
Le père Tantaine ne lui laissa pas le loisir de demander des explications.
—Monsieur, commença-t-il avec un bel accent d'autorité, n'est-il pas venu ici il n'y a qu'un moment une jeune femme qui a changé un billet de 500 francs?
—Oui, monsieur, oui, répondit Mélusin, mais comment avez-vous pu savoir...
Il s'interrompit pour se donner sur la tête un grandissime coup de poing et reprit vivement:
—J'y suis!... un vol a été commis, n'est-il pas vrai, et vous êtes sur la piste du voleur. Connu!... Faut-il vous le dire? Quand cette jeune fille qui avait l'extérieur d'une pauvresse a changé ce billet, j'ai conçu un soupçon. Je l'ai observée attentivement et j'ai remarqué que sa main tremblait.
—Excusez, interrompit le père Tantaine, je ne vous ai point dit qu'il s'agit d'un vol. Reconnaîtriez-vous cette jeune fille?
—Comme moi-même, si je me rencontrais, oui, monsieur. Une créature superbe, avec des cheveux!... A telles enseignes que je l'avais distinguée déjà, car elle vient ici quelquefois, et j'ai de fortes raisons de croire qu'elle habite un hôtel borgne de la rue de la Huchette.
Le boutiquier parisien n'aime pas toujours les agents qui dressent contre lui des procès-verbaux lorsqu'il se trouve en contravention.
Cependant, encouragé par la pensée de rendre service à la société, il aide volontiers les investigations. Pour faciliter une capture importante, il est capable de traits héroïques, comme de manquer la vente, par exemple.
—Voulez-vous, continuait M. Mélusin, que j'envoie un de mes garçons aux informations, faut-il requérir des sergents de ville.
—Inutile..., cher monsieur, répondit le vieux clerc d'huissier, et même, je vous serais obligé de me garder le secret jusqu'à nouvel ordre.
—Oh! je comprends, une indiscrétion pourrait donner l'éveil.
—Juste! Seulement, je vous demanderai, si vous avez conservé ce billet, la permission d'en prendre le numéro d'ordre. Je vous prierai aussi d'inscrire ce numéro sur vos livres, avec une petite mention, à la date d'aujourd'hui. Autant que possible il faut tout prévoir.
—Et mes livres feraient foi devant le tribunal, n'est-il pas vrai? Je le crois bien, les livres d'un négociant!... Vous voyez que je suis au courant. Une minute et je suis à vous.
Tout se passa ainsi que l'avait souhaité le bonhomme et rapidement.
Du reste, M. Mélusin ne le laissa pas s'éloigner sans toutes sortes de politesses. Il le reconduisit jusque sur le seuil de sa boutique, et le suivit des yeux, convaincu qu'il venait de rendre un service éminent à un employé supérieur de la préfecture déguisé en mendiant.
Mais qu'importait au père Tantaine l'opinion qu'on pouvait avoir de lui!
Il avait gagné la place du Petit-Pont et paraissait y chercher quelqu'un. Déjà il en avait fait deux fois le tour, scrutant les coins sombres, lorsqu'il laissa échapper une exclamation de satisfaction; il avait aperçu celui qu'il venait retrouver.
C'était un affreux garnement d'une vingtaine d'années, n'en paraissant guère que quinze ou seize, maigre, dégingandé, mal bâti.
Il se tenait posté à l'angle du quai Saint-Michel et du Petit-Pont, et effrontément demandait l'aumône, guettant de l'œil les sergents de ville, sans souci du réverbère qui l'éclairait en plein.
Du premier coup, on reconnaissait en lui l'œuvre malsaine de la civilisation des grandes villes, l'ancien gamin de Paris, qui, à huit ans, fumait les bouts de cigares ramassés à la porte des cafés et se grisait avec de l'eau-de-vie.
Ses cheveux, d'un jaune sale, étaient déjà rares, il avait le teint flétri et plombé, un rictus ironique contractait sa large bouche à lèvres plates, et la plus cynique audace flambait dans ses yeux.
Vêtu d'une blouse grisâtre, il en avait relevé la manche droite et exposait à nu un bras tordu, rabougri, contorsionné, hideux à point pour exciter la commisération des passants.
Il psalmodiait en même temps une légende monotone où sans cesse les mêmes mots revenaient: «Pauvre ouvrier... vieille mère à nourrir... incapable de travailler... estropié par une machine.»
Le père Tantaine marcha droit à ce bon pauvre, et, d'un vigoureux revers de main, appliqué sur la tête, fit sauter sa casquette à trois pas.
L'autre se retourna furieux; mais, apercevant le bonhomme, il sembla fort penaud et murmura:
—Pincé!...
Aussitôt grâce à une brusque contraction de l'épaule, il détordit son bras, aussi droit et aussi sain que l'autre, en réalité, rabattit sa manche et ramassa sa casquette.
—C'est donc ainsi, reprit le père Tantaine, que tu exécutes les commissions dont on te charge!
—Quoi!... elle est faite depuis longtemps, votre commission!
—Ce n'est pas une excuse. Grâce à ma recommandation, M. Mascarot t'a procuré une bonne position, n'est-ce pas? Je te fais assez souvent gagner de l'argent; ainsi, tu ne manques de rien. Il était convenu que tu ne mendierais plus.
—Excusez, bourgeois, je n'en fais plus mon état. Seulement, dame! il fallait bien tuer le temps en vous attendant. D'abord, c'est plus fort que moi, je ne peux pas rester sans rien faire. J'ai récolté sept sous. C'est toujours ça...
—Toto-Chupin, prononça gravement le vieux clerc d'huissier, Toto-Chupin, vous finirez mal; c'est moi qui vous le prédis. Mais arrivons au fait. Qu'as-tu vu?
Ils avaient quitté le coin du pont et remontaient lentement le quai désert, le long des vieux bâtiments de l'Hôtel-Dieu.
—J'ai vu bourgeois, ce que vous m'aviez annoncé, répondait le garnement. A quatre heures précises, une voiture est arrivée sur la place et s'y est arrêtée comme pour y prendre racines, tenez là-bas, en face de la boutique du perruquier. Voiture flambante, cheval superbe, cocher très bien mis!...
—Passe. Il y avait quelqu'un dans la voiture?
—Naturellement. J'y ai reconnu le particulier que vous m'avez dit. Bien vêtu, ma foi! Chapeau rogné, tout plat, pantalon clair, en fourreau de parapluie, veston court, oh! mais d'un court... enfin, le dernier genre. Pour plus de sûreté, comme il faisait déjà sombre, je suis allé le regarder sous le nez. Il était descendu de voiture, vous m'entendez, et il battait la semelle sur le trottoir, avec un cigare non allumé aux dents. Moi, voyant le coup de temps, j'accours avec une allumette en disant: «Du feu, mon prince!» Il m'a donné une pièce de dix sous. Autant de pris. C'était bien lui: laid, petit, ratatiné, cagneux, une figure à gifles avec un pince-nez... un singe, quoi!
Quand Toto-Chupin raconte, le mieux est de le laisser aller. C'est au moins le plus court pour obtenir les renseignements qu'on désire.
Pourtant, le vieux clerc d'huissier s'impatienta.
Qu'est-il arrivé ensuite? demanda-t-il.
—Pas grand'chose. Mon individu n'avait pas l'air content du tout, de faire le pied de grue. Pauvre ami!... Il allait de ci et de là, sur le trottoir, il faisait des moulinets avec sa badine et dévisageait les femmes. Dieu qu'il me déplaît, ce cocodès! Si jamais il vous prend envie de lui repasser une bonne volée, bourgeois, je suis votre homme. Je l'ai toisé, il n'est pas moitié si fort que moi.
—Mais va donc Chupin, va donc.
—Bon, j'y suis! Donc, il était là, c'est-à-dire, nous étions là, depuis une grande demi-heure, quand tout à coup une femme tourne la rue et vient droit au cocodès. Ah! bourgeois, la belle fille! Non, de votre vie, vous n'avez rien vu de si admirable. Moi, j'en suis resté ébloui. Mois quelle misère! Ils se sont mis à parler tout bas.
—Et tu n'as rien entendu?
—Pour qui me prenez-vous, bourgeois?... La belle fille a dit: «—C'est entendu, à demain.» Le cocodès a demandé: «—Bien vrai?» Et elle a répondu: «—Oui, parole d'honneur, vers midi.» Là-dessus ils se sont quittés, elle a regagné la rue de la Huchette, lui est remonté dans sa voiture, et fouette cocher!... En voilà pour cent sous, bourgeois!
La réclamation ne parut nullement choquer le vieux clerc d'huissier.
Il tira de sa poche une pièce de cinq francs et la remit au précoce vaurien en disant:
—Chose promise, chose due. Mais souviens-toi de ma prédiction, Chupin, tu finiras mal. Sur quoi, bonsoir, nous ne suivons pas le même chemin.
Pendant un moment encore, le père Tantaine resta en place, observant Toto qui s'éloignait dans la direction du Jardin des Plantes, et c'est seulement lorsqu'il l'eût perdu de vue, qu'il revint sur ses pas et s'engagea sur le pont.
Il marchait fort vite et semblait aussi satisfait que possible.
—Voilà qui va bien, murmurait-il, je n'ai pas perdu ma journée. J'ai tout prévu, même l'improbable. Flavie sera contente.
II
C'est rue Montorgueil, à quelques pas du passage de la Reine-de-Hongrie, qu'est situé l'établissement du puissant ami du père Tantaine, M. B. Mascarot.
B. Mascarot est directeur d'un bureau de placement pour employés et domestiques des deux sexes.
Deux grands tableaux, accrochés de chaque côté de la porte de la maison, apprennent aux intéressés les demandes et les offres de la journée, et annoncent aux passants que l'agence, fondée en 1844, est encore régie par son fondateur.
C'est sans nul doute à ce long exercice d'une profession ordinairement ingrate, que M. B. Mascarot doit sa réputation et la grande considération dont il jouit, non seulement dans son quartier, mais encore dans tout Paris.
Les maîtres, assure-t-on, n'ont jamais eu à se plaindre d'un serviteur garanti par lui.
Parmi les domestiques, il est avéré qu'il ne procure que des places où on a toutes les douceurs de la vie.
Les employés, enfin, savent très bien que, grâce à ses connaissances, grâce à ses nombreuses relations et ramifications partout, il a toujours un bon emploi au service de qui sait lui plaire.
B. Mascarot a d'autres titres à l'estime publique.
C'est lui qui, le premier, vers 1845, conçut le projet d'organiser en société les «gens de maison». On s'est emparé depuis de son idée et de son programme, mais il n'a pas réclamé.
Il s'est consolé en prenant un associé, un sieur Beaumarchef, et en installant dans la maison même de son agence un hôtel garni où les domestiques sans place trouvent à crédit le logement et la nourriture.
Si ces diverses entreprises ont servi la société, elles ont aussi profité à B. Mascarot.
Il est propriétaire pour partie,—on dit pour un quart,—de la maison qu'il occupe.
Eh bien! c'est devant cette maison, qu'à midi, l'heure convenue, était arrêté Paul Violaine.
Il avait utilisé les cinq cents francs de son vieux voisin, et un confectionneur lui avait improvisé une élégance qui n'était pas de trop mauvais goût.
Même, il était si bien, sous ses nouveaux vêtements, que les femmes qui passaient se retournaient pour le voir encore.
Lui n'y prenait garde. Il avait réfléchi depuis la veille, et maintenant, il se prenait à douter beaucoup du pouvoir de cet inconnu, qui, selon l'expression du père Tantaine, pour faire la fortune de quelqu'un n'avait qu'à le vouloir.
—Un placeur! murmurait-il; sûrement il va me proposer quelque emploi de cent francs par mois!
Cependant, il était un peu ému, et avant d'entrer il étudiait la maison, comme si elle eût pu lui apprendre quelque chose de celui qui l'habitait.
Elle ressemblait à toutes les autres, avec ses deux corps de logis séparés par une cour mal tenue.
Le bureau de placement et l'hôtel étaient au fond.
Sous la porte cochère, l'encombrant de ses ustensiles, était un marchand de marrons, un jeune drôle à l'air insolent.
—Allons, se dit Paul, rester ici ne m'avance à rien, il faut voir.
Il traversa donc résolument la cour, monta un escalier en face, et arrivé au premier étage, voyant sur une porte le mot: Bureaux, il frappa.
—Entrez?... cria une grosse voix.
La porte n'était pas fermée, mais seulement maintenue par un poids glissant au bout d'une corde. Paul n'eut qu'à pousser.
La pièce où il pénétra ressemblait à tous les bureaux de placement de Paris.
Tout autour, régnait un large banc de chêne noirci et poli par l'usage. Au fond, se trouvait une manière de loge grillée, entourée d'un rideau de serge verte, que dans la clientèle on appelait le confessionnal.
Entre les deux fenêtres, sur une plaque de zinc, on lisait:
AVIS
L'INSCRIPTION EST PAYABLE D'AVANCE
Dans un des angles de la pièce, un monsieur était assis devant une grande table, et, tout en écrivant sur un énorme registre, il donnait audience à une femme debout.
—Monsieur Mascarot? demanda Paul timidement.
—Que lui voulez-vous? fit le monsieur sans saluer; s'agit-il d'une affaire? je le remplace; désirez-vous vous faire inscrire? nous avons en ce moment trois tenues de livres, une caisse, une correspondance, six emplois de ville. Vous avez de bonnes références?...
On eût juré que le monsieur récitait le tableau des offres accroché à la porte.
—Pardon, interrompit Paul, je voudrais parler à M. Mascarot lui-même; je lui suis envoyé par un de ses amis.
Cette simple déclaration parut impressionner le monsieur. Il quitta son air rogue, et c'est presque poliment qu'il dit à Paul:
—Mon associé est en conférence, monsieur, mais il sera libre bientôt; prenez la peine de vous asseoir.
Paul prit place sur le banc et, faute de mieux, se mit à examiner l'associé.
Grand, robuste, éclatant de santé, cet associé porte les cheveux courts et, sous un nez odieusement busqué, il étale une paire de moustaches farouches, longues, lustrées, cirées, terminées en pointe.
Ton, tenue, cheveux, moustaches, décèlent l'homme qui tient à ce que chacun sache bien qu'il a été militaire.
Il a servi, en effet, assure-t-il dans la cavalerie. C'est même au régiment qu'il a gagné le nom sous lequel il est connu: Beaumarchef, abréviation soldatesque de beau maréchal-des-logis-chef. Son vrai nom est Durand.
Il était jeune, en ce temps, il a plus de quarante-cinq ans, maintenant, ce qui ne l'empêche pas de jouir encore d'une réputation incontestable d'homme superbe.
Sa besogne, qui consistait à écrire des noms à la suite les uns des autres, ne l'empêchait nullement de répondre juste à la femme placée devant lui.
Cette cliente, qui, par sa mise, tenait le milieu entre la cuisinière et la marchande des Halles, était ce qu'à Paris on appelle une forte commère.
Elle ponctuait ses phrases de larges prises de tabac. Elle s'exprimait avec un accent alsacien des plus prononcés.
—Finissons-en, disait le sieur Beaumarchef; voulez-vous réellement vous replacer?
—Oui, là, vraiment.
—Vous en disiez autant, la dernière fois que vous êtes venue, il y a plus de six mois. On vous trouve une bonne condition, vous y entrez et paf!... le troisième jour vous rendez votre tablier, sans raison.
—Alors, je n'étais pas dans le besoin.
—Et à cette heure?
—C'est différent, je commence à voir la fin de mes économies.
M. Beaumarchef posa sa plume, et regardant finement la grosse femme comme s'il eût cherché la confirmation de quelque soupçon, il dit lentement:
—Vous aurez fait quelque folie!
Elle détourna la tête, et, sans répondre directement, se mil à se répandre en plaintes sur la dureté des temps, sur la ladrerie des maîtres, sur la rapacité des jeunes dames qui ne permettent plus à leurs cuisinières de faire danser l'anse du panier, se chargeant très bien elles-mêmes de ce soin.
Beaumarchef approuvait de la tête, exactement comme un quart d'heure plus tôt il donnait raison à une bourgeoise qui se plaignait amèrement des serviteurs. Son état d'intermédiaire exige cette diplomatie.
Cependant, la grosse femme avait fini. Elle sortit d'un porte-monnaie bien garni le prix de l'inscription, le posa sur la table, et dit:
—Allons, mon bon monsieur Beaumar, prenez mon nom. Caroline Schimel, et tâchez de me trouver une bonne maison. Mais rien que pour la cuisine, vous m'entendez. Je fais le marché moi-même, et je n'aime pas à avoir la patronne sur le dos.
—C'est bien; on cherchera.
—Ah! si vous me trouviez un homme veuf! cela m'irait assez, ou bien encore une toute jeune femme avec un mari très vieux... Enfin, faites comme pour vous; je repasserai après-demain.
Et, humant une prise de tabac plus forte que les autres, elle se retira.
Paul, qui avait écouté, était confondu et aussi humilié que possible. C'est grâce au père Tantaine, pourtant, qu'il se trouvait attendre en ce lieu en pareille compagnie. Et attendre quoi?...
Déjà il cherchait un prétexte honnête pour s'éloigner, résolu à ne plus revenir, quand la porte du fond s'ouvrit, donnant passage à deux hommes qui, sur le point de se séparer, achevaient une conversation.
L'un, jeune, élégamment vêtu, avec cette mine suffisante et cette désinvolture facile que d'aucuns prennent pour le suprême bon ton. Plusieurs ordres étrangers illustraient sa boutonnière.
L'aspect de l'autre était celui d'un bon vieil avoué de petite ville. Il portait une chaude douillette de mérinos brun, avait aux pieds des chaussures fourrées, et gardait sur la tête une calotte de velours, brodée sûrement par une main bien chère. Sa barbe rude, soigneusement taillée, s'appuyait sur une épaisse cravate blanche, et la délicatesse de sa vue lui imposait des lunettes bleues.
—Ainsi, cher maître, disait le jeune homme, je puis espérer, n'est-ce pas? Mon intérêt vous répond de moi. N'oubliez pas combien la situation est tendue!...
—Je vous l'ai dit, monsieur le marquis, répondait l'homme à cravate blanche, si j'étais le maître, ce serait: oui; mais je dois consulter mes associés.
—Enfin, cher monsieur, conclut l'élégant, je compte sur vous.
Paul s'était levé, réconcilié avec la maison, à la vue de ce jeune homme si décoré.—L'autre, pensait-il, qui a une si bonne figure et les dehors d'un homme de loi, doit être M. B. Mascarot.
Le marquis sortit, Paul allait se présenter, quand Beaumarchef, le devançant, vint se placer devant l'homme à la cravate blanche:
—Devinez, patron, lui dit-il respectueusement, qui je viens de voir?
—Qui cela? Parle.
—Caroline Schimel, vous savez...
—L'ancienne domestique de la duchesse de Champdoce?
—Précisément.
M. Mascarot eut une exclamation de joie.
—Voilà un vrai bonheur! s'écria-t-il; où demeure-t-elle?
Cette question, si naturelle, consterna Beaumarchef. Lui qui toujours,—oui, toujours, puisque c'était la consigne, demande l'adresse de ses clientes, il n'avait pas demandé celle de Caroline.
L'aveu de cet oubli fit bondir M. Mascarot, même il s'oublia jusqu'à lâcher un juron qui eût fait frémir un charretier.
—Sacrebleu! criait-il, on n'est pas inepte et sot à ce point. Voici une fille que, depuis cinq mois, je cherche par tout Paris, tu le sais, le hasard nous la livre et tu la laisses échapper!
—Elle reviendra, patron, elle l'a dit; elle ne voudra pas perdre l'argent de l'inscription.
M. Mascarot leva son bonnet grec...
—Eh! elle se moque bien de dix sous ou de dix francs. Elle reviendra si c'est sa fantaisie, sinon... une fille qui boit, qui est à moitié folle...
Mais voici que Beaumarchef, enflammé d'un espoir soudain, avait pris son chapeau.
—Elle ne fait que partir, dit-il, je cours; je suis capable de la rejoindre.
Il s'élançait, M. Mascarot le retint.
—Attends, fit-il, tu n'es pas le limier qu'il faut. Prends avec toi Toto-Chupin; qu'il campe-là ses marrons. Et si vous rattrapez cette coquine, ne lui parlez pas, mais qu'il la suive et qu'il ne la lâche plus. Je veux savoir heure par heure tout ce qu'elle fait!... tout, tu m'entends!...
Beaumarchef dehors, B. Mascarot continua à donner cours à sa mauvaise humeur.
—Être servi comme cela, disait-il, quelle misère! Ah! il faudrait pouvoir faire tout soi-même. Je m'épuise à étudier une énigme indéchiffrable, et cette ivrognesse en a certainement le mot!...
Il était bien évident pour Paul qu'il n'avait pas été aperçu. Honteux de son indiscrétion involontaire, il prit le parti de tousser.
M. Mascarot se retourna menaçant, terrible.
—Vous m'excuserez... commença Paul.
Mais déjà le placeur avait repris sa bonne et honnête figure.
—Ah! j'y suis, fit-il, monsieur Paul Violaine, n'est-ce pas?
Le jeune homme s'inclina.
—Eh bien! reprit M. Mascarot, je suis à vous à la minute.
Il disparut vivement par la porte du fond, et Paul avait à peine eu le temps de se remettre qu'il s'entendit appeler.
—M. Paul!... Par ici, je vous prie, je n'ai pas de secrets pour vous!
Comparé à la pièce d'entrée, à l'agence proprement dite, le cabinet particulier de M. B. Mascarot est un séjour de délices et de splendeurs.
On voit que les carreaux des fenêtres sont lavés quelques fois, le papier vert de la tenture est propre, il y a un tapis à terre.
Aussi, combien de clients, parmi les meilleurs, peuvent se vanter d'avoir mis le pied dans ce sanctuaire? Extraordinairement peu.
Les affaires courantes du matin, à l'heure de la halle, se brassent en public autour de la table de M. Beaumarchef. Les négociations qui exigent plus de précautions se traitent à voix basse, dans le crépuscule du «confessionnal!»
Mais Paul, ignorant les usages de la maison, ne pouvait apprécier convenablement l'immensité de la faveur qui l'admettait, lui, nouveau venu, à l'intimité du laboratoire.
Lorsqu'il entra, B. Mascarot se chauffait à un bon feu de bois, assis dans un excellent fauteuil, le coude appuyé à son bureau.
Et quel bureau! Un monde. C'était bien là le meuble de l'homme que harcèlent mille préoccupations diverses.
Les cartons et les registres s'y entassaient en montagnes. La tablette était couverte de quantité de petits carrés de papier très fort qu'on appelle des fiches, portant un nom en grosses lettres et au-dessous des notes et des indications d'une écriture menue et presque illisible.
D'un geste paternel, M. Mascarot daigna indiquer à Paul un siège en face de lui, et c'est de la voix la plus encourageante qu'il dit:
—Causons.
Non, en vérité, on ne feint pas, on ne saurait feindre les patriarcales apparences de B. Mascarot.
Sa physionomie calme, reposée, miroir d'une conscience pure, est bien de celles qui font dire d'un homme: «J'aimerais à lui confier ma fortune.»
En l'examinant ainsi, Paul subissait l'ascendant de l'honnêteté, et il se sentait porté vers lui comme la faiblesse vers la force.
Il s'expliquait l'enthousiasme du père Tantaine et il bénissait le hasard qui l'instant d'avant, l'avait empêché de s'esquiver.
—Nous disons donc, reprit M. Mascarot, que vos ressources actuelles sont insuffisantes, nulles même, et que vous êtes décidé à tout entreprendre pour vous assurer une position. Je vous répète là les propres expressions de ce pauvre diable de Tantaine.
—Il a été, monsieur, le fidèle interprète de mes sentiments.
—Très bien. Seulement, avant de parler du présent et de songer à l'avenir, nous allons, si vous le voulez bien, nous occuper du passé.
Paul eut un tressaillement très léger, que le placeur remarqua pourtant, car il ajouta:
—Vous excuserez l'indiscrétion, mais elle est nécessaire. J'ai ma responsabilité à mettre à couvert. Tantaine dit que vous êtes un charmant jeune homme, honnête, bien élevé. En vous voyant, je suis convaincu qu'il ne se trompe pas. Mais il me faut plus que des présomptions. Vous devez comprendre qu'avant de me porter votre garant, avant de répondre de vous à des personnes tierces...
—C'est trop juste, monsieur, interrompit Paul, aussi suis-je prêt à vous répondre, je n'ai rien à cacher.
Un fin sourire, que le jeune homme ne surprit pas, vint effleurer les lèvres de l'honorable placeur, et d'un geste qui lui était familier, il rajusta ses lunettes sur son nez.
—Merci de vos bonnes dispositions, fit-il. Quant à me cacher quelque chose, eh! eh!... ce n'est peut-être pas aussi aisé que vous le supposez.
Il prit sur un coin de son bureau un petit paquet de fiches, les fit glisser sous son pouce comme un jeu de cartes, et poursuivit:
—Vous vous nommez Marie-Paul Violaine?
Paul inclina la tête.
—Vous êtes né à Poitiers, rue des Vignes, le 5 janvier 1843; vous êtes, par conséquent, dans votre vingt-quatrième année.
—Oui, monsieur.
—Vous êtes un enfant naturel?
La seconde question avait un peu surpris Paul, celle-ci le stupéfia.
—C'est vrai, monsieur, répondit-il, sans essayer de cacher son étonnement. J'étais loin de supposer M. Tantaine si bien informé. Je reconnais que la cloison qui sépare nos chambres est plus mince encore que je ne croyais.
M. Mascarot ne sembla pas entendre l'épigramme adressée au vieux clerc d'huissier, il continuait à remuer ses carrés de papier et à les consulter.
Si Paul, moins naïf, se fût penché, il eut vu ses initiales P. V., en tête de chacune des fiches.
—Madame votre mère, reprit le digne placeur, a tenu, pendant les quinze dernières années de sa vie, un petit magasin de mercerie?
—En effet.
—Que peut rapporter un petit commerce comme celui-là, à Poitiers? Pas grand'chose, n'est-il pas vrai? Par bonheur, elle avait, en outre, pour l'aider à vivre et à vous élever, une pension annuelle de mille francs.
Cette fois, Paul bondit sur son fauteuil.
Ce secret, il était bien certain que le vieux locataire de l'hôtel du Pérou n'avait pu le surprendre.
—Monsieur, balbutia-t-il, absolument abasourdi; monsieur!... qui a pu vous révéler un fait dont je n'ai parlé à personne depuis que je suis à Paris, une circonstance de ma vie que Rose elle-même ignore?
Le placeur haussa bonnement les épaules.
—Vous devez bien comprendre, répondit-il, qu'un homme de ma position est obligé à des moyens particuliers d'investigation. Eh! sans cela, ne serais-je pas trompé quotidiennement, et, par contre, exposé à tromper les autres!...
Il n'y avait pas une heure que Paul avait passé le seuil de l'agence, mais déjà il savait à quoi s'en tenir sur les «moyens particuliers.»
Il se rappelait l'ordre donné au sieur Beaumarchef.
—D'ailleurs, poursuivait le placeur, si je suis curieux par état, je suis discret aussi. Ne craignez donc pas de me répondre franchement. Comment cette rente parvenait-elle à votre mère?
—Tous les trois mois, par l'intermédiaire d'un notaire de Paris.
—Ah!... Connaissez-vous la personne qui les servait?
—Aucunement.
Cependant Paul commençait à s'inquiéter de cet interrogatoire. Mille appréhensions vagues et inexpliquées tressaillaient en lui.
Il avait beau chercher, il ne voyait ni le but, ni la portée, ni l'utilité de toutes ces questions.
Puis l'explication qui lui avait été donnée ne lui paraissait pas claire. On a beau disposer de moyens puissants, ce n'est pas en une matinée qu'on recueille des notions précises à ce point sur la vie d'un homme.
Et, cependant, rien dans l'attitude du digne placeur ne justifiait les craintes du jeune homme.
Il semblait ne questionner ainsi que par habitude, avec l'insouciance de l'homme qui remplit les formalités de son état, sans conscience de son horrible indiscrétion.
Ce n'est qu'après un assez long silence qu'il reprit la parole:
—Je suis là que je réfléchis, dit-il, et je vois que, selon toute probabilité, c'est votre père qui servait cette rente.
—Non, monsieur, non.
—Qui vous l'a affirmé?
—Ma mère, monsieur, qui me l'a juré sur son salut, et c'était une sainte. Pauvre mère!... je l'aimais et je la respectais trop pour lui parler de ces choses. Une fois, pourtant, poussé par je ne sais quelle misérable curiosité, j'ai osé la questionner, lui demander le nom de notre protecteur. Ses larmes m'ont cruellement fait sentir l'ignominie de ma conduite. Ce nom, je ne l'ai jamais su, mais je sais que mon père est mort avant ma naissance.
M. Mascarot ne voulut pas remarquer l'émotion de son jeune client.
—Comme cela, fit-il, la pension ne vous a pas été continuée après la mort de madame votre mère?
—Cette pension, monsieur, ne nous était plus servie depuis ma majorité. Ma mère à cet égard était prévenue. Il me semble que c'est hier qu'elle m'a appris cette nouvelle. Un soir, et comme c'était l'anniversaire de ma naissance, elle avait préparé un repas meilleur que de coutume. Car elle fêtait ma venue au monde, qu'elle eût dû maudire. Pauvre mère!... «Paul, me dit-elle, lorsque tu es né, un ami généreux m'a promis qu'il m'aiderait à t'élever. Il a tenu sa parole, tu as vingt et un ans, nous ne devons plus rien espérer de lui. Te voici un homme, mon fils, tu ne dois plus compter, je ne dois plus compter que sur toi. Travaille, sois honnête, et si jamais un devoir te paraît pénible, souviens-toi que ta naissance t'impose double obligation!...»
Paul s'interrompit, l'émotion le gagnait, deux larmes chaudes roulèrent le long de ses joues.
—Dix-huit mois plus tard, reprit-il, ma mère mourait subitement, sans avoir eu le temps de se reconnaître... Désormais, j'étais seul au monde, sans famille, sans amis. Oh! oui, je suis bien seul. Je puis mourir, il n'y aura personne derrière mon corbillard. Je puis disparaître, nul ne s'inquiétera, car nul ne sait que j'existe.
La physionomie de M. Mascarot était devenue sérieuse.
—Eh bien! je crois que vous vous trompez, monsieur Violaine, je crois que vous avez un ami...
M. Mascarot s'était levé, comme s'il eût voulu dissimuler une émotion dont il n'était pas le maître, et il arpentait son cabinet de long en long, tracassant son beau bonnet de velours, ce qui chez lui est l'indice manifeste de sérieuses délibérations intérieures.
Ce n'est qu'après un bon moment de cet exercice que, sa résolution prise, il s'arrêta brusquement, les bras croisés, devant son jeune client.
—Vous m'avez entendu, mon jeune ami, prononça-t-il. Je ne poursuivrai pas un interrogatoire qui a dû vous blesser...
—Je pensais, monsieur, répondit Paul diplomatiquement, que mon seul intérêt vous dictait toutes ces questions.
—C'est vrai. Je voulais vous éprouver, juger votre franchise; je puis bien vous l'avouer. Pourquoi? Vous le saurez plus tard. Dès à présent, soyez bien persuadé que je n'ignore rien de ce qui vous concerne. Ah! vous vous demandez comment? Permettez-moi de ne pas vous le dire. Admettez une intervention miraculeuse du hasard. Le hasard! cela répond à tout.
Jusqu'alors, Paul n'avait été que fort intrigué. Ces paroles ambiguës lui causaient un véritable effroi que trahit aussitôt sa mobile physionomie.
—Allons, bon! fit le digne placeur en redressant ses lunettes à travers lesquelles il voyait merveilleusement, voici que vous vous épouvantez.
—Il est vrai, monsieur, balbutia Paul.
—Pourquoi! Je me demande vainement ce que peut craindre un homme dans votre position. Allons, cessez de vous creuser la cervelle, vous ne devinerez pas, et abandonnez-vous à moi, qui ne veux que votre bien.
Il dit cela du ton le plus doux et le plus rassurant, et regagnant son fauteuil, il continua:
—Arrivons à vous. Grâce au dévouement de votre mère, qui était, vous l'avez dit justement, une sainte et digne femme, au prix d'héroïques privations, vous avez pu faire vos études au lycée de Poitiers, ni plus ni moins qu'un fils de famille. A dix-huit ans, vous avez été reçu bachelier. Pendant un an, sous prétexte d'attendre une inspiration du ciel, vous avez flâné; enfin, en désespoir de cause, vous êtes entré en qualité de clerc chez un avoué?
—C'est parfaitement exact.
—Le rêve de votre mère était de vous voir établi aux environs, à Loudun ou à Civray. Peut-être comptait-elle, pour payer une charge, sur l'aide de l'ami qui l'avait si noblement assistée.
—Je l'ai toujours pensé.
—Malheureusement, le papier timbré ne vous plaisait pas.
A ce souvenir, Paul ne put retenir un sourire qui déplut à M. Mascarot, car il ajouta avec une certaine sévérité:
—Je dis malheureusement, et vous avez assez souffert pour être de mon avis. Au lieu de grossoyer à l'étude, que faisiez-vous? Vous vous occupiez de musique, vous composiez des romances et même des opéras; vous n'étiez pas fort éloigné de vous croire un génie de premier ordre.
Paul, qui jusqu'alors avait tout subi sans trop se révolter, atteint en plein cœur par ce sarcasme, essaya de protester, en vain.
—En somme, poursuivit le placeur, un beau matin vous avez abandonné l'étude, et vous avez déclaré à votre mère qu'en attendant d'être un illustre compositeur, vous vouliez donner des leçons de piano. Vous n'en avez pas trouvé, et même vous étiez assez naïf d'en chercher. Faites-moi le plaisir de vous regarder, et dites-moi si vous avez la figure et la tournure d'un professeur à placer près de jeunes demoiselles.
Craignant sans doute quelque trahison de sa mémoire, M. Mascarot s'arrêta pour consulter ses fiches.
—Finissons, reprit-il. Votre départ de Poitiers a été votre dernière folie et la plus grande. Le lendemain même de la mort de votre mère, vous vous êtes occupé de réaliser tout ce qu'elle possédait, vous avez recueilli un milier d'écus, et vous avez repris le chemin de fer.
—C'est qu'alors, monsieur, j'espérais...
—Quoi? Arriver à la fortune par le chemin de la gloire. Fou! Tous les ans, mille pauvres garçons qu'ont enivrés les louanges de leur sous-préfecture arrivent à Paris enfiévrés d'un pareil espoir. Savez-vous ce qu'ils deviennent? Au bout de dix ans, dix au plus ont, tant bien que mal, fait leur chemin, cinq cents sont morts de misère, de rage et de faim, les autres sont enrôlés dans le régiment des déclassés.
Tout cela, Paul se l'était dit, il avait mesuré ce qu'il faut au juste d'énergie pour vouloir chaque matin, en s'éveillant, ce qu'on voulait la veille, et cela durant des années. Ne trouvant rien à répondre, il baissait la tête.
—Si encore, disait M. Mascarot, si encore vous étiez venu seul? Mais non. Vous vous étiez épris à Poitiers d'une jeune ouvrière, une certaine Rose Pigoreau, vous n'avez rien trouvé de plus sage que de l'enlever.
—Eh! monsieur, si je vous expliquais...
—Inutile! les résultats sont là. En six mois les trois mille francs ont été flambés, puis la gêne est venue, puis la détresse, puis la faim... et en dernier lieu, échoué à l'hôtel du Pérou, vous pensiez au suicide quand vous avez rencontré mon vieux Tantaine.
Ces vérités étaient cruelles à entendre, et Paul avait une furieuse envie de se fâcher. Mais, alors, adieu la protection du puissant placeur. Il se contint.
—Soit, monsieur, fit-il amèrement, j'ai été fou, la misère m'a rendu sage. Si je suis ici, c'est que j'ai renoncé à toutes mes chimères.
—Renoncez-vous aussi à Mlle Pigoreau?
Le jeune homme, à cette question ainsi posée, pâlit de colère.
—J'aime Rose, monsieur, répondit-il d'un ton sec, je croyais vous l'avoir dit. Elle a eu foi en moi, elle partage courageusement ma mauvaise fortune, je suis sûr de son affection!... Rose sera ma femme, monsieur!
Lentement M. Mascarot retira son superbe bonnet grec, et de l'air le plus sérieux, sans la moindre nuance d'ironie, il s'inclina très bas en disant:
—Excusez!...
Mais il ne pouvait entrer dans ses intentions d'insister sur ce sujet:
—Voici donc, reprit-il, votre bilan établi. Il vous faut un emploi, et vite. Que savez-vous faire? Peu de chose, n'est-ce pas? Vous êtes comme tous les jeunes gens élevés dans les lycées, apte à tout et propre à rien. Si j'avais un fils, eussé-je cent mille livres de rentes, il apprendrait un métier.
Paul se mordait les lèvres, ne reconnaissant que trop la justesse de l'appréciation. N'avait-il pas, la veille, souhaité le sort de ceux qui peuvent gagner leur vie avec leurs bras?
—Et cependant, disait le placeur, il faut que je vous case. Je suis votre ami et mes amis ne restent jamais en route. Voyons, que diriez-vous d'une situation d'une douzaine de mille francs par an?
Ce chiffre, comparé aux plus audacieuses espérances de Paul, était encore si fabuleux, qu'il pensa que le placeur s'amusait de son inexpérience.
—Il est peu généreux à vous de me railler, monsieur, fit-il.
Mais B. Mascarot ne raillait pas.
Seulement, il lui fallut un bon quart d'heure pour prouver à son jeune client que, de sa vie, il n'avait parlé plus sérieusement d'une affaire sérieuse.
Très probablement il eût perdu ses frais d'éloquence, si, à bout de raisons, il ne lui était venu à la pensée de dire:
Le docteur tira son porte-monnaie et compta, en riant,
317 francs.
—Pour me croire, vous exigez des preuves... Voulez-vous que je vous avance votre premier mois?
Et il tendit un billet de mille francs qu'il avait pris dans le tiroir de son bureau.
Paul repoussa le billet, mais force lui était de se rendre devant ce puissant argument. Alors, pris d'anxiétés terribles, il demandait si cet emploi si magnifique, si inespéré, il serait capable de le remplir.
—Eh!... vous le proposerais-je s'il était au-dessus de vos moyens? repondait le digne placeur. Je vous connais, n'est-ce pas? Si je n'étais très pressé, je vous expliquerais sur-le-champ la nature de vos fonctions... Ce sera pour demain. Soyez ici, comme aujourd'hui, entre midi et une heure.
Si bouleversé que fût Paul, il comprit qu'en restant il serait importun, et il se leva.
—Un mot encore, fit le placeur. Vous ne pouvez rester à l'hôtel du Pérou. Cherchez-vous immédiatement une chambre dans ce quartier, et, dès que vous l'aurez trouvée, apportez-moi l'adresse. Allons, à demain, et soyons forts et sachons porter la prospérité.
Pendant près d'une minute encore, M. Mascarot resta debout près de son bureau, prêtant l'oreille, étudiant le bruit des pas de Paul, qui s'éloignait chancelant sous le poids de tant d'émotions diverses.
Lorsqu'il fut bien certain qu'il avait quitté l'appartement, il courut à une porte vitrée qui donnait dans sa chambre, et l'ouvrit en disant:
—Hortebize!... docteur!... tu peux venir, il est parti.
Un homme aussitôt entra vivement et alla se jeter dans un fauteuil, près du feu.
—Brrr! disait-il, j'ai les pieds engourdis. On me les couperait que je ne les sentirais pas. C'est une glacière, ta chambre, ami Baptistin. Une autre fois, tu me feras faire du feu, hein?
Mais rien ne peut détourner M. Mascarot du but de ses pensées.
—Tu as tout entendu? demanda-t-il.
—J'entendais et je voyais comme toi-même.
—Eh bien! que penses-tu du sujet?
—Je pense que Tantaine est un homme très fort et qu'entre tes mains ce joli garçon ira loin.
III
Le docteur Hortebize, cet intime du «l'agence», qui appelait ainsi familièrement M. Mascarot par son prénom: Baptistin, a bel et bien cinquante-six ans sonnés.
Il n'en avoue que quarante-neuf et n'a pas tort. C'est à peine si on les lui donnerait, tant il porte lestement son embonpoint de chanoine, tant ses grosses lèvres sensuelles sont fraîches encore, tant il a les cheveux noirs, l'œil vif et sain.
Homme du monde, et du meilleur monde, souple, élégant, spirituel, voilant sous une ironie du meilleur goût un monstrueux cynisme, il est très entouré, très recherché, très fêté.
Cela tient à ce qu'il n'a pas de défauts, mais seulement quelques bons gros vices qu'il étale avec un sans-gêne absolu.
Ces dehors d'épicurien cachent, assure-t-on, un médecin distingué, un savant.
Ce qui est sûr, c'est que n'étant pas ce qui s'appelle un travailleur, il exerce le moins qu'il peut.
Même, il y a quelques années, voulant, à ce qu'il a prétendu, dégoûter de lui sa clientèle qui devenait importante, un beau matin il s'improvisa homœopathe et fonda un journal médical: le Globule, qui eut cinq numéros.
Cette conversion pouvait prêter à rire; il en a ri le premier, prouvant ainsi la sincérité de la philosophie qu'il professe.
De sa vie, le docteur Hortebize n'a rien pu ou voulu prendre au sérieux.
En ce moment même, M. Mascarot, qui cependant le connaît bien, semble déconcerté et blessé de son ton léger.
—Si je t'ai écrit de venir ce matin, dit-il d'un ton mécontent, si je t'ai prié de te cacher dans ma chambre...
—Où j'ai failli geler.
—... C'est que je tenais à avoir ton avis. Nous engageons une grosse partie, Hortebize, une partie terriblement périlleuse, et tu es de moitié dans le jeu.
—Bast!... j'ai en toi, tu le sais bien, une confiance aveugle. Ce que tu feras sera bien fait. Tu n'es pas homme à te risquer sans atouts.
—C'est vrai, mais je puis perdre, et alors...
Le docteur interrompit son ami en agitant gaiment un gros médaillon d'or suspendu à la chaîne de sa montre.
Ce geste sembla particulièrement désagréable au placeur.
—Quand tu me montreras ta breloque! fit-il. Voici vingt-cinq ans que nous la connaissons. Que veux-tu dire? qu'il y a dedans de quoi t'empoisonner en cas de malheur! C'est une louable prévoyance, mais mieux vaut tâcher de la rendre inutile en me donnant un bon conseil.
Le souriant docteur avait pris la pose ennuyée du marquis de Moncade écoutant les comptes de son intendant.
—Si tu tenais tant, dit-il, à une consultation, il fallait mander à ma place notre honorable ami Catenac; il connaît les affaires, lui, il est avocat.
Ce nom de Catenac irrita tellement M. Mascarot, que lui, l'homme calme et contenu par excellence, il arracha son magnifique bonnet grec et le lança violemment contre la tablette de son bureau.
—Est-ce sérieusement, Hortebize, demanda-t-il, que tu me dis cela?
—Pourquoi non?
L'honnête placeur souleva ses lunettes, comme si, avec ses yeux seuls, il eût pu lire plus sûrement jusqu'au fond de la pensée de son interlocuteur.
—Parce que, fit-il en appuyant sur chaque syllabe de chaque mot, parce que tu es comme moi, docteur, tu te défies de Catenac. Combien y a-t-il de temps que tu l'as vu? Voici plus de deux mois qu'il n'est venu chez Martin-Rigal.
—Il est de fait que ses façons sont au moins singulières, de la part d'un associé, d'un ancien camarade.
M. Mascarot eut un sourire si mauvais, que certainement il eût donné beaucoup à réfléchir au Catenac en question, s'il lui eût été permis de le voir.
—Ajoute, fit-il, que sa conduite est sans excuses de la part d'un homme dont nous avons fait la fortune. Car il est riche, notre ami, très riche, quoiqu'il prétende le contraire.
—Vraiment, tu crois?...
—S'il était ici, je lui prouverais qu'il a plus d'un million à lui.
Les yeux de l'aimable docteur pétillèrent.
—Un million!... murmura-t-il.
—Oui, au moins. C'est que, vois-tu, Hortebize, tandis que toi et moi, follement sans compter avec nos caprices, nous laissions couler l'or comme du sable, entre nos mains prodigues, notre ami, lui, se privait et amassait.
—Que veux-tu? Il n'a pas d'estomac, ce pauvre Catenac, pas de tempérament, pas de passions...
—Lui!... il a tous les vices, il est hypocrite. Pendant que nous nous amusions, il prêtait à la petite semaine, à quinze ou vingt pour cent. Tiens, combien dépenses-tu par an, docteur?
—Par an!... Tu m'embarrasses beaucoup. Enfin, mettons une quarantaine de mille francs.
—Tu dépenses plus, mais peu importe. Calcule ce que cela fait depuis vingt ans que nous sommes associés.
Jamais le docteur n'a su faire une addition, et il en tire vanité. Cependant, pour complaire à son ami, il essaya:
—Quarante et quarante..., commença-t-il, comptant sur ses doigts, font quatre-vingts... puis encore quarante...
—En tout, interrompit M. Mascarot, cela fait huit cent mille francs. Mets-en autant pour ma part, c'est en tout seize cent mille francs que nous avons dissipés.
—Sans doute, et tu vois bien que Catenac qui a eu même part que toi est moi est riche. C'est pour cela que je le redoute. Nos intérêts ne sont plus les sont plus les mêmes. Il vient encore ici tous les jours, mais uniquement pour empocher son tiers. Il veut bien partager les bénéfices, mais il ne voudrait plus de risques. Voici deux ans qu'il ne nous a pas apporté une seule affaire. Quant à compter sur lui, bonsoir! Tu peux lui proposer l'opération la plus belle et la plus sûre, il te refusera net son concours. Monsieur, maintenant, voit des dangers partout, et ses scrupules ressemblent aux hauts-le-cœur d'un goinfre qui a trop dîné.
—Mais il est incapable de nous trahir.
M. Mascarot ne répondit pas immédiatement, il réfléchissait.
—Je crois, répondit-il enfin, que Catenac a peur de nous. Il sait quel lien nous lie. Il sait que la perte de l'un de nous peut entraîner la perte des deux autres. Voilà notre garantie et notre sûreté. Mais s'il n'ose pas nous trahir ouvertement, il est bien capable de faire avorter toutes nos combinaisons. Notre association lui pèse. Sais-tu ce qu'il me disait, la dernière fois qu'il est venu? Il me disait: «Nous devrions fermer boutique et nous retirer.» Nous retirer!... Eh bien!... Et vivre donc! Car enfin s'il est riche, lui, nous sommes pauvres. Que possèdes-tu, toi, Hortebize?
Le docteur, ce savant médecin que son portier croit millionnaire, tira en riant son porte-monnaie de sa poche, compta ce qu'il contenait, et répondit en riant:
—Trois cent vingt-sept francs. Et toi!
L'honorable placeur ne prit pas la peine de dissimuler une grimace.
—Moi! répondit-il, je suis logé à ton enseigne.
Il soupira profondément, et à demi-voix, comme se parlant à soi-même, il ajouta:
—Et j'ai des obligations sacrées que tu n'as pas, toi.
Cependant un nuage, le premier depuis le commencement de cet entretien, assombrissait le front du docteur.
—Diable! fit-il d'un ton contrarié, et moi qui comptais sur toi pour un millier d'écus dont j'ai besoin.
L'inquiétude du docteur Hortebize fit sourire M. Mascarot.
—Rassure-toi, dit-il, je puis te les donner. Il doit bien y avoir six ou huit mille francs en caisse.
Le docteur respira.
—Mais c'est tout, poursuivit le placeur, c'est le fond du sac social. Et cela, après des années de risques, d'efforts, de travaux, de...
—Et nous n'avons plus vingt ans.
D'un geste résolu, M. Mascarot assura ses bonnes lunettes.
—Oui, reprit-il, nous vieillissons: raison de plus pour prendre un grand parti. Ce n'est pas avec le courant que nous assurerons l'avenir. Que donne-t-il ce courant? Au plus 4 à 5,000 francs par mois; nos agents nous ruinent. Et que je tombe malade demain, la source est tarie.
—C'est pourtant vrai, approuva le docteur, frissonnant à cette idée.
—Donc il faut, coûte que coûte, risquer un grand coup. Voici des années que je me dis cela, et que je prépare les éléments d'un coup de filet miraculeux. Comprends-tu maintenant pourquoi, au dernier moment, c'est à toi que je m'adresse et non à Catenac? Comprends-tu pourquoi je viens de passer deux heures à t'expliquer le plan des deux opérations que j'ai en vue?
—Oh! qu'une seule réussisse, notre affaire est faite!
—Oui. La question est de savoir si nous avons assez de chances de succès pour entrer en campagne... Réfléchis et réponds.
C'est un observateur très fin que le docteur Hortebize, en dépit de ses apparences frivoles, un esprit délié et fertile en expédients de toute nature, un conseiller d'autant plus sûr dans les circonstances graves, que jamais, si imminent que puisse être le péril, son souriant sang-froid ne l'abandonne.
B. Mascarot le savait bien lorsqu'il insistait pour avoir son opinion.
Mis au pied du mur, ayant à opter pour ainsi dire, entre le contenu du médaillon et la continuation de sa voluptueuse existence, le docteur perdit son air enjoué et parut se recueillir.
Renversé sur son fauteuil, les pieds appuyés sur la tablette de la cheminée, il analysait les combinaisons qui lui avaient été proposées avec l'application d'un général étudiant le plan de bataille que lui soumet le ministre dont il dépend.
Cette analyse fut favorable à l'entreprise, car B. Mascarot, qui examinait le docteur de toutes les forces de son attention, vit, petit à petit, le sourire refleurir sur ses lèvres vermeilles.
Enfin, après un long silence:
—Il faut attaquer, prononça Hortebize. Ne nous dissimulons rien: tes projets ont des côtés extrêmement dangereux, et un échec peut nous mener loin. D'un autre côté, si nous attendons une affaire absolument sûre, nous risquons d'attendre longtemps. Ici, nous avons bien une vingtaine de chances contre nous, mais nous en avons quatre-vingts pour nous. Dans de telles conditions, et surtout, nécessité n'ayant pas de loi, comme on dit... en avant?...
Il se redressa en prononçant ces paroles, et tendant la main à son honorable ami, il ajouta:
—Je suis ton homme!...
Cette décision parut ravir B. Mascarot. Il est tel moment où, si fort que l'on puisse être, on doute de soi, on hésite, et alors l'approbation d'un ami compétent est un puissant secours. C'est le poids qui entraîne le plateau de la balance trébuchante.
Cependant avec le loyal placeur, de même qu'avec tous les gens à probité scrupuleuse, il n'y a jamais de surprise.
—Tu as bien tout pesé, insista-t-il, tout examiné? Tu sais que de mes deux affaires, l'une, celle du marquis de Croisenois est prête, que toutes les combinaisons sont arrêtées...
—Oui, oui!...
—Tandis que pour l'autre, celle du duc de Champdoce, j'ai encore à rassembler d'indispensables éléments de succès. Qu'il y ait dans la vie du duc et de la duchesse un secret qui nous les livre, cela ne fait pas l'ombre d'un doute, mais quel est ce secret?... Est-ce celui que je soupçonne? je le parierais, mais il nous faut plus que des soupçons, plus que des probabilités, je veux une certitude absolue...
—Peu importe, ce que j'ai dit est bien dit!...
Le docteur espérait en être quitte, pour le moment du moins; il se trompait.
—Tout étant ainsi convenu, reprit le placeur, je reviens à ma question de tout à l'heure, et j'attends une réponse sérieuse. Que penses-tu de ce garçon, qui, en somme, doit être l'instrument indispensable de notre fortune, de Paul Violaine, enfin?
M. Hortebize se leva, fit deux ou trois tours dans le cabinet, et finalement vint se placer en face de son ami, le dos appuyé à la cheminée.
C'est sa position favorite lorsque, dans un salon, après s'être bien fait prier, il conte une de ses anecdotes graveleuses qu'on ne fait passer qu'à force d'esprit, d'adresse et de sous-entendus, et qui sont une de ses spécialités.
—Je pense, répondit-il, que ce garçon présente beaucoup des qualités requises et qu'il serait difficile de trouver mieux. D'ailleurs, il est enfant naturel et ne connaît pas son père, c'est une porte ouverte aux suppositions, il n'est pas de bâtard qui n'ait le droit de se croire fils d'un roi. En second lieu, il n'a ni famille, ni parents, ni protecteurs connus, ce qui nous assure que, quoi qu'il advienne, nous n'aurons de compte à rendre à personne. De plus, il est pauvre; s'il n'a pas grand bon sens, il a un certain brillant et il est vaniteux. Enfin, il est prodigieusement joli garçon, ce qui peut aplanir bien des difficultés. Seulement...
—Ah!... il y a un seulement?...
Le docteur qui sait que l'amitié ne vit que de ménagements et de concessions, dissimula un sourire discret.
—Il n'y en a pas un, répondit-il, j'en vois trois pour le moins. Tout d'abord, cette jeune femme, cette Rose Pigoreau, dont la beauté a si fort émerveillé notre digne Tantaine, me paraît un sérieux danger pour l'avenir.
M. Mascarot fit de la main un tout petit geste très significatif.
—Sois tranquille, nous en débarasserons Paul de cette demoiselle.
—Parfait! Mais ne t'y trompe pas, insista le docteur d'un ton sérieux qui ne lui était pas habituel, il s'en faut, le danger n'est pas celui que tu penses, celui que tu as songé à éviter. Tu es persuadé que ce garçon aime cette fille, et lui-même croit l'aimer. Pour la plus légère satisfaction d'amour-propre, il l'aura oubliée demain.
—C'est possible.
—Mais elle, qui s'imagine détester ce beau garçon, se trompe pareillement. Elle est tout simplement lasse de la misère. Donne-lui un mois de repos, de luxe, de fantaisies satisfaites, de bonne chère, et tu la verras rassasiée de ce qu'elle croit être le plaisir, revenir à son Paul. Oui, tu la verras le poursuivre, l'obséder, s'acharner comme s'acharnent les femmes de cette sorte qui ne redoutent rien, et venir le réclamer jusqu'aux pieds de Flavie.
—Qu'elle ne s'en avise jamais! fit le doux placeur d'un ton menaçant.
—Quoi! Que feras-tu? L'empêcheras-tu de parler? Elle connaît Paul, elle, depuis son enfance; elle a connu sa mère, elle a été élevée près de lui, dans la même rue peut-être. Crois-en ma vieille expérience, surveille de ce côté.
—Il suffit, je prendrai mes mesures.
Il suffisait, en effet, pour B. Mascarot, de connaître un danger pour le prévenir. Un bon averti, dit-on, en vaut deux; quand il est prévenu, lui, il en vaut quatre.
—Mon second «seulement», poursuivit le prévoyant docteur, m'est inspiré par ce protecteur mystérieux dont ce jeune homme t'a parlé. Son père est mort, prétend-il, sa mère le lui a juré... soit, je consens à le croire. Mais alors, qu'est-ce que cet inconnu qui servait une rente à Mme Violaine? Un sacrifice immédiat, si gros qu'il soit, ne prouve rien. Un dévoûment si persévérant me taquine.
—Tu as raison, docteur, raison mille fois. Là est le défaut de la cuirasse. Mais je veille, mon ami, mais je cherche.
Le docteur commençait à se lasser, il était aisé de le voir.
—Ma troisième objection, poursuivit-il, est peut-être la plus forte. Il va falloir utiliser ce garçon dès demain sans avoir eu le loisir de le disposer à son rôle, sans l'avoir préparé. S'il allait être honnête, par hasard!... Si à tes propositions les plus éblouissantes, il répondait par un non bien ferme et bien catégorique!...
A son tour, M. Mascarot se leva.
Mademoiselle, debout auprès d'un pilier, causant avec un
jeune homme.
—Cette supposition, déclara-t-il du ton le plus dégagé, n'est pas admissible.
—Pourquoi?
—Parce que, docteur, lorsque Tantaine, après avoir trié ce garçon entre mille, nous l'a amené, il l'avait étudié. Tu ne l'as donc pas étudié, lorsque je le faisais poser pour toi? Il est plus faible et plus volage qu'une femme, vaniteux comme un faiseur de romans qu'il est, dévoré de convoitises et honteux d'être pauvre. Va, entre mes mains, il prendra telle forme que je voudrai, comme la cire sous les doigts du modeleur. Ce qu'il faudra qu'il soit, il le sera.
M. Hortebize ne voulait pas discuter.
—Es-tu sûr, dit-il simplement, que Mlle Flavie ne soit pour rien dans ton choix?
—Sur cet article, répondit le placeur, tu me permettras de ne pas m'expliquer...
Il s'interrompit prêtant l'oreille.
—On a frappé, je crois, fit-il, écoute...
Le bruit s'étant renouvelé, le docteur s'apprêtait à s'esquiver, M. Mascarot le retint.
—Reste, dit-il, c'est Beaumarchef.
Et au lieu de répondre, il appuya le doigt sur un timbre de vermeil,—encore un présent, sans doute,—qui brillait au milieu de ses paperasses.
Le digne placeur ne s'était pas trompé.
L'ancien sous-off, il aimait à se qualifier ainsi lui-même, parut presque aussitôt.
D'un air moitié respectueux, moitié familier, il salua militairement—la main au front, le coude à la hauteur de l'œil,—le docteur d'abord, puis son associé qu'il appelle son patron.
—Eh bien! Beaumar, lui demanda gaîment le docteur, nous buvons donc toujours des petits verres?
L'ex-sous-off,—fait prodigieux—rougit autant qu'une fillette prise par sa maman le doigt dans le pot aux confitures.
—Oh!... si peu, monsieur le docteur, répondit-il modestement, si peu!...
—Trop encore, Beaumar, beaucoup trop, penses-tu que je ne le vois pas? Mais regarde donc ton teint, malheureux, ton nez, tes paupières enflammées!...
—Cependant, monsieur le docteur, je vous assure...
—Si ce n'était que cela, encore! Mais tu sais ce que je t'ai dit: tu es menacé d'un asthme. Quand tu feras: non, avec ta tête, c'est comme cela. Vois comme tu es essoufflé, examine les mouvements des muscles pectoraux, décélant une obstruction du poumon...
—C'est que j'ai couru, monsieur le docteur.
Mais cette consultation ne pouvait être du goût de M. Mascarot.
—Si Beaumar est hors d'haleine, interrompit-il, c'est qu'il a dû jouer des jambes. Il avait à réparer une inexcusable ineptie. Voyons ton expédition, Beaumar?
L'ancien sous-officier aimait bien mieux cela que les observations taquines du docteur Hortebize.
—Nous la tenons, patron! répondit-il d'un air triomphant.
—Ce n'est pas malheureux.
—Qui tenez-vous? interrogea le docteur.
D'un doigt placé sur sa bouche, M. Mascarot fit à son ami un signe d'intelligence, et, d'un ton leste qui ne lui est pas habituel, il répondit:
—Caroline Schimer, une ancienne servante de l'hôtel de Champdoce, qui a un petit renseignement à me donner. Continue, Beaumar, comment l'avez-vous rattrapée?
—Grâce à une idée qui m'est venue, patron.
—Peste! si tu te mets à avoir des idées, maintenant.
Le sieur Beaumarchef se rengorgea.
—C'est comme cela, répondit-il. En sortant de la maison, avec Toto-Chupin, je me suis dit: notre gaillarde a dû remonter la rue, mais il est impossible qu'elle soit allée jusqu'au boulevard sans entrer chez un marchand de vins.
—Bien raisonné! approuva le docteur.
—En conséquence, Toto et moi, nous avons examiné tous les débits devant lesquels nous passions. Bien nous en a pris. Arrivés rue du Petit-Carreau, nous avons aperçu notre Caroline chez un marchand de tabac qui vend des liqueurs.
—Et Toto a pris la piste!
—C'est-à-dire, patron, qu'il a juré qu'il marcherait dans son ombre jusqu'à ce qu'on lui crie: assez! De plus, il nous fera parvenir un rapport tous les jours.
M. Mascarot se frottait les mains.
—Bonne revanche! prononça-t-il. Beaumar, je suis content de toi.
Le compliment parut enchanter l'ancien sous-officier. Il s'essuya le front, mais ne se retira pas.
—Ce n'est pas tout, patron, commença-t-il.
—Quoi encore?
—J'ai rencontré en bas La Candèle, qui revenait de la place du Petit-Pont, vous savez?...
—Ah!... qu'a-t-il vu?
—Il a vu la jeune personne s'envoler dans un coupé à deux chevaux. Naturellement, il l'a suivie. Elle est maintenant installée rue de Douai, dans un appartement qui est tout ce qu'on peut voir de plus splendide, a dit le concierge. Ah! patron, il paraît qu'elle est supérieurement jolie, cette jeune personne! La Candèle était comme un fou, en en parlant. Il prétend qu'elle a des yeux!... Oh! mais des yeux... à faire descendre un homme de l'impériale d'un omnibus.
A cette description, le regard du docteur pétilla.
—C'est donc vrai, demanda-t-il, ce que nous a conté ce vieux roquentin de Tantaine?
Mais ce n'est pas l'austère placeur qui s'arrête jamais aux bagatelles.
—C'est vrai, répondit-il en fronçant le sourcil, et cela prouve, Hortebize, la justesse de ton objection de tout à l'heure. Oui, c'est un danger qu'une fille si furieusement belle, que tout le monde la remarque. Poussé par elle, le jeune idiot qui l'a enlevée pourrait bien devenir très gênant.
M. Beaumarchef osa toucher le bras de son patron, il était en veine; une idée lui venait encore.
—S'il ne s'agit que de se débarrasser du petit crevé, dit-il, ce n'est pas bien difficile.
—Comment?
Au lieu de répondre, l'ancien sous-officier tomba en garde, fit deux appels du pied et se fendit en criant d'un ton de prévôt de régiment:
—Une, deux!... Du liant, donc!... Une, deux, dégagez, filez droit!... Et voilà.
—Une querelle de Prussien, murmura le placeur, un duel!... La fille ne nous en resterait pas moins sur les bras. D'ailleurs, les moyens violents me répugnent, ils sont compromettants.
Il réfléchit un moment, puis, relevant lentement ses lunettes, il chercha des yeux les yeux du docteur. Quand il les eût rencontrés:
—Que n'avons-nous, fit-il en donnant à chaque mot une valeur particulière, que n'avons-nous à nos ordre une bonne épidémie? Suppose, docteur, cette belle fille atteinte de la petite vérole!... La voilà défigurée.
Ce fut autour du docteur de se recueillir.
—En l'état de la science, répondit-il enfin, on peut donner un coup d'épaule à l'épidémie. Mais après? Rose défigurée n'en sera que plus acharnée après Paul. La ténacité d'une femme croit en raison de sa laideur.
—Ceci est à examiner, dit M. Mascarot. En attendant, il doit y avoir quelque mesure à prendre, pour écarter tout danger immédiat. Voyons, Beaumar, je t'ai dit ces jours-ci de préparer le dossier de ce Gandelu, qu'elle est sa situation?
—Il est criblé de dettes, patron, mais ses créanciers le ménagent à cause d'un héritage prochain; Clichy, d'ailleurs n'existe plus.
L'honorable placeur haussa les épaules.
—Tu n'es qu'un sot, Beaumar, interrompit-il. Un gaillard de la trempe de ce Gaudelu, endetté et amoureux d'une fille comme Rose, donnera tête baissée dans tous les traquenards. Il est impossible que parmi ses créanciers il n'y ait pas deux ou trois de nos gens prêts à agir selon mes volontés. Étudie cela, tu me rendras réponse ce soir. Et sur ce... laisse-nous.
Une fois seuls, les deux amis restèrent assez longtemps enfoncés dans leurs réflexions. L'instant était décisif. Ils étaient maîtres encore de leurs résolutions, mais ils savaient qu'une première démarche les engagerait irrémissiblement. Or, ils étaient assez forts, l'un et l'autre, pour regarder bien en face et pour mesurer le péril.
L'éternel sourire du docteur Hortebize, pâlissait, et c'est d'une main fiévreuse qu'il tracassait son médaillon.
B. Mascarot le premier domina la torpeur qui l'envahissait.
—Assez de réflexions, fit-il, fermons les yeux et marchons... Tu as entendu les promesses du marquis de Croisenois? Il se donne à notre œuvre, mais non sans conditions. Pour lui comme pour nous, il faut qu'il soit le mari de Mlle de Mussidan.
—C'est un mariage qui n'est pas fait.
—Mais qui se fera, puisque nous le voulons. Et la preuve, c'est qu'avant deux heures, les projets de mariage qui existent entre Mlle Sabine et le baron de Breulh-Faverlay seront rompus. Nous tenons le comte et la comtesse de Mussidan, n'est-ce pas?...
Le docteur, tant bien que mal, étouffa un gros soupir.
—Vrai! murmura-t-il, je comprends les scrupules de Catenac. Ah! si comme lui j'avais un million!...
Pendant ces dernières phrases, B. Mascarot, allant et venant de son cabinet à sa chambre à coucher, remplaçait par sa tenue de ville son costume d'intérieur. Quand il eut terminé:
—Es-tu prêt? demanda-t-il au docteur.
—Il le faut bien!
—Partons alors.
Et, entrebâillant la porte de son cabinet, B. Mascarot cria:
IV
S'il est à Paris un quartier privilégié, c'est assurément celui qui se trouve compris entre la rue du Faubourg-Saint-Honoré d'un côté, et la Seine de l'autre, qui commence à la place de la Concorde et finit à l'avenue du bois de Boulogne.
Dans ce coin béni de la grande ville, les millionnaires s'épanouissent naturellement, comme les rhododendrons à certaines altitudes.
Aussi, que de somptueuses demeures, avec leurs vastes jardins, leurs massifs fleuris, leurs pelouses toujours vertes, leurs grands arbres peuplés de merles familiers, de rossignols et de fauvettes!
Mais, entre tous ces riants hôtels que lorgne le passant, il n'en est pas de plus souhaitable que l'hôtel de Mussidan, la dernière œuvre de ce pauvre Sévair, mort à la peine, le jour où on reconnaissait enfin son mérite.
Bâti au milieu de la rue de Matignon, entre une grande cour sablée et un jardin ombreux, l'hôtel de Mussidan a un aspect somptueux qui n'exclut pas l'élégance.
Peu de sculptures autour des fenêtres et le long des corniches, pas de bariolages sur la façade. Un perron de marbre à double rampe, protégé par une légère marquise, conduit à la grande porte.
Lorsque le matin, vers sept heures, on passe devant la grille, le mouvement des domestiques dans la cour trahit la grande et riche maison.
C'est le carosse de cérémonie qu'on remise, ou le phaéton de monsieur le comte, ou le coupé plus simple que prend madame la comtesse lorsqu'elle court aux emplettes.
Cette bête de race, dont on lustre si soigneusement la robe, c'est Mirette, la favorite que monte parfois avant le déjeuner Mlle Sabine.
C'est à quelques pas de cette belle demeure, au coin de l'avenue de Matignon, que le placeur et son digne ami firent arrêter leur voiture. Ils descendirent, payèrent le cocher et remontèrent la rue.
B. Mascarot avait arboré son plus grand air. Avec ses vêtements noirs, sa cravate éblouissante de blancheur et ses lunettes, on l'eût pris aisément pour quelque grave magistrat.
Le docteur, lui, en route, s'était fait une raison, et s'il était très pâle encore, sa physionomie était redevenue souriante comme d'ordinaire.
—Prenons nos dernières dispositions, disait le placeur, tu es reçu chez M. et Mme de Mussidan, tu es presque de leurs amis.
—Oh!... de leurs amis, non. Un simple guérisseur, n'ayant pas eu l'avantage d'avoir eu un aïeul aux croisades, n'existera jamais pour un Mussidan.
—Enfin, la comtesse te connaît, elle ne s'épouvantera pas dès que tu ouvriras la bouche, elle ne criera pas à l'assassin. En te retranchant derrière un coquin quelconque, tu peux même, à ses yeux, sauver ta réputation. Moi je me charge de parler au comte.
—Hum!... fit le docteur, méfie-toi. Ce cher comte est affreusement violent. Il est homme, au premier mot malsonnant, à te jeter par la fenêtre.
M. Mascarot eût un geste de défi.
—J'ai de quoi le mater, dit-il.
—N'importe!... Tiens-toi sur tes gardes.
Les deux amis passaient alors devant l'hôtel de Mussidan, et le docteur en expliqua brièvement la disposition intérieure; puis, ils poursuivirent leur route.
—A moi le mari, disait B. Mascarot, à toi la femme. Du comte, j'obtiens qu'il retire sa parole à M. de Breulh-Faverlay, mais je ne prononce pas le nom du marquis de Croisenois. Toi, au contraire, tu poses carrément la candidature Croisenois et tu glisses sur le Breulh-Faverlay.
—Sois sans inquiétude, mon thème est fait, je saurai me tenir.
—C'est là, cher docteur, qu'est le beau de notre affaire. Le mari s'inquiétera surtout à l'idée de sa femme. La femme sera très occupée de la pensée de son mari. Quand, après nous avoir vus, ils se trouveront ensemble, le premier qui abordera la question ne sera pas peu surpris de voir l'autre abonder dans son sens.
Ce résultat parut assez comique au docteur pour lui arracher un sourire.
—Et comme nous allons agir sur chacun d'eux par des moyens différents, dit-il, jamais ils ne se douteront de rien!... Décidément, ami Baptistin, tu es encore plus ingénieux qu'on ne croit.
—Bien!... bien!... tu me feras des compliments après le succès.
Ils venaient de s'engager dans la rue du Faubourg-Saint-Honoré, et de l'autre côté de la rue on apercevait un café. M. Mascarot s'arrêta.
—Tu vas, dit-il, docteur, entrer dans ce café, pendant que je ferai la course que tu sais. En repassant je te préviendrai. Si c'est: oui, je me présenterai le premier chez le comte, toi, un quart d'heure après moi, tu demanderas la comtesse.
Quatre heures sonnaient, lorsque ces honorables associés se séparèrent en donnant une poignée de main.
Le docteur Hortebize avait gagné le café indiqué.
B. Mascarot continua à remonter le faubourg Saint-Honoré. Ayant dépassé la rue du Colysée, il s'arrêta devant la boutique d'un marchand de vin et entra.
Le patron de cet établissement bien connu, il faudrait dire célèbre, dans le quartier, n'a pas jugé convenable de mettre son nom au-dessus de sa boutique. On l'appelle le père Canon.
Le vin qu'il sert aux passants, à son comptoir d'étain, ne vaut pas le diable, il le confesse sans pudeur; mais il tient en réserve, pour sa nombreuse clientèle, composée uniquement de domestiques du voisinage, un certain Mâcon qui a causé plus d'un congé immédiat.
En voyant entrer chez lui un personnage d'apparence sévère, le père Canon daigna se déranger. En France, le pays du rire, une mine grave est le meilleur des passeports.
—Monsieur désire quelque chose? demanda le marchand de vin.
—Je voudrais, répondit le placeur, parler à M. Florestan.
—De chez le comte de Mussidan, sans doute?
—Précisément, il m'a donné rendez-vous ici.
—Et il s'y trouve, monsieur, dit le père Canon; seulement il est en bas dans la salle de musique; je cours le chercher.
—Oh! inutile, ne vous dérangez pas, je descends.
Et, sans attendre une réponse, B. Mascarot se dirigea vers l'escalier d'une cave, dont l'entrée s'apercevait au fond de la boutique.
—Il me semble maintenant, murmura le père Canon, que j'ai déjà vu cet homme de loi qui connaît les êtres de ma maison.
L'escalier n'était ni trop noir ni trop raide, et de plus il était orné d'une rampe.
M. Mascarot descendit une vingtaine de marches et arriva à une porte matelassée qu'il tira.
Aussitôt, de même que le gaz d'un ballon se précipite par une fissure, des sons étranges, formidables, effroyables, s'élancèrent par cette issue.
Le placeur ne sembla ni effrayé ni surpris.
Il descendit trois marches encore, poussa une autre porte, matelassée comme la première, et se trouva sur le seuil d'une vaste pièce voûtée, disposée comme celle d'un café, éclairée au gaz, avec des tables et des chaises tout autour. Plusieurs consommateurs y buvaient du fameux vin de Mâcon.
Au milieu de la salle, deux hommes en bras de chemise soufflaient, jusqu'à en être cramoisis, dans des trompes à la Dampierre, entourées du galon vert traditionnel.
—Monsieur le comte, souvenez-vous de Montlouis!...
Près d'eux, un très vieux bonhomme, chaussé de grandes guêtres de cuir montant au-dessus du genou, ayant une ceinture de cuir fauve à plaque armoriée sur un gilet rouge, sifflait l'air que s'efforçaient de reproduire les joueurs de trompe.
Le silence se fit dès que parut M. Mascarot, qui, son chapeau à la main, saluait poliment à la ronde.
—Eh!... c'est le papa Mascarot, s'écria un jeune homme à beaux favoris, portant culotte courte et bas blancs bien tirés. Arrivez donc, je vous attendais si bien que voici un verre propre pour vous.
M. Mascarot, sans se plus faire prier, alla prendre place à la table, trinqua, but et fit claquer sa langue en signe de satisfaction.
—Comme cela, reprit le jeune homme, qui n'était autre que Florestan, le père Canon vous a dit que j'étais à la salle de musique. Hein!... on est bien ici.
—Admirablement.
—Vous nous voyez en train de prendre notre petite leçon. La police vous savez, ne veut pas qu'on joue de la trompe à Paris. Alors, savez-vous ce qu'a fait le père Canon? Il nous a installé dans cette cave. On peut y souffler tant qu'on veut, personne au-dehors n'entend rien. L'air vient par les deux tuyaux que vous voyez.
Les deux élèves ayant repris leur leçon, Florestan était obligé de se faire un porte-voix de ses deux mains, et de crier de toutes ses forces.
—Ce vieux-là, poursuivait-il, est un ancien piqueur du duc de Champdoce. Ah! quel professeur! Il n'a pas son pareil pour la trompe! Tel que vous me voyez, je n'ai que vingt leçons, et je vais déjà très bien. Il faut dire que j'ai, à ce qu'il paraît, une embouchure comme on n'en voit guère. Tenez, voulez-vous que je vous sonne un débuché, un bien-aller, un changement?...
M. Mascarot eut peine à dissimuler un mouvement d'épouvante.
—Merci! cria-t-il, un jour que j'aurai le temps, je serai ravi de vous entendre; mais aujourd'hui, je suis un peu pressé et je voudrais vous parler.
—A vos ordres! Mais j'y songe, ici vous ne serez peut-être pas très bien pour causer, montons, nous demanderons un cabinet.
Si les «cabinets de société» du père Canon ne sont pas précisément somptueux, ils ont l'inestimable mérite d'être discrets.
Bien que séparés par de minces cloisons de verre rayé, rarement ils laissent s'évaporer les confidences qui s'y échangent, confidences, dont les «maîtres» sont l'éternel sujet.
—Ah! ils en conteraient de belles, ces cabinets, s'ils pouvaient parler!...
Ainsi disait Florestan, en prenant place en face de M. Mascarot à une petite table que le père Canon venait de charger d'une bouteille et de deux verres.
—Je le crois, approuva le digne placeur, mais ce n'est point de cancans qu'il s'agit. Si je t'ai fait demander un rendez-vous par Beaumar, c'est que tu es en position de me rendre un petit service.
—A vos ordres.
—En ce cas, nous y reviendrons. Commençons par parler de toi. Comment te trouves-tu chez ton comte de Mussidan?
Une outrageante familiarité est un des traits distinctifs de B. Mascarot. Il ne saurait s'empêcher de tutoyer ses clients. Il ignore sans doute qu'au mépris d'un homme pour ses semblables, on peut presque toujours juger de quel mépris lui-même est digne.
Cependant, ce tutoiement n'offusquait nullement Florestan.
—Je suis très mal, répondit-il, chez ce noble de malheur, si mal que j'ai déjà demandé à Beaumarchef de me chercher une autre condition.
—C'est à n'y pas croire. Tous mes renseignements affirment que le service du comte est très doux, et ton prédécesseur...
—Merci!... interrompit le domestique avec une grimace significative, je voudrais vous y voir. D'abord, il est rat!...
D'un mouvement éloquent, l'honorable placeur blâma ce vilain défaut.
—Ensuite, continua Florestan, il est plus soupçonneux qu'un chat. Jamais rien à la traîne, pas une lettre, pas un cigare, pas un louis. La moitié de sa vie se passe à ouvrir et à fermer ses serrures, et il dort avec ses clés sous son oreiller.
—J'avoue qu'une telle méfiance est singulièrement blessante.
—N'est-ce pas? Ajoutez à cela qu'il est d'une violence terrible. Pour un rien, les yeux lui sortent de la tête. On dirait toujours qu'il va vous tuer ou vous battre, pour le moins. Moi, d'abord, il me fait peur.
Ce portrait, après l'avertissement du docteur, devait donner à réfléchir à B. Mascarot.
—Le comte est-il donc toujours ainsi? demanda-t-il.
—Les jours ordinaires, oui. Il est pire quand il a beaucoup joué ou beaucoup bu. Et Dieu sait s'il s'en fait faute. Il ne rentre jamais avant quatre heures du matin, quand il rentre toutefois.
—Diable! cette conduite ne doit guère être du goût de la comtesse.
Florestan éclata de rire, jugeant l'observation naïve.
—Madame!... fit-il. Elle se soucie bien de monsieur, en vérité. Souvent ils sont des semaines sans se voir. Cette femme-là, pourvu qu'elle dépense, elle est contente. Aussi, il faut voir les créanciers chez nous.
—Cependant M. et Mme de Mussidan sont très riches.
—Énormément riches, papa Mascarot, immensément. Ce qui n'empêche pas qu'il y a des moments où il n'y a pas cent sous à l'hôtel. Alors, madame est comme une tigresse, elle envoie emprunter à toutes ses amies, n'importe quoi, cent francs, vingt francs, dix francs... et on les lui refuse.
—C'est humiliant.
—A qui le dites-vous? Cependant, quand il faut absolument une grosse somme, c'est au duc de Champdoce que madame s'adresse. Oh!... celui-là, il ne dit jamais non. Et elle ne lui en écrit pas long, allez.
M. Mascarot daigna sourire.
—On dirait, fit-il, que tu sais ce que la comtesse écrit.
—Dame! vous comprenez, on aime à savoir ce qu'on porte. Elle dit simplement: «Mon ami, j'ai besoin de tant...» et il paie sans rechigner. Il faut, voyez-vous, qu'il y ait eu quelque chose entre eux.
—D'après cela, je le croirais.
—Parbleu!... Aussi qu'arrive-t-il? Quand monsieur et madame se trouvent ensemble, c'est pour se disputer. Et quelles disputes!... Dans les ménages d'ouvriers, quand le mari a un peu bu, il cogne et la femme crie. Mais ce n'est rien. On se couche là-dessus, on s'embrasse sur les bleus et tout est dit. Tandis qu'eux, papa Mascarot, je les ai entendus se dire froidement de ces choses qu'on ne peut pas pardonner...
A l'air distrait dont le brave placeur écoutait ces détails, on eut pu croire qu'il les connaissait.
—Comme cela, fit-il, je ne vois, dans la maison, que Mlle Sabine dont le service ne soit pas désagréable.
—Oh! elle, il n'y a rien à lui reprocher, elle est bonne, pas regardante, polie.
—De telle sorte que son prétendu, M. de Breulh-Faverlay, sera un très heureux mari.
—Heureux, c'est selon. Le mariage n'est pas fait. D'ailleurs...
Florestan s'interrompit comme s'il eût été pris d'un scrupule soudain.
Il promena son regard autour du cabinet, pour bien s'assurer que nul ne pouvait l'entendre, et c'est à voix basse, de l'air le plus mystérieux, qu'il continua:
—D'ailleurs, Mlle Sabine, je peux bien vous confier cela, à vous, a toujours été abandonnée à elle-même, elle est libre autant que le serait un garçon... Enfin, vous m'entendez.
B. Mascarot était subitement devenu fort attentif.
—Bah!... fit-il, Mlle Sabine aurait un amoureux?
—Tout juste.
—Impossible!... mon garçon. Et même, tiens, laisse-moi te le dire, tu as tort de répéter des suppositions malveillantes.
Cette simple observation parut indigner le discret domestique.
—Des suppositions!... fit-il. Jamais... On sait ce qu'on sait. Si je parle de l'amoureux, c'est que je l'ai vu, de mes yeux, non pas une, mais deux fois.
A la façon dont le bon placeur tracassa ses lunettes, Beaumarchef eût reconnu qu'il était intéressé au plus haut point.
—Vraiment! dit-il. Conte-moi donc cela.
—Eh bien!... La première fois, c'était à l'église, un matin, que mademoiselle était allée seule faire, soi-disant, ses dévotions. Tout à coup le temps se met à la pluie, et Modeste, la femme de chambre, me prie d'aller porter un parapluie. Bon, je pars, j'arrive. En entrant, qu'est-ce que je vois? Mademoiselle debout, près du bénitier, causant avec un jeune homme. Naturellement, je ne me montre pas, j'observe.
—C'est là ce que tu appelles être sûr?
—Positivement, et vous ne douteriez pas, si vous aviez vu de quels yeux ils se regardaient.
—Comment était ce jeune homme?
—Très bien: de ma taille à peu près, parfaitement mis, ayant l'air pas commode et même un peu extraordinaire.
—Passe à la seconde fois.
—Oh! c'est toute une histoire. Cette fois, on me charge d'accompagner mademoiselle chez une de ses amies, qui demeure rue Marbeuf. Très bien. Mais voilà qu'au coin de l'avenue mademoiselle me fait signe d'approcher. J'approche.—«Tenez, Florestan, me dit-elle, j'oubliais la lettre que voici, courez la jeter à la poste. Je vous attends ici.»
—Et tu as lu cette lettre?
—Moi, jamais. Je me dis: «Mon bonhomme, on veut t'éloigner, c'est qu'il y a quelque chose; il faut rester.» En effet, au lieu de courir à la poste, je me cache derrière un arbre et j'attends. J'avais à peine disparu que je vois avancer, qui? mon particulier de l'église. Si changé, par exemple, que j'ai eu de la peine à le reconnaître. Il était vêtu comme un ouvrier, avec un pantalon de toile et une grande blouse pleine de plâtre. Ils ont bien causé dix minutes. Mademoiselle lui a remis quelque chose qui m'a paru être une photographie. Et voilà!...
La bouteille de Mâcon était vide. Florestan allait frapper pour en demander une autre. B. Mascarot l'arrêta.
—Non, non, prononça-t-il, l'heure s'avance, et il faut que je te dise quel service j'attends de toi. Le comte de Mussidan est chez lui en ce moment?
—Ne m'en parlez pas; voici deux jours qu'à la suite d'une chute de rien dans l'escalier, il ne sort pas.
—Eh bien!... mon garçon, j'ai absolument besoin de parler à ton patron. Si je lui faisais passer ma carte, il ne me recevrait pas, j'ai compté sur toi pour m'introduire près de lui.
Florestan resta bien une bonne minute sans répondre.
—C'est raide, fit-il enfin, ce que vous me demandez là. Il n'aime pas les visites improvisées, le patron, et il est bien capable de me fourrer à la porte. Mais bast! puisque je veux le quitter, je me risque.
Déjà M. Mascarot était debout.
—Nous ne pouvons arriver ensemble, dit-il. File, je vais régler ici, et, dans cinq minutes, je me présenterai. Surtout, n'aie pas l'air de me connaître.
—Soyez tranquille!... Et, vous savez, cherchez-moi une bonne place.
Ainsi qu'il était convenu, l'honnête placeur paya, puis passa au café prévenir le docteur Hortebize.
Et quelques instants plus tard, Florestan, de sa plus belle voix, annonçait à son maître:
—M. Mascarot.
V
Il est certain que B. Mascarot, directeur d'une agence de placement, sise rue Montorgueil,—pour employer ses expressions—est doué d'un prodigieux aplomb.
Son esprit audacieux a si souvent parcouru le champ inexploré de toutes les probabilités, qu'il n'est rien qui puisse le prendre au dépourvu.
Tant de fois, par la pensée, il s'est placé au milieu des circonstances les plus invraisemblables, que la réalité ne saurait avoir de surprises pour lui.
Quoi qu'il advienne, il est en garde naturellement.
Lui-même aime à se comparer à ces écuyers habiles qui, ayant longtemps monté des chevaux dressés à jeter bas leur cavalier, peuvent, sans crainte d'être désarçonnés, enfourcher n'importe quelle monture.
Cet orgueil est légitime et même justifié par des faits indiscutables. B. Mascarot a fait ses preuves.
Néanmoins, pendant qu'il gravissait les marches du magnifique escalier de l'hôtel de Mussidan, éclairé, car la nuit était venue, par des lanternes d'une richesse extrême, l'intrépide placeur—lui-même, quelques heures plus tard, l'avouait au docteur—sentait ses jambes fléchissantes et cotonneuses.
Son cœur battait plus vite et sa salive s'épaississait autour de sa langue, lorsque Florestan, après lui avoir fait traverser une antichambre à divans de velours, l'introduisit dans la bibliothèque, une pièce très vaste, du goût le plus sévère.
A ce nom trivial de Mascarot, qui éclatait là plus dissonnant qu'un juron d'ivrogne dans une chambrette de jeune fille, M. de Mussidan leva vivement la tête.
Le comte était établi au fond de la pièce, et il lisait à la lueur des quatre bougies d'un candélabre d'un merveilleux travail.
Laissant tomber son journal sur ses genoux, il posa son binocle sur son nez et considéra d'un air profondément surpris le placeur, qui, le chapeau à la main, la bouche en cœur, l'échine en cerceau, s'avançait balbutiant d'inintelligibles excuses.
Cet examen sommaire ne lui apprenant rien, M. de Mussidan se leva à demi, et demanda:
—Vous désirez, monsieur?...
—Monsieur le comte, répondit B. Mascarot, daignera m'excuser si, n'ayant pas l'honneur d'être connu de lui, j'ai osé... je me suis permis...
D'un geste brusque et impérieux, le comte lui coupa la parole.
—Attendez!
Cette fois, il se leva tout à fait, alla tirer violemment un des cordons de sonnette qui pendait de chaque côté de la cheminée, et revint prendre place dans son fauteuil.
B. Mascarot, demeurait toujours au milieu de la bibliothèque, muet, un peu interdit, se demandant, car cela entrait dans ses prévisions, si on allait le faire reconduire jusqu'à la grille.
Il s'était bien écoulé une minute lorsque, la porte s'ouvrant, le fidèle domestique qui avait introduit «son placeur» parut.
—Florestan, lui dit le comte du ton le plus calme, voici la première fois que vous vous permettez de faire entrer quelqu'un ici, sans que je vous en aie donné l'ordre. Si cela vous arrivait une seconde fois, vous quitteriez mon service.
—Je puis assurer à monsieur le comte...
—Vous voilà prévenu, il suffit.
Durant cette minute d'attente, pendant ce colloque rapide, B. Mascarot étudiait le comte avec toute l'intensité d'attention que communique un intérêt personnel en jeu.
M. le comte Octave de Mussidan ne ressemblait en rien à l'homme qu'on se serait imaginé après avoir entendu les histoires de Florestan.
Déjà, du temps de Montaigne, il ne fallait se fier qu'à demi au portrait d'un maître tracé par ses serviteurs.
Le comte, qui avait alors cinquante ans à peine, en paraissait bien soixante. D'une taille un peu au-dessus de la moyenne, il était desséché plutôt que maigre. Ses cheveux sur son crâne étaient rares, et ses favoris, qu'il portait fort longs, étaient complètement blancs. Les chagrins ou les passions de sa vie s'accusaient en rides profondes sur sa figure tourmentée. L'expression amère encore plus que hautaine de sa physionomie trahissait l'homme qui, ayant bu l'existence jusqu'à la lie, ne souhaite plus que briser la coupe.
Tels on se réprésente ces lords orgueilleux de l'Angleterre, qui ne vivent plus que par les excitations de la tribune ou la fièvre de leur ambition.
Florestan sorti, M. de Mussidan se retourna vers l'intrus, et du même ton glacial, dit:
—Expliquez-vous maintenant, monsieur.
M. Mascarot s'est des centaines de fois, exposé à des réceptions fâcheuses, mais jamais il n'avait été reçu ainsi.
Blessé dans sa vanité, car il est vaniteux comme tous ceux qui exercent un pouvoir occulte, il ressentit contre M. de Mussidan le plus violent mouvement de colère.
—Misérable grand seigneur! pensa-t-il, nous verrons bien si tu seras aussi fier tout à l'heure.
Mais son visage ne trahit rien de ses pensées. Son attitude resta servile, son sourire bassement obséquieux.
—Monsieur le comte, commença-t-il, ne peut me connaître, et il me permettra de prendre la liberté de me présenter moi-même. Monsieur le comte a entendu mon nom. Pour ce qui est de ma profession, je suis placeur et aussi agent d'affaires, quand l'occasion se présente.
La volonté, la pratique, ont donné aux imitations de M. B. Mascarot une perfection si rare, que son humilité, son ton de miel, trompèrent absolument son interlocuteur.
M. de Mussidan n'eut pas un soupçon, pas un pressentiment, il ne devina pas sous ces lunettes bleues des regards menaçants.
—Ah! vous êtes agent d'affaires, dit-il d'un air ennuyé. Ce sont alors mes créanciers qui vous envoient vers moi, monsieur...
—Mascarot, monsieur le comte.
—Mascarot, soit! Eh bien! monsieur Mascarot, ces gens-là sont absurdes, je le leur ai souvent répété. Comment sont-ils assez ridicules pour donner signe de vie, lorsque je ne chicane jamais sur le total d'une facture, quand je paye sans sourciller des intérêts extravagants? Ils savent qu'ils ne peuvent manquer d'être payés, n'est-il pas vrai? Ils n'ignorent pas que je suis riche, ils ont dû vous le dire. C'est vrai: j'ai une fortune territoriale des plus considérables. Si jusqu'ici je n'ai voulu ni vendre, ni emprunter, c'est que cela m'a convenu ainsi. Emprunter est ridicule, quand on ne se suffît pas avec ses revenus. On se grève d'intérêts qui s'accumulent et qui conduisent tout doucement à l'expropriation, qui est la ruine. Le Crédit foncier me donnerait un million demain, rien que de mes terres du Poitou, je n'en veux pas.
Il épaule, ajuste et fait feu.
La preuve que B. Mascarot avait bien recouvré son sang-froid, c'est qu'au lieu de chercher à ramener le comte à la question qui avait décidé sa démarche, il le laissait dire, écoutant bien attentivement, songeant à mettre à profit ce qu'il entendait.
—Ce que je vous dis là, reprit le comte, rapportez-le textuellement aux gens dont vous êtes l'ambassadeur.
—Je demanderai pardon à monsieur le comte, mais...
—Mais quoi?
—Je me permettrai...
—Ne vous permettez rien, ce serait inutile. Ce que j'ai promis, je le tiendrai. Le jour où il me faudra doter ma fille, je liquiderai ma situation, pas avant. Seulement, je veux bien ajouter qu'il ne s'écoulera pas beaucoup de temps avant qu'elle épouse M. de Breulh-Faverlay. J'ai dit.
Ce «j'ai dit» signifiait on ne peut plus clairement: «Retirez-vous!»
Pourtant M. Mascarot ne bougea pas. D'un geste prompt comme celui d'un maître d'armes rajustant son masque, il ajusta ses lunettes sur son nez, et c'est sans tremblement dans la voix qu'il lui dit:
—Eh bien, monsieur le comte, c'est justement ce mariage qui m'amène.
Positivement, M. de Mussidan crut avoir mal entendu.
—Vous dites? interrogea-t-il.
—Je dis, insista le placeur, que je suis envoyé vers vous, monsieur le comte, au sujet du mariage de M. de Breulh et de Mlle Sabine.
Lorsqu'ils parlaient de la violence du caractère de M. de Mussidan, ni le docteur ni Florestan n'exagéraient.
En entendant le nom de sa fille prononcé par ce louche agent d'affaires, il devint fort rouge et un éclair de colère brilla dans ses yeux.
—Sortez! dit-il d'un ton bref.
Ce n'était certes pas l'intention du digne placeur.
—Il s'agit de choses importantes, monsieur le comte, prononça-t-il.
Cette insistance était faite pour exaspérer M. de Mussidan.
—Ah! vous vous obstinez à rester! cria-t-il.
Et en même temps, assez péniblement à cause de sa jambe malade, il se leva pour aller à la sonnette.
Mais B. Mascarot avait deviné le mouvement.
—Prenez garde, fit-il, si vous sonnez, vous vous en repentirez toute votre vie.
Cette menace parut transporter de fureur M. de Mussidan. Laissant la sonnette, il saisit une canne déposée près de la cheminée et il allait châtier l'insolent, quand celui-ci, sans rompre d'une semelle, de la voix la plus ferme dit:
—Des violences, monsieur le comte, souvenez-vous de Montlouis!...
Lorsqu'aux prudentes recommandations du docteur Hortebize, B. Mascarot répondait: «sois tranquille, je sais comment mater le comte,» c'est à peine s'il avait conscience de son pouvoir.
A ce nom de Montlouis, M. de Mussidan devint plus blanc que sa chemise et se recula, laissant échapper la canne dont il s'était armé.
Un spectre, se dressant devant lui, les bras étendus pour protéger le placeur ne l'eût pas plus vivement impressionné.
—Montlouis!... murmura-t-il, Montlouis!...
Mais déjà B. Mascarot, assuré désormais du succès de sa négociation avait repris l'humble attitude du solliciteur.
—Croyez, monsieur le comte, prononça-t-il, qu'il ne m'a pas fallu moins que l'imminence du danger, pour me décider à prononcer ce nom qui éveille en vous les plus pénibles souvenirs.
M. de Mussidan paraissait à peine entendre. C'est en chancelant qu'il avait regagné son fauteuil.
—Ce n'est pas moi, continuait le placeur, qui jamais aurais conçu la pensée de m'armer contre vous d'un accident... malheureux. Voyez en moi ce que je suis réellement, un intermédiaire entre des gens que je méprise, et vous, pour qui je professe le plus profond respect.
Grâce à une énergie de volonté peu commune, M. de Mussidan avait réussi à rendre à ses yeux et à sa physionomie leur expression habituelle.
—En vérité, monsieur, dit-il, d'un ton qu'il s'efforçait de rendre indifférent, je ne vous comprends pas. Mon émotion n'est que trop explicable. Un jour, à la chasse, j'ai eu le malheur affreux de tuer un pauvre garçon, mon secrétaire, qui portait le nom que vous dites. Les tribunaux ont été appelés à se prononcer sur cet horrible événement, et, après avoir entendu les témoins, ils ont jugé que ce n'était pas à moi, mais à la victime, qu'on devait imputer l'imprudence.
Le sourire de B. Mascarot devenait si ironique et si éloquent à la fois que M. de Mussidan s'arrêta.
—Ceux qui m'envoient, répondit le placeur, savent ce qui a été dit devant les juges. Malheureusement, ils connaissent le fait vrai, celui que trois hommes d'honneur avaient juré de taire et de cacher à tout prix.
Le comte, sur son fauteuil, eut un tressaillement; mais M. Mascarot ne voulut pas s'en s'apercevoir.
—Rassurez-vous, monsieur le comte, poursuivit-il. Ce n'est pas volontairement que vos témoins ont trahi leur serment. La Providence, en ses desseins mystérieux...
—Au fait, monsieur, interrompit le comte d'une voix frémissante; au fait!...
Jusqu'alors M. Mascarot avait parlé debout.
Voyant que bien décidément on ne lui offrirait pas de siège, il s'avança familièrement un fauteuil et s'assit.
A cette audace, M. de Mussidan frémit de colère, mais il n'osa rien dire. Et cette résignation seule eut suffi pour lever tous les doutes du placeur s'il en eût eu encore.
—J'arrive, dit-il. L'événement auquel nous faisons allusion avait deux témoins: un de vos amis d'abord, le baron de Clinchan, puis un de vos valets de pied, un certain Ludovic Trofeu, actuellement piqueur chez M. le comte de Commarin.
—J'ignore ce qu'est devenu Ludovic.
—Mais nos gens le savent, monsieur le comte. Ce Ludovic, lorsqu'il vous promettait un silence éternel, était garçon. Marié, quelques années plus tard, il a tout raconté à sa jeune femme, tout absolument. Cette femme, qui a mal tourné, a eu des amants, et c'est par l'un d'entre eux que la vérité est arrivée jusqu'aux oreilles de ceux qui m'envoient.
—Et c'est sur la parole d'un valet, s'écria le comte, sur le rapport d'une fille perdue, qu'on ose m'accuser, moi!...
Pas un mot d'accusation directe n'avait été prononcé, et déjà M. de Mussidan se défendait. Le digne placeur le remarquait bien.
—On a mieux que la parole de Ludovic, dit-il.
—Ah! fit le comte, qui était bien sûr de son ami, oserez-vous me dire que M. de Clinchan a parlé.
Il fallait que son trouble fût immense, car lui, l'homme du monde, si fin, le grand seigneur rompu à toutes les dissimulations, il ne remarquait pas la perfidie des questions de son adversaire, il ne s'apercevait pas que chacune de ses réponses était une arme qu'il fournissait contre lui.
—Non, répondit l'honorable placeur, le baron n'a pas parlé, il a fait pis, il a écrit.
—C'est faux!...
B. Mascarot, qui n'en est pas à un démenti près, ne broncha pas.
—M. de Clinchan a écrit, insista-t-il, seulement il croyait bien n'écrire que pour lui seul. M. de Clinchan, vous ne pouvez l'ignorer, monsieur le comte, est l'homme le plus méthodique de la terre, soigné et ordonné jusqu'à la puérilité.
—C'est connu, passez.
—En ce cas, vous ne serez pas surpris d'apprendre que, depuis l'âge de raison, M. de Clinchan tient registre de sa vie. Chaque soir, il relaie sur son journal l'état de sa santé, les variations de la température, les moindres incidents de sa journée inoccupée.
En effet, le comte connaissait cette particularité, qui avait valu à son ami plus d'une plaisanterie.
Maintenant il commençait à entrevoir le péril.
—En apprenant les révélations de Ludovic, continua M. Mascarot, nos gens ont pensé que, si le fait était vrai, on en trouverait une mention sur le journal de M. de Clinchan. Grâce à des prodiges d'adresse et d'audace, ils ont eu entre les mains, pendant une journée, le volume de ce journal correspondant à l'année 1842.
—Infamie!... murmura le comte.
—Ils ont cherché et ils ont rencontré non pas une mention, mais trois.
M. de Mussidan eut un mouvement si violent que le brave placeur, un peu effrayé, recula son fauteuil.
—Des preuves, disait le comte, des preuves!
—Rien n'a été oublié. Avant de remettre en place le volume, on en a arraché les trois feuillets qui vous concernent. C'est aisé à vérifier...
—Où sont ces pages?
B. Mascarot prit son grand air d'honnête homme indigné.
—On ne me les a pas remises, fit-il, sans cela!... mais on les a fait photographier et on m'en a confié une épreuve, afin de vous mettre à même d'examiner l'écriture.
Il présentait en même temps trois épreuves d'une admirable netteté.
Longtemps le comte les examina avec la plus scrupuleuse attention, et c'est d'une voix qui trahissait son découragement, qu'il dit:
—Oui, c'est bien l'écriture de Clinchan.
Pas un des muscles de la terne figure du placeur ne trahit la joie qu'il ressentait.
—Avant tout, reprit-il, je crois indispensable de prendre connaissance de la relation de M. de Clinchan. Monsieur le comte désirerait-il la parcourir lui-même, ou veut-il que je lui en donne lecture.
—Lisez! répondit M. de Mussidan, qui plus bas ajouta: Je n'y vois plus.
Le placeur, pour obéir, traîna son fauteuil près des bougies.
—A en juger par le style, observa-t-il, M. de Clinchan doit avoir rédigé ceci le soir même de l'accident. Enfin, je commence:
«AN 1842.—26 octobre.—Aujourd'hui, de grand matin, je suis parti pour chasser avec Octave de Mussidan. Nous étions suivis du piqueur Ludovic et d'un brave garçon nommé Montlouis, que Octave dresse pour en faire son futur intendant.
«La journée promettait d'être superbe. A midi, j'avais déjà trois lièvres. Octave était d'une gaîté folle.
«Vers une heure, nous traversions les taillis de Bivron. J'allais devant, à cinquante pas, avec Ludovic, lorsque des éclats de voix nous font nous retourner. Octave et Montlouis avaient une discussion de la dernière violence, et nous voyons le comte lever la main sur son futur intendant.
«J'allais accourir, quand je vois Montlouis venir vers nous. Je lui crie: Qu'y a-t-il?
«Au lieu de me répondre, le malheureux se retourna vers son maître en proférant des menaces et en criant un mot qui, dans la position d'Octave, nouvellement marié, était une injure abominable.
«Ce mot, Octave l'entendit.
«Il avait à la main son fusil armé; il épaule, ajuste et fait feu.
«Montlouis tombe nous accourons. L'infortuné avait été tué raide. Le coup avait fait balle.
«J'étais consterné, mais je n'ai rien vu d'aussi terrible que le désespoir d'Octave. Il s'arrachait les cheveux, il embrassait le cadavre!...
«Seul de nous, Ludovic avait gardé son sang-froid.
«—Ceci, nous dit-il, doit être un accident de chasse. Le terrain y prête merveilleusement. Monsieur aura tiré de là-bas.
«Là-dessus, nous avons arrangé une version, et fait le serment de la soutenir.
«C'est moi qui ait fait la déclaration au juge de paix de Bivron, il n'a pas douté de mon récit.
«—Mais quelle journée!... Je crains bien un gros rhume! Mon pouls bat quatre-vingt-six pulsations, j'ai la fièvre, et je sens que je dormirai mal.
«Octave est comme fou. Mon Dieu!... Qu'arrivera-t-il?...»
Enfoncé dans son fauteuil, le comte de Mussidan écouta cette lecture sans donner le plus léger signe de sensibilité.
Était-il tout à fait accablé, cherchait-il quelque moyen pour replonger dans l'oubli de la tombe ce fantôme du passé qui, tout à coup, surgissait menaçant en travers de son chemin?
Voilà ce que se demandait le placeur, qui n'avait cessé d'épier l'effet produit.
Mais aux derniers mots le comte se redressa de l'air d'un homme qui à son réveil constate qu'il vient d'être le jouet d'un affreux cauchemar.
—C'est de la folie! fit-il avec le plus beau sang-froid.
—Folie bien lucide, en ce cas, murmura M. Mascarot, folie jouant assez bien la raison pour surprendre les plus experts. On n'est ni plus net, ni plus précis, ni plus bref.
—Et si je prouvais, moi, reprit le comte, que ce récit est faux, absurde, ridicule, qu'il ne peut être que l'œuvre d'un maniaque, d'un halluciné...
B. Mascarot secoua tristement la tête.
—Ne nous laissons point endormir par de trompeuses illusions, monsieur le comte, soupira-t-il, notre réveil n'en serait que plus terrible.
Il disait «nous» audacieusement, associant par ce pluriel sa personne à lui, B. Mascarot, et celle du comte de Mussidan. Et le comte, loin de se révolter, eut comme un sourire.
—A la grande rigueur, poursuivait le placeur, si M. de Clinchan se fût borné à cette relation, on pourrait s'inscrire en faux, opposer un système basé sur son état mental à un moment donné, état provenant de la commotion par lui éprouvée. Malheureusement le baron se dépense en encre. Permettez que je vous fasse entendre en quels termes il revient à la charge.
—Soit, j'écoute.
—Trois jours se sont écoulés, reprit B. Mascarot; M. de Clinchan a eu le temps de se remettre, et cependant voici ce qu'il dit:
«AN 1842.—29 octobre.—Ma santé m'inquiète. Je ressens des douleurs à toutes les articulations. Ce malaise vient peut-être des tourments incroyables que me cause l'affaire d'Octave.
«J'ai été forcé tantôt de me transporter chez le juge d'instruction. Il a, ce diable de juge, des regards à faire remuer la vérité au fond des entrailles.
«Je remarque avec terreur que ma version a quelque peu varié. Il faut, si je ne veux pas me couper, que je rédige une déposition et que je l'apprenne par cœur. Cela me sera surtout utile pour l'audience.
«Ludovic se tient bien. Il est fort intelligent ce garçon, je serais bien aise de l'avoir à mon service.
«C'est à peine si j'ose sortir tant je suis obsédé de gens qui me demandent le récit de l'accident. Rien que dans la famille de Sauvebourg, je l'ai raconté dix-sept fois.
«Je m'ennuie extraordinairement ici.»
—Eh bien!... monsieur le comte, demanda le placeur, que pensez-vous de ces réflexions?
M. de Mussidan ne répondit pas à cette question.
—Achevez votre lecture, monsieur, dit-il.
—Volontiers. La troisième mention, pour brève qu'elle est, n'en est pas moins décisive. Voici ce que le baron écrivait un mois après les événements:
«AN 1842.—23 novembre.—Enfin, c'est fini. J'arrive du tribunal. Octave est acquitté.
«Ludovic a été admirable. Il a expliqué l'accident avec une si rare habileté que personne, dans l'auditoire, n'a pu concevoir l'ombre d'un soupçon. Tout bien pesé, ce garçon est trop fort, je ne le prendrai pas à mon service.
«Mon tour de déposer est venu. Il m'a fallu lever la main et jurer de dire la vérité. Je ne pouvais prévoir l'émotion qui s'est emparée de moi.
«Non, il faut avoir passé par là pour se faire une idée de ce qu'est un faux témoignage. J'ai cru que je ne parviendrais pas à lever le bras, il me semblait de plomb.
«En regagnant ma place, je constatai une forte oppression. Mon pouls, certainement n'avait pas quarante pulsations.
«Voilà pourtant où peut conduire la colère!... Il faut que pendant un an j'écrive chaque jour cette maxime: «Ne jamais céder à mon premier mouvement.»
—Et, en effet, ajouta le placeur, une année durant, M. de Clinchan a écrit cette phrase en tête de toutes les pages de son journal. Je tiens ces faits des gens qui ont eu les volumes entre les mains.
C'était bien la dixième fois que B. Mascarot mettait en avant ces «gens» dont il se prétendait le mandataire contraint, et M. de Mussidan s'obstinait à ne le pas remarquer, s'entêtait à ne pas demander: «Quels sont donc ces gens?» Cela était extraordinaire, sinon un peu inquiétant.
Le comte s'était levé et il arpentait son cabinet, soit qu'il cherchât des idées, soit qu'il voulût enlever au placeur la possibilité de suivre dans ses yeux le reflet de ses émotions.
—C'est tout? demanda-t-il après un silence.
—Oui, monsieur le comte.
—Cela étant, savez-vous ce que vous répondrait un juge impartial?
—Oui, je serais assez curieux de savoir...
—Il vous répondrait ceci, interrompit le comte: Un homme en possession de son bon sens n'écrit pas des choses pareilles. Il est de ces secrets qu'on s'efforce d'oublier, qu'on ne dit pas à son bonnet de nuit, qu'à plus forte raison on ne confie pas à une feuille de papier qui s'égare, qui peut être volée, qui doit tomber entre les mains d'héritiers. Il est impossible qu'un homme sensé, coupable d'un faux témoignage, c'est-à-dire d'un crime qui entraîne les travaux forcés, aille s'amuser à en coucher les détails sur un registre, en y joignant l'analyse de ses sensations.
L'honnête placeur ne put retenir un mouvement de commisération.
C'est à reculons qu'il sortit.
—Mon avis, monsieur le comte, dit-il, est que vous avez tort de chercher une
issue de ce côté. Votre thèse n'est pas soutenable, pas un avocat ne l'accepterait. Si, pour arriver à des preuves certaines, j'entends des preuves judiciaires, on examinait les trente et quelques volumes du journal de M. de Clinchan, on y trouverait, paraît-il, bien d'autres énormités.
M. de Mussidan réfléchissait, mais sa physionomie ne portait aucune trace d'appréhension si légère qu'elle fût. Il paraissait avoir arrêté un parti et ne plus discuter que pour la forme.
—Soit, fit-il, j'abandonne ce système.
—Oui, cela vaut autant.
—Mais qui m'assure que je n'ai pas sous les yeux l'œuvre d'un faussaire? On imite terriblement bien les écritures, en un temps où la Banque a eu de la peine à reconnaître des billets faux mêlés aux siens.
—On peut vérifier. Manque-t-il ou non des feuillets à un des volumes de M. de Clinchan?
—Qu'est-ce que cela prouve?
—Tout, monsieur le comte. Laissez-moi vous montrer que ce système ne vaut pas mieux que l'autre. Tout d'abord, j'abandonne le témoignage de M. de Clinchan; il est clair qu'il répondrait conformément à vos intérêts.
—Passons, passons!...
—Mais en l'état de cause, le journal de M. de Clinchan est pour nous comme un livre à souche. Les fragments des feuillets déchirés remplissent le rôle du talon. Si les deux déchirures se rapportent, n'y a-t-il pas évidence? Hélas! les gens qui m'envoient vers vous sont bien habiles, ils n'ont rien oublié.
Le comte eut un sourire ironique, un de ces sourires d'homme qui tient en réserve un argument vainqueur.
—Est-ce vraiment votre opinion? demanda-t-il.
—En mon âme et conscience, oui!
—Alors, autant avouer.
—Oh!... avec de telles preuves contre soi, on avoue pas, on est convaincu.
—Alors, oui, c'est vrai, Montlouis a été tué comme le dit Clinchan. Et Clinchan, s'il est un imprudent, est un homme de cœur. Il a su quelles raisons, dans ma discussion avec Montlouis, m'ont exalté jusqu'au délire, et ces raisons, il ne les a pas consignées.
B. Mascarot eut un soupir de soulagement, quoique, en vérité, il fut inquiet de la tournure de l'entretien et du ton dégagé de son adversaire.
—Seulement, reprit le comte, ce sont des niais, ceux qui ont prétendu se faire une arme contre moi de cet immense malheur.
Il prit en parlant ainsi, un volume sur les rayons de sa bibliothèque, le feuilleta et le plaça tout ouvert devant B. Mascarot, en disant:
—Voici le code d'instruction criminelle, lisez, tenez, ici, article 637:
«L'action publique et l'action civile résultant d'un crime de nature à entraîner la peine de mort ou des peines afflictives perpétuelles... se prescriront après dix années révolues, etc., etc.»
M. de Mussidan espérait bien que ce seul article écraserait le louche personnage. Point.
Loin de sembler surpris, M. Mascarot eut un large et bon sourire.
—Eh!... répondit-il, je suis agent d'affaires, monsieur le comte, c'est vous dire que je connais mon code. Le jour où ceux que je représente sont venus me trouver, mon premier mouvement a été de leur lire cet article.
—Ah!... Et qu'ont-ils répondu?
—Ceci, textuellement: «Pardieu!... nous savons cela. S'il n'y avait pas prescription, nous n'aurions pas besoin de vos services; nous irions tout bonnement trouver le comte, nous lui demanderions la moitié de sa fortune, et il se ferait un plaisir de nous la donner.»
Il n'y avait pas à se tromper à l'air et à l'accent d'assurance de B. Mascarot.
M. de Mussidan comprit bien que des misérables, d'une audace et d'une habileté supérieures, devaient avoir trouvé quelque infaillible moyen d'utiliser contre lui le crime de sa jeunesse.
Mais s'il fut saisi, à cette certitude, d'une inquiétude si grande que son cœur se serra, il était assez maître de lui pour n'en rien laisser échapper.
—Allons fit-il, la moitié de ma fortune l'échappe belle, à ce qu'il paraît. Les prétentions, je l'imagine et je l'espère, sont plus modestes, maintenant que les feuillets volés à mon ami ne sont plus que d'inutiles chiffons.
—Oh! inutiles!...
—Le code, à cet égard, est précis, ce me semble?
M. Mascarot prit la peine d'ajuster ses lunettes, signe manifeste qu'il allait dire quelque chose de grave.
—Vous avez raison, monsieur le comte, prononça-t-il. On ne doit pas songer à vous atteindre par les voies judiciaires. Vous ne pouvez être ni recherché ni poursuivi pour ce meurtre qui date de vingt-trois ans.
—Donc!
—Pardon!... Les malheureux au nom desquels je parle, et j'en rougis, ont imaginé une petite combinaison qui ne laisserait pas que d'être bien désagréable, je dirais volontiers désastreuse, pour vous d'abord, puis pour M. le baron de Clinchan.
—Et peut-on connaître cette combinaison... ingénieuse?
—Certes!... c'est justement pour vous l'expliquer, pour vous en démontrer le succès certain, que j'ai été envoyé vers vous.
Il s'arrêta, cherchant sans doute comment exposer le mieux et le plus nettement le projet, et enfin reprit:
—Admettons d'abord, monsieur le comte, que vous rejetiez la requête que je suis chargé de vous présenter.
—Peste!... c'est là ce que vous appelez une requête?
—Mon Dieu! le nom ne fait rien à la chose. Je me suppose repoussé par vous. Qu'arrive-t-il? Dès demain, mes clients—j'ai honte de les appeler ainsi,—font imprimer dans un journal le récit émouvant de M. de Clinchan, avec ce simple titre: Histoire d'une chasse. On ne met que des initiales, bien entendu, mais suffisamment transparentes. De plus, on ajoute un détail.
—Vous oubliez qu'il y a des tribunaux, monsieur, et qu'en matière de calomnie la preuve n'est pas admise.
Le digne placeur eut une petite grimace ironique.
—Oh!... nos gens n'oublient rien, fit-il, et c'est même sur la particularité que vous indiquez que leur plan est basé. C'est pour cela que dans la version donnée à un journal, ils introduisent un cinquième personnage, un homme à eux, un complice qu'ils nomment en toutes lettres. Cet homme, dès le lendemain de la publication, dépose une plainte contre le signataire. Il pousse les hauts cris, il se prétend calomnié, il demande à prouver devant les tribunaux qu'il ne faisait pas partie de cette funeste partie de chasse.
—Et alors?
—Alors, monsieur le comte, cet homme qui veut qu'il soit avéré, qu'il soit reconnu que le journal s'est trompé, fait assigner comme témoins, vous d'abord, puis M. de Clinchan, puis Ludovic. Comme il demandera des dommages-intérêts, il aura un avocat, qui est trouvé et qui est du complot. Naturellement cet avocat parlera. «Que M. de Mussidan soit un assassin, dira-t-il, c'est ce dont nous ne saurions douter d'après les documents que nous avons entre les mains. M. de Clinchan est un faux témoin, il l'a écrit. Ludovic suborné a surpris la religion de la justice. Mais mon client, cet homme honorable, ne saurait être confondu, etc., etc.» Et comptez qu'on trouvera l'occasion de lire et de relire les fameux feuillets! Je ne sais si je m'explique bien clairement!...
Hélas! oui, si clairement et avec une logique si implacable que l'idée ne pouvait même venir de se soustraire à cette odieuse machination.
D'un rapide coup d'œil, le comte embrassa l'avenir.
Il vit l'éclat déshonorant, le scandale affreux d'un tel procès. Il vit la France entière occupée de ces débats. Il se vit, ainsi que les siens, au ban de l'opinion.
Et cependant, tel était son caractère entier et impatient de toute contrainte, qu'il était bien plus désespéré encore que consterné.
Il connaissait la vie et les hommes. Il savait que les misérables qui le tenaient là, sous le couteau, lui demandant la bourse ou l'honneur, devaient redouter l'œil de la justice. Il se disait que s'il repoussait leurs prétentions, ils n'oseraient probablement pas accomplir leurs menaces.
S'il ne se fût agi que de lui, il eût certainement couru les risques de la résistance, et pour commencer il se fût donné l'indicible satisfaction de bâtonner l'impudent personnage qui était là, devant lui.
Mais pouvait-il exposer aux périls d'un refus Clinchan, cet ami dévoué qui s'était compromis pour lui.
Clinchan, nature timide et peureuse, incapable de survivre à un éclat.
Toutes ces pensées et bien d'autres tourbillonnaient dans son esprit pendant qu'il arpentait sa bibliothèque. Il était ballotté entre les résolutions les plus opposées, tantôt résigné à subir l'affront, tantôt près de se jeter sur le digne placeur.
Ses gestes désordonnés, ses exclamations trahissaient la violence de ses sensations, et pour braver les emportements de ce furieux, qui, lorsque le sang affluait à son cerveau, tirait sur un homme comme sur un lapin, il fallait une impudence montée jusqu'à l'héroïsme.
Mais B. Mascarot en a bien vu d'autres.
Pendant qu'avec un petit frisson taquin il se demandait s'il sortirait de la bibliothèque, par la porte ou par la fenêtre, il tournait ses pouces d'un air bonasse.
A la fin, le comte, se faisant une violence inouïe, la plus dure de son existence, se décida pour le parti de la prudence.
Il s'arrêta brusquement devant le placeur, et sans prendre la peine de dissimuler son dégoût, d'une voix brève, il dit:
—Finissons!... Combien voulez-vous vendre ces papiers?
B. Mascarot eut la mine contrite de l'honnête homme méconnu.
—Oh!... monsieur le comte, protesta-t-il, pouvez-vous bien me croire complice...
M. de Mussidan haussa les épaules.
—Au moins, interrompit-il, faites-moi l'honneur de m'accorder autant d'intelligence qu'à vous... Quelle somme exigez-vous?
Pour la première fois depuis son entrée, le placeur parut embarrassé, il hésita.
—On ne veut pas d'argent, dit-il enfin.
—Pas d'argent!... fit le comte surpris, que voulez-vous donc?
—Une chose qui n'est rien pour vous, qui est énorme pour ceux qui m'envoient. Je suis chargé de vous dire que vous pouvez dormir tranquille, si vous consentez à rompre les projets d'union qui existent entre Mlle de Mussidan et M. de Breulh-Faverlay. Les feuillets du journal de M. de Clinchan vous seront restitués le jour du mariage de Mlle Sabine avec tout autre prétendant que vous choisirez.
Ces exigences, au moins bizarres, étaient si loin des prévisions du comte qu'il demeurait immobile, comme pétrifié.
—Mais c'est de la folie! murmura-t-il.
—Rien jamais n'a été plus sérieux.
Tout à coup M. de Mussidan tressaillit; un soupçon atroce venait de traverser son esprit.
—Voudriez-vous, demanda-t-il, oseriez-vous me présenter et m'imposer un gendre?...
L'honorable placeur se redressa.
—J'ai assez d'expérience, monsieur, répondit-il, pour être certain que jamais vous ne consentiriez à sacrifier votre fille à votre salut.
—Mais alors...
—Vous vous êtes mépris, monsieur le comte, sur le mobile du mes clients. Ils vous menacent, c'est vrai, mais c'est à M. de Breulh qu'ils en veulent. Ils ont juré qu'il n'épouserait pas une jeune fille qui aura près d'un million de dot. Leurs procédés à votre égard sont ceux de misérables, leur but pourrait presque s'avouer.
Tel était l'étonnement de M. de Mussidan, que, sans y prendre garde, il donna une apparence toute nouvelle à l'entretien.
Il résistait encore, mais sans passion. Il répondait bien plutôt aux objections de son esprit qu'à son interlocuteur.
—M. de Breulh a ma parole, dit-il.
—Un prétexte n'est pas difficile à trouver.
—La comtesse de Mussidan tient beaucoup à ce mariage. Elle en parle sans cesse, je trouverai de ce côté bien des obstacles.
Le placeur jugea sage de ne pas répondre.
—Enfin, continua le comte, je crains que ma fille ne ressente un grand chagrin de cette rupture.
Grâce à Florestan, B. Mascarot connaissait la valeur de cette objection.
—Oh!... fit-il. Une jeune demoiselle du rang de Mlle Sabine, à son âge, avec son éducation, ne saurait avoir des impressions bien profondes.
Pendant un quart d'heure encore, le comte lutta. Subir la loi de vils coquins abusant d'un secret volé l'humiliait affreusement.
Mais il était pris. Il était à la merci de ces gens. Il céda.
—Soit, fit-il, ma fille n'épousera pas M. de Breulh.
B. Mascarot triomphait, mais sa physionomie pour cela ne changea pas. C'est à reculons qu'il sortit, saluant plus bas que jamais, outrant les témoignages de respect.
Mais en descendant l'escalier, il se frotta les mains.
—Si Hortebize a réussi comme moi, murmurait-il, l'affaire est dans le sac.
VI
Pour être admis à l'honneur de présenter ses hommages à Mme la comtesse de Mussidan, le docteur Hortebize n'avait besoin d'aucun des expédients imaginés par son ami Mascarot pour arriver jusqu'au comte.
Dès qu'il parut, c'est-à-dire cinq minutes après l'entrée du placeur, les deux valets de pied qui bâillaient dans le grand vestibule reconnurent en lui l'homme du monde, l'hôte de la maison.
Cependant, leur ton, le regard qu'ils échangèrent en disant:—«Oui, Mme la comtesse reçoit,» auraient donné à réfléchir à un visiteur moins complétement initié que le docteur aux détails de l'intérieur.
La physionomie des valets trahissait la surprise profonde qu'ils éprouvaient d'avoir à répondre:
—Mme la comtesse est ici.
C'était, en effet, une rare aventure, presque un miracle.
Jamais un des amis de Mme de Mussidan, ayant à lui parler, ne s'aviserait de venir sonner à sa porte. A quoi bon?
On peut espérer la rencontrer à l'Exposition, aux courses, aux séances de l'Académie, au restaurant, au théâtre, dans un magasin; on la trouve aux cours publics, à une répétition de l'Opéra, dans les ateliers en renom, chez le professeur qui fait entendre un ténor qu'il vient de découvrir, partout en un mot, excepté chez elle.
Elle est de ces femmes qu'un esprit inquiet, remuant, incapable de se poser, mobile à l'excès, curieux de futilités, mène et mène furieusement.
Son mari, sa fille, sa maison n'ont jamais un moment occupé sa pensée. Elle a bien d'autres soucis, vraiment! Elle quête pour les pauvres, elle préside une société de «filles repenties,» elle aide à administrer un hospice de vieillards.
Avec cela, son désordre est de ceux qui viennent vite à bout des plus immenses fortunes. C'est à se demander si elle a une notion, la plus vague, de la valeur de l'argent.
Les poignées de louis, entre ses mains, fondent comme des poignées de neige. Qu'en fait-elle? Nul ne le sait. Elle-même ne saurait le dire.
A tous ces travers, on attribue les relations pénibles du comte et de la comtesse de Mussidan.
Marié, le comte a toutes les charges du mariage sans en avoir les bénéfices. Il a une maison montée et pas d'intérieur.
On assure que pendant des années, chaque jour, à chaque repas, il a attendu sa femme. Elle arrivait ou elle n'arrivait pas.
De guerre lasse, il s'est résigné à manger à son club et à vivre tout à fait en garçon.
Tout cela, le docteur le savait, avec bien d'autres choses encore, aussi est-ce sans la moindre préoccupation qu'il suivit le valet chargé d'ouvrir la porte du grand salon et d'annoncer.
Il est splendide, ce salon, très vaste, d'une hauteur de plafond désormais inusitée, et meublé avec une richesse extrême.
Et pourtant il est froid et triste. On sent dès le seuil que personne ne s'y tient jamais.
A demi étendue sur une causeuse, devant la cheminée, la comtesse de Mussidan lisait.
A la vue du docteur, elle se leva, laissant échapper une exclamation de plaisir.
—Que c'est donc aimable à vous, docteur, de me venir visiter.
Elle disait cela, et en même temps elle faisait signe au domestique d'avancer un fauteuil.
Assez grande, svelte, la comtesse de Mussidan garde, à quarante-cinq ans passés, la tournure d'une jeune fille.
Sa chevelure est encore d'une abondance extrême, et grâce à sa nuance, d'un blond cendré, on ne distingue pas les cheveux blancs qui déjà foisonnent et qui de loin semblent une auréole de poudre.
De toute sa personne s'exhale le parfum le plus aristocratique et ses yeux d'un bleu pâle, presque laiteux, expriment habituellement la plus noble hauteur et le plus froid dédain.
—Il n'y a que vous, vraiment, docteur, reprit-elle, pour savoir ainsi choisir les moments. Je me mourais d'ennui. Les livres m'excèdent. Tout ce que je lis, il me semble que je l'ai déjà lu quelque part. Pour arriver si à propos, il faut que vous ayez signé un pacte avec le hasard.
Le docteur avait bien signé un pacte, en effet; en se présentant il était sûr de trouver la comtesse, seulement son hasard se nommait B. Mascarot.
La comtesse se leva tout d'une pièce.
—Je reçois si peu, poursuivit Mme de Mussidan, qu'on ne daigne plus se déranger pour me venir visiter. Décidément je veux prendre une après-midi par
semaine pour mes amis. Dès que je reste chez moi, ma solitude est affreuse. Or, voici deux mortels jours que je n'ai mis les pieds hors de l'hôtel. Je soigne M. de Mussidan.
L'assertion était assez hardie et assez singulière pour surprendre un homme bien informé.
Cependant le docteur ne sourcilla pas, et même la façon dont il dit:—«Ah! vraiment!...» valait une phrase de félicitations.
—Oui, continua la comtesse, M. de Mussidan a glissé dans l'escalier avant-hier et il s'est blessé. Notre médecin assure que ce ne sera rien, mais je n'ajoute guère foi à ce que les médecins disent.
—Je sais cela par expérience, madame la comtesse.
—Oh!... vous, docteur, c'est autre chose. Je vous jure que j'ai eu très confiance en vous, autrefois. Vous quitter m'a fait beaucoup de peine. Seulement, après votre conversion subite à l'homœopathie, je le confesse, j'ai eu peur.
Hortebize eut un geste insouciant.
—Bast!... fit-il, cette école vaut bien l'autre.
—Vous croyez?
—Comment, si je le crois? C'est-à-dire que je le parierais.
Mme de Mussidan daigna sourire.
—Puisqu'il en est ainsi, reprit-elle, j'ai bien envie de vous demander une petite consultation.
—Vous êtes indisposée, madame la comtesse?
—Moi!... non pas, Dieu merci! Il ne manquerait plus que cela. Mais vous me voyez très inquiète de la santé de ma fille.
—Ah!...
Cette maternelle inquiétude était le pendant du dévouement conjugal de tout à l'heure, aussi le «ah!» du docteur valut son «vraiment.»
—C'est ainsi, docteur. Il est bon que vous sachiez que depuis plus d'un mois j'ai à peine vu Sabine. J'ai tant d'occupations! Hier, je l'ai regardée et je l'ai trouvée bien changée.
—Lui avez-vous demandé si elle souffrait?
—Certainement. Elle m'a répondu que non, et qu'elle se portait à merveille.
—N'aurait-elle pas eu quelque petite contrariété?
—Elle, docteur! Ignorez-vous donc que ma Sabine bien-aimée est la plus heureuse jeune fille de Paris! Au surplus vous allez la voir, car vous permettez, n'est-ce pas?
Elle sonna sur ces mots. Un domestique parut.
—Lubin, lui dit la comtesse, faites prier Mlle Sabine de descendre.
—Mlle Sabine est sortie, madame la comtesse.
—Ah!... Y a-t-il longtemps?
—Mademoiselle est sortie un peu avant trois heures.
—Qui l'accompagne?
—Sa femme de chambre, Mlle Modeste.
—Mademoiselle a-t-elle dit où elle allait?
—Non, madame la comtesse.
—C'est bien.
Le domestique s'inclina et sortit.
L'imperturbable docteur ne laissait pas que d'être un peu étonné.
Quoi! Sabine de Mussidan, une jeune fille de dix-huit ans, était libre à ce point! Elle sortait sans prévenir, on ne savait où elle était allée, et sa mère trouvait cela tout naturel!
—Voilà un fâcheux contre-temps, reprit la comtesse. Enfin, espérons que l'indisposition que je crains n'empêchera pas une noce d'avoir lieu à l'hôtel de Mussidan.
Hortebize jouait de bonheur. Le sujet qu'il avait à traiter, qu'il ne voyait trop comment aborder, arrivait tout naturellement sur le tapis.
—Vous mariez Mlle Sabine, madame la comtesse? demanda-t-il.
Mme de Mussidan posa mystérieusement un doigt sur ses lèvres.
—Chut! fit-elle, c'est un grand secret, et il n'y a rien encore de décidé. Mais vous êtes médecin, c'est-à-dire aussi discret, par profession, qu'un confesseur, ou peut se fier à vous. Il est plus que probable qu'avant la fin de l'année, Sabine sera Mme de Breulh-Faverlay.
Il est certain que le docteur Hortebize est bien moins audacieux que B. Mascarot. Souvent, en face des conceptions de son ami, le docteur a pâli, reculé, demandé grâce.
Mais une fois engagé, quand il a dit: Oui, on peut compter sur lui. Il va droit au but, sans hésitations, sans faiblesses.
—Je dois vous avouer, madame la comtesse, dit-il, que j'ai ouï parler de vos projets.
—Vraiment, on s'occupe de nous?
—Beaucoup. Et tenez, permettez-moi, madame, de vous le dire, ce n'est pas le hasard, comme vous l'avez cru, qui m'amène chez vous, c'est ce mariage.
Mme de Mussidan aimait assez le docteur Hortebize et avait souvent pris plaisir à entendre sa conversation spirituelle et tous les petits cancans dont il était toujours largement approvisionné.
Elle ne voyait à le recevoir de temps à autre aucun inconvénient, et volontiers elle l'admettait à une sorte de familiarité banale.
Mais qu'il s'autorisât de ce qu'elle jugeait des concessions, pour oser s'occuper de sa fille, à elle, comtesse de Mussidan, née Diane de Sauvebourg, c'est ce qui lui parut intolérable.
—En vérité, docteur, dit-elle, c'est bien de l'honneur que vous nous faites, au comte et à moi, de vous intéresser à ce mariage.
Cette simple phrase fut soulignée d'un regard à faire bondir, comme sous un coup de fouet, l'homme le moins sensible aux blessures d'amour-propre.
Mais le docteur n'était pas venu pour se fâcher.
Il était venu pour dire quand même et d'une certaine façon certaines choses.
D'avance il avait étudié et préparé son rôle, et rien n'était capable de l'en détourner parce qu'il s'était préparé à toutes les répliques.
Sur ce terrain, il était supérieur à B. Mascarot, qui n'eût pas su, comme lui, nuancer, préparer les transitions, ménager des sous-entendus, tout dire enfin, sans blesser de puériles susceptibilités.
Cette supériorité d'Hortebize, B. Mascarot la connaissait, et s'il l'enviait, il ne la jalousait pas.
—«C'est affaire de naissance, disait-il à ce sujet, Hortebize appartient à une excellente famille, il a reçu une belle éducation; tout jeune il a été admis dans la meilleure compagnie, tandis que moi, ce que je sais, je me le suis appris seul; je suis le fils de mes œuvres!»
Hortebize courba donc la tête sous l'affront,—provisoirement.
—Croyez, madame, répondit-il, que pour accepter la mission que je remplis, il n'a pas fallu moins de toute la force de mon respectueux dévouement.
—Ah!... fit la comtesse, traînant la voix et clignant des yeux de la façon la plus impertinente, ah!... vous nous êtes dévoué?
—Beaucoup, oui, madame. Et je suis sûr qu'après m'avoir entendu vous n'en douterez pas.
Il dit cela d'un ton si sec que Mme de Mussidan tressaillit comme au contact d'une pile électrique.
—Voici vingt-cinq ans que j'exerce, reprit le docteur, c'est-à-dire vingt-cinq ans que je pénètre dans les familles, que j'assiste à d'horribles drames d'intérieur, que je suis le confident forcé des plus affreux secrets. Souvent je me suis trouvé dans des situations délicates et difficiles, jamais je n'ai été aussi embarrassé qu'en ce moment.
—C'est donc bien grave? demanda la comtesse, qui oublia d'être impertinente.
—Peut-être. Si j'ai eu affaire à un fou, comme je l'espère encore... je n'aurai qu'à vous demander les plus humbles excuses. Si, au contraire, celui qui m'est venu trouver a son bon sens, si ce qu'il prétend savoir est vrai, s'il a entre les mains les irrécusables preuves qu'il affirme posséder...
—Alors, docteur?...
—En ce dernier cas, madame, je vous dirai: usez de mon dévouement, parce qu'il y a un homme qui, moralement, a sur vous droit de vie et de mort, un homme dont les volontés devront être les vôtres...
La comtesse eut un grand éclat de rire, aussi faux qu'une larme d'héritier.
—En vérité, docteur, dit-elle, votre mine funèbre et votre accent lugubre me feront mourir... de rire.
Le docteur réfléchissait.
—Elle rit trop fort, se disait-il; Baptistin ne m'a pas trompé. Soyons prudent.
Puis, tout haut, il reprit:
—Puissé-je aussi, moi, madame, rire bientôt de craintes chimériques. Mais quoiqu'il arrive, permettez-moi de vous rappeler ce que vous me disiez il n'y a qu'un instant: le médecin est un confesseur. Cela est vrai, madame. Comme le prêtre, le médecin sait oublier les secrets que sa mission lui révèle; il sait conseiller et consoler. Mieux que le prêtre, parce qu'il est mêlé plus directement aux intérêts et aux passions, il comprend et excuse les fatalités de la vie, les entraînements...
—Docteur, interrompit la comtesse, vous oubliez de dire que, aussi bien que le prêtre, il prêche...
Pour lancer ce sarcasme, elle était parvenue à donner à sa physionomie la plus comique expression de gravité.
Mais elle n'arracha pas un sourire à Hortebize qui, de plus en plus, paraissait navré.
—Tant mieux si je suis ridicule, dit-il, tant mieux si je n'avive pas quelque douloureuse blessure que vous aviez lieu de croire fermée...
—Ne craignez rien, docteur.
—Alors, madame, je commencerai par vous demander si vous avez gardé souvenir d'un jeune homme de votre monde, qui, vers les premières années de votre mariage, jouissait à Paris d'une grande réputation... Je veux parler du marquis Georges de Croisenois.
Mme de Mussidan se renversa sur sa causeuse, les yeux fixés au plafond, le front plissé, comme si elle eût fait le plus énergique appel à sa mémoire.
—Georges de Croisenois, murmurait-elle, il me semble... Attendez donc, docteur!... Non, j'ai beau chercher... je ne vois pas.
Le docteur crut de son devoir d'aider cette mémoire rebelle.
—Le Croisenois dont je parle, insista-t-il, a un frère nommé Henri, que vous connaissez certainement, car je l'ai vu, cet hiver, chez le duc de Sairmeuse, danser avec Mlle Sabine.
—C'est juste!... Oui, docteur, vous avez raison, je me souviens maintenant...
On eût parlé à la comtesse d'un indifférent qu'elle n'eût pas gardé un plus magnifique sang-froid.
—Cela étant, reprit Hortebize, vous devez vous rappeler qu'il y a maintenant un peu plus de vingt-trois ans, Georges de Croisenois disparut tout à coup. Cette disparition fit un tapage affreux, ce fut presque un événement, le sujet d'une interpellation au ministère...
—Oui, en effet.
—La dernière fois qu'on aperçut Georges, ce fut au Café de Paris. Il y dînait en compagnie de quelques amis. Au coup de neuf heures, il se leva brusquement et s'apprêta à sortir. Un de ses intimes lui offrit de l'accompagner, il refusa. On lui demanda si on le reverrait dans la soirée, il répondit que oui peut-être, à l'Opéra, mais qu'il ne fallait pas compter sur lui. On supposa qu'il allait à quelque rendez-vous.
—Ah! on supposa cela!
—Oui, à cause de sa mise, qui était plus soignée que de coutume, bien qu'il fût tout à fait un élégant, un lion, comme on disait alors. Toujours est-il que Georges de Croisenois sortit seul, et qu'on ne l'a plus revu.
—Plus jamais! fit la comtesse, un peu trop gaîment peut-être.
Le docteur ne sourcilla pas.
—Non, madame, répondit-il, jamais. Les deux ou trois premiers jours, cette disparition parut extraordinaire; au bout d'une semaine, elle inquiéta.
—Oh! docteur, que de détails!...
—C'est vrai, madame. Je les ai connus autrefois, je les avais oubliés, on me les a remis en mémoire ce matin. Ils se trouvent avec bien d'autres, dans les procès-verbaux d'enquête. Car il y eut une enquête, et des plus minutieuses. Les amis de M. de Croisenois avaient commencé des recherches; comme elles n'aboutissaient pas, ils s'adressèrent au préfet de police. Les plus habiles agents furent mis sur pied. La première idée fut celle d'un suicide. Georges pouvait fort bien être allé se tirer un coup de pistolet au fond de quelque bois. L'état de ses affaires aussi prospères que possible, sa grande fortune, son caractère gai, son constant bonheur, démontrèrent le peu de fondement de cette supposition. Alors, on songea à un crime, et les investigations furent dirigées en ce sens. Rien, on ne trouvait rien.
La comtesse étouffa un bâillement d'une sincérité douteuse, et, comme un écho, dit:
—Rien.
—La police était aussi déconcertée que possible quand trois mois plus tard, un beau matin, un des amis de Georges reçut une lettre de lui.
—Ah!... il n'était donc pas mort.
Le docteur nota l'air et l'accent de la comtesse pour les analyser à loisir.
—Qui sait!... répondit-il. Cette lettre était datée du Caire. Georges annonçait que, las de la ville de Paris, il allait essayer de pénétrer dans l'intérieur de l'Afrique, et qu'on n'eût pas à s'inquiéter de lui. Cette lettre, vous le comprenez, parut suspecte. On ne s'embarque pas sans argent, et il a été prouvé que le marquis n'avait pas sur lui plus de mille francs, dont moitié en pièces d'or portugaises, gagnées au whist avant le dîner. On crut à une ruse de faussaire. Point. Les plus habiles experts déclarèrent reconnaître l'écriture de Croisenois. Vite, deux agents furent expédiés au Caire; mais, ni au Caire, ni le long de la route, personne n'avait vu celui qu'ils cherchaient. Depuis lors, pas un indice...
Il parlait avec une lenteur savamment calculée, mais la comtesse était de bronze.
—Quoi! fit-elle quand il s'interrompit, c'est déjà fini?
Hortebize chercha du regard le regard de Mme de Mussidan, et c'est seulement quand il l'eut rencontré qu'il répondit:
—Peut-être bien que non. Un homme, hier matin, est venu me trouver, qui prétend que vous savez, vous, madame, ce qu'est devenu le marquis Georges de Croisenois.
L'homme le plus fort n'aura jamais l'énergie de résistance de la plus faible femme.
Si solidement trempé qu'un homme soit, si endurci, si impudent qu'on le suppose, il laissera paraître quelque chose de ses intentions là où une femme jugée simple gardera le secret de ses tortures sous un visage riant.
Sur le terrain de la dissimulation, une jeune fille battra toujours le diplomate le plus retors, réunît-il à lui seul l'astuce et le génie de Fouché et de Talleyrand.
Quand, écrasé par l'évidence, l'homme tombe à genoux, la femme se redresse et lutte encore.
Dieu dit à Caïn: «Qu'as-tu fait de ton frère Albel?» et Caïn est frappé de stupeur. Une femme, à sa place, eût ergoté, nié, cherché des raisons.
Au seul nom de Montlouis, M. de Mussidan avait pâli et chancelé comme après un coup de massue.
A l'accusation si formelle du docteur, la comtesse partit d'un grand éclat de rire, bien plein, bien sonore, qui, pendant près d'une minute, sembla l'empêcher de répondre.
—Ah! docteur, dit-elle à la fin, vous me contez des choses de l'autre monde. C'est charmant, en vérité, cette histoire d'inconnu qui veut que je sache, moi, ce qu'est devenu M. Georges de Croisenois. C'est une somnambule, docteur, qu'il vous faut aller consulter.
Mais le docteur, lui aussi, quand il s'y met, donne joliment la réplique et joue passablement son petit rôlet.
Loin de sembler surpris ou décontenancé de l'accès d'hilarité de la comtesse, il eut l'air ravi et respira bruyamment comme s'il eût été soulagé d'un poids énorme.
—Dieu soit loué, fit-il; on m'avait trompé.
Il prononça cet acte de grâce si naturellement, avec une telle expression de foi naïve, que la comtesse y fut prise.
—Cependant, reprit-elle, je ne serais pas fâchée de savoir quel est le mauvais plaisant qui m'accuse d'être si bien instruite.
—Bast!... répondit Hortebize, à quoi bon!... Il s'est joué de moi, il m'a exposé à vous déplaire, madame la comtesse, cela suffit. Demain mon domestique le recevra de la belle façon, s'il se présente. Même, si j'écoutais mon indignation, je déposerais une plainte...
—Y songez-vous, interrompit Mme de Mussidan, une plainte!... Ce serait donner à une niaiserie une importance qu'elle ne mérite pas. Dites-moi seulement le nom de votre mystérieux personnage. Est-ce que je le connais?
—Vous ne pouvez le connaître, madame, il est si loin de vous!... Son nom ne vous apprendra rien. C'est un bonhomme que j'ai soigné, autrefois, qui est clerc d'huissier, si j'ai bonne mémoire, et qu'on appelle le père Tantaine.
—Tantaine?
—Ce doit être un sobriquet. Ce vieux drôle est tout ce qu'on peut imaginer de plus misérable, une manière de philosophe cynique, ne manquant pas d'intelligence, et c'est là ce qui m'épouvantait. Je me disais qu'évidemment il ne venait pas de son chef, et qu'il devait être l'instrument de gens d'autant plus dangereux, qu'arriver jusqu'à eux était impossible.
La comtesse ne put s'empêcher de trouver que le docteur se rassurait trop vite et trop complétement.
—Mais enfin, docteur, insista-t-elle, vous m'avez parlé de menaces, de preuves irrécusables, de pouvoir occulte...
—D'après le père Tantaine, oui, madame. Ce vieux drôle m'a dit: «Mme de Mussidan connaît le sort du marquis Georges, cela résulte clairement, pour moi, des lettres qu'elle a reçues, tant de M. de Croisenois lui-même que de M. le duc de Champdoce.»
La comtesse, cette fois, était touchée au bon endroit.
Elle se dressa tout d'une pièce, comme si elle eût été mue par un ressort, la joue livide, la pupille dilatée, la lèvre frémissante.
Hortebize osa lui saisir les poignets et presque de force
la renversa sur la causeuse.
—Mes lettres!... dit-elle d'une voix rauque.
On eût en pitié d'Hortebize, rien qu'à voir combien il était ému et consterné de l'effet produit.
—Vos lettres, madame, répondit-il avec une visible hésitation, ce coquin de Tantaine prétend les avoir entre les mains.
Mme de Mussidan poussa un cri terrible, le cri de la lionne qui s'aperçoit qu'on lui a ravi ses petits.
—Ah! misérable!...
Et aussitôt, oublieuse de sa noble impassibilité, sans se soucier d'Hortebize, elle s'élança hors du salon et on entendit dans l'escalier ses pas précipités et le froufou de sa robe de soie s'éraflant aux barres de la rampe.
Ainsi abandonné, le docteur s'était levé.
—Cherche!... murmurait-il avec un sourire cynique, cherche, tu vas bien voir que les oiseaux sont envolés.
Il s'était approché d'une des fenêtres, et machinalement, du bout des doigts, il tambourinait sur les vitres.
—Il est dit, pensait-il, que Mascarot ne se trompera jamais! Comment ne pas admirer son infernale pénétration, sa logique implacable! Sur la plus futile circonstance, il devine une existence entière, il en déduit toutes les péripéties, comme le savant qui, à la vue de la feuille d'arbre que le vent roule à ses pieds, dit quel arbre l'a produite, et décrit ses graines, ses fleurs et ses fruits. Ah!... s'il avait appliqué à quelque but noble et grand ses facultés surprenantes, sa dévorante activité, son audace que rien ne déconcerte!
A ces pensées, son front s'assombrit, et il se mit à arpenter le salon de long en large, poursuivant son monologue.
—Mais non, disait-il; en ce moment Baptistin est là-haut, occupé à martyriser M. de Mussidan, de même que moi, ici, je torture la comtesse. Quel métier!... Et voilà vingt-cinq ans que cela dure. Ah!... il y a des jours où je trouve que je paye cher ma bonne et heureuse vie!... Sans compter...
Il tourmenta le médaillon de sa chaîne et ajouta:
—Sans compter que nous pouvons trouver nos maîtres, échouer, et alors quelle fin!...
Il s'interrompit, la comtesse rentrait.
Ses cheveux à demi-dénoués, le tremblement qui la secouait, sa pâleur, son regard fixe et comme hébété, tout en elle exprimait son épouvante et le désordre affreux de sa pensée.