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Les esclaves de Paris

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XXIII

Doué de ce coup d'œil rapide et pénétrant, de cette vive sensibilité aux objets extérieurs, qui sont le privilège des artistes de talent, André déchiffra, en quelque sorte, l'histoire de la Société d'escompte mutuel, sur la façade de la maison de la rue Sainte-Anne.

—Hum!... voici une boutique, fit-il, qui ne me dit rien de bon.

—Pas d'apparence!... c'est vrai, objecta le jeune M. Gaston d'un ton capable, mais du fond, beaucoup de fond!... Il s'y brasse, voyez-vous, des affaires dont vous ne vous douteriez jamais. Ah!... Verminet est un gaillard qui vous sait le «truc.»

C'était justement ce que pensait André.

Son opinion était irrévocablement arrêtée sur le compte de ce personnage du tant de «trucs,» capable d'abuser de l'inepte facilité d'un jeune idiot, et qui tendait aux mineurs la plume pour faire des faux.

Il ne risqua cependant pas la moindre objection et suivit le jeune M. Gandelu fils qui semblait connaître admirablement les êtres.

Sur ses pas, il longea un corridor fort long, encore plus étroit, puant et obscur, traversa une cour humide autant qu'un puits, et gravit un escalier à rampe visqueuse, à marches traîtresses et glissantes autant que de la glaise.

Arrivé au second étage, devant une porte historiée d'inscriptions et d'avis concernant l'ouverture et la fermeture de la caisse, le jeune M. Gaston s'arrêta.

—C'est ici, dit-il à son compagnon, entrons...

Il tourna le bouton, suivant les indications de la porte, et André et lui pénétrèrent dans une vaste pièce haute de plafond, à tapisserie éraillée, ornée de banquettes de velours verdâtre, séparée en deux par un grillage à mailles serrées, derrière lequel cinq ou six employés mangeaient, car c'était l'heure du déjeuner.

Les émanations du poêle de fonte, des paperasses, des employés et des victuailles se mêlaient et se confondaient en un parfum, qui saisissait l'estomac et le nez et produisait la sensation d'une barbe de plume chatouillant l'arrière-gorge.

—M. Verminet?... demanda le jeune M. Gaston.

—En affaires! répondit insoucieusement un des commis, la bouche pleine.

—Vous trouverez sans sortir d'ici.
—Vous trouverez sans sortir d'ici.

Cette réception parut on ne peut plus inconvenante à l'intelligent jeune homme. Le traiter avec ce sans-gêne, lui!...

—Hein!... fit-il en enflant sa voix de fausset et du ton le plus impertinent qu'il put prendre, vous dites?... Je la fais aux autres, celle-là, mais on ne me la fait pas...

Il sortit en même temps de sa poche et présenta à l'employé une de ses cartes de visite, timbrées dans un angle de cette couronne de marquis dont la vue exaspérait et faisait bondir l'honnête entrepreneur.

—Si Verminet est occupé, ajouta-t-il, dérangez-le, parbleu!... Dites-lui que c'est moi qu'il laisse attendre, Gaston de Gandelu!

L'employé de la Société d'escompte mutuel fut si ému de ces airs superbes que, sans mot dire, il se dressa, prit la carte, et sortant du grillage, disparut par une porte latérale sur laquelle on lisait: Direction.

Quelle victoire pour le jeune M. Gaston. Aussi jeta-t-il à André un regard triomphant où éclatait le plus légitime orgueil.

Presque aussitôt le commis reparut.

—M. Verminet, dit-il, est en conférence, il vous prie, monsieur, de l'excuser et d'attendre; il vous recevra dès qu'il aura terminé.

Puis, jaloux sans doute de se concilier les bonnes grâces d'un homme de tant de désinvolture, et de bien poser son patron, du même coup, il ajouta en s'inclinant respectueusement:

—Le patron cause en ce moment avec le marquis de Croisenois.

—Tiens!... tiens!... tiens!... exclama le jeune M. Gaston, ce cher marquis!... Elle est bien bonne!... Dix louis qu'il sera ravi de me serrer la main.

A ce mot, de Croisenois, André avait tressailli, et tout son sang avait afflué à son visage.

Croisenois!... C'était l'homme qu'il haïssait de toute l'énergie de son être, ce misérable qui, s'armant d'un secret volé, comme l'assassin de l'ignoble couteau, allait contraindre Sabine de Mussidan à lui abandonner sa main!... C'était ce vil scélérat que M. de Breulh-Faverlay, et lui André, et Mme de Bois-d'Ardon, s'étaient juré de démasquer.

Cependant André ne l'avait jamais vu. Il comptait le jour même s'attacher à ses pas, le suivre, l'observer, surprendre son présent, fouiller son passé, sonder tous les mystères de sa vie, mais il ne le connaissait pas encore physiquement.

Et il frissonnait à cette idée qu'une porte seule le séparait de cet ennemi mortel, qu'il allait le voir, qu'il traverserait la salle, qu'ils se trouveraient face à face, que leurs yeux se croiseraient, qu'il entendrait le son de sa voix, qu'il pourrait, d'un regard, essayer de plonger au plus profond de cette âme de boue...

Si forte était son émotion qu'il avait grand peine à la dissimuler; heureusement son compagnon ne faisait nulle attention à lui.

Sur l'invitation de l'employé, le jeune M. Gaston s'était assis, et renversé sur sa chaise, les jambes croisées, les pouces dans les entournures de son gilet, il s'étalait, s'offrait de trois quarts, de profil et de face, à l'admiration ébahie des tristes hères qui écrivaient derrière le grillage.

Quand il jugea tout son effet produit, il tira André par son paletot, et penchant sa chaise vers lui:

—Vous connaissez ce cher marquis? demanda-t-il assez haut pour que personne dans la salle ne perdit un mot.

André eut une exclamation sourde, que l'autre prit pour une réponse négative.

—Quoi! fit-il, vous n'en avez pas entendu parler!... Elle est forte!... dans quel monde vivez-vous donc?... Henri de Croisenois est un de mes bons amis!... même il me doit cinquante louis que je lui ai gagnés au bac, chez Ernestine, une misère...

André n'écoutait pas.

Il était émerveillé, confondu, de cette surprise du hasard, ou plutôt de la voie mystérieuse choisie par la Providence.

Jamais, en donnant comme il l'avait projeté, sa matinée aux préliminaires de ses investigations, il n'eût découvert rien qui approchât de ce qu'il apprenait en ce moment.

C'était un indice grave qu'il recueillait, il en avait le pressentiment.

Il avait jugé Verminet, et les relations de Croisenois avec ce ténébreux maquignonneur d'affaires avaient une claire signification. De ce côté, évidemment, il fallait diriger les recherches.

André, jusqu'alors, se débattait au milieu d'épaisses ténèbres qu'il sentait vaguement peuplées d'ennemis, à cette heure il apercevait comme une lueur. Il allait s'élancer au hasard, et voici qu'il lui semblait tenir le bout du fil qui allait le guider à travers le labyrinthe d'iniquités de Croisenois.

Comme à ce jeu où le perdant est condamné à retrouver un objet caché, et le cherche guidé par des indications railleuses, il entendait au dedans de lui-même une voix qui lui criait:

—Tu brûles.

De plus, il se trouvait que cet inepte garçon, dont il devenait le mentor, était lié avec le misérable. Pourquoi n'en tirerait-il pas de précieuses indications?

—Vraiment, lui demanda-t-il, vous êtes l'intime de M. de Croisenois?...

—Parbleu!... répondit le jeune M. Gaston. Demandez plutôt à Adolphe de chez Brébant... vous allez voir, tout à l'heure. Je suis surtout du dernier bien avec une dame qui lui coûte les yeux de la tête, tandis que moi... Ah! elle est bien drôle!... mais mystère!... comme dit Léonce, beaucoup de mystère!...

Il s'interrompit, la porte de la direction venait de s'ouvrir, laissant passage au sieur Verminet et au marquis.

M. Henri de Croisenois portait un costume du matin, fort élégant, à la mode, mais non ridicule, comme celui de Gandelu fils.

Il mâchonnait son éternel cigare et fouettait son pantalon de drap gris clair, du bout d'une badine de cuir de Russie à pomme d'or...

D'un coup d'œil, d'un seul coup d'œil où il concentra toute son âme, tout ce qu'il avait d'intelligence, de pénétration, de finesse, André vit assez Croisenois pour ne l'oublier jamais, pour être à même de faire encore son portrait de mémoire, au bout de vingt ans.

Il lui trouva l'air faux et traître, et sous les apparences du viveur de bonne compagnie, insoucieux et sceptique, il crut reconnaître une astuce réfléchie, une méchanceté froide, et cette redoutable détermination des gens prêts à tout.

Le regard, surtout, le frappa par sa mobilité. Les yeux lui parurent troubles, inquiets, effarouchés comme ceux de l'homme qui, ayant fait un mauvais coup, sait qu'il a tout à craindre, et attend le danger de partout et à tout instant.

—Il est impossible, pensa André, que cet homme ne soit pas un scélérat.

A cinq pas, le marquis avec ses petites moustaches fines et soyeuses jouait encore le jeune homme, mais André reconnut qu'en réalité, il devait être bien plus vieux que son âge.

Sous les artifices d'une toilette savante, sous le coldcream et la poudre de riz, l'artiste distinguait les traits flétris du libertin surmené.

Les émotions du jeu, les nuits de débauches, les anxiétés d'une existence précaire, les plaisirs exhorbitants, avaient ridé les tempes, éclairci les cheveux, fané les lèvres et bridé les paupières veuves de cils.

M. de Croisenois semblait d'ailleurs de la meilleure humeur du monde, et c'est du ton le plus gai que Verminet et lui achevaient la conversation commencée, ou plutôt la résumaient, comme on fait presque toujours après un long entretien, au moment de se séparer.

—Il demeure donc bien entendu, disait le marquis, que je n'ai pas à me préoccuper des affaires qui ne concernent que vous et moi.

—Inutile!... j'aviserai!...

—N'y manquez pas, surtout!... Diable!... Un retard, un malentendu, un oubli auraient des conséquences graves.

Cette recommandation suggéra une idée sérieuse à Verminet, car, se penchant vers son «client,» il se mit à lui parler très bas... et ils riaient.

—Que disaient-ils? André avait beau écouter de toutes ses forces, pas une syllable n'arrivait jusqu'à lui.

Mais c'était beaucoup déjà de savoir que ce noble personnage et le directeur du la Société d'escompte mutuel avaient des intérêts communs.

Le jeune M. Gaston, lui aussi, prêtait l'oreille, entièrement dépité de n'être pas remarqué, malgré ses hum! répétés.

Bientôt, n'y tenant plus, il s'avança vers M. de Croisenois, quitte à l'interrompre, plus que jamais arrondissant le dos, la bouche en cœur et la main largement tendue.

—Eh! eh!... fit-il en exagérant encore son insupportable ricanement, ce cher marquis!... Est-elle assez bonne!... Si je m'attendais à vous trouver ici, par exemple!... Ah ça!... que devenez-vous, on ne vous voit plus. Et Sarah?... joue-t-on toujours chez elle?...

Si le marquis fut satisfait de la rencontre, à coup sûr il n'y parut guère. Il sembla surpris, mais non agréablement. Ses sourcils même se froncèrent.

Cependant il serra du bout de ses doigts gantés de gris-clair la main qui lui était tendue, en disant du ton le moins encourageant:

—Ravi de vous voir, cher monsieur, en vérité.

Mais il ne dit que cela, et tournant assez peu civilement le dos au jeune M. Gaston, il continua à s'adresser à Verminet.

—Pour le reste, disait-il, toutes les difficultés sont levées, et comme il n'y a pas une minute à perdre, voyez aujourd'hui même, Martin-Rigal et Mascarot...

André tressaillit. Ces gens dont parlait Croisenois n'étaient-ils pas des complices?... Il voyait des complices partout.

En tout cas, ces deux noms se gravèrent dans sa mémoire comme le poinçon dans le métal sous le puissant effort du balancier.

—Père Tantaine venu ce matin, répondit Verminet.—M'a donné rendez-vous pour quatre heures chez patron.—Y rencontrerai Van Klopen; lui parlerai pour belle amie!...

Le marquis haussa les épaules en éclatant de rire.

—Par ma foi!... fit-il, j'oubliais cette diablesse de femme, et nous sommes en plein carnaval; il faut des robes, il faut de la soie, il faut des dentelles... Parlez à Van Klopen, mon cher, parlez... mais vous savez, pas de largesses... Je me moque à cette heure de Sarah comme de ça.

Ça, c'était le claquement de l'ongle de son pouce sous sa dent.

—Compris!... approuva Verminet, connu et compris.—Évitons imprudence, cependant; brusquer dangereux.—Mouvement possible de ce côté!...—Liquidations à la douce plus sûres que les autres!...

—Oh!... de ce côté, dit M. de Croisenois, rien à craindre!...

Une dernière fois, il serra la main du directeur de la Société d'escompte mutuel, et ajouta:

—Allons!... salut, à demain!...

Tout était convenu. Le marquis traversa rapidement le bureau, et sortit après un léger salut au jeune M. Gaston, sans daigner remarquer la présence d'André, qui, du reste, se dissimulait de son mieux.

M. Gandelu fils, lui, s'était rapproché du jeune peintre.

—Étonnant, murmurait-il!... épatant!... Hein!... quel chic!... Il est vraiment marquis, Jules de chez Bonnefoy me l'a dit... et il est mon ami, vous avez vu?

Évidemment, il allait poursuivre et donner d'étourdissants détails sur Sarah, cette dame qui... cette dame que... lorsqu'il fut interrompu par la voix du sieur Verminet.

—A vos ordres!... messieurs, criait cet honorable financier. Prenez peine de passer.—Mille pardons!—Très pressé.—Une heure déjà!... et pas paru bourse.—Coulisse inquiète!...

Lorsque André et le jeune M. Gaston entrèrent, refermant soigneusement la porte derrière eux, M. Verminet avait déjà regagné son siège de cuir.

M. Verminet est mieux que ses bureaux, plus brillant que son personnel.

D'abord il est propre. Sa tenue qui est celle des jeunes employés à la liquidation,—les plus élégants des boursiers,—fait l'éloge de son tailleur.

Est-il jeune, est-il vieux? On ne saurait le dire. Il n'a guère plus d'âge qu'une pièce de cent sous.

Il est gras, frais, rose, blond, porte ses favoris à l'anglaise, et son œil terne, qui rend bien des sensations, est glacial comme un soupirail de cave.

Sa grande préoccupation est de passer pour un homme sérieux, très sérieux, connaissant exactement la valeur de toutes choses, et c'est pour économiser le temps, qu'il a adopté le langage des nègres et du télégraphe.

—Seyez-vous, messieurs, fit-il, économisant, grâce à ce vieux mot, la syllabe as, seyez-vous.

Mais M. Gandelu fils, lui aussi, était pressé.

—Merci!... répondit-il, nous ne sommes pas des gêneurs. Un mot seulement, comme dit Geoffroy... un simple mot. Vous m'avez prêté de l'argent la semaine passée.

—Juste. En voulez-vous encore?

—Ah! mais non!... au contraire, nous venons retirer mes billets.

Un léger nuage passa sur le front du sieur Verminet.

—Échéance au quinze prochain, seulement, fit-il.

—N'importe!... j'ai le sac, et alors... vous comprenez... Si vous voulez me remettre ces chiffons...

—Pas possible.

—Hein!... vous dites!... pourquoi?

—Négociés!...

Ce mot tomba comme un coup de trique sur le crâne du jeune M. Gaston.

—Négociés!... balbutia-t-il d'une voix défaillante, vous avez négocié ma signature!... Je la trouve mauvaise, excessivement mauvaise!... Mais non, ce n'est pas vrai; vous plaisantez, hein?...

—Plaisante jamais.

Le triste garçon n'en pouvait croire ses oreilles; non, il ne pouvait imaginer que ce fût sérieux. Il était absolument décontenancé, confondu, ahuri.

—Mais ce n'est pas de jeu! reprit-il. Ce n'est pas à moi qu'on la fait, celle-là. Je retire ma mise. Si j'ai signé c'est qu'il était convenu que ces effets ne sortiraient pas de votre portefeuille, c'était entendu, promis...

—Dis pas non, mais promettre et tenir, deux. Affaire lourde, bénéfice incertain, trouvé preneur, donné papier.

L'aventure ne surprenait pas beaucoup André; il avait vaguement pressenti quelque tour de ce genre. Aussi, voyant que M. Gandelu fils perdait totalement la tête, crut-il devoir prendre la parole.

—Pardon, monsieur, dit-il au laconique directeur, il me semble que certaines circonstances... particulières, vous faisaient un devoir de respecter les conventions jurées...

Le sieur Verminet s'inclina tout d'une pièce, et au lieu de répondre:

—Honneur de parler à qui?... interrogea-t-il.

André, qui devenait de plus en plus défiant, à mesure qu'il s'engageait dans cette affaire, ne jugea pas à propos de décliner son nom.

—Je suis, dit-il évasivement, un ami de M. Gaudelu.

—Parfait.

—Je reprends, monsieur. Donc vous avez prêté à mon ami dix mille francs.

—Excusez; cinq mille.

André, un peu étonné, se retourna vers son compagnon, qui de blême qu'il était devint cramoisi.

—Que veut dire ceci? demanda-t-il.

—Une bonne charge!... Je vous avais annoncé dix mille francs, parce que j'avais besoin de la différence pour Zora, vous comprenez.

—Soit, reprit le jeune peintre. Alors, monsieur Verminet, c'est cinq mille francs que vous avez remis à M. Gandelu sur sa signature. Rien de plus naturel. Ce qui l'est moins, c'est de l'avoir incité, décidé, à... imiter la signature d'une autre personne... C'est un faux, monsieur!...

Verminet ne put s'empêcher de tressauter sur son fauteuil.

—Un faux!... murmura-t-il, pas connaissance!...

Cette rare impudence fouetta le sang du jeune M. Gaston et le tira du stupide anéantissement où il restait plongé.

—Trop forte!... s'écria-t-il, elle est trop forte. Comment, Verminet, ce n'est pas vous qui m'avez dit que pour votre garantie personnelle il vous fallait un nom au-dessus du mien!... Celle-là, on ne me la fait pas!...

C'est si bien vous, que vous m'avez mis sous les yeux une lettre en me disant: «Tenez, imitez vaille que vaille ce paraphe, c'est celui de M. Martin-Rigal, le banquier de la rue Montmartre...» Je ne voulais pas, et alors vous m'avez donné votre parole sacrée que ce n'était qu'une formalité qui ne m'engageait à rien qu'à payer exactement; que les papiers ne sortiraient pas de votre tiroir... Et vous niez!... Non, ce n'est pas délicat, et vous me faites de la peine.

Le très honorable directeur écoutait d'un air glacé.

—Accusation mensongère!... dit-il enfin, preuves absentes; société incapable d'action blâmable punie par lois.

—Et cependant, monsieur, insista André, vous n'avez pas hésité à mettre de tels billets en circulation! Avez-vous calculé les épouvantables conséquences de ce manque de parole!... Qu'arriverait-il si on présentait à M. Martin-Rigal cette fausse signature?

—Danger improbable; Gandelu créateur, Rigal endosseur. Billets échus toujours présentés à créateur.

Le jeune M. Gaston se répandait en récriminations, mais André comprit bien que toute discussion serait oiseuse, et que les raisons les plus fortes se briseraient contre une volonté mûrement réfléchie et arrêtée.

Le guet-apens était évident, mais quel était son but?

—Brisons là, fit le jeune artiste. Un seul moyen nous reste de conjurer le péril. Il faut nous mettre à la poursuite des billets et tâcher de les rejoindre.

—Sage.

—Mais pour ce faire, monsieur, il faut que vous ayez la complaisance de nous dire à qui vous les avez passés.

Le sieur Verminet eut ce geste familier des bras, qui traduit éloquemment la plus complète ignorance.

—Sais pas, fit-il, oublié.

André s'était bien juré qu'il serait patient, qu'il ne se laisserait même pas émouvoir.

Mais les forces humaines ont leurs limites. Il s'était animé peu à peu, l'impassibilité de ce froid coquin, sa superbe impudence, ses façons de parler l'agacèrent si bien qu'il oublia ses serments.

André put sauter sans se faire de mal.
André put sauter sans se faire de mal.

—Eh bien!... moi, monsieur, fit-il de cette voix de basse et sifflante, qui annonce la plus extrême fureur difficilement contenue, moi, je vous engage, dans votre intérêt, à faire un appel énergique à votre mémoire...

—Menaces!...

—...Vous prévenant charitablement que si elle vous trahit, cela va être vraiment fâcheux pour vous, oui, sur mon honneur!...

Il n'y avait pas à se méprendre au ton du jeune peintre, le sieur Verminet ne s'y méprit pas.

—Chercher à côté, fit-il.

Il se levait, comptant bien s'esquiver, mais André se jeta devant la porte.

—Vous trouverez sans sortir d'ici, prononça-t-il, et, sacrebleu!... faites vite!...

Pendant deux minutes au moins, ils restèrent immobiles en face l'un de l'autre, se toisant, se mesurant, s'évaluant. Verminet vert de peur et affreusement troublé, André tout vibrant de colère, la lèvre blanche et tremblante, l'œil flamboyant.

—Si ce misérable bouge, pensait André, tout à fait hors de lui, je le jette par la fenêtre.

—Ce grand garçon est bâti comme un hercule, se disait Verminet, et quel air!... il est capable de me faire un mauvais parti.

L'idée d'appeler ses employés à l'aide, lui vint bien, il la repoussa pour des raisons que ne pouvait soupçonner André.

Se sentant bien pris, il se décida à céder, et se frappant soudain le front:

—Étourdi!... s'écria-t-il, indications-là.

Il courut à son bureau et sortit d'un tiroir un volumineux agenda qu'il se mit à feuilleter prestement.

Mais André, qui ne perdait pas de vue un seul de ses mouvements, constata qu'il le tenait la tête en bas.

Cependant il parut y lire le renseignement promis.

—Ah!... fit-il: Billets Gandelu et Rigal, francs cinq mille, passés à Van Klopen, tailleur pour dames, reçu espèces, commission en compte.

Le jeune peintre se taisait.

Un mot de Croisenois lui avait appris que Verminet était en relations avec Van Klopen le couturier, et Martin-Rigal le banquier.

Or, comment Verminet avait-il fait imiter à Gaston, précisément la signature de Martin-Rigal, et pourquoi avait-il tout justement donné ces faux à Van Klopen.

Impossible de voir là un simple jeu du hasard, il fallait que des liens d'intérêt secret existassent entre ces trois hommes et le marquis de Croisenois.

—Eh bien! demanda enfin l'honorable directeur de la Société d'escompte mutuel, vous contents?

—Van Klopen aura-t-il encore les billets, murmura M. Gandelu fils.

—Ne sais.

—Qu'importe, fit André, il nous dira où ils sont... Venez Gaston.

Ils sortirent, et dès qu'ils furent dans la rue, le jeune artiste passant son bras sous celui de son compagnon, l'entraîna au pas de course dans la direction de la rue de Grammont.

—Je ne veux pas, disait-il, laisser le temps à Verminet de prévenir l'autre, je veux tomber chez Van Klopen comme un boulet.

XXIV

Mieux informé, André eût su qu'on n'arrive pas comme un boulet jusqu'à l'illustre Van Klopen.

Retranché dans le sanctuaire de ses inspirations et de ses oracles, ce redoutable tyran de la mode s'entoure de plus de gardes, de défiances et de précautions qu'un despote d'Asie au fond de son harem.

Les femmes, ses clientes, réussissent parfois à éviter l'inévitable station du salon d'attente, les hommes jamais.

Comment savoir si l'homme qui se présente n'est pas un mari furieux!...

Qu'adviendrait-il, bon Dieu!... sans cette consigne de fer?... Monsieur, avare et jaloux, pourrait donc venir surprendre madame en train de choisir et de commander la robe qu'elle compte lui faire payer malgré lui, grâce aux vertus de l'anse du panier!

Les femmes, pauvres anges!... seraient chez les couturiers des dames sur un éternel qui vive!... Ce serait là de la clientèle.

C'est pourquoi, dès le vestibule, André et le jeune M. Gaston, qui arrivaient très essoufflés, furent arrêtés par les immenses laquais dont la livrée reluisante d'or est comme l'enseigne de la prospérité de la maison.

—M. Van Klopen n'est pas visible, déclarèrent-ils.

—L'affaire est importante, cependant; insista André, elle est urgente.

—Monsieur travaille.

Prières, menaces, tentatives de corruption, un billet de cent francs même adroitement offert, furent inutiles.

André se sentait pris d'une démangeaison folle de jeter de côté ces drôles dont la politesse souriante lui semblait injurieuse, et de passer outre; mais il en était déjà à se repentir d'avoir manqué de prudence et de patience chez le sieur Verminet.

Il se résigna donc, non sans effort, et à la suite du jeune M. de Gandelu, il entra dans ce fameux salon que Van Klopen appelle son «purgatoire.»

L'aspect de l'endroit l'étonna. A tout autre moment, il eût été pris de fou-rire, en considérant les portraits de robes accrochés au mur, mais il était sous le coup de la plus vive contrariété.

—Pendant que nous allons croquer le marmot ici, le directeur de la Société d'escompte mutuel aura le temps de prévenir ce gredin de couturier et nous ne saurons rien!...

Cependant les laquais avaient dit vrai, et c'est à peine si cinq ou six clientes soupiraient dans le «purgatoire» après le bon plaisir de l'arbitre des élégances.

Toutes, à l'entrée des deux jeunes gens, se détournèrent, dévisageant ces téméraires; toutes... à l'exception d'une, pourtant; qui, assise dans l'embrasure d'une fenêtre, regardait dans la rue, en tambourinant sur les vitres du bout des ongles.

Cette indifférente, précisément, attira l'attention d'André, et à sa profonde stupeur, il reconnut Mme de Bois-d'Ardon.

—Quoi!... se dit-il, la vicomtesse chez cet ignoble couturier, après son horrible offense de l'autre jour!... Allons, M. de Breulh se trompait quand il me disait: «Celle-là est folle, mais elle a du cœur, et elle nous sera une auxiliaire dévouée!...»

Le jeune M. Gaston, pendant ce temps, se tournait et se retournait sur sa chaise; il sentait cinq paires d'yeux braqués sur lui, et il cherchait une pose avantageuse.

Après s'être étonné, André s'indignait.

—J'en aurai le cœur net, pensa-t-il, je veux lui faire honte.

Il saisit cette idée au bond, et sans souci des personnes présentes, sans réfléchir qu'il pouvait compromettre atrocement la jeune femme, il traversa le salon et alla s'incliner devant elle.

Mais elle prêtait une telle attention à ce qui se passait dans la rue, qu'elle ne s'aperçut pas qu'il était là, et qu'il fut obligé de parler.

—Madame la vicomtesse...

Elle se retourna vivement, et, apercevant André, ne put retenir un petit cri.

—Ah!... vous!...

—Oui, moi, ici!...

Le regard dont il souligna ces trois mots était trop expressif, pour que Mme de Bois-d'Ardon ne comprît pas tout ce qui se passait en lui.

Son cou et son visage, jusqu'à la racine des cheveux, se couvrirent de rougeur, et elle se leva pour répondre plus aisément à André sans être entendue.

—Ma présence vous paraît inouïe, fit-elle, et vous jugez que j'ai peu de mémoire et peu d'orgueil.

André ne répondit pas... C'était répondre.

—Eh bien!... reprit la vicomtesse avec un regard de reproche, vous me calomniez. Si je suis venue, c'est que j'ai vu de Breulh ce matin, et il m'a dit que dans l'intérêt de vos projets, je devais pardonner Van Klopen, et rester avec lui au mieux... Vous voyez, monsieur André, il ne faut jamais juger sur les apparences... surtout une femme.

Ce fut au tour du jeune artiste à devenir cramoisi. Il était vraiment malheureux de son injustice, ses yeux exprimaient le repentir et la plus ardente reconnaissance. Il joignit les mains, et d'un ton suppliant:

—Me pardonnerez-vous, madame... commença-t-il.

D'un petit geste rapide qu'il fut seul à voir, Mme de Bois-d'Ardon l'interrompit.

—Prenez garde, disait ce geste, nous ne sommes pas seuls, on nous regarde.

Et en même temps, elle se retournait vers la rue, en lui faisant signe de l'imiter, afin de dérober au moins leur visage à l'observation.

Le fait est que cette conversation, dont personne n'entendait mot, intriguait fort le salon. Deux dames surtout, l'une bien compromise, et l'autre totalement perdue de réputation en furent vivement choquées et se penchèrent l'une vers l'autre pour se communiquer leur opinion, sur ce qu'elles jugeaient charitablement un rendez-vous scandaleux.

Pour le jeune M. Gaston, il crevait de dépit et de jalousie. Personne ne le remarquait.

—Elle est mauvaise! marmottait-il... A-t-on jamais vu cet artiste, qui me la faisait à la vertu!... Ça ne prend pas!... C'est qu'elle est jolie, la petite!

Entre André et Mme de Bois-d'Ardon, la conversation continuait.

—De Breulh, poursuivait la vicomtesse, a déjà recueilli sur le compte de M. de Croisenois, cent fois plus de bruits fâcheux qu'il n'en faudrait pour décider un père à lui refuser sa fille. Cela ne suffît pas, puisque Mussidan a le couteau sur la gorge. Ce qu'il faut, c'est dénicher dans le passé de ce Croisenois quelque grosse infamie qui le force à se retirer...

—Je la trouverai, fit André les dents serrées, j'en ai la certitude.

—Franchement, mon pauvre monsieur, il faudrait vous hâter. Selon nos conventions, je suis charmante pour lui, il me croit sa toute dévouée, et même il me fait un peu la cour. Demain, je le présente à l'hôtel de Mussidan, c'est convenu avec le comte et la comtesse...

A grand peine, le jeune peintre maîtrisa un mouvement de rage.

—J'ai bien compris en les voyant, reprit Mme de Bois-d'Ardon, qu'il y a quelque chose, et que vous aviez deviné juste. D'abord Mussidan et sa femme, qui vivaient fort mal ensemble, se sont tout à coup rapprochés, on dirait qu'ils se serrent l'un contre l'autre, pour mieux résister au danger... Puis leur contenance, leurs mouvements, tout en eux trahit l'inquiétude, la contrainte, le désespoir... C'est avec attendrissement, avec une sorte de reconnaissance douloureuse qu'ils regardent leur fille... J'ai deviné qu'ils attendent d'elle le salut, et qu'ils l'admirent de les sauver.

—Et elle, murmura André, elle...

—Sabine, monsieur André, est sublime... oui, sublime, pour qui comme moi sait la vérité. Résolue au sacrifice elle l'a accepté, plein, entier, sans restrictions, sans murmure... Son dévouement est grand, mais ce qui est admirable, c'est qu'elle sait dissimuler à ses parents l'étendue et l'horreur de son sacrifice. Noble fille!... Elle est calme et grave comme avant, mais non davantage. Je l'ai trouvée maigrie et un peu pâlie, son front, quand je l'ai embrassée, m'a brûlé les lèvres comme un fer rouge... hormis cela, rien ne trahit ses intolérables souffrances... C'est à douter. Mais Modeste m'a parlé... C'est un rôle qu'elle joue... un rôle où elle agonise... elle mourra en souriant à ceux dont elle sauve l'honneur.

De grosses larmes roulaient lentes et silencieuses sur les joues d'André.

—Mon Dieu!... murmura-t-il, comment mériter une telle femme!...

Mais une porte s'ouvrait, et au bruit qu'elle fit, André et Mme de Bois-d'Ardon s'interrompirent et se retournèrent vivement.

L'illustre Van Klopen apparaissait.

Selon sa coutume après chaque consultation, il venait crier dans son «purgatoire»:

—A qui le tour?

Mais à la vue du jeune M. Gaston, sa physionomie changea, et c'est le sourire le plus engageant aux lèvres qu'il fit passer les deux jeunes gens, écartant d'un geste impérieux la patiente dont c'était le tour, et qui protestait contre le passe-droit.

—Sans doute, dit-il, d'un ton bonhomme, à M. Gandelu fils, vous venez me commander quelque surprise pour la délicieuse Zora de Chantemille?...

Affreuse ironie!... l'intelligent jeune homme poussa un soupir à fendre l'âme.

—Pas pour le moment!... répondit-il... Zora est un peu souffrante...

Mais André, qui avait arrangé la petite histoire à conter au couturier des reines, était trop pressé pour laisser consumer le temps en parlages inutiles.

—Nous venons, monsieur, interrompit-il, pour une affaire plus sérieuse. Mon ami, M. Gaston, va quitter Paris pour plusieurs mois, et il désire, avant de s'éloigner, retirer sa signature de la circulation. Il y tient d'autant plus que son père serait fort mécontent s'il apprenait qu'il a souscrit des billets...

—Je conçois cela.

—Eh bien!... monsieur, vous pouvez lui être fort utile.

Le jeune et intelligent Gaston se vit sauvé.

—Alors, mon cher Klopen, dit-il, remettez-nous les valeurs que vous avez signées de moi.

L'illustre couturier hocha la tête.

—Je les ai eues, fit-il... oui, je me rappelle très bien. Cinq billets de mille francs chaque, valeur en compte, signés Gandelu, endossés Martin-Rigal... Je les tenais de la Société d'escompte mutuel... J'en ai disposé.

—Pas de veine!... murmura Gaston affreusement déconcerté.

—Oui, je les ai envoyés en règlement à mes fournisseurs de Saint-Étienne-Rollon, Vrac et Cie...

Le sieur Van Klopen est peut être un coquin habile; mais il est né à Rotterdam, la finesse de détail lui manque. Bien plus, en dehors de son extraordinaire impudence professionnelle, il se trouble aisément. Et la preuve, c'est que, gêné par le regard d'André obstinément attaché sur lui, il ajouta:

—Si vous ne me croyez pas, je puis vous montrer l'honorée de ces messieurs m'accusant réception...

—Inutile, monsieur, prononça André, inutile... du moment que vous nous donnez votre parole d'honneur...

—Certes, je vous la donne, et la grande, et la vraie... Mais n'importe, laissez-moi chercher la preuve dans ce paquet de lettres...

Le couturier des reines semblait chercher avec une sorte de rage.

—Oh!... assez, monsieur, fit André, sans la moindre ironie, car il tenait à paraître dupe, ne prenez pas tant de peine... Les billets sont à Saint-Étienne... c'est un petit malheur!... Nous attendrons l'échéance. M. Gandelu ne déshéritera pas son fils pour cela... j'ai l'honneur de vous saluer...

Et comme il sentait bouillonner son sang dans ses veines, comme il craignait de ne pas rester parfaitement maître de soi, André sortit, entraînant le jeune Gaston, lequel voulait absolument consulter Van Klopen sur la tenue qu'il serait «très chic» de donner à Zora quand elle sortirait de Saint-Lazare.

Lorsqu'ils furent dans la rue, à une vingtaine de pas de la maison du tailleur pour dames, André s'arrêta, et, tirant son calepin, y écrivit, à tout hasard, l'adresse des fabricants de Van Klopen, MM. Rollon, Vrac et Cie. Quand il eut fini:

—Eh bien!... demanda-t-il à son compagnon, que pensez-vous de votre couturier?

M. Gandelu fils était absolument rassuré.

—Je pense, mon cher bon, répondit-il, que Van Klopen n'est pas bête... Il me connaît. S'il avait fait sa tête, je lui perdais sa clientèle... et raide! Je suis bon garçon, comme dit Philippe de chez Vachette... mais je n'aime pas les scies!... Ah!... mais non!...

—Alors où croyez-vous vos billets?...

—A Saint-Étienne, parbleu!...

L'obstinée confiance du jeune M. Gaston arracha à André un geste de commisération et d'impatience.

Cette naïveté idiote, chez un garçon gâté jusqu'aux moelles par toutes les corruptions parisiennes, lui paraissait inexplicable.

—Voyons, fit-il on consultant sa montre, il est trois heures, si pressé que je sois, j'ai un quart-d'heure à vous donner.

Ils arrivaient au boulevard des Italiens, ils tournèrent à droite, remontant vers la rue de Richelieu.

—Écoutez-moi donc, reprit André, et tâchez, s'il se peut, de vous bien pénétrer de l'affreuse gravité de votre situation...

—J'écoute, mon cher bon, allez-y gaiement!...

—Il est entendu, n'est-ce pas, que Van Klopen vous a refusé crédit, et c'est pour le payer que vous vous êtes adressé au sieur Verminet.

—Naturellement...

—Rien de mieux, en effet. Mais comment expliquez-vous que ce même homme qui, le lundi, vous jugeait trop insolvable pour vous ouvrir un compte, soit allé le mardi choisir précisément les billets créés par vous à son intention pour les envoyer à ses fabricants?

L'objection était si forte, elle résumait si clairement la situation, que M. Gandelu fils en fut saisi. C'était une lueur soudaine qui éclairait le brouillard de sa cervelle.

—Cristi!... murmura-t-il, évidemment inquiet; je n'avais pas réfléchi à cela. Elle est drôle!... Voudrait-on me monter un coup? Je m'le d'mande. Mais lequel?...

—Il est à croire, cher monsieur, que Verminet et Van Klopen ont le projet de vous faire «chanter».

Ce mot sonna mal à l'oreille de l'intelligent jeune homme.

—A qui le tour?
—A qui le tour?

—Me faire chanter, moi!... déclara-t-il, ah!... mais non. Je la connais, celle-là. Ce n'est pas ce petit-là qu'on fait chanter.

André haussa les épaules.

—Alors, reprit-il, faites-moi le plaisir de chercher ce que vous répondrez à Verminet, si le jour de l'échéance, il vient vous dire: Donnez-moi 100,000 francs de ces cinq petits papiers ou je les porte à votre père.

—Je dirai... Ah!... je la trouve mauvaise, je dirai...

—Vous ne direz rien. Vous reconnaîtrez qu'on a abusé de votre simplicité, vous conjurerez Verminet d'attendre, et il attendra si vous lui signez pour cent mille francs de lettres de change payables à votre majorité...

Qu'on se fût joué de lui, voilà ce que ne put digérer le jeune M. Gaston.

—Cent mille claques!... interrompit-il, voilà tout ce qu'aura Verminet. Ah!... je suis comme cela, moi, si on m'énerve, je mets les pieds dans le plat! Payer ce farceur!... il s'en ferait mourir. Je sais bien que papa la trouvera mauvaise, et que si je lui tombais sous la main dans le premier moment, il y aurait de la casse... Mais, zut!... je jouerais les filles de l'air!...

Il était transporté d'indignation; mais, emporté par la force de l'habitude, il ne trouvait au service de sa colère d'autres expressions que ces locutions idiotes dont composent leur vocabulaire ces spirituels jeunes messieurs à veston court, qui sont les délices du boulevard.

—Je crois, reprit André, que votre père vous pardonnerait cette... imprudence plus difficilement encore que l'infamie de lui envoyer un médecin compter combien d'heures lui restaient à vivre!... Il vous pardonnerait pourtant, il est votre père... il vous aime.

—Parbleu!... A Chaillot, Verminet!...

—Non, monsieur, non. Si vous n'avez pas peur de votre père... il vous menacera d'une autre personne... il vous menacera du procureur impérial.

Du coup, l'intéressant jeune homme s'arrêta brusquement.

—Oh!... fit-il, pour une plaisanterie...

—Oui; mais le malheur est que cette plaisanterie s'appelle un faux, en bon français. Et un faux, quand il est dénoncé, c'est la cour d'assises d'abord, puis le bagne.

Le jeune M. Gaston était devenu affreusement pâle, il regardait André d'un air fou, la pupille dilatée par l'effroi, plus tremblant que la feuille fléchissant sur ses jarrets.

—Le bagne!... bégaya-t-il, non, il n'en faut pas. Anatole dit qu'on n'en meurt pas, et qu'on y est même très bien avec des protections... Mais c'est égal, je n'en suis plus, je passe la main!...

Il parut réfléchir, et avec une certaine violence reprit:

—Mais je suis buté, je ne chanterai pas. Si on me dénonce, je fais comme Cartex... Ah!... elle est bien bonne! J'invite tous mes amis à un grand dîner, et au café, v'lan!... dans l'œil!... je me tire un coup de pistolet. Les autres feront une drôle de tête... Hein! quelle réclame pour Brébant?... Toutes les dames après, tourmenteront Philippe pour qu'il les fasse dîner dans le cabinet où la chose se sera passée... Voilà comme je suis, moi!... Et dans ma poche on trouvera une lettre très spirituelle qu'on mettra dans tous les journaux!...

Il oubliait qu'il était sur le boulevard, il criait de toute la puissance de son fausset; il gesticulait, et déjà quelques passants s'arrêtaient, espérant une dispute.

André passa son bras sous le sien, et l'entraîna.

Mais Gaston avait été remué jusqu'au fond de lui-même, et toutes les cordes de son âme, muettes jusqu'alors, vibraient.

—Dix louis, poursuivait-il, que le rusé vieillard en meurt!... Pauvre père, je l'ai durement scié, tout de même. Moi qui avec rien le rendais si heureux!... Quand je restais à dîner avec lui, il mettait les petits plats dans les grands!... Ah! si c'était à recommencer!... Mais quoi!... Le jeu est fait rien ne va plus... A mon âge, je la trouve mauvaise!... Avoir vingt ans, le sac, le truc, du chic, être adoré de Zora, et éteindre son gaz... Elle n'est pas drôle!... Mais la cour d'assises... Non! j'aime mieux le pistolet!... je suis le fils d'un honnête homme!...

A son tour, André s'arrêta, examinant son compagnon avec la stupéfaction d'un vivisecteur qui entendrait parler une bête qu'il galvanise.

Le dégoût que lui avait inspiré Gaston diminua. Il lui sut gré de son énergie, si grotesquement qu'elle fut exprimée.

—Vrai... vous ne feriez pas ce que vous dites? interrogea-t-il.

—Parbleu!... Je suis cascadeur, si on veut, mais sérieux dans les grandes occasions. Ce sera dur, mais voilà ce que c'est... c'est bien fait... il ne fallait pas y aller....

Véritablement, la résolution éclatait dans ses yeux.

—J'approuve votre énergie, mon cher Gaston, reprit André, mais ne désespérons pas. Je crois, oui, je crois bien que je réussirai à arranger cette malheureuse affaire... seulement, soyez prudent, tenez-vous coi... Et n'oubliez pas que d'un instant à l'autre, je puis avoir besoin de vous.

—C'est entendu... Mais dites-donc, cher bon, il ne faudrait pas lâcher Zora... elle serait mauvaise!...

—Soyez tranquille... je vous verrai demain... et pour aujourd'hui, adieu!... je n'ai plus une minute à perdre.

Et sur ces mots, laissant M. Gaston encore tout ahuri, il s'éloigna en courant.

S'il était pressé, c'est qu'il avait entendu Verminet dire à Croisenois: «J'irai chez Mascarot à quatre heures,» et qu'il avait formé le projet de l'attendre à sa sortie et de suivre le directeur de la Société d'escompte mutuel.

Par lui, il espérait arriver jusqu'à Mascarot, qui dans sa pensée ne pouvait être qu'un complice.

Il longea la rue de Grammont comme une flèche, et la demie de trois heures sonnait à l'horloge de la Bibliothèque nationale, quand il arriva rue Sainte-Anne.

Plus rassuré, il respira, et c'est alors que les tiraillements de son estomac lui rappelèrent qu'il n'avait pas déjeuné.

Il regarda autour de lui.

Juste en face de la Société d'escompte mutuel était la boutique d'un marchand de vins.

André y entra bravement, et du ton d'un habitué demanda deux sous de pain, une portion de jambon et une chopine, qu'il paya d'avance pour que rien ne le retardât quand il lui faudrait sortir.

Puis, debout devant le vitrage, il se mit à manger, tout en observant.

Il n'était pas sans inquiétude. Verminet avait dit aussi qu'il devait aller à la bourse. Rentrerait-il chez lui avant sa visite chez Mascarot? Tout était là.

Si oui, André était sûr de réussir. Si non, il en serait pour une bonne heure de guet.

C'était oui.

Il venait d'achever son pain et son jambon, lorsqu'il aperçut Verminet sortant de son allée.

D'un trait il avala sa chopine et s'élança dehors.

XXV

Rien qu'à voir dans la rue le sieur Verminet, on reconnaît l'homme important, le capitaliste, l'heureux tripotier d'affaires prospères.

Il marche en se dandinant, des épaules aussi bien que des jambes, le front haut, la bouche souriante et dédaigneuse, regardant les magasins de l'air d'un millionnaire qui a de quoi tout acheter, et lorgnant les femmes d'un œil impertinent.

André n'eut aucune peine à le suivre, bien que tout neuf à ce métier de «fileur,» plus difficile qu'on ne soupçonne, et qui à l'exemple de tous les métiers, a ses théories invariables, ses règles reconnues, ses calculs tout faits, sa pratique en un mot, qui le simplifie singulièrement.

Le temps était beau, l'air tiède, l'honorable directeur de la Société d'escompte mutuel en profita pour choisir le chemin le plus long, en homme qui, après une journée bien remplie, la conscience tranquille, s'accorde une honnête récréation.

Au lieu de prendre la rue Neuve-des-Petits-Champs, il gagna les boulevards, qu'il longea doucement, flânant, savourant son cigare, distribuant des saluts de droite et de gauche, et échangeant des poignées de main.

Et André, qui marchait derrière à quinze pas, ne perdait pas son homme de vue, s'étonnait de la quantité de gens que connaissait ce surprenant financier, et aussi de l'accueil que tout le monde lui faisait.

—Ah ça!... pensait-il un peu déconcerté, me serais-je trompé?... On voit mal et peu juste, quand on regarde à travers le prisme de la passion... Ce Verminet ne serait-il pas ce que j'imagine?... Aurais-je pris pour des indices concluants des chimères de mon imagination!....

André, le laborieux artiste, uniquement occupé de son avenir et de son art, n'avait aucune idée de cette large fraction de la société parisienne qui, en fait de honte et d'infamie, ne reconnaît que celle de n'avoir pas d'argent, à soi ou aux autres, gagné ou volé...

Monde à part, où le mépris n'existe pas, où tout homme, tant qu'il est bien mis, a vingt-cinq louis en poche, a droit aux égards des autres, quoi qu'il ait fait, quoi qu'il fasse, quoi qu'il doive faire...

Cependant, Verminet ayant atteint le boulevard Poissonnière, jeta son cigare et changea brusquement d'allures.

C'est du pas le plus rapide qu'il suivit successivement la rue Poissonnière et la rue du Petit-Carreau.

Enfin, arrivé presque à l'extrémité de la rue Montorgueil, non loin des Halles, il tourna court, entra sous une vaste porte cochère, et bientôt disparut.

Où allait-il?... André n'eût pas la peine de conjecturer; deux écriteaux qui resplendissaient de chaque côté de la porte étaient là pour le lui apprendre.

Verminet venait d'entrer chez B. Mascarot, et ce Mascarot était tout simplement un agent de placement pour domestiques et employés des deux sexes et autres.

L'humilité de la profession déconcerta singulièrement André. Il avait compté sur une découverte plus brillante, plus significative surtout.

N'importe, il résolut d'attendre Verminet, et pour se donner une contenance, il traversa la rue, et sans perdre de vue la porte du placeur, il parut s'absorber dans la contemplation de trois ouvriers mécaniciens qui posaient des volets à glissement aux boutiques d'une maison neuve.

Heureusement la faction d'André dura peu.

Il n'y avait guère qu'un quart d'heure qu'il faisait le guet, lorsque dans la cour de la maison du placeur il vit paraître Verminet.

Deux hommes l'accompagnaient. L'un grand, maigre, portant des lunettes de couleur; l'autre gras, fleuri, souriant, qui avait la tournure et les façons de la meilleure compagnie.

Bientôt ils s'avancèrent jusqu'à la rue, et debout sur le bord du trottoir ils continuaient de s'entretenir avec une certaine animation.

Certes, André eût donné la moitié des vingt mille francs qu'il avait en poche pour entendre quelque chose de leur conversation, et il manœuvrait pour se rapprocher, quand non loin de lui éclatèrent deux coups de sifflet si violents qu'ils dominèrent le bruit de la circulation.

Ces coups de sifflet étaient si bizarrement modulés, qu'ils frappèrent André. Et il ne fut pas le seul à être frappé. Il vit fort distinctement le grand monsieur à lunettes qui parlait à Verminet, tressaillir et regarder vivement autour de lui.

Mais le jeune peintre n'attacha aucune importance à cette particularité, et il avançait toujours, dissimulé par un flot de passants, quand les trois interlocuteurs brusquement se séparèrent.

L'homme aux lunettes entra dans la maison; Verminet et l'homme aux manières distinguées s'éloignèrent dans la direction des Halles.

André eut dix secondes d'hésitation. Que faire? Devait-il tâcher de savoir qui étaient ces deux inconnus?... Il apercevait sous la porte du placeur un marchand de marrons qui pourrait peut-être lui donner des renseignements.

—Non, se dit-il, ce marchand sera toujours là, tandis que je ne saurais où rejoindre Verminet et son compagnon.

Il s'élança donc sur leurs traces.

Ils ne le conduisirent pas loin. Ils traversèrent l'obscur passage de la Reine-de-Hongrie, tournèrent à droite dans la rue Montmartre et entrèrent dans une maison de belle apparence.

Mais comment savoir qui ils allaient visiter?... Le plus naïf fileur n'eût pas été embarrassé, André l'était extrêmement lorsque, s'étant approché, il distingua au fond du vestibule, sur une plaque de marbre, ces mots: Bureaux au premier.

Ce fut un trait de lumière.

—Eh!... pensa-t-il, c'est ici que demeure le banquier... Martin-Rigal.

Il entra à son tour, questionna la concierge: il ne s'était pas trompé.

—Décidément, se dit-il, j'ai de la chance, et si mon petit marchand peut m'apprendre qui sont ces deux inconnus, j'aurai fait une bonne campagne. Pourvu qu'il ne soit pas parti...

Non seulement il ne s'était pas éloigné, mais il y avait deux marchands pour un près du réchaud, deux jeunes drôles en blouse, la casquette sur l'oreille, qui discutaient avec tant d'animation, qu'ils ne remarquèrent pas André quand il vint se placer tout près d'eux.

Ces messieurs débattaient un marché.

—C'est assez me lanterner comme cela, disait l'un. J'ai dit mon dernier mot à ton père... Vous voulez ma place et mon réchaud... c'est deux cent cinquante francs.

—Le vieux ne donnera pas plus de deux cent francs.

—Alors, il peut se fouiller!... deux cents francs, une place de cent sous par jour!... il n'est pas chien! Et j'ai fait des journées de plus de dix francs, foi de Toto-Chupin.

Toto-Chupin!... le nom plut à André, et c'est à celui qui le portait qu'il s'adressa.

—Mon ami, lui demanda-t-il, vous étiez là, tout à l'heure; avez-vous vu descendre de cette maison, et causer un instant sur la porte trois messieurs?...

Le jeune drôle commença par toiser de l'air le plus insolent ce questionneur qui osait l'interrompre, puis, d'un ton brutal:

—Qu'est-ce que cela peut vous faire, à vous? dit-il... Passez donc votre chemin.

André n'avait pas étudié les gens de bourse, mais il avait observé et d'un peu plus près qu'il n'eût voulu, jadis, cette engeance parisienne dont Toto-Chupin était un agréable spécimen; il en connaissait la langue et les mœurs...

—Réponds toujours, insista-t-il, ça ne t'écorchera pas la bouche.

—Eh bien!... oui, je les ai vus... après!...

—Après?... il y a que je voudrais bien connaître leurs noms, les connaîtrais-tu par hasard?...

Toto-Chupin avait soulevé sa casquette pour se gratter la tête, ce qui est sa façon de stipuler son intelligence, et tout en ébouriffant ses vilains cheveux jaunâtres, il guignait André, l'examinant curieusement, le soupesant, pour ainsi dire, l'évaluant...

—Et si je les connaissais, ces hommes, répondit-il enfin, si je vous disais leurs noms!... Que me donneriez-vous?

—Dix sous.

Le mauvais drôle gonfla tant qu'il put une de ses joues, et appliqua dessus un bruyant coup de poing, ce qui est l'expression superlative de son ironie et de son dédain.

—Prenez garde de casser vos bretelles! s'écria-t-il, avec un inexprimable accent. Dix sous!... Oh! là! là!... Voulez-vous que je vous les prête?

André haussa tranquillement les épaules.

—Pensais-tu donc, fit-il que j'allais t'offrir vingt mille livres de rentes?...

A sa grande surprise, Toto éclata de rire.

—Gagné!... dit-il. J'avais parié avec moi que vous n'étiez pas un cocodès, j'ai gagné!... Je me dois un canon...

—Et à quoi reconnais-tu cela?...

—Tiens!... Un cocodès m'aurait offert cent sous; j'aurais demandé vingt francs, il en aurait aboulé dix, autant de francs que vous de sous.

Le peintre ne put dissimuler un sourire.

—Tandis que vous, poursuivit Toto, on ne vous fait pas voir le tour...

Il s'interrompit, et la contraction de ses lèvres et de son front trahissait l'effort de sa pensée.

Maître Toto-Chupin était fort perplexe. Ces noms, il les savait; devait-il les dire? Son flair exercé reconnaissait un ennemi. Ce n'est point aux marchands de marrons que les gens bien intentionnés s'adressent pour obtenir des renseignements. Parler, c'était, selon toute probabilité, causer quelque préjudice à B. Mascarot ou aux siens, à Beaumarchef ou au doux Tantaine.

C'est là ce qui décida Chupin.

—Bast!... fit-il, je vais vous les dire ces noms!... Gardez vos dix sous... Je vous les dirai à l'œil, parce que vous me plaisez, foi de Toto. Le grand sec, c'est le patron, le papa Mascarot, quoi!... L'autre, le gros père, c'est son ami, le docteur Hortebize. Quand au troisième... attendez donc que je cherche...

—Oh!... celui-là, je le connais, il s'appelle Verminet.

—Vous y êtes!...

André était tellement enchanté de Chupin, qu'il tira de se poche et jeta sur le couvercle du fourneau une pièce de cinq francs, en disant:

—Tiens!... voilà pour ta peine.

C'est avec une grimace et un geste de singe que le garnement ramassa la pièce.

—Merci! mon prince, fit-il.

Il allait ajouter quelque plaisanterie, quand après un coup d'œil jeté dans la rue, tout à coup sa physionomie prit une expression sérieuse et inquiète, et il arrêta sur le jeune peintre un regard singulier.

—Qu'y a-t-il? demanda André, qui surprit ce regard.

—Rien, répondit Toto, oh!... rien du tout. Seulement, tenez, vous avez l'air bon enfant, vous, et pas fier... Eh bien!... moi, à votre place, je me méfierais.

—Et de quoi, bon Dieu!...

—Dix sous? voulez-vous que je vous les prête?
—Dix sous? voulez-vous que je vous les prête?

—Dame!... je ne sais pas moi!... C'est une idée que j'ai, comme cela, qu'on voudrait vous faire chanter... Mais en voilà assez, pas vrai!...

Il tourna le dos, sur ces derniers mots prononcés d'un ton rogue, et reprit avec son acheteur la discussion du marché.

Le jeune peintre avait grand'peine à cacher son profond ébahissement.

Il comprenait bien que cet affreux drôle devait savoir quantité de choses qui lui seraient prodigieusement utiles, mais il comprenait aussi que pour le moment il était résolu à se taire, et que ce serait folie que d'essayer seulement de lui tirer un mot.

Il pensa que mieux valait en rester là pour le moment et revenir le lendemain. N'était-il pas certain de toujours retrouver le jeune drôle, alors même qu'il faudrait le faire rechercher pas son successeur?

D'ailleurs, l'heure de son rendez-vous avec M. de Breulh approchait.

—Au revoir, Toto-Chupin, à une autre fois.

Un fiacre vide passait, André y monta, ordonnant au cocher de le conduire au rond-point des Champs-Élysées.

S'il ne donnait pas l'adresse du café où il devait se rencontrer avec M. de Breulh-Faverlay, c'est que, selon le conseil de Toto, il se défiait. Oui, il se défiait extrêmement.

Il se souvenait de ces deux coups de sifflet singuliers qui avaient fait tressaillir Mascarot et décidé la rupture de la conférence... Il se rappelait que c'était après un coup d'œil dans la rue que Toto-Chupin, devenu subitement soucieux, l'avait engagé à se défier.

—Morbleu! s'écria-t-il, soudainement illuminé par le souvenir d'une histoire qu'il avait entendue conter autrefois, je comprends: on me suit.

La secousse qu'il ressentait de cette découverte si extraordinaire était trop violente pour qu'il songeât, sur le moment, à en tirer les déductions logiques et les dernières conséquences.

—Je chercherai plus tard, se dit-il, et je trouverai. L'important, pour le moment, est de dérouter les poursuites.

Il abaissa une des glaces du devant de la voiture, et tira le cocher par son manteau pour appeler son attention.

Quand cet homme se fut retourné et penché vers lui:

—Écoutez-moi attentivement, dit-il, et sans arrêter.

—J'écoute, bourgeois.

—D'abord, je vais vous payer votre course cinq francs, et d'avance. Les voici. Prenez-les. Ce sera autant de fait.

—Mais, bourgeois...

—Maintenant, mon brave, au lieu du remonter les Champs-Élysées, ce qui est le chemin pour me conduire où je vous ai dit, vous allez me faire le plaisir de prendre par la rue Royale et le faubourg Saint-Honoré. Vous marcherez le plus vite possible jusqu'à la rue de Matignon, dans laquelle vous tournerez... seulement, en tournant cette rue, retenez vos chevaux pendant une demi-minute, vous repartirez ensuite à fond de train... Et une fois aux Champs-Élysées, vous irez où vous voudrez, je ne serai plus dans la voiture.

Le cocher eut un petit sifflement qui voulait être malicieux.

—Connu!... fit-il. Vous êtes «filé» et vous voulez faire perdre votre piste.

—Il y a quelque chose comme cela.

—Alors, bourgeois, attention au commandement: ne sautez qu'après le tournant parce que je tournerai court. Et surtout ne sautez pas du côté du trottoir... La chaussée est moins dangereuse, si on manque son coup.

Ce cocher intelligent était adroit aussi.

Aussi à la rue de Matignon, il prit si bien ses mesures, qu'André put sauter sans se faire le moindre mal et eut le temps de se précipiter dans l'allée obscure d'une maison, avant que personne eût tourné la rue.

—Comme cela, pensait-il, je vais bien voir si je suis «filé», et par qui.

Mais c'est vainement que le jeune peintre embusqué derrière la porte de l'allée, l'œil et l'oreille au guet, attendit.

Après cinq minutes qui lui semblèrent éternelles, rien encore n'avait paru, ni voiture, ni piéton, justifiant ses présomptions.

—Me serais-je effrayé à tort! pensait-il. Non, ce n'est pas supposable, le hasard n'a pas de telles coïncidences.

La nuit venait, plus d'un quart d'heure s'était écoulé, André se décida, non sans un violent dépit, à abandonner son poste pour rejoindre M. de Breulh.

Car avec toutes ces idées, pensait-il, je suis sûr que je me fais attendre.

Il avait, en cela, grandement raison.

En approchant de ce petit café des Champs-Élysées, choisi pour les rendez-vous, il reconnut, stationnant le long de la contre-allée, le coupé de M. de Breulh-Faverlay, et un peu plus loin, le gentilhomme faisait les cent pas en fumant un cigare.

Au même moment, M. Breulh, de son côté l'aperçut.

—Arrivez donc, paresseux! lui cria-t-il en s'avançant rapidement, la main tendue. Savez-vous que voici vingt bonnes minutes que vous me condamnez au pied de grue.

Le jeune peintre voulut s'excuser, mais le gentilhomme l'arrêta.

—Parbleu!... fit-il d'un ton le plus amical, je devine bien qu'il a fallu pour vous retenir quelque motif très grave. Seulement, vous l'avouerai-je, mon cher ami, je commençais à n'être plus fort rassuré.

—Vous étiez inquiet, monsieur?

—Pour vous..., oui. Rappelez-vous donc mes recommandations de l'autre soir. M. Henri de Croisenois est un insigne gredin.

André se taisait, M. de Breulh lui prit familièrement le bras.

—Promenons-nous, fit-il, cela vaut mieux que d'aller nous attabler dans le café.

—Oui, en effet..., marchons!...

—Je veux dire, poursuivit le gentilhomme, que je crois ce misérable marquis capable de tout... Ah! vous aviez deviné du premier coup. On lui voit en perspective un héritage très considérable, celui de son frère Georges, il en parle sans cesse... Ce n'est qu'un leurre à créanciers. Il y a longtemps qu'il en a mangé le fonds et le tréfonds de cet héritage... Un homme ainsi acculé est terriblement dangereux!...

—Ah!... je ne le crains pas.

—Mais moi je craignais pour vous, ami André... Ce qui me rassurait pourtant, c'est que le misérable ne vous connaît pas.

Le jeune peintre hocha la tête.

—Non-seulement le misérable me connaît, répondit-il, mais il doit soupçonner mes desseins.

M. de Breulh, sur ces mots, s'arrêta court.

—Impossible!... fit-il.

—Cependant, aujourd'hui, toute la journée, j'ai été suivi. Je n'en ai pas la preuve matérielle, mais j'en mettrais la main au feu... Jugez-en.

Et sans attendre une réponse, André raconta brièvement, mais de la façon la plus claire, tous les incidents de sa journée.

Lorsqu'il eut terminé:

—Vous avez raison, approuva M. de Breulh d'une voix grave, vous êtes sur la piste des ignobles scélérats qui prétendent exploiter le comte et la comtesse de Mussidan, mais ils le savent et leurs précautions sont prises. Oui, vous avez été suivi, n'en doutez pas, et désormais vous ne ferez pas un pas sans être environné d'espions. A cette heure même, je suis sûr qu'il y a ici près, une paire d'yeux qui nous observent...

Il regardait autour de lui, en parlant ainsi; mais il faisait déjà sombre, il ne vit rien.

—Pour ce soir, du moins, reprit-il, riant tout bas de l'idée qui lui venait, nous fausserons compagnie à vos observateurs, et si nous dînons ensemble, ils ne sauront certes pas où... Venez vite...

Sur le siège du coupé, le cocher dormait. M. de Breulh l'éveilla et lui donna ses ordres à voix basse.

—Vous allez voir, dit-il ensuite à son compagnon, en prenant place près de lui dans la voiture.

A la foudroyante rapidité du cheval, lancé dans la direction de l'avenue de l'Impératrice, André ne pouvait pas ne pas comprendre.

—Que pensez-vous de l'expédient? disait gaiement M. de Breulh. Nous allons nous promener de ce train pendant une heure, et nous reviendrons par l'avenue de Saint-Ouen et la rue de Clichy. Au coin de la chaussée d'Antin on nous arrête, nous descendons lestement et nous sommes libres... Ceux qui nous suivraient, auraient de bonnes jambes.

Tout se passa bien ainsi. Seulement, au moment où M. de Breulh sautait rapidement à terre, il vit comme une ombre se détacher de la caisse de la voiture, s'enfuir et se perdre dans la foule du boulevard.

—Morbleu!... il y avait un homme là! s'écria-t-il. J'ai cru dépister l'espion, je l'ai simplement promené.

Et aussitôt, voulant en avoir le cœur net, il retira ses gants et alla palper successivement l'essieu et les ressorts du coupé.

—Plus de doute, dit-il à André; touchez, le fer est encore chaud; le gredin avait les jambes passées ici, et se tenait là.

Le jeune peintre ne répondit pas, mais sa déconvenue de tantôt lui fut expliquée. Pendant qu'il se précipitait dans l'allée, l'homme qui le suivait était emporté par le fiacre.

Cette aventure attrista le dîner, et dès six heures André demanda la permission de se retirer. Il était écrasé de fatigue.

XXVI

Mme la vicomtesse de Bois-d'Ardon décrivait assez exactement la situation des maîtres de l'hôtel de Mussidan, lorsque, dans le purgatoire de Van Klopen, elle disait à André:

«Le malheur a rapproché le comte et la comtesse, et Sabine ayant jugé que son devoir est de sauver l'honneur de la famille, Sabine est sublime d'abnégation.»

M. et Mme de Mussidan, en effet, avaient compris que leurs haines devaient s'effacer devant le péril terrible, et que ce n'était pas trop de leurs efforts réunis pour essayer de résister aux ignobles scélérats qui les tenaient comme sous le couteau.

Malheureusement ce rapprochement n'avait pas eu lieu dès le premier jour. Après la menaçante démarche du souriant Hortebize, et lorsqu'elle se fut assurée que toutes ses lettres lui avaient été soustraites, la première pensée de Mme Diane n'avait pas été, il s'en faut, de tout confesser à son mari.

Cette correspondance compromettait le duc de Champdoce pour le moins autant qu'elle, c'est à Norbert qu'elle demanda secours.

Mais ses espérances furent déçues.

Sa première lettre resta sans réponse. Elle en écrivit une seconde: même silence.

Enfin, dans une troisième lettre, elle s'abandonna, et, sans exposer tout à fait la situation, elle sut en dire assez pour que le duc pût comprendre de quel vol elle avait été victime et l'horreur du péril qui menaçait Sabine.

Cette troisième lettre lui fut apportée par un valet du pied, ouverte, sous enveloppe.

Le duc, certainement l'avait lue. En travers, il avait écrit:

«Les armes que vous gardiez contre moi se tournent contre vous. Dieu est juste.»

Mme Diane pensa devenir folle en lisant ces deux lignes.

Il lui sembla que c'était une prophétie inspirée par le ciel même, qui lui annonçait les plus effroyables malheurs, qu'il lui fallait enfin expier les crimes de sa vie, et que l'heure du châtiment était venue.

Pour la première fois, cette âme de marbre connut le remords.

Elle pria et elle pleura.

Pauvre folle!... Elle supplia Dieu d'effacer ce passé terrible, comme si toute la puissance de Dieu pouvait faire que ce qui a été fait ne soit pas!...

Alors elle vit bien que tout était perdu, et qu'il fallait qu'elle s'adressât à son mari, si elle ne voulait pas qu'une copie des lettres qui lui avaient été enlevées, lui fût adressée.

Ce fut un soir, dans le petit salon qui précédait la chambre de Sabine, encore bien malade, que la comtesse de Mussidan avoua à son mari ce qu'on exigeait d'elle, et l'épouvantable péril qui la menaçait.

Hélas!... il fallut bien qu'elle parlât de ces lettres fatales et de ce qu'elles contenaient. Elle le fit avec cette merveilleuse adresse des femmes, qui savent sans mentir ne pas dire la vérité.

Mais elle ne put pas ne pas dire comment elle se trouvait mêlée à la mort du vieux duc de Champdoce, et à la disparition mystérieuse de Georges de Croisenois...

Le comte écoutait frappé de stupeur.

Si habilement que fussent présentés les faits, ils restaient encore si odieux, que son imagination en était épouvantée.

Il observait la comtesse, et il se demandait comment ces traits si beaux encore, tant de délicatesse féminine, pouvaient dissimuler tant de perversité, tant de scélératesse.

Il évoquait ses souvenirs de Sauvebourg, et il revoyait Diane telle qu'elle était quand il l'avait connue et aimée. Combien elle semblait pure et candide alors, quelle douceur angélique dans ses regards... et cependant déjà, elle avait conseillé un parricide!...

Mais une autre circonstance frappait M. de Mussidan.

Il avait été jusqu'alors persuadé que Diane, avant son mariage, et encore après, hélas! avait été la maîtresse de Norbert de Champdoce.

Cependant voici que la comtesse niait cela, qu'elle le niait absolument et de toute son énergie, à un moment où elle en était réduite à soulever les derniers voiles de sa vie...

Et lui qui doutait de sa paternité!... Aurait-il donc à se reprocher comme un crime son indifférence pour Sabine!...

D'ailleurs, il ne prononça pas un mot. Il se leva lorsque la comtesse eut terminé, et il sortit en chancelant comme un homme ivre.

Elle l'entendit seulement murmurer:

—Que devenir?... Que faire?...

Le malheur est que M. de Mussidan n'avait pas été seul à recueillir les lamentables aveux de sa femme.

Le comte et la comtesse croyaient leur fille endormie; elle ne dormait pas. Ils croyaient son cerveau troublé par les hallucinations de la fièvre nerveuse qui avait mis ses jours en danger, et jamais sa raison n'avait été plus nette.

C'étaient eux qui la veillaient, car ils avaient redouté les indiscrétions de son délire, la fidèle Modeste était allée se reposer, et ils avaient laissé la porte de la chambre de Sabine ouverte, pour répondre si elle appelait, pour accourir si le mal lui arrachait un gémissement.

Oui, ils avaient commis cette imprudence, la porte qui donnait du petit salon dans la chambre était restée ouverte, et des mots terribles: ruine... déshonneur... infamie... désespoir... fin de tout... étaient arrivés jusqu'à Sabine.

D'abord elle avaient douté. N'était-ce pas le délire encore?... Elle avait fait un effort pour secouer cet odieux cauchemar.

Mais bientôt elle dut se rendre à l'évidence. Ce qu'elle avait pris pour un rêve sinistre, c'était bien la réalité.

Dressée sur son lit, palpitante d'horreur, le front moite d'une sueur glacée, elle avait prêté l'oreille et entendu...

Sans doute bien des mots, des phrases entières lui avaient échappé, mais elle n'avait pu se méprendre au sens général.

La conclusion, d'ailleurs, n'était que trop claire. Les crimes de sa mère allaient être divulgués, punis, c'en serait fait de l'honneur du nom, si elle, Sabine, ne consentait pas à épouser cet homme qu'elle ne connaissait pas, le marquis de Croisenois.

A cette pensée, tout son être se révoltait. Pourtant, elle n'hésita pas. Le devoir parlait. Elle se jura qu'elle se dévouerait.

Le supplice, elle le sentait, ne serait pas long. Arracher de son cœur son amour pour André, c'était s'arracher la vie même... Elle se dit qu'elle trouverait assez de courage pour vivre jusqu'à ce que tout fût sauvé... il le fallait. Après, elle aurait le droit d'accepter le repos et l'oubli de la tombe.

Mais la chair faillit trahir l'énergie de son âme. La fièvre la reprit dans la nuit, et une rechute mit sa vie en péril.

Elle fut encore sauvée, et lorsqu'elle revint à elle sa résolution n'avait ni changé ni faibli. Son premier acte, dès qu'elle ressaisit la liberté de son esprit, fut d'écrire à André cette lettre d'adieux qui avait rendu comme fou le malheureux artiste.

Puis, comme elle craignait que son père au désespoir ne se portât à quelque extrémité, elle lui avoua qu'elle savait tout.

—Du reste, ajoutait-elle, il ne fallait pas se désoler, elle n'avait jamais aimé M. de Breulh, et elle était prête à épouser le marquis de Croisenois; ce ne serait pas, affirmait-elle, un grand sacrifice.

M. de Mussidan fut-il dupe de ce généreux mensonge?... Il est certain que non.

D'ailleurs, l'idée que le bonheur, la vie, la personne de sa fille seraient la rançon de son honneur en danger lui était insupportable.

Seul, il n'eût pas hésité à braver les conséquences du meurtre de Montlouis.

Mais pouvait-il hasarder la divulgation du secret de la duchesse?...

Certainement la prescription était acquise, mais n'y aurait-il pas une enquête? Henri de Croisenois ne manquerait pas de la demander, et il l'obtiendrait, pour la constatation légale de la mort de Georges.

Quel scandale alors, quelle clameur dans le public!...

Devant sa femme et sa fille, il reconnaissait la nécessité de la soumission, il paraissait se résigner, mais en réalité il ne pouvait, non, il ne pouvait prendre sur lui de se soumettre à cette ignoble oppression.

—Pardon, Octave! pardon, je suis une malheureuse.
—Pardon, Octave! pardon, je suis une malheureuse.

Le temps passait, cependant, et les misérables ne donnaient plus signe de vie;

le docteur même paraissait plus. Que signifiait ce silence? Il y avait des moments où la comtesse se prenait presque à espérer.

—Nous oublieraient-ils? pensait-elle; seraient-ils tombés pour quelque méfait sous la main de la justice?...

Non, ils n'étaient pas oubliés.

L'honorable placeur ne perdait pas de vue aucune des cases de ce vaste échiquier où il jouait sa dernière partie, et c'est avec une admirable précision et juste au moment opportun qu'il mettait ses pièces en mouvement.

Tout était combiné pour le succès de l'affaire de Champdoce, pour substituer Paul au véritable enfant du duc, toutes les précautions que peuvent suggérer la prévoyance et la prudence humaines avaient été prises...

B. Mascarot se retourna vers Croisenois, vers le comte et la comtesse de Mussidan négligés en apparence pendant une semaine.

De ce côté, l'opération était double.

Tout d'abord, il fallait arracher au comte et à la comtesse leur consentement au mariage de Croisenois et de Sabine.

En second lieu, il s'agissait de contraindre Croisenois à lancer et à bien lancer cette fameuse société industrielle destinée à masquer les pratiques de chantage de B. Mascarot et de ses associés.

Avant tout, une démarche décisive près de M. de Mussidan était indispensable...

Le bon père Tantaine fut mis en campagne.

Pour une mission de l'importance de celle dont on le chargeait, près de telles personnes, tout autre que le doux père Tantaine eût jugé indispensable de faire un peu de toilette, de cirer à tout le moins ses bottes éculées, et de promener la brosse sur sa redingote crasseuse.

Mais le bonhomme a d'inébranlables principes, qu'il a plus d'une fois exposés au trop coquet Beaumarchef: il dédaigne ce qu'il appelle les simagrées, et prétend que l'habit ne fait pas le moine.

On l'a souvent entendu déclarer qu'il ne quitte jamais un vêtement le premier, et quand on l'examine on reconnaît qu'il doit dire vrai.

Il tient à ses guenilles autant qu'à sa peau même. Il dit qu'en en changeant, il déguiserait sa personnalité. Il sait ce qu'il est, avec ses loques, il ignore ce qu'il serait sous des vêtements neufs.

C'est pourquoi, lorsque sur les onze heures du matin, les domestiques de l'hôtel de Mussidan virent entrer dans le vestibule ce grand vieux sordide et malpropre, qui demandait à parler au comte ou à la comtesse, ils n'hésitèrent pas à lui répondre que Monsieur et Madame venaient de sortir pour plusieurs années.

La plaisanterie ne parut aucunement déconcerter le bonhomme.

Sans quitter son air humble et timide, il insista, se recommandant de son patron, le placeur de la rue Montorgueil. Puis, tirant de sa poche une carte de B. Mascarot, il conjura ces «bons messieurs» de la faire passer à leurs maîtres, affirmant que dès qu'ils la verraient ils donneraient l'ordre de l'introduire.

L'influence du nom de l'honorable placeur était grande, et cependant les valets hésitaient quand le beau Florestan survenant se chargea de la commission, sous ce prétexte qu'un homme en vaut bien un autre.

Le comte de Mussidan venait de se mettre à table pour déjeuner avec la comtesse, lorsque Florestan lui apporta la carte du placeur de la rue Montorgueil.

En lisant ce nom de B. Mascarot, qui était resté gravé dans sa mémoire, le comte devint plus blanc que sa chemise, et son estomac se serra si violemment, qu'il lui fallut un effort pour avaler la bouchée qu'il mâchait.

—Conduisez ce... monsieur à la bibliothèque, et dites-lui que je l'y rejoindrai dès que j'aurai déjeuné.

Florestan sorti, M. de Mussidan fit passer la carte à sa femme, avec ce seul mot: «Voyez!...»

Mais la comtesse, qui était plus pâle qu'une morte, et comme anéantie, ne releva pas la tête pour regarder.

—J'avais deviné!... balbutia-t-elle.

—Eh bien!... oui, reprit le comte, l'échéance est arrivée!... Voici la fin de tout! Ce nom, sur ce carré de papier, c'est la signification de l'arrêt fatal.

Il se leva avec un tel mouvement de rage que tout ce qui se trouvait sur la table fut renversé.

—Et ne pouvoir rien contre ces vils scélérats!... s'écria-t-il, rien!... Se sentir écraser et n'oser pas jeter un cri!... Subir les derniers outrages et se taire!... C'est à devenir fou...

Il succombait à la violence de son émotion; il s'affaissa sur une chaise, le coude appuyé sur le dossier, cachant sa figure entre ses mains, sans doute pour cacher ses larmes... car il pleurait.

Le voyant ainsi désespéré, la comtesse se leva toute chancelante, vint s'agenouiller à ses pieds, et prit une de ses mains qu'elle baisa.

—Pardon!... Octave, murmurait-elle, oh!... pardon!... Je suis une malheureuse. Dieu n'est pas juste!... Seule, j'ai commis les crimes; pourquoi ne suis-je pas seule punie!...

M. de Mussidan la repoussa sans colère.

Il souffrait tant, que l'idée ne pouvait lui venir d'adresser un reproche à cette femme, la sienne, qui cependant avait fait de sa vie une longue torture, qui était la seule cause de cette suprême catastrophe.

—Et Sabine, reprit-il, ma fille, une Mussidan, épouserait un de ces ignobles et bas coquins!... Non, cela ne se peut!... Donner notre fille pour nous sauver de l'infamie, serait une abominable lâcheté, un crime plus odieux que tous les autres!...

Seule, Mlle de Mussidan paraissait garder son sang-froid. Ses souffrances étaient autrement affreuses que celles de ses parents, et elle était innocente, elle!... Mais elle avait l'héroïsme du devoir, sa physionomie restait calme.

—Eh! cher père, fit-elle avec une gaîté navrante, en un pareil instant, pourquoi désespérer... Qui sait si M. de Croisenois ne sera pas un très bon mari!...

Le comte se retourna vers Sabine qu'il enveloppa d'un regard brûlant de tendresse et de reconnaissance.

—Chère fille!... murmura-t-il, d'un ton attendri, chère bien-aimée Sabine!...

L'exemple de tant de dévouement le rappelait à lui-même; il se leva:

—Résignons-nous, fit-il... en apparence du moins. Nous avons tout à espérer du temps... attendons. Laissons aller les choses!... A la porte de la mairie, nous verrons!...

Ainsi le père et l'amant se rencontraient dans une pensée commune. Ce que disait là le comte, André l'avait dit...

Cette résolution rendit à M. de Mussidan toute sa fermeté. Il s'approcha de la table, se versa un grand verre d'eau qu'il avala d'un trait, et sortit en murmurant:

—Allons!... du courage!...

XXVII

Cette scène si désolante, le doux père Tantaine la devinait ou à peu près. Il ne trouvait donc point surprenant qu'on le fit attendre; il ne s'en formalisait pas.

Florestan l'avait conduit dans cette vaste et belle bibliothèque ou B. Mascarot avait été reçu, et pour tuer le temps, il y inventoriait toutes choses, les meubles sévères et de haut style, les lourdes tentures, les livres dont les reliures, chefs-d'œuvre d'un ouvrier de Londres, resplendissaient, les bronzes qui chargeaient les consoles, enfin toutes les superfluités d'un luxe d'ancienne date déjà et du meilleur goût.

—Eh! eh!... murmurait-il, en essayant l'élasticité des fauteuils, on est bien ici, très bien; et quand les affaires seront finies, je ne dis pas que je ne m'arrangerai pas un nid semblable! Je suis sûr que Flavie...

Un bruit de pas dans le corridor coupa net ce monologue, et le bonhomme se dressa brusquement.

La porte s'ouvrit; M. de Mussidan parut, extrêmement pâle, mais calme et digne.

Le doux père Tantaine aussitôt s'inclina jusqu'à terre, les coudes en dehors, serrant à deux mains contre sa poitrine son chapeau pelé et ramolli par bien des années de service.

—Monsieur le comte, balbutiait-il, le plus humble de vos serviteurs...

Mais le comte demeurait comme pétrifié sur le seuil.

—Pardon!... interrompit-il, c'est bien vous qui m'avez fait remettre cette carte en sollicitant un moment d'entretien?...

—J'ai eu cet honneur.

—Cependant, vous n'êtes pas celui dont je lis le nom sur cette carte.

—Il est vrai... je ne suis pas M. Mascarot. Si j'ai pris la liberté de me servir de ce nom respectable, pour arriver jusqu'à monsieur le comte, c'est que le mien ne lui eût rien appris. Je me nomme Tantaine, Adrien Tantaine, clerc d'huissier de mon état.

C'est avec une surprise profonde que M. de Mussidan toisait le grand vieux si délabré. L'expression niaise de sa physionomie, son sourire douceâtre, son humilité inquiétaient; on sentait que se fier à cette bonace serait folie.

—Or, reprit le bonhomme, je viens pour l'affaire que monsieur le comte sait bien. Il est urgent d'en finir et d'échanger les paroles.

Échanger les paroles!... Il disait cela simplement, comme une chose parfaitement naturelle!...

Le comte, cependant, entra, refermant à clé sur lui la porte de la bibliothèque.

L'ignoble du personnage lui rendait plus pénible encore, et plus douloureuse une humiliation presque intolérable.

—Je vous comprends, reprit M. de Mussidan. Mais pourquoi est-ce vous qui venez, et non pas l'autre... celui que j'ai vu déjà?

—Il devait venir, c'était entendu, puis au dernier moment, il a refusé.

—Ah!...

—C'est comme cela. Il a eu peur. Mascarot a encore beaucoup de choses à perdre, tandis que moi!...

Sur ce: moi, il s'arrêta court, et écartant les pans de sa crasseuse redingote, il fit sur lui même un tour complet, afin de bien montrer toute l'horreur de son costume.

—Ce que j'ai sur le dos, est tout ce que j'ai à perdre.

Il disait cela d'un ton enjoué qui devait faire frissonner.

—Ainsi, fit le comte, je puis traiter avec vous?

—Parfaitement... d'autant mieux que je ne suis pas un intermédiaire, moi, je suis propriétaire des documents.

—Comment, c'est vous qui...?

Le bonhomme s'inclina de l'air le plus modeste.

—C'est moi, oui, monsieur le comte, répondit-il, qui possède les feuillets arrachés au journal de M. de Clinchan, et aussi, pourquoi ne pas l'avouer? toute la correspondance de Mme de Mussidan. Si, pour commencer, j'avais divisé l'opération, c'est qu'il n'est pas prudent de mettre tous ses œufs dans le même panier... Mais maintenant que monsieur le comte et madame la comtesse sont d'accord, nous pouvons, je crois, joindre les causes, comme on dit au palais...

—Soit!... répondit le comte, sans prendre la peine de cacher son dégoût, asseyez-vous.

Qu'on le méprise autant qu'il le mérite, c'est ce dont le doux père Tantaine se soucie comme de Collin-Tampon. Mais il ne supporte pas qu'on lui témoigne le mépris qu'on ressent. Beaucoup d'hommes sont ainsi...

Son irritation se traduisit par un changement de façons si soudain que le comte en fut stupéfait. Toute son humilité disparut.

—Je serai bref, fit-il d'un ton tranchant. Avez-vous l'intention, monsieur le comte, de déposer une plainte au parquet? C'est votre droit. Le chantage est un délit, nous serons certes poursuivis...

—J'ai déjà dit que je ne porterais pas de plainte.

—Nous transigeons, alors?

—La transaction est à discuter...

Le vieux clerc haussa dédaigneusement las épaules.

—Avec nous, interrompit-il, on ne discute pas. Nous dictons les conditions, et on les accepte ou on les repousse. C'est à prendre ou à laisser...

Cela fut dit avec un accent de si rare impudence, qu'une fugitive rougeur empourpra le front de M. de Mussidan, et qu'il balança s'il ne jetterait pas le vil gredin par la fenêtre.

Mais il avait pris vis-à-vis de lui même l'engagement de tout entendre.

—Dites toujours vos conditions, fit-il.

Le père Tantaine sortit un portefeuille graisseux, et il en tira un «traité» rédigé à l'avance.

—Voici, prononça-t-il, notre dernier mot; je lis:

«Le comte de Mussidan accorde la main de Mlle Sabine, sa fille à M. le marquis de Croisenois; il donne 600,000 francs de dot, et s'engage à faire célébrer le mariage dans les délais de stricte rigueur.

«Demain M. de Croisenois sera officiellement présenté à l'hôtel de Mussidan et très bien accueilli.

«Dans quatre jours il sera invité à dîner.

«D'aujourd'hui en quinze, M. de Mussidan donnera une grande fête pour la signature du contrat.

«Les feuillets et la correspondance seront remis à M. de Mussidan au sortir de la mairie......................»

Le comte eut sur lui-même assez de puissance pour subir, sans éclater, la lecture de ces incroyables conditions.

—Fort bien! fit-il froidement, et qui me dit que vous tiendrez vos engagements, que les papiers me seront restitués?

Le vieux clerc eut un geste d'atroce commisération.

—Le simple bon sens, répondit-il. Qu'aurons-nous à espérer de vous, quand nous aurons votre fille et votre fortune?... Rien, n'est-ce pas!...

A qui fût venu un mois plus tôt, lui conter comme vrais les incidents d'un complot pareil à celui dont il était en ce moment la victime, M. de Mussidan eût répondu par un sourire d'incrédulité.

L'homme est ainsi fait, qu'il refuse d'admettre les événements qui sortent du cercle de ses prévisions: cadre absurdement restreint, si on le compare aux combinaisons infinies qui résultent du jeu des intérêts et des passions.

Ainsi, M. de Mussidan était absolument abasourdi de la logique si impudente du vieux clerc d'huissier.

Que lui disait-il?

Qu'on le laisserait en repos quand on n'aurait plus rien à attendre de lui.

Cela tombait sous le sens, l'évidence était telle qu'elle valait les plus fortes et les plus solides garanties.

Le comte cependant ne répondit pas tout d'abord, et, pendant plus d'une minute, il arpenta de long en long la bibliothèque, étudiant à la dérobée son terrible interlocuteur, appliquant toute sa pénétration à chercher quelque défaut à cette armure de cynisme et d'audace.

—Tenez, monsieur, prononça-t-il enfin d'un ton délibéré de l'homme dont le parti est pris, je renonce à lutter. Vous me tenez... autant m'avouer vaincu. Si exhorbitantes que soient vos conditions, je les accepte.

—A la bonne heure, murmura le doux Tantaine, voilà qui est parler.

—Seulement, expliquons-nous franchement, sans réticences... Au point où nous en sommes, nous ne pouvons plus espérer nous en imposer... Les artifices sont donc inutiles.

—Oh!... absolument.

—Alors, reprit le comte, dont l'œil brilla d'une lueur d'espoir, pourquoi me parler encore d'accorder la main de ma fille à M. de Croisenois? Le prétexte est désormais inutile. Que voulez-vous, en réalité? les six cent mille francs que je dois donner en signant le contrat, n'est-ce pas? Eh bien!... prenez-les, et laissez-moi Sabine. Je vous offre la dot sans la fille, c'est tout bénéfice...

Il s'arrêta, épiant anxieusement l'effet de cette proposition. Il la croyait irrésistible, il se trompait.

—Ce ne serait plus la même chose, répondit le bonhomme, notre but, de cette façon ne serait pas rempli.

—Je puis sacrifier davantage. Accordez-moi un mois... En ce temps, je me fais fort, le Crédit-Foncier et mes amis aidant, de réunir un million... je dis bien: un million!... cinquante mille livres de rentes...

Mais l'énormité de la somme ne parut produire aucune impression sur ce vieux, d'apparence si minable, pourtant, qu'on lui eut donné deux sous dans la rue.

—En vérité, fit-il, monsieur le comte m'afflige... J'ai cependant eu l'honneur de lui dire que nos conditions sont définitives... irrévocables...

Le père Tantaine s'était levé.

—Il serait sage, je crois, dit-il, de briser là cet entretien, qui deviendrait peut-être irritant. Tout est bien arrêté, Monsieur le comte accepte le traité, M. de Croisenois sera bien accueilli demain...

D'un signe de tête, M. de Mussidan répondit: oui.

—Alors, ajouta le vieux clerc d'huissier, je puis me retirer. Que monsieur le comte tienne ses engagements, nous tiendrons les nôtres.

Il avait déjà la main sur le bouton de la porte, quand le comte, d'un geste, l'arrêta.

—Un mot encore, fit-il; je puis répondre de moi et de Mme de Mussidan, de notre fille...

A cette objection, la physionomie du bon Tantaine changea brusquement.

—Je ne comprends pas!... prononça-t-il d'un ton indiquant au contraire qu'il comprenait très bien, je ne sais pas...

—Il se peut que ma fille repousse M. de Croisenois.

—Pourquoi?... le marquis est bien de sa personne, il est aimable, spirituel...

—Si elle le repoussait cependant?

Le vieux clerc eut un joli geste de protestation.

—Oh!... fit-il, Mlle de Mussidan est une jeune personne trop bien née pour songer même à discuter la volonté de ses parents.

Le comte, d'un coup de pied, referma la porte.
Le comte, d'un coup de pied, referma la porte.

M. de Mussidan n'ignorait plus qu'il était entouré d'espions, mais il ne pou

vait soupçonner qu'on connût l'héroïque dévouement de Sabine. Il insista donc:

—Il faut tout prévoir, reprit-il, afin d'éviter les malentendus. Ma fille a toujours été fort libre, et son caractère est d'une rare fermeté. Elle devait épouser M. de Breulh-Faverlay, et il se peut...

—Eh bien!... interrompit durement le bonhomme, si Mlle de Mussidan résiste, vous me ménagerez un entretien de cinq minutes avec elle... Après, elle acceptera, je vous en réponds.

—Qu'oseriez-vous donc dire à ma fille, monsieur!...

—Je lui dirais... Eh bien!... je lui dirais que si elle aime quelqu'un, ce n'est pas à coup sûr ce M. de Breulh.

Il voulut partir, s'échapper sur ces mots, mais le comte, d'un coup de pied, referma violemment la porte déjà entr'ouverte.

—Vous ne sortirez pas d'ici, s'écria-t-il, sans expliquer cette réticence injurieuse. Que voulez-vous dire?...

Le doux père Tantaine parut se consulter. Son impatience l'avait emporté au-delà des limites qu'il s'était fixées, et il se trouvait pris au dépourvu.

—Mon Dieu!... répondit-il en rajustant ses lunettes, je n'ai rien prétendu dire que ce que j'ai dit... je n'avais assurément aucune intention offensante...

Il s'interrompit, hésita, demeura dix secondes indécis, et enfin, d'un ton de fine ironie, fort surprenant chez un homme de sa condition apparente, il poursuivit:

—Je n'ignore pas qu'une noble héritière peut prendre, sans être le moindrement compromise, quantité de libertés dont la plus petite perdrait de réputation sans retour la fille d'un bourgeois... Je suis persuadé que M. de Breulh savait très bien que sa future passait toutes ses après-midi seule, chez un jeune homme...

—Misérable!... s'écria le comte, ivre de douleur et de colère, infâme!... Tu mens.

M. de Mussidan avait eu un mouvement si menaçant, que le doux père Tantaine fit un bond en arrière, sortant à demi certain revolver qui ne le quittait jamais et qu'il avait si à propos montré à Perpignan.

—Doucement!... fit-il avec un sourire que son action rendait atroce, doucement, s'il vous plaît, monsieur le comte. Les injures et les coups se paient à part!... Je ne mens pas, entendez-vous!... Quel intérêt aurais-je à mentir?... Je suis mieux informé que vous, voilà tout!... Dix fois j'ai eu l'honneur de voir Mlle Sabine entrer au numéro... de la rue de la Tour-d'Auvergne, jeter au concierge le nom de André, artiste peintre, et s'élancer dans l'escalier, légère comme un oiseau!... Peut-être ne s'est-il jamais rien passé de mal...

Le comte était dans un état à faire pitié. Le sang affluait à sa gorge et l'étouffait. Machinalement il avait arraché sa cravate...

—Des preuves!... bégaya-t-il, des preuves!

Tout en parlant, le vieux clerc d'huissier avait manœuvré si habilement qu'il avait réussi à placer entre le comte et lui, la large table de la bibliothèque.

Derrière ce rempart improvisé, il se sentait plus à l'aise.

—Des preuves!... répondit-il, je n'en ai pas sur moi, et il me faudrait bien une huitaine de jours pour m'emparer de la correspondance de ces deux jeunes gens... Ce serait long. Mais il y a un moyen fort simple de s'assurer si je dis vrai ou non. Que demain, avant huit heures, monsieur le comte se rende à l'adresse que je lui donne, et qu'il monte hardiment à l'atelier de M. André. Là, il trouvera, caché comme une statue de Madone, derrière un rideau de serge verte, le portrait de Mlle Sabine, un beau portrait, ma foi!... et qui ne s'est pas fait tout seul, je suppose, ni sans modèle...

Le comte sentit qu'il n'était plus maître de soi, que sa tête s'égarait.

—Sortez!... cria-t-il d'une voix rauque, sortez!

Le père Tantaine ne se fit pas répéter l'injonction. Il courut à la porte, qu'il ouvrit toute grande afin de bien assurer sa retraite. Alors, d'une voix railleuse:

—Rappelez-vous l'adresse, monsieur le comte, dit-il, André, artiste peintre, rue de la Tour-d'Auvergne, nº.... avant huit heures.

Il vit, à cette suprême insulte, le comte se dresser et bondir jusqu'au milieu de la pièce, mais prestement il referma la porte et gagna l'escalier.

—Par ma foi!... grommelait-il, ça n'a pas été aussi dur que je me l'imaginais. Le sujet, il est vrai, était merveilleusement préparé. Trouvez donc un homme dont la caractère, si solidement trempé qu'il soit, résiste à quinze jours de transes et d'angoisses.

Il arrivait au vestibule, sa physionomie avait reprit son expression accoutumée, et c'est avec le plus profond respect qu'il salua MM. les valets de pied, et gagna la rue.

—Eh! eh! se disait-il, il me semble que je n'ai pas mal arrangé cela... M. de Mussidan résistera-t-il à la tentation de vérifier mes affirmations? Non, évidemment. Voici donc André et le comte rapprochés et rapprochés par moi. Qu'en résultera-t-il?... N'ai-je pas été un peu prompt?...

Tel était l'effort de son esprit, qu'il s'arrêta, tracassant ses lunettes.

—Mais non, continua-t-il, en reprenant sa route, c'est bien décidément une bonne inspiration que j'ai eue!... André se sait surveillé, cette blague à tabac oubliée par Florestan peut l'avoir éclairé... donc je ne lui apprends rien de neuf. Tandis que, d'un autre côté, M. de Mussidan acceptera presque volontiers le marquis de Croisenois pour gendre, lorsqu'il sera sur que sa fille adorée avait un amant... et quel amant! un enfant trouvé, encore plus ouvrier qu'artiste, un garçon qu'elle ne pouvait épouser en aucun cas, même si...

Il disait cela, le doux Tantaine, ne doutant pas que Sabine ne fut la maîtresse d'André. La pensée d'un pur et noble amour comme celui des deux jeunes gens, ne pouvait lui venir.

—D'ailleurs, poursuivait-il, qui peut calculer les résultats de la visite de M. de Mussidan à ce maudit peintre!... Il est terriblement emporté le gentilhomme, l'artiste est patient autant qu'une guêpe... Un mot en amène un autre... d'une injure à une voie de fait, il y a juste la longueur du bras... S'ils allaient se prendre de querelle? Pourquoi ne se battraient-ils pas en duel, pourquoi André ne serait-il pas tué!...

XXVIII

Le vieux clerc d'huissier était alors arrivé au milieu des Champs-Élysées, et il tournait autour du cirque de l'Impératrice, regardant de tous côtés.

—Pourvu que Toto ne me fasse pas faux bond, grommelait-il!... Je m'étais pourtant bien expliqué, en lui donnant rendez-vous près du cirque, côté de là grande allée entre midi et une heure.

Il commençait à être inquiet, et plus mécontent encore, quand enfin il aperçut le garnement qu'il cherchait, non plus paré comme au bal du Grand Turc, de ce joli veston dont il était si fier, mais vêtu d'une affreuse blouse toute rapiécée.

Il se tenait debout, près d'un de ces jeux de dupe où, «à tout coup l'on gagne,» et il était en grande conversation avec le propriétaire de ce jeu.

—Toto!... appela de loin le bon Tantaine, hé!... Chupin!...

Le jeune gredin entendit à coup sûr, car il détourna vivement la tête, mais il ne bougea point pour si peu. L'entretien devait être des plus intéressants.

Mais le bonhomme l'ayant bêlé de nouveau, et impérieusement cette fois, il échangea avec le propriétaire du jeu la plus cordiale poignée de main, et s'approcha enfin en réchignant.

—Voilà une idée!... grognait-il en abordant le vieux clerc, vous arrivez, je dois tout quitter!... Êtes-vous malade, pour crier ainsi? Il faut le dire, on ira chercher le médecin du bureau de bienfaisance!...

—Je suis très pressé, Toto.

—Possible. Le facteur aussi est pressé, quand il est en retard. Moi j'étais en affaires.

—Avec cet individu, là-bas?

—Mais oui!... Cet individu, comme vous dites, n'est pas si bête que moi. Combien gagnez-vous par jour, papa?... Lui se fait de trente à quarante francs tous les soirs de six heures à minuit, rien qu'à crier: «Voilà la partie!... choisissez vos lots!... à tout coup l'on gagne!...» C'est joli, hein, sans compter le plaisir de tirer les sous des imbéciles... Ah! voilà un état qui m'irait!... Ça vaut un peu mieux que de s'établir camelot, car il est permissionné de la préfecture, lui, il paye patente comme un boutiquier. Mais patience!...

De la patience!... il en fallait certes en ce moment, au père Tantaine.

—Je croyais, objecta-t-il, que tu devais t'associer avec ces deux gentils garçons à qui tu offrais de la bière, au «Grand Turc.»

A ce souvenir, Chupin eut le cri rauque du blessé dont on froisse la plaie mal cicatrisée.

—M'associer!... s'écria-t-il d'un ton furieux, ça ne serait pas à faire!... Je ne les connais pas, les grands lâches!...

—Tu as eu à te plaindre d'eux, mon pauvre Toto?...

—Oh! je ne me plains pas. Ils m'ont appris que c'est surtout avec les amis qu'il faut ouvrir l'œil; c'est bon, on l'ouvrira. Avant-hier soir, me voyant sans défiance, il m'ont entortillé pour m'emmener dîner, ils m'ont fait boire jusqu'à plus soif, et ensuite ils m'ont forcé de jouer à l'écarté. Canailles!... J'avais beau tricher, je perdais toujours. Ils m'ont gagné mon argent d'abord, et après ce que j'avais sur le dos... Tout y a passé, depuis le chapeau jusqu'aux bottines. Nous étions seuls dans le cabinet d'un marchand de vin, ils étaient les plus forts, j'étais ivre, j'ai été obligé de payer comptant. Ils m'ont dépouillé, quoi!... Et hier matin, je me suis réveillé dans les fours à plâtre, vêtu comme vous voyez!... Brigands!... Ils ont eu ma pelure, mais moi j'aurai leur peau!...

Ce n'est pas sans peine que le vieux clerc d'huissier réprimait la plus violente envie de rire.

—Je t'avais prédit quelque chose comme cela, fit-il gravement. Quand on voit mauvaise compagnie, on finit mal... tu finiras mal, Chupin. Et en attendant, te voilà ruiné.

—Oh!... à fond! Si vous voulez me prêter cent sous, avec ce que j'ai en poche, ça me fera cinq francs. Heureusement, j'ai vu le patron hier, il m'a permis de vendre le fourneau qu'il m'avait donné et le droit de rester un an sous sa porte... Il est tout de même bon enfant, m'sieu Mascarot.

Le doux Tantaine allongea dédaigneusement les lèvres.

—Bon enfant, répondit-il, c'est selon. Tant qu'on lui rapporte et qu'on ne lui demande rien, on est son ami. Si on a besoin d'un service par exemple... bonsoir, plus personne.

Il était si étrange d'entendre dire du mal de l'honorable placeur par ce bonhomme, son bras droit, que Chupin s'arrêta stupéfait.

—Ce n'est pas ce que vous chantiez autrefois, observa-t-il.

—Autrefois, je ne le connaissais pas. Mais maintenant qu'il me laisse crever de faim lorsqu'il me doit sa fortune, je me dis: En voilà assez. Je puis te confier cela, Toto, tu es un garçon discret, je n'attends qu'une occasion pour quitter Mascarot et m'établir à mon compte.

Toto, le garnement, redoutait le bon Tantaine parce qu'il était pour lui une forme des volontés du terrible patron. Mais il tenait en piètre estime ses capacités; il les mesurait au résultat, et le voyant si misérable, il le jugeait médiocrement intelligent.

—Travailler pour soi, prononça-t-il d'un ton qui trahissait d'amères déceptions, c'est plus facile à dire qu'à faire, j'en sais quelque chose.

—Quoi!... tu aurais essayé...

—De faire ma petite affaire tout seul?... Un peu, oui, papa. Mais que je suis bête!... Vous le savez aussi bien que moi. Dites-donc que vous n'avez pas écouté quand vous êtes venu là-bas pour Caroline. C'est égal, on peut vous conter la chose. Donc, l'autre jour, étant encore bien mis, je vois descendre d'un fiacre à stores baissés, une jeune dame toute effarouchée... Je la suis. Mon plan était fait, je savais ce que j'allais lui dire; dès qu'elle est rentrée, je vais sonner à sa porte. J'avais si bien calculé qu'elle «chanterait» que je n'aurais pas donné pour quatre-vingt francs le petit billet de cent que je comptais lui tirer. Une bonne m'ouvre, j'entre... quel guignon!... Je trouve un grand brigand qui me tombe dessus à coups de pieds, à coups de poings, et qui, finalement me jette dans l'escalier...

Il souleva sa casquette dont la visière tombait jusque sur ses yeux, et montrant deux éraflures encore sanguignolentes sur son front, il ajouta:

—Voilà sa marque de fabrique.

Le vieux clerc d'huissier et le jeune gredin avaient remonté, tout en causant, la grande avenue des Champs-Élysées, et ils se trouvaient alors à la hauteur de la bâtisse de M. Gandelu, cette magnifique maison à peine achevée, dont André avait entrepris les sculptures.

Le bon Tantaine se dirigea vers un banc planté juste en face.

—Asseyons-nous un moment, dit-il, je me sens horriblement fatigué.

Et lorsque Toto eut pris place près de lui:

—Ton histoire, mon garçon, reprit-il, prouve que tu manques d'expérience. Or, j'en ai, moi. Chez Mascarot, c'est moi qui menais tout sans en avoir l'air. Si je m'établis, j'aurai voiture l'année prochaine. Une seule chose m'arrête, l'âge: je me fais vieux. Ainsi, en ce moment, j'ai une affaire superbe, à moitié payée d'avance, et je vais la lâcher, il faudrait, pour la mener à bien, quelqu'un de jeune, de leste, d'adroit!...

Chupin ouvrait des yeux immenses, où brillait la plus ardente cupidité.

—Est-ce que je ne pourrais pas être votre associé, moi?... demanda-t-il.

Le bonhomme branla la tête.

—Tu es bien jeune, répondit-il, si je suis trop vieux. A ton âge, on a bon cœur. Ne reculerais-tu pas dans les grandes occasions?... Puis, on a sa conscience...

—Ah!... vous allez me la payer!... s'écria Toto. Une conscience!... j'en ai une, mais comme vous, papa, à ressorts, ça se démonte, ça se plie, et ça se met dans la poche quand on prend l'omnibus...

—Au fait... nous pourrions peut-être nous entendre.

Le vieux clerc d'huissier avait tiré de sa poche le haillon à carreaux qui lui servait de mouchoir, et, sans retirer ses lunettes, il en essuyait les verres.

—Écoute donc, Chupin, une supposition. Tu hais à mort, n'est-ce pas, tes deux amis, ces mauvais sujets qui t'ont floué et qui sont plus forts que toi... Eh bien!... si tu savais que toute la sainte journée ils se promènent comme des écureuils sur les échafaudages de la maison d'en face, que ferais-tu?

Toto glissa sa main sous sa casquette, et pendant plus d'une minute il se gratta ferme, réfléchissant de toutes ses forces.

—Si votre supposition était une vérité, répondit-il enfin, les autres n'auraient qu'à écrire à leur famille. J'irais me promener une nuit dans la maison, avec une petite scie à main, et par hasard je scierais une planche en dessous... et quand un de mes brigands, le lendemain, mettrait le pied dessus... patatras!... vous comprenez, papa!...

C'est d'un air de paternel encouragement que, sur cette réponse, le bon Tantaine posa la main sur la tête du détestable drôle.

—Pas mal!... approuva-t-il, pas mal en vérité, pour un garçon de dix-huit ans.

Toto-Chupin se rengorgeait.

—Et je réponds bien, ajouta-t-il, que je ne serais pas pris. Les bâtisses, voyez-vous, ça me connaît. J'ai travaillé dans cette partie, l'autre hiver, avec Friquet; un ami, celui-là, qui a eu des désagréments avec des mouchards. Toutes les nuits nous faisions des outils que nous allions vendre à la montagne Sainte-Geneviève, chez l'oncle Ratois, un vieux filou qui tient un garni...

Le vieux clerc était devenu fort sérieux.

—Plus je t'écoute, Chupin, prononça-t-il, et mieux je me prouve que tu serais bien l'associé qu'il me faut pour gagner beaucoup d'argent.

—Ah!... je savais bien!...

—D'autant que ta connaissance des bâtisses est une spécialité précieuse qui serait fameusement utile pour cette superbe affaire dont je t'ai parlé.

Maître Chupin frétillait d'aise.

—Voyons la chose?... fit-il.

—Tu sauras donc, continua le doux Tantaine, que j'ai parmi mes connaissances un vieux monsieur immensément riche, qui a un ennemi mortel: un jeune homme qui a eu l'indélicatesse de lui enlever une jolie femme qu'il adore.

—Connu!... fit Toto d'un ton qui prouvait que la passion ne lui était pas étrangère; le vieux doit être terriblement vexé.

—Énormément. Or, il se trouve, ami Toto, que ce jeune homme, ce séducteur, passe dix heures par jour sur les échafaudages de cette construction, là, en face. C'est pourquoi le vieux monsieur, qui n'est pas bête, a eu à peu près la même idée que toi. Mais il n'est plus leste, ce richard, il n'est pas adroit, il a un gros ventre, il a peur d'être pincé... Bref, n'osant faire sa besogne, il donnerait bien quatre mille francs aux bons garçons qui s'en chargeraient... Si nous nous associons, nous partagerons. Deux mille francs pour quelques traits de scie!...

Hein! Toto, que penses-tu de cela?

Chupin avait beau posséder une «conscience à ressorts,» ainsi qu'il l'avait formellement déclaré, il pâlit extrêmement à cette proposition directe, et son regard impudent vacilla.

Mais il se roidit contre cette impression, et bien qu'il se sentit le gosier serré et très sec, c'est d'un air crâne qu'il répondit: Il faudra voir.

Il faudra voir!...

L'émotion du jeune gredin était trop visible pour ne point frapper le vieux clerc d'huissier, mais il n'y sembla pas prendre attention. Elle l'inquiétait peu.

—Avant tout, Chupin, reprit-il, je veux t'expliquer en quoi et comment le projet du bourgeois diffère du tien. Ton plan serait excellent, s'il n'y avait à courir sur le perchoir que le camarade dont on veut régler le compte. Mais il n'en est pas ainsi. Par conséquent, si on sciait simplement une planche au hasard, on risquerait fort qu'un bon garçon y mît le pied et fît la culbute, tandis que l'autre continuerait à se porter comme un charme.

—C'est pourtant vrai! approuva Toto, qui avait ce bon sens si rare de se rendre à l'évidence, même quand elle était contre lui, vous avez raison...

Il se gratta rageusement une demi-minute et ajouta:

—Mais celui qui trouvera mieux sera malin.

—J'ai trouvé mieux, Toto...

—Bah!... je ne suis pas curieux, mais je voudrais voir.

Le bonhomme semblait jouir du l'embarras du chenapan.

A l'entrée de Tantaine, il se retourna.
A l'entrée de Tantaine, il se retourna.

—Écoute-moi donc, reprit-il. Tu vois,—et il montrait du doigt,—tout en haut de la maison d'en face, cette petite cabane de planches, appliquée contre la façade.

—Toisé!... c'est la niche des sculpteurs.

—Ouvre l'œil et ferme ta bouche, prononça sévèrement le bonhomme. Cette cahute que je te montre à cent pieds en l'air, a, outre son visage fixe, une manière de fenêtre. Il s'agirait d'en scier l'appui, de chaque côté, jusqu'au ras du plancher.

—C'est facile... mais après?... Je n'y suis pas.

Le bonhomme branla dédaigneusement la tête.

—Ah!... fit-il d'un ton de reproche, je te croyais plus intelligent que cela, Chupin. Suppose que l'ennemi du vieux monsieur, lequel ennemi s'appelle Pierre, soit dans cette loge en train de sculpter... Tout à coup, il entend dans l'avenue, une voix de femme qui crie: «Au secours!... Pierre, c'est moi, ton Adèle!...» Que fait mon gaillard?... Il se précipite vers la fenêtre, il l'ouvre, il se penche, et comme l'appui est scié... Saisis-tu?...

—Cré chien!... s'écria Toto, évidemment empoigné, voilà un coup un peu bien monté. C'est machiné comme à la Gaîté!... Pas moyen qu'il en échappe. Il s'allonge au dehors, le montant dégringole... et le vieux est guéri de son jeune homme. Quel truc, papa!...

—Pas mauvais, en effet. Reste à savoir si tu te charges de l'opération.

Ainsi mis au pied du mur, Chupin se recueillit un moment.

—Je ne dis pas non, répondit-il enfin, mais le bourgeois paiera-t-il? Si une fois l'affaire finie, il nous répondait: zut! Pas moyen d'aller se plaindre au commissaire.

—Il paiera. Et d'ailleurs ne t'ai-je pas dit qu'il a donné moitié prix d'avance.

L'œil de Toto étincela.

—Oh!... s'il y a des avances, dit-il.

Le vieux clerc déboutonna sa crasseuse redingote, retira et mit entre ses dents l'épingle qui fermait sa poche de côté, et sortit mystérieusement deux billets de banque de mille francs qu'il montra en disant:

—Voilà!...

A cette vue, Chupin bondit.

—Des chiffons de mille! bégaya-t-il d'une voix étranglée par la convoitise... Et si j'accepte il y en a un pour moi?...

—Naturellement. Et tu en auras un second après.

—Eh bien!... c'est dit, papa, canaille qui se dédit!... Quand aurais-je ma part?

—La voici, répondit le bonhomme, en lui tendant un des billets.

Au contact du papier de soie, Toto frémit et vibra de la tête aux pieds, et vingt fois en une seconde, il baisa le précieux chiffon. Puis une sorte d'ivresse folle montant à sa cervelle, il se leva et sans souci des passants, il exécuta un cavalier seul échevelé.

Après de tels préliminaires, l'affaire devait marcher toute seule, comme sur des roulettes.

Il fut convenu que Toto pénétrerait cette nuit même dans la bâtisse de M. Gandelu, et qu'il n'en sortirait pas sans avoir achevé l'opération.

Sa tâche devait se borner là, cependant il fut spécifié qu'il resterait dans les environs pour épier le résultat. Le bon Tantaine, lui, se chargeait de guetter le moment opportun qui pouvait se faire attendre deux ou trois jours, et prendrait ses mesures pour faire pousser à propos le cri destiné à attirer le sculpteur à la petite fenêtre de la loge.

Le bonhomme pensait à tout. Il eut même l'attention d'expliquer à Toto quel genre de scie à main il lui fallait choisir, et il lui donna l'adresse d'un fabricant sans rival, assure-t-il, pour ces outils.

Surtout, recommandait-il, prends bien garde, ami Chupin, de laisser des traces de ton passage, qui ne manqueraient pas d'éveiller les soupçons... Rappelle-toi qu'un atome seulement de sciure de bois sur le plancher ferait tout découvrir... Il serait prudent de te munir d'une lanterne sourde... Graisse bien ta scie, surtout, et quand elle sera engagée, fiche au bout un fort bouchon de liège, rien de meilleur pour étouffer le grincement des dents mordant le bois. Et quand tu auras fait ta besogne, ingénie-toi à bien masquer les traits de scie... Ils sauteraient aux yeux si tu les laissait tels quels... A ta place, j'emporterais une boule de mastic de vitrier pour les bien boucher, et par dessus le tout, je promènerais du plâtre, tu en auras sous la main...

C'est la bouche béante que Toto écoutait son vieil associé. Il ne lui supposait pas, certes, cette expérience de certaines choses.

Il jura qu'il s'arrangerait de façon à défier tous les regards, et jugeant le chapitre des recommandations épuisé, il se leva.

Mais le vieux clerc d'huissier n'avait pas fini.

—Pendant que je te tiens, interrogea-t-il, parle-moi donc un peu de Caroline Schimel. Tu as dit à Beaumarchef qu'elle m'accusait de l'avoir enivrée, et qu'elle me cherchait partout pour se venger; est-ce vrai?

Le garnement éclata de rire.

—Vous n'étiez pas mon associé, alors, papa, et je disais cela par farce, l'histoire de vous faire peur... La vérité est que vous avez tant fait boire cette malheureuse, qu'elle est très malade et qu'elle a voulu qu'on la porte à l'hôpital.

Cette rectification parut réjouir sensiblement le bon Tantaine. Il se leva à son tour, et au moment de lui serrer la main que Toto lui tendait crânement:

—A propos, demanda-t-il, où loges-tu?...

—Ah!... voilà!... Hier, je nichais aux carrières d'Amérique, sous le second four à gauche, en entrant par le chemin des carrières, mais du coup, je me mets dans mes meubles...

—Si tu voulais ma chambre, en attendant?... J'ai déménagé, et j'ai encore mon grenier pour quinze jours.

—J'en suis!... Où est-il?...

—Eh! tu le connais, rue de la Huchette, à l'hôtel du Trou, je vais te donner un mot pour la bourgeoise, Mme Loupias.

Il arracha en effet un feuillet à son crasseux portefeuille, et écrivit au crayon, une «prière de loger un jeune parent à lui, M. T. Chupin, dont il répondait.»

Cette autorisation, maître Toto la serra précieusement à côté du billet de banque, dans sa cravate, qui était à la fois son coffre-fort et sa caisse des archives.

—Et maintenant, prononça-t-il, à demain, je vais rôder autour de la bâtisse pour tirer mon plan!

Il s'éloigna aussitôt, les deux mains dans ses poches, sifflant, et le vieux clerc put le voir traverser la chaussée, et gagner la contre-allée opposée.

Au moment où il arrivait devant la maison en construction, M. Gandelu, l'entrepreneur, en sortait avec son fils, et s'arrêtait pour causer avec un ouvrier. Pendant près d'une minute, Toto et le jeune M. Gaston se trouvèrent debout l'un près de l'autre, si près, que la misérable blouse du garnement effleurait le veston de l'aimable gandin.

Un singulier sourire erra sur les lèvres du bon Tantaine, lorsqu'il vit cet ironique rapprochement.

—Deux enfants de Paris, murmura-t-il, jolis produits de la civilisation qui se valent. Seulement, l'un est abruti par la satiété, et la nécessité a aiguisé l'intelligence de l'autre. Le petit crevé s'étalait sur le trottoir, pendant que le gamin cherchait dessous, dans le ruisseau... Natures semblables, d'ailleurs, ils ont les mêmes goûts, des inspirations et des instincts pareils!... Pourquoi n'est-ce pas Toto qui achète des cigares de vingt sous, et Gaston qui ramasse les bouts?... On ne sait pas. A choisir, je préfère encore Toto...

Mais il n'avait pas de temps à perdre à philosopher, l'omnibus du Palais-Royal passait, il le prit, et une demi-heure plus tard il entrait dans cette maison de la rue Montmartre, où il avait établi Paul Violaine.

Mme Brigot, cette digne concierge, qui était prête à jurer qu'elle avait Paul dans sa maison depuis des années, surveillait dans sa cour, avec un intérêt marqué, un de ses locataires qui mettait du vin en bouteilles, lorsque la silhouette du vieux clerc d'huissier se dessina dans le cadre de la porte cochère.

Elle quitta tout en l'apercevant, et roula jusqu'à lui, souriant de son plus accueillant sourire, le saluant de ses plus belles révérences.

Encore sous l'empire des méditations qui avaient occupé le temps de sa course en omnibus, Tantaine ne daigna seulement pas toucher du bout du doigt le bord de son chapeau gras, et c'est d'un air distrait et du ton le plus bourru qu'il demanda à la portière:

—Comment va notre jeune homme?...

—Mieux, monsieur, beaucoup mieux, je lui ai fait hier soir une si bonne soupe, qu'il s'en léchait les doigts jusqu'au coude, il avait une mine de roi, le matin, et M. le docteur vient de lui envoyer douze bouteilles de vin qui le remettront tout à fait.

Le père Tantaine qui se souciait aussi peu de la réponse que de la question, fit un pas pour gagner l'escalier, mais la mère Brigot lui barra le passage.

—On est venu hier soir, monsieur, prononça-t-elle d'un air de mystère, prendre des renseignements sur M. Paul.

Cette nouvelle eut le pouvoir d'arrêter court le bonhomme, et de le ramener à la situation présente, assez désagréablement même.

—Qui?... interrogea-t-il avec une vivacité qui trahissait une vive inquiétude.

—Un monsieur. Il m'a demandé si je connaissais bien M. Paul, et depuis combien de temps, et ce qu'il faisait, et s'il avait beaucoup d'amis, et où il logeait avant d'habiter ici, et patati, et patata...

—Et qu'avez-vous répondu?

—Ce que vous m'avez ordonné, recta, rien de plus, rien de moins.

—Comment était ce monsieur? reprit le bon Tantaine au bout d'un moment.

—Ah!... je peux vous le dire, car je l'ai dévisagé à votre intention, et j'ai son portrait là...

—Voyons ce portrait.

—Pour lors, figurez-vous un homme comme tout le monde, ni grand ni petit, pas maigre ni trop gras non plus, l'air cossu... et pingre avec cela, car il m'a fait causer plus d'un quart d'heure, et il ne m'a pas seulement offert une pièce de cent sous!... Quelle misère!...

Après des indications si précises, le vieux clerc était juste aussi avancé qu'avant. Il ne dissimula pas une grimace de dépit.

—Enfin, interrompit-il, vous n'avez rien remarqué en lui de particulier?

—Si, ses lunettes en or, avec des branches plus fines qu'un brin de fil, et aussi la chaîne de son gilet, plus grosse que le doigt...

—Et c'est tout?

Mme Brigot consulta longuement sa tabatière, source de ses inspirations.

—Mon Dieu, oui!... répondit-elle. Ah!... c'est-à-dire non... il doit vous connaître, ce monsieur-là.

—Moi?... pourquoi supposez-vous cela?...

—C'est que, voyez-vous, pendant qu'il me questionnait, il avait l'air d'être sur la braise... A tout moment il coulait son œil vers la porte d'entrée. Sauf votre respect, il paraissait inquiet comme Minette, c'est ma chatte, quand elle me vole un morceau de viande pendant que j'ai le dos tourné...

—Allons, merci, mère Brigot, faites toujours bonne garde!...

La digne concierge s'obstinait à lui offrir une prise, mais il refusa, et lentement, bien lentement, contre son habitude, il commença à gravir l'escalier. A chaque marche presque il s'arrêtait.

Quel peut être, pensait-il, ce questionneur?

Son esprit alerte parcourait les espaces sans bornes des probabilités, des possibilités, et il ne trouvait pas un fait où accrocher un soupçon.

—Et cet homme me connaît, se disait-il, car cette portière idiote qui n'a pas su me donner son signalement, a fait sur son attitude, une observation que lui envierait un policier de profession. S'il était inquiet, agité, s'il tremblait d'être surpris par moi, c'est qu'il travaillait contre moi, c'est que ses intentions sont mauvaises.

A mesure qu'il réfléchissait, son anxiété se changeait en effroi.

—Tonnerre du ciel!... murmura-t-il, ce mouchard me serait-il décoché par la rue de Jérusalem?... Aurais-je la police à mes trousses?...

Il s'efforçait de se rassurer, de raffermir son audace ébranlée, mais il n'y réussissait qu'imparfaitement.

—Ah! n'importe, fit-il, je dois me hâter... Après le succès, je suis sûr de pouvoir anéantir toutes les preuves, il faut que je réussisse vite...

Il était arrivé au troisième étage, devant la porte du petit logement de Paul.

Il sonna, on vint ouvrir aussitôt.

Mais à la vue de la personne accourue au coup de sonnette, il recula les bras en l'air et ne put étouffer un cri de surprise, un cri de rage en même temps.

C'était une femme qui lui ouvrait, une jeune fille, Mlle Flavie, la fille du banquier Martin-Rigal.

D'un seul coup d'œil, le doux Tantaine, ce pénétrant observateur, avait vu que Mlle Flavie n'était pas chez Paul pour une simple visite de quelques minutes. Elle avait retiré son chapeau et son manteau, et elle tenait à la main une bande de tapisserie.

—Que désirez-vous, monsieur?... demanda-t-elle.

Le vieux clerc voulut répondre, mais il ne put articuler un mot. On eût dit qu'une main de fer lui serrait la gorge. Il était devenu plus rouge que l'homme qui va être frappé d'un coup de sang.

Lui, toujours si maître de soi, dont le masque immobile gardait le secret de ses plus terribles émotions, lui que rien ne semblait devoir surprendre, il était déconcerté, ému, tremblant, il perdait son sang-froid...

Mlle Flavie, elle, l'examinait d'un œil curieux, et avec un visible dégoût. Jamais elle ne s'était trouvée si près d'une pareille misère. Et pourtant ce vieux si sale, si sordide, qui puait les habitudes crapuleuses, qui lui répugnait invinciblement, il lui semblait qu'elle le connaissait, et trouvait à ses traits une expression inexplicable de déjà vu...

Comme cependant il se taisait toujours Mlle Flavie répéta sa question.

—Je voudrais parler à M. Paul, balbutia le vieux clerc, d'une voix à peine intelligible, il m'a chargé d'une commission, et il m'attend...

—S'il en est ainsi, monsieur, entrez, je dois seulement vous prévenir que le médecin de M. Paul est près de lui.

Tout en parlant, Mlle Flavie s'était effacée le long de l'huisserie, pour laisser l'entrée libre au doux père Tantaine, et éviter autant que possible son répugnant contact.

Il passa devant elle en s'inclinant bien bas, traversa le petit salon de Paul, et, en familier de la maison, sans seulement frapper pour annoncer sa présence, il ouvrit la porte de la chambre à coucher et y entra.

Un spectacle au moins singulier l'y attendait.

Paul, fort pâle, était assis sur son lit, le torse nu, et le souriant Hortebize lui prodiguait ses soins intelligents.

Il en avait besoin. Il portait au bras, depuis la naissance du cou jusqu'à la saignée, le long de l'épaule, et sur la poitrine, une immense plaie vive qui semblait devoir être des plus douloureuses.

Debout près du lit, le bon docteur appliquait soigneusement sur cette affreuse blessure des morceaux de beaudruche, enduits préalablement à l'aide d'un pinceau, d'une solution contenue dans une petite fiole placée sur la table de nuit.

A l'entrée du père Tantaine, il se retourna, et telle était l'habitude qu'avaient ces deux hommes de s'entendre et de se comprendre, qu'il leur suffit, pour échanger leurs pensées, d'un mouvement et d'un regard que Paul ne remarqua pas.

—Flavie est là!... disait le geste du père Tantaine, venir seule chez ce jeune homme!... elle est folle!...

—Eh!... je ne le sais que trop!... répondait l'œil du digne M. Hortebize; mais je n'y puis rien.

Paul aussi s'était retourné, et c'est avec une exclamation de plaisir qu'il avait salué le vieux clerc d'huissier.

De tous les gens qui l'entouraient et qui successivement lui imposaient leur volonté, depuis qu'il s'était livré pieds et poings liés à l'honorable placeur de la rue Montorgueil, le bon Tantaine était celui qu'il préférait. Il le jugeait moins mauvais que les autres associés, et avait en lui une confiance relative.

—Approchez, lui dit-il gaiement, approchez et regardez en quel pitoyable état m'ont mis le docteur et M. Mascarot.

Le bonhomme n'avait pas attendu, pour s'avancer, cette amicale invitation.

C'est avec l'attention et la curiosité d'un connaisseur qu'il examinait la blessure de Paul et suivait les mouvements du docteur.

—Pour l'instant, observa-t-il, on jurerait une brûlure récente, il n'y a pas à dire non. Reste à savoir si la cicatrice présentera les mêmes apparences.

—Absolument.

—C'est qu'il s'agit de tromper des regards exercés, non ceux de M. de Champdoce, qui croira tout ce que nous voudrons, mais ceux de sa femme, de ses amis, de son médecin peut-être.

—Nous les tromperons.

Il était aisé de comprendre, à l'accent du docteur, qu'il était, ainsi qu'il le disait, parfaitement sûr de son affaire.

—Reste à savoir, reprit le bonhomme, combien de temps il nous faudra attendre pour que la cicatrice soit blanche et ait l'air bien ancienne.

—Avant un mois, père Tantaine, nous pourrons présenter Paul à M. le duc de Champdoce.

—Oh!...

—C'est ainsi. La cicatrice, bien entendu ne sera pas naturelle, mais j'ai imaginé un petit moyen de «simulation» qu'on ne découvrira certes pas.

Le pansement était terminé, et Paul après avoir passé sa chemise, s'était glissé sous ses couvertures.

—Je me tiendrai tranquille, dit-il, tant que j'aurai la garde-malade que vous entendez dans le salon, et qui, j'en suis sûr, attend votre départ avec une vive impatience.

Le souriant Hortebize fronça le sourcil et lança à son malade un regard furieux que le niais ne comprit pas... «Taisez-vous donc,» lui disait ce regard.

—Depuis quand l'avez-vous, cette garde-malade? demanda le bonhomme d'une voix altérée.

—Parbleu!... depuis que je suis au lit, répondit Paul de l'air le plus fat. Je lui ai écrit que je ne pouvais aller chez elle étant souffrant.... Elle est venue. Elle a reçu ma lettre à neuf heures, à neuf heures dix minutes elle était ici...

—Lisez et vous serez convaincu.
—Lisez et vous serez convaincu.

L'excellent docteur, tout en rangeant les divers objets dont il s'était servi, avait manœuvré de façon à passer derrière le doux Tantaine, et de là il faisait à Paul des gestes désespérés pour lui imposer silence: mais en vain.

—Il paraît, poursuivait le détestable vaniteux, que M. Martin-Rigal passe sa vie dans son cabinet. Sitôt levé, il court s'y enfermer, et il n'en sort plus de la journée. De la sorte, Flavie est libre comme l'air. Dès qu'elle sait ce brave banquier au milieu de ses paperasses, elle jette un châle sur ses épaules et elle accourt. Parole d'honneur! on n'est pas plus jolie ni plus aimable.

Il eut un petit ricanement des plus impertinents, et ajouta:

—Je ne courrais pas grands risques à envoyer promener M. Mascarot.

—Vous auriez tort, croyez-moi, fit sévèrement le docteur.

Paul aperçut enfin le geste dont le digne M. Hortebize souligna cet avis, mais il se méprit sur sa signification.

—Oh!... je n'ai pas cette intention, reprit-il vivement. Je veux simplement dire que si M. Martin-Rigal s'avisait à cette heure de me refuser sa fille, il serait assez mal venu. Entre son père et moi, Flavie n'hésiterait pas...

Depuis que parlait le protégé de B. Mascarot, le vieux clerc d'huissier ne cessait de tracasser rageusement ses lunettes.

—Vous vous vantez, sans doute, balbutia-t-il.

—Pourquoi?... Flavie m'aime, n'est-ce pas; tout est là. Pauvre fille!... Je dois l'épouser et je l'épouserai, mais si je voulais!...

—Misérable!... s'écria le doux père Tantaine, misérable drôle!...

Sa physionomie trahissait une si furieuse colère, son geste était si menaçant, que Paul surpris et effrayé, recula jusqu'à la ruelle, près du mur.

—Il n'y a qu'un sot, poursuivit le bonhomme, qu'un sot et un lâche, qui ose parler ainsi d'une malheureuse enfant dont la seule faute est d'aimer un fat indigne d'elle. Et tu crois, mon jeune drôle, que je supporterai...

Il n'en put dire davantage parce que le souriant Hortebize l'interrompit en lui mettant, la main sur la bouche, et l'entraîna hors de la chambre en murmurant:

—Viens, viens, tu nous perds...

XXIX

La porte se referma violemment sur le docteur et le vieux clerc d'huissier, et Paul se trouva seul avant d'avoir pu articuler une syllabe.

Il était abasourdi; positivement il tombait des nues.

A quelles causes devait-il attribuer l'incroyable sortie du doux père Tantaine.

Sans doute, Paul avait eu tort de parler trop légèrement d'une jeune fille digne de tous ses respects, qui avait droit surtout à sa reconnaissance, mais ce n'était point là, jugeait-il, un cas pendable, et si la conduite de Flavie ne justifiait pas son accès de fatuité, elle l'expliquait jusqu'à un certain point.

Une circonstance futile ajoutait à sa surprise, et mettait le comble à son mécontentement: Sa suffisance avait été bien plus affectée que sincère, et il n'en était pas à ce mépris railleur de toute morale, mais il avait pensé, en l'affichant, se hausser au niveau de ses complices et mériter leurs éloges... En vérité, il avait mal réussi.

Il eût compris et accepté une observation du souriant Hortebize. Le docteur était l'intime ami de M. Martin-Rigal, et par contre, le protecteur naturel de Flavie.

Mais quels rapports existaient entre le père Tantaine, cet espèce de mendiant cynique, et le riche banquier qui donnait à son héritière un million de dot? Aucun, en apparence.

Pourquoi donc cette fureur soudaine, ces expressions si véhémentes?...

Oubliant les douleurs aiguës que lui causait sa blessure au moindre mouvement, Paul s'était dressé sur son lit, et le cou tendu, prêtant l'oreille, il écoutait, espérant recueillir quelque chose de ce qui se passait dans la pièce voisine.

Mais toute son attention était inutile. C'était un mur et non une cloison qui séparait la chambre à coucher du petit salon, et il n'entendait rien.

—Que font-ils, se demandait-il, que complotent-ils?...

Le doux père Tantaine et l'excellent M. Hortebize avaient traversé rapidement le salon, mais ils s'étaient arrêtés sur le palier.

Le souriant docteur avait pris sa physionomie de circonstance, et il s'efforçait de consoler le bonhomme qui paraissait désespéré.

—Du courage, lui disait-il à voix basse, du courage, que diable!... A quoi bon s'irriter ainsi!... Peux-tu revenir sur ce qui est fait? Non, n'est-ce pas, il est trop tard. D'ailleurs, si tu le pouvais, tu n'en aurais ni la volonté, ni la force...

Le vieux clerc d'huissier avait tiré son mouchoir à carreaux, et il essuyait, non plus les verres teintés de ses lunettes, mais ses yeux: il pleurait.

—Ah!... je ne comprends que trop, à cette heure, murmurait-il, ce qu'a dû souffrir M. de Mussidan, pendant que je lui prouvais que sa fille a un amant... J'ai été dur, impitoyable, j'en suis puni; oui, bien cruellement puni!....

—Voyons, mon vieux camarade, n'attachons pas trop d'importance à un propos en l'air, Paul n'est qu'un enfant!...

Le bonhomme hocha tristement la tête.

—Paul est un misérable, répondit-il, Paul n'aime pas Flavie, et elle l'adore. Oh! ce qu'il nous a dit est vrai, trop vrai, je le sens: entre son père et lui, elle n'hésiterait pas. Pauvre jeune fille, quel avenir!...

Il s'interrompit brusquement, et grâce au plus énergique effort de volonté, réussit à ressaisir, en apparence au moins son sang-froid habituel.

—Mais je ne veux pas, reprit-il, laisser Flavie ici... Je ne puis lui parler, tu vas tâcher, docteur, de lui faire entendre raison.

L'excellent M. Hortebize ne put dissimuler une grimace.

—J'en serai, répondit-il, pour mes frais d'éloquence, tu ne seras plus maître de toi, et alors... songe, mon vieil ami, qu'un seul mot livre notre secret.

—Je t'en prie!... Je te jure que je saurai, quoi qu'il arrive, me contenir.

—Soit, je vais essayer...

Il rentra sur ces mots, et le bonhomme, pour l'attendre, s'assit sur une marche de l'escalier, le front entre ses mains.

Mlle Flavie se disposait à retourner près de Paul, quand le docteur reparut.

—Vous!... fit-elle d'un air mécontent, je vous croyais bien loin.

—J'avais laissé la porte entre-baillée, dit le digne M. Hortebize, je comptais revenir, ayant à vous parler, et sérieusement, qui plus est. Allons bon!... voici que vous froncez vos jolis sourcils... cela prouve que vous me devinez... Eh bien!... oui, je viens vous dire que la place de Mlle Martin-Rigal n'est pas ici...

—Je le sais.

Cette réponse fut faite d'un ton si calme et si froid, que le souriant docteur faillit en être déconcerté.

—Il me semble alors, commença-t-il...

—Quoi?... Que je n'y devrais pas être? Que voulez-vous? je place le devoir au-dessus des convenances. Paul est très malade, il n'a personne près de lui, qui donc le soignera, si celle qui doit être sa femme l'abandonne?... Paul n'est-il pas comme mon mari, n'a-t-il pas le consentement de mon père?...

Hortebize réfléchissait. Il cherchait, entre tous ses arguments, ceux qui devaient frapper l'imagination de cette enfant terrible.

—Raison de plus, dit-il, pour vous retirer et ne jamais revenir ici. Je suis votre ami, Flavie, écoutez la voix de mon expérience. Les hommes sont ainsi faits, que jamais ils ne pardonnent à une femme de s'être compromise, même pour eux... Toujours un moment vient où ils reprocheront les folies qui ont le plus délicieusement flatté leur amour-propre. Savez-vous ce qu'on dirait le lendemain de votre mariage, si on apprenait que vous êtes venue ici?... On dirait que Paul était votre amant, et que cette raison seule a arraché le consentement de votre père. Croyez-moi, ne vous exposez pas à des médisances, qui tôt ou tard troubleraient votre ménage.

Mlle Flavie était devenue plus rouge qu'une pivoine. Évidemment le docteur avait frappa juste, elle hésitait.

—Laisserai-je donc Paul tout seul... objecta-t-elle, que pensera-t-il?...

—Paul, mon enfant, est presque remis. Et tenez, si vous êtes raisonnable, je vous promet que demain il ira vous rendre visite.

Ce dernier argument décida Mlle Rigal.

—Soit!... dit-elle, je vous obéis. Ah! vous ne me direz plus que je suis une méchante entêtée. Le temps de prévenir Paul, et je pars. A bientôt.

Le docteur se retira singulièrement surpris de ce facile triomphe, mais ne se doutant pas qu'il le devait à un soupçon déjà éveillé dans l'esprit de Mlle Flavie, et qu'il avait confirmé.

—Nous l'emportons, dit-il à son digne associé; retirons-nous vite, elle me suit.

Une fois dans la rue seulement, le doux père Tantaine parut recouvrer la pleine possession de soi-même.

—Nous l'emportons, reprit-il... oui, pour aujourd'hui... mais demain... Quoi qu'il m'en coûte, je vais hâter le mariage de Paul... Je le puis maintenant sans danger. Le seul obstacle qui sépare ce garçon des millions de la maison de Champdoce aura disparu avant quarante-huit heures.

Le digne M. Hortebize pâlit à cette confidence, bien qu'elle fut loin d'être inattendue.

—Quoi!... balbutia-t-il, André...

—André est bien malade, ami docteur. Je me suis arrêté au plan dont je t'ai parlé, et le plus difficile de la besogne sera fait cette nuit par notre jeune ami Toto-Chupin.

—Par ce garnement!... Tu le jugeais si dangereux, il y a quinze jours, que tu songeais à t'en défaire...

—J'y songe encore, et je fais d'une pierre deux coups. Quand, après la chute d'André, on reconnaîtra que l'appui de sa fenêtre a été scié, on cherchera l'auteur de cette abominable action. Mes précautions sont prises, on trouvera Toto à l'hôtel du Péron. On lui prouvera qu'il a changé un billet de mille francs et acheté une scie à main...

Le docteur leva au ciel des bras éplorés.

—Deviens-tu fou!... s'écria-t-il, Toto te dénoncera!...

—J'y compte bien, mais d'ici là, nous aurons enterré ce bon père Tantaine. Après, ami docteur, nous enterrerons B. Mascarot. Beaumarchef, le seul qui nous ait bien servis, sera en Amérique... La farce sera jouée, la police pourra chercher.

Il était difficile, impossible même, de soupçonner que ce bon père Tantaine, qui parlait si allègrement de la police, en était à se demander s'il n'avait pas à ses trousses les plus fins limiers de la préfecture.

Le sourire refleurit donc sur les lèvres vermeilles du bon docteur.

—Décidément, fit-il, tu réussiras; mais, pour Dieu, hâte-toi! toutes ces alternatives, ces transes perpétuelles finiront par me rendre malade.

Les deux estimables associés causaient ainsi au coin de la rue Joquelet, cachés derrière une voiture de blanchisseuse.

Une même préoccupation les retenait là. La promesse de Flavie était-elle sincère, avait-elle simplement voulu se débarrasser des importunités de l'excellent M. Hortebize? Ils tenaient à le savoir.

Flavie avait dit vrai, car après moins de dix minutes d'observation, ils la virent passer à quelques pas d'eux.

—Maintenant, fit le vieux clerc, je me retire plus tranquille... à demain, docteur.

Et sans attendre une réponse, il s'éloigna rapidement dans la direction de la rue Montorgueil; poursuivant tout en marchant son éternel monologue.

—Comment arriver, grommelait-il, jusqu'à ce curieux à lunettes d'or!... Et personne à qui confier mes inquiétudes!... Mais bast!... quand on a trois personnalités de rechange, on en sauve toujours une...

Il fut interrompu par Beaumarchef qui lui barra le passage au moment où il s'engageait sous la porte cochère de l'honorable placeur.

—Je vous guettais, lui dit l'ancien sous-off. Imaginez-vous que M. de Croisenois est là-haut, et qu'il me boit le sang. Il est venu pour parler au patron, et je lui ai dit de repasser; mais il s'est assis, en déclarant qu'il attendrait, et je ne puis parvenir à le renvoyer.

Cette circonstance parut contrarier prodigieusement le père Tantaine.

—Remonte, ordonna-t-il à l'employé de l'agence, et fais patienter ce marquis de deux liards, le patron ne saurait tarder à revenir.

Puis, quand il fut sûr que Beaumarchef ne pouvait le voir, il traversa en courant le passage de la Reine de Hongrie et disparut dans l'allée de la maison Martin-Rigal.

Ma foi!... grommelait-il, Beaumar pensera ce qu'il voudra... Avant quinze jours il sera loin...

Il avait tort de suspecter Beaumarchef. L'ex sous-off ne s'occupait que de sa consigne. On lui avait dit: remonte, il était remonté. On lui avait dit: fais patienter Croisenois, il s'y employait de toute son éloquence.

Mais les raisons les meilleures ne pouvaient toucher le marquis, lequel jugeait qu'à attendre ainsi dans un bureau de placement, il compromettait sa dignité.

—Sacrebleu!... grognait-il, on devrait bien ne pas oublier les rendez-vous qu'on donne...

Il s'arrêta... La porte du sanctuaire de l'agence s'était ouverte, et B. Mascarot apparaissait, dans l'encadrement.

—Ce n'est pas moi qui suis inexact, monsieur le marquis, dit-il. L'exactitude consiste à arriver non avant l'heure, mais à l'heure. Veuillez consulter votre montre et prendre la peine de passer...

Le marquis si impertinent avec Beaumarchef, devint fort petit garçon lorsqu'il fut assis dans le cabinet de l'honorable placeur. Il n'osait même pas prendre la parole, et c'est d'un œil inquiet qu'il suivait les mouvements de B. Mascarot, lequel semblait chercher quelque chose parmi des liasses d'imprimés qui encombraient son bureau.

Quand il eut trouvé ce qu'il voulait:

—Je vous ai fait venir, monsieur le marquis, commença-t-il, pour cette grosse affaire industrielle que vous devez lancer, selon nos conventions.

—Oui, je sais... nous avons à causer, à nous entendre, à étudier la question... Rien n'est encore décidé, n'est-ce pas, il faut voir, examiner, tâter le terrain.

L'honorable placeur se permit un petit sifflement assez peu respectueux.

—Je vois, cher monsieur, fit-il, que vous me croyez homme à attendre sous l'orme votre bon plaisir... Détrompez-vous. Quand je m'occupe d'une affaire, elle marche. Pendant que vous couriez à vos plaisirs, je travaillais pour vous avec mon ami Catenac. Et tout est prêt...

—Comment, tout?

—Mon Dieu, oui! Vos bureaux sont loués, rue Vivienne; les statuts de votre société sont déposés chez le notaire, les membres de votre conseil sont choisis, l'imprimeur m'a apporté hier les titres, les prospectus, les circulaires, les affiches; vous avez signé un traité pour les annonces... nous commençons demain la publicité.

—Mais c'est invraisemblable, c'est...

—Lisez, interrompit B. Mascarot, en tendant une feuille de papier; lisez et vous serez convaincu.

Croisenois, abasourdi, prit le papier et lut à haute voix:

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