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Les français peints par eux-mêmes, tome 1

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LA GRANDE DAME DE 1830.

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Voyez-vous cette madame la marquise qui fait tant la glorieuse, c'est la fille de M. Jourdain.

Molière.

Satisfaisons en tous points votre curiosité d'étranger, disait le comte de Surville au jeune duc d'Olburn, nouvellement arrivé à Paris. Je me suis fait votre cicerone pour vous guider dans cette Babel qu'on appelle aujourd'hui les salons de la haute société, et que vous désirez connaître. Commençons donc le cours de vos observations par la grande dame. Je vais vous présenter à madame de Marne; son mari est ministre depuis hier, et ce soir elle reçoit pour la dernière fois dans son hôtel particulier. Il n'est pas dix heures, c'est un peu tôt pour partir déjà; mais nous arriverons avant la foule, ce qui nous permettra de mieux voir.—Et l'équipage, emportant le duc et le comte, roulait vers la Nouvelle-Athènes. Un pêle-mêle de voitures particulières et de remise, de cabriolets et de fiacres, commençait à s'y étendre en file. Deux municipaux, armés de pied en cap, gardaient les abords de l'hôtel de madame de Marne. Quatre lampions illuminaient l'extérieur. Le vestibule, paré pour la fête, était entouré d'arbres verts comme la porte d'un café, ou un terrain concédé à perpétuité au cimetière du père La Chaise. L'escalier, tourmenté dans son étroite cage, était brillamment éclairé, il est vrai, mais par l'infect gaz de houille. De chaque côté des petits battants de la petite antichambre se tenaient deux domestiques en livrée de fantaisie, faite d'hier, couleur café au lait, galonnée d'argent et à boutons portant les lettres D. M. Pour arriver à la reine du lieu, le comte et son compagnon devaient traverser deux ou trois salons qui commençaient à se remplir. Madame de Marne était assise, au fond du dernier, sur un fauteuil doré, et, comme une reine présidant sa cour, à la tête d'une ellipse de femmes couvertes de gaze, de fleurs et de diamants, elle se tenait aussi raide que possible, et ne laissait que lentement tomber de sa bouche quelques rares paroles déjà empreintes de la réserve diplomatique du ministère des affaires étrangères, où le lendemain elle allait faire son entrée. Ne promenant autour d'elle que des regards protecteurs ou dédaigneux, madame de Marne essayait de faire de la dignité; elle se posait dans sa nouvelle qualité d'astre au firmament du pouvoir. Petite, mais parfaitement faite; blanche, rose et jolie malgré l'irrégularité de ses traits, elle eût été une très-gracieuse femme sans le ridicule de ses prétentions aux grands airs. A la vue du comte, son visage resplendit d'un indicible redoublement de satisfaction orgueilleuse, et elle cadença sa voix d'une façon nouvelle.

«Toutes les personnes présentées par vous, monsieur le comte, dit-elle en lui jetant un de ses plus aimables sourires, seront toujours bien reçues chez moi.»

Puis s'assouplissant un peu:

«J'espère que monsieur le duc me fera l'honneur de venir au ministère où je recevrai maintenant régulièrement tous les mercredis.»

A peine le duc a-t-il le temps de répondre à la gracieuse invitation, qu'un flot de nouveaux survenants vient s'incliner devant madame de Marne. Au retentissement de leurs noms bien plébéiens, elle a repris sa raideur, changé de voix, et regardé le duc d'une façon qui signifie:—Pardon, mais c'est une obligation imposée au pouvoir; l'épidémie de l'égalité a confondu tous les rangs, il faut recevoir tout le monde.

«A quelle famille appartient madame de Marne? demande le duc au comte, en se retirant avec lui dans un angle du salon.

—Ma foi, je le sais à peine. Les grandes dames d'aujourd'hui viennent de partout, sortent de toute greffe. Celle-ci, je crois, est fille d'un forgeron du Berri, devenu grand industriel, comme on appelle maintenant tous les rustres enrichis.

—Ce que c'est que d'être étranger, fit en rougissant la fierté allemande du duc; je m'étais complétement trompé sur la valeur du mot grande dame; je croyais qu'il fallait être de grande naissance pour être grande dame.

—C'est-à-dire que vous le preniez dans son ancienne et véritable acception. Mais tenez, la foule augmente, on étouffe ici; c'est un vrai raout dans toutes ses splendeurs; cinq cents personnes là où trois cents seraient déjà les unes sur les autres; nous ne pouvons plus nous rapprocher de madame de Marne, et il n'y a moyen de rien observer dans une cohue pareille. Venez, voici la porte du boudoir ouverte. Nous y serons seuls, je vais vous expliquer ce que signifie maintenant le mot grande dame.

Sachez d'abord que la vraie grande dame, celle d'autrefois, ne peut plus exister en France dans notre époque qu'on veut appeler de fusion, et qui n'est qu'un temps de déplorable ou grotesque confusion. Emportée par la terrible tourmente de 95, broyée sous les ruines de la vieille monarchie, elle a dû aller achever de mourir sur le sol de l'émigration, ne pouvant transmettre à ses filles que quelques-uns des débris tronqués du magnifique héritage qu'elle avait reçu de ses aïeux; les autres, épars, divisés, subdivisés, sont devenus le patrimoine de la fortune qui seule les dispense maintenant à ses favoris d'un jour. Celle qui se décore aujourd'hui du titre de grande dame n'est qu'une caricature ou l'antithèse de la vraie grande dame du passé, majestueux morceau d'ensemble dont toutes les parties parfaitement à l'unisson étaient marquées d'un ineffaçable sceau de grandeur. Voyez les portraits de la grande dame d'autrefois: comme les traits, l'air de tête, l'attitude générale du corps s'harmonisent admirablement, et concourent, ainsi que dans les statues des grandes divinités grecques, à indiquer la supériorité native. Ce sont toutes les grâces unies à la grandeur, mais à une grandeur qui, comme la force au repos de l'Hercule Farnèse, sent qu'elle n'a besoin d'écraser personne pour se faire connaître ou apprécier. Assemblage des plus nobles éléments d'une nature choisie, polie et repolie par le temps; brillante transfiguration d'une masse de gloire accumulée par les siècles, inscrite par cent générations sur toutes les pages de notre histoire, la grande dame d'autrefois, c'était le sang de tous ces hauts barons de France dont pendant dix siècles les bannières s'étaient montrées dans toutes les batailles à côté et presque à l'égal de l'oriflamme. A sa naissance elle avait pris rang à la suite d'une filiation de preux, sur un arbre généalogique tout blasonné. Elle s'appelait Crillon ou Montmorency.

Sans le secours des pompes du luxe, sous l'habit d'une femme des champs aussi bien que sous son riche costume de cour, dans tout et partout on reconnaissait la grande dame, en qui respirait la fierté du sang, la beauté d'une noble race. Dépouillez celle d'aujourd'hui de la magie de sa fortune, ôtez-lui ses cachemires et ses diamants, et il n'en restera rien. En voyant cette grande dame actuelle, le vieux conte de la Petite Cendrillon revient en mémoire; on est tenté de le lui appliquer, sauf la mignonne pantoufle, dans laquelle son pied ne pourrait entrer. Mais la baguette enchantée de la marraine n'est-elle pas la saisissante allégorie de la puissance de la fortune? Le potiron changé en équipage, la robe de bure en robe lamée d'or, ne sont-ils pas les prodiges par lesquels la capricieuse déesse produit la grande dame du jour?»

Le comte était un vieillard à l'esprit mordant; c'est-à-dire qu'il était causeur et caustique. Il avait entamé le chapitre favori de ses filials souvenirs, le duc l'écoutait sans l'interrompre.

«La grande dame d'aujourd'hui n'a ni traits arrêtés, ni formes exclusives, ni type particulier: elle est quelquefois jolie, rarement belle, ordinairement riche, car dans notre siècle tout métallique, sa dot a été le plus communément le piédestal de sa grandeur. En scène, c'est une actrice pleine de raideur et jouant faux; derrière la coulisse, ce serait souvent une charmante et gracieuse femme, si presque toujours l'orgueil, l'enivrement de la prospérité, n'empoisonnaient ses qualités natives. Produit d'un coup de bourse, d'un remaniement ministériel, d'une dissolution de la chambre des députés, d'une augmentation de la chambre des pairs, sans passé, sans lendemain, la grande dame de notre époque n'est qu'une étoile filante sur l'horizon des révolutions, une improvisation plus ou moins heureuse de la fortune, le dernier mot d'une intrigue politique. Petite bourgeoise montée sur les hautes échasses de son orgueil, de là elle croit tout dominer, et s'imagine être réellement ce qu'elle affecte de paraître, en changeant quelque peu son nom, en y glissant la particule aristocratique s'il ne sonne pas trop mal avec elle, en le faisant suivre de celui de sa naissance; ou bien en le supprimant tout à fait, sans autorisation du garde des sceaux, pour prendre uniquement celui du village voisin de sa maison de campagne. Il faut avoir connu la grande dame d'autrefois pour comprendre l'excès du ridicule de celle qui affecte aujourd'hui de la remplacer. Tout ce que vous voyez ici en toilette, en luxe, ces petits salons dont les plafonds effleurent presque votre tête, et où s'étouffent trois cents personnes; tous ces hommes vêtus comme pour aller à un enterrement; ces cinq ou six domestiques dans l'antichambre, ces fiacres à la porte, tout cela peut-il offrir le moindre rapport avec le cortége princier qui entourait la grande dame d'autrefois? Les nombreux laquais, les grandes livrées, les carrosses tout armoriés, la foule titrée, pailletée, parfumée; ces hôtels si vastes, si resplendissants de richesses héréditaires; ces salons immenses où se déroulaient majestueusement les flots soyeux et dorés des grands habits de cour, les proportions des habits, comme celles des hôtels et des fortunes, ont complétement changé. La richesse et la grandeur ont disparu du costume; la forme de celui de la grande dame d'autrefois n'appartenait qu'à elle, n'allait qu'à elle; l'étoffe n'en avait été tissée que pour elle. La robe de la grande dame d'aujourd'hui n'est pas d'une coupe différente de celles des autres femmes; elle peut aller à toutes les tailles; ce n'est que la grâce et le goût individuels qui sachent lui donner une certaine distinction.

Pour être juste, il faut convenir que la grande dame d'aujourd'hui a l'esprit plus cultivé que celle d'autrefois, dont l'éducation devait généralement encercler la pensée dans le frivole et spirituel parlage des grands appartements de Versailles. Parfois même il lui arrive de viser à la science. Mais devenant alors ce que les Anglais appellent a blue-stocking, et ne voulant paraître étrangère à aucune de ses spéculations les plus diverses, les plus élevées, elle disserte sur tout: elle parle de physique et de politique, de géologie et de chimie, de médecine et d'astronomie avec plus d'aplomb que les Franklin et les Montesquieu, les Cuvier et les Lavoisier, les Broussais et les Arago, et de façon à en imposer quelquefois sur la valeur réelle de son érudition, si le plus souvent on ne retrouvait, dans les revues ou les journaux qu'elle a lus le matin, tout le bagage scientifique dont elle se décore le soir. La grande dame de la vieille monarchie voyait les beaux-arts travailler à l'embellissement de sa vie dorée, sans être à même d'apprécier leur création autrement que par le sentiment instinctif qui généralement avertit chacun de la présence du beau. Celle d'aujourd'hui ajoute au sentiment la compréhension; elle admire avec discernement, elle donne souvent une partie de son temps à la poésie, à la musique, à la peinture; quelquefois même elle aurait droit au titre d'artiste.

L'orgueil de la fortune remplace dans la grande dame d'aujourd'hui la fierté d'une origine illustre, l'apanage de la grande dame d'autrefois.

«Est-il de noble race? dans quelles circonstances ses aïeux se sont-ils distingués?» demandait-elle d'abord à qui sollicitait l'honneur de lui présenter un inconnu.

«Est-il riche?» est la première question que fait en pareil cas la grande dame d'aujourd'hui.

L'or est le seul dieu du jour, l'or fait tout passer, l'or est le diapason du mérite; la grande dame de nos jours lui doit ses plus gracieux sourires, ses attentions les plus polies. C'est à peu près par lui seul qu'elle est au premier rang; aussi doit-elle proportionner à la fortune de ceux qu'elle voit la considération qu'elle leur accorde.

Comme vous avez pu en juger lorsque nous sommes entrés ici, sa vanité éprouve un haut degré de satisfaction quand des noms historiques viennent orner ses salons; mais généralement, soyez-en sûr, ses plus profondes sympathies resteront toujours acquises aux millionnaires. Dans sa conversation, vous entendrez souvent revenir des chiffres; c'est un effet de la force du sang. «Il a tant de mille livres de rentes, des propriétés qui valent tant, des usines tant, des manufactures tant; c'est un homme dont le crédit est illimité, c'est une excellente maison, ce qu'il y a de mieux à voir dans Paris.» Son admiration s'attache-t-elle à un meuble nouveau, à un riche bijou, à un élégant équipage, elle ne manquera pas de compter parmi les motifs qui la justifient le haut prix de l'objet admiré. La grande dame d'autrefois ne songeait jamais à la valeur numérique de chaque chose, elle ne savait pas calculer; l'argent lui était étranger, elle n'en salissait pas ses mains: c'était la tâche de ses intendants, d'estimer et de payer toutes les créations que le luxe n'enfantait que pour elle. Si quelques inconvénients étaient attachés à cette insouciante ignorance de la valeur monétaire, ils étaient rachetés par d'incontestables avantages: ses libéralités enrichissaient ceux qui l'approchaient, donnaient à tous ses actes, même à ses plus folles dépenses, un caractère de grandiose qui n'a rien non plus d'analogue maintenant. Mesquine en tout, la grande dame actuelle, si elle est prodigue, ne sait qu'épuiser sa bourse sans grandeur, dans le renouvellement incessant des mille riens que la mode produit quotidiennement. Si, au contraire, un esprit d'ordre la caractérise, elle ne sait mettre, la plupart du temps, dans la tenue de sa maison que la parcimonie de ses bourgeoises traditions de famille. Petitesse, orgueil et vanité, voilà la grande dame d'aujourd'hui; voilà l'époque. Chaque temps semble avoir la sienne, dans laquelle il se résume. Entre celle d'aujourd'hui et celle d'autrefois, la France en vit deux autres sur lesquelles je ne m'étendrai pas: l'une, celle du directoire et du consulat, rappela Aspasie et Phryné; elle en eut les grâces, la beauté, l'esprit, le cœur, les mœurs; elle fit cesser la terreur, arracha la France aux saturnales révolutionnaires, y substitua les voluptueuses et brillantes fêtes dont le Raincy fut un des théâtres, et où allèrent se préparer à leur métamorphose les Brutus de la veille, qui le lendemain devaient se réveiller courtisans d'un despote; l'autre, dans laquelle sa devancière vint naturellement se transformer et se fondre, fut la grande dame de l'empire, morte avec le soleil dont elle était un rayon. Celle-là aussi se montra un assemblage de contraires; mais, fille de la victoire, elle en recevait jusqu'à un certain point les fascinantes proportions; et si parfois perçait en elle quelque chose des manières et du langage des camps, du moins son titre, l'hermine de son manteau d'altesse, étaient-ils le prix mérité de mille actions d'éclat sur tous les champs de bataille où l'aigle impérial avait abattu son vol triomphant.

La grande dame d'aujourd'hui a plusieurs voix dans la voix, comme vous avez pu le remarquer en entendant madame de Marne. Elle en enfle ou diminue le volume selon la qualité des personnes auxquelles elle s'adresse. Dans les prétentions de son orgueil, elle est toujours à côté du ton juste, et fait l'effet d'un instrument discord. Elle manque de naturel, ou l'étouffe sous l'empesage de sa politesse maniérée, opposé de la politesse vraie, simple et de bon goût qui distinguait la grande dame d'autrefois. Rarement elle sait être familière sans tomber dans le commun. Arrogante et dédaigneuse avec ses inférieurs, presque toujours elle pèse sur eux de tout le poids de son orgueil. Ses susceptibilités sont excessives; un rien l'alarme, et, comme le soldat en faction devant une place nouvellement conquise, sans cesse elle est sur le qui-vive; préoccupée de la crainte qu'on ne veuille lui contester la sienne, ou qu'on ait la pensée de lui dénier sa supériorité, elle s'apprête à soutenir l'une et à défendre l'autre par un redoublement de hauteur dans le ton et de roideur dans les manières.

Avec la grande dame d'autrefois ont disparu les immenses domaines, les vastes châteaux, dont les hautes et antiques tours avaient puissance de protéger les hameaux qui en relevaient. Avec elle sont morts tous les droits seigneuriaux, conquête de ses ancêtres, prix de leur sang, fleurons de sa couronne ducale. Dans ses petites maisons de campagne bâties d'hier, et où tout est mesuré à sa petite grandeur, la grande dame du jour essaye de ressusciter la noble châtelaine. Elle se pavane prétentieusement dans l'exercice de son étroite et bourgeoise hospitalité, sorte de contre-partie de l'hospitalité princière qu'on trouvait chez la vraie grande dame. Elle veut se donner avec le maire du village des airs de suzeraine avec son bailli; elle se fait rendre des honneurs par le garde champêtre. En parlant des cultivateurs ses fermiers, quelquefois plus riches qu'elle, et par conséquent plus indépendants, puisque la fortune seule maintenant donne l'indépendance, elle dit arrogamment: Mes paysans.

Le jour de sa fête, elle daigne quelquefois faire danser les habitants du village voisin de sa maison de campagne, devant la grille de son parc; et dans l'excès de sa munificence, elle ajoute à cette faveur celle d'une distribution de deux ou trois pièces de petit vin, coupé souvent à l'avance, et par précaution hygiénique sans doute, de moitié eau. Où la grande dame d'autrefois faisait sans éclat d'abondantes aumônes, celle d'aujourd'hui répand avec faste ses parcimonieuses largesses, qui n'adoucissent qu'une heure la misère de l'indigent. Mais en revanche, et on lui doit la justice de le proclamer, si dans ses charités elle est trop économe de sa bourse, du moins faut-il reconnaître qu'elle s'y montre prodigue de sa personne. Infatigable à danser pour les uns, à chanter pour les autres, on la voit dame patronesse de toutes les fêtes, bals, concerts organisés au profit des réfugiés, des pauvres, des veuves, des orphelins, que de généreuses sympathies et la pitié publique sentent le besoin de secourir. Poussant le dévouement plus loin encore, et voilà le sublime! à certaines époques de paroxysme pour l'indigence, afin de lui mieux venir en aide, la grande dame se fait marchande en son nom dans des bazars improvisés, oui, marchande! et, avec le courage du Rédempteur, accomplissant sa passion, elle poursuit toutes ses connaissances, riches ou non, les force à lui payer au poids de l'or les mille bagatelles étalées devant elle, les contraint à compléter la sorte de taxe des pauvres que les âmes compatissantes doivent, dit-elle, s'imposer, et dans laquelle personnellement elle ne figure guère cependant que par de petits ouvrages, travail de ses mains: manchettes, pelotes, écrans, essuie-plumes, dont Harpagon, si elle eût été sa fille, lui aurait permis de grand cœur de faire les frais. Néanmoins, et probablement parce qu'elle se pose devant un simulacre de comptoir, au milieu d'un appartement bien chaud, bien confortable, cette grande dame se persuade donner au monde un édifiant exemple d'immense bienfaisance. Qui pourrait même affirmer, car le champ du fol orgueil est aussi incommensurable que les plaines de l'éther, si en ces moments elle ne va pas jusqu'à s'imaginer faire admirer sur son front l'auréole de divine charité dont resplendissait celui de saint Vincent de Paul alors qu'ayant donné son unique manteau, sa dernière obole aux pauvres, volontairement, et pour racheter le captif de sa chaîne, il se condamnait aux rudes et abjects travaux des galériens?

La fibre de la foi est morte au cœur du siècle; c'est le scepticisme de l'école voltairienne qui l'a tuée; car, telle que le simoün, ce terrible vent du désert dont le souffle mortel flétrit, dessèche, anéantit tout ce qu'il peut atteindre, cette audacieuse école n'a rien respecté, a tout détruit. Sous le prétexte de ne vouloir que flageller l'ignorance, la superstition, le fanatisme et l'hypocrisie, elle a étouffé dans les âmes le sentiment religieux, source unique et pure des plus sublimes inspirations, et ne l'a remplacé que par le doute qui torture, ou le froid matérialisme qui tue l'homme dans sa plus divine essence. Néanmoins, par ton, par mode, pour se donner un air de femme née, la grande dame affecte d'observer certains commandements de l'Église. Elle a un livre d'heures enrichi d'agrafes d'or; sa place, réservée à l'Assomption ou à Notre-Dame-de-Lorette. Elle est quêteuse et marraine de cloches. Dans la magnificence de sa dévote ardeur, elle donne une Vierge de plâtre, un devant d'autel en tulle brodé, un ciboire de maillechore à l'église du village voisin de sa maison de campagne, et un dîner de temps à autre à monsieur le curé.

Généralement la grande dame se parfume, autant que possible, d'opinions aristocratiques. Nul plus que l'ingrate ne fulmine d'anathèmes contre les révolutions qui l'ont faite ce qu'elle est. Si vous avez bien saisi la pensée de madame de Marne, quand des noms plébéiens dont la fortune ne dorait pas l'obscurité sont venus résonner à ses oreilles, vous aurez compris combien la nouvelle grande dame souffrait de la confusion des rangs, combien elle gémissait de la nécessité où se trouve aujourd'hui le pouvoir de ne faire de ses salons qu'une sorte de macédoine sociale.

La grande dame actuelle est à peu près aussi libre de son temps que toutes les autres femmes; sa vie est la même sur une échelle un peu plus dorée. Pour elle pas de charge de cour, pas de tabouret, pas de jeu de la reine; mais en revanche la royauté citoyenne lui donne quelques bals qu'elle embellit de tous les attraits d'une fête de famille, en ayant soin d'y convier les cinq ou six mille notabilités de l'Almanach du commerce.

Amour, galanterie, tout est mort en France. Les femmes n'y ont même pas maintenant le privilége de venir, pour les hommes, en première ligne après leurs affaires; elles ne sont plus qu'une sorte d'entr'acte à leurs plaisirs, un temps d'arrêt entre une course à cheval au Bois et un souper au Café de Paris. Entourée de moins de séduction que la grande dame du passé, celle qui a pris son nom est-elle plus fidèle à la foi conjugale? J'en doute fortement; mais le siècle n'a rien à lui dire, elle demeure vertueuse à sa façon, elle observe ses préceptes, elle sauve les apparences. Au surplus, le mystère dans ses intrigues, dans ses amours, est pour cette grande dame une nécessité de position, une condition d'existence. Plante apportée d'hier sur le sol où elle se couvre de passagères fleurs, elle sent qu'elle n'aurait pas puissance de résister au vent du scandale si elle avait l'imprudence de lui donner prise, et qu'il la briserait et la rejetterait dans le néant.»

Comme le comte achevait ces derniers mots, un grand jeune homme à la longue figure pâle, et au menton couvert d'une barbe moyen âge, parut venir se glisser mystérieusement dans le boudoir; mais à la vue du comte et de son compagnon, il recula précipitamment.

«Je ne doute plus, dit le comte avec un sourire malin: oui, la grande dame a ses heures de réception à huis clos. L'orchestre en effet chante ses dernières contredanses, la foule est diminuée, hâtons-nous de nous rapprocher de madame de Marne, si vous voulez saisir encore un trait de la grande dame actuelle.

—Quel est cet homme qui se balance sur lui-même au milieu de ce salon, comme un cygne dans son bassin de marbre, et qu'écoute avec une si respectueuse attention le groupe qui l'environne?

—C'est le fils d'un ancien maître d'école de village. C'était avant 1850 un petit journaliste, répondit le comte de Surville au duc d'Olburn; c'est aujourd'hui le représentant et le défenseur des intérêts de la France dans toutes les cours de l'Europe, dans tous les pays du monde. C'est le mari de la grande dame, M. de Marne, le ministre d'hier.

Madame Stéphanie de Longueville.


LE MÉLOMANE.

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Omnibus hoc vitium est cantoribus...
Ut nunquam inducant animum cantare rogati.
Injussi nunquam desistant.

Horat.

La révolution (nous parlons de la première) a eu des conséquences immenses, incalculables. Non-seulement elle a opéré des changements complets dans l'ordre politique, moral et social, mais encore, s'il faut en croire ses détracteurs, elle a bouleversé l'ordre physique et naturel. Écoutez quelques-uns de ceux que M. de Chateaubriand appelle les hommes des anciens jours; si l'atmosphère est aujourd'hui déplorablement dérangée, si le parapluie est devenu, comme l'amour, «de toutes les saisons,» si le printemps s'en va, si les petits pois au mois de mai sont rentrés dans le domaine du fantastique, c'est au mouvement de 89 qu'il faut s'en prendre.

Sans nous laisser entraîner dans de semblables exagérations, nous croyons être fondé à dire que la révolution a exercé en France une influence notable sur la mélomanie. Sous l'ancien régime, on chantait... pour chanter, comme les oiseaux, par un instinct naturel. La preuve que nos pères n'y mettaient, en général, aucun but, aucune préméditation, est dans la profusion de tra de ri de ra, de tra la la, de la fari don daine, la fari don don, de ton taine ton ton, etc., qui composaient le fond de la plupart des chansons d'alors. Ces refrains ne sont-ils pas, sous le rapport significatif, comparables au gazouillement du merle ou du sansonnet?

A cette époque, ce qu'on a appelé depuis le beau chanteur de société était complétement inconnu. Chacun chantait, sans apprêt, sans façon, le vin, l'amour et les belles, pour sa jubilation personnelle. C'était une affaire d'épanouissement de rate plutôt que de gosier.

On entonnait de joyeux refrains à la suite des repas, et cela tout naturellement, de même que les canaris roucoulent au sortir de la mangeoire. Afin de prolonger le plaisir, la moyenne des couplets était de quinze à vingt, sans compter les chorus obligés. On peut dire qu'alors «tout finissait par des chansons» qui n'en finissaient pas.

Sous la république et sous l'empire, la Marseillaise, le Chant du départ, etc., imprimèrent aux refrains nationaux une direction patriotique et guerrière. Après l'invasion et dans les premiers temps de la restauration, alors que le chauvinisme avait tout envahi, y compris les mouchoirs de poche et la vaisselle, alors qu'on s'essuyait le front avec un peloton de la vieille garde ou avec la jambe d'un cosaque, que l'on mangeait une crème aux pistaches sur le champ de bataille d'Eylau et de la Moskowa, le chant, lui aussi, fut voué à la colonne, au grognard, à la gloire, à la victoire et aux succès des Français. Plus tard, grâce à Béranger, il se transforma en moyen d'opposition politique. Aujourd'hui le chant est devenu généralement une prétention, nous dirions presque un calcul.

Il est bien entendu que nos précédentes appréciations, de même que celles qui vont suivre, ne s'appliquent point aux véritables artistes, lesquels ont toujours formé une classe à part, mais seulement aux amateurs. Maintenant on ne chante plus pour chanter, mais dans le but de briller, de se faire remarquer. C'est à peine si dans les repas de province on a conservé l'usage d'adresser à la ronde aux convives l'invitation de chanter quelque chose. Et même encore la prétention dilettante a fait abandonner comme trop vulgaire ce qu'on appelait jadis les chansons de table. Il n'y a plus que des chansons à table.

En guise de

..... joyeux refrain
Qui mette tout le monde en train,
Tout en vidant les verres
Comme faisaient nos pères,

on entonne de langoureuses et plaintives romances, parfois même la cavatine funèbre chantée par Rachel la Juive, ou par Ninette de la Pie voleuse, avant de marcher au supplice. C'est très-réjouissant.

Dans un dîner départemental auquel nous assistions dernièrement, un Duprez de l'endroit jugea à propos de chanter au dessert le grand air d'Asile héréditaire. Il enleva la belliqueuse strette Suivez-moi! en brandissant sa fourchette au lieu d'épée.

C'est seulement dans les repas de petites villes, lorsqu'arrive le moment de chanter à la ronde, qu'on voit se renouveler ces excellentes scènes de comédie, dont le proverbe de Henri Monnier, intitulé un Dîner bourgeois, nous a offert une peinture si plaisante et si vraie:—le chanteur, faussement modeste, ayant l'air de se défendre tandis qu'il grille de se faire entendre dans ce qu'il considère comme son triomphe;—un autre se faisant supplier pendant une demi-heure, pour finir par détonner un chétif couplet;—puis, les demoiselles contraintes à chanter par autorité maternelle ou paternelle, ce qui, à quelques variantes près, s'exécute de la manière suivante:

LA MAMAN.

Allons, ma fille, chante-nous un morceau.

LA DEMOISELLE.

Mais, maman, je n'ose pas.

LA MAMAN.

Allons donc... mademoiselle... ne faites pas la sotte. Allons, levez-vous... tenez-vous droite. Allez, son père, soufflez-la... vous savez:

Je n'aimais plus.

LE PAPA, soufflant.

Tu n'aimais plus.

LA DEMOISELLE, se levant et chantant.

Je n'aimais plus...

LA MAMAN.

Tenez-vous droite, mademoiselle; vous avez l'air d'une contrefaite.

LA DEMOISELLE.

Je n'aimais plus.

LE PAPA.

Tu étais triste et rêveur.

LA DEMOISELLE.

Je n'aimais plus...
J'étais triste et rêveur.

LE PAPA.

Ne touchant plus à ton luth sonore.

LA DEMOISELLE.

Je n'aimais plus, j'étais triste et rêveur,
Ne touchant plus à mon luth sonore.
Avec pitié l'Amour vit ma douleur.

LE PAPA.

Tu n'aimes plus, tu veux chanter encore.

LA DEMOISELLE.

Je n'aime plus, je veux chanter encore.

LA MAMAN, aigrement.

Asseyez-vous, mademoiselle; on a assez de vos chansons. (La demoiselle pleure.) Je vais envoyer les pleurnicheuses tout à l'heure à la porte.

Touchant effet de l'harmonie dans les familles!

A Paris, de semblables scènes ne se présentent que rarement. Ici, les délits musicaux se commettent avec préméditation. Les dilettanti amateurs, de tout âge et de tout sexe, ne se présentent en société qu'après avoir longuement et laborieusement préparé leurs morceaux. Ils ont soin également de choisir leurs victimes. Méfiez-vous des billets d'invitation se terminant par cette formule: On fera un peu de musique. Ce sont de véritables guet-apens.

A tout prendre, nous préférons encore l'ancien usage des chants entre la poire et le fromage aux modernes réunions dans un salon tout exprès pour y subir de la musique de famille ou de voisinage. A table, du moins, on avait mille moyens polis d'éluder les approbations de rigueur et de dissimuler son ennui. Un verre porté à propos aux lèvres servait à masquer le sourire et le bâillement. On pouvait se donner une contenance à l'aide de l'épluchement d'un fruit ou d'une transposition de couteaux et de fourchettes. Dans une soirée musicale, au contraire, sur un fauteuil à découvert, on reste exposé sans défense, sans refuge, au martyre auriculaire, aux regards ombrageux des parents et des amis. Pas moyen de se soustraire à l'exécution.

Nous en dirons autant des prétendus concerts d'amateurs, aujourd'hui multipliés d'une manière effrayante, et qui constituent un véritable fléau, que nous appellerons le musica-morbus.

Tous ces fâcheux abus prennent leur source dans la manie prétentieuse qui s'est généralement emparée du dilettantisme bourgeois. Il n'est si mince fredonneur ou ménétrier de salon qui ne veuille briller; il lui faut donc un auditoire et des claqueurs ad hoc. Ce travers ne s'est pas seulement emparé de la jeunesse et de l'âge mûr, il a gagné jusqu'à l'enfance. Depuis quelques années, chaque famille met son amour-propre à posséder dans son sein un ou plusieurs petits virtuoses. Le piano, le violon, la flûte, voire même la clarinette, ont remplacé, comme amusements du jeune âge, la poupée, le cerceau et le ballon. L'étude du solfége a été substituée à la lecture des contes de la Mère-l'Oie. On distribue aux enfants des tartines de musique au lieu de tartines de confitures.

C'est ce qui fait que nous rencontrons à chaque pas des Malibran, des Grisi de dix ans et au-dessous; des Hertz en bourrelet et des Paganini en jaquette. On appelle ces artistes prématurés de petits prodiges... de ridicule, soit.

Les classes populaires, elles aussi, ont été atteintes de la prétention mélomane. Elles dédaignent la grosse gaieté des chansonnettes du vieux temps; elles font fi des recueils imprimés sur papier brut avec couvertures rougeâtres, et contenant les inspirations peu musquées des ménestrels de carrefour. On veut chanter des morceaux à la Râpée, à la Courtille et sous les piliers du marché aux légumes. Il n'est pas rare d'entendre un robuste fort de la halle roucouler la romance langoureuse et poitrinaire; un inculte gamin du boulevard du Temple, chanter «le noble fils des preux,» ou «le beau page, brillant d'or et de soie.» Témoin encore la romance de la Sultane:

Verse sur moi les parfums d'Arabie,

qui fait les délices des marchandes de harengs et de friture.

L'ambitieux désir de se signaler, de se singulariser musicalement, a fait de plus éclore de nos jours une foule de soi-disant réformateurs et novateurs lyriques. A une époque éloignée de quelque cinq mille ans, Salomon s'écriait: «Il n'y a rien de nouveau sous le soleil;» à plus forte raison pouvait-on croire qu'après les Haydn, les Mozart, les Beethoven, les Rossini, il n'y avait plus rien de nouveau sous les sept notes de la gamme. Erreur; nous avons vu récemment surgir des Mahomet, des Calvin qui affichent la prétention de changer complétement les anciennes croyances musicales, de même que Sganarelle se flattait d'avoir changé le cœur à gauche.

Parmi ces nouveaux sectaires, nous citerons les Jacotots lyriques, qui, s'appuyant sur l'axiome: «Tout est dans tout,» prétendent que la musique est susceptible d'exprimer quoi que ce soit, fût-ce même un raisonnement théologique, philosophique, politique, didactique, esthétique, éclectique, etc.; un fait d'histoire, une discussion parlementaire, une variation d'un demi-centime dans le cours de la Bourse, ou une dépêche télégraphique interrompue par le brouillard.

Pour qu'on ne nous accuse pas d'exagérer, il nous suffira de rappeler ces programmes de concerts, dans lesquels on annonce des fantaisies morales ou humanitaires, des symphonies fantastiques, poétiques et dramatiques. Les auteurs de ces compositions ne prétendent-ils pas exprimer non-seulement tous les effets de la nature physique, mais encore les émotions les plus intimes du cœur, les vicissitudes les plus romanesques de la destinée humaine; et cela au moyen de croches, de bécarres et de cadences? Ainsi un compositeur a rédigé naguère une notice biographique en symphonie, sous ce titre: Une vie d'artiste. Entre autres chapitres, le livret explicatif indiquait la description d'une Promenade dans la plaine. Or la musique consacrée à ce sujet aurait tout aussi exactement dépeint une promenade sur les tours de Saint-Sulpice.

Ainsi encore un jeune pianiste, aussi connu par la grandeur de son talent que par la longueur de ses cheveux, a proclamé hautement l'intention de transformer son piano à queue en chaire d'enseignement humanitaire. Il n'est pas une de ses notes bémolisées ou diatoniques, qui, d'après son système, ne tende à rendre les hommes meilleurs. Et si parfois il frappe sur les touches au point de les briser, c'est afin d'inculquer avec plus de force ses préceptes moralisateurs.

Nous avons enfin une troisième petite église musicale, de création toute moderne, avec son pontife, et qui se compose de Jérémies partisans exclusifs de la musique gémissante, souffrante et attendrissante. Leur répertoire est formé uniquement de lamentations notées et intitulées un soupir, une larme, un sanglot, un désespoir, etc. Lorsqu'ils se font entendre dans une société ou dans un concert, on devrait avoir la précaution de distribuer des mouchoirs à la porte.

En vérité, il est des moments où tout ce fatras de chants bizarres, prétentieux et ennuyeux vous forcerait presque à regretter les beaux temps lyriques de la Boulangère, du Clair de la lune et de la Pipe de tabac.

Nous avons dit qu'aujourd'hui le dilettantisme était aussi parfois un calcul. Combien de parents, en effet, spéculent sur le piano et la cavatine brillante, comme moyens d'établissements économiques pour leurs filles! Combien de Duprez amateurs, qui se fiant à cet axiome d'opéra-comique: «L'oreille ravie est bien près du cœur,» s'efforcent d'atteindre à l'ut de poitrine dans l'unique but de charmer quelque riche héritière! O culte platonique de l'art pour l'art, qu'êtes-vous devenu?

Il nous reste à signaler une classe de mélomanes qui unit le double caractère de la prétention et du calcul; c'est celle des chanteurs de romances. Le métier de chanteur de romances a remplacé, comme moyen d'existence parasite, les anciens poëtes de famille, les diseurs de bons mots, les conteurs de société, etc. Aujourd'hui le chanteur de romances est le lion obligé de toutes les réunions bourgeoises. Il a son couvert mis à une foule de tables; il jouit du privilége des grandes et petites entrées dans les salons et même dans les boudoirs. On le traite comme un être neutre et sans conséquence. L'état de chanteur de romances n'exige d'autre mise de fonds qu'un habit noir à peu près neuf et une voix râpée.

Le chanteur de romances est ordinairement un petit homme, trapu, courtaud, aux épaules largement cambrées, aux joues rubicondes, ornées de favoris noirs et buissonneux, à l'abdomen proéminent comme celui d'un caporal de voltigeurs de la garde nationale. La nature l'avait créé pour être l'Atlas d'un commerce d'épicerie en gros, ou d'une maison de roulage, et c'est pitié que de voir employer un si puissant appareil de forces musculaires à soutenir de simples notes de musique.

Rien de plaisant comme les efforts de l'obèse ménestrel afin d'imprimer à sa face réjouie une expression mignarde, langoureuse ou mélancolique, en harmonie avec les chants de son répertoire. Impossible de réprimer un sourire lorsqu'on l'entend se plaindre de son malheur, de sa langueur, de son acheminement vers la tombe, de sa frêle existence, etc. Hercule filant des sons n'est guère moins bouffon qu'Hercule filant une quenouille.

Le chanteur de romances a l'avantage d'exercer une industrie qui ne connaît pas de morte-saison. Il travaille en tout temps. Il détache la barcarole au plus juste prix, fournit la tyrolienne avec ou sans gestes, pleure le nocturne, gazouille l'ariette, et expédie non-seulement pour la ville et la province, mais encore pour l'étranger. Au printemps, lorsqu'arrive la saison des eaux, il exporte son bagage troubadour à Spa, à Aix, à Baden-Baden, à Vichy, à Dieppe, au Mont-d'Or, à Néris, à Plombières.

On voit revenir le chanteur de romances vers les premiers jours d'automne. Il reparaît dans tous les concerts que le vent du nord refoule sur Paris.

Cependant, à force de se couronner de roses, le troubadour arrive à l'hiver de la vie. Il perd presque en même temps son sol et ses cheveux. Alors il songe à revoir sa Normandie, ou tout autre pays qui lui a donné le jour. Là, il convertit le produit de son travail en bons biens au soleil; il devient notable de village, conseiller municipal et marguillier de paroisse. Chaque dimanche il s'installe sur les bancs du lutrin, et consacre à chanter les louanges du Seigneur et du patron de l'endroit les restes d'une voix jadis vouée à célébrer les Zelmire, les Elvire, les Jeux, les Ris et les Amours.

Ainsi passent les gloires et les romances de ce monde.

En cherchant à conclure d'une manière grave, nous sommes arrivé à découvrir que le chant peut être employé comme moyen accessoire d'atteindre ce but qu'on prétend le plus important de la vie, la connaissance de soi-même et des autres. A la suite d'une foule de déductions et de raisonnements, nous croyons pouvoir poser ce nouvel axiome: que chez la gent humaine, comme chez la gent volatile, le ramage répond au plumage, et qu'on peut dire en entendant chanter un homme: «C'est un brave, un sournois ou un sot;» comme à la simple audition de leur chant, on dit: «c'est un coq, un corbeau ou un serin.»

Nous nous empressons d'ajouter que l'honneur de l'invention ne nous appartient pas tout entier. Avant nous, deux grands génies, Shakspeare et Chateaubriand, avaient déjà appliqué la musique à la connaissance du cœur humain. Le poëte anglais s'est borné, il est vrai, à l'indiquer comme un moyen de jugement négatif, lorsqu'il a dit: «Celui qui n'a pas de musique dans l'âme est capable de toute espèce de noirceurs.» D'où il suit que si l'auteur d'Hamlet eût été chargé de la rédaction du Code pénal, il aurait placé tous les gens qui n'aiment pas la musique sous la surveillance de la haute police.

L'illustre Chateaubriand est allé plus loin: il a remarqué que les villageois, les bergers, tous ceux enfin qui ne chantent que d'instinct, préludent toujours en mineur, et que l'air de toutes les complaintes villageoises est modulé sur ce ton plaintif. Le chantre d'Atala a vu dans ce fait la preuve «que la corde de la douleur est la corde naturelle à l'homme.» Ainsi, en supposant que le grand poëte fût tombé inopinément des régions éthérées sur notre globe terrestre, il aurait deviné tout de suite que nous sommes sujets à la mort, à la douleur, aux rages de dents, aux drames adultères, aux romans échevelés, à l'asphalte, au bitume, aux sociétés en commandite, aux patrouilles de la garde nationale, et tout cela rien qu'en entendant un villageois chanter en mi-bémol. C'est une bien belle chose que le génie.

Nous nous sommes permis de glaner après ces deux grands hommes dans l'observation du chant, et voici quelques-uns des rapports que nous avons cru saisir entre le moral de l'homme et ses habitudes vocales et instrumentales.

Toutes les fois que vous entendrez un de vos concitoyens préluder invariablement, en commençant par les notes médium et en s'arrêtant avec complaisance sur les notes basses, de cette manière:

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(ces derniers sons murmurés tremolo dans la cravate), vous pouvez dire hardiment: c'est un Prud'homme, un Béotien.

Celui qui, dans la société, va jusqu'à trois couplets de romance, doit être considéré comme ayant des dispositions à se rendre indiscret, importun. Quant au malheureux qui dépasse ce nombre et qui ne craint pas de se permettre les six couplets, jugez-le comme un être de l'espèce la plus dangereuse pour la paix de votre foyer domestique, comme un personnage essentiellement rabâcheur, ennuyeux, assommant.

Celui qui attend pour fredonner un air qu'il soit depuis longtemps tombé dans le tuyau de l'orgue de Barbarie, qui aujourd'hui, par exemple, vous chante ma Normandie, ou le Postillon de Lonjumeau:—perruque, rococo, idées toujours en retard, comme une mauvaise pendule.

Celui qui psalmodie tous les chants tristes ou gais sur un seul et même air de sa façon, lequel ne varie jamais:—être monotone, fastidieux.

Dans certains cas, l'observation doit être prise à l'inverse; car quelquefois on peut dire que le chant comme la parole «a été donné à l'homme pour déguiser sa pensée.» Ainsi tel qui cultive de préférence l'air de bravoure: En avant, marchons contre les canons, ou la marche des Tartares; celui qui, dans chaque couplet, pourfend les ennemis de la France et meurt pour son pays, celui-là, disons-nous, peut n'être qu'un bravache et un poltron. Et, pour citer un exemple pris dans un autre genre, on se rappelle que la romance: Il pleut, il pleut, bergère, fut composée par le vieux cordelier Camille Desmoulins, qui, certes, était loin d'être pastoral.

Passons maintenant au choix des instruments, comme indice de caractère.

La trompette, le trombone, le cor et la trompe de chasse:—jeune homme bruyant, étourdi, tapageur; caractère coquin de neveu ou officier de hussards d'opéra-comique.

Celui qui cultive les instruments de remplissage, lesquels jouent dans un orchestre les rôles qu'on appelle au théâtre grande utilité, tels que le triangle, la grosse caisse, le chapeau chinois; celui-là doit être un bon et simple garçon, sans prétention aucune, toujours disposé à rendre service à son prochain.

Le basson:—caractère concentré.

La clarinette:—esprit peu poétique, tournant à l'épicerie.

La contre-basse:—indice de maturité ou plutôt de décrépitude. Regardez en effet dans un orchestre: il est très-rare que l'on n'aperçoive pas au-dessus du long manche de cet instrument une perruque à frimas, et un nez qui, comme celui du père Aubry, aspire à la tombe.

Le choix de la harpe indique une femme jolie et coquette, attendu qu'elle fournit l'occasion de déployer un bras bien fait, une taille élégante, et que les pédales mettent en évidence un pied mignon. Aujourd'hui cet instrument est presque généralement abandonné. Nous sommes trop galants pour y voir une preuve que les types de perfection féminine sont devenus plus rares; de même que la renonciation à la mode des culottes courtes a été citée comme un aveu tacite de la décadence des mollets contemporains.

La femme qui empiète sur les instruments spécialement réservés aux hommes, et qui, par exemple, joue du violon, de la flûte ou de la contre-basse, a, pour l'ordinaire, une allure de caractère masculin et un soupçon de moustaches. Si elle est mariée, elle intervertira le fameux article 215 du Code civil, relativement à l'obéissance conjugale.

Vice versâ, l'homme qui pince de la harpe ou de la guitare doit, au besoin, faire de la tapisserie et ourler des cravates.

Si l'on adoptait généralement notre système d'observation mélomane, il faudrait dire à un de ses semblables non pas: «Dis-moi qui tu hantes,» mais «dis-moi ce que tu chantes, et je te dirai qui tu es.»

Albert Cler.


LA SAGE-FEMME.

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Si vous avez rencontré, dans une des rues les plus fréquentées de Paris, une jeune personne ornée d'un tartan vert, d'un bonnet de tulle à rubans orangés, et d'une imposante dignité de dix-huit printemps, vous l'avez suivie par instinct: la vie parisienne a de ces entraînements. Croyant toucher, sur ses traces, aux portes du Conservatoire, vous vous êtes livré à mille rêves décevants: la jambe permet d'espérer une danseuse, le visage n'exclut point l'idée d'une cantatrice. Son itinéraire n'est pas ce qui vous préoccupe: vous avez fait un pas sans penser, vous en faites deux sans avoir réfléchi, pour vous trouver en face de........ l'École pratique. Votre sylphide est une sage-femme, l'adjectif est ad libitum. Rien ne ressemblant à un étudiant comme un flâneur, vous êtes reçu sans autre carte que votre mine évaporée dans le prétoire de Lucine: le cours de M. Hatin va commencer.

Il y a eu des demi-mots à l'adresse de la jeune élève, dont elle a dû rougir, la galanterie n'étant point dans le programme. Elle court se placer sous l'égide de la science au premier banc de l'amphithéâtre. Quand le professeur arrive, la fine plaisanterie n'est plus permise: l'élève est toute au professeur; elle écoute par les yeux, et il y aurait conscience à la distraire le moins du monde. Elle est plus que séparée de l'étudiant en médecine, elle en est distincte; cependant, la sagesse des deux Écoles ne suffisant pas à mettre la sage-femme qui prenait leçon avec les étudiants à l'abri des agaceries, la Faculté a reconnu récemment qu'il y avait urgence à ce que les sages-femmes suivissent les cours isolément, sauf pour celles-ci à être moins instruites que lorsque les étudiants eux-mêmes assistaient à ces leçons. De son auditoire, le professeur s'étant résigné à ne conserver que la plus belle moitié, la morale a gagné tout ce que la science a pu perdre à cet arrangement. L'art procède par des initiations lentes. Le noviciat de la sage-femme a ses difficultés: il s'agit de comparaître devant un jury de médecins; il y a un prix pour les élèves sages-femmes comme il y en avait un autrefois pour les rosières. Les femmes n'ayant d'ordinaire d'autre distinction que celle du mérite, il est juste de tenir compte des exceptions.

La profession de sage-femme n'est ni artistique ni poétique, mais bien médicale et éminemment utile. Peut-on être sage-femme à moins de s'appeler madame La Chapelle ou madame Boivin? Là est la question. Les médecins de tout temps s'emparent des grands accouchements, et c'est pour cela même que les sages-femmes ont si peu d'occasions de montrer une supériorité marquée. Le préjugé les condamne, à d'honorables exceptions près, à n'être que des diminutifs des médecins.

Généralement dévouée à la petite bourgeoisie, la sage-femme habite les quartiers marchands et même populeux; le troisième étage est de son ressort, elle s'élève aussi, dans l'intérêt de sa clientèle, jusqu'aux mansardes les plus idéales; elle-même a fixé ses pénates à un quatrième. La sage-femme paye son terme quand la nature daigne en fixer un pour quelque enfant à naître, et la nature n'est pas moins ponctuelle à son égard que son propriétaire.

Il y a des sages-femmes grands cordons de l'ordre, sans compter celles qui, à l'aide d'une hyperbole plus ou moins forte, s'intitulent ainsi. Une sage-femme qui compte des antécédents n'a qu'à trouver une pratique crédule; à l'aide d'une mnémotechnie qui lui appartient, elle rappellera les divers personnages qui lui ont dû le jour: à l'entendre, elle n'aurait pas été sans influence sur l'arrivée du roi de Rome; on l'aurait consultée sur la naissance du duc de Bordeaux; le nombre des comtes,—si l'on nous passe l'équivoque,—qu'elle a faits en sa vie tient vraiment du prodige. En réalité, l'importance de la sage-femme est problématique; ses prétentions, les médecins disent ses connaissances, sont médiocres. On appelle une accoucheuse afin de pouvoir se passer d'un médecin. Il est des susceptibilités, des fortunes surtout, que le savoir titré, en frac et en habit de docteur, effraye et intimide; on craint de ne pouvoir payer l'accouchement: la sage-femme se présente alors même qu'elle est sûre de ne pas être payée. Elle passe pour être de meilleure composition qu'un accoucheur à diplôme, peut-être parce qu'elle reçoit de plusieurs mains. C'est elle qui, concurremment avec la marraine, fait de cette cérémonie bourgeoise nommée vulgairement un baptême, la plus onéreuse des invitations de famille. La sage-femme accepte des cadeaux; le médecin ne compte que sur ses honoraires, quand il y compte. Ces petits présents autorisés par l'usage finissent par lui composer une somme assez ronde, un revenu solide. On se dispense plus aisément de payer une dette que de faire ses honneurs; la coutume est plus despotique que la loi.

Une enseigne que chacun connaît et dont les nouveau-nés supposent l'existence avant même d'avoir vu le jour, fait partie intégrante de la sage-femme; disons toutefois que son portrait diffère souvent de son tableau. On se tromperait en faisant ici l'application de l'axiome ut pictura poesis: d'abord la broderie au blanc de céruse ne perd rien par l'action de l'air et du temps de sa virginale blancheur; en second lieu, une sage-femme qui apparaît sur le tableau dans tout l'éclat de la jeunesse et du talent cultive souvent la clientèle depuis un temps immémorial. On peut, sans la moindre injustice, lui assigner, en toute occurrence, une place dans le panthéon des femmes Balzac, l'enseigne ne vieillit pas. Il peut arriver aussi qu'un tableau de rencontre façonné à l'effigie d'une blonde s'adapte sans difficulté à une brune piquante. Les enfants n'y regardent pas de si près pour venir au monde. La sage-femme est toujours élève de la Maternité sur son tableau.

Chaque rue offre une de ces enseignes, où le sourire est stéréotypé sur les lèvres du nouveau-né et de la sage-femme. Avoir un tableau est le privilége des accoucheuses; malheureusement ce que ce mode de publication a d'avantageux est en partie perdu par la concurrence.

Aurait-on la curiosité de se demander quelle est la cause qui jette dans une voie excentrique et savante tant de femmes nées pour être l'ornement d'une société bourgeoise; quelle puissance occulte et irrésistible les arrache à leur vocation de modistes, de dames de compagnie, de confiance ou d'intimité, pour en faire des sages-femmes? Cela tient aux plus profonds mystères de la vie d'outre-Seine. On n'a pu se défendre d'une séduction opérée par un étudiant en médecine: on aime le médecin d'abord; on en vient ensuite à se passionner pour son art. A la Faculté de droit, les choses ne se passent pas autrement; beaucoup de femmes connaissent le code; Héloïse était très-forte sur la scolastique. La sage-femme, c'est la grisette émancipée; c'est elle qui, pendant que M. Ernest était au cours, lisait Boërrhaave avec entraînement, se passionnait pour un chapitre de Lisfranc comme d'autres pour un roman de Ch. Gosselin. Cette solidité dans le jugement a déterminé M. Ernest à faire des sacrifices. Doué d'une médiocre ambition et d'une fortune plus médiocre, il a consenti à s'établir de compte à demi avec une élève formée de sa main; ils ont pris leurs grades le même jour à la Faculté, et les ont fait légitimer à la mairie. C'est ainsi que naissent les petites fortunes médicales, et que l'art des accouchements fait chaque jour de nouveaux progrès. L'inverse a cependant lieu quelquefois. La sage-femme, essentiellement vouée à la parturition, fait éclore, le cas échéant, des célébrités médicales. Un membre de la Faculté ne se faisait remarquer que par ses habits râpés et un immense pressentiment de ses hautes destinées. Il fut distingué par une sage-femme possédant une recette qu'il prôna depuis à plusieurs millions d'annonces; s'emparer du cœur de la sage-femme et de sa recette fut le premier coup de maître du docteur. Paracelse avait substitué l'astrologie à toutes les sciences, l'annonce fut la panacée universelle du nouvel alchimiste. Parvenu à l'apogée de la fortune et de la célébrité, il oublia la femme qui l'avait révélé. Outrée de ce manque d'égards, celle-ci prit la plume, et nous eûmes les Mémoires d'une sage-femme. La Biographie des sages-femmes, autre ouvrage de même portée, contient, nous aimons à le croire, bon nombre de noms justement célèbres; il s'en faut cependant que toutes celles qui se distinguent dans cette profession puissent être regardées comme irréprochables, et dire toute la vérité en ce qui en concerne quelques-unes serait faire plutôt une satire qu'un tableau de mœurs.

Cette profession a ses Locustes. Des femmes sans aveu, quoique accoucheuses jurées, ayant vécu longtemps dans un état problématique, plus près de l'indigence que d'une aisance modeste, parviennent à la fortune par une route directement opposée à celle du bien. Leur métier était de mettre des enfants au monde; elles font leur possible pour que l'humanité ignore l'arrivée de ceux qu'elle avait inscrits d'avance sur son catalogue. Voulez-vous, sur les données de Parent-Duchâtelet, vous faire le chroniqueur patient et résigné de tous les vices de Paris; la sage-femme vous en apprendra à ce sujet plus qu'aucune autre. La sage-femme d'une moralité douteuse, celle qui tient de la Voisin et qui, dans les cas urgents, a recours aux dérivatifs, donne fréquemment sa main à un herboriste: c'est un mariage de raison, un moyen d'avoir des simples à sa portée, on use des spécifiques, on en abuse même. A Paris surtout, les sollicitations sont souvent pressantes; la tentation se présente armée d'une bourse et d'un sophisme: on commet un infanticide pour parer à un déshonneur. Les physiologistes écrivent en vain que tout breuvage de ce genre est un poison; beaucoup de sages-femmes en savent là-dessus autant que les médecins eux-mêmes. C'est pourquoi elles continuent d'exercer leur profession. Il suffit qu'elles possèdent le remède pour l'appliquer. On calcule la somme reçue ou à recevoir bien plus que les conséquences d'une atrocité. La victime craint le déshonneur plus que la mort; sa complice aime l'argent plus que l'honnêteté. Il y a, selon nous, trois coupables quand un crime de ce genre se produit: la sage-femme qui affronte un procès; la femme enceinte qui affronte la mort et la reçoit des suites plus ou moins immédiates de sa faiblesse; enfin la société toujours armée pour la vengeance, et qui punit trop par l'opinion une femme séduite, et la pousse ainsi fréquemment à un double suicide. Nous voyons au reste, à toutes les époques d'une civilisation très-avancée, les mêmes crimes naître des mêmes causes. Si l'on en croit les historiens, les mœurs d'Athènes n'auraient pas été exemptes de ces pratiques secrètes. Les femmes grecques étaient très-versées dans la médecine de leur sexe, et les matrones étaient appelées presque exclusivement pour les accouchements. Laïs et Aspasie accrurent la méchante réputation qu'elles s'étaient acquise par leurs galanteries, en pratiquant l'art occulte d'en faire disparaître les traces chez les femmes livrées aux mêmes déréglements.

Si ces immoralités étaient chez nous une exception, il aurait fallu s'en taire; si elles sont au contraire une des plaies endémiques de la société actuelle, il faut y chercher un remède. Nous livrons cette réflexion aux moralistes. La sage-femme qui tient pension est à la fois l'Harpocrate[16] et l'Hippocrate femelle de son art, sa discrétion est passée en proverbe. On ne mettrait jamais les pieds chez elle si l'on savait y être vu. Elle est utile au célibat renté qui pense pouvoir conserver sa considération en récusant la plus noble partie des devoirs qui pèsent sur le citoyen aisé; beaucoup de propriétaires ont plus de confiance en une sage-femme d'un quartier autre que le leur que dans le maire de leur arrondissement, et aiment mieux avoir une honte à dissimuler qu'un ménage à gouverner en chefs de famille. La société qui flétrit tant de choses moins dignes de blâme les a-t-elle jamais mis à son ban? il est vrai que la sage-femme est si discrète, et qu'en tout état de cause un homme riche est toujours un homme à ménager.

Mais il ne suffit pas qu'une sage-femme jouisse d'une confiance illimitée et soit avantageusement connue de toutes celles qui désirent ne lui confier que ce qu'elles veulent céder à d'autres, il faut encore prévenir les confidences, entretenir des relations avec les scandales qui n'en sont pas encore. Paris est un asile précieux pour la province, de même que la campagne est un séjour discret pour les accidents de la vie parisienne. Ce refuge de l'innocence ne mérite ce nom qu'autant qu'il la procure aux personnes qui d'aventure l'auraient perdue par imprudence. La sage-femme qui tient pension jette ses filets dans les Petites-Affiches, sous forme de réclames modestes. On ne demande rien aux personnes en état de domesticité que leurs services à terme; il n'est pas inutile de se présenter, toutefois, sans avoir quelques économies. Il suffit que la sage-femme ait donné son adresse sous une forme philanthropique pour que les intéressées viennent d'elles-mêmes faire appel à ses connaissances pratiques. On ne se connaît pas dans son établissement. Les femmes ont un nom quelconque; les roturières sont vicomtesses; les femmes titrées s'appellent Louise ou Séraphine; celles qui viennent des confins les plus reculés des départements ont une position dans la capitale; les autres sont destinées à s'éloigner de Paris. Presque toutes ont leurs époux dans quelque île de la mer du Sud. Elles feignent d'ajouter foi aux paroles les unes des autres, afin de n'être pas interrogées. Sa maison est, au reste, une Thébaïde; elle reste au fond d'une vaste cour, elle a pour portier un sourd et muet; toutes ses fenêtres ont des abat-jour. Il faut montrer patte blanche pour être reçu dans son gynécée. La recherche de la maternité y est sévèrement interdite, l'homme en est banni à perpétuité.

S'il est une profession où la considération soit toute personnelle, c'est surtout celle de sage-femme. La sage-femme qui, outre les vertus de son sexe, possède les connaissances de sa profession, ne tarde pas à jouir dans son quartier même d'une réputation irréprochable et d'un honnête revenu. Sa clientèle lui a coûté quelques sacrifices d'amour-propre; il a fallu se mettre bien avec les portières, ne pas s'aliéner par une dignité compromettante les bonnes grâces des garde-malades, satisfaire par des visites réitérées aux exigences de la petite propriété. Il y a telle de ses clientes qui accouche vingt fois avant de mettre un enfant au monde. Pour peu qu'elle devienne en vogue, la sage-femme n'a plus un instant à elle. Les enfants font exprès de voir le jour à minuit. Elle allait se mettre à table, on vient la chercher pour une grosse marchande; heureusement elle a des garanties et la commère en est à son quinzième: ils sont tous venus de la même manière; en fait d'accouchements, il n'y a que le premier pas qui coûte.

Tout cela est plus ou moins vulgaire; mais tout cela existe et compose les scènes les plus intéressantes de la vie privée. Beaucoup d'enfants attachent une grande importance à venir au monde. Des hommes de génie peuvent passer par les mains de la sage-femme sans qu'elle s'en aperçoive. Sa profession est une loterie.

Ce n'est pas tout pourtant de procéder à un accouchement, il faut encore savoir quand un enfant existe, le prophétiser, si l'on ne peut faire plus, interpréter son sexe, favoriser son développement par une saignée en temps opportun; connaître quels breuvages lui conviennent d'abord. On pourrait faire des poëmes sur cette donnée, il y a des sages-femmes qui en ont fait. La sage-femme est un argument pour les personnes de son sexe qui rêvent la femme libre. Serait-ce abuser de notre position que de dire un mot des folles hypothèses prônées récemment sur l'individualité de la femme? L'expérience des siècles et sa nature même la fixent dans le sanctuaire du foyer domestique. Elle est reine au sein de sa famille; elle a droit à nos adorations quand elle est mère: éloignez-la de ce centre de ses affections et des nôtres, de ce cercle modeste et précieux de la vie privée, vous la déplacez; donnez-lui un rôle autre que le sien, qui est d'aimer et d'élever ses enfants, vous ne produisez que scandale, désordre et anarchie.

La sage-femme ne sort pas de ses attributions de la famille; elle y entre au contraire plus complétement qu'aucune autre individualité de son sexe.

C'est souvent une mère qui en aide d'autres à le devenir.

Au point de vue philosophique, qu'y a-t-il de plus noble et de plus relevé que la profession de sage-femme? Mais elle est trop près de la nature pour être bien appréciée par la civilisation.

Socrate avait tracé autour de sa maison une ligne où il enfermait sa femme. Est-ce pour cela que Socrate faisait mauvais ménage?

Ajoutons que le plus sage des hommes était fils d'une sage-femme.

On a vu des femmes, comme lady Stanhope, être inspirées d'en haut, confier leurs rêves poético-religieux aux sables brûlants du désert; d'autres, s'improviser un apostolat qui n'embrasse pas moins des quatre parties du globe, et promener leurs pérégrinations phalanstériennes d'un continent à l'autre, faire emprisonner leurs maris, ne pouvoir supporter aucune espèce de servitude, et s'imposer le mandat d'affranchir la femme du joug de fer du mariage; d'autres, entrer par des in-octavo dans la classe privilégiée des célébrités de toutes les époques. On en a vu rivaliser de verve et d'enthousiasme avec les poëtes contemporains, improviser des opéras, et dans la romance même on a vu la musique s'allier à la poésie sous l'inspiration d'une seule muse féminine. On a vu le sceptre de la comédie tomber en quenouille; le mémoire, jusqu'alors du domaine exclusif des hommes d'état, devenir le partage de duchesses et de femmes de chambre, et servir de prologue à des divorces éclatants. Tout cela est beau sans doute; mais le type de la femme humanitaire se révèle autre part, et paraît d'autant plus noble que son rôle, si utile à une classe d'enfants parias de naissance, ne peut être apprécié dignement que par un petit nombre de témoins. Il faut le proclamer hautement, dût-on ne le dire qu'une fois, celle que son savoir a mise à la tête d'un établissement comme la Maternité est toujours une femme vraiment grande et digne de respect. Cette maison, qui ne peut être peinte d'un seul trait, se résume en elle. Que de soins! que de propreté! Quelle vocation sociale n'a-t-il pas fallu pour être au niveau de cet emploi! Quelle constance pour ne pas s'y habituer et faire corps avec lui, comme cela arrive aux anciens juges, aux anciens médecins et aux diplomates consommés! L'ordre de la maison est admirable; l'incessante charité qui le maintient, plus merveilleuse encore. Il faut s'élever jusqu'aux classes les plus aisées de la bourgeoisie pour trouver autant de luxe et de raffinements hygiéniques qu'il y en a dans une simple salle de l'hospice des Enfants-Trouvés. Rien n'est bizarre et contrasté comme les premiers moments de ces victimes privilégiées de la misère qui décime les classes pauvres de la population de Paris. Sortis d'une main quelconque, les enfants trouvés sont accueillis dans un asile où tout semble merveilleusement disposé pour l'allaitement. Légués ensuite, à raison de 16 centimes par jour, à une mercenaire de la campagne, ils survivent peu à un régime meurtrier; ils meurent entre les mains des nourrices, c'est une conséquence: mais pourquoi meurent-ils en aussi grand nombre, au moins, à l'hospice où ils sont bien soignés? Qui le sait, bon Dieu! D'après les calculs statistiques, un enfant trouvé qui arrive à la position d'homme marié est une exception infiniment rare, à peu près comme un sur dix mille, et l'état dépense des millions pour arriver à ce mortuaire résultat!

Honnêtes philanthropes, toujours disposés à appliquer le remède à côté du mal, que vous importe qu'il y ait des enfants trouvés, pourvu qu'ils soient bien traités ou paraissent l'être! Eh bien! la question est résolue, ils ne le sont point, ou du moins c'est en pure perte qu'ils le sont. Ceux qui échappent à la mortalité peuplent les maisons de correction, perpétuent la misère et l'opprobre au dehors et au dedans de la société. Il n'y a qu'un moyen de remédier à ce mal, c'est de le supprimer, c'est de permettre aux liens du sang à peine formés de se raffermir, en procédant à l'amélioration du sort des classes indigentes d'où proviennent la plupart des enfants trouvés, car l'exception ne doit pas nous occuper. Un fait demeure établi, c'est qu'un enfant trouvé est aujourd'hui un enfant perdu. Ce jeu de mots, cruellement sérieux, nous le conservons, il n'y avait aucun moyen de l'éviter.

Honneur encore une fois à la sage-femme qui, sans aucune des compensations flatteuses dont le monde entoure celles qui se vouent à une des célébrités d'un autre genre, accomplit chaque jour une œuvre utile, et composée d'un million de petites choses, qui la rendent grande et respectable aux yeux de tous!

La sage-femme ordinaire s'efface complétement, quand on a vu de quoi se compose le rôle de la sage-femme en chef à la Maternité.

L'hospice de la Maternité admettait autrefois de rares visiteurs; maintenant on n'y pénètre plus. Il arriva un jour qu'un de ces curieux, qui avait obtenu une permission pour visiter l'hospice, y reconnut... sa sœur.

Comment parler dignement de la sage-femme qui a inventé le biberon-tétine et le bout-de-sein en gomme plus ou moins élastique, le biberon à calorifère; qui tient une pension et crée chaque année un nouveau procédé d'enfantement?

Or, de même qu'un état, un biberon ne s'improvise pas en un jour: il faut au préalable que la philanthropie l'ait adopté, qu'il ait été jugé digne d'un brevet d'invention, ou tout au moins de plusieurs médailles; les principaux médecins sont consultés sur l'influence humanitaire du biberon, sur l'importance sociale du bout-de-sein, et accordent leur sanction, pour peu que la sage-femme ait mis quelque talent à prouver l'utilité de sa découverte. Munie des attestations les plus honorables, la sage-femme démontre chimiquement que toutes les inventions qui se rapprochent de la sienne à l'aide d'une imitation plus ou moins ingénieuse sont la perte des nourrices et l'écueil de l'allaitement. Parvenue à l'état de professeur, elle donne la main aux célébrités médicales de son époque; son auditoire n'est composé que de femmes, comme jadis les mystères de la bonne déesse. Elle n'en est pas moins placée à l'apogée de la science; son nom fait autorité. Elle a un éditeur, mais un éditeur scientifique. Elle applique le forceps avec autant de sang-froid que d'autres en mettent à broder une écharpe ou à donner le jour à une paire de bas. On sait que la Faculté a refusé récemment un diplôme de médecin à une femme qui en était digne sous tous les rapports. Le docte corps a craint peut-être les rivalités, et l'influence d'un si noble exemple sur les destinées de la médecine. Ce fait paraît bizarre, il est simplement, selon l'expression vulgaire, renouvelé des Grecs. L'aréopage, ayant remarqué que les connaissances médicales se répandaient beaucoup trop parmi les femmes, proscrivit les accoucheuses. Le préjugé de la sage-femme était tellement enraciné chez les dames d'Athènes, qu'elles aimaient mieux mourir que d'être accouchées par des hommes. Agnodice porta l'amour de son art jusqu'à se déguiser en homme et à venir en aide à son sexe sous le costume d'un Athénien. L'androgyne naquit d'un arrêt draconien de l'aréopage. Agnodice, convaincue d'avoir pratiqué l'accouchement en dépit de l'aréopage, fut condamnée à mort. Elle obtint sa grâce à la prière des Athéniennes les plus distinguées. Le tribunal eût mieux fait peut-être, en matière d'accouchements, de se déclarer incompétent.

On permet à la sage-femme d'être professeur dans sa spécialité, et même d'envoyer des élèves dans les départements; celles qui ont exercé sous ses yeux et sous sa main n'oublient pas de le mentionner sur leur enseigne.

Le rôle de la sage-femme, nous l'avons dit, n'est point borné aux pratiques vulgaires de l'accouchement: l'hygiène de son sexe la regarde spécialement; nommer la sage-femme, c'est nommer le médecin de toutes les maladies et de toutes les faiblesses de son sexe.

Quand un enfant a vu le jour et qu'il est exempt de meconium, la sage-femme n'est pas au bout de ses épreuves: il faut encore qu'elle le pare, qu'elle le festonne, qu'elle l'illustre; heureusement les langes sont prêts; elle a même sous la main les vêtements de celui qui, d'après Fitche, est le roi de la création. Le petit béret de velours orné de rubans, la chemise de batiste, les fines broderies, tout cela passe par les mains de la sage-femme; elle serait au désespoir qu'une autre qu'elle inaugurât le nouveau-né. Ainsi emmaillotté, ajusté et adonisé comme un Amour de Watteau, elle le présente à la famille, qui est forcée d'avouer qu'après ce Cupidon lui-même, ce qu'il y a de plus admirable au monde, c'est la sage-femme.

L. Roux.


LE DÉPUTÉ.

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Électeurs de ma province,
Il faut que vous sachiez tous
Ce que j'ai fait pour le prince,
Pour la patrie et pour vous.

Béranger.

Heureusement il ne s'agit pas d'un portrait politique!

J'ai été élevé avec Auguste de ***; mais pour tous deux les phases de la vie ont été bien différentes. Pendant que je me trouvais jeté presque violemment dans une lutte quotidienne, soldat de la presse, sans autre arme, sans autre appui et sans autre fortune que ma plume, sa vie s'écoulait exempte de vicissitudes au fond de sa province natale et dans la demeure de ses pères. Après les années consacrées à ses études, il eut tout le loisir et tout le calme nécessaires pour examiner par quelle porte il lui convenait le mieux d'entrer dans le monde; il prit son temps, il ne mit aucune hâte, et ce fut avec une tranquillité parfaite qu'un beau matin il se dit à lui-même: «Je voudrais être député.» Il avait trente-six ans lorsque cela lui arriva.

Averti de cette résolution, j'en fus surpris d'abord, inquiet ensuite; mais lorsqu'Auguste m'eût appris qu'au moyen de ses grands biens il avait acquis dans la contrée une influence toujours disponible qui le plaçait en quelque sorte, sinon au-dessus, du moins en dehors des rivalités électorales, je fus plus rassuré, et j'attendis le résultat du scrutin.

Auguste fut proclamé député de l'arrondissement de.... Il y a de cela deux ans.

Lorsqu'il vint à Paris, sa première visite fut pour moi. Il était presque effrayé de ce qu'il avait osé faire; le redoutable honneur qu'il avait brigué et obtenu l'épouvantait. Il me demandait des conseils; il était éperdu et troublé; la tête lui tournait, et il avait des vertiges, comme s'il se fût trouvé transporté tout à coup au sommet d'un édifice élevé. Je le rassurai de mon mieux, n'osant pas trop rire de ses frayeurs; car, dans ses craintes, on voyait percer de singuliers mouvements de vanité secrète et même d'orgueil pour le titre dont il était revêtu.

Dans les premiers moments, il rechercha mes avis; plus tard, peu de temps après, il m'offrit sa protection.

Il s'opéra dans la personne d'Auguste une métamorphose, sinon subite, prompte du moins et presque totale. La première chose dont il se débarrassa fut sa timidité naturelle, j'allais dire sa modestie. Et j'avoue qu'il ne tint qu'à moi de prendre une bien haute idée du mandat électif, en voyant avec quelle rapidité il avait développé en lui les facultés intellectuelles, le don de voir, celui de prévoir, et, par-dessus toute chose, l'aptitude à diriger. A la fin du premier mois, je cherchais sans le retrouver l'homme que j'avais vu si tremblant devant les obligations qui lui étaient imposées, et si justement jaloux d'être à même de les remplir. Auguste ne doutait plus de rien. Je l'avais entendu parler avec un humble dévouement de ce qu'il désirait obtenir pour notre arrondissement; bientôt il avait annoncé des projets d'amélioration départementale; maintenant il ne songeait plus qu'au bonheur, au salut même de la France, quelquefois même, il arrangeait les affaires des deux mondes. Il est vrai que ces importantes pensées ne lui permettaient plus de se rappeler ce qu'il avait promis à ses commettants; c'est le nom qu'il donnait aux électeurs.

Le voyant avancer ainsi à pas de géant dans la carrière, je crus qu'un travail opiniâtre et l'examen assidu des plus importantes questions remplissaient tout le temps qu'il passait hors de l'assemblée, et qu'il se préparait ainsi à d'éclatantes destinées, l'objet caché de ses rêves parlementaires. Et de fait, son petit logis, l'appartement garni qu'il occupait dans un des plus paisibles hôtels de la rue de Beaune, était studieusement encombré de papiers, d'imprimés, de volumes et de brochures, de tous les formats et de toutes les couleurs, à ne les juger que sur la couverture. Je m'extasiais et j'admirais; j'osais à peine porter une main profane sur cet amas de science et de lumières qui devait tant faire pour la prospérité nationale. Je me hasardai cependant à prendre une brochure: les feuillets n'en étaient pas coupés; je pris un volume: il était intact; je saisis une liasse d'imprimés: ils étaient vierges de toute lecture. J'interrogeai Auguste sur ce qu'il comptait faire de ces trésors d'érudition politique; il me répondit, en mettant sa cravate, que c'étaient les imprimés qu'on lui distribuait à la séance et qu'on envoyait à son adresse; qu'il avait voulu les examiner, qu'il s'y croyait consciencieusement engagé; mais que, dans l'impossibilité de les lire tous, il avait pris le parti de n'en lire aucun. «Au reste, ajouta-t-il, nous causons beaucoup, et c'est en causant qu'on s'instruit. La conversation vaut mieux que les livres; l'entretien d'un homme instruit et d'un homme supérieur est un livre vivant. C'est ainsi que Casimir Périer s'est formé.» Je restai stupéfait. Les gentilshommes de l'ancien régime, ces fils de bonne mère, qui savaient tout, sans avoir rien appris, ne se piquaient point de lecture; mais pour s'excuser ils n'avaient assurément rien trouvé d'aussi ingénieux que ce que je venais d'entendre.

Il me prit fantaisie de savoir quels pouvaient être les doctes entretiens qui avaient si bien formé mon ancien camarade. Je le suivis au Palais-Bourbon, et pendant qu'il se rendait à la salle des conférences, je montai dans une tribune publique. La séance devait être intéressante, il y avait foule partout.

Ce qui surprend le plus à la vue de l'assemblée législative, c'est la confusion et le pêle-mêle; on ne peut distinguer aucun des traits de cette physionomie mouvante et sans cesse agitée. Avant 1830, il était possible de désigner quelques-uns des caractères particuliers au député. L'âge de quarante ans formait celui de son extrême jeunesse; le paiement de 1,000 francs de contributions indiquait une certaine position sociale; et à l'aide de cette double indication on retrouvait sur la figure du député une partie du signalement qui désigne à tous les regards un riche propriétaire, d'âge mûr, poussé par un grain d'ambition hors de son fief départemental et transplanté sur le sol parisien. A ces notions il était facile d'ajouter celles qui découlaient naturellement d'habitudes, de mœurs, d'un langage, d'idées et même d'une attitude, qui appartenaient à une autre époque. On devinait l'empire chez les uns, on retrouvait l'émigration chez les autres; là on reconnaissait les traces d'une longue retraite, ici on voyait les regrets, ailleurs on apercevait les désirs. Ceux qu'un aspect nouveau séparait de ces indices étaient les représentants du temps présent: chacun avait des signes distinctifs; le costume ajoutait encore à la certitude de l'observation, et on pouvait alors dessiner le portrait d'un député. Il n'en est plus de même: aujourd'hui, pour la députation, l'échelle des années est celle de la vie commune, elle s'étend depuis trente ans jusqu'à l'âge le plus avancé; l'échelle de la fortune n'embrasse peut-être pas la plus grande généralité de la vie sociale, mais elle est assez considérable pour que toute la classe qui forme l'ordre intermédiaire y soit comprise; toutes les intelligences, toutes les professions et toutes les positions s'empressent de se présenter à l'élection. Enfin trop d'années nous séparent des temps qui ont laissé sur les choses et sur les hommes d'impérissables souvenirs, pour que ceux qu'ils ont marqués par des signes particuliers soient autre chose que des exceptions. Il n'y a plus de costume, rien ne révèle le député, rien ne le manifeste au regard, rien ne le signale à la curiosité. Et cependant, à de certains indices cachés, l'observation doit le découvrir. Les personnages graves étaient en petit nombre dans la foule que les deux portes latérales vomissaient dans l'enceinte des séances. On ne peut assurément pas se fâcher de voir un député ressembler à tout le monde, et ne pas trop se séparer de ceux qu'il doit représenter; et pourtant je ne sais comment il se fait qu'on éprouve presque du dépit à le voir trop rentrer dans une catégorie vulgaire: il y a en nous bien plus d'instinct aristocratique et d'esprit de caste que nous ne le pensons nous-mêmes.

Le député de l'opposition ne diffère point du député qui s'est fait le défenseur des opinions contraires. Voyez cet homme jeune encore et dont la mise est d'une élégance recherchée: son visage est froid et sérieux, sa démarche a quelque chose de superbe, son air est dédaigneux, son geste est sec, et tout témoigne en lui d'une disposition qu'on pourrait aisément prendre pour de l'orgueil. C'est un des plus vigoureux athlètes du dogme d'égalité. Regardez ce personnage dont la mise est si simple, la figure franche et ouverte, les manières affables et empressées, le geste prévenant et la parole bienveillante: c'est le grand orateur des distinctions sociales. Vous plaît-il de contempler le plus influent de nos hommes d'état? C'est cet homme petit et vif dont les saillies mettent en gaieté ce groupe du couloir de droite, au pied de la tribune; il a toute la majesté d'un écolier en vacances. Jetez les yeux sur cet homme dont le costume est si solennel, le pas mesuré, le visage méditatif, et sur lequel on dirait que repose le destin des empires: c'est l'homme le plus heureusement désœuvré de l'assemblée; il est sans exemple qu'il ait pris part à une délibération quelconque. L'histoire de sa nomination est à elle seule une des plus amusantes anecdotes de la vie parlementaire. Ce flegme dont il est couvert de pied en cap faisait le désespoir de son intérieur; il se posait chez lui en censeur incommode et inamovible, contrôlant tout avec une insupportable pesanteur et avec une imperturbable sévérité. Sa femme imagina qu'elle pouvait le recommander aux électeurs de l'arrondissement dans lequel étaient situés les biens considérables qu'elle lui avait apportés en dot; elle a réussi dans cette candidature, et la chambre est actuellement dotée de cette figure glaciale qui désolait le ménage. Il n'est qu'une seule espèce de personnes qui, par leur nombre, se fassent remarquer dans l'assemblée: ce sont les avocats; et veuillez être persuadés que ce n'est pas parce que d'avocats ils sont devenus députés, mais parce qu'étant députés ils sont restés avocats.

J'aperçus Auguste, il était effectivement engagé dans une conversation des plus animées; mais on riait si haut et si fort, on paraissait si follement enjoué, que les matières politiques n'étaient sans doute pas le sujet principal de cet entretien. D'ailleurs, les interlocuteurs, armés de lorgnons, promenaient leurs regards sur les dames des tribunes; leurs observations étaient évidemment la matière de la conversation; il y avait même de leur part quelque jactance à bien faire voir qu'il en était ainsi et à se donner des airs étourdis. En vérité, ces messieurs n'avaient pas besoin de prendre tant de peine pour qu'on ne les confondît pas avec des hommes politiques. A la sortie de la séance, j'allai chercher Auguste, auquel j'avais quelques éclaircissements à demander. Dans les couloirs de la chambre, on arrangeait les parties de dîner; dans la salle des conférences, on parlait de quelques tableaux du Musée; à la bibliothèque, on lisait des journaux; on riait aux éclats dans la buvette; dans la salle des Pas-Perdus, il y avait une discussion fort animée sur une jeune cantatrice. Comme il advint que je m'obstinais à croire qu'Auguste était étranger à ces brillantes futilités, je ne le rencontrai nulle part. Le soir, j'allai à l'Opéra: la première personne que je vis au foyer, c'était Auguste. Le matin, à la chambre, il était en costume de jeune dandy; à l'Opéra, il était vêtu comme un magistrat. Il y avait là un petit rassemblement, Auguste me fit signe d'approcher sans bruit, sans troubler ni déranger personne; on discutait un des points les plus intéressants de la politique actuelle.

Un moment terrible menaçait Auguste: je le voyais sombre et soucieux, et tout trahissait en lui de secrètes et rudes angoisses. On lui avait écrit du chef-lieu de son arrondissement, on s'étonnait de son silence, on en était mécontent: les uns s'en servaient pour mettre en doute sa capacité personnelle, les autres le faisaient tourner contre la sincérité de ses opinions politiques. Il fallait parler. Malgré tout son étalage d'économie politique, de dévouement aux intérêts généraux, à la cause du progrès et à mille utopies généreuses et resplendissantes de lumière, Auguste n'avait vu dans la députation qu'un moyen de bien se présenter à Paris. Au moyen de ce titre de député, il était tout de suite en bonne posture dans les salons, il était admis de plein pied et naturalisé sans enquête préalable; il avait une valeur, une signification personnelle, une position même, car un suffrage et une voix sont des choses toujours recherchées et dont il disposait. Il se souvenait que le comte de....., jeune diplomate, qui s'était mis sur les rangs dans l'arrondissement voisin de celui qu'il représentait, lui répétait souvent: «A Paris, on ne fait plus attention qu'aux députés.» Cette considération, et en second lieu l'amour du bien public, l'avaient déterminé à se présenter aux électeurs. Il était donc un peu désappointé en se trouvant aux prises avec une obligation qui dérangeait la charmante existence qu'il s'était si doucement créée. La chambre allait discuter une loi qui intéressait au plus haut point la localité qui l'avait élu: rien ne pouvait justifier son silence. Il se prépara à prendre la parole.

Je ne comprenais rien à la peur qui l'agitait. Ce retour de modestie poussée jusqu'à la frayeur, au delà même de sa timidité d'autrefois, me surprenait. Qu'étaient donc devenues cette assurance en lui-même, cette confiance dans ses propres forces, et cette satisfaction du fruit qu'il avait retiré de tant d'illustres entretiens? Comment s'étaient évanouis tout à coup les motifs de sécurité qui lui donnaient presque de l'arrogance il y a quelques jours encore? C'est qu'au milieu de ses plus vives préoccupations Auguste avait un sens droit que la vanité avait égaré un instant sans le fausser. En ce moment il se rappela les jeunes orateurs qui, dès leur entrée dans la chambre, s'étaient élancés à la tribune, et s'y étaient brûlés comme d'imprudents papillons qui viennent se griller à la flamme d'une bougie. Il récapitula les noms de toutes les célébrités de province, de toutes les gloires départementales, de toutes les sommités de clocher et de tous les phénix d'arrondissement qui étaient venus tomber sous les huées de l'amphithéâtre et de la presse; il se souvint de toutes les ardeurs de réforme, de tous les zèles de perfectionnement, de toutes les ferveurs patriotiques et de tous les rêves merveilleux qu'il avait vus échouer et réduits à se cacher dans l'ombre. Voilà pourquoi il tremblait à la veille d'une épreuve qui allait lui assigner un rang parmi ses collègues et aux yeux de ses concitoyens. Dans cette grande perturbation, que de vanité il y avait encore!

Trois jours entiers furent consacrés à improviser le discours d'Auguste; pour être bien sûr de son éloquence, il le répéta plusieurs fois, avec et sans le manuscrit. J'avais pour moi une longue expérience des débats parlementaires, je savais comment les orateurs les plus renommés se disposaient à la parole. J'avais vu un d'entre eux corriger sur pièces écrites la harangue qu'il avait improvisée; j'avais suivi sur le manuscrit le discours d'un orateur qui l'avait appris comme un prédicateur apprend un sermon; j'avais dit, dans une session précédente, «*** parlera prochainement, car, depuis deux mois, il enregistre tous les bons mots qu'il entend;» j'avais pris plaisir à épier dans les longues promenades d'un homme, dont la parole avait un poids considérable, le pénible enfantement d'un discours. Tous les secrets de la parturition oratoire m'étaient connus: il en est de l'improvisation à la chambre des députés et dans toutes les assemblées délibérantes, comme de l'amitié dans le monde, rien n'est plus commun que le nom, rien n'est plus rare que la chose. Quelques organisations puissantes, les unes vivifiées par la force inspiratrice, les autres par un esprit toujours prompt et toujours présent, plusieurs par des convictions profondes et aussi par l'érudition la plus variée, échappent seules à cette loi commune qui rend si difficile à l'homme l'usage de la parole qui lui a été donné, ou pour exprimer, ou pour déguiser sa pensée. Une dernière répétition générale eut lieu dans la chambre d'Auguste. Je représentais l'assemblée, je fis de mon mieux pour imiter le tumulte dans toutes ses périodes de naissance et de développement, depuis le murmure des conversations particulières, jusqu'aux vagues des interruptions et jusqu'à la tempête et au soulèvement général. Je le dressai à tenir son manuscrit toujours à sa portée, de manière à ne pas s'exposer à être averti par le président, comme cet orateur novice qui cherchait ses idées et ses mots, et auquel M. Dupin cria si impitoyablement: «Regardez vos feuillets.» Le triste hère, honteux et confus, descendit de la tribune.

Le lendemain, Auguste, aguerri contre tous les accidents, même contre la chute du verre d'eau sucrée, monta à la tribune et prononça son discours, sans faute, sans encombre et le plus correctement du monde. Personne n'y fit attention: les députés étaient peu nombreux, la séance était à peine commencée, et il ne fut écouté que par quelques dames qu'il avait galamment placées dans une tribune, au moyen de billets obtenus la veille de MM. les questeurs pour cette grande et redoutable solennité, dont nous étions les seuls confidents. Présentement un député fait hommage de son premier discours, comme Thomas Diafoirus offrait la thèse qu'il devait soutenir sur une femme morte avec son embryon.

J'étais avide de connaître les sensations de l'orateur; je m'attendais à quelque fanfaronnade et à quelque acte de forfanterie: contre toute attente, il fut modeste. Il confessa que la tribune lui avait paru être à une hauteur extraordinaire; il avait ressenti des étourdissements; sa langue s'était collée à son palais; sa bouche était devenue sèche, et sans le secours du verre d'eau sucrée, il n'eût pu prononcer une seule parole; ses jambes avaient fléchi, et il avait éprouvé une émotion semblable à celle que Charlet prête à Jean-Jean, lors du premier coup de feu. Je le consolai de mon mieux. «M. de Pradt, lui disais-je, n'a jamais pu aborder la tribune; il n'y retrouvait pas un seul des arguments qu'il avait préparés et savamment élaborés, pour terrasser ses adversaires. Un jour il s'écriait douloureusement: «Je donnerais dix ans d'expérience pour six mois de tribune.» Plusieurs orateurs vieillis dans nos assemblées politiques m'ont déclaré que jamais ils n'étaient montés à la tribune sans un sentiment de souffrance; pour prendre la parole, un violent effort sur eux-mêmes leur était toujours nécessaire.

Je présumais bien que le discours d'Auguste, prononcé dans des circonstances aussi peu favorables que celles qui l'entouraient, était de ceux pour lesquels les journaux ont fait stéréotyper cette phrase: «La voix de l'orateur ne parvient pas jusqu'à nous.» J'avais tout prévu: nous avions quatre copies du discours improvisé; je les portai à différentes feuilles, et le soir, Auguste et moi nous allâmes corriger nous-mêmes les épreuves, jeter au bas des paragraphes quelques parenthèses: (Bien.) (Très-Bien.) (Vive sensation.) (Assentiment général.)..... Nous changeâmes quelques mots échappés à la chaleur de l'improvisation; quelques passages ajoutés après la discussion achevèrent de rehausser la harangue, et moyennant ces petites précautions qu'un député intelligent et soigneux de sa réputation ne néglige jamais, Auguste put s'attendre à recevoir de ses commettants de légitimes félicitations.

Elles arrivèrent nombreuses et empressées; il était le protecteur de son arrondissement, le sauveur de son pays, la gloire de sa patrie. Chaque lettre de congratulation contenait en même temps une demande, une prière, une pétition, un placet, une sollicitation ou une commission. Chaque commettant émettait un désir, un vœu, un souhait, une envie: le député était proclamé par tous la providence de son arrondissement; mais on ne voulait pas que ce fût là une sinécure. On le chargeait des emplettes pour toutes les dames: livres, modes, fantaisies, ustensiles, porcelaines et mobilier; il devait être l'avocat de toutes les prétentions, faire valoir tous les droits anciens nouveaux, passés, présents et futurs, être l'écho de tous les mécontents, le patron de toutes les ambitions et de toutes les exigences; on lui confiait le sort de deux ou trois écoliers, qu'il devait aller visiter souvent, faire sortir, et amuser et régaler les jours de congé; on le rendait responsable des fautes de quatre ou cinq étudiants en droit ou en médecine, dont il devait surveiller la conduite. L'arrondissement avait aussi ses vues sur la fortune de l'État; il fallait s'y consacrer sans réserve, obtenir des secours et des faveurs en argent, en volumes, en tableaux ou en statues; faire construire des ponts, tracer des chemins, exhausser des vallées, aplanir des montagnes, disposer des régiments de l'armée et détourner des fleuves. Auguste succombait; il pliait sous le fardeau des ports de lettres; des avances continuelles dévoraient sa fortune.

Il n'était pas au bout de son rôle de providence. Les solliciteurs assiégeaient sa porte dès le matin: il s'épuisait en apostilles; les petites audiences absorbaient tout son temps. Toutes les infortunes départementales accouraient à lui; sa bourse se tarissait en prêts et en aumônes, deux mots plus synonymes qu'on ne paraît le croire. A son arrivée à la chambre, il était assailli par de nouvelles importunités; on venait exprès de province pour le voir et pour l'entendre: il ne pouvait refuser des billets de séance, une lettre de recommandation pour voir les monuments publics, quelques heures de son temps pour faire les honneurs de Paris et une présentation au ministre.

Les honneurs vinrent le consoler de ces tribulations: il fut invité à la cour. Pour le coup, il se regarda comme un personnage: il songea aux emplois, et après avoir tant demandé pour les autres, il crut pouvoir penser à ses propres désirs. Sans être exalté dans ses opinions politiques, sans avoir d'injustes préventions, sans prétendre jouer le personnage du paysan du Danube, Auguste avait pris la sage résolution de s'éloigner de tout ce qui risquait de porter quelque atteinte à son indépendance. Je ne sais s'il a changé d'idée à ce sujet, mais dernièrement il m'a dit que si tous ceux qui blâment le pouvoir s'en approchaient un peu plus, ils seraient peut-être moins sévères pour lui. Il est vrai qu'Auguste est décoré; il m'a affirmé aussi que la décoration était un objet indispensable à un député. Selon moi, ce signe, bien loin de le distinguer, le rejette dans le domaine commun.

Le député suit la loi des âges divers, celle que les poëtes ont tracée.

Jeune, il est ardent aux innovations, prompt à recevoir les impressions du dehors.

Dans l'âge mûr, il est ambitieux, et, quelle que soit la route qu'il suive, il ne l'a prise que pour arriver au pouvoir et à la renommée, les deux objets constants de toutes ses prédilections.

Vieux, il y a un passé qu'il loue, qu'il vante et qu'il aime; il feint de croire lui-même, et il voudrait persuader aux autres qu'il pleure le temps de ses convictions, tandis qu'il ne regrette que le temps de sa vigueur physique et de sa supériorité intellectuelle.

Le député se reconnaît généralement à une certaine gourme de principes qu'il expose avec une emphatique complaisance, quel que soit le camp dans lequel il combat. Son allure provinciale contracte de sa position nouvelle une assurance souvent comique: à force de traiter les grands sur le pied de l'égalité, il croit avoir le droit d'agir très-cavalièrement avec les autres. Il aime à parler souvent de ce qu'il fera, de ce qu'il empêchera, de ce qu'il défendra et de ce qu'il permettra; il y a du grotesque dans l'idée qu'il a de sa force politique: la gravité de nos institutions n'est pas suffisante pour retenir le rire que menace d'exciter cette prodigieuse outrecuidance.

Il y a une chose que la raideur de quelques députés nous a apprise et qui n'existait pas dans nos mœurs: c'est le pédantisme en matière politique.

Je finirai par un dernier trait, et qui résume toute ma pensée à ce sujet.

Après une joyeuse nuit, quelques jeunes gens montés sur des ânes parcouraient le bois de Boulogne; les grilles étaient fermées, et les gardiens refusaient de les ouvrir avant la pointe du jour. Dans la troupe libertine se trouvait un député: à toutes les objections du concierge, il répondait sérieusement et du haut de son âne: «Ouvrez, je suis membre de la chambre des députés.»

Les hommes simples et dévoués à leur mandat, étrangers aux séductions de la cour et de la ville; les hommes laborieux et qui se consacrent à d'utiles et obscures études avec patience et avec désintéressement, les nobles organisations, les hommes à vues élevées, les talents éclatants et supérieurs quoi qu'ils fassent, les hommes droits et intègres, ceux qui apportent humblement l'amour du pays et la science de ses besoins, et enfin les hommes de courage et de conviction ne manquent pas à nos assemblées. On les trouve assis à côté des dandy, des nuls, des serviles et des mouches qui bourdonnent sans relâche autour du coche de l'État. Il y a vingt types dans la chambre des députés; il n'y a pas un caractère que l'observation puisse saisir et présenter comme forme générique.

C'est peut-être parce qu'il n'y a de sérieux que la réalité. Dans nos mœurs sociales, en politique, nous n'avons plus d'aristocratie, nous n'avons pas encore de démocratie; entre ces deux extrêmes, tout se meut et s'agite; le daguerréotype lui-même ne saurait fixer sur le papier ces images mobiles et incertaines.

Eugène Briffault.


LA CHANOINESSE.

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Le faubourg Saint-Germain, type incarné du dix-huitième siècle, est attaché à ses souvenirs comme une coquette surannée, opiniâtre dans ses idées comme un vieillard, hyperbolique dans ses illusions comme un adolescent. Le lendemain d'une défaite, il parle de ses prochains triomphes; et jamais les mécomptes n'ont lassé son espoir. Fier et railleur, il méprise la puissance des faits: pour lui Napoléon a toujours été Bonaparte, et Louis-Philippe le duc d'Orléans. Ennemi irréconciliable de la Chaussée-d'Antin qui représente le dix-neuvième siècle, il lui fait une guerre de cruelles moqueries, la poursuit de ses sarcasmes, et désole par ses dédains les bourgeois opulents, qui ont la manie de le singer après l'avoir vaincu. Confiant dans l'avenir, malgré les déceptions du présent, il a toute l'assurance d'une beauté qui fut longtemps sans rivale, toute la malice d'une vieille dévote qui vit de foi et d'espérance, mais fort peu de charité.

Toutefois dans son opposition le faubourg Saint-Germain montre toujours une habile logique. Il ne va pas, ainsi que les héros parlementaires, se placer sur le terrain de ses ennemis, et lutter avec eux sur des questions qu'ils ont eux-mêmes posées. Discuter une opinion, c'est la reconnaître. Le faubourg Saint-Germain se garde bien de cette maladresse: son opposition est toute négative. Sous l'empire, on proclamait la gloire des batailles; le faubourg Saint-Germain vantait les douceurs de la paix. Sous la restauration, la Chaussée-d'Antin était libérale, le faubourg Saint-Germain absolutiste. Aujourd'hui, la Chaussée-d'Antin est sceptique et presque impie, le faubourg Saint-Germain s'est fait dévot, en cela seul infidèle au dix-huitième siècle. Aussi est-il religieux, non pas parce qu'il croit, mais parce que ses adversaires ne croient pas. Pour lui, la vertu consiste à se placer à l'antipode des régions ennemies.

Une fois ce rôle accepté, le faubourg Saint-Germain ne recule devant aucune des conséquences. Il augmente le personnel de ses couvents, stimule le zèle de ses missionnaires, et voit bientôt accourir la milice des moines de tout sexe et de toute couleur, pénitents blancs, noirs, gris, frères de Saint-Joseph, sœurs de la Miséricorde, franciscains, dominicains et bernardins. Le faubourg est devenu un microcosme du catholicisme. La métropole est à Saint-Thomas-d'Aquin, le siége des conciles à l'Abbaye-aux-Bois, la retraite des néophytes au Sacré-Cœur, et celle des vétérans hors de combat à Sainte-Valère.

Cette résolution de prendre le contre-pied de son siècle a bien quelque chose d'énergique; mais elle a dû produire d'étranges anomalies. Une des plus curieuses, sans contredit, est cette variété de l'espèce monacale, qu'on appelle chanoinesse.

La chanoinesse est une demoiselle d'un âge mûr, qui est religieuse sans être cloîtrée, dame sans être mariée, comtesse sans être noble.

Pour acquérir ces précieux droits, il suffit de s'adresser à quelqu'un des petits princes catholiques de l'Allemagne, et moyennant trois ou quatre mille francs expédiés, soit en Saxe, soit en Bavière, soit dans une des provinces Rhénanes, on fait partie d'un chapitre tudesque, dont l'existence est toute nominale, et n'a de réalité que comme annexe de l'un des soixante budgets qui alimentent l'une des soixante constitutions de la bienheureuse Allemagne. C'est là tout ce qui reste des empiétements de la féodalité sur les domaines de l'église; c'est le dernier débris de la puissance spirituelle de l'empire après la longue et sanglante querelle des investitures.

Il y a dans le genre chanoinesse plusieurs espèces. L'une se compose des demoiselles nobles et pauvres, qui sacrifient une faible dot pour obtenir, sans se mésallier, l'heureux droit de s'appeler madame. Celles-là mènent une vie pâle et décolorée, et remplacent les douceurs de la famille par la joie des œuvres pieuses.

L'autre est aussi de haut rang, et comprend les demoiselles déjà émancipées de fait, qui veulent l'être de droit. C'est une race hautaine et tant soit peu philosophique, qui se rit des préjugés de castes et surtout des préjugés de femmes. Sans avoir de fortune, elles savent, par leurs séduisantes allures, se créer un rôle brillant. Elles exploitent surtout avec un rare bonheur la vanité des étrangers opulents, tout fiers d'être reçus, à leur débarquement, par une descendante en ligne directe d'Anne de Bretagne ou du roi René.

La troisième espèce et la plus digne d'étude est celle des riches roturières qui veulent effacer leur origine sous le titre de comtesse, et voiler les malheurs de jeunesse sous un nom matrimonial. Voilà celle que nous nous proposons de peindre.

Une fois en possession de son diplôme, la chanoinesse s'établit au faubourg Saint-Germain; c'est là seulement qu'elle peut être prise au sérieux. Dès lors commence pour elle une nouvelle existence; elle forme une classe à part dans la société: elle n'est ni fille, ni femme, ni veuve. Il y a des sophistes qui prétendent qu'elle est tout cela à la fois.

Elle n'est pas noble, car elle n'a pas d'aïeux; elle n'est pas roturière, car elle est comtesse.

Elle n'appartient pas au monde temporel, car elle est devenue l'épouse de Jésus-Christ; elle n'appartient pas au monde spirituel, car elle conserve toute sa liberté, tous ses plaisirs, toutes ses joies.

Elle a pris le voile, et ne le met pas; elle a un oratoire, et ne prie pas; elle a un confesseur, et ne se repent pas; elle a un amant, et n'y renonce pas.

Tout chez elle est fiction, et son titre, et son célibat, et son couvent: c'est une existence sans harmonie et sans liens. Et comme, après tout, même un défaut d'harmonie doit avoir sa logique, tout chez elle se ressent de cette révolte sociale: ses manières sont équivoques, son allure empruntée, et sa vie remplie de gênes... Elle n'est pas admise chez les femmes qui se piquent d'être vertueuses, parce que ses mœurs sont trop libres; elle est repoussée par les femmes faciles, parce qu'elle est trop prude. Chez les dévots on la compare à un prêtre défroqué; chez les incrédules on lui reproche de s'être affublée du froc. Les uns ne veulent pas d'elle, quoique religieuse, les autres parce que religieuse. Partout elle souffre des péchés de sa double nature.

C'est en voyant les tribulations de la chanoinesse que j'ai appris combien l'androgyne, s'il existait, serait un être malheureux. Dédaigné par les hommes, parce qu'il est homme; haï par les femmes, parce qu'il est femme, il n'aurait les bénéfices ni de la figure mâle de l'un, ni des formes délicates de l'autre. Il ne demanderait que la moitié du bonheur qu'il peut donner ou recevoir, et il ne lui serait même pas permis de se partager. Amant et amante à la fois, il ne trouverait pas qui aimer, ni par qui être aimé. Avec ces doubles facultés qui ne peuvent ni être satisfaites, ni se satisfaire elles-mêmes, il s'épuiserait en vains désirs, se débattrait impuissant sous sa trop grande puissance, et maudirait le ciel qui, en faisant pour lui plus que pour tout autre, lui interdit en même temps d'user de ses trésors.

La chanoinesse a perdu sa mère de bonne heure; c'est ce qui explique sa position excentrique et son célibat, et bien d'autres choses qui ont précédé et peut-être motivé son entrée dans les ordres. Son père, homme simple et débonnaire, dont toute une vie de labeurs a été consacrée à gagner les richesses qu'elle gouverne, fuit le monde qu'elle recherche, et se retranche dans la solitude contre les réceptions brillantes qu'elle affectionne. Sur sa figure septuagénaire se lisent quelquefois des reproches; mais jamais sa bouche ne les fait entendre, soit qu'il les dédaigne, soit qu'il les ait épuisés. Ainsi privée de sa mère par la mort, séparée de son père par sa vie, la chanoinesse n'a pas de famille. Toutefois, pour compléter les illusions de son titre matrimonial, elle se dévoue habituellement à l'éducation de quelque produit collatéral, choyé, fêté, gâté au delà du possible, qui l'appelle ma tante; cet enfant est pour elle si adorable, et pour tout ce qui l'environne si insupportable, qu'on s'égare à expliquer l'aveugle tendresse qu'elle lui prodigue. Jamais, au surplus, on ne parle de la mère; il n'en reste dans la maison aucun souvenir. Quant au père, on est moins discret; mais l'indiscrétion n'est alors que de la diplomatie. Dans un de ces moments de feinte indifférence où les femmes semblent laisser tomber des paroles au hasard, la chanoinesse vous dira que cet enfant est fils de quelque prince exotique; elle se garde bien de donner à cet aveu l'air d'une confidence; non, elle s'y arrête d'autant moins qu'elle y attache une importance plus grande. Elle se soucie peu, en effet, que dans votre esprit vous lui attribuiez les honneurs de la maternité, pourvu que cette maternité vienne de haut. Avec un prince, il n'y a pas de chute, il n'y a que des conquêtes. N'ayant d'autres principes de vertu que des principes de vanité, elle craindrait peu de jouer avec Jupiter le rôle d'Europe, d'Alcmène, ou de Danaé; mais elle n'accepterait pas d'être Vénus, s'il lui fallait épouser le serrurier Vulcain.

Le costume de la chanoinesse est en harmonie avec toute sa manière d'être, c'est-à-dire qu'il est sans harmonie avec le milieu social qu'elle recherche. Dans l'ensemble de sa toilette, elle est toujours en arrière sur la mode; dans les détails, elle vise à ce qu'il y a de plus nouveau. Ses bonnets seront de la veille, son fichu, sa collerette, sa guimpe seront du dernier genre, et sa robe aura une coupe surannée. Elle a résisté avec entêtement aux manches à gigot, et elle a été des premières à porter une fiorella; elle a combattu avec ardeur le retour des manches plates, et elle s'est coiffée avec enthousiasme du bonnet à la paysanne: aujourd'hui, elle ne porte pas encore de volants, et déjà elle a épuisé le bonnet à barbes. Au reste, comme, à part ce qu'elle appelle les chiffons, elle affecte une grande sévérité de mise, elle a adopté, comme type de cette sévérité, la robe de satin noir: c'est la seule chose qui n'ait pas lassé sa fidélité. Même depuis que la robe de satin est descendue dans la rue, la chanoinesse ne l'a pas abandonnée. Le reste de sa personne la garantit contre les méprises.

Entrez maintenant dans le boudoir de la chanoinesse: vous trouverez comme partout les mêmes contrastes. Sur la cheminée, l'agneau sans tache sculpté en albâtre blanc est couché entre deux vases étrusques ornés de faunes et de satyres. Un prie-Dieu gothique fait pendant à une chiffonnière en palissandre; des statuettes de Pradier figurent à côté de chérubins du moyen âge. Dans le fond d'une alcôve à demi close par les plis ondoyants d'une draperie soyeuse, s'élève un vaste crucifix: à l'un des angles est suspendu un bénitier de la renaissance, à l'autre se voit une statue de la Vierge immaculée, et au pied de ces saintes images, un voluptueux divan semble inviter à des pensées qui n'ont rien de virginal. De chaque côté de la cheminée sont placées deux élégantes petites bibliothèques en citronnier, fermées par des panneaux dont les glaces sont doublées en taffetas bleu de ciel. L'une reste toujours entr'ouverte, et laisse apercevoir des livres de piété, dont les riches dorures et les reliures éclatantes sont encore dans toute leur fraîcheur; l'autre, soigneusement fermée, semble avare de ses mystérieux trésors. Les initiés prétendent qu'elle renferme les œuvres complètes de George Sand et de Balzac. De méchantes gens parlent de Crébillon fils.

Depuis qu'elle a été affranchie par son entrée dans les ordres, la chanoinesse reçoit beaucoup, reçoit avec faste, et n'ignore pas qu'un puissant moyen d'attraction est un bon cuisinier. Aussi ne manque-t-il rien à la partie matérielle des repas; mais ce que l'on peut appeler la partie intellectuelle, c'est-à-dire le vin, y est détestable. Pour la constitution d'une bonne cave, il faut un maître de maison. Or, le père de la chanoinesse a depuis longtemps abdiqué; il ne figure à table que comme un comparse obligé. Au surplus, les repas y sont gais, les hommes assez aimables, et les femmes assorties pour satisfaire les goûts modestes; car la maîtresse de la maison redoute avant tout les supériorités féminines.

Aussi le personnel des femmes se renouvelle-t-il souvent: en effet, même la plus médiocre n'accepte pas longtemps un rôle secondaire, et celle qui par nature a besoin d'être dominée, préfère devenir l'esclave d'un homme, parce que l'esclavage a ses profits. Si par hasard une coquette de quelque mérite se montre chez la chanoinesse, elle disparaît promptement, même sans avoir besoin d'être éconduite. Deux coquettes se devinent si bien, qu'il n'y a pas entre elles de liaison possible: l'une ne saurait duper l'autre; et pour une coquette, il faut qu'une amie soit une dupe.

Sous ce rapport la chanoinesse a fort heureusement rencontré: elle a une amie. Cette amie est jeune; elle pourrait même être belle, si ses traits réguliers étaient animés par la pensée. Mais jamais cet œil terne n'a brillé d'amour ou de haine; jamais ce front lisse n'a été contracté par la passion; jamais ces lèvres vermeilles ne se sont ouvertes que pour laisser échapper d'insignifiantes paroles, ou un sourire sans expression. Amélie est une de ces grandes adolescentes qui servent d'auxiliaires aux coquettes, sans jamais devenir des rivales. Aussi la chanoinesse s'en sert-elle à merveille. C'est avec Amélie qu'elle fait ses courses aventureuses; c'est avec Amélie qu'elle va au bal masqué; c'est avec Amélie qu'elle va à la messe. Si elle fait circuler une médisance, c'est par la bouche d'Amélie; si elle veut risquer un propos glissant, c'est Amélie qui le débite avec toute l'innocence de Vert-Vert; si elle médite une conquête, c'est Amélie qui commence l'attaque. Ce que la chanoinesse pense, Amélie le dit; ce qu'Amélie dit, la chanoinesse le fait. Il y a chez Amélie une si forte dose d'enfantillage, qu'elle folâtre toujours avec les positions les plus équivoques: elle écarte en riant les soupirants malheureux; elle pousse avec naïveté le préféré dans le boudoir. Enfin, c'est Amélie qui est le grand ressort de toutes les intrigues, et, comme un ressort machinal, elle suit sans conscience l'impulsion donnée.

A côté de l'amie figure, comme habitué constant et inamovible, un petit homme bruyant, empressé, affairé, qui, à chaque interpellation de la dame du logis, ne manque jamais de lui donner avec emphase le titre qu'elle a acheté. «Plaît-il, madame la comtesse? Oui, madame la comtesse; non, madame la comtesse; oh! madame la comtesse.» Infatigable porte-voix de sa dignité, il semble avoir pour mission de rappeler sans cesse les hommages que l'on doit à la divinité du lieu. En le voyant bourdonner autour d'elle, affecter de lui parler à l'oreille, gronder les domestiques et faire avec tapage les honneurs du salon, vous demandez quel est ce personnage, et vous apprenez que c'est le porteur complaisant des lettres intimes, l'intermédiaire officieux des négociations mystérieuses, le secrétaire d'ambassade de la diplomatie canonicale.

En dépit des airs de grandeur que se donnent les parvenus, toujours quelque maladresse trahit le péché originel. Un marchand a beau acheter un château, un titre, des amis complaisants, des prôneurs empressés, au moment même où il se drape en prince, un faux mouvement met à nu ses infirmités natives. Le roi bourgeois est toujours plus bourgeois que roi. L'étude constante de la chanoinesse est de combattre ses souvenirs, de triompher de son passé. Pour tout ce qui est de surface, elle y réussit assez bien; mais il reste dans les replis du cœur quelques impressions qu'elle ne peut effacer; il y a toujours sous son front quelque lobe cérébral qu'elle tient de son père. Le vice bourgeois de la chanoinesse, c'est de jouer à la bourse. Tous les jours son agent de change vient secrètement s'enfermer avec elle, et, dans de longs tête-à-tête, étudier les mouvements de la hausse et de la baisse. On a longtemps cru que ses conférences voilaient autre chose que des reports et des jeux de bourse. La coquette laissait dire, parce qu'elle trouvait son compte à ces médisances: un amant de plus est un hommage de plus; et la passion de cœur qu'on lui prêtait dissimulait d'autant mieux la passion d'argent qui la dévorait. Néanmoins des gens qui se disent bien instruits affirment que toutes ses relations avec l'agent de change n'étaient autre chose que des relations financières.

Aux premiers jours de sa dignité, la chanoinesse avait voulu se montrer difficile, et n'admettre chez elle que des noms emblasonnés; mais les nobles du faubourg s'étaient montrés aussi difficiles qu'elle, en repoussant ses invitations. Son parti fut bientôt pris; car les coquettes ont toujours une certaine fierté qui les protége contre l'insulte; et il lui fut aisé de remplacer les nobles dédaigneux par des artistes, des littérateurs et d'aimables oisifs, qui reconnaissaient sa généreuse hospitalité par leurs complaisances et leurs hommages. Environnée de ce cercle joyeux de convives indépendants, la chanoinesse trône avec assez de grâce pour les maintenir, avec assez d'abandon pour donner toute liberté à leur esprit. C'est à table qu'elle déploie le luxe de sa coquetterie: elle stimule les appétits gourmands, fait du sentiment avec les poëtes, parle de progrès aux humanitaires, trouve un mot aimable pour chacun de ses adorateurs, et ne néglige pas quelque homélie religieuse, qui va à l'adresse de son aumônier, et passe inaperçue pour les sceptiques, occupés au culte de la matière représentée par les œuvres culinaires d'un habile Vatel.

Jamais, au reste, coquette ne chercha à dissimuler avec plus d'habileté les grossiers besoins de la nature humaine. Une crème, une gelée d'orange, un biscuit à la cuiller forment la carte de son repas, et encore ces mets passent en fragments si imperceptibles et à des moments si bien choisis, que, pour la plupart des convives, elle ne mange rien. Aussi ses adorateurs lui trouvent quelque chose d'aérien; son aumônier assure qu'elle vit de la parole de Dieu, et les indifférents lui savent gré des privations qu'elle s'impose pour leur donner quelques illusions. Il est vrai que le soir, retirée dans sa chambre, la chanoinesse compense par un souper substantiel les abstinences de sa coquetterie; mais ceux qui se plaisent à environner une femme de poésie, trouvent que cette dissimulation est plutôt un hommage pour eux, qu'un ridicule pour elle.

Parmi les hommes qui l'entourent, la chanoinesse, comme on le pense bien, doit avoir des préférences intimes. Elle est trop bonne chrétienne pour oublier ce précepte: «Il sera beaucoup pardonné à ceux qui auront beaucoup aimé;» elle est trop instruite des prérogatives féminines, pour ne pas avoir, au moins en apparence, plusieurs adorateurs. D'habitude pourtant ils se réduisent à trois: l'un, qu'elle a par goût; c'est un homme médiocre, qu'elle aime et qui la rudoie: l'autre, qu'elle a par vanité; c'est un poëte, qui l'adore et qu'elle tyrannise: le troisième, qu'elle a par mode; c'est un homme de bon ton, qu'elle cajole et qui s'en amuse. Avec le premier, elle est tendre; avec le second, prude; avec le troisième, coquette. Mais ce n'est pas pour elle plusieurs cultes à la fois; c'est un seul amour en trois personnes.

Cependant ce n'est guère qu'aux premières années de son noviciat, que la chanoinesse conserve cette franchise d'allure et cette verdeur d'indépendance. Plus tard, elle prend le rôle de sa robe, et se transforme en dévote; mais ce n'est pas tout à coup et sans transition que s'opère cette métamorphose. Un mécompte qu'elle subit lui fait d'abord lever les yeux au ciel; les dédains d'un amant la jettent dans la prière; l'affaiblissement de ses charmes lui rappelle son salut. Chaque jour elle consulte son miroir, pour savoir s'il faut se conserver au monde ou s'abandonner à Dieu. Une ride imperceptible au front la fait gémir sur ses péchés; une ligne équivoque sur la joue ranime sa ferveur; un cheveu blanc la ferait prosterner la face contre terre. La grâce commence à opérer.

Il se fait alors des modifications dans le personnel des habitués et dans la physionomie générale de la maison. Les jeunes fous s'aperçoivent que leur verve bruyante n'est plus de saison, et s'éclipsent l'un après l'autre. Amélie dit et fait moins de naïvetés; le maître d'hôtel prend un air grave; la femme de chambre, un air réservé.

Souvent le matin, lorsque la chanoinesse, enfermée dans son boudoir, fait des frais de dévotion et de toilette, on voit furtivement se glisser à travers les salons une sœur quêteuse, qui vient, au nom de son couvent, profiter des heureuses dispositions de cette sœur convertie; car, dans le monde dévot, les nouvelles circulent vite.

Cependant le démon triomphe encore: avec ses douces joies et ses aimables séductions, il est toujours maître du cœur; l'extérieur seul appartient au ciel. Il y a partage, il y a balance de pouvoirs.

Cette espèce de compromis entre Dieu et le monde ajoute encore à l'équivoque de sa position. Un matin (c'était le lundi gras), la chanoinesse, nonchalamment étendue sur son lit, discutait avec Amélie les préparatifs d'un bal masqué, où les deux amies devaient furtivement se rendre le soir même. «Eh, mon Dieu! ma chère, s'écrie la chanoinesse, voilà onze heures qui sonnent, et madame Leroy qui m'avait promis de m'apporter ma robe avant dix heures! Prenez vite la plume, il n'y a pas de temps à perdre.» Amélie s'installe dans la ruelle pour écrire l'importante dépêche d'où dépendent les plaisirs de la soirée. Au même instant la porte s'ouvre, et une voix nasillarde fait entendre ces mots: «Que Dieu conserve madame la comtesse!»

La chanoinesse.—Ah! c'est vous, sœur Thérèse; comment vont nos bonnes ursulines, et notre digne abbesse? (Bas à Amélie.) Écrivez, ma chère, écrivez.

La sœur.—Madame la comtesse nous fait trop d'honneur; toutes nos chères brebis vont à merveille. Il n'y a qu'une chose qui nous chagrine...

La chanoinesse.—Oui, je comprends; le monde est aujourd'hui si corrompu, que la charité, cette première des vertus chrétiennes, s'éteint dans tous les cœurs. (Bas à Amélie.) Recommandez-lui bien le point de Bruxelles qui doit garnir la gorgerette.—Ma sœur, le nombre toujours décroissant des âmes charitables rend bien difficile la tâche des vrais fidèles.

La sœur.—Ah! madame la comtesse! l'on semble oublier partout les saints préceptes de l'Évangile: nous avons beau frapper, l'on ne nous ouvre pas, nous cherchons et nous ne trouvons pas.

La chanoinesse.—Ma sœur, nous vivons dans un temps de cruelles épreuves. (Bas à Amélie.) C'est un costume de châtelaine.—Courbons la tête devant les décrets de la Providence!—Corsage de drap d'or en pointe.—Des jours meilleurs luiront, la vérité l'emportera.—C'est une robe à queue.—Et notre mère, la sainte Église, se relèvera triomphante.—Dites-lui surtout qu'elle soit bien décolletée.

La sœur.—Que le Seigneur accomplisse vos vœux!

La chanoinesse.—(Bas à Amélie.) Il faut que Gustave soit de la partie.—Je ne veux pas, ma sœur, me borner à de stériles vœux.—Vous vous chargerez, ma chère, de nous l'amener.—Il faut pourtant que je consulte mes forces.—Cela fera bien enrager la marquise.—Je ne puis donner que peu.—Surtout, que cela n'ait pas l'air d'un rendez-vous.—Mais je le donne de tout cœur.

La chanoinesse se lève, chausse de fines pantoufles et donne une bourse modestement garnie à sœur Thérèse qui se retire après force révérences, et les deux amies achèvent leur épître.

Quelques mois se sont écoulés depuis cette scène, et voilà que, pour la première fois de sa vie, la chanoinesse se prend d'une passion sérieuse, et voilà qu'une rivale plus belle, plus jeune et plus riche lui ravit insolemment sa proie. Oh! alors le dépit se traduit en dévotion outrée. Elle prend un aumônier plus jeune, et ne le quitte plus. Elle le consulte à toute heure, apprend de lui les douceurs du repentir, et verse dans son cœur les soupirs de la pénitence. Enfermés ensemble pendant de longues journées, ils se livrent à d'ascétiques contemplations, confondent leurs prières et leurs vœux, et la chanoinesse convertie ne reconnaît plus qu'un seul culte, une seule foi, un seul Dieu.

Dès lors, plus de réunions, plus de festins. L'agent de change ne se montre plus; Amélie même est congédiée; l'aumônier seul reste, maître désormais des affaires spirituelles et temporelles.

C'est un dieu jaloux qui écarte les profanes, c'est un pasteur plein d'amour qui enferme la brebis au bercail, afin qu'elle ne puisse plus s'égarer. Oh! qui pourrait dire les saintes douleurs de ce cœur attristé? Qui pourrait dépeindre les pieuses extases, les larmes brûlantes, les cruelles macérations de cette Samaritaine? Qui pourrait pénétrer les mystères de cet oratoire où deux âmes se confondent, l'une offrant, l'autre acceptant de ravissantes consolations?

Mais les tentations sont encore à craindre pour la pécheresse repentie: les éclats de ce monde qu'elle a tant aimé peuvent arriver jusqu'à elle. L'aumônier lui commande une retraite plus austère: elle parcourt les couvents, édifie les sœurs par les élans de sa contrition, et baigne de pleurs la couche solitaire des cellules. Sans doute elle ira renfermer sa vie agitée dans un de ces ports de salut; à moins que par hasard elle ne rencontre quelque malheureux prince allemand, quelque Cobourg égaré, qui lui offre un nom illustre en échange de sa fortune. Alors elle finira par où elle aurait voulu commencer.

Élias Regnault.


LE JOUEUR D'ÉCHECS.

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Le monde est la patrie du joueur d'échecs; c'est une profession ou un amusement cosmopolite. L'échiquier est un alphabet universel à la portée de toutes les nations.

Le bonze joue aux échecs dans la pagode de Jagrenat; l'esclave, porteur de palanquins, médite un mat contre un roi de caillou, sur un échiquier tracé dans le sable de la presqu'île du Gange; l'évêque d'Islande charme le semestre nocturne de son hiver polaire avec les combinaisons du gambit du roi, et le début du capitaine Évans; sous toutes les zones, les soixante-quatre cases du noble jeu consolent les ennuis du genre humain.

Dans le moyen âge, le joueur d'échecs courait le monde, comme un chevalier provocateur, jetant les défis aux empereurs, aux rois, aux princes de l'Église, et recueillant de l'or et des ovations. Le plus célèbre de ces guerriers pacifiques fut Boy, le Syracusain. Il combattit, le pion à la main, avec Charles-Quint, et le vainquit; il lutta, pièce à pièce, avec don Juan d'Autriche, et ce prince se prit d'une si belle passion pour le joueur et pour le jeu, qu'il fit construire, dans une salle de son palais, un immense échiquier, avec soixante-quatre cases de marbre noir et blanc, dont les pièces étaient vivantes, et se mouvaient à l'ordre de deux chefs. A la bataille de Lépante, Boy fit une partie d'échecs avec don Juan d'Autriche, et vainquit le vainqueur des Ottomans.

De nos jours, le jeu d'échecs n'a rien perdu de sa haute valeur; mais l'homme qui tient le sceptre de ce royaume d'ivoire n'a plus rien à démêler avec les souverains et les papes. A Paris, à Londres, à Vienne, à Berlin, à Saint-Pétersbourg, la gloire des plus forts se contente d'une admiration de famille, et souvent elle ne franchit pas l'enceinte d'un club. Deux grands noms seuls ont passé les mers, et l'Indien même les connaît et les cite: hâtons-nous de dire que ces deux noms appartiennent à l'échiquier français, M. Deschapelles et M. de Labourdonnais; les cercles d'Allemagne et les clubs d'Angleterre ne leur opposent aucun rival.

Il a été donné à M. Deschapelles de rappeler, dans quelques circonstances de sa vie militaire, les exploits de Boy le Syracusain: après la bataille d'Iéna, il entra à Berlin avec notre armée victorieuse, et se rendit au cercle des amateurs d'échecs, où il défia le plus fort, en lui proposant l'avantage du pion et deux traits. Ce fut un supplément à la bataille d'Iéna. Le cercle de Berlin fut battu en masse et en détail. M. Deschapelles finit par offrir la tour. La gravité méditative et l'organisation exacte et mathématique des Allemands furent vaincues par le calcul vif et spontané de l'amateur parisien.

Depuis une quinzaine d'années, M. Deschapelles, l'homme des hautes combinaisons par excellence, a abandonné le champ-clos de l'échiquier. C'est aujourd'hui M. de Labourdonnais qui tient le sceptre, et qui règne et gouverne en roi absolu. M. de Labourdonnais est âgé de quarante-cinq ans environ; tout, chez lui, annonce le maître du mat: le développement de son front est vraiment extraordinaire; ses yeux, dominés par de fortes protubérances, semblent toujours se fermer aux distractions extérieures, en se mettant en rapport continuel avec les méditations de l'esprit. Petit-fils de l'illustre gouverneur des Indes immortalisé dans Paul et Virginie, doué d'une intelligence supérieure et d'une persévérance d'application incroyable, il n'a jamais ambitionné que le titre de premier joueur d'échecs du monde et son but a été atteint. L'Europe sait que M. de Labourdonnais demeure rue Ménars, no 1, à Paris, dans le bel hôtel du Cercle des échecs, et que c'est là qu'il attend les défis, et qu'il donne des leçons. Chaque jour, les étrangers arrivent de tous les points de la carte, les uns avec la noble prétention de combattre M. de Labourdonnais à armes égales; les autres, avec la soumission modeste des inférieurs qui demandent avantage, tous heureux de connaître le maître célèbre, et de croiser le pion avec lui. M. de Labourdonnais ne refuse aucune proposition, aucun duel, il est prêt à tout et à tous. A midi, les batailles particulières commencent dans le vaste salon du club Ménars, chauffé à vingt degrés en hiver, et plein de fraîcheur en été. Là figure l'état-major de M. de Labourdonnais, c'est-à-dire cette élite d'amateurs qui peut battre tous les joueurs anglais du club de Westminster, sans le secours et sans l'œil du maître. Dès que M. de Labourdonnais s'asseoit pour faire la partie de quelque visiteur inconnu arrivé de Saint-Pétersbourg, de Vienne, de La Haye, de Londres, toute autre partie est interrompue; la foule se porte au quartier général; elle s'étage autour du chef, et tous les yeux sont cloués sur le doigt infaillible qui pousse en avant la pièce ou le pion victorieux. Il est inépuisable, l'intérêt qui s'attache à ces amusantes scènes, et quoique les profanes ne comprennent pas trop ce genre d'émotion, il suffit de dire que les plus grands hommes en ont fait leur passion favorite, pour justifier cet intérêt auprès de ceux qui ne sont pas organisés pour le comprendre.

Plus heureux que Napoléon, M. de Labourdonnais a fait sa descente en Angleterre, et il a triomphé d'Albion, qui, pour lui, n'a pas été perfide, car l'échiquier anglais n'a point de case pour la mauvaise foi. A cette époque, on parlait beaucoup en France de M. Macdonnell, qui, disait-on, avait un jeu supérieur au jeu de M. de Labourdonnais. Tous les Nababs arrivés de Pondichéry et de Calcutta, tous les envoyés de Sir William Bentinck, gouverneur des Indes, tous les explorateurs de la presqu'île du Gange, tous les Anglais enfin de l'Est et de l'West-India, tous attestaient que Sir Macdonnell d'Édimbourg était plus fort que le brame Flé-hi, natif de Jagrenat et que, par conséquent, il battrait aisément M. Deschapelles ou M. de Labourdonnais, ces Français frivoles et légers comme tous les Français, traduits en anglais dans les vaudevilles d'Adelphi-theatre. Un jour, M. de Labourdonnais passa la Manche, incognito, et descendit à Londres. Dès qu'on apprit à Westminster-club que le célèbre joueur de Paris était arrivé à Jouey's Hotel, Leicester-Square, une invitation poliment formulée lui fut envoyée, et la bataille ne tarda pas de s'engager entre les deux ennemis amis. Cette fois, M. de Labourdonnais trouva un adversaire digne de lui: les Anglais n'avaient pas trop présumé de la force de leur champion. Ce fut une lutte vive, acharnée, intelligente, comme Londres n'en verra plus. La victoire pourtant devait rester à la France; elle fut claire pour tous les yeux, et triomphalement établie par une série incontestable de coups décisifs. Il faut le dire à l'honneur de l'Angleterre, les clubistes de Westminster se comportèrent dignement à la suite de cette mémorable bataille; ils donnèrent à M. de Labourdonnais un dîner splendide à Blabe-hall, sur la rive gauche de la Tamise, vis-à-vis Greenwich: les toasts furent portés avec des vins de France, le champagne et le claret.

La mort de Macdonnell laisse depuis quelques années l'échiquier britannique dans un degré fort remarquable d'infériorité. La dernière partie, engagée par correspondance avec le club de Londres, a duré deux ans, et a été signalée du côté de l'Angleterre par des erreurs déplorables. En 1838, un article inséré dans le Palamède, et relevé à Londres par le Bell's-life, blessa les susceptibilités d'un pays qui compte le chancelier de l'échiquier parmi ses hauts dignitaires. Cet article rappelait le supplément à la bataille d'Iéna, que M. Deschapelles donna au club de Berlin, et dont nous parlions plus haut. Au bruit de la levée de boucliers qui partait de Westminster, M. Deschapelles sortit de sa retraite, et jeta le gant à l'Angleterre. Alors les protocoles commencèrent, en attendant les hostilités. Des députés du club britannique arrivèrent au club Ménars, à Paris, et furent reçus avec une urbanité toute chevaleresque; il fut convenu que les notes diplomatiques seraient échangées à l'issue d'un grand dîner chez Grignon. Toutes les notabilités du jeu furent convoquées chez le restaurateur du passage Vivienne: là se réunirent des artistes, des banquiers, des pairs, des députés, des gens de lettres, des magistrats, des généraux, des industriels, des médecins, des avocats, des rentiers, tout le personnel du club Ménars, enfin, sous la présidence de M. de Jouy. Le dîner fut très-amical; les Anglais burent à la France, les Français à l'Angleterre; au dessert, les physionomies se rembrunirent, et le cartel fut mis sur la nappe, pour dernier mets. On discuta jusqu'à deux heures du matin pour jeter les bases d'un traité de guerre convenable entre les deux nations. L'habileté du cabinet de Saint-James perça notoirement dans ces débats: à l'aurore, la question n'avait pas fait un pas. Il fut impossible de s'accorder, on ne conclut rien. M. Deschapelles, qui se préparait à faire aussi sa petite descente en Angleterre, rentra sous sa tente, et il ne resta de tout ce bruit que le souvenir d'un excellent dîner chez Grignon.

Les soirées du club Ménars ont été fort animées en ces derniers temps, et elles ont eu, au dehors, un retentissement prodigieux, à cause des merveilleuses parties qu'a jouées M. de Labourdonnais, le dos tourné à l'échiquier. Philidor, ce célèbre musicien et joueur d'échecs, avait le premier mis en vogue ces incroyables tours de force, et personne après lui n'avait songé à les renouveler. M. de Labourdonnais avait toujours été vivement préoccupé de cette tradition, et ce laurier de Philidor l'empêchait quelquefois de dormir. Un jour, il essaya une de ces parties de combinaisons intuitives, et il réussit complétement: le lendemain il en joua deux, et ne fut pas moins heureux. Le bruit de ces parties courut la ville, et il émut vivement le monde de l'échiquier. On ouvrit alors les portes du club Ménars aux amateurs et aux curieux, et ce qui n'avait eu jusqu'alors qu'un nombre fort restreint de témoins adeptes éclata au grand jour d'une publicité solennelle. Ces deux parties se jouaient au club, dans la grande salle du billard. M. de Labourdonnais s'asseyait dans un angle, le dos tourné aux deux échiquiers, le front sur le mur, le visage dans ses mains. Un amateur indiquait à haute voix le mouvement stratégique de la pièce ou du pion avancés. Aussitôt M. de Labourdonnais ripostait comme s'il avait eu l'échiquier sous les yeux. A mesure que les parties allaient à leur fin, et que la double fosse se jonchait de pièces tombées, le croisement de ces milliers de combinaisons, opéré par les coups antérieurs, les coups présents et futurs, et embrouillé à l'infini dans la mémoire du joueur aveugle, devenait si effrayant à l'imagination des spectateurs, qu'une solution heureuse semblait bien difficile et une double victoire impossible. Qu'on ajoute ensuite aux inextricables difficultés inhérentes au jeu l'assaut continuel des distractions qui arrivaient de toutes les salles, le murmure des voix étouffées, le grincement des portes, l'agitation des pieds, les exclamations involontaires de surprise, les gammes prolongées des rhumes d'hiver, les salutations éclatantes et joyeuses des gens qui entraient sans se douter de rien, tous ces incidents enfin dont un seul peut dérouter l'attention, et couper dans la mémoire le fil des combinaisons, et l'on se fera à peine une idée de ce miracle de l'esprit. L'analyse physiologique de ce travail intérieur est révoltante. On constate le fait; on ne l'explique pas.

Le joueur d'échecs qui s'est voué à son art avec passion mène une vie pleine d'émotion et de charme: c'est un général qui livre cinq ou six batailles par jour, et ne fait du mal à personne: il a toute l'exaltation du triomphe, toute la philosophie de la défaite, toute la volupté de la vengeance, comme dans la vie militaire; seulement il ne verse point de sang humain. Le joueur d'échecs a adopté les formules des professions héroïques; il dit: Hier j'ai battu le général Haxo, et il sourit avec ovation; ou bien: Ce matin, le général Duchaffaut m'a battu, et il baisse les yeux modestement. Il est ordinaire au club d'entendre des phrases comme celles-ci:—Vous aviez une mauvaise position.—Votre attaque a été faible sur la droite.—Vous avez engagé bien imprudemment vos cavaliers.—Le général a bien manœuvré pour sauver sa tour, etc., etc.—On croit toujours être au bivouac le soir d'une bataille. Et ce qu'il y a de mieux au fond de cette passion innocente, c'est que le dégoût et la satiété n'arrivent point; c'est que les illusions enivrantes de la veille recommencent le lendemain; c'est que, pour le joueur d'échecs, tout est vanité, hormis le mat. A la suite de ces batailles il n'y a jamais de Cincinnatus désenchanté qui court à sa charrue; jamais de Charles-Quint philosophe s'acheminant vers l'ermitage de Saint-Just, par dédain de la gloire et des hommes: vainqueur, on reste sur le champ de bataille; vaincu, on ressuscite ses morts, et on recommence le combat; un peuple de spectateurs vous complimente, ou vous console, selon la chance; six fois par jour, on passe sous des arcs triomphaux ou sous les fourches caudines; et l'heure qui sonne à la pendule du champ-clos vous retrouve toujours, là, sur le même terrain, aujourd'hui contre des Anglais, demain contre des Russes, après-demain contre la sainte-alliance, ou en pleine guerre civile contre des Français, contre un parent, contre le meilleur ami. Gloire, émotion, intérêt, chagrin, joie de tous les moments et de tous les jours! La vieillesse même ne vous arrache pas aux molles fatigues de ces campagnes. Il n'y a point d'hôtel des Invalides pour le héros de l'échiquier. Voyez au club Ménars ce noble et frais chevalier de Barneville! c'est le contemporain de Philidor et de J.-J. Rousseau; il a joué avec Émile et Saint-Preux au café Procope; il a reçu la pièce du grand Philidor. Louis XV régnant, il commençait sa partie par le coup du berger classique, à deux heures après midi, avec quelque encyclopédiste du faubourg Saint-Germain. Aujourd'hui, à la même heure, il débute par le gambit du capitaine Évans, avec M. de Jouy, avec M. de Lacretelle, avec M. Jay; et cette figure de vieillard si fraîche, si calme, si bonne, a gardé les mêmes expressions de joie après une victoire, le même rayonnement de bonheur, qui éclataient devant J.-J. Rousseau ou d'Alembert. Quel magnifique et vivant plaidoyer en faveur des échecs! et aussi quelle hygiène puissante oubliée par la médecine! Cette bienfaisante activité de l'esprit, mise en jeu aux mêmes heures, et appliquée au même but, régularise admirablement toutes les fonctions du corps, et donne aux organes une routine d'existence facile que rien ne peut interrompre. Un joueur d'échecs n'a pas le temps d'être malade, ni de mourir aujourd'hui, parce qu'il faut qu'il fasse sa partie demain.

A l'époque où les rois n'avaient autre chose à faire que de régner, l'échiquier était en haute vénération dans les cours; aujourd'hui le peuple, en affectant quelques-uns des pouvoirs de la royauté, a compris le jeu des échecs dans les conquêtes qu'il a faites sur les trônes. Aussi le noble jeu, devenu populaire d'aristocrate qu'il était, a fait des progrès immenses. Les Anglais, qui publient sur tout des volumes qu'on lit peu en Angleterre et beaucoup ailleurs, ont imprimé quelques centaines d'ouvrages sur les échecs, et ils ont rendu service à l'art. Autrefois Lolli et le Calabrais faisaient autorité dans le jeu: ces auteurs, nés trop tôt, malheureusement, comme tous les écrivains qui n'ont pas le bonheur de vivre avec nous, ont perdu à peu près tout leur crédit, et conservent encore dans une bibliothèque une place honorable quand ils sont proprement reliés. On a inventé depuis une foule de débuts de parties qui remontent, de fond en comble, l'économie classique de l'ancien jeu: chaque pièce a son gambit qui porte son nom; de sorte que Palamède, Tamerlan, Alexandre de Macédoine, Parménion, Sésostris, Confucius, Mahomet, Sélim II, Lusignan, Charlemagne, Renaud de Montauban, Lancelot, François Ier, Charles-Quint, tous ces grands hommes qui avaient de si hautes prétentions à la science de l'échiquier, tomberaient morts de surprise aujourd'hui s'ils ressuscitaient seulement devant le gambit du capitaine Évans. Il est vraiment bien singulier que Palamède, qui a joué aux échecs dix ans consécutifs devant les murailles de Troie, avec Agamemnon, Achille, Diomède, les deux Ajax, tous jeunes gens pleins de verve et d'imagination, n'ait pas deviné le moindre gambit. Ce fut Pâris, berger sur le mont Ida, qui inventa le coup du berger; et Sinon, qui donna l'échec du cheval de bois au roi Priam, n'a pu créer le gambit du cavalier. Pourtant, quelles occasions ils avaient tous alors, pour mettre le noble jeu en progrès! Achille ne bougeait pas de sa tente, et jouait aux échecs avec Patrocle nuit et jour. Agamemnon, qui se battait peu, jouait avec le vieux Nestor. Ménélas, le front courbé et appesanti par ses infortunes conjugales, jouait avec Ulysse, l'inventeur. Sur mille vaisseaux à l'ancre à l'embouchure du Simoïs, il y avait deux mille capitaines grecs qui cultivaient l'échiquier. On se battait une fois par trimestre, on se gardait bien de prendre Troie, et le lendemain les parties recommençaient sur les hautes poupes, celsis puppibus, ou sur le sable de la mer. C'était un immense club d'échecs qui avait pour limites le Scamandre, les portes Scées, le cap Sigée et Ténédos. On conçoit que les nombreux chefs et rois qui bloquaient Ilium, et qui périssaient d'ennui, aient appelé à leur secours un jeu inventé ou du moins perfectionné par leur camarade Palamède, et que, maîtrisés par l'inépuisable attrait des combinaisons, ils aient laissé couler les heures brûlantes du jour à l'ombre sous un sapin de l'Ida, sous une tente, dans un entrepont, et devant un échiquier. La longueur de ce siége qui déconcertait Voltaire et le Vénitien Pococurante, s'explique ainsi naturellement. Avec la donnée que nous hasardons ici, on conçoit très-bien cette longue retraite de sept ou huit ans qu'Achille s'imposa sous sa tente, et qui, sans la puissante diversion des échecs, eût été impossible avec un caractère de jeune héros fort enclin aux vives locomotions de la guerre. Supprimez la tradition homérique des échecs, et vous ne vous rendrez pas compte de la conduite du fils de Thétis, anachorète sous un morceau de toile de six pieds carrés. Pareil raisonnement s'applique aux lenteurs jusqu'alors énigmatiques du siége. Tous ces rois joueurs et passionnés oubliaient Ilium, et les désagréments de Ménélas: il fallait que l'infortuné mari d'Hélène leur peignît souvent et avec vivacité tout le tort qui résultait contre lui de ce long siége qui laissait vieillir sa femme enlevée, pour arracher les rois fainéants de l'armée aux douceurs de l'échec et mat. Ménélas voyait au bout de dix ans Ilium en ruines et sa femme aussi. Le noble jeu avait donc fait le mal, et il le guérit; ce fut donc l'échiquier qui fut la véritable lance d'Achille. Vous allez voir. Conseillé par Ménélas, le constructeur Épeus, fabricator Epeus, tailla une pièce d'échecs, grande comme une montagne, instar montis; Sinon la fit manœuvrer par des détours obliques, comme un cheval du jeu, et il mata le roi Priam: mactat ad aras, selon l'expression virgilienne. Il est fâcheux que l'Iliade et l'Énéide n'aient pas consacré cinquante vers à cette explication tardive: elle satisfera, je l'espère, les savants et les commentateurs.

Les rois de l'Orient ont, de temps immémorial, l'habitude de passer leur vie nonchalante entre les échecs et le sérail. L'histoire cite un assez grand nombre de sultanes et d'obscures odalisques qui jouaient aussi bien que J.-J. Rousseau, lequel n'était pas très-fort, il est vrai, quoi qu'il en dise, l'orgueilleux! Aux époques heureuses, où la Russie et l'Angleterre laissaient vivre en paix les monarques de l'Asie, où la question d'Orient n'existait pas, ces brillants monarques, fils du Soleil, et amis de l'ombre, méditaient à fond la science de l'échiquier, et engageaient avec leurs voisins de paisibles guerres, dont l'enjeu était une belle esclave ou un bel éléphant. On lit dans un poëme inconnu ces vers:

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