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Les français peints par eux-mêmes, tome 1

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Quand on s'est promené dans Paris, et que l'on a passé en revue ces boutiques étincelantes de dorure, aux marbres précieux, aux glaces richement encadrées, véritables salons où le chaland confus n'ose pas entrer, et dont il s'éloigne avec son argent, on s'arrête avec plaisir devant le modeste étalage de la fruitière. Rien n'est plus frais, et ne repose plus agréablement les yeux et la pensée.

Malgré le désordre apparent de l'humble boutique, un ordre secret a présidé à l'arrangement des fruits et des légumes. Ils pendent en grappes, se réunissent en gerbes, s'élèvent en pyramides, ou gisent confusément épars. Des carottes éclatantes, des oignons, et de longs poireaux verts et blancs encadrent la devanture comme d'une riche guirlande. Plus bas s'étalent, suivant la saison, des bottes de navets ou d'asperges, des aubergines et de gros choux cabus qui contrastent avec leurs frères aristocratiques, les élégants choux-fleurs. Derrière cette espèce de rempart s'abritent tour à tour les petits pois, les haricots dans leur cosse fragile, les cerises, les groseilles et les framboises; tandis qu'en dehors, près de la porte, un potiron, gardien muet et peu vigilant, pose gravement sa masse rabelaisienne sur un escabeau boiteux.

A ces produits de nos climats que manque-t-il, pour être admirés, qu'une origine exotique? Et pourtant les tropiques, si fiers de leurs bananes, de leurs dattes et de leurs ananas, ont-ils des fruits plus savoureux et d'un ambre plus flatteur que nos pêches et nos abricots, plus vermeils que nos pommes d'api, plus parfumés que nos fraises des bois, plus rafraîchissants et mieux colorés que nos groseilles et nos cerises?

Tous ces trésors sont placés sous l'œil et sous la main des passants, à la portée des voleurs, auxquels la fruitière n'a pas l'air de songer. Sa noble confiance fait honte aux précautions des autres marchands. Ceux-ci ont de mystérieux tiroirs et de sombres cartons. Ils se cachent, avec leurs marchandises, derrière des grilles en fer et des treillis; la fruitière mettrait ses fruits dans la rue. Tout lui est bon pour étalage, et sa fenêtre incessamment ouverte, et le devant de sa porte, et les chaises qu'elle expose au dehors chargées de provisions. On la voit qui s'agite, qui passe et circule avec facilité, et retrouve sa route à travers ce labyrinthe de légumes. Si mêlés qu'ils soient, sa main sait où les prendre au besoin, son pied ne les heurte jamais; et d'ailleurs qu'en résulterait-il? Excepté pour ses œufs, elle ne craint pas la casse.

La fruitière est un des types de Paris. Toutefois ne la cherchez pas dans le Paris élégant. On voit à la Chaussée d'Antin, aux environs de la Bourse et de la place Vendôme, des fruitières qui se décorent du titre emphatique de verduriers; mais on n'y voit pas la fruitière. Elle ne s'acclimate que dans les quartiers Montmartre et Poissonnière, Saint-Denis et Saint-Martin. Elle affectionne le Marais et les faubourgs. C'est là qu'elle pousse et qu'elle fleurit dans sa luxuriante originalité. Il lui faut, comme à ses légumes, l'humidité des rues étroites.

C'est une femme qui a passé l'âge moyen de la vie, d'une physionomie honnête qui prévient tout d'abord, et d'un embonpoint assez prononcé. Elle n'est pas haute en couleurs comme l'écaillère et la marchande des halles; elle n'a pas le coup d'œil ferme, la voix masculine, et les gestes provoquants qui distinguent ces dames. Il y a en elle quelque chose de champêtre et de potager. Femme de tête néanmoins, active et suffisamment intelligente, ne soignant ni sa personne ni son langage, et tirant sa beauté de son propre fonds. Si sa robe ne lui serre pas trop étroitement la taille, c'est peut-être que, n'ayant plus de taille, elle ne saurait au juste où se serrer. Elle va, les manches relevées jusqu'aux coudes, montrant des bras d'un rouge légèrement foncé, et affublée d'un large tablier dont on ne saurait vanter l'entière blancheur. Elle aime tant son costume de tous les jours, qu'elle le garde aussi le dimanche. Seulement elle croit devoir changer de bonnet.—La coquette!

On comprend qu'une telle femme, alors même qu'elle est mariée, n'est jamais en puissance de mari. La loi, qui lui a fait un devoir de la soumission, s'est trompée en cela comme en mainte autre chose. Un mari de fruitière est un être problématique qui existe sans doute, mais qu'on ne voit pas, qu'on ne connaît pas, et dont on ne parle pas. Vivant, sa femme l'a enterré, tant elle le cache et le dissimule sous son importance et l'ampleur de sa personne. On prétend qu'il se meut, qu'il parle et vit comme les autres hommes. On dit même qu'il court dès le matin aux halles et aux marchés, qu'il achète et transporte chez sa femme les divers articles de son commerce, et qu'il l'aide à nettoyer certains légumes, et à écosser les petits pois. Nous voulons le croire; mais, loin de donner son nom à sa femme, il perd jusqu'à son prénom. Il ne s'appelle ni Pierre, ni Simon, ni Jacques; c'est sa femme, au contraire, qui lui impose le nom de son état, La fruitière! C'est ainsi qu'on la désigne, et quand par hasard il est question du mari, on ne le connaît que sous ce titre, le mari de la fruitière!

Telle est même la force de l'habitude que, si d'aventure un homme se faisait fruitier, on dirait de lui la fruitière.

Elle est placée immédiatement après l'épicier, sur cette limite moyenne où se rencontrent le riche et le pauvre. Elle a toutes les qualités de l'épicier, et n'a peut-être aucun de ses défauts. Les prétentions de celui-ci sont connues. Malgré son air candide et débonnaire, malgré son grade de sergent dans la garde nationale et sa casquette obséquieuse, il vise à l'esprit et au beau langage; il exhale je ne sais quel parfum colonial et aristocratique. Il est fier de son encoignure qui domine deux rues, fier des grandes maisons qui l'honorent de leur pratique, et du comptoir d'acajou dans lequel trône superbement son épouse. La fruitière ne connaît pas tout cet orgueil: son comptoir, à elle, c'est une simple table; son trône, c'est une chaise dépaillée; ses pratiques, ce sont les bourgeois et les pauvres gens. Elle ne tient ni livres ni registres, et l'on n'a jamais dit qu'elle eût une caisse.

Les plus humbles entrent familièrement chez elle. Elle vend un peu cher, et surfait souvent. Mais quoi! on ne lit pas sur son enseigne ces mots cabalistiques: prix fixe; on a le droit, aujourd'hui si rare, de marchander avec elle, et où est le plaisir d'acheter quand on ne marchande pas? Prenez-la à son premier mot; elle sera toute fâchée et toute honteuse. Chose remarquable! on voit fréquemment des bouchers et des boulangers, ces princes du commerce, condamnés pour vente à faux poids. L'épicier lui-même, ce type d'honnêteté, subit quelquefois la honte d'un jugement. La Gazette des Tribunaux, qui attache les délinquants au pilori de la publicité, n'a pas encore inscrit le nom de la fruitière dans ses colonnes vengeresses. Elle y brille par son absence.

A-t-on bien calculé jusqu'où s'étendent ses relations, et quelle importance morale et commerciale elle exerce dans un quartier? Elle tient à tout, et tout vient aboutir à elle. Sa boutique est un centre autour duquel s'établissent et se rangent les autres professions; et, tandis que l'épicier et le marchand de vin se carrent aux deux extrémités de la rue, elle règne paisiblement au milieu. Les riches, qui envoient leurs pourvoyeurs aux halles et aux marchés, se passeront de son voisinage, mais la classe pauvre et la bourgeoisie veulent l'avoir sous la main. Sans elle le quartier ne serait pas habitable. Où trouverait-on les provisions du ménage, toutes ces mille petites nécessités de la vie, et les nouvelles de chaque jour, qui sont encore un besoin? Comment déjeuneraient la grisette, l'étudiant, l'artisan de tout état et de toute profession, sans le morceau de fromage quotidien, sans les fruits et les noix qu'elle leur mesure ou leur compte d'une main vraiment libérale? Le pot-au-feu des petits ménages pourrait-il se passer des carottes, des choux, des poireaux et des oignons qui relèvent si merveilleusement le goût de la viande, colorent le bouillon et lui donnent de la saveur? L'habitant de Paris, qui ne connaît que sa ville, qui ne sait pas comment le blé pousse, quand se font la moisson et les vendanges, suit la marche des saisons en regardant la boutique de la fruitière. Elle lui rappelle ce qu'il eût sans doute fini par oublier, que, loin de ces rues boueuses, s'épanouissent de riants coteaux et des plaines verdoyantes. La nature parle à son cœur de Parisien; et si, par un beau dimanche, il se détermine à franchir la barrière, ces colonnes d'Hercule sur lesquelles les badauds croient lire:—Tu n'iras pas plus loin; s'il s'écarte, et va parcourant les bois de Belleville, et les Prés Saint-Gervais; si, dans des chemins poudreux, il s'extasie sur la pureté de l'air qu'il respire; si, tenté par n'importe quel fruit défendu, il tombe entre les mains inévitables du garde champêtre, qui le suivait pas à pas, et qui lui déclare procès-verbal au nom de la loi et de la pudeur publique: ces plaisirs, cette promenade enchantée, ces émotions si variées et si nouvelles, et surtout l'aspect de la verdure, à qui les doit-il, sinon à la fruitière?

Chaque mois lui envoie ses productions. On voit paraître chez elle tour à tour l'oseille, la laitue, les asperges, la chicorée; puis viennent les choux-fleurs et les petits pois, ces douces prémices de l'été; les fraises et toute la famille des fruits rafraîchissants. Attendez: voici les pommes de terre nouvelles, toutes petites, toutes rondes, ou délicatement allongées. La pomme de terre suffirait seule à la gloire de la fruitière. La boutique où l'on trouve ce pain naturel doit être la première parmi les plus utiles et les plus honorées. L'automne arrive les mains pleines de ses brillants tributs, et l'hiver, qui ne produit rien, se pare longtemps des richesses de l'automne. La neige couvre déjà les campagnes et les jardins, que l'étalage de la fruitière, ce jardin artificiel, est aussi fourni que jamais.

Elle vend bien d'autres choses encore. Elle est renommée pour le beurre, le fromage et les œufs frais, et elle partage avec l'épicier l'honneur de cultiver les cornichons, ce légume proverbial. Regardez: voilà des plumeaux et de mystérieux balais dont l'usage ne s'exprime pas; voilà des pots de toute forme et de toute couleur; voilà des vases en faïence plus utiles qu'élégants, et dont le besoin se fait généralement sentir; et, par le plus heureux contraste, le bon La Fontaine trouverait encore ici:

De quoi faire à Margot pour sa fête un bouquet.

Le petit oiseau lui-même n'y est pas oublié; outre le mouron (que deviendrait Paris sans mouron!), on voit suspendus en dehors de longs épis de millet, et des gâteaux circulaires, image trompeuse de nos échaudés.

Enfin c'est la fruitière qui fournit ces petits vases en terre cuite, dont l'étroite ouverture ne sait pas rendre ce qu'elle a reçu: les tirelires. Saluez, ô vous qui ne les connaissez pas. Les tirelires, si chères à la grisette, à la demoiselle de boutique, à l'enfant, à l'artisan laborieux! Les tirelires, ces caisses d'épargnes des plaisirs innocents! Les tirelires, que la fruitière vend un sou, et qu'une femme si rangée et si économe était seule digne de vendre.

Fleurs et fruits, fromage, beurre et œufs frais: tout cela, direz-vous, s'achète aux halles. Mais les halles sont si loin, et le temps à Paris est si cher! La boutique de la fruitière est une petite halle établie dans chaque rue. Chaque maison y envoie chercher les provisions de la journée, et l'hôtel orgueilleux lui-même, quand la halle lui a manqué, se voit contraint de recourir à l'humble boutique, et s'étonne d'y être si bien servi.

Comprend-on maintenant l'importance morale de la fruitière? Nul ne vient chez elle sans y échanger quelques paroles. C'est le rendez-vous favori des servantes; et, par elles, les secrets des ménages descendent chaque matin et arrivent à son oreille. Placée sur la rue, et au pied de ces hautes maisons qui contiennent un monde entier, elle voit tout, elle sait tout. Amours de jeunes filles, querelles, scandales de tout genre, rien ne lui échappe; et les pratiques, qui se succèdent sans relâche, et qui lui apportent le tribut de leurs liards et de leurs nouvelles, la tiennent au courant de ce qui se passe au loin, hors de son horizon et dans les quartiers avoisinants. Elle est la confidente de toutes les bonnes d'enfant. La portière ne jouit ni de son crédit, ni de sa considération. La portière est méchante, hargneuse et notoirement indiscrète. La fruitière est vantée pour sa discrétion et ses sages conseils. Et puis,—n'est-ce pas une femme établie? Elle écoute et parle tout à la fois; souvent elle s'interrompt pour ranger quelque chou qu'un pied distrait a délogé, quelque gros artichaut qui s'est écarté étourdiment de ses compagnons. Il y a toujours chez elle une histoire commencée, une de ces interminables histoires des Mille et une Nuits. On entre, on sort: l'auditoire féminin se renouvelle, et l'histoire continue; elle s'égare en longs détours: elle se perd en mille anecdotes incidentes; mais, à l'exemple du fameux conteur de Jeannot, c'est toujours la même histoire.

La fruitière a le cœur sur la main; son amitié est solide, son obligeance est éprouvée; tous les petits services qu'elle peut rendre, elle les rend avec empressement. Bien que son commerce soit plus qu'un autre un commerce en détail et ne supporte pas les longs crédits, elle ne laisse pas d'avancer à de pauvres voisines quelques liards et même quelques sous, elle, pour qui les sous et les liards sont des francs. A l'ouvrier indigent, à la veuve ou à l'orphelin, la brave femme fera, comme on dit, bonne mesure.—Aumône magnifique, noblement et délicatement déguisée, dont personne ne lui saura gré, et pour laquelle elle ne recevra pas même un merci; car ceux qu'elle oblige ainsi ne s'en doutent pas!

Les écoliers, les gamins des carrefours qui s'arrêtent avec admiration devant les merveilles opulentes de l'épicier, contemplent avec une convoitise plus naturelle et mieux sentie les bonnes choses que vend la fruitière; souvent même ils organisent de petits vols à ses dépens: la maraude réussit presque toujours, et les voilà qui fuient, en se pressant d'anéantir le corps du délit. L'épicier dépêcherait son garçon à leurs trousses; il s'élancerait lui-même après eux, en dépit de sa gravité, et, d'un air formidable, il les conduirait au violon. La fruitière, avertie trop tard, accourt, comme l'araignée, du fond de son domaine, et apparaît, les deux poings sur les hanches et le bonnet légèrement posé de travers: elle crie au voleur et à la garde, et poursuit les maraudeurs de sa voix glapissante. Si un voisin officieux parvient à les attraper et les amène tout confus devant leur juge, elle les charge d'imprécations; elle leur prédit l'échafaud, et finit souvent par les renvoyer avec un bon sermon et une poignée de cerises.

Qui comprendra les joies, les soucis de cette existence paisible, où tous les jours se ressemblent, où les contre-coups des plus grandes convulsions viennent s'amortir? Napoléon prétendait qu'il y avait peut-être, dans quelque coin de Paris, un être isolé qui n'avait pas entendu le retentissement de son nom. Eh bien! la fruitière, qui sait tant de choses de la vie usuelle, ne sait presque rien des événements politiques; bien différente de la portière sa voisine, qui a les prétentions et le savoir d'un homme d'état. Parfois, dans ses heures de désœuvrement, elle emprunte à celle-ci une moitié de vieux journal. Elle lit rarement, et ne sut jamais bien lire; elle épelle donc à grand'peine, et en estropiant les mots: elle ne comprend pas beaucoup; mais c'est sans doute la faute du journal; et puis la fin de la phrase ou de la page lui expliquera ce qui lui semble obscur et incohérent. La phrase finit, la page s'achève, et la lectrice n'a recueilli que des termes étranges, des noms qu'elle a entendu prononcer, mais dont elle ignore l'histoire. Lasse enfin et découragée, elle abandonne cet exercice fatigant pour ses yeux et pour son intelligence, et en revient à son vieux livre de prières, livre qu'elle sait par cœur, ce qui ne veut pas dire qu'elle le comprenne. Qu'importe au surplus? où l'esprit manque, le cœur suffit.

Elle sort rarement de sa boutique: tant de monde s'y donne rendez-vous, qu'elle a toujours compagnie. Le dimanche, quand un beau soleil a séché les pavés, la fruitière, assise devant sa porte, tient salon dans la rue, à l'ombre des hautes maisons et à la fraîcheur des bornes-fontaines qui coulent en petits ruisseaux. Tout en discourant avec ses voisins, elle jette un regard de complaisance sur son jardin potager. Que d'autres courent à la barrière et se ruinent en danses et en plaisirs de toute sorte; ses jouissances à elle sont plus intimes. Trouver, découvrir une belle partie de légumes; pouvoir exposer des prunes mieux colorées, des œufs plus gros, des choux plus massifs; mettre devant sa porte, comme une enseigne, quelque potiron monumental, que l'on se montre du doigt, dont on parle dans le quartier, et à l'aspect duquel les curieux ébahis s'arrêtent avec respect: voilà sa joie, son orgueil, son triomphe, ce qu'elle aime à voir et à entendre.

Faut-il qu'un si beau caractère ait ses taches et ses défauts! elle est jalouse: elle a le cœur de César, et ne veut pas être la seconde dans sa rue. Les primeurs, qu'une rivale parvient à étaler quelques jours avant elle, l'empêchent de dormir. Ces boutiques ambulantes de légumes, ces petits comptoirs improvisés sous les portes cochères et devant les allées, et qui ne payant ni loyer ni patente peuvent vendre à meilleur marché, contristent la fruitière et lui causent des déplaisirs mortels. Elle incrimine le commissaire de son quartier, les agents de police et môsieur le préfet de police lui-même, et dans l'excès de la passion elle s'écrie: «Si j'étais gouvernement!...»

On lui reproche encore de se livrer immodérément à l'interprétation des songes, et de se demander chaque matin, après de longs efforts de mémoire: Ai-je rêvé chien, chat ou poisson?—Ne rions pas trop de cette faiblesse, nous qui faisons les esprits forts. N'est-ce pas une récréation innocente, une source intarissable d'émotions qui ne coûtent rien à personne? heureux qui, au milieu des tristes réalités de la vie, s'inquiète d'un songe! Il y a là plus de bonhomie, plus de naïveté, plus de poésie peut-être que dans tout un poëme. Eh bien, oui: malgré de trop nombreuses déceptions, la fruitière croit aux rêves. Ne lui parlez pas, ne la questionnez pas: gardez-vous surtout de rire devant elle, et de chercher à la tirer de cette humeur chagrine où elle semble se complaire. Ce jour est un jour funeste. Ses fruits se moisiront: on viendra lui échanger une pièce fausse; elle trouvera une pierre frauduleusement cachée dans sa motte de beurre. A quoi ne doit-elle pas s'attendre? Apprenez qu'elle a fait un rêve, et qu'elle a vu quelque chose d'effrayant, dont le souvenir la poursuit; quelque chose enfin qui la menace de tous les malheurs et qu'elle ne peut interpréter d'une manière un peu rassurante.—C'était un matou, un matou noir!

La nature de quelques-uns de ses articles ne lui permet pas d'avoir un chat, cet ami déclaré, ou, si l'on veut, cet ennemi du fromage; car tant d'amour ressemble presque à de la haine. Elle remplace souvent le luxe d'un perroquet par un geai ou une pie, ces perroquets de la petite propriété; oiseaux babillards, qui lui font une concurrence redoutable. Mais, le plus communément, elle suspend à côté de sa porte une cage qui renferme un chardonneret ou un serin. Le petit chanteur, bien fourni de mouron et de millet, et entouré de verdure, se croit au milieu d'un jardin, et, dans cette douce illusion, il ne se tait pas de tout le jour.

Il est des fêtes réservées où la fruitière s'arrache enfin à cet étroit domaine qui est pour elle un univers; des occasions solennelles où elle s'aventure à visiter les Tuileries, les musées, et, mieux encore, le Jardin des Plantes. Il ne faut rien moins que l'arrivée à Paris d'une parente à qui l'on veut faire les honneurs de la capitale. La fruitière s'est parée de ses plus brillants atours; son mari, cet être de raison, apparaît enfin en chair et en os, et entièrement semblable aux autres hommes. Il est chargé d'un ample parapluie rouge, et donne le bras à sa femme. Le couple patriarcal s'avance lentement au milieu des merveilles que le progrès enfante tous les jours; il jouit de l'étonnement de la provinciale, que la vue de tant de belles choses semble pétrifier, et s'étonne lui-même à l'aspect des maisons et des trottoirs élevés et construits depuis sa dernière excursion. Il reconnaît à peine les quartiers qu'il a parcourus autrefois; il s'égare au milieu des rues nouvelles, et se voit contraint de demander son chemin dans Paris. Pour des Parisiens quelle humiliation! Les tableaux de nos musées, qu'il s'efforce de comprendre et qu'il explique à sa manière, lui causent plus de fatigue que de plaisir. Il n'est véritablement heureux qu'au Jardin des Plantes: il se pâme d'admiration devant les ours; il ne les quitte que pour aller à l'éléphant, et de là à la girafe qu'il s'obstine à appeler girafle; il tressaille d'effroi au rugissement du tigre et du lion, et se communique mainte réflexion sur la férocité de l'hyène et le naturel licencieux du singe.

Ainsi vieillit la fruitière. Peu à peu l'âge a courbé sa taille et roidi ses membres. Elle est encore rieuse et d'humeur facile; mais elle a perdu la vivacité de ses mouvements. Qui lui succédera? Elle a une fille dont elle est fière, et qu'elle déclare être son vivant portrait. Simple et prosaïque en ce qui la regarde elle-même, à force d'amour maternel elle devient romanesque, et rêve pour son enfant un état propre et sans fatigue, une vie sans travail et, finalement, un riche mariage. Les blanches mains, les doigts effilés de son Angélina sont-ils faits pour soulever de grossiers légumes? Non, sans doute. Aussi mademoiselle sait-elle lire, écrire et broder. Elle sera ouvrière en robes, modiste, artiste peut-être; elle ne sera pas fruitière, ce qui eût été plus sûr.

Un matin la boutique s'ouvre plus tard qu'à l'ordinaire, et l'on y voit avec étonnement un homme qui va et vient d'un air effaré au milieu des légumes, marchant sur les uns, culbutant les autres et ne sachant où trouver ceux qu'on lui demande: c'est le mari devenu fruitière, tandis que sa femme malade s'inquiète et se tourmente, et souffre moins de son mal que de la contrariété d'être retenue dans son lit. A cette nouvelle, le quartier s'attriste et s'émeut: la rue n'est point jonchée de paille pour amortir le bruit des passants, effort impuissant de la richesse contre la douleur, vaine précaution que dissipe le pied des chevaux et qu'emportent les roues des voitures; mais les voisines, mais les bonnes amies, mais les commères de la brave femme se pressent en foule à sa porte. Elles accablent de leurs questions, elles étourdissent de leurs conseils le malheureux mari qui ne sait à laquelle entendre. Toutes lui recommandent une recette différente, une recette infaillible dont la vertu est souveraine et qui ne peut manquer de guérir la malade: c'est un bruit, une confusion, un mélange bizarre de paroles, jusqu'à ce que la troupe bruyante, cessant de s'entendre, baisse subitement la voix et se taise tout à coup, pour recommencer quelques instants plus tard.

Le jour où la fruitière est rendue à ses pratiques est un jour de fatigue et de joie. Il lui faut dire elle-même et raconter de point en point, bien que son mari l'ait racontée cent fois, toute l'histoire de sa maladie. L'auditoire en cornette, debout et le panier au bras, écoute avidement, et fait sur les moindres circonstances de longs et savants commentaires. La Faculté elle-même en serait à bon droit étonnée. On apprend alors quelle est la voisine dont la recette a été suivie de préférence. Approchez-vous, prenez votre part du spectacle. Regardez cette mortelle extraordinaire, contemplez son visage, étudiez ses traits pendant qu'elle se laisse complaisamment admirer. Tous les yeux sont fixés sur elle; on l'envie, on lui en voudrait presque de son succès. Voilà une réputation faite, voilà une femme dont on parlera dans le quartier, et qu'on viendra consulter de toutes les rues avoisinantes. Désormais sa clientèle est assurée. Elle jouit déjà de sa célébrité: elle triomphe, elle est heureuse.—C'est elle qui a guéri la fruitière!

Avertie par cet accident, celle-ci prend enfin le parti de vendre sa boutique, et elle abandonne le quartier qu'elle aima si longtemps. Une autre succède à sa popularité et à son importance. C'est un grand événement dans la rue. Mais quoi! tout s'oublie. Peu à peu on parle moins de l'ancienne fruitière, suivant l'usage de ce monde inconstant qui ne sait pas se souvenir de ceux qu'il ne voit plus. Elle disparaît; elle se retire aux extrémités de Paris, et s'enferme dans un petit enclos qu'elle sème et qu'elle arrose, où elle s'entoure de fleurs, où elle cultive, sans les vendre, ces légumes bien-aimés qu'elle vendit pendant tant d'années sans les cultiver. Elle reste fidèle à ses goûts et à ses habitudes, et jusqu'au bout elle est, du moins à l'endroit du chou, comme ces honnêtes lapins de Boileau

Qui, dès leur tendre enfance élevés dans Paris,
Sentaient encor le chou dont ils furent nourris.

François Coquille.


LE COMMIS-VOYAGEUR.

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Et d'abord, qu'est-ce qu'un commis-voyageur?

Par le temps qui court, un commis-voyageur est un être essentiellement malléable et cosmopolite, auquel on a donné une forme, une qualité et un nom. Le commis-voyageur est voué au culte de l'aune et du kilogramme, de la canne à sucre et du gingembre, de la toile peinte et du calicot. Le commis-voyageur est l'expression la plus active de la civilisation mercantile, le nec plus ultra de l'honneur et de la dignité du magasin; l'élément artériel du fabricant, du consignataire et du négociant en gros; le vade semper du double emploi, du rossignol et du trop plein; le pourvoyeur aimé du caissier-emballeur, du commissionnaire de roulage et du camioneur; le messie chéri de l'hôtelier, de la servante et du décrotteur; le despote de la table d'hôte, le privilégié de la tabagie, surtout du billard; le....... Mais que n'est donc pas le commis-voyageur? s'est-il jamais fait sans lui un calembour, un coq-à-l'âne, un logogriphe ou un rébus? S'est-il jamais dit sans lui un bon mot, une facétie ou un joyeux lazzi? Non. Vous devez donc reconnaître que le commis-voyageur est un être éminemment agréable et utile.

L'espèce commis-voyageur se divise à l'infini, en catégories, en sections, en types et en prototypes; mais on en distingue particulièrement sept sortes, qui sont: le voyageur patron, le voyageur intéressé, le voyageur à commission, le voyageur libre, le voyageur fixé, le voyageur piéton, le voyageur marottier.

Le voyageur patron se reconnaît à la sévérité de son visage, à la prudence de ses manières, à la dignité de son maintien. Il se place, à l'hôtel, au bout le moins habité de la table, mange tranquillement, ne dit pas un mot, observe en dessous, fronce le sourcil, plie méthodiquement sa serviette, prend un cure-dent, se lève et va stimuler la pratique endormie. Son entrée dans une maison est digne, calme, et mesurée sur l'importance de ses relations avec elle. D'un coup d'œil il a vu, il a calculé les besoins du commettant, et déjà, avant que celui-ci ait eu le temps de récapituler ce qui lui manque, le voyageur patron a inscrit sur son carnet une kyrielle d'articles, en disant: «Il vous manque telle chose, vous vendez bien tel objet; je vous enverrai cette pièce, nous y ajouterons cette autre.» Cela s'appelle une commission à la patron, prise d'assaut, sans que le commettant, fasciné par le prestige, ait pu placer le mot refus...... Et puis, diable! c'est le chef de la maison, il peut faire des avantages, des concessions, et l'on ne peut décemment pas le laisser passer en blanc, c'est-à-dire sans commission. Le voyageur patron obtiendra une commission là où il n'y a rien à gratter pour son pauvre représentant. Quelque zèle, quelque amour-propre qu'y déploie celui-ci, l'autre l'emportera toujours sur lui; effet de certaines petites influences auxquelles le commettant cède involontairement.—Le costume du voyageur patron n'est ni pincé, ni bouffant, ni voyant; il est propre, luisant, bien brossé, et surtout bien étoffé.

Le voyageur patron n'a jamais qu'une main de gantée, un gant neuf et un gant troué. De nos jours, et surtout depuis la révolution de 1830, il risque le foulard, le foulard de soie, impression de Lyon, un véritable foulard.

Quant au voyageur intéressé, il est d'un âge problématique; il vogue le plus ordinairement entre trente-cinq et quarante ans, indubitablement orné d'un toupet Tibierge et d'une dentition Billard; si, par aventure, il ne porte ni perruque ni fausses dents, il a le soin de se munir d'un petit peigne de plomb à l'aide duquel, pour parer aux dégradations du temps..., il ramène sur le devant les mèches isolées qui vont s'égarer sur l'occiput; puis, il s'exprimera de manière à ne jamais ouvrir la bouche plus qu'il ne faut pour permettre à la langue d'exécuter son jeu. Le voyageur intéressé est un bipède intéressant, ordinairement petit, un peu boulot, un peu ventru, mais en résumé bon garçon. Il est coquet dans sa mise, sent l'eau de Cologne, quelquefois le patchouli, met une cravate blanche, un gilet blanc, un pantalon noir et un habit idem,—toute la rhétorique d'autrefois. A l'index de sa main droite, vous remarquerez une chevalière or massif; à sa chemise, des boutons de nacre ou de dent d'hippopotame, et à son gousset une chaîne plate à la Vaucanson. A table, il cause peu, mais bien et posément; c'est-à-dire que ses paroles sont empreintes d'un certain ton prétentieux et saupoudrées d'une légère couche de menterie qui glisse, s'infiltre et prend racine sous un air de bonhomie et de véracité. Le voyageur intéressé ne fraye pas avec le menu fretin de la confrérie; il prend sa demi-tasse à table d'hôte, se lève, va causer un instant avec le maître d'hôtel, appelle le garçon, afin que celui-ci donne un coup de brosse à ses bottes, et demande un gamin pour porter sa marmotte. Chez le commettant, il est, comme partout, poli, prévenant, obséquieux; il embrasse le bambin morveux, caresse le chien caniche, dit une douceur à la demoiselle de comptoir, et offre une prise de tabac au patron. Il s'informe de l'état des vignes, prédit le résultat de la saison, entreprend une dissertation agronomique sur le cours des blés, des avoines et des cantalous, demande des nouvelles de madame, et engage monsieur à le venir voir à Paris. «Nous irons dîner au Rocher de Cancale,» dit-il en riant d'une manière calculée; puis il ajoute, mais dans le tuyau de l'oreille: «Et nous décollerons la fine fiole d'Aï frappé, hein!» Bref, il obtient une commission, souvent une bonne commission.

Le voyageur à commission était, au temps de l'empire, un être apocryphe, idéal, ou tout au moins dubitatif; à la restauration, il se matérialisa, prit un corps, une tête et des bras; enfin, depuis les glorieuses, il s'est tellement identifié avec son rôle, et il a si scrupuleusement embrassé la perfectibilité de notre époque, qu'il est parvenu à se rendre la terreur des boutiquiers, des magasins et du commerce en général. Or, pour vous faire une idée de cette ingénieuse procréation du siècle, imaginez un être qui frise la cinquantaine, un peu plus, un peu moins, mais plutôt plus que moins. Cet être est propriétaire d'une tête couronnée d'une auréole de cheveux gris, gras et collant sur les tempes; il est en outre revêtu d'un habit râpé, d'un pantalon à plis, d'un col crinoline Oudinot, d'un chapeau blond et de bottes éculées. Avec cet accoutrement quelque peu Robert-Macaire, il fait le merveilleux, l'incroyable, et secoue fréquemment le tabac de son jabot fané, afin d'avoir occasion de faire briller le chaton doré de la bague de cheveux que lui a donnée sa dernière conquête. Le voyageur à commission a longtemps parcouru le monde entier; il a tout vu, tout examiné, tout observé, tout apprécié. Il connaît tous les moyens, toutes les ressources, toutes les marches et contre-marches, les points et les virgules, les entrées et les sorties, en un mot tous les arcanes de son métier, de son état, de son art. Parlez-lui d'une maison importante, alors il n'hésitera pas seulement; en guise de préambule obligé, il se balancera un instant sur sa chaise, puis, introduisant un doigt dans l'entournure de son gilet velours-coton, à boutons ciselés, il vous répondra en clignant de l'œil: «Telle maison? connu! j'ai été commis avec le patron en l'an IX.» Citez-lui le nom d'un négociant: «Connu! il était placier au moment où je faisais l'expédition pour l'étranger.» Nommez-lui un banquier: «Connu! c'était un garçon de caisse que déjà je...» Le voyageur à commission a tout fait, tout été, et en résumé il ne fait rien et n'est rien. Par exemple, il faut lui rendre cette justice, il sait par cœur tous les hôtels de France, leurs bonnes et mauvaises qualités; il connaît tous les chefs, les plats où ils excellent, les mets qu'ils servent le mieux; enfin il est très-bien avec les bonnes. Non qu'il soit généreux; au contraire, la générosité! allons donc! la civilisation et le positivisme l'ont abolie; mais, par contre, il est doucereux, bavard et séducteur. Il vante en termes congrus les charmes de la chambrière, exalte emphatiquement les sauces du chef, et débite force compliments à l'hôtelier.

Règle générale, il hante de préférence les jeunes voyageurs, les nouveaux émoulus. Pourquoi? Parce qu'il connaît par A plus B le domino, le whist, l'écarté, et surtout le doublé au billard, et qu'une fois au café, il est sûr de passer au débutant et la demi-tasse, et le petit verre, et le cigare, et la bouteille de bière, toutes dépenses quotidiennes qui viennent d'autant ménager son maigre budget. Le voyageur à commission (nous lui en demandons bien pardon, mais la vérité avant tout), le voyageur à commission est de mœurs particulièrement diogéniques: si vous entendez à table une conversation dénudée, débraillée et sans fard, une de ces conversations qui vous clouent la bouche et obligent votre voisine à baisser les yeux, regardez au bout, tout à fait au haut bout, et là vous remarquerez un être crasseux, barbe inculte, nez bourgeonné, menton gibbeux, l'œil glauque et terne comme de la nacre sale: cela s'appelle un voyageur à commission; c'est le Roger Bontemps, l'Arétin ressuscité, le narrateur graveleux qui ne sait respecter ni le lieu où il se trouve, ni les personnes qui l'approchent, ni les femmes qui peuvent être auprès de lui. Nous l'avons dit, chez la pratique on le voit avec humeur, avec effroi, la fièvre en prend; pour se débarrasser de sa présence, on lui accorde une commission, petite il est vrai, mais qu'importe! N'a-t-il pas le soin de la doubler en l'envoyant à la maison qui a eu le malheur de lui confier des échantillons. Aussi, la commission faite, partie, arrivée, le commettant reconnaît la fraude, peste, jure, envoie le voyageur à tous les diables, et laisse le tout pour compte. Pendant ce temps, le voyageur à commission est rentré au logis; il a réclamé son 2 ou 3 pour 100, ses bénéfices sont réalisés, c'est tout ce qu'il lui faut; il a enfoncé la pratique et floué le patron; il n'en demande pas davantage. A d'autres!

Le voyageur libre est grand, jeune et blond; c'est le damoiseau, le dandy, le Lovelace de la partie. Il a de beaux appointements, une allocation quotidienne indéterminée, et la confiance de son patron. Souvent il a fait ses études, et alors il lui est difficile d'échapper au pédantisme de son éducation; souvent il est bachelier de l'illustre académie, et alors il affectera un purisme d'élocution qui eût mis en joie Vaugelas et Letellier. A chaque ville où il s'arrête, il prend un bain, se soigne comme une petite maîtresse, et renouvelle l'air de ses coussins élastiques. Toujours il fume le vrai Havane, cigare à quatre sous, porte des gants paille, un binocle octogone et un flacon d'alcali. A table, il boit du bordeaux-médoc et de l'eau de Seltz, ne touche pas aux gros plats, dédaigne les mets ordinaires, et se réserve pour les pots de crème, biscuits, macarons et autres chatteries, lorsqu'il y en a. En somme, il parle peu, mange peu, sort de table avant les autres. En le voyant, à sa démarche importante, à sa mise boulevard de Gand, à ses manières polies et légèrement dédaigneuses, au luxe de sa table et aux égards que partout dans l'hôtel on a pour lui, on se dit: «C'est le représentant d'une bonne maison.» Habituellement il ne va point au café, ou, s'il y va, c'est pour lire les journaux et de là filer à ses affaires. En entrant dans une maison, il salue avec courtoisie, fait ses offres de service avec aisance; mais sans bruit, sans fracas, s'y annonçant ainsi: «Monsieur, je représente telle maison.» Là s'arrête sa formule sacramentelle: si le commettant a envie de lui confier une commission, il la lui donne; autrement le voyageur libre sait trop bien la dignité de sa maison pour descendre à la supplication, pour se résoudre à faire petitement l'article. En diligence, le voyageur libre prend le coupé, toujours le coupé; il est galant avec les dames et honnête avec tout le monde, même avec le conducteur et le postillon. C'est le type, aujourd'hui perdu, du voyageur élégant, du bon voyageur. L'art de Watt et la concurrence l'ont étouffé; il a disparu, on n'entend plus parler de lui, son règne est fini.

Le voyageur fixé vous représente un écolier de dix-huit à vingt-deux ans; cet écolier est habituellement un petit avorton, suffisant, barbu, cambré et beau parleur. C'est le papillon de la confrérie, frisé, musqué et vantard. Il est bien mis: pantalon collant, bottes vernies et gilet court. Dans sa main frétille une canne de houx tordu, et sa tête est décorée d'une chevelure à la Périnet ou à la malcontent, suivant la pluie, le soleil ou le vent. Par jour, on lui alloue de 10 à 12 francs, et, par an, de 1,000 à 1,200 francs. On lui trace un itinéraire; il doit rester tant de jours dans une ville, tant dans une autre, et s'arranger de manière à ce que ses affaires soient faites pendant le laps de temps qu'on lui a accordé. En descendant de diligence (la rotonde toujours), voici la distribution de son temps: 1o Il va se promener, flairer la ville, prendre le vent et récolter de l'appétit; il est réellement trop matin pour aller voir la pratique: elle n'est pas levée, on est paresseux en province, on aime, on savoure le far niente. L'argent s'y gagne lentement, c'est vrai; mais aussi bien facilement, il faut en convenir. 2o Il rentre pour déjeuner, déjeuner longtemps et bien; ce qui n'est pas défendu, d'autant que ça ne coûte pas un centime de plus. Ayez de l'appétit ou n'en ayez pas, aux yeux de l'hôtelier, vous en avez toujours. Aussi, le voyageur fixé sait-il si bien cela, qu'il aimerait mieux consommer pour deux que de ne pas manger pour un. 3o Il se rend au café, prend la demi-tasse de rigueur, la joue, perd; joue contre, perd encore; joue de nouveau, et fait la récolte générale. Il a régalé toute la société; aussi a-t-il mangé 18 francs: or, il faudra, quoi qu'il arrive, récupérer cette perte, et, pour cela, rester un jour de plus dans une ville. En ville, il faut jouer au café, on fait des économies; ce sont les diligences qui assomment. 4o Une heure sonne; on va voir la pratique, bien! mais la pratique ne sympathise pas avec le voyageur fixé. «Monsieur, lui dit-on, nous n'avons besoin de rien..... Monsieur, vous repasserez demain..... Oh! monsieur, des voyageurs et des chiens, on ne voit que cela dans les rues..... Des voyageurs, ne m'en parlez pas, j'en ai plein le dos!» A toutes ces observations plus ou moins flatteuses, le voyageur fixé s'incline et remercie. On lui dit: «Vous nous.....;» il répond, «Monsieur, c'est un dessin nouveau, exclusif à notre maison.» On lui crie: «Vous nous fatiguez.....» et lui de répliquer avec enthousiasme: «Trois mois et trois pour cent, chose que jamais personne ne vous fera.—Mais, mon cher monsieur, vous perdez votre temps.—Monsieur, je voyage pour cela!» Quand un commettant devine au fumet ou entrevoit le nez d'un voyageur fixé, avant que celui-ci ait mis la main sur le bouton de la porte, il lui crie: «Monsieur, c'est inutile, absolument inutile; nous avons tout ce qu'il nous faut!» Et souvent il n'a pas une aune de marchandise dans ses rayons, pas une once de cassonade dans ses casins, pas un kilo de vitriol vert ou d'indigo. En vérité, convenons-en, on ne ferait pas pire accueil au marchand d'aiguilles, au repasseur de couteaux-ciseaux ou à l'étameur, voire au propriétaire à l'échéance du terme.

Observation essentielle, le voyageur fixé doit sortir par la porte et rentrer par la fenêtre, jusqu'à ce que commission s'ensuive; cela est renfermé dans ses prescriptions. Labor omnia vincit improbus. Par contre, c'est le patron qui doit payer le café, le blanchissage, le spectacle, et autres menues dépenses portées sous un pseudonyme décent au débit du compte du voyage. Cela est connu de tous, excepté du patron. Le patron croit ou ne croit pas à la sincérité de son commis; ce qu'il y a de certain, c'est qu'il paye toujours le compte que ce dernier lui présente infailliblement, c'est-à-dire les frais d'un voyage de cinq mois au lieu de trois. Le voyageur fixé traite le patron comme la pratique.

Le voyageur piéton est un honnête garçon, malicieux quoique franc, et roué quoique plein de dévouement. Il est ordinairement Picard et riche de vertus. On lui passe 6, 7 ou 8 francs, suivant les saisons et les affaires. Il endosse une blouse, met des guêtres, s'arme d'un gourdin, et, le gousset garni de quelque menue monnaie, juste de quoi humecter son gosier aux bouchons de la route, il part, léger comme l'oiseau et heureux comme le poisson dans l'eau. Il remet ses échantillons et ses effets aux petites voitures, économie commerciale, profits et pertes. Arrivé dans une ville, il se décrasse, essuie la poussière qui macule ses souliers, fait sa barbe, prend sa marmotte, et court à la pratique. Le voyageur piéton, reconnu paisible et peu dangereux, quoiqu'à tort, est, par suite de cette conviction du commettant, admis dans tous les magasins. Il commence, en entrant, par déposer sa carte, ôter son chapeau, et dire familièrement au patron, avant que celui-ci lui ait seulement adressé la parole: «Ça va pas mal, et vous? Et le patron de répondre dignement: «Môsieu, j'ai bien l'honneur d'être le vôtre.» Le voyageur piéton ne voit que les petites maisons, les margoulins, et les margoulins sont plus fiers que les négociants en gros. Le voyageur piéton est sans gêne: il s'assied sur le comptoir, bat la mesure avec ses talons ferrés, parle du beau et du mauvais temps, et entame la politique. C'est alors que le front de la pratique commence à se dérider: le margoulin est profond politique; de son côté, le voyageur piéton, qui est carliste avec le carliste, républicain avec le républicain, philippiste avec le philippiste, le voyageur piéton n'en pince pas trop mal. Or donc, la discussion s'ouvre, s'élève, s'échauffe, s'irrite, se gonfle; un voisin vient y prendre part, y émettre son opinion, y mêler sa dialectique et ses théories. On fait des suppositions, des rêves creux, des utopies à perte de vue. Le voyageur piéton est d'abord de l'opposition; il parle avec chaleur, il pérore avec enthousiasme, en français ou non, peu lui importe assurément; il fait le Mirabeau, gesticule, s'exténue, se démène comme un énergumène; sa voix prend du volume, de l'extension; ses paroles jaillissent à tort et à travers: ce sont des étincelles, des éclairs; il fait du bruit, de l'effet; il en impose à son auditoire ébahi: c'est tout ce qu'il veut. Ensuite, lorsque la discussion est arrivée à son apogée, à son dernier degré d'exaltation (savante stratégie!) il baisse de suite pavillon, et accorde au commettant une victoire qui chatouille d'autant plus l'amour-propre de celui-ci, que cette victoire a été rudement disputée. Le commettant est flatté, enchanté, entraîné; impossible à lui de refuser une commission.

Le voyageur piéton poursuit son triomphe jusque sur la personne du commis (le commis est un être prépondérant chez le commettant margoulin); il le traite de «mon cher ami!» il lui promet une place à Paris, il lui offre le verre d'absinthe, il va à la salle d'armes avec lui; il lui démontre mathématiquement le chausson, il lui explique, ex-professo, la manière d'utiliser les armes de la nature, etc. Le voyageur piéton est peut-être de tous les voyageurs celui qui obtient le plus de commissions.

Le voyageur marottier, ou marchand ambulant, est une espèce d'Alcide emblousé de bleu à mille raies. Pour armes offensives et défensives, il porte à la main un fouet, verge de houx, corde de cuir. Il se reconnaît particulièrement à la toile cirée qui protége son chapeau, au pantalon de velours bleu qui couvre son fémur, aux brodequins ferrés qui cothurnent ses pieds, et au juron traditionnel domiciliairement établi sur ses lèvres. Débarqué dans une sous-préfecture (les sous-préfectures sont ses ports de mer, ses endroits de prédilection), il s'enquiert d'un magasin temporaire. Les auberges où il descend ordinairement ont une chambre réservée ad hoc pour cette espèce de voyageurs à petites journées. Une fois pourvu, le marottier déballe et range ses marchandises dans des rayons enfumés, et sur lesquels le jour n'a jamais pénétré en plein midi. Tant mieux! la pratique n'a pas besoin de voir le grain écrasé d'un double-boîte ou la paille d'un rasoir, la reprise d'une dentelle ou le mauvais teint d'un madras alsacien. C'est fait exprès, c'est superbe! et l'acheteur vient se prendre là comme un oiseau à la glu. Ces préliminaires achevés, le marottier va allumer le chaland: pour cela, il le flatte, le caresse, le cajole, l'endort à sa manière, suivant ses moyens, rudement, durement, rondement; il ne fait assurément pas de fleurs de rhétorique, et ne prend pas de roses pour point d'exclamation. Mais enfin, pourvu qu'il réussisse, c'est tout ce qu'il demande, c'est tout ce qu'il lui faut; et il réussit, parce que le chaland de la sous-préfecture aime mieux choisir lui-même que s'en rapporter au choix du voyageur. Le voyageur marottier conserve toujours le même vêtement, hiver comme été; il mange avec les rouliers, boit avec les rouliers, couche dans sa marotte avec sa limousine, sa femme et son chien. De cette manière, il amasse des puces, mais il économise 50 centimes par nuit. Le jour, il travaille comme un galérien, va liardant comme un Grandet, et, au bout du compte, il n'en est pas plus riche. Autrefois, il faisait fortune la balle de laine sur le dos; aujourd'hui, il a une voiture, trois fois plus de marchandises, et trois fois moins de bénéfices.

Que si vous nous demandez maintenant ce que devient sur ses vieux jours le commis-voyageur, nous vous répondrons: Sauf de très-rares exceptions, le voyageur patron devient goutteux, millionnaire et juge de paix de son quartier. Après avoir distribué aux commettants, et du madapolam, et de l'orseille, et du trois-six, il distribue aux plaideurs, et des sermons et des exhortations, et du papier timbré. Il n'a point changé de métier; la forme est toujours la même, il n'y a que le fond qui ait varié.

Le voyageur intéressé devenu septuagénaire a passé par toutes les étamines de la partie, et a finalement obtenu pour sinécure la place d'instrumentiste dans quelque théâtre du boulevard; il a su ainsi mettre à profit un talent problématique, mais qui lui procure l'avantage d'employer ses soirées, d'assister aux répétitions, et de s'occuper des aventures de coulisses. Après avoir été intéressé, il s'intéresse aux autres, ce qui fait que sa condition est à peu près toujours la même.

Le voyageur à commission naît, vit et meurt, ou mourra en diligence: pour lui l'état doit être immuablement héréditaire; aussi est-il inhérent à la marmotte, comme la marmotte est inhérente à lui, aussi ne saurait-il pas plus abandonner la bâche de l'impériale que le vétéran sa guérite et son coupe-chou; aussi, tant que, comme feu le Juif errant, il aura 5 sous dans sa poche et un commettant en perspective, sera-t-il toujours heureux, content, sans chagrins, sans soucis et sans envie d'en avoir. La diligence est tout pour lui, sa patrie, sa famille et ses amis; la diligence doit donc, recevant son premier sourire, accepter en fin de compte son dernier soupir.

Le voyageur libre, rentré à la maison, est devenu magasinier, débitant de rubans, de briquets phosphoriques ou de graines de sain-foin; puis il a succédé à son patron, s'est plongé jusqu'au cou dans les délices du primo mihi, a ramassé de quinze à vingt mille livres de rente, et est ainsi arrivé à l'âge de quarante ans, âge raisonnable qui lui a permis de devenir député, et, pour ne pas sortir de son rôle primitif, d'aller défendre à la Chambre la liberté du pays.

Le voyageur piéton s'est métamorphosé en boutiquier Saint-Denis, en fabricant de bougies diaphanes ou de bonnets de coton; alors il a eu l'ambition de suivre le progrès. Il possède donc une épouse, des marmots qui l'appellent papa, et un chien basset qui fait l'exercice en douze temps, et porte un panier entre ses dents, à l'instar de défunt l'illustrissime Munito.

Quant au voyageur marottier, à force de glisser dans l'estipot le liard rouge, le gros sou et la pièce blanche, il a résumé un petit saint-frusquin qu'il a expédié pour le pays (presque toujours l'Auvergne ou le Limousin); puis, lorsque son soixantième hiver, comme disait Dorat, lui a fait sentir le besoin du repos, il vend voiture et cheval, bagage et vieux fonds, et revient au milieu de ses pénates, riche de 450 francs de rente, d'un demi-arpent de vignes et de douleurs rhumatismales laborieusement amassés pendant quarante années d'inquiétudes et de privations.

Tel est le septemvirat du commis-voyageur, tel qu'il a été, tel qu'il est, tel qu'il sera longtemps encore, en dépit des vicissitudes de la fortune et de l'animadversion du commettant ingrat. Autrefois, au bon vieux temps, où, lorsqu'il s'agissait de franchir les frontières du département, l'on dictait son testament par-devant notaire, on savait si bien apprécier toutes les qualités de cet ordre estimable et dévoué, que chaque matin, le commettant venait très-humblement s'informer à l'hôtel de l'arrivée du voyageur. Le commettant tenait toujours sa commission prête huit jours d'avance; il priait, il suppliait pour que cette commission fût acceptée; il se serait volontiers mis à genoux pour arriver au but de ses désirs; il s'évertuait jusqu'à offrir ad rem le dîner du ménage, jusqu'à payer la demi-tasse et le petit verre, y compris le bain de pied; il recommandait à ses commis d'être polis, prévenants, affectueux; à sa femme, d'ôter ses papillotes et de mettre un bonnet ruché; à sa progéniture, de faire la révérence et d'envoyer un baiser avec la main; à son caissier, de conduire le voyageur au café pour prendre la bouteille de bière, au spectacle pour entendre les vaudevilles de M. Scribe; à la cathédrale, pour voir les vitraux coloriés; au Musée, pour ne rien voir du tout; enfin, c'était un déploiement de luxe inouï, de complaisances mirobolantes et de frais à bon marché, attendu que le voyageur payait partout; tandis qu'aujourd'hui les rôles sont, ma foi! bien changés. Les astres, les hommes et les commis-voyageurs ont subi la plus étrange des transubstantiations: les astres sont bouleversés, les hommes se bouleversent encore, et les commis voyageurs les ont précédés, les suivent et les suivront in extremis, dans ce bouleversement général.

Naguère le commettant ne connaissait Paris, Reims et Amiens que de nom, rien que de nom. Les commis voyageurs, ces canaux de l'industrie française, éparpillaient partout les produits hétérogènes qui sortaient de leurs marmottes comme les bonbons de la corne d'abondance à la porte du confiseur, et le provincial, en voyant affluer chez lui ces merveilles de la création humaine, trônait avec fierté sur son comptoir de bois blanc ou de sapin. C'est qu'un colifichet né à Paris était une œuvre particulièrement exotique que l'on avait en grande vénération; aussi cette vénération rejaillissait-elle sur le commis voyageur, l'heureux et bien estimable dispensateur des plus féeriques productions. Mais aujourd'hui, ô tempora! ô mores! aujourd'hui que Satan a soufflé au cerveau de l'homme je ne sais trop quelle diabolique invention qui permet au timide indigène de Brives ou d'Avallon de se faire transporter à Paris en moins de temps qu'il n'en faut pour fermer les yeux, les rouvrir, éternuer ou aspirer une prise de tabac, il n'est plus possible que le commettant se prive du voyage de la capitale. Le margoulin seul, ce petit débitant à demi-once ou à demi-aune, cette infime traduction de l'industrialisme et du comptoir, le margoulin seul en est encore à redouter Paris, son brouhaha, son tohubohu, et surtout les dépenses conséquentes qu'il faut y faire pour vivre plus chétivement qu'à Laval ou à Bar-le-Duc, avec le pot au feu, les confitures ou la poule au riz. Aussi dans son quiétisme béotien le margoulin est-il le sauveur, la providence du pauvre voyageur. En effet, que deviendrait ce dernier sans la petite commission à 150, 200, et quelquefois même 300 francs?

Tel est pourtant le résultat de la civilisation et du progrès: la civilisation a tué le modeste boutiquier, et de la chrysalide de celui-ci est sorti un négociant ambitieux; le progrès a enfanté les diligences, qui conjointement avec le bas prix du transport, ont tué les commis voyageurs; la civilisation a étouffé l'obséquieux marchand, et des cendres de celui-ci s'est échappé l'orgueilleux commettant; le progrès a innové les chemins de fer, qui tueront les diligences, et finalement, grâces à Gréen et à Margat, céderont le pas aux aéronautes et aux ballons. Et ainsi de suite, jusqu'à ce que la perfection, donnant un démenti à l'impossible, rencontre en elle-même sa destruction.

Voilà ce qui fait que, de nos jours, les commis voyageurs qui ont pu échapper au naufrage deviennent les martyrs, les souffre-douleurs, les victimes expiatrices des insatiables besoins de leurs patrons; voilà ce qui fait que les commis voyageurs deviennent les frères récolteurs, ou mieux les mendiants rebutés, bafoués, honteux de la maison qu'ils représentent ou essaient de représenter. «Va donc, pauvre hère, va, moyennant 12 francs par jour y compris la nourriture à table d'hôte et le logement en diligence, va prostituer ton caractère, va vendre ta conscience, va mesurer la sincérité de tes protestations sur la qualité de tes sucres et le bon teint de tes étoffes. Cours de porte en porte quêter le sourire de l'un, la poignée de main de l'autre, une commission de tous, pour, en résumé, ne rien obtenir. Cours, toi qui n'as ni foi ni loi, ni principes ni religion; non, car quelle foi peut te guider, quelle loi peux-tu suivre, quels principes peux-tu professer, et quelle est la religion qui t'inspire? Tu n'as rien, rien ne t'appartient; tu ne dois pas même avoir d'opinion à toi. Tout doit te venir du commettant, foi, loi, principes et religion; caméléon, tu te mires sur la pratique, tu reflètes ses couleurs, tu copies son langage, tu reproduis ses manières, tu marches à sa remorque, tu la suis pas à pas, tu es à elle, tout à elle, rien qu'à elle; c'est la divinité, ton idole, ton étoile bienfaisante, c'est ton espoir, ta boussole et ton appui; c'est ta désolation, ton bon ange et ton ancre de salut... Salut donc à elle, la toute-puissante! puisse-t-elle être reconnaissante de cette servile dévotion à sa personne sacrée; puisse-t-elle récompenser ton abnégation personnelle en faveur, et, par la remise d'une bonne commission, répandre le baume de sa confiance sur les blessures qu'elle a faites si souvent à ton amour propre et à ton repos!»

Raoul Perrie.


LA REVENDEUSE A LA TOILETTE.

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Une femme passe, puis derrière elle un jeune homme provincialement gauche et timide; cette femme est de celles qui méritent d'être audacieusement escortées et suivies, mais suivies sans réflexion d'abord, puis d'instinct et comme on suit d'un œil distrait les élans capricieux de la demoiselle ou l'essor fantasque du papillon. Elle voltige, se cadence en marchant plus qu'elle ne marche; sa taille souple et sinueuse tient à la fois de la guêpe et de la couleuvre; son pied est mignonnement relié dans un brodequin en maroquin cuivré. Si vous vous approchez d'elle, vous respirez le patchouli et le musc: certes, en voilà plus qu'il n'en faut pour éblouir, exalter un jeune homme sensible et clerc d'avoué, qui n'a encore risqué près d'une femme aucune témérité en plein air; en un mot, ce qu'on est convenu d'appeler, dans les familles de départements, un bon sujet, et dans le monde dissolu des nymphes de l'aiguille et des tapageurs de la Grande-Chaumière, un jobard.

Mais voici que tout à coup ce jeune homme métamorphose ses mœurs et amende la coupe de ses habits: il devient gant jaune, casse intrépidement l'angle de son faux col et se permet à la boutonnière l'œillet rouge républicain. D'où viennent ces équipées subites de maintien et de costume? C'est qu'il a rencontré sur un trottoir, et suivi de toutes les fibres de son être, une de ces inconnues parfumées dont la rencontre devait équivaloir pour lui à une révolution complète de vocation et de destinée. Il la revoit et la rencontre sans cesse, elle flotte et se balance dans les brillants atomes de son cerveau, il caracole avec elle au bois de Boulogne et bâille dans sa loge au dernier ballet de l'Opéra. Tout cela est daté du poêle de l'étude et se confond même quelquefois avec la grosse d'un jugement en séparation de corps. Au bout de quelques mois de passion sans espoir, ce jeune homme dépérit et s'étiole; il est perdu pour la procédure; bientôt sa figure, devenue convulsive et plombée, s'encadre d'un magnifique collier moyen âge; il sera peut-être vaudevilliste, écrivain dramatique, mais assurément son avenir d'avoué est manqué: tout cela pour avoir rencontré au détour d'une rue une impossibilité de sentiments, une inclination musquée ou vanillée; le musc a engendré bien des gens de lettres!

Actuellement la scène change et se passe aux carreaux d'un magasin à prix fixe: les étoffes en tous genres roulent, ruissellent et bouillonnent à l'étalage, taffetas, lévantines, cachemires, mousselines brochées, crêpes roses, foulards chinés, peckinets, gros de Naples, satins jaspés, valenciennes, malines, mousselines-laine, mousselines-coton, etc.... tout cela chiffré, numéroté au grand rabais, rien n'a été oublié pour allumer les imaginations féminines, dénaturer l'innocence d'un jeune cœur et implanter les désirs, les rêves, l'envie, l'ambition, ces monstres de la coquetterie aux dents de diamants qui rongent et dévorent la jeunesse et l'inexpérience d'une jolie femme.

Un cabas, des cheveux en bandeau et un solfége de Rodolphe stationnent derrière les carreaux du magasin: que ne pouvez-vous percer l'enveloppe discrète de ce jeune madras, vous verriez ce cœur naïf chatoyer, miroiter comme les étoffes qu'il reflète; vous le verriez tour à tour chiné, jaspé, glacé, gaufré, incessamment traversé par des désirs gris de perle, des fantaisies à franges, des volants, des espérances couleur du temps, aux ailes de dentelle et d'azur. Elle soupire et mesure d'un œil désespéré la distance sociale qui sépare son tablier de serge noire et son cabas, de ces points d'Angleterre, de ces mantilles encadrées de fourrures. Tous les matins, en se rendant au magasin ou au Conservatoire, elle est ainsi pendant un quart d'heure duchesse ou grande coquette,—à travers les vitres. Le reste de son temps est consacré à border des souliers, ou à filer des sons à la classe de M. Ponchard. Pauvre fille qui ne voit ces trésors du luxe que derrière le prisme magique des carreaux! Elle n'a pas comme la grande dame la faculté de pouvoir tout déployer, tout bouleverser sur le comptoir, suffisamment excusée par un chasseur en drap vert et des chevaux gris-pommelé qui piaffent et font de l'écume à la porte.—Il faut être riche pour être en droit de ne rien acheter.

Que dirait cependant ce provincial au cœur vierge, qui erre sous les gouttières de ce balcon, éperdument épris d'une persienne cachée sous les toits? que diriez-vous surtout, ô vous Olympe, Amanda, Modeste, Virginie, si quelqu'un venait vous annoncer que non pas l'année prochaine, ni dans l'avenir, ni dans un siècle, mais aujourd'hui, ce soir, si vous voulez tout ce que vous avez dévoré des yeux ce matin à travers les carreaux de Burty ou de Gagelin, tout cela vous sera donné, offert, et rien n'y manquera, pas même votre innocence: la redingote en gros de Naples, le châle garni de dentelles, la capote de crêpe blanc, l'éventail rococo, coloré d'après Watteau, le mouchoir bordé de jours, les brodequins de maroquin anglais, une toilette ravissante, accomplie, irrésistible, vous dis-je, avec laquelle vous pourrez usurper les titres d'une lady, si vous ne préférez être ce soir une des reines des quadrilles du Ranelagh?

Et toi, jeune homme fasciné par une séduisante rencontre, crois-moi, jette Faublas par la fenêtre, et ne songe plus à soudoyer les portiers. Cette femme que tu as vue rayonner à toutes les premières représentations, ou bien se balancer nonchalamment comme une fleur matinale sous les arbres des boulevards, dont tu as espionné les moindres mouvements, enregistré les plus légers faux pas, apprends qu'elle appartient tout entière, corps et biens, à cette autre femme qui est plus que sa création, sa modiste, ou son ange gardien, puisqu'elle lui dispense ses charmes, ou du moins le moyen de les faire valoir, Metternich de la mode et de l'amour, caméléon femelle, sphynx aux mille ruses, argus aux mille regards; c'est elle qui régit incognito le cours et le mouvement de la bourse galante; qui y crée la hausse et la baisse, qui serpente, se glisse et s'insinue partout, puissance incalculable, banque souveraine, domination cachée mais irrésistible dans ses effets, enfin créature merveilleuse, incomparable et vraiment unique, vous l'avez nommée, reconnue, saluée sans doute; c'est la Revendeuse à la toilette.

La plus jolie femme de la Chaussée d'Antin est étendue sur sa causeuse, elle souffre et se plaint; elle a, comme beaucoup de femmes de ce quartier fragile et sensuel, des crispations nerveuses et presque autant de créanciers que de nerfs.

«Je n'y suis pour personne, Rosalie, vous entendez, pour personne absolument.»

Cette consigne est à peine donnée à la camériste, qu'on sonne à la porte: «Madame Alexandre.»

Le moyen d'empêcher madame Alexandre d'entrer? Madame n'a besoin de rien, elle est parfaitement assortie, encombrée même de robes et de châles sinécuristes, qui sommeillent sous les sachets de ses armoires; n'importe, il n'y a pas de force humaine qui puisse empêcher madame Alexandre de dénouer ses cartons, d'ouvrir ses coffres et de chamarrer les fauteuils, les meubles, le lit et les chaises, de dentelles, de fourrures, de châles, de rubans, de crêpes de toute espèce. Résistez maintenant, si vous pouvez, à ce coup d'œil prestigieux: voyez cette mantille, voyez ce cachemire et cette garniture! Tout cela est délicieux, d'une fraîcheur parfaite et n'a jamais été porté.

«Mais, dit la malade, debout devant sa psyché en renfonçant les bouillons de ses cheveux blond-cendré sous un chapeau en gaze transparente, c'est que je me trouve pour l'instant tout à fait sans argent...

—Eh! qu'importe, ma toute belle, vous savez, entre nous,—un petit bon à deux mois.—Cela vous va-t-il?... Du reste, ce chapeau vous sied à ravir.—Ne vous occupez de rien, j'ai sur moi du papier timbré.—Je baisserais un peu les anglaises.—Et puis, vous savez le vieux prince de..., qui a la goutte et des chevaux qui vont comme le vent, il vous adore.—Nous disons donc un bon à six semaines, cela m'arrangera mieux.—Mais êtes-vous jolie comme cela! Ah! friponne, la petite N... de l'Opéra en mourra de dépit.—Amour que vous êtes, allez! voulez-vous signer?»

Madame Alexandre sort de cette maison pour se rendre dans un entre-sol voisin, chez M. Alphonse gant jaune, l'un des dîneurs, l'un des débiteurs, veux-je dire, du café de Paris. Eh quoi! dira-t-on, du pou de soie rose, de la blonde, des cachemires et des marabouts chez un habitué du café de Paris! Patience, lecteur, écoutez cet autre colloque.

«Bonjour, Alexandre, comment te portes-tu, ma petite, ma grosse, ma bonne, ma vieille?...

—Pas trop mal; monsieur Alphonse. Je sors de chez une de ces dames; elle m'a chargé de vous demander ce que vous préfériez d'une pèlerine bordée de grèbe ou de chinchilla?

—Mon Dieu, à te dire vrai, cela m'est égal... Chinchilla! chinchilla! on dirait un nom de jument. Ah! à propos... Adieu, au revoir, Alexandre, tu sauras que je n'entre absolument pour rien dans la dépense de ces dames.

—C'est bien ainsi que madame l'entend; elle m'a seulement chargée de vous demander votre goût, vous avez le goût si excellent! Et puis elle a appris que M. de... vous savez, ce gros blond qui joue si gros jeu, a parié que ce soir, à l'Opéra, mademoiselle Anastasie éclipserait toutes les autres femmes.

—En vérité? l'imbécile! combien cette garniture de chinchilla?

—Vous savez, ce qu'il vous plaira, je n'ai pas de prix avec vous, je ne vous demande qu'un petit bon... à deux mois ou à six semaines, si cela vous arrange mieux, j'ai sur moi du papier timbré.»

Du temps de Turcaret, la Revendeuse à la toilette s'appelait madame Jacob ou madame la Ressource; elle s'appelle aujourd'hui madame Alexandre. Son nom a changé, mais le métier proprement dit est toujours le même; il exige un tact infini, du machiavélisme assaisonné d'aplomb, de bonhomie et de rondeur, de l'audace et de la souplesse, enfin de la haute diplomatie.

On peut blâmer sans doute la Revendeuse à la toilette, lui faire son procès au nom de la morale et de la société; il me semble pourtant qu'il y a plusieurs manières d'envisager sa profession. Que fait-elle après tout? Elle rend d'éminents et incontestables services à une certaine classe d'individus, qui sans elle ne trouverait nulle part ni crédit, ni fournisseurs, ni toilette, ni avances. C'est une espèce de providence à domicile qui a bien sa partie faible sans doute, mais qui a aussi son côté utile et méritoire. Elle vous endette gaiement, vous ruine de même; quelquefois aussi elle vous sauve, vous rachète; il n'y a guère de fortunes de femmes sans dettes et sans usure.

Ainsi, une Revendeuse à la toilette surprend une femme à la mode le matin chez elle, enveloppée dans son peignoir, et noyée dans l'affliction: pauvre femme! Elle a vu s'envoler hier son trésor d'attachement, un sentiment de 500 francs par mois! La Revendeuse à la toilette entre au milieu de ses jérémiades. «Séchez vos larmes, ma belle, voici de quoi briller, et restaurer aujourd'hui même votre position. Vous redoutez les échéances, le papier timbré vous fait peur, eh bien, je vous loue une toilette complète, je vous loue des plumes, du velours, des bijoux, des dentelles, pour une semaine, pour un mois; abonnez-vous pour un semestre de coquetterie et d'atours.» Trouvez donc une créature plus arrangeante que celle-là! C'est du génie, sur ma foi! que de savoir compatir ainsi à 15 ou 20 pour cent aux infortunes et aux étoffes fanées d'une jolie femme. Hélas! pourquoi tous les métiers n'ont-ils pas leur madame la Ressource? pourquoi le peintre ou le poëte ne jouissent-ils pas des mêmes priviléges? Mais le système même de l'usure est déplorable. On escompte une jolie figure, mais on ne prête rien sur une tête de génie: le mont Parnasse est encore à chercher son Mont-de-Piété.

Ne confondons pas cependant la Revendeuse à la toilette avec la marchande à la toilette. Cette dernière race reste perdue dans l'innombrable et banal troupeau des industries ordinaires et nomades; elle vend, brocante, fait de la friperie en détail; elle a ses entrées chez plusieurs femmes du monde qui satisfont, grâce à elle, leur goûts de changement; mais c'est là du négoce subalterne: elle parle de sa conscience et de ses mœurs; elle a, je crois, de la probité et une patente.

La Revendeuse, elle, n'a rien de tout cela, et ne dépasse guère la sphère équivoque des coquettes à prix fixe; mais en revanche la nature équitable lui a donné ou prêté, si vous voulez, sans intérêt, du génie. Or ce génie éclate dans toutes les actions de sa vie, mais surtout dans celle de racheter; car la Revendeuse rachète, et c'est même là une des plus importantes ramifications de son négoce, et en même temps une des plus heureuses propriétés qu'elle possède aux yeux de sa clientèle. Admirez son talent! Elle vous présente sur son poing fermé en champignon un objet quelconque, soit un chapeau rose. A l'entendre, on s'agenouillerait devant les fleurs qui le décorent, on se pâmerait d'admiration devant les rubans, les plumes, le crêpe et la dentelle. Tout cela est d'un goût, d'une fraîcheur incomparables!

Cependant qu'il s'agisse de lui revendre ce même chapeau séance tenante: dans le fait seul de passer des mains de la revendeuse vendante dans celles de la revendeuse achetante, ce chapeau aura vieilli d'au moins dix ans, perdu cent pour cent de sa jeunesse; les rubans, tout à l'heure frais comme la rose, sont maintenant effroyablement fanés, éclipsés, décolorés. Qui est-ce qui oserait mettre un pareil chapeau? A midi, on ne portait que du rose et toujours du rose, la couleur par excellence; mais à midi un quart: «Qui est-ce qui porte du rose? grand Dieu! Si c'était du jaune, du lilas, du coquelicot, du gris de souris, de l'œil de mouche effrayée, je ne dis pas, mais du rose, fi l'horreur! c'est la nuance du croque-mort.»

Il est certain qu'il y a dans le geste, la pose et l'épithète de la véritable Revendeuse à la toilette quelque chose qui lustre, embellit et magnétise ce qu'elle vend, et en même temps déprécie et dégomme ce qu'elle rachète. Elle est incomparable sur ce point-là: elle fait de ce qu'elle touche de l'or comme Midas, et suivant la pierre de touche de son commerce. Un cachemire sort de son carton, indien, et il y rentrera pur et simple lyonnais. Quand il fera une nouvelle sortie, il redeviendra légitime et authentique enfant des plaines de Sirinagur. Singulière femme qui possède ainsi le don de distribuer une nationalité, une religion, un baptême, aux tissus nomades et aux étoffes judaïques qu'elle colporte! Elle vend tout, rachète tout; elle vous vendrait même la mule du pape si vous consentiez à lui en payer les intérêts.

Où loge-t-elle? où sont situés ses magasins et ses dieux lares? qui peut le dire? Elle n'a guère, à proprement parler, d'autre domicile que les trottoirs et les escaliers qu'elle arpente du matin au soir avec son immense boîte en bois attachée avec une lisière; elle loge en chambre, rarement en boutique. On lui suppose généralement de nombreuses connivences avec la police, mais il n'en est rien. La police vend quelquefois, mais ne rachète jamais. Elle jouit ainsi que les maisons à parties, d'une sorte de tolérance anonyme. Son intérieur est simple et a même un certain cachet de dissimulation. On n'y remarque que des armoires; on devine qu'elle ne vit et n'agit qu'au dehors. Ordinairement elle est à la tête de plusieurs noms, dont elle change comme ses clientes de chapeaux.

Quant à son signalement physique, il est simple et fort répandu dans la circulation parisienne.

Représentez-vous une grosse et large commère entre quarante et cinquante ans, un nez barbouillé de tabac avec un tablier noir à poche, un tartan qui lui lèche les talons, une robe en taffetas puce, un chapeau de paille à gouttières, sensiblement incliné vers l'oreille, un carton de bois au poignet, l'autre poignet sur la hanche, un faux tour défrisé qui pleure sur une de ses paupières, une montre d'or à l'estomac, des perles en poire aux oreilles, des bagues à toutes les jointures, une bouche en cœur, des yeux louches, des dents larges comme des dominos, et des socques articulées;—c'est elle.

Elle parle tous les patois, mais surtout ceux du midi; elle décore en première ligne cette classe d'industriels aux bénéfices cachés, aux manœuvres inconnues, les prêteurs sur gages, les bijoutiers ambulants, les tailleurs du Havre ou de Haïti qui troquent le vieux drap contre le drap neuf, les racheteurs de reconnaissances du Mont-de-Piété, négociants souterrains et rusés qui laissent quelquefois à leurs héritiers un million de fortune en monnaie de Monaco et en billets protestés.

Certes, si l'on voulait prendre les choses sous un certain point de vue, on pourrait adresser de grands reproches à ce genre d'industrie, coupable à la fois par son origine et les menées qu'elle emploie dans son exécution. Nous devrions peut-être rembrunir un peu le fond du tableau, pour indiquer dans le lointain certaines figures de femme avilies et perdues par le vice, avec l'indélébile cachet de la honte et du désespoir au front. Il est certain que plus d'une innocence a trébuché à ce piége de dentelles et de rubans placé sans cesse sous ses pas. Ces commerçantes sont après tout des conseillères sataniques et infatigables qui agissent impitoyablement sur les parties faibles de la nature de la femme, la vanité et le désir de briller; elles l'enlacent, l'enveloppent dans leur irrésistible filet, et la prennent chaque jour à de nouveaux hameçons. C'est en général par cette pente de cachemires usuraires, de dentelles et de parures, qu'une femme se trouve insensiblement poussée vers ce dernier pied à terre du vice et de la tristesse, qui devrait avoir à la fois pour fondatrice et pour portière la plus considérable et la plus enrichie de toutes les Revendeuses à la toilette, je veux parler de l'hôpital.

Mais que voulez-vous? jusqu'à nouvel ordre, les mœurs françaises glisseront et voltigeront sur l'épiderme des grandes questions; nous avons des philosophes moraux et des socialistes, nous applaudissons à leurs justes récriminations, mais nous ne nous empressons guère de souscrire à leurs réformes. C'est pourquoi, avant d'être un grand abus, un scandale avéré, une grave immoralité sociale, la Revendeuse à la toilette n'est et ne sera longtemps encore sans doute pour le public, c'est-à-dire pour les gens qui ne lui ont jamais souscrit de billets, que ce qu'elle était du temps de Lesage et de Regnard, un personnage de comédie.

Arnould Frémy.


LE VIVEUR.

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On ne saurait trop embellir
Le court espace de la vie.

Vieil opéra comique.

La vie est comme le mouvement, me disait un jour le gros et joyeux Nollis, le plus aimable de nos camarades, et qui, dans le monde le plus gai et le plus spirituel, a su conquérir une réputation d'esprit et de gaieté. On ne peut ni enseigner ni démontrer la vie: c'est en vivant qu'on apprend à vivre. Et il ajoutait aussitôt: «Donne-moi cette journée; tant qu'elle durera, je suis chargé de ton bonheur; j'espère faire plus pour ton instruction dans l'art de vivre, j'allais dire pour ton expérience, si ce mot n'avait un air de vieillesse qui m'a toujours déplu, que ne pourraient le faire vingt années d'études et de méditations. Les livres d'Épicure, les exemples les plus fameux depuis Sardanapale jusqu'à Louis XV, depuis Lucullus jusqu'à M. de Cussy, et depuis Alcibiade jusqu'à Lauzun, ne valent pas vingt-quatre heures de notre vie parisienne. Suis-moi!»

L'enthousiasme avec lequel Nollis avait prononcé ces paroles ne me laissait pas la moindre chance d'hésitation; j'obéis, je cédai à sa volonté comme on cède à un charme irrésistible; jamais je n'avais été aux prises avec un tel ascendant de tentation: il y avait déjà de la volupté dans cette soumission. Mon guide me dominait; j'écoutais sa voix comme si elle eût été celle de l'archange: il continua sans même s'apercevoir de mon trouble:

«Il est midi, nous pouvons aller chez Adolphe, l'heure est fort convenable; d'ailleurs, pour prendre la nature sur le fait, il faut assister à son réveil; tu vas contempler le viveur face à face, recueille-toi.»

Adolphe demeurait dans le faubourg Montmartre; il occupait dans la rue Bergère un entresol d'assez modeste apparence, et situé dans un corps de logis au fond d'une cour. Le portier de la maison ne nous demanda pas même où nous allions; il sourit, fit un signe de tête à Nollis, et en un instant nous fûmes près d'une petite porte, sans sonnette, que trois vigoureux coups de poing firent trembler sur ses gonds. On entendit dans l'intérieur un énorme bâillement, puis une imprécation énergiquement prononcée; enfin, après deux minutes environ, il parut que quelqu'un sautait à bas d'un lit: la porte s'ouvrit alors, et nous eûmes à peine le temps d'apercevoir un être qui fuyait dans le simple appareil dont parle le poëte, et qui regagnait en toute hâte la couche qu'il venait de quitter.

«Que le diable t'emporte! dit le dormeur éveillé à Nollis, qui s'installait dans un fauteuil.

—Il paraît que la nuit a été chaude, répondit Nollis en allumant un cigare qu'il avait pris sur la table de nuit.

—C'était magnifique! Achille nous rendait le souper de mardi, et vraiment il a bien fait les choses.

—Où avez-vous soupé? Quels étaient les convives?

—Au café anglais! La bande ordinaire. On nous a présenté un jeune gentilhomme périgourdin qui prétendait savoir boire le vin de Champagne. Pauvre amour! il n'en est pas même aux premières notions.

—Quelles étaient les femmes?

—Ma foi! je t'avouerai qu'il n'y en avait pas. Ernest voulait amener ses deux danseuses; j'ai insisté pour qu'il n'y eût que des hommes; la galanterie m'ennuie, même celle qui convient à ces espèces. Les femmes n'entendent rien au souper: si elles se modèrent, elles sont gênantes; si elles s'abandonnent, elles risquent d'inspirer le dégoût. La régence s'est trompée en admettant les femmes à table; c'est une des erreurs de nos pères.

—Jusqu'à quelle heure êtes-vous restés?

—Jusqu'à quatre heures. Maître et garçons tombaient de sommeil. Tiens, mon cher Nollis, je te le dis avec une douleur véritable, malgré nous le souper s'en va. (Profond soupir.) Tu sais tout ce que nous avons fait pour le relever, pour surpasser son ancienne splendeur et lui donner un éclat nouveau. Vains efforts! mon digne ami; le souper, ce repas des viveurs, se perd, on ne le comprend plus; le carnaval en a fait une débauche grossière; et pendant tout le reste de l'année il est oublié et méconnu. Le dîner a tué le souper.

—Et le souper renaîtra du dîner, s'écria Nollis avec feu. Ne vois-tu pas comme le dîner s'avance de plus en plus dans la soirée, comme il marche d'heure en heure vers la nuit? On finira par ne dîner que le lendemain. Le temps n'est pas loin où la politique, l'industrie, les querelles littéraires, et je ne sais quelles autres graves bagatelles seront chassées de nos salles à manger, comme des harpies. Alors on verra refleurir le souper! Mais présentement il s'agit de déjeuner. As-tu quelque idée?

—Oui! D'abord je vais me lever.»

Pendant qu'Adolphe procédait à cette importante opération, j'examinais l'appartement et celui qui l'habitait. Le mobilier n'avait jamais été riche, mais il avait été choisi avec goût; malheureusement il portait les traces d'une négligence extrême: il était facile de deviner qu'Adolphe ne se piquait ni de soin ni de conservation; quelques livres, parmi lesquels je trouvai Gil Blas, les romans de Crébillon, Horace, et plusieurs volumes dépareillés des œuvres de Voltaire, deux groupes de statuettes modernes représentant le galop et la chahut, trophées du carnaval, les Souvenirs du bal Chicart, dessinés par Gavarni, un paquet de cigares, une boîte d'allumettes chimiques, quelques morceaux de sucre, une bouteille d'eau-de-vie à moitié vide, un rouleau d'eau de Cologne encore intact, et six ou sept louis, étaient les seuls objets qu'on voyait épars çà et là sur les meubles, depuis la toilette jusqu'au divan. La première pièce, celle qui servait d'antichambre, était plus modestement garnie: on n'y trouvait pour tout ornement qu'un carreau cassé, une paire de bottes fraîchement cirée, et les habits, que le portier sans doute avait placés sur une chaise unique, après les avoir nettoyés.

Adolphe était un homme de taille moyenne; son visage affectait la forme ronde; il avait les yeux bleus, le teint parfait, malgré l'air de fatigue répandu sur toute sa physionomie; ses cheveux étaient blonds, sa bouche était vermeille et gracieuse, ses dents étaient admirables; un embonpoint précoce se manifestait dans tout son être: il avait trente-quatre ans; tout son extérieur annonçait la force et la bonté.

«Je deviens gros, dit-il à Nollis; mais je me console en songeant que les hommes gras ont toujours été les meilleurs et par conséquent les plus heureux. Presque tous les grands criminels et les tyrans étaient minces.

—Oui, mais le génie est maigre.

—Et Napoléon?

—La fortune l'a quitté à mesure qu'il prenait de l'embonpoint.

—Soit, mais l'homme d'esprit est ordinairement gros.

—Le génie, c'est la gloire.

—Eh bien! l'esprit, c'est le bonheur. Ne vas-tu pas, en vérité, t'évaporer en poésie? Le sensualisme, mon gros ami, le sensualisme, voilà notre lot! Nous avons beau faire pour nous idéaliser, nous serons toujours de l'école charnelle; c'est notre vocation.»

Pendant cet entretien, Adolphe s'était habillé. Sa mise était sage; elle n'était ni trop loin, ni trop près de la mode; elle était surtout adaptée à sa personne avec une remarquable intelligence, et il y avait beaucoup d'art dans la manière dont il avait su éviter la contrainte, sans blesser ni l'usage ni les convenances. Ce qui ne m'avait pas échappé, c'était le sentiment de propreté exquise et même de délicatesse qui avait présidé à tous les arrangements de sa toilette; c'était presque de la recherche.

«Monsieur est des nôtres? dit Adolphe en me regardant.

—Assurément, reprit Nollis; pourquoi l'aurais-je amené? Où allons-nous?

—Bien loin d'ici.

—Bah!

—Ne t'épouvante pas, nous allons à Bercy...—Ah! monsieur, répliqua-t-il en voyant la moue involontaire que m'avait fait faire ce nom, il ne faut pas vous scandaliser. Je connais et je fréquente les beaux endroits; mais je préfère les bons endroits. Si vous voulez venir chez Tortoni, je suis prêt à vous y accompagner; c'est, sans contredit, le plus joli déjeuner de Paris: le buffet y est bien pourvu et finement approvisionné, la chère est friande, la société aimable; on y cause avec esprit et avec liberté; on y agit sans façon et avec politesse. Je sais peu de repas aussi charmants qu'un déjeuner chez Tortoni, bien dirigé et bien commandé; mais il me faut quelque chose de plus. Nous sommes d'assez bonne compagnie pour ne pas craindre qu'on gâte nos manières; nous avons l'avantage de ne répondre de nous qu'à nous-mêmes. Pour moi, Paris ne renferme que deux sortes d'individus: ceux qui me connaissent et ceux qui ne me connaissent pas: les uns savent qui je suis; que me fait l'opinion des autres? A Bercy, nous trouverons de la marée fraîche et du poisson de Seine nouvellement pêché, de braves gens fort contents et fort honorés de nous recevoir, une vue admirable et du vin comme il n'y en a que là. Voilà mes raisons pour y aller; quelles sont les vôtres pour ne pas y venir?»

Nollis me regardait; je n'avais qu'une réponse à faire, je pris la main d'Adolphe et je m'écriai: «A Bercy!»

Adolphe avait raison; ce fut un déjeuner délicieux. En entrant chez le traiteur, il avait causé avec la belle écaillère; je crois même qu'il lui avait pris familièrement le menton: elle nous apporta elle-même les huîtres dans un plat énorme; elle riait en nous recommandant de les avaler vivantes et dans leur eau: le vin de Chablis était d'une qualité supérieure, doré et merveilleusement sec et perlé; l'entrecôte de bœuf, dûment relevée par une sauce qu'Adolphe indiqua par écrit; la sole, accommodée par un procédé nouveau qu'il a lui-même importé d'Angleterre; et enfin, la matelote, faite d'après les vieilles traditions du port, composèrent un repas que le vin de Beaune arrosa sans relâche. Adolphe affirmait que le matin il ne fallait pas faire usage de vin de Bordeaux; il me promit de m'expliquer à dîner cette règle hygiénique.

A la fin du déjeuner Adolphe et moi, que Nollis lui avait présenté comme un jeune homme qui donne des espérances, nous étions les meilleurs amis du monde. Je savais qu'il était venu à Paris pour y faire son droit, et qu'après avoir pris ses licences à la Faculté, il avait suivi, sans penchant vicieux, mais avec une molle insouciance, son instinct pour le plaisir; c'était ainsi qu'il s'était toujours trouvé loin du travail. Au delà de son éducation, sa famille n'avait pu rien faire pour lui. Il lui était arrivé ce qui arrive à tous les jeunes gens sans patrimoine, il avait formé des projets et contracté des dettes: les projets s'étaient évanouis, les dettes étaient restées; maintenant Adolphe s'était donné aux lettres: à ses yeux, cette occupation était presque un loisir; mais il n'avait jamais pu renoncer au bien-être du moment pour sauver l'avenir; il vivait donc toujours aux prises avec des embarras nouveaux; et toujours livré à de nouveaux plaisirs, il affirmait qu'en dépit de sa misère, il avait su faire pencher la balance du côté du contentement. Adolphe avait une morale qui n'était pas diablesse: il était assurément incapable d'une action lâche, malhonnête ou mauvaise; mais le plaisir était à ses yeux une chose si excellente, qu'il ne s'appliquait qu'à le goûter; ce n'était pas seulement sa grande affaire, c'était son unique affaire: il le cherchait partout où il pensait le trouver; quelquefois il se baissait pour le prendre. Il appelait cela prolonger la jeunesse.

Du reste, il ne demandait qu'à tenir dans le monde le moins de place possible; il faisait bon marché de l'indépendance de sa personne pour assurer la liberté de ses goûts. «Si j'eusse été dévot, me disait-il, je n'aurais récité d'autre prière que cette phrase de l'oraison dominicale: «Donnez-nous aujourd'hui notre pain de chaque jour.»

Cet entretien avait lieu sur un balcon, sous les rayons d'un beau soleil de printemps; le port et le fleuve étaient animés par le mouvement du commerce; les bateaux à vapeur de la Haute-Seine passaient à chaque instant sous nos yeux: tous ces mille tonneaux qui s'étendaient vers la berge, cette agitation d'un négoce qui ne se fait qu'au bruit des verres, excitaient la verve d'Adolphe; il parlait et il buvait; il vantait le vin et s'extasiait devant le ravissant coup d'œil que présentait le paysage: à force d'admirer et de boire, après avoir pris du café fait par lui et pour lui, après les trois verres de liqueurs variées qu'il appelait la Trinité alcoolique, il était chancelant; il s'aperçut que je le regardais avec un pénible étonnement. «Voilà pourquoi, me dit-il, j'ai voulu venir déjeuner ici; chez Tortoui, on ne se grise pas; du reste, on ne doit jamais se griser dans le jour: j'ai trop causé, c'est une faute; une grande faute, une très-grande faute, entendez-vous, jeune homme...»

Il balbutiait.

Nollis riait et veillait sur lui.

Il était trois heures; j'étais curieux de savoir comment le viveur remplirait l'intervalle qui sépare le déjeuner du dîner; je ne voyais guère pour combler cette lacune que le léger somme du prélat du Lutrin.

Adolphe était déjà sur la porte, batifolant avec l'écaillère, et échangeant des lazzis grivois avec des ouvriers du port qui s'amusaient de sa bonne humeur. Un fiacre vint à passer, il le héla d'une voix de Stentor, et le fit arrêter. Tous trois nous entrâmes dans la voiture, et le cocher reçut l'ordre de nous conduire aux Champs-Élysées. Chemin faisant, Adolphe était d'une gaieté folle; il rappelait à Nollis ses meilleurs contes et quelques traits de leur existence de buveur; les disgrâces de l'ivresse, les divertissantes bévues qu'elle leur avait fait commettre, les saillies qu'elle leur avait inspirées, et toutes les merveilles qui avaient illustré la vie et le nom de quelques-uns de leurs compagnons de table, ceux qu'Adolphe nommait avec emphase les premiers verres du siècle; car les viveurs jurent par leur verre, comme les raffinés d'honneur juraient par la lame de leur épée.

Que d'amusantes histoires! C'était une épopée contemporaine; quelquefois cela ressemblait à un chapitre de la vie de Gargantua et de Grandgousier.

C'était un viveur qui avait eu la sublime idée du lampion libérateur placé sur un ami abattu sous l'ivresse, et qu'il fallait préserver des roues de carrosse. Un viveur voulait faire la connaissance d'un homme dont on célébrait les prouesses bachiques: il pénétra dans le logis de celui qu'il désirait voir, au milieu de la nuit; sans l'éveiller, il dressa la table, la couvrit d'un souper succulent, puis, silencieux comme une apparition, il fit lever son hôte, le fit asseoir, l'invita par geste à souper. Ils burent et mangèrent jusqu'au matin, sans échanger entre eux un seul mot. Au point du jour, celui qu'on avait visité d'une si étrange manière dit à l'autre: «Vous vous nommez nécessairement R....: il n'y a que vous capable de faire cela et que moi capable de le souffrir.»

Un viveur qui venait d'hériter de son oncle rendait ainsi compte de l'enterrement: «Il n'y avait que les héritiers qui riaient; pour les autres, ça leur était égal.»

Il y avait aussi des traits héroïques. En juillet 1830, un viveur fit frapper une bouteille de vin de Champagne à la porte d'un marchand de vin, devant le Louvre, sous le feu des soldats suisses; il la but avec quelques combattants, et il se rua à l'attaque. Dans un duel, un viveur, frappé d'une balle qui lui fracassa le bras droit, dit tranquillement: «Je boirai de la main gauche.»

En écoutant ces récits, j'ai compris ce mot d'un viveur que son esprit faisait rechercher en tous lieux: «Je dîne tous les mercredis chez mademoiselle M.... Eh bien! au jour de l'an, elle ne m'a rien donné pour mes étrennes! Quelle ingratitude!»

Il nous raconta aussi cette fête de Montmorency, dans laquelle une compagnie de viveurs avait loué une famille d'aveugles, pour avoir les violons pendant la collation: ces braves gens, je parle des aveugles, n'entendant autour d'eux que des propos sages, chastes et vertueux, bénissaient le ciel qui les faisait assister à de si honnêtes délices; ils ne se doutaient pas que leurs détestables convives étaient des démons cachant leurs méfaits sous le langage des anges.

De là on passa en revue les destinées des grands viveurs de l'âge actuel. On les retrouve partout, dans les deux chambres, par l'hérédité et par l'élection, au conseil-d'état, dans la magistrature, dans les hautes fonctions publiques; ils sont décorés, enrichis, titrés, presque jamais corrigés. Seulement, au lieu de la vie publique, ils ont de petits appartements; à l'orgie éclatante, ils ont substitué le plaisir discret et mystérieux.

Adolphe s'irritait contre la race fashionable; il ne lui pardonnait ni son luxe inutile, ni son jeu effréné, ni ses ruineuses amours; il n'avait d'indulgence que pour les repas étincelants et qui font resplendir la nuit, pour la volupté sans joug, pour le culte du beau matériel et pour la poésie des sens. Dans les courses, dans les merveilles du Bois, de l'hippodrome, de la plaine, de la forêt, de la chasse et de tout l'appareil du chenil et de l'écurie, il ne voyait que les haltes avec leurs repas homériques, l'appétissante venaison et les coupes ciselées que le soir, devant le café de Paris, les vainqueurs remplissaient de vin de Xérès et vidaient d'un seul trait.

C'est en devisant de la sorte que nous arrivâmes à la porte du tir de ***. Adolphe y fut reçu avec acclamations; on le salua avec des transports d'allégresse. En un moment vingt paris furent engagés et vingt verres furent remplis de vin de Champagne; les assiettes de biscuits circulaient, et les tireurs buvaient d'une main et ajustaient de l'autre. Le dieu des bonnes gens protégeait Adolphe: ses jambes flageolaient et sa main était sûre; il gagnait tous les paris.

Du tir au pistolet, Adolphe nous conduisit à Saint-Cloud; il nous engagea à faire un tour de parc et à boire de grands verres de soda-water; l'effet de ce spécifique fut prompt et infaillible; je me pris à désirer le dîner, dont la seule idée me glaçait d'épouvante quelques moments auparavant.

A six heures et demie, Adolphe jouait son verre de bître à l'estaminet de ***. Là, il avait repris quelque chose du ton du matin, celui de Bercy, et il fumait gaillardement, non plus le cigare, mais une bouffarde remplie de tabac-caporal.

A sept heures, nous étions chez Véry, non pas dans la salle commune toute peuplée de hauts et puissants dîneurs, mais dans un cabinet au premier étage. Le dîner était simple; j'en ai conservé le menu: des huîtres d'Ostende, un potage printanier, une barbue, un gigot de mouton, des haricots et des asperges; vin de Bordeaux ordinaire, vin de Madère frappé. Adolphe défendait le vin de Bordeaux le matin, comme trop faible pour réparer les avaries de la nuit; il proscrivait le vin de Bourgogne le soir, comme trop chaud, et pouvant compromettre la raison; il ne voulait pas qu'on bût de vin de Champagne à déjeuner, il ordonnait de ne pas boire d'autre vin au souper; le vin de Madère glacé était à ses yeux une des plus belles conquêtes des temps modernes.

Le dîner fut long et animé. Adolphe parcourut avec nous toute l'échelle des variétés du viveur. Il nous le montra plus indépendant et moins embarrassé que le voluptueux et le sybarite de l'antiquité; il nous le présenta comme plus éclairé que le roué, ce fanfaron de dissolution; il le plaça au-dessus de tout ce que les autres époques avaient produit, depuis Athènes jusqu'à Florence, depuis le siècle de Périclès jusqu'au Directoire. A ses yeux, le viveur était l'expression vraie d'une civilisation vraie, non pas poursuivant le beau idéal et de convention, mais cherchant la vie positive, étant la personnification vivante de ce précepte d'Adam Smith: «Être, et être le mieux possible;» la fusion animée de ces deux adages proclamés par les deux plus fortes têtes du dix-neuvième siècle: «Jouir de tout.—Ne se priver de rien.» Il se proclamait sage entre les sages; sa conduite résumait les tendances exactes du siècle; elle les résumait en leur ôtant la tristesse de l'égoïsme: voilà pourquoi le viveur est le produit d'une ère de calculs et de lumières; c'est la raison appliquée aux sensations.

Au-dessous de ces régions supérieures du sensualisme, il évoqua le viveur artiste qui a réhabilité le cabaret de ses devanciers; il nous peignit aussi le viveur qui se mêle à la joie de tous et oublie volontiers un peu de sa dignité pour trouver des plaisirs plus vifs et moins apprêtés; celui qui se plonge pendant quelques mois de l'année dans le tourbillon populaire, comme les grands seigneurs qui allaient danser aux Porcherons; celui qui ne se condamne à six jours de travail que pour vivre pleinement le septième jour, le viveur des goguettes, qui rit, chante, boit, et descend en chancelant le fleuve de la vie; et au dernier degré, le noceur, celui que rien ne peut arracher aux chères distractions de la dive bouteille, qui a toujours tant de bonne volonté pour le travail et tant de penchant pour la paresse.

Au delà tout est hideux.

Loin de Paris, le viveur mourrait de chagrin ou de consomption. «La province, me disait Nollis, n'est à mes yeux qu'un immense garde-manger, je ne veux pas plus y aller que je ne veux passer par la cuisine avant de me mettre à table. En province les estomacs n'ont pas d'esprit; ils mangent, mais ils ne savent pas manger; le viveur de département n'est qu'un glouton, ce n'est pas même un gourmand.»

De toutes les nations étrangères, celle qui a les prédilections du viveur, c'est la nation anglaise: Adolphe se rappelait avec attendrissement être venu de Turin à Paris avec un gentleman qui ne reconnaissait les villes qu'il avait déjà traversées que par les salles à manger des auberges dans lesquelles il s'était arrêté.

Adolphe n'est d'aucune société chantante, et cependant il sait ce que tous les chansonniers ont fait de plus spirituel et de plus charmant, et puis il sait aussi des chansons qui n'appartiennent à personne et qui feraient honneur à tout le monde; il a des croquis de mœurs, des souvenirs, des pochades, et des charges les plus grotesques, les plus divertissantes, et qui provoquent infailliblement le fou-rire. Il sait tout ce qui inspire la joie; sa compagnie est celle d'un être qui veille à la félicité de ceux qui l'entourent. Adolphe procède de l'artiste, du gastronome, du bon enfant, du bon garçon et du bon vivant; il y a en lui du Désaugiers, du Philibert cadet et du D. Juan, moins la scélératesse et l'amour féminin. De tous les types heureux, divins ou diaboliques, il a pris ce qui pouvait le mieux composer une végétation intelligente. Au moral, il se peignait en peu de mots: «Je n'ai pas de vices, disait-il, mais j'ai presque tous les défauts.»

Son existence a été arrangée tout entière pour connaître, aimer et servir le plaisir, et par ce moyen obtenir la vie réelle. Son portier compose tout son domestique; il l'a formé, dressé, élevé. Adolphe a en lui plus qu'un serviteur, c'est un ami; cet homme a même pour lui la tendresse et la sollicitude d'un père. «Que faites-vous quand je rentre? lui dit-il un jour.—Je regarde attentivement monsieur, pour savoir s'il faut laisser marcher monsieur, conduire monsieur, ou porter monsieur.» Il a fait ainsi un catéchisme à l'usage de son portier.

Adolphe a horreur du travail; mais ce qu'il craint le plus au monde, c'est l'ennui: il le redoute plus qu'il ne redoute la douleur. Il m'a avoué que, dans sa pensée, le mot avenir n'avait pas un sens bien défini; il n'y croit pas.

Ce soir-là Adolphe nous quitta de bonne heure; il se disposait à un souper solennel. Il devait y avoir des toast immenses, une lutte d'ingurgitation gigantesque, la coupe d'Hercule, «un retour vers les grandes choses que nous avons faites ensemble,» disait-il à Nollis. Pour Adolphe, c'était un tournoi; il s'y préparait en noble chevalier par la promenade et par l'usage des sorbets. Chaque convive, en se mettant à table, devait porter sur son dos une étiquette indiquant son nom et son adresse. Il fallait qu'après le combat on pût reconnaître les morts. C'était un souper à outrance.

Le roi des viveurs a une santé des plus robustes; il pense qu'il y a quelque mérite intellectuel à se bien porter. On lui annonçait dernièrement la mort d'un illustre camarade, jeune encore. «Cela ne peut pas être, s'écria-t-il, il avait trop d'esprit pour mourir si tôt!» Il avait raison, il a conservé son ami. Selon lui, ce sont les sots qui ont dit qu'il fallait faire la vie courte et bonne. Il prétend que le viveur l'embellit pour la prolonger.

L'enfer du viveur, c'est la goutte: elle est à sa vieillesse ce que le remords est à une vie coupable.

Eugène Briffault.


LE SPÉCULATEUR.

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La gloire et la vertu ne sont considérées aujourd'hui que comme des biens de théâtre, qui ne subsistent qu'en apparence ou comme des Fantosmes des Romans, après lesquels courent leurs Héros, qui sont d'autres Spectres et d'autres Fantosmes.

Le sieur de Balzac, 1658.

Le spéculateur est l'homme par excellence de l'époque actuelle, le caractère dominant de la génération présente, la physionomie-modèle du siècle de l'argent. Qui mieux que lui a longuement étudié le passé, le présent et l'avenir pour y découvrir le germe de quelque exploitation d'un genre neuf?... Qui mieux que lui a savamment médité sur les monarchies naissantes et les royautés vieillies, sur les révolutions probables et les républiques possibles, pour savoir de quel chaos social il y aurait le plus d'or à extraire? Le spéculateur, semblable au génie du déluge, rase les montagnes et comble les vallées pour courir en poste à la fortune sur les ailes de la vapeur. Il analyse les sciences et raisonne les gloires, persuadé que toutes les fumées sont des forces motrices dont on peut tirer des billets de banque. Il combine l'alliance du bien et du mal, du profane et du sacré, du fait et du droit, du vrai et du faux, du juste et de l'injuste, pour voir s'il n'en pourrait pas faire sortir, par je ne sais quel procédé chimique, quelque produit industriel à mettre en commandite. Il regarde passer les destinées du pays comme un spectacle curieux dont il y a moyen de tirer un pécule avantageux en faisant payer leur place aux assistants. Il sait par A plus B ce que doit rapporter, bon an mal an, chaque crise ministérielle, à qui n'y aura vu autre chose qu'un hausse et une baisse à la Bourse. Enfin n'est-ce pas lui qui en est arrivé à faire du commerce un assaut de supercheries, de la politique un tripotage d'écus, de la morale publique une combinaison de finance, et de la société en masse une caverne de Roberts Macaires? O homme prodigieux! salut!

Ce grand personnage commence habituellement ses opérations sans avoir ni biens ni argent: mais, en revanche, il a des dettes; et c'est son apport social dans la mise de fonds des compagnies qu'il organise. Aussi agit-il hardiment sur des millions avec un aplomb remarquable et un gracieux entrain; car il ne risque absolument rien... que la fortune des autres. Sa conscience et son honneur pourraient bien, il est vrai, s'y trouver un peu compromis; mais le spéculateur voit les choses de trop haut pour descendre à s'occuper de semblables minuties. Les chaînes du devoir et de la morale ne sauraient entraver sa marche. Pourvu qu'il agisse de manière à être en deçà d'une possibilité de plainte en police correctionnelle, il se croit dignement placé. Tant que la cour d'assises ne se charge pas de lui offrir un siége, il s'étale, ici et là, avec le laisser-aller de la vertu dont la pose vise au génie. Du moment où il ne dépasse pas, fût-ce d'une tête d'épingle, la petite ligne de démarcation qui sépare le citoyen apte à tous les emplois du citoyen que va flétrir la marque, il se promène tête haute, il est au sentier de l'honneur. Regardez-le jouir en paix de la plénitude de ses droits: il n'est pas une dignité à laquelle il ne puisse prétendre. Il sera, au gré de son caprice, juré, mouchard, garde national, recors, diplomate, sergent de ville, ministre, émeutier, cabotin; et, fondant au besoin toutes ces natures dans la sienne, il marchera l'égal d'un monarque.

O bienfait de la civilisation! le spéculateur, à la recherche de sa proie, se jetant hardiment au milieu des labyrinthes de l'époque et du pays, n'a besoin, lui, pour y vaincre et s'y retrouver, ni du glaive de Thésée ni du fil d'Ariane. Il n'attaque ni ne tue les minotaures qu'il y rencontre; il leur propose tout uniment des rentes fin de mois avec des reports et des primes; il les fascine avec le miroir à facettes des découvertes fantastiques; il les gave avec des boulettes d'actions industrielles; et les monstres domptés, séduits, subtilisés, ébahis, apposant vite leur griffe au bas de quelque chose de timbré, se hâtent de lui donner, au lieu de le combattre, une poignée de mains citoyenne, à la façon des potentats parlementaires et constitutionnels qui débutent dans la carrière.

La haute figure ici peinte pourrait se diviser, à un certain point, en deux êtres divers et distincts: le mystificateur et le mystifié. Mais le spéculateur véritablement digne de ce nom, le beau idéal de l'espèce, a le double avantage d'offrir à la fois les deux types réunis. Tour à tour dupeur et dupé, il est joué par ceux qu'il joue. Ce soir vendeur, demain vendu, il fait des fourberies, marchandise; et des déloyautés, négoce. C'est un commerce qui prospère.

Le spéculateur en bonne veine se met à merveille; il vous fait remarquer l'admirable étoffe de son pantalon et le charmant tissu de son gilet. Ce sont de nouvelles inventions dont il sollicite le brevet. Le besoin se faisait généralement sentir d'une amélioration dans l'industrie de la toilette: il a là-dessus de vastes données où accourront les capitaux, car les déboursés seront minimes, et le gain sera gigantesque. Ce disant, le spéculateur monte dans un ravissant tilbury attelé d'un cheval pur sang, qu'il s'est procuré par la plus heureuse occasion du monde. Il va revendre généreusement tout cela à un ami qui en raffole, et à qui il désire faire faire une excellente acquisition. Il se sacrifie à cet effet, et n'exigera aucun bénéfice... qu'une bagatelle de cent louis: les petits résultats lui donnent des nausées. Il est des gens qui, au surplus, se sont fait de ce genre de mal une sorte d'immortalité.

Arrivé au bois de Boulogne, le spéculateur, descendant du coussin prodigieux d'où il regarde du haut en bas son petit groom et les passants, court en toute hâte proposer à de riches fashionables du Jockey-Club plusieurs opérations magnifiques où l'on remuera l'or avec des pelles. Il s'agit seulement d'avancer quelques centaines de mille francs pour constituer chacune d'elles. Une des plus remarquables entre autres est l'établissement en grand d'une maison de commerce intime et d'alliance étroite entre la force et la faiblesse, entre la puissance et la grâce, c'est-à-dire entre les deux sexes[20]. On n'y admettra que le mieux en tout genre dans les diverses parties qui composeront l'ensemble. Un goût exquis présidera à la composition de cette institution éminemment philanthropique et nationale, qui sera à la fois une voie ouverte aux natures passionnées, une garantie promise à l'hygiène publique, une sécurité donnée aux pères de famille, soit de Paris, soit de province; enfin un débouché offert à toute espèce d'entraînements. Les fondateurs et associés auront des numéros et des cachets qui, indépendamment des entrées et des rentrées générales, leur assureront des entrées et des rentrées particulières. Où trouver, en fait de sociétés, une corporation plus active dans ses œuvres et plus large dans ses produits? Les intéressés seront régulièrement tenus au courant de l'affaire par un relevé exact de toutes choses. Le spéculateur se charge, lui, des embarras et difficultés de l'organisation première; ces messieurs auront, sans s'être mêlés de rien, les bénéfices qui en seront la suite; lui, il ne voit là dedans que l'intérêt du pays, l'extension de l'ordre, et une question toute morale. Aussi se résigne-t-il, de la manière la plus désintéressée, à prendre sans rétribution tous les ennuis de l'affaire, l'administration, la comptabilité, les discussions, les écritures... et la Caisse.

Le spéculateur en haute position n'attend pas longtemps la fortune: il a le télégraphe qui lui tend les bras, les émeutes qui lui donnent un coup d'épaule, les conspirations qui lui font un signe de tête; et tout cela bien combiné, c'est la pierre philosophale. Il connaît quelques heures à l'avance ce qui doit sortir des éléments en fusion qui se tournent avec bouillonnement, et s'écument sans épuration dans la grande chaudière représentative. Il a sa combinaison préparée en tout état de cause. Il gagnera dix centimes à la Bourse sur le doctrinaire, un peu moins sur le dynastique, beaucoup plus sur le centre gauche. L'essentiel est d'être averti à temps. Or, pour cela faire, il a échelonné du palais des législateurs au temple des agents de change des fonctionnaires-signaux qui, par gestes convenus, le tiennent au courant d'heure en heure, moyennant récompense honnête, des pulsations de la crise gouvernementale et des fièvres de la tribune. Qui triomphera? Peu importe! avant tout la spéculation. Aussi, par suite, a-t-il en un clin d'œil des hôtels, des villas, des grandes croix, des héritières, des fanfares. Tout cela dure-t-il? Plus ou moins. C'est un cortége impertinent et fantastique à la façon des contes arabes, qui surgit, resplendit... et passe. A un autre: la France paie.

Le spéculateur de moyenne classe a un appartement confortable, un dîner prêt au cercle de son quartier, une entrée aux théâtres royaux, une place marquée à la Bourse, un poste d'habitude à Tortoni, une famille quelque part, et une maîtresse n'importe où. Il a, pour se mettre à l'abri des événements politiques, un pied dans le camp légitimiste, un bras dans l'opinion juste-milieu, et une autre partie du corps plus ou moins heureusement choisie, dans le parti républicain. Du reste, il ne fait pas plus de cas des croix de la Légion-d'Honneur que des soupes économiques. «Les pauvretés, dit-il, ne rapportent rien.» Il a autant d'aversion pour les réjouissances de juillet que pour les batailles de polichinelle, autant de dégoût pour les programmes de l'Hôtel-de-Ville que pour les expositions de phénomènes vivants. «Il n'y a rien à gagner, dit-il, avec les mauvaises plaisanteries.»

Lorsqu'il sait écrire, et cela peut se rencontrer, le spéculateur vend cinq ou six fois ses manuscrits. Il les distribue d'abord à celui-ci en feuilletons, puis à cet autre en volumes in-8o, enfin, n'importe à qui, en drame ou en vaudeville. Cela commence par faire une trilogie littéraire qui a trois formes, trois allures, trois titres, et qui n'est au fond qu'une seule et même chose; l'admirable de cette combinaison, c'est qu'au bout du compte il y aura eu trois ventes, trois paiements, trois publications, et que le bon public aura pu y être trois fois mystifié. Cela n'empêchera pas d'ailleurs la trilogie d'être plus tard vendue de nouveau pour paraître in-12 ou in-18, puis d'être revendue peu après pour se remettre en Œuvres complètes. O sublime progrès des lettres!

Le spéculateur a peu de goût pour la campagne. A quoi servent, en effet, les champs et les moissons? A nourrir les habitants de ce globe? il est certain que cela n'a rien de déraisonnable et peut occuper la caste vulgaire; mais, pour lui, le point capital ici-bas, ce n'est point d'engraisser l'humanité, c'est de nourrir la spéculation.

Oh! qu'il est beau, le spéculateur, lorsque, mollement étendu sur un fauteuil à la Voltaire, il lit voluptueusement le prospectus d'une entreprise étourdissante, où il apportera toute sa capacité, et ses amis tout leur argent! Comme il en étudie les chances! Elle lui paraît d'autant plus magnifique, qu'elle a l'air à peu près impraticable. Allez donc proposer, dans Paris, aux hommes à haute intelligence, un projet simple et raisonnable, sans éclat à porter aux nues, mais promettant un gain honnête: avec quelle risée dédaigneuse votre plan sera accueilli! Un gain honnête! juste ciel!... autant vaudrait demander l'aumône. Qui oserait se compromettre au point d'attacher son nom à une pareille niaiserie? Un gain honnête! mais un homme bien placé n'accepte pas la responsabilité d'un tel ridicule! il faut une fortune assurée dans les vingt-quatre heures, ou, au plus tard, dans le trimestre; il faut, du moins, si l'on attend, des dividendes anticipés. Sans quoi, vaut-il la peine d'y arrêter sa pensée!... Parlez-nous d'une entreprise de voitures qui chevaucheront toutes seules par monts et par vaux sans haquenées et sans charbon; parlez-nous de lunettes d'approche découvrant des actionnaires sur une comète avec ou sans queue, le tout venant à nous bride abattue; parlez-nous de toiles mirobolantes qu'on va tisser avec du jasmin, des roses et du chèvrefeuille, changés d'abord en épaisse marmelade, puis transformés en écheveaux de fil par des procédés incompréhensibles: à la bonne heure! Comme cela ravit l'imagination! quel vaste champ à l'enthousiasme! quelle carrière aux jongleurs!... Le succès de ces merveilles est certain d'avance, non pas seulement quoique absurdes, mais précisément parce que absurdes. Ces deux adverbes ont du bonheur.

Le spéculateur, prince souverain du pays des chimères, passe une partie de sa vie doucement bercé par le songe argenté... des illusions. Il voit la pluie d'or de Danaé tomber de toutes parts sur ses conceptions mercantiles; il fait continuellement la conquête en espérance de toutes les toisons d'or que son imagination lui montre suspendues à chacun des arbres de l'industrie, vraie forêt Noire de l'époque. Il a sans cesse devant les yeux l'exemple de je ne sais quel millionnaire qui aurait commencé par vendre du bétail et qui aurait fini par vendre des peuples, ce qui lui paraît se ressembler beaucoup. Il cite une foule de ses camarades qui, à leur début dans la carrière, ne fréquentaient que les nécessiteux de la taverne, et qui maintenant ne daignent se familiariser qu'avec les puissances du palais. Il est, du reste, une foule d'incrédules qui rient de ses plans et de ses rêves, qui affirment que plus d'un de ces apôtres de l'or ont été vus, eux et leurs disciples, arrivant de succès en succès, de bénéfice en bénéfice et de fortune en fortune, à une des chambres de Sainte-Pélagie, à un des lits de l'Hôtel-Dieu, voire même à une des loges de Bicêtre.... Mais ces odieux propos n'atteignent pas la grande figure qu'ils insultent. Que la prédiction se réalise ou non, elle n'en est pas moins déclarée impossible. La notabilité de l'époque a le rare privilége de puiser une illustration dans ses avanies elles-mêmes; le féodal poursuivant d'armes de la spéculation fournit brillamment sa carrière contre tout venant; et, qu'il soit applaudi ou hué, il ne s'en élancera pas moins, à la suite de ce paladin du dix-neuvième siècle, une foule de chevaliers... d'industrie.

Regardez-le dans son appartement, au milieu des papiers et des cartons, qu'il classe avec amour et méthode. Oh! que de trésors sous ses doigts!... Prenons au hasard et lisons. (No 3.) «Manière de courir la poste dans des wagons suspendus sur des fils de fer presque invisibles, à quelques pieds du sol.» (No 8.) «Mines de houille, de cuivre, d'asphalte et de vif-argent, sur le point d'être découvertes à l'une des barrières de Paris.» (No 9.) «Tontine pour assurer des maris à leur aise aux jeunes vierges qui ne le seraient pas. Nota. On donnera là-dessus des explications sérieuses.» (No 17.) «Association musicale et dansante pour dédommager des tremblements de terre, des incendies et de la peste.» (No 18.) «Société pour garantir le public, moyennant une prime, de toutes les contributions forcées nommées vulgairement dans les salons: billets d'artistes, loterie des pauvres, souscriptions de charité, etc.» (No 33.) «Communauté scientifique, par actions, pour l'industrie des vers à soie, d'après les procédés de l'enseignement mutuel.» Voilà-t-il des idées heureuses!... Le spéculateur entreprendra toutes ces belles choses; il les proclamera nationales, et chacune l'enrichira. Car pour lui point de mauvaises chances: si l'affaire réussit, il joue sur le succès; si elle échoue, il jouera sur la déconfiture. Il spécule sur l'édifice qui se construit comme sur l'édifice qui s'écroule; et on le verra, après avoir opéré d'une manière prépondérante sur une société en enfantement, agir d'une façon victorieuse sur cette même société en liquidation. Tout lui est bon, bâtisse et décombres. Le spéculateur a une famille: des neveux, des cousins, des frères. Cela n'est pourtant pas de rigueur: n'importe! le cas échéant, il s'agit d'en tirer parti. Quelques-uns d'eux peuvent mourir; or, le spéculateur, qui s'est établi le chef et le protecteur de tous les siens, peut devenir aussi leur héritier. Oh! alors qu'il lui paraîtrait doux et touchant de larmoyer sur les admirables trépassés qui viennent de lui léguer, avec l'exemple de leurs vertus, haute nourriture pour son âme, quelque chose de non moins sonnant, mais de plus substantiel pour son corps!... Le spéculateur, à la fois inspiré par le ciel et la terre, s'occupe avec un intérêt chaleureux de la destinée de ses proches. Celui-ci, il le place dans l'état militaire, en lui recommandant cette noble susceptibilité de la bravoure française qui ne permet pas le moindre mot équivoque dans la conversation sans en demander raison sur l'heure, et mettre, tout de suite, flamberge au vent: c'est le grand devoir du métier, la loi première de l'honneur; hors le duel point de salut. Celui-là, il lui souffle la passion des voyages aventureux, des explorations d'outre-mer. Oh! l'Inde, le Brésil, la Turquie, le Mogol, la Chine, la Perse!... ce n'est que là maintenant que se trouve encore du neuf, de l'énergie, de la séve, du grandiose et de la vie. Ailleurs, et surtout en Europe, tout est rachitique ou défunt, on n'y voit qu'atomes ou crétins. Cet autre, il le fait entrer dans les ordres: il a senti sa vocation; l'âme de ce sublime parent avait besoin de se baigner dans les flots de la sainteté évangélique. Dieu l'appelle depuis longtemps, pour sa plus grande gloire, à la Chartreuse ou à la Trappe: ce sont les péristyles du ciel, le portail des béatitudes. Quant à ce dernier, autre affaire. Il est du monde et né pour le monde; il faut qu'il soit à lui tout entier: c'est le spéculateur qui l'y lance. Il l'enivre à toutes ses coupes; il l'assied à tous ses banquets, il le livre à tous ses amours; et le maître est fier de l'élève. Mais, pour supporter tant de joies, ce dernier, malheureusement, a peu de force et de santé... En résultat définitif, tous ceux dont le spéculateur a entrepris l'éducation, dirigé les pensées et soigné la carrière, ont successivement disparu. Qu'en dit l'homme aux vastes desseins? «C'est moi! s'écrie-t-il avec orgueil; moi qui ai soutenu ma famille! je m'étais dévoué à elle. Le ciel m'en a récompensé. En faisant le bien de mes proches, voyez comme j'ai prospéré. Dieu merci! tout s'est bien passé: j'ai dignement casé tous les miens.»

Il est hors de doute que le spéculateur peut se marier comme tout autre individu de l'espèce humaine; mais l'amour n'entrera pour rien dans la balance de cette opération: il n'y sera pesé que la dot. Le futur fera peu de cas de la beauté, à moins toutefois que ladite beauté ne lui offre un moyen d'élévation, et ne lui ouvre une voie particulière à la fortune, en l'alliant naturellement à de puissants amateurs du beau: c'est une position comme une autre. Il ne tiendra pas précisément à l'âge; une vieille femme riche ne saurait être trop avancée dans la vie: son mérite est en proportion de ses années. Oh! l'inestimable bien qu'une caducité dorée, dont le coffre-fort lève son couvercle au moment où le tombeau s'ouvre!... Comme on le pleure avec effusion, ce vieil ange avec qui l'on avait fait, d'une manière voilée, une sorte de traité de commerce dont l'article héritage était le point sacramentel!... Il épousera même une enfant, si l'occasion s'en présente, dût-il jouer à la poupée; la chose a souvent du ressort, «L'innocence, dit-il, a pour lui tant de charmes, et puis l'on est si pur au sortir du berceau!» Mais bien entendu que l'enfant sera une héritière opulente, et qu'il y aura fusion dans les biens; car il sait son code par cœur: «Le mari est le chef de la communauté.»

Une fois marié, le spéculateur fait assurer sa femme par une compagnie ad hoc. Car, dans le cas où sa douce moitié, douce ou non, viendrait à décéder, sa mort lui serait payée d'après les statuts de ladite compagnie; et ce serait une bonification dans sa fortune à ajouter aux rentrées de la succession vacante. Il fera aussi assurer ses enfants, vu que si les fruits de son mariage venaient à trépasser de la dentition, de la vaccine, du choléra, de la croissance, ou de toute autre chose fâcheuse, il aurait à toucher le montant de quelque prime à chaque pompe funèbre de sa famille; et notez bien qu'actionnaire du grand établissement des catafalques, il a un intérêt majeur et positif à voir prospérer les sépulcres. Il y aurait évidemment pour lui, dans les enterrements lucratifs de sa race, un encouragement à obéir à cette loi du Seigneur: «Croissez et multipliez!» Quant à lui personnellement, il ne se fait pas assurer, car la somme à payer au jour de sa mort ne devant pas rentrer dans sa poche, il n'y attache aucune importance.

Mais la soif de la spéculation ne dévore pas uniquement les privilégiés de l'existence, les gens de la haute sphère; elle s'empare des individus de tous les états et de toutes les classes. Le spéculateur des derniers rangs a son genre et sa route à part. A l'affût des solennités dramatiques, il en achète d'avance les billets pour les revendre à bénéfice aux amateurs qui, à l'heure du spectacle, craignent de faire queue au bureau, et se la font faire à la porte. Il sait qu'à propos de l'exposition des produits industriels il sera joué des pièces de circonstance où beaucoup de noms seront honorablement cités; qu'imagine le spéculateur? Il va trouver les commerçants qui aiment le parfum des louanges, et, d'accord avec auteurs, acteurs et directeurs de spectacles, il intercalera dans les comédies à jouer une série d'éloges pour messieurs tels et tels, à tant le couplet, à tant la phrase, et même à tant la ligne. Tout le monde y aura son profit: d'abord, les auteurs, acteurs et directeurs, qui, par là, attireront à leur théâtre les particuliers vantés et à vanter; puis ces mêmes particuliers qui, mis en lumière, auront ainsi donné sur la scène au bon public une manière de prospectus; puis enfin le bon public qui aura gagné à tout cela le double avantage d'écouter une sorte de pièces, et d'y trouver un genre d'affiches... O sagacité lumineuse!

Ce n'est pas tout; descendons plus bas encore: nous arriverons aux spéculateurs peints par Vidocq. Ceux-ci, errant çà et la dans la foule à toutes les fêtes de tous les régimes, spéculent hardiment sur les encombrements, la presse et le désordre. Ils se serrent contre l'individu qui pleure de joie en voyant défiler un prince quelconque allant à une cérémonie telle quelle, ainsi qu'il en a tant passé et qu'il en passera tant encore; et, en un tour de main, ils se procurent à bon compte l'agrément de savoir l'heure au détriment dudit enthousiaste. Puis les mouchoirs, les portefeuilles et les bijoux changent de maître à son approche. C'est un commerce par substitution d'autant plus fructueux, que celui qui prend ne donne rien en retour à celui avec lequel il s'est mis en rapport. Ce mode est dangereux, il est vrai; le spéculateur de ce genre en vient presque toujours à ajouter à sa signature le titre suivant: détenu ou forçat. Tandis que l'industriel de haut rang, qui a fait en grand ce que faisait l'autre en petit, roule dans un bel équipage, et finira peut-être par daigner mettre au bas de son nom: député ou pair de France. Belle chose que la moralité sociale!

En résumé, le spéculateur sait tout, il voit tout, calcule tout, saisit tout. D'un même coup d'œil, il embrasse à la fois les avantages que, par une heureuse combinaison, il pourrait recueillir d'une association républicaine et d'un amalgame de bitumes, du triomphe des petites reines du Midi et de la destruction des punaises; tout lui est lucre et trafic. Il enjambera gracieusement la ruine de vingt familles pour sauter de pied ferme au milieu des démolitions, qu'il espère relever à la plus grande gloire de sa rapacité. Il rira malignement en passant sur les désastres du prochain, car il a fait une légère variante à son usage au plus fameux des commandements: Le bien des autres tu prendras et retiendras à ton escient. Il prétend qu'il a, à l'appui de cette phrase et de sa morale, des exemples d'une grande valeur et des approbations d'une haute portée.

Pour lui, qu'est-ce que le bien et le mal? le bien, c'est d'être capitaliste; le mal, c'est d'être prolétaire. Pour lui, qu'est-ce que le vice et la vertu? le vice, c'est l'absence des qualités qui servent à enrichir; la vertu, c'est l'art d'escamoter légalement au prochain ce qu'on a le désir de s'approprier. Pour lui enfin, qu'est-ce que l'industrie et le commerce? C'est tout bonnement une guerre ouverte entre concitoyens pour s'arracher son bien l'un à l'autre, avec le plus d'adresse et le moins de scandale possible; c'est un combat à outrance entre celui qui tient et celui qui veut prendre, entre celui qui a et celui qui veut avoir; enfin, c'est cet adage en actions là-haut et là-bas en pratique: Ote-toi de là que je m'y mette!

Ne demandez pas au spéculateur ce que c'est que la piété, le culte et les choses saintes. Sa piété, c'est un religieux amour pour les douceurs de la vie; son culte, c'est l'observation scrupuleuse des statuts et règlements de la Bourse; les choses saintes, ce sont tous les objets de prix que les Hébreux au désert jetaient dans la chaudière embrasée d'où allait sortir le veau d'or.

A-t-il une conscience? Oui: mais elle est semblable à la bulle de savon brillamment colorée qui sort du fétu de paille d'un enfant: à son apparition, on la prendrait pour quelque chose. Hélas! Dieu sait ce que c'est, d'où ça vient et où ça va!

A-t-il un cœur, cet homme? Sans doute, mais il ne bat que pour sa spécialité; et par conséquent les choses de l'honneur et du sentiment n'entrent en rien ni pour rien dans les habitudes de sa nature. On disait d'un grand capitaine qu'à la place du cœur il avait un boulet de canon; on pourrait affirmer que le spéculateur a, en guise d'âme, des bons payables au porteur.

Le vicomte d'Arlincourt.


    Dessinateurs. Graveurs. Pag.
MM. MM.  
INTRODUCTION, par M. Jules JANIN.      
Tête de page. Emy. Gérard. III
L'ÉPICIER, par M. DE BALZAC.     1
Type. Gavarni. Lavieille. ib.
Tête de page. id. id. ib.
Lettre. id. id. ib.
Cul-de-lampe. id. id. 8
LA GRISETTE, par M. J. JANIN.     9
Type. Gavarni. Lavieille. ib.
Tête de page. id. id. ib.
Lettre. id. id. ib.
Cul-de-lampe. id. id. 16
L'ÉTUDIANT EN DROIT, par M. E. DE LA BÉDOLLIERRE.     17
Type. Gavarni. Lavieille. ib.
Tête de page. id. id. ib.
Lettre. id. id. ib.
Cul-de-lampe. id. id. 24
LA FEMME COMME IL FAUT, par M. DE BALZAC.     25
Type. Gavarni. Lavieille. ib.
Tête de page. id. id. ib.
Lettre. id. Verdeil. ib.
Cul-de-lampe. id. Lavieille. 32
LE DÉBUTANT LITTÉRAIRE, par M. Albéric SECOND.     33
Type. Gavarni. Lavieille. ib.
Tête de page. id. id. ib.
Lettre. id. id. ib.
Le débutant réfléchissant. Gagniet. Verdeil. 37
Cul-de-lampe. Gavarni. Lavieille. 40
LES FEMMES POLITIQUES, par M. le comte Horace DE VIEL-CASTEL.     41
Type. Gavarni. Lavieille. ib.
Tête de page. id. id. ib.
Lettre. id. id. ib.
LE RAPIN, par M. J. CHAUDES-AIGUES.     49
Type. Gavarni. Lavieille. ib.
Tête de page. id. id. ib.
Lettre. id. id. ib.
Rapin dessinant. Gagniet. Gérard. 52
Cul-de-lampe. Gavarni. Lavieille. 56
UNE FEMME A LA MODE, par Mme ANCELOT.     57
Type. Gavarni. Lavieille. ib.
Tête de page. id. Louis. ib.
Lettre. id. Verdeil. ib.
LA COUR D'ASSISES, par TIMON.     65
Type. Gavarni. Lavieille. ib.
Tête de page. id. id. ib.
Lettre. id. id. ib.
Les juges endormis. Gagniet. Verdeil. 66
Le réquisitoire. id. Loiseau. 69
Le public. id. id. 71
Le résumé. id. Soyer. 73
Cul-de-lampe. Gavarni. Lavieille. 74
LA MÈRE D'ACTRICE, par M. COUAILHAC.     75
Type. H. Monnier. Lavieille. ib.
Tête de page. id. Gérard. ib.
Lettre. id. id. ib.
Aurélie lisant. Gagniet. Laisné. 76
M. de Ressigeac. id. Verdeil. 78
Le protecteur. id. id. ib.
La femme de chambre. H. Monnier. Gérard. 80
Deuxième type: l'actrice. Gavarni. Lavieille. ib.
Le régisseur. H. Monnier. id. 81
La Saint-Robert. id. Gérard. 82
L'allumeur. id. Lavieille. 84
La Saint-Jullien. id. Gérard. 86
Cul-de-lampe. id. Lavieille. 89
L'HORTICULTEUR, par M. A. KARR.     90
Type. Gavarni. Lavieille. ib.
Tête de page. Gagniet. Soyer. ib.
Lettre. id. id. ib.
L'horticulteur et son rosier. id. id. 94
L'horticulteur assis. id. id. 96
LES DUCHESSES, par M. le comte DE COURCHAMPS.     97
Type. Gavarni. Louis. ib.
Tête de page. Gagniet. Loiseau. ib.
Lettre. id. Gérard. ib.
LE MEDECIN, par M. L. ROUX.     105
Type. Gavarni. Lavieille. ib.
Tête de page. id. id. ib.
Lettre. id. id. ib.
Cul-de-lampe. id. id. 112
LA FIGURANTE, par M. P. AUDEBRAND.     113
Type. Gavarni. Lavieille. ib.
Tête de page. id. Guilbaut. ib.
Lettre. id. Fagnion. ib.
Cul-de-lampe. id. id. 120
LES COLLECTIONNEURS, par M. le comte Horace DE VIEL-CASTEL.     121
Type. Gavarni. Lavieille. ib.
Tête de page. id. id. ib.
Lettre. id. id. ib.
Cul-de-lampe. id. id. 128
LA GARDE, par Mme DE BAWR.     129
Type. H. Monnier. Lavieille. ib.
Tête de page. id. id. ib.
Lettre. id. id. ib.
Cul-de-lampe. id. id. 136
L'AVOUÉ, par M. ALTAROCHE.     138
Type. H. Monnier. Lavieille. ib.
Tête de page. id. Gérard. ib.
Lettre. id. Lavieille. ib.
LE RAMONEUR, par M. ARNOULD FREMY.     145
Type. Gavarni. Louis. ib.
Tête de page. Gagniet. Deghouy. ib.
Lettre. id. id. ib.
Les ramoneurs. Cousin. Porret. 149
id. id. id. 152
L'INFIRMIER, par M. P. BERNARD.     155
Type. Gavarni. Loiseau. ib.
Tête de page. Gagniet. id. ib.
Lettre. id. id. ib.
LA GRANDE DAME DE 1830, par Mme Stéphanie DE LONGUEVILLE.     161
Type. Gavarni. Lavieille. ib.
Tête de page. Gagniet. id. ib.
Lettre. id. Bréval. ib.
Cul-de-lampe. id. Fagnion. 168
LE MÉLOMANE, par M. Albert CLER.     169
Type. H. Monnier. Lavieille. ib.
Tête de page. id. Laisné. ib.
Lettre. id. Loiseau. ib.
LA SAGE-FEMME, par M. L. ROUX.     177
Type. Gavarni. Lavieille. ib.
Tête de page. Gagniet. Belhatte. ib.
Lettre. Gavarni. Soyer. ib.
Cul-de-lampe. id. Loiseau. 184
LE DÉPUTÉ, par M. E. BRIFFAULT.     185
Type. Gavarni. Stipulkowski. ib.
Tête de page. Gagniet. Cherrier. ib.
Lettre. id. id. ib.
LA CHANOINESSE, par M. ELIAS REGNAULT.     193
Type. Gavarni. Lavieille. ib.
Tête de page. Gagniet. Odiardi. ib.
Lettre. id. Bréval. ib.
LE JOUEUR D'ÉCHECS, par M. MÉRY.     201
Type. Gavarni. Guillaumot. ib.
Tête de page. Gagniet. Belhatte. ib.
Lettre. id. id. ib.
Deux joueurs d'échecs. id. id. 208
LA MAITRESSE DE TABLE D'HOTE, par M. A. DELACROIX.     209
Type. Gavarni. Soyer. ib.
Tête de page. Gagniet. Bréval. ib.
Lettre. id. Deschamps. ib.
LE CHASSEUR, par M. Elzéar BLAZE.     217
Type. Gavarni. J. Barat. ib.
Tête de page. Gagniet. Laisné. ib.
Lettre. id. id. ib.
LA FEMME DE CHAMBRE, par M. A. DELACROIX.     225
Type. Gavarni. Lavieille. ib.
Tête de page. Gagniet. id. ib.
Lettre. id. Faure. ib.
L'AMI DES ARTISTES, par M. Francis WEY.     233
Type. H. Monnier. Lavieille. ib.
Tête de page. id. Gérard. ib.
Lettre. id. Soyer. ib.
M. Saint-Eugène. H. Monnier. Belhatte. 235
L'ami assis. id. Gérard. 236
L'ami broyant des couleurs. id. Laisné. 239
Le vieil ami. id. id. 241
Cul-de-lampe. id. Gérard. 244
LA FEMME SANS NOM, par M. Taxile DELORD.     245
Type. Gavarni. Louis. ib.
Tête de page. Daubigny. Quartley. ib.
Lettre. Trimolet. Guibaut. ib.
Main-Fine. id. Fontaine. 253
LA JEUNE FILLE, par M. E. DE LA BÉDOLLIERRE.     257
Type. Gavarni. Gérard. ib.
Tête de page. Pauquet. Stipulkowski. ib.
LE PAIR DE FRANCE, par M. Marie AYCARD.     261
Type. Gavarni. Lavieille. ib.
Tête de page. Gagniet. Faure. ib.
Lettre. id. Bréval. ib.
Le confesseur. id. Verdeil. 266
Pairs causant. id. Gérard. 267
L'orateur. id. id. ib.
Caliste. id. Verdeil. 268
Le pair agronome. id. Gérard. 269
Deux pairs causant. id. Guilbaut. ib.
Le pair militaire. id. Verdeil. 270
Le jeune pair. id. Pervillé. ib.
Le pair préfet. id. id. 271
Cul-de-lampe. Trimolet. Laisné. 272
L'ÉLÈVE DU CONSERVATOIRE, par M. COUAILHAC.     275
Type: élève de tragédie. Gavarni. Birouste. ib.
Tête de page. Trimolet. id. ib.
Lettre. id. id. ib.
Deuxième type. Gavarni. Guillaumot. 283
LE POSTILLON, par M. HILPERT     283
Type. H. Monnier. Lavieille. ib.
Tête de page. id. Pervillé. ib.
Lettre. id. Bréval. ib.
LA NOURRICE SUR PLACE, par M. A. ACHARD.     293
Type. Gavarni. Soyer. ib.
Tête de page. Gagniet. Loiseau. ib.
Lettre. id. Gérard. ib.
L'EMPLOYÉ, par M. P. DUVAL.     301
Type. Gavarni. Lavieille. ib.
Tête de page. Gagniet. Guillaumot. ib.
Lettre. id. id. ib.
L'AME MÉCONNUE, par M. F. SOULIÉ.     304
Type. Gavarni. Loiseau. ib.
Tête de page. Trimolet. Soyer. ib.
Lettre. id. id. ib.
L'ECCLÉSIASTIQUE, par M. A. DE LAFOREST.     317
Type. Gavarni. Guillaumot. ib.
Tête de page. Gagniet. id. ib.
Lettre. id. Guilbaut. ib.
LA FEMME DE MÉNAGE, par M. C. ROUGET.     325
Type. H. Monnier. Lavieille. ib.
Tête de page. id. Bréval. ib.
Lettre. Gagniet. Gérard. ib.
LE MAITRE D'ÉTUDES, par M. NYON.     333
Type. Gavarni. Lavieille. ib.
Tête de page. id. Belhatte. ib.
Lettre. Gagniet. Odiardi. ib.
LA FRUITIÈRE, par M. F. COQUILLE.     340
Type. H. Monnier. Lavieille. ib.
Tête de page. id. Fontaine. ib.
Lettre. Gagniet. Guilbaut. ib.
LE COMMIS-VOYAGEUR, par M. Raoul PERRIN.     349
Type. Gavarni. Odiardi. ib.
Tête de page. Gagniet. Nivet. ib.
Lettre. Gavarni. Pervillé. ib.
Cul-de-lampe. id. Fontaine. ib.
LA REVENDEUSE A LA TOILETTE, par M. ARNOULD FREMY.     359
Type. Gavarni. Louis. ib.
Tête de page. Gagniet. Odiardi. ib.
Lettre. Gavarni. Bréval. ib.
LE VIVEUR, par M. E. BRIFFAULT.     365
Type. Gavarni. Lavieille. ib.
Tête de page. Meissonier. id. ib.
Lettre. id. Louis. ib.
LE SPÉCULATEUR, par M. le vicomte D'ARLINCOURT.     373
Type. Gavarni. Lavieille. ib.
Tête de page. Trimolet. Guilbaut. ib.
Lettre. id. Soyer. ib.

NOTES

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