Les français peints par eux-mêmes, tome 1
LA MÈRE D'ACTRICE.
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La mère d'actrice s'appelle assez généralement madame de Saint-Robert. Elle a cinquante ans, les restes d'un cœur sensible et une fille sur la tête de laquelle reposent toutes ses espérances.—Madame de Saint-Robert est—ou une ancienne soubrette de comédie qui a longtemps fait les délices de Vitry-le-Français, de Quimper-Corentin, d'Oudenarde et autres villes de cette importance;—ou une coquette émérite qui avait obtenu un bureau de loterie, sous la branche aînée, par la protection d'un vieux chevalier de Saint-Louis, et qu'un vote de la chambre des députés a chassée de son antre aléatoire;—ou enfin une ex-portière de la rue Coquenard, qui s'est saignée des quatre veines pour faire entrer sa chère enfant dans les classes du Conservatoire et lui assurer une position brillante. Mais madame de Saint-Robert n'avoue aucune de ces origines; depuis que sa fille Aurélie a débuté avec quelque succès sur un théâtre, elle les trouve de trop bas étage. Il lui faut des antécédents de meilleur aloi. Or voici l'histoire qu'elle a fait rédiger par un écrivain public, qu'elle a apprise par cœur, et qu'elle raconte à tout propos:
«M. de Saint-Robert était, du temps de l'autre, officier supérieur dans un régiment de la vieille. Son physique était si avantageux, qu'on ne l'appelait que le beau Saint-Robert. Plusieurs fois le petit caporal, en passant la revue de ses grognards, lui donna de petites tapes sur la joue. Ces différentes circonstances me déterminèrent à lui accorder ma main, malgré l'opposition de ma famille, qui revenait de l'émigration et qui était infectée de préjugés. Aurélie naquit de cette union. Pauvre enfant! le ciel ne devait pas longtemps lui laisser son père!»
Ici la Saint-Robert tire de son sac un grand mouchoir à carreaux bleus, et essuie deux larmes complaisantes qui coulent le long de ses joues ridées. Puis elle continue:
«La fatale expédition de Russie fut résolue par le grand homme. M. de Saint-Robert, qui faisait partie de l'avant-garde, entra des premiers dans Moscou; il en sortit le dernier. Dieu avait marqué son tombeau dans les neiges de la Russie! Au passage de la Bérésina, la surface glacée du fleuve craque autour de lui; mais il touche presque le bord opposé... il n'a qu'un pas à faire pour être sauvé... Tout à coup il entend derrière lui un cri poussé par un de ses camarades... il veut voler à son secours: héroïsme inutile! il disparaît avec lui dans le gouffre!»
Ici la Saint-Robert tire encore de son sac son grand mouchoir à carreaux bleus, et essuie deux nouvelles larmes. Puis elle continue:
«Restée veuve, je me consacrai à l'éducation d'Aurélie. Je l'élevai dans la pratique de toutes les vertus et dans l'amour des arts. Et comme elle montrait les plus belles dispositions pour le théâtre, je n'hésitai pas, sans égard pour ma toute-puissante famille, à la destiner à la carrière dramatique. A peine le nom d'Aurélie de Saint-Robert eut-il paru sur une affiche, que je reçus de Saint-Pétersbourg une lettre menaçante de ma cousine Paméla, qui a épousé un prince russe, M. de Trombollinoï: j'allai immédiatement en parler à mon commissaire de police, qui m'engagea à vivre calme et tranquille sous la protection des lois.»
Ici la Saint-Robert, après avoir pris une prise de tabac et s'être mouchée fort bruyamment, ajoute en guise de péroraison:
«Et voilllà la chose!»
Nous ne croyons pas que ces derniers mots se trouvent dans le manuscrit de l'écrivain public; mais la Saint-Robert a cru devoir faire cette petite addition au récit pour l'enjoliver.
Pour jouir d'un curieux spectacle, il aurait fallu voir la Saint-Robert le lendemain de l'heureux début d'Aurélie. Quelle joie dans ses yeux! quel air de triomphe répandu sur sa physionomie! Quelle vivacité dans sa démarche!—Ce jour-là, elle se leva à cinq heures du matin, réveilla la portière, réveilla l'épicier, réveilla le marchand de vin, réveilla le boucher, réveilla le commissionnaire du coin, et à tous elle disait: «Ah! mes agneaux, quel début soigné! Des applaudissements... des applaudissements... que ça n'en finissait plus! Jamais on n'a vu une actrice claquée comme ça! Le brave homme de directeur a dit lui-même qu'il n'avait point encore entendu un tonnerre pareil dans c'te salle de l'Ambégu! Et puis, des fleurs! et puis, des compliments! L'auteur de la pièce en était rouge comme le feu, quoi! Et il a embrassé Aurélie sur les deux joues, et il l'a appelée son ange sauveur! Hein!... son ange... Quel honneur! Nous allons signer un engagement de cinquante francs par mois, les costumes fournis et la chaussure payée! J'espère que me voilà joliment récompensée de tous mes sacrifices! Ah, dame! c'est qu'Aurélie a dansé comme un Amour et chanté comme un rossignol! Quelle jambe! quel gosier! J'en étais dans l'admiration, et au troisième acte j'ai perdu mes sens entre les bras d'un pompier! Et voilllà la chose.»
Et voilllà la chose est devenu le refrain ordinaire de la Saint-Robert.
Si le premier jour est donné à la joie, le second appartient à l'orgueil.—D'abord, la mère d'actrice, qui s'est appelée jusque-là madame Robert tout court, commence à trouver ce nom un peu vulgaire; dès ce moment elle aristocratise son nom et s'intitule madame de Saint-Robert, veuve de M. de Saint-Robert, qui, du temps de l'autre, etc., etc. (Voir plus haut.) Ce changement de nom implique nécessairement un changement de domicile. En effet, la mère d'actrice ne peut forcer toutes les commères du quartier, qui ont l'habitude de l'appeler mame Robert, à l'appeler madame de Saint-Robert gros comme le bras.—Et puis, comment faire à son aise tous ses embarras, comment marcher la tête levée, comment se rengorger d'importance dans ce quartier où on l'a vue passablement malheureuse, où elle a eu des obligations à tout le monde, où elle a semé des dettes criardes chez les fruitières, les épiciers, les marchands de vin, tous ces grands fournisseurs des petites existences?
La Saint-Robert quitte donc la rue du Grand-Hurleur pour aller s'établir rue de Lancry.
Dès lors,—changement complet de manière de vivre. La Saint-Robert dépose l'aiguille de ravaudeuse ou le cordon de portière, qui l'ont fait vivre jusque-là. Elle se drape majestueusement dans son tartan couleur Robin des bois, et accompagne sa fille aux répétitions et au spectacle. Elle veille jour et nuit sur ce précieux trésor, tant elle craint qu'il ne lui soit enlevé. Elle redoute surtout les inclinations et les bêtises de cœur; car elle a rêvé pour Aurélie le plus magnifique avenir. Dans ses fièvres d'ambition maternelle elle la marie sans façon à un milord anglais, ou à un jeune boyard très-blond et très-bien corsé. Elle la couvre de diamants, elle la fait monter dans un brillant équipage, elle l'appelle madame la duchesse, madame la princesse.—Aussi combien ne craint-elle pas que quelque muguet, à force de paroles mielleuses et d'œillades assassines, ne vienne à bout de renverser tout ce magnifique échafaudage de douces illusions! Elle suit pas à pas Aurélie au foyer, dans sa loge, dans le cabinet du directeur, sur le théâtre. Elle ne la quitte qu'au moment où elle paraît devant le public; elle ne s'arrête que sur l'extrême limite qui sépare la scène de la coulisse. Elle redoute surtout les auteurs, les journalistes, les habitués. Aussitôt qu'elle voit Aurélie causer d'un peu près avec l'un de ces messieurs, elle s'interpose brusquement et mêle son petit mot à la conversation. Mais le diable est bien fin, et Aurélie est actrice et femme: elle se laisse prendre ordinairement par le cœur ou par l'amour-propre. Et, au moment où la Saint-Robert honore de sa surveillance toute particulière M. Alfred Ressigeac, jeune rédacteur du Vert-Vert, qu'elle a vu fort assidu auprès de sa fille, et dont elle se défie à cause de ses poses penchées et de ses réclames louangeuses, Aurélie tombe dans les filets de M. Charles Lousteau, auteur à la crinière noire et aux drames excentriques. C'est un rôle qui a servi d'appât.—Tout se sait au théâtre.—Le lendemain, la défaite de l'attrayante et cruelle Aurélie est le bruit du foyer, des coulisses, des avant-scènes. Comme il y a de bonnes langues et des âmes charitables partout, et surtout derrière un manteau d'arlequin, la Saint-Robert ne tarde pas à apprendre la fâcheuse nouvelle. Elle ne laisse pas tomber ses longs cheveux sur ses épaules en signe de deuil, comme une mère de l'antiquité; elle ne couvre pas sa tête de cendres, elle ne cherche point à se faire mourir par la faim, elle ne maudit point, elle ne gémit point, elle ne verse point de larmes abondantes... Elle se contente de s'écrier: «Le polisson!...» Pas un mot à Aurélie;—il faut bien vouloir ce qu'on n'a pu empêcher, comme dit le proverbe.—Seulement les yeux de la Saint-Robert sont maintenant tournés vers un autre but. Elle dispose sa vie, elle arrange son avenir suivant les circonstances. Elle ne rêve plus mariage, mais protection. Et, comme désormais son amour maternel, dépouillé de sa pureté première, se trouve un peu battu en brèche par l'égoïsme, comme désormais ses intérêts propres doivent tenir autant de place dans sa pensée que ceux de sa fille, elle ne voit plus dans ses songes un jeune boyard très-blond et très-bien corsé, mais bien un banquier hollandais ou francfortois, excessivement chauve et d'une corpulence énorme. Mais pour faire place à ce tonneau d'or, il faut éloigner l'heureux du moment, M. Charles Lousteau, l'auteur à la crinière noire et aux drames excentriques. Pour en arriver là, la Saint-Robert met en œuvre toute la malice que le ciel lui a donnée en partage. Elle envoie M. Charles se promener au Luxembourg, quand Aurélie est aux Tuileries; elle lui demande son bras pour aller voir l'obélisque de Luxor, ou l'Arche-de-Triomphe de l'Étoile; elle lui parle, avec de grands hélas, des nombreuses dettes criardes de sa fille; elle lui ferme la porte au nez, et lui dit le lendemain qu'elle l'a pris pour un créancier... Si bien que M. Charles Lousteau, effrayé de ces fréquents appels à sa bourse vide, fatigué de ses promenades sentimentales avec la Saint-Robert, irrité de l'accueil froid d'Aurélie, que sa mère a indisposée contre lui en la trompant adroitement, quitte subito la partie, et quelques jours après on peut voir, à la place même qu'il occupait ordinairement sur le modeste divan de calicot jaune, un ventre très-proéminent, surmonté d'une espèce de figure humaine mal dessinée, et finissant par deux petites jambes très courtes. C'est un banquier!—Les créanciers sont payés, le mobilier est renouvelé, le cachemire de l'Inde remplace le Ternaux, et la Saint-Robert triomphe!
Il faut que je m'arrête un instant pour bien fixer mon point de départ.—En cet endroit du récit, une confusion inévitable s'établit entre deux grandes variétés de l'espèce des mères d'actrice:—la mère véritable, la mère pur sang, la mère-mère, si je puis m'exprimer ainsi,—et la mère d'emprunt.
Je vais vous dire ce que c'est que la mère d'emprunt.—Il y a sur le pavé de Paris une race de vieilles femmes, au nez bourgeonné et au menton en galoche, qui forment une légion passablement nombreuse. Elles n'ont ni famille ni entourage. On ne leur connaît pas d'antécédents; personne ne se souvient de les avoir vues jeunes. Et je crois, Dieu me pardonne, qu'un beau jour elles sont tombées du ciel, toutes cassées et toutes ridées, comme une pluie de crapauds; ou plutôt je pencherais à penser qu'elles sont sorties, par une sombre nuit d'hiver, d'un soupirail de l'enfer, à cheval sur un immense manche à balai. Elles portent toutes un chapeau rose fané, une robe de soie puce mangée aux vers, des socques imperméables, un parapluie tricolore et des lunettes. On les rencontre, pendant le jour, au Palais-Royal ou sur les boulevards, réchauffant leurs rhumatismes au soleil. Ces mégères aiment assez à vivre dans la société des reines de théâtre.—Lorsqu'une jeune fille au joli minois, au pied leste, au gentil corsage, a paru avec agrément sur la scène et a subi à son avantage l'agrément des binocles de l'avant-scène et des stalles, elle voit arriver chez elle, le lendemain matin, une vieille femme exactement semblable à celles que nous venons de dépeindre. Cette vieille femme la regarde avec compassion, et lui dit d'une voix caressante:
—Ma chère enfant, vous êtes lancée bien jeune sur une mer fertile en naufrages. Vous avez besoin d'un guide; je suis ce qu'il vous faut. Je vous servirai de mère....
Cela dit, elle embrasse, la larme à l'œil, sa fille improvisée, et va veiller au pot-au-feu.—Et comptez sur elle... si la sémillante actrice n'est point encore coupable, elle ne tardera pas à le devenir.
Une mère d'emprunt se paie ordinairement 100 francs par mois, plus les petits profits, le café le matin, et des égards. Un air décent et une toilette convenable sont de rigueur.
Au point où Aurélie en est arrivée, et après les sacrifices que se sont laissé tout doucement imposer les scrupules vertueux de la Saint-Robert, il n'y a plus aucune différence entre elle et la mère d'emprunt. Même moralité, même genre d'existence. Les nuances ont disparu. Il ne reste plus que la mère d'actrice.
Je continue:
Il est dix heures du matin.—La Saint-Robert se réveille: le madras en tête et le corps enveloppé d'un peignoir fort gras, elle descend à la cuisine, où elle surveille les apprêts du déjeuner. Quand elle a donné la pâture à son perroquet, à ses serins, à son chat, à son vilain petit chien noir, elle songe à Aurélie; elle s'informe auprès de la domestique si monsieur est parti (monsieur ne peut pas la voir en face), et s'empresse de porter à sa fille une tasse de chocolat dans son lit. Ce sont alors des amours à n'en plus finir. Elle regarde sa fille, elle l'examine, elle l'admire, elle la dévore des yeux! «Quels cheveux! quelle bouche! quel teint! Et dire qu'elle ressemble comme deux gouttes d'eau à son grand chenapan de père!»—Puis elle lui saute au cou, elle la baise aux deux joues, elle la serre dans ses bras, en l'appelant: Mon mignon, mon chou, mon loulou chéri, mon trésor.—Si bien qu'Aurélie, fatiguée de ces démonstrations qui se reproduisent tous les matins aussi vives et aussi sincères, lui dit avec le plus grand respect du monde:
—Maman, va donc voir dans le salon si j'y suis!
Aurélie a la plus grande confiance dans sa femme de chambre, mademoiselle Félicité. C'est elle qui l'aide à cacher, aux yeux de sa mère et de son protecteur, toutes les petites intrigues, tous les petits bonheurs qui accidentent son existence. Sa préférence pour elle se trahit à tout moment: aussi la Saint-Robert est-elle fort jalouse de cette favorite. Elle la gronde et la rudoie sans cesse; elle trouve toujours à reprendre dans son service. Toutes les fois que sa fille est sur le point d'entrer en scène, elle ne manque pas de lui dire; «Comme c'te Félicité te fagote mal! Voilà un pli à gauche, en voilà un autre à droite. Et ce bouillon dans le dos!... Si ce n'est pas une horreur! Vraiment on ne tirera jamais rien de cette péronnelle-là.» Mais Aurélie fait la sourde oreille, et elle a de bonnes raisons pour cela. Quant à Félicité, sûre de son empire, forte des secrets qu'elle a entre les mains, elle tient audacieusement tête à la Saint-Robert; elle lui répond avec insolence, elle n'exécute aucun de ses ordres, elle affecte de jeter sur elle des regards de bravade et de mépris; et, au milieu de toutes ces immoralités, ce n'est pas la chose la moins immorale que cette guerre de tous les jours engagée entre une servante et une mère, et se terminant habituellement à l'avantage de la première: mais c'est là une des conséquences inévitables de la position respective de ces trois personnages. Quand on a foulé aux pieds l'une des lois de la société, c'est en vain que l'on voudrait jouir du bénéfice des autres. Une maille rompue, plus de filet. Vous avez dédaigné l'opinion du monde, il se venge. Vous êtes un paria en dehors de toutes les conditions ordinaires de la vie. Arrière le respect humain... arrière les rangs, les distances, les inégalités d'éducation, de position et de fortune... Oh! le vice est un impitoyable niveleur!
Midi:—voici le moment d'aller au théâtre. On doit répéter généralement un grand ouvrage nouveau, dans lequel Aurélie a un rôle très-important. La Saint-Robert accompagne toujours sa fille; c'est plus décent. Et puis elle aime à être vue avec Aurélie; son orgueil maternel est doucement flatté lorsqu'elle s'aperçoit que les regards curieux des passants se fixent sur sa chère progéniture. Alors elle se redresse, elle rayonne, elle marche d'un pas grave et triomphal; elle voudrait pouvoir dire à tous les passants, elle voudrait pouvoir crier dans la rue: «Oui... c'est bien là Aurélie de Saint-Robert, artiste du théâtre de... qui a joué avec tant de succès dans le drame de... dans le vaudeville de... dans l'opéra comique de... Et je suis sa mère!»
On arrive.—La Saint-Robert fait en passant un petit salut fort sec à la concierge des coulisses, cette puissance dramatique, avec laquelle elle est fort mal depuis longtemps. Du reste, il est difficile de citer dans tout le théâtre une personne avec laquelle elle vive en bonne intelligence; son caractère acariâtre la constitue en état d'hostilité vis-à-vis du genre humain tout entier. Elle s'est disputée avec les ouvreuses de loges, avec le souffleur, avec les machinistes, avec le chef d'orchestre, avec le chef d'accessoires, avec tous les comparses. Aussi, quand elle paraît au théâtre, une grimace fort expressive se dessine-t-elle sur toutes les physionomies.
Aurélie rencontre dans les escaliers le régisseur, qui paraît tout effaré.
«Ah! vous voilà enfin, mademoiselle Aurélie! s'écrie-t-il. J'allais envoyer chez vous. Vous êtes en retard de plus d'un quart d'heure!
—Voyez-vous le grand malheur! se hâte de répliquer la Saint-Robert. Comme il est échauffé, le cher amour! Ne dirait-on pas que tout est perdu! Il faut bien donner le temps aux gens! Nous ne sommes pas, Dieu merci! comme votre pie-grièche de première danseuse, qui déjeune avec une botte de radis pour avoir de quoi placer à la caisse d'épargne, et qui ne met pas son corset le matin, parce que ça pourrait l'user!
—Ce n'est pas à vous que je parle, madame, mais à mademoiselle votre fille.
—Eh bien!... c'est moi qui te réponds, mon cher... Quoiqu'à présent tout soit bien en désordre, une mère est toujours une mère...
—Mademoiselle Aurélie, je me verrai forcé de vous mettre à l'amende.
—C'est bon... c'est bon... reprend la Saint-Robert; on vous la payera, votre amende... Ma parole d'honneur, ici tous les appointements s'en vont en amendes... Avec ça qu'ils sont frais leurs appointements!... C'est égal... on n'en sera pas encore réduit à manger des coquilles de noix!... Fait-il des embarras celui-là! Ma parole d'honneur, s'il ne ressemble pas comme deux gouttes d'eau à la grenouille qui veut se faire aussi grosse qu'un œuf! ça fait pitié, ma parole d'honneur!»
Le régisseur hausse les épaules, et Aurélie rit comme une folle.
Le directeur et l'auteur, qui sont déjà depuis longtemps sur la scène, donnent de fréquentes marques d'impatience. Un ah! fort expressif leur échappe lorsqu'ils aperçoivent Aurélie; mais le directeur ne paraît pas fort satisfait en voyant sa mère à ses côtés. Les mères d'actrice, en général, et la Saint-Robert, en particulier, sont l'une de ses antipathies. Il sait qu'elle porte partout le bruit, le désordre, la division; il sait qu'elle ne peut retenir sa langue, et qu'elle trouble souvent les répétitions et les lectures; il sait enfin qu'Aurélie serait une excellente pensionnaire, si sa mère ne lui montait pas la tête, et ne l'indisposait pas quelquefois contre l'administration. Pour toutes ces raisons, il souhaiterait bien vivement que la Saint-Robert n'eût point son entrée dans le théâtre; mais il ne peut la lui interdire: Aurélie a stipulé dans son engagement que sa mère pourrait l'accompagner. Presque toutes les actrices à mœurs faciles exigent qu'on permette l'accès des coulisses à leur mère et à leur amant. Il nous semble que l'un des deux est de trop.
«Allons... voyons... commençons... s'écrie le directeur.
—Monsieur, lui dit la Saint-Robert, qui ne lâche pas facilement prise, recommandez donc à votre régisseur d'être un peu plus galant avec les dames... Il nous a parlé si durement, à ma fille et à moi, que la pauvre chatte en a presque eu un saisissement.
—C'est bien... c'est bien... madame...
—Quant à votre amende... on vous la payera, votre amende... On n'en est pas encore réduit à manger des coquilles de noix...»
La Saint-Robert va se placer dans la salle pour admirer sa fille, et voir la pièce tout à son aise. Mais elle ne peut pas rester seule dans son coin. A qui communiquerait-elle ses impressions? à quelle oreille complaisante confierait-elle ses observations malicieuses? Elle aperçoit de l'autre côté de l'orchestre madame de Saint-Jullien, mère de l'une des camarades de sa fille, et qui bégaye au point de ne pouvoir dire deux mots de suite. C'est son affaire; elle aura tous les avantages de la conversation. Elle court s'asseoir auprès de madame de Saint-Jullien.
L'ouverture va commencer... l'orchestre prélude...
«Bon, dit la Saint-Robert, j'arrive à point... éh! éh! éh!
—Silence! s'écrie le régisseur.
Un énorme coup de tam-tam annonce le commencement de l'ouverture.
«Tiens, dit la Saint-Robert, c'est absolument comme dans Burg ou les Javanais.
—Silence! s'écrie le régisseur.
La toile se lève. Un décor nouveau étale dans le fond du théâtre toutes ses magnificences. Les spectateurs privilégiés qui garnissent quelques parties de la salle le saluent de deux ou trois bordées d'applaudissements. Le directeur et l'auteur félicitent à haute voix le peintre, et vont lui serrer cordialement la main.
«Oui... il est propre votre décor... dit la Saint-Robert. J'ai vu mieux que ça dans mon temps au Panorama-Dramatique.
—Silence! s'écrie le régisseur.
La pièce marche.
Aurélie, qui a un très-beau rôle, prodigue, pour faire plaisir à l'auteur, les gestes, et surtout les éclats de voix. Son organe s'enroue un peu.... Tout à coup la Saint-Robert l'interrompt au milieu d'une tirade longue et passionnée pour lui crier:
«Avale un morceau de jujube, ma pauvre fille... J't'en ai fourré dans ton sac... Avale... ça te fera du bien...
—Silence! s'écrie le régisseur.
—Mais silence donc! reprend le directeur; silence, madame de Saint-Robert... on ne peut pas répéter ainsi...
—C'est bon... c'est bon... on se tait... Ne voilà-t-il pas un grand crime que de vouloir faire un peu de bien à son enfant!»
L'action du drame s'engage.
Au moment où l'un des personnages est frappé d'un coup de poignard par le traître, madame de Saint-Robert dit tout haut:
«Tiens... c'est comme dans Cardillac... Ah ben!... excusez!...
—Silence! s'écrie le régisseur.
—C'est insupportable! reprend l'auteur.
—Oui!... c'est vraiment insupportable!... s'écrie à son tour le directeur. Mais, pour l'amour de Dieu, taisez-vous donc, madame de Saint-Robert!
—On se tait, on se tait.»
Le directeur est furieux, et, s'il ne craignait de contrarier Aurélie, qui porte en grande partie le poids du drame, et de lui enlever ainsi quelque chose de ses moyens, il inviterait madame de Saint-Robert à sortir de la salle.
La pièce continue.
Au moment où l'héroïne se jette au cou du héros, et lui jure de mourir avec lui plutôt que d'épouser un infâme qu'elle hait et méprise, la Saint-Robert dit encore tout haut:
«Ah ben! c'est bon... v'là du neuf! On a vu ça dans Fitz-Henri... on a vu ça dans Tekéli... on a vu ça dans les Ruines de Babylone... on a vu ça dans le Pauvre Berger... Et on a le front d'appeler cela une ouvrage bien écrite!... Merci!
—Silence! s'écrie le régisseur.
—C'est à n'y pas tenir! reprend l'auteur.
—Non, vraiment, c'est à n'y pas tenir! s'écrie à son tour le directeur. Madame de Saint-Robert, je vous le dis à regret,... je serai forcé de vous prier de sortir...»
A ces mots, la Saint-Robert se lève; elle a des éclairs dans les yeux.
«Me prier de sortir... en v'là une sévère! Pas plus d'égards que ça pour mon sexe et mes cheveux blancs... me traiter comme un chien... Apprenez que ma fille sortirait avec moi, et qu'elle ne remettrait plus les pieds dans votre baraque... Ah! mais... ah! mais...»
Aurélie fait signe à sa mère de s'apaiser. La Saint-Robert se rasseoit en grommelant; l'auteur et le directeur rongent leur frein.
Malgré les avertissements sévères et réitérés qu'elle a reçus, la Saint-Robert, piquée au jeu, ne peut tempérer le feu de ses critiques. Tel acteur gesticule comme un télégraphe, telle actrice est froide comme une carafe d'orgeat, telle situation est pillée dans le répertoire de M. de Pixérécourt, telle décoration serait sifflée par le public habituel du théâtre des Funambules. Enfin le directeur, poussé à bout, supplie Aurélie d'éloigner la Saint-Robert. Aurélie va trouver sa mère dans la salle, et la décide à aller attendre au foyer la fin de la répétition. La Saint-Robert se retire en criant de toutes ses forces:
«Oui... oui... je m'en vais... mais c'est à ma fille que je cède, et non pas à vous, malhonnêtes que vous êtes... S'en prendre à une femme!... Et ça s'appelle Français... allons donc!»
Arrivée au foyer, la Saint-Robert piétine et gronde quelque temps. Mais elle ne peut rester seule; il faut absolument qu'elle verse dans le sein de quelqu'un les confidences de sa colère: elle cherche un être vivant dans tous les coins et recoins du théâtre; enfin elle avise un allumeur qui est tranquillement occupé à arranger ses quinquets pour la représentation du soir. Cela suffit;—elle s'approche de lui, et, sans prendre le temps de respirer:
«Il est gentil, votre grigou de directeur! Poli comme un cosaque... C'est sans doute depuis qu'il est avec mademoiselle Léonide qu'il a pris ces manières-là... Au fait... il est à bonne école... La mère de cette créature vendait des quatre-saisons sur le carreau des Halles... Bon chien chasse de race... Et puis, l'un ne vaut pas mieux que l'autre... Qui se ressemble s'assemble... A bon entendeur...»
La Saint-Robert parlerait pendant trois heures sur ce ton à l'allumeur ébahi, si le signal de la fin de la répétition ne venait pas retentir à ses oreilles. Elle s'empresse de courir vers la scène. Elle rencontre dans un corridor le groom du protecteur de sa fille, qui lui annonce que la voiture de monsieur est en bas; le temps est beau, ces dames sont invitées à aller faire un tour au Bois. A cette nouvelle, la Saint-Robert hâte le pas; suivie du groom, elle arrive triomphalement sur le théâtre, jette un regard de dédain au régisseur, à l'auteur, au directeur, coudoie avec insolence toutes les femmes qui sont là, et dit à Aurélie d'un air narquois:
«Viens, mon enfant, notre calèche nous attend.»
Elle entraîne sa fille avec fracas, monte lestement dans le brillant équipage, en adressant un geste d'adieu protecteur à tout le personnel du théâtre, qui est aux fenêtres de l'établissement comique, et jette au cocher ces mots:
«Au Bois... par la rue de Lancry.»
Le cocher hésite un instant, car la rue de Lancry n'est pas le chemin le plus direct pour aller du boulevard Saint-Martin au Bois. Mais la Saint-Robert lui crie avec colère:
«Par la rue de Lancry... que je vous dis.»
Alors il n'hésite plus: il irait au bois de Boulogne par la barrière du Trône, si on le lui ordonnait. Ce sont les chevaux qui ont toute la fatigue. Il les lance donc du côté de la rue de Lancry. En passant devant la maison qu'elle habite, la Saint-Robert fait tout ce qu'elle peut pour être remarquée des voisins et des voisines; elle savoure avec délices les témoignages d'admiration de tous les boutiquiers qu'elle honore de sa pratique, et de tous les petits locataires qui demeurent au-dessus d'elle. Mais elle enrage de ne pas voir à son balcon la dame du premier étage, qui est si fière de son mari, le receveur des contributions du sixième arrondissement, et qui n'a jamais daigné répondre à ses avances.
Au bois, la Saint-Robert s'ennuie beaucoup. Que lui fait tout ce monde d'élite qu'elle ne connaît pas, au milieu duquel elle n'a jamais vécu! Elle se sent mal à son aise en présence de ces grandes manières aristocratiques, de ces toilettes simplement élégantes et si noblement portées! Elle a beau avoir un chapeau jaune à panaches flottants, un châle indien à grandes palmes d'or, une robe rose lamée d'argent, elle a beau afficher un luxe de toilette éblouissant, luxe dont elle a été chercher les éléments un peu fanés dans la vieille défroque de ville et de théâtre de sa fille, elle ne peut ressaisir son assurance habituelle; elle comprend qu'elle n'est point à sa place. Oh! qu'elle aimerait mieux promener son éclat de fraîche date à Belleville, dans la rue du Grand-Hurleur, dans la rue des Enfants-Rouges, sur le boulevard de la Galiote, localités où elle a exercé les professions les plus humbles, où l'on ne doit pas encore avoir perdu le souvenir de ses misères.
On rentre, on dîne avec volupté; car la Saint-Robert joint à toutes ses autres qualités un fond assez remarquable de gourmandise. On prend le café, le pousse-café, les trois petits verres obligés de liqueurs des îles (tout ce qu'il y a de plus fort); enfin on se rend au théâtre pour le spectacle du soir.
La Saint-Robert, qui a la tête un peu montée, est encore plus insupportable que le matin. Assise dans un coin de la loge de sa fille, elle surveille sa toilette; elle ne laisse pas un moment de repos à la femme de chambre et à l'habilleuse; elle les harcèle sans cesse, elle leur cherche querelle à brûle-pourpoint: tantôt c'est une manche qui va mal; tantôt c'est la jupe qui est trop relevée; tantôt c'est la coiffure qui est trop basse; tantôt c'est le rouge qui est mal mis. Heureusement qu'on a pris depuis longtemps l'habitude de la laisser grommeler toute seule dans son coin, et de ne pas plus faire attention à elle que si elle n'existait pas.
Drelin... drelin... drelindindin: c'est la sonnette du sous-régisseur. Il crie du bas de l'escalier:
«Êtes-vous prêtes, mesdames?»
La Saint-Robert se précipite vers l'escalier, et répond d'une voix criarde, qui contraste assez drôlement avec la voix de Stentor du sous-régisseur:
«Pas encore, ma fille n'est pas prête. C'est bon pour celles qui n'ont rien à se mettre sur le dos d'être prêtes au bout d'une heure. A-t-on jamais vu presser le monde comme ça!»
Enfin Aurélie descend. La Saint-Robert la suit, prend une chaise dans le foyer, et va, malgré la défense de l'administration, se placer, pour bien saisir l'effet de la pièce, dans une coulisse d'avant-scène. Là, elle trouve déjà installées trois ou quatre commères, et entre autres la Saint-Jullien. Le régisseur découvre ce nid de vieilles femmes et les force à déguerpir; elles en sont quittes pour transporter leurs pénates de l'autre côté du théâtre: le régisseur les y poursuit encore, et leur dit d'un ton colère:
«Mesdames, vous savez bien qu'il est défendu de s'asseoir dans les coulisses... Reportez ces chaises au foyer.
—C'est bon, répond la Saint-Robert, c'est bon, monsieur Baguenaudet... On ne vous les mangera pas vos chaises et vos coulisses.»
Les commères fuient encore une fois devant le régisseur, et vont reprendre la place qu'elles occupaient d'abord. Le directeur fait demander M. Baguenaudet dans son cabinet. Les voilà tranquilles... pour un acte au moins. Le cercle est formé: on dirait une réunion de sorcières. La conversation s'engage, les paroles succèdent rapidement aux paroles, ou plutôt s'enchevêtrent les unes dans les autres; toutes ces bavardes veulent se faire entendre à la fois. La Saint-Jullien ne peut pas finir une phrase. Tandis qu'elle en est encore à bégayer le premier mot, sa voisine en a déjà débité une quarantaine; ce qui fait qu'elle en reste toujours à son exorde. Que n'est-elle souvent imitée par bien des orateurs que je connais et pourrais nommer!
Chacune de ces dames raconte, pour la cinquantième fois au moins, l'histoire de ses antécédents. L'une est veuve d'un banquier qui a eu des malheurs dans les fonds d'Espagne; l'autre est fille d'une grande dame qui n'a jamais voulu dire son nom, qui l'a mise en pension jusqu'à l'âge de vingt ans, chez une boulangère de Courbevoie, et qui a tout à coup cessé de donner de ses nouvelles (mouvement d'indignation mêlé de surprise); une troisième soutient qu'elle serait riche à millions, si, en 1815, les cosaques n'avaient pas découvert l'endroit où elle avait enterré les trésors qu'elle avait gagnés à la loterie. Quant à la Saint-Robert, elle répète le récit de sa liaison douloureuse avec M. de Saint-Robert, le plus bel homme de la vieille garde, et le favori de l'empereur Napoléon.
Quand on a bien épuisé toutes ces banalités, comme la pièce ne commence pas encore, on se rejette sur d'autres sujets de conversation:
«Dites donc, mame Saint-Jullien, dit la Saint-Phar... où donc que vous avez acheté cette robe?
—Aux Trois Ma... Ma... Ma... Ma...
—C'est ça, aux Trois Magots, se hâte de dire la Saint-Phar. Ça vous coûte au moins cinquante sous l'aune.
—Qua... qua... qua... qua...
—C'est ça, quarante sous l'aune. Eh ben! ils n'sont pas mal voleurs! Comme on écorche le pauvre monde à présent! Et c'est de couleur claire encore! la mort au savon! Tenez, v'la une étoffe foncée qui ne me revient qu'à trente-cinq sous. Et comme c'est gentil! on en a plein la main.
—Je ne sais vraiment pas comment vous faites, mame Saint-Phar, reprend la Saint-Robert, mais vous avez toujours tout meilleur marché que les autres.
—C'est que je sais chercher, ma bonne... J'ai le nez à la marchandise...»
Chut!—Le sous-régisseur a frappé les trois coups obligés. Le nouvel ouvrage, sur lequel l'administration fonde les plus grandes espérances, se produit devant le public.
La Saint-Robert et la Saint-Phar ne manquent pas de donner carrière à leur langue pendant le cours de la représentation.
«Regardez donc c'te Léonide!... est-elle faite... elle croit p't-être avoir des z'anches, tandis qu'elle n'a que deux coins de rue qui font tomber sa robe des deux côtés..... Ah! ah! ah!
—Et Francine... reprend la Saint-Phar, voyez donc comme elle minaude, comme elle joue de l'œil avec les gants jaunes de l'avant-scène... C'est indécent, foi d'honnête femme... Ah! si j'étais tant seulement quelque chose ici, elle n'y ferait pas de vieux os...
—Dites donc... mame Saint-Phar, il me semble qu'on appelle azor[2]?
—Déjà... Nous n'en sommes encore qu'au second acte...
—Aussi... je leur disais bien ce matin que leur ouvrage était mal écrite.
—Bon! voilà Alfred qui fait four[3] dans sa grande tirade... Au vrai... j'n'en suis pas fâchée... Depuis que c'garçon-là s'est un peu lancé dans le moyen âge, on n'peut plus en approcher... il est fier comme un pont!
—Dites donc... dites donc... mame Saint-Phar, mais voilà qu'on appelle encore azor... Ça va mal... Ah! si ma fille n'était pas là pour soutenir la chose...
—Votre fille!... mame Saint-Robert... je n'ai pas voulu en faire la remarque tout à l'heure... mais il me semble qu'elle a été un peu travaillée[4].
—Travaillée!... ma fille!... s'écrie la Saint-Robert. Ah ça! vous êtes donc sourde? on l'applaudissait à faire crouler la salle...
—Oui... les Romains[5].... mais le vrai public... Ah! ce n'est pas comme ma fille, mon Eugénie!..... Quel succès elle a eu hier!..... Ses claqueurs, à elle, étaient partout..... dans les loges, aux stalles d'orchestre, à l'avant-scène..... A la bonne heure...
—La Saint-Phar, vous me faites pitié!... Comme si on ne connaissait pas le talent de votre fille... Elle ne sait pas seulement marcher...
—Ce n'est pas votre grosse Aurélie qui le lui apprendra, toujours... Elle ne marche pas, celle-là... elle roule depuis la coulisse jusqu'à la rampe...
—Ça vaut mieux que d'être maigre à écorcher ceux qui sont en scène avec vous...
—Aurélie n'a des rôles que parce qu'elle fait la cour aux auteurs...
—Eugénie ne jouerait pas si elle n'était pas au mieux avec le régisseur...
—Votre fille n'est qu'un bouche-trou.
—Et la vôtre une panade.
—Vieille folle!
—Vieille mendiante...
Les mains sont levées, et le duel de paroles deviendrait un duel sérieux, si un pompier, en véritable chevalier français, ne se hâtait de séparer les deux combattantes.
On en est arrivé au dernier entr'acte. La Saint-Robert jette un coup d'œil dans la salle par le trou du rideau, et dit à sa fille, qui, assise dans un large fauteuil gothique, souffle tout à son aise, et rassemble toutes ses forces pour arriver jusqu'au dénoûment:
«Aurélie... as-tu vu ton gros qui est là aux stalles des premières?... Fais-lui donc de temps en temps une petite mine gentille... Il n'y a rien qui flatte un homme comme ça... Tu as toujours l'air de ne pas le connaître... Tu verras qu'avec ses minauderies, la Francine finira par te l'enlever... Et c'est un bon...»
Pendant tout cet entr'acte, la Saint-Robert veille sur sa fille, comme une poule sur son poussin. Il n'y a moyen d'aborder Aurélie d'aucun côté; à peine cherche-t-on à faire un pas vers elle, que l'on se trouve tout à coup face à face avec la mère; et alors il faut bien reculer. C'est que la Saint-Robert n'ignore pas que, les jours de première représentation, les coulisses sont pleines d'auteurs, de journalistes, d'artistes, tous gens fort aimables, fort séduisants, fort spirituels, mais fort peu capables de faire le bonheur d'une femme, à la manière dont l'entend madame de Saint-Robert. Aussi a-t-elle coutume de dire à son Aurélie:
«Ma chère enfant, défie-toi toujours des écrivassiers, des barbouilleurs, des saltimbanques et autre mauvaise graine; ce n'est pas ce peuple-là qui mettra du beurre dans tes épinards.»
Au cinquième acte le drame se relève... grâce aux claqueurs; le dénoûment bien chauffé ne rencontre aucun obstacle, et Aurélie est rappelée après la chute du rideau. La Saint-Robert la reçoit palpitante d'émotion dans ses bras maternels, et crie à la Saint-Phar qui n'a pas quitté son coin:
«Plus souvent que votre Eugénie aura jamais des triomphes comme ça!»
Rentrée au logis, la Saint-Robert fait un punch au rhum pour célébrer le double succès de la soirée. A trois heures du matin, elle regagne sa chambre à pas douteux, et se couche, non, toutefois, sans remercier Dieu, qui lui a donné une fille si honnête et si méritante.
Maintenant que vous connaissez le caractère et les habitudes de la Saint-Robert, je vais vous dire sa fin.
Aurélie est une nature molle, paresseuse, insouciante, qui se laisse aller au courant de la vie, tantôt obéissant à ses caprices, tantôt aux volontés de ceux qui l'entourent,—mais toujours sans réflexion. A vingt-huit ans, au moment où elle devrait commencer à être raisonnable, elle tombe dans le piége que sa mère redoutait tant pour elle: elle se prend de belle passion pour M. Victor Rousseau, homme de lettres d'une quarantaine d'années, très-farceur, très-mauvais sujet, très-boute-en-train, qui, chaque fois qu'il lui parle, la fait rire aux larmes. Après une jeunesse orageuse, M. Victor Rousseau a pour tout bagage cinq ou six vaudevilles, quelques articles de petits journaux et beaucoup de créanciers; ce n'est point assez pour marcher à son aise par les chemins poudreux de la vie. Aurélie paye les dettes de son Adonis, et l'épouse. La Saint-Robert, qui voit s'en aller tous les jours les économies de la maison, ne peut vivre d'accord avec son gendre. Alors on lui fait une pension de six cents livres par an, à condition qu'elle ira les manger rue Copeau, faubourg Saint-Marcel, dans une pension bourgeoise des deux sexes, et qu'elle ne passera jamais les ponts. Le premier moment de rage exhalé, la Saint-Robert s'habitue parfaitement à son exil. Elle devient dévote, entend tous les matins la messe à sa paroisse, se confesse deux fois par semaine au premier vicaire, fait maigre depuis le mercredi jusqu'au dimanche, et meurt de saisissement le jour où on lui annonce qu'Aurélie a un amant.
L. Couailhac.
L'HORTICULTEUR.
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C'est surtout quand on voit certains goûts qui remplissent et rendent heureuse la vie d'un homme, que l'on comprend bien que chacun a besoin d'avoir sa madone de plâtre ou de bois qu'il puisse parer à sa fantaisie.
C'est ce qui explique comment des hommes souvent très-supérieurs consacrent toute leur vie à quelques fleurs, à quelques insectes, quelquefois à un seul insecte, à une seule fleur, tant un instinct admirable, ou quelquefois peut-être une sage philosophie leur enseigne à présenter le moins de surface possible à la fortune, à vivre tout bas, et à se contenter d'un bonheur facile à cacher aux yeux du monde.
Il ne faut pas croire que l'intensité et la violence d'une passion puissent se mesurer à la petitesse de son objet. Les horticulteurs, qui vivent dans les fleurs comme les abeilles, ont comme elles un aiguillon dangereux. Les passions douces s'entourent de férocité comme on entoure une plante précieuse de ronces et d'épines pour la préserver de la dent des troupeaux.
Cela me rappelle comment me fut un jour dévoilé l'atroce caractère des moutons, que j'avais toujours regardés comme l'emblème de la mansuétude et de la bienveillance.—Monsieur, me disait un berger avec lequel je venais de voyager sur la route d'Épernay, il n'y a rien de si méchant que les moutons; ils n'aiment pas plus l'herbe de ce champ qui est ensemencé, que celle de celui d'à côté qui ne l'est pas; eh bien! ils sont tous dans le champ ensemencé.... Brrrr.... brrrr. Mords là, Médor, brrr.... C'est donc pour me faire prendre par le garde et me faire mettre à l'amende. Tenez, en voilà un là-bas.... un noir.... qui agace mon chien. Ici, Médor... Il l'irrite à plaisir... Médor veux-tu venir ici? allez derrière... Il espère se faire étrangler, parce qu'il sait bien que quand un chien étrangle un mouton, c'est le pauvre berger qui le paye.
Celui qui écrit ces lignes a failli perdre la vie pour s'être permis de dire un jour, à propos d'une giroflée annoncée comme bleue, et qui avait produit des fleurs du plus beau jaune:—A quoi sert-il d'avoir une giroflée bleue si elle fleurit toujours jaune? Mais voici une histoire dont nous avons été témoin.
On se rappelle la fureur avec laquelle on a, il y a une trentaine d'années, cultivé les tulipes dans toute l'Europe, et surtout en France, et plus encore en Hollande.
Un oignon, semper augustus, fut vendu 12,000 francs.
Une couronne jaune, 1,123 francs, et une calèche attelée de deux chevaux bais.
Une tulipe médiocre, le vice-roi, fut vendue pour les objets suivants:
Quatre tonneaux de froment, huit de seigle, quatre bœufs, huit cochons, douze moutons, deux tonneaux de vin, quatre de bière, deux de beurre, mille livres de fromage, un lit complet, un paquet d'habits et un gobelet d'argent.
A cette époque, on voyait dans les gazettes, aux Nouvelles étrangères:
Amsterdam.—L'amiral Liefhens a parfaitement fleuri chez M. Berghem.
Mais passons à notre histoire.
Un jour on avisa que les tulipes à fond jaune n'étaient plus belles, que c'était à tort qu'on les admirait depuis si longtemps; que les seules tulipes que l'on dût avoir et cultiver étaient les tulipes à fond blanc; que toute tulipe jaune serait mise à la porte des plates-bandes qui se respectaient, et que leur graine serait maudite et jetée au vent. Les amateurs se divisèrent; on écrivit des lettres, des brochures, des chansons, des pamphlets, des gros livres.
Les amateurs des tulipes jaunes furent traités d'obstinés, de gens enveloppés des langes des préjugés, d'illibéraux, de rétrogrades, de ganaches, d'ennemis des lumières, et de jésuites.
Les partisans des tulipes blanches furent déclarés audacieux, novateurs, révolutionnaires, démocrates, tapageurs, sans-culottes, jeunes gens.
Des amis se brouillèrent, des ménages furent désunis, des familles divisées.
Un soir que M. Muller jouait aux dominos avec un de ses camarades d'enfance, horticulteur comme lui, on parla des tulipes,—des tulipes jaunes et blanches. M. Muller tenait aux jaunes; son ami était pour les idées nouvelles. Méhul, du reste amateur très-distingué, venait alors de passer aux blanches.
M. Muller et son ami, tous deux hommes de bon goût et de savoir-vivre, mettaient la plus grande modération dans leurs paroles, et évitaient avec un soin extrême d'en venir jusqu'à la discussion.
—Certes, disait M. Muller, la nature n'a rien fait de trop; il n'est pas une pierrerie de son riche écrin qui ne charme la vue; il est triste de voir des personnes procéder par exclusion. Il est certainement quelques tulipes à fond blanc que j'admettrais volontiers dans ma collection, si mon jardin était plus grand.
—De même, reprit l'ami, désirant de ne pas rester en arrière en fait de politesse et de concessions, j'avouerai que érymanthe[6], toute jaune qu'elle est, est une fleur fort présentable.
—Je ne méprise pas l'unique de Delphes[7], malgré son fond blanc, reprit M. Muller.
—Elle n'est pas très-blanche, reprit l'ami; ce n'est qu'au bout de trois ou quatre jours qu'elle se débarrasse d'une teinte jaune qu'elle a en ouvrant ses pétales; aussi n'en faisons-nous pas grand cas.
—C'est cependant de votre collection celle que je préférerais.
Les deux amis étaient dans ces excellents termes quand madame Muller sortit pour faire le thé.
Il est difficile de bien dire par quelles imperceptibles transitions ils en vinrent à l'aigreur, à l'injure, à l'insulte; mais toujours est-il que lorsque madame Muller rentra, cinq minutes après, elle les trouva sous la table, se tenant aux cheveux, et se gourmant de tout cœur. M. Muller avait jeté les dominos au visage de son ami, et la lutte s'était engagée.
On comprend de quelle honte furent saisis les deux antagonistes après que la première effervescence fut passée.
Aussi, dès le lendemain, M. Muller écrivait à son ami:
«Je suis une bête féroce et un homme mal élevé; recevez mes excuses. Notre ancienne amitié effacera ce moment d'égarement. Ma femme vous prie de dîner avec nous aujourd'hui. Il y aura de ces petits choux de Bruxelles que vous aimez.
«Votre ami,
«Muller.»
«P. S. Vous m'obligerez, mon cher ami, de me mettre de côté
quelques-unes de vos belles tulipes blanches, auxquelles j'ai réservé
pour l'année prochaine une de mes meilleures plates-bandes. Je
tiens surtout à palamède[8] et à l'agate royale[9].»
Il reçut immédiatement la réponse suivante:
«Je serai chez vous à cinq heures moins un quart. Vous me permettrez, mon excellent ami, de vous présenter un horticulteur qui désire admirer vos magnifiques tulipes.
«Il désire surtout voir votre ténébreuse[10], votre julvécourt[11]
et votre délicieuse lisa[12].»
Par une délicatesse que tous deux comprirent, M. Muller faisait porter son admiration sur les plus blanches d'entre les tulipes blanches, et son ami n'était pas moins poli à l'égard des fonds jaunes.
Cependant le mouvement de générosité de M. Muller ne pouvait se maintenir toujours à la même hauteur; M. Walter, lui, n'avait fait qu'une concession aussi durable que le sentiment et l'impulsion qui l'avaient causée: celle de M. Muller devait survivre à l'élan.
La terre dans laquelle on mit les tulipes blanches ne fut ni soignée, ni amendée, ni tamisée comme celle destinée aux fonds jaunes.
La seconde année, M. Muller s'aperçut qu'elles encombraient le jardin; la troisième année, elles furent placées sous une gouttière: elles fleurirent mal; et M. Muller, après avoir montré ses tulipes jaunes dans tout leur éclat, disait aux visiteurs: Voici ce qu'il y a de mieux en tulipes blanches: elles m'ont été données par mon ami Walter, et j'y tiens infiniment. Et quand, dix minutes après, il disait: «Je ne comprends pas qu'on puisse cultiver des tulipes blanches,» on se trouvait naturellement de son avis.
On ne connaissait que quatre roses sous le règne de Louis XIV; aujourd'hui, les horticulteurs modestes, ceux qui ne donnent pas quatre ou cinq noms différents à la même rose, ceux qui ne se laissent pas aveugler par l'amour du nouveau et l'orgueil des découvertes, comptent quarante espèces et plus de dix-huit cents variétés.
Certains amateurs, entraînés par l'ambition de posséder seuls une variété quelconque, recherchent dans les roses les défauts avec autant d'empressement que d'autres y cherchent les qualités. Pourvu qu'une rose soit rare, elle est assez belle, et elle l'emporte à leurs yeux sur les plus riches de forme et de couleur, ainsi que sur les plus odorantes. Ces amateurs cherchent depuis cinquante ans la rose verte, la rose bleue, la rose noire, et la rose capucine double.
Madame de Genlis, qui dit avoir inventé la rose mousseuse, donne, dans un de ses ouvrages, un procédé pour avoir la rose noire et la rose verte. Le procédé est très-simple; il ne s'agit que de greffer une rose sur un cassis ou sur un houx. Nous l'avons essayé, et le houx n'a donné que ses feuilles vertes et piquantes et ses baies de corail, et le cassis a produit d'excellent cassis.
Tous les ans, vers la fin de mai, un bruit se répand qu'on a trouvé la rose capucine double: nous avons fait de longs trajets pour la voir; jusqu'ici nous ne l'avons jamais vue ni double ni capucine. Quant à la rose bleue, c'est en vain jusqu'ici que plusieurs amateurs remplissent leurs jardins du très-petit nombre de fleurs bleues que produit la nature, dans l'espoir que les abeilles portant le pollen d'une de ces plantes sur un rosier, il le fécondera, et fera naître une rose bleue. Nous avons à ce sujet des idées qui nous appartiennent, et dont nous ferons l'essai quelqu'un de ces jours. Les roses décorées des noms les plus noirs, la nigritienne, ourika, etc., sont des roses violettes.
Les amateurs sont à l'affût des moindres différences. Ce rosier est remarquable par son bois, celui-ci par ses aiguillons, cet autre est précieux par l'absence de telle beauté, celui-ci tire tout son prix de ce qu'il n'a pas d'odeur; celui-là vaudrait bien moins s'il ne sentait pas légèrement la punaise.
Plus un sujet s'écarte de la rose ordinaire, de la rose que tout le monde peut avoir, plus il acquiert de valeur pour les amateurs passionnés.
Heureux celui qui posséderait un rosier qui serait une vigne, et qui boirait le vin de ses roses! Nous avons vu un rosier dont le possesseur explique que, depuis cinq ans qu'il l'a OBTENU de semence, il n'a jamais fleuri. Homme fortuné! plus fortuné encore si son rosier pouvait, l'année prochaine, n'avoir plus de feuilles!
Un horticulteur distingué était le curé de Palaiseau, petit village du département de Seine-et-Oise, là où mon ami Victor Bohain avait un rosier de haute futaie, grand comme un prunier, un rosier qui est mort dans l'hiver de 1838.
Le curé de Palaiseau a vécu jusqu'à l'âge de quatre-vingt-deux ans, au commencement du printemps, au moment où il allait pour la soixantième fois voir fleurir une précieuse collection qu'il s'était occupé toute sa vie d'enrichir.
Il y a quelques années, ce respectable prêtre céda à un mouvement de curiosité, et alla voir une collection appartenant à un Anglais.
Cette collection était une vraie rose mystérieuse (rosa mystica), comme disent les Litanies. Le jardin de l'Anglais est un harem environné de hautes murailles, dans lequel personne n'était jamais admis, sous quelque prétexte que ce fût. Il était frénétiquement jaloux de ses roses. C'était pour lui seul que ses fleurs devaient étaler leurs riches couleurs, depuis le pourpre jusqu'au rose le plus pâle, depuis le violet sombre jusqu'au thé jaune, jusqu'au blanc; c'était pour lui seul qu'elles devaient exhaler et confondre leurs suaves odeurs. Un écrivain allemand a dit: «Les gens heureux sont d'un difficile accès.» Notre Anglais à ce compte était le plus heureux des hommes. Personne n'avait jamais vu ses roses. Il était jaloux d'un petit vent d'est qui, le soir, en emportait le parfum par-dessus les murailles, et, pour compléter les rigueurs du harem, il pensait souvent à faire garder ses roses, ses odalisques, par des eunuques d'un nouveau genre, par des gens sinon aveugles, du moins sans odorat.
Le bon curé néanmoins se mit en route une nuit; il fit cinq longues lieues dans une voiture non suspendue: il avait alors près de quatre-vingts ans. Il arriva avant le jour; il s'adressa à un jardinier, et, il faut le dire, on l'accusa d'avoir employé jusqu'à la corruption pour engager l'eunuque à l'introduire dans cet asile mystérieux des plaisirs de son maître.
Le jardinier se laissa séduire ou corrompre, et, aux premières lueurs du jour, il ouvrit doucement, avec une clef graissée, la porte, où l'attendait le bon curé, respirant à peine, haletant, oppressé. La porte s'est ouverte sans bruit, les deux complices marchent à pas lents et silencieux. Le jour est si faible, qu'on ne distingue rien encore, mais il semble que l'on respire un air embaumé. On va voir les roses... Tout à coup une voix sort d'une persienne:
«Williams! ohé Williams, conduisez monsieur hors du jardin.»
Il n'y avait rien à répliquer: il fallut sortir, remonter dans la carriole, et revenir, après dix lieues dans les plus mauvais chemins, sans avoir rempli le but du voyage. Pour consoler le curé, un voisin soutint le paradoxe que l'Anglais ne tenait son jardin si fermé que parce qu'il ne possédait pas une seule rose.
Qui sait?
En général, les amateurs n'admettent pas tout le monde dans leurs jardins; ils ont surtout horreur de certaines espèces qu'ils désignent sous le nom de fleurichons et de curiolets.
La corruption, l'escalade, la fausse clef, l'abus de confiance, n'ont rien qui effraye certains amateurs pour se procurer une greffe, un œil d'un rosier qu'ils ne possèdent pas.
En 1828, la duchesse de Berri obtint des semis de roses qu'elle faisait tous les ans à Rosni douze fleurs qui lui parurent d'une beauté remarquable; cependant, comme il ne s'agissait pas seulement d'avoir de belles roses, mais des roses nouvelles et inconnues, elle chargea madame de Larochejacquelein de les faire voir à un célèbre jardinier. Le jardinier, après avoir examiné les fleurs pendant dix minutes, en déclara trois NOUVELLES. L'une surtout lui parut mériter la préférence sur ses deux rivales, et elle fut appelée hybride de Rosni.
Deux ans après, au mois de mai ou de juin 1830 (c'était la dernière fois que la duchesse de Berri devait voir fleurir ses roses), elle avisa qu'il y avait deux ans qu'elle jouissait du plaisir de posséder seule l'hybride de Rosni, et qu'il était temps de renouveler ce plaisir en le partageant. Elle pensa que ce serait pour le célèbre jardinier un présent de quelque valeur, et elle chargea de nouveau madame de Larochejacquelein de le lui offrir de sa part.
Madame de Larochejacquelein trouva l'horticulteur lisant à l'ombre de deux hauts églantiers chargés de fleurs magnifiques. Il reçut l'offre avec les témoignages de reconnaissance que méritait cette honorable et délicate attention. Mais le bienfait arrivait tard: il avait eu soin, dans le peu de temps qu'il avait eu les roses dans les mains, deux ans auparavant, de couper à la dérobée deux yeux de la plus belle variété; il les avait greffés avec le plus grand succès, et il avait reçu la messagère de la duchesse à l'ombre des deux hybrides de Rosni, sujets plus beaux sans contredit qu'aucun de ceux que possédait Madame.
La plupart des gens qui s'occupent de fleurs le font plus par vanité que par amour, plus pour les montrer que pour les voir. Les horticulteurs, j'en excepte bien peu, n'aiment pas les fleurs. Quelques-uns plantent dans les cailloux un dalhia (l'incomparable, bordé de blanc), pour assurer ses panachures; d'autres ôtent toutes les feuilles à un camélia. M. P..., à la rentrée des Bourbons, guillotina les impériales de son jardin; les violettes, mêlées aussi à la politique, ont été exilées par Louis XVIII, et plus tard amnistiées. M. de Castres, commandant du château des Tuileries, a fait une consigne contre les œillets rouges. Pendant plusieurs années, après la révolution de juillet, les lis ont disparu des jardins royaux. Nous respectons par-dessus tout les passions et les bonheurs, mais la passion des horticulteurs n'est pas réelle.
Alphonse Karr.
LES DUCHESSES.
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Une DUCHESSE française, avant l'année 1790, était un personnage à part dans l'ordre social et nobiliaire; c'était une spécialité féminine, et c'était comme une étoile au firmament de la cour. La duchesse avait les honneurs du Louvre et ceux du tabouret, sans parler ici du titre d'amée cousine du roi, et du privilége de trôner sous un dais quand la fantaisie lui prenait d'accorder une audience à son bailli féodal et à ses procureurs fiscaux. La duchesse entourait son lit de parade avec une balustrade dorée: les carrosses de la duchesse étaient houssés d'un velours cramoisi crépiné d'or qui couvrait leur impériale, et qui retombait à ses quatre coins avec des glands de la plus riche facture. Mme la duchesse de Leuxignem (c'est abusivement qu'on prononce et qu'on écrit Lusignan) était tout aussi souvent citée pour la splendeur de ses impériales que pour la roideur de sa longue taille, la gravité de sa physionomie seigneuriale, et la sécheresse de toute sa personne. Enfin les duchesses arboraient pour insigne au sommet de leurs armoiries une couronne de neuf feuilles d'acanthe avec neuf pierreries de couleurs variées dans le diadème ou bandeau de ladite couronne, ce qui ne manquait pas d'éblouir les passants quand les panneaux du carrosse avaient été blasonnés par le sieur Ouvray, lequel excellait aussi dans l'ajustement des manteaux héraldiques, ainsi qu'il appert des principaux écrits de ce temps-là. Les hermines étaient réservées pour les personnes ducales; car il est bon d'avertir que si les présidents à mortier se donnaient les airs d'étaler un manteau sous leurs armoiries, c'était une usurpation criante, et du reste ils n'étaient jamais doublés d'hermine mouchetée, ces manteaux de robe rouge, et c'était pour la corporation des duchesses une fiche de consolation. Il n'était pas encore question de Mlle Rondot, qui a fait recouvrir le parquet de son cabinet le plus intime avec un tapis d'hermine mouchetée.—C'est un véritable manteau ducal, à ce que disent les jeunes messieurs de ce temps-ci.
Depuis Molière, il y a toujours eu plusieurs variétés parmi les fagots; mais aujourd'hui, la diversité qui se fait remarquer entre les duchesses est bien autrement tranchée que celle qu'on pourrait trouver entre des fagots, des bourrées et des cotrets. Afin de parler sur un pareil article avec toute l'exactitude qu'il réclame, il faudrait peut-être commencer par diviser et subdiviser les duchesses, ainsi que toutes les substances organisées, et tous les autres sujets d'histoire naturelle, c'est-à-dire, au moyen de la classe, du genre, de l'espèce et des variétés dans chacune de ces divisions. La duchesse de première classe ou d'un genre primitif est évidemment celle de l'ancien régime, et la duchesse de rang secondaire est celle de la restauration. La duchesse de l'empire est sur la troisième ligne, à ce qu'il nous semble.
Parmi les vingt-sept ou vingt-huit duchesses de la haute noblesse, il n'y en a qu'une ou deux qui prennent des loges aux Italiens; il y en a deux ou trois qui vont au spectacle une ou deux fois pendant le carnaval; il y en a dix ou douze qui ne sortent presque jamais de leur noble quartier, de ce paisible, aristocratique et vertueux carré qui se trouve inclus entre les rues des Saints-Pères et de Vaugirard, entre l'esplanade des Invalides et le quai d'Orsay, sans parler ici du quai des Théatins, que plusieurs personnes appellent aujourd'hui le quai Voltaire. Quand il est question d'aller, à la fin de janvier, faire une tournée de visites au faubourg Saint-Honoré, on dirait qu'on se trouve à Bayonne, et qu'on entend parler d'un voyage à Terre-Neuve.
Il y avait une fois une pauvre duchesse à qui M. Trousseau, médecin laryngipharmaque, avait ordonné de transporter ses pénates à la Chaussée-d'Antin, parce qu'elle était menacée d'une laryngite, et pour être préservée du vent du nord, à l'abri de la butte Montmartre. Elle avait l'avantage et l'agrément d'être logée dans le voisinage de ce docteur; mais on n'a jamais vu femme de qualité plus dépaysée, plus mortifiée, ni plus abîmée dans les douleurs de l'ostracisme. Elle en est morte au bout de la semaine, épuisée par ses lamentations.
On connaît une duchesse de la restauration qui s'arrange très-bien de la révolution de juillet, parce qu'elle est à la tête d'une laiterie; mais tout le quartier du Luxembourg en est dans la jubilation, parce que le produit de ses vaches est toujours de très-bon aloi. C'est un point de fait incontestable, une chose avérée, nous nous empressons de le reconnaître, attendu qu'il faut être juste pour tout le monde, et surtout pour les commerçants honnêtes et les débitants consciencieux. La seule duchesse qui ait été promulguée depuis la révolution de juillet est une petite femme qui n'est à la tête de rien. Nous parlerons des dames de l'empire à la fin de l'article.
Grâce à la loi des 3 p. 100 d'indemnité, la duchesse de Gastinais pourrait jouir de quatre à cinq mille livres de rente; mais elle n'en fait pas moins de grandes économies sur le papier à lettre et la cire à cacheter. Elle ne veut jamais payer son thé plus de 6 francs la livre:—c'est du thé de la rue des Lombards, et du meilleur thé possible; on n'obtiendra pas qu'elle en démorde, et si vous n'en voulez pas, n'en prenez point.
La duchesse de l'ancien régime est naturellement incrédule: elle hésite encore entre la somnambule de la Croix-Rouge et l'Esculape de la rue Taranne, c'est-à-dire entre le magnétisme et l'homœopathie; mais elle attend bien impatiemment l'année prochaine, et quand on connaît la prophétie de saint Randgaire, on n'a pas besoin de s'informer pourquoi[13].
Madame la duchesse en est restée pour les idées politiques à l'année 1788, et ses opinions littéraires sont à peu près celles de la régence. Ses deux écrivains favoris sont toujours MM. d'Arnaud-Baculard et de Tressan; elle a donné pour étrennes à l'aîné de ses petits-fils, âgé de vingt-neuf ans, l'année dernière, un charmant exemplaire des Épreuves du sentiment, suivi des Délassements de l'homme sensible, avec des cartouches de Mayer et des reliures en veau écaillé. Comme elle est persuadée que la baronne de Staël et la comtesse de Genlis étaient plus ou moins démocrates, elle n'a jamais voulu lire une seule ligne de leurs ouvrages; elle vous dirait même à l'occasion qu'elle n'est point faite pour cela.
Les questions de généalogie, d'héraldique et de cérémonial sont à peu près les seules choses qui ne lui paraissent pas indignes de son attention, et vous pensez bien que, lorsqu'on est dévote, on ne répète jamais des anecdotes... Cette bonne dame en est réduite à parler de quartiers chapitraux, de retraits linéagers et de fourches patibulaires. Elle est bien prévenue de l'importance et de la signification de la brisure en barre, ainsi que la diffamation pour un aigle dépourvu de bec, et pour un lion qui n'a pas d'ongles, ce qui est toujours provenu, comme tout le monde sait, par la dérogeance ou la forfaiture. Elle a disserté pendant longtemps sur l'aigle impérial de Bonaparte, à qui les héraldistes révolutionnaires avaient tourné le col à senestre, ce qui faisait de ce malheureux aigle un oiseau contourné, et ce qui signifie toujours bâtardise. Elle en triomphait (on est forcé d'en convenir) avec un air de malice infernale et de joie satanique.
C'était, il me semble, à la fin de l'année 1816: la duchesse douairière de Castel-Morard ayant eu la contrariété de se rencontrer chez un ministre du roi légitime avec je ne sais combien de sabreurs que cet autre soldat avait affublés du titre de duc, il lui prit une assez vilaine fantaisie, disait-elle, et c'était la curiosité de savoir enfin quels étaient les noms de ces titrés plébéiens qui venaient d'être autorisés par la Charte, hélas! à porter la même qualification que celle dont sa famille avait été décorée par le roi Louis le Juste. On accède respectueusement à sa requête, on se rassemble autour d'elle, et l'Almanach impérial aidant à l'ignorance de certaines choses, on finit par appliquer assez exactement chacun de ces duchés forains sur son titulaire impérial. Après une dissertation qui ne dura pas moins d'une heure et demie: «C'est bien entendu, nous dit-elle, et me voilà tout aussi bien apprise que messieurs de Montesquiou.—Mortier, c'est Masséna; Madame Ney, c'est Élisabeth de Frioul ou de Carinthie, comme on dirait Éléonore d'Aquitaine et Blanche de Castille; enfin, le général Suchet, c'est Montébello: je ne me souviens pas des autres, et je ne vous en demande pas plus.—En vous remerciant de votre complaisance, et pour votre érudition.»
Parmi les duchesses de l'ancien régime, il est bon de mentionner la duchesse héréditaire. Cette variété de la duchesse en expectative est nécessairement progressive, le plus souvent anglomane, et presque toujours blue-stocking. Tous ses valets sont poudrés comme des postillons de Longjumeau, et celui qui sert de valet de chambre est un véritable groom of bedchamber. Vous pensez bien que mesdemoiselles ses filles ont des gouvernantes anglaises. Elle ne veut parler qu'anglais, quoique sa mère et son mari n'en sachent pas un mot. Elle ne peut manger avec plaisir que de la gibelotte-soup ou de la bread-sauce, et son mari, qui est un bon Français, serait pourtant bien aise de lui voir manger des pigeons à la crapaudine ou des poulets en fricassée, de temps en temps; mais il ne saurait obtenir qu'on lui serve du melon qu'au dessert; et, pour avoir la paix du ménage, il est obligé de le manger avec de la rhubarbe. On lui fait journellement, à cet excellent mari, du potage à l'anglaise, c'est-à-dire avec de l'eau, du poivre et du thym: il en gémit toujours, et ne s'en irrite jamais. C'est bien la meilleure pâte de duc qui ait jamais été confectionnée sur une estrade et sous un ciel de lit empanaché.
Aussitôt que cette belle dame entend résonner les trois coups de cloche qui lui annoncent une visite, elle se met à lire un journal anglais, une gazette immense, et la conversation roule infailliblement sur le dernier bal d'Almaks et les copieux dîners du prince Louis Napoléon; ensuite on s'entretient agréablement, et l'on disserte avec intérêt sur les paris de M. le comte d'Orsay pour la course au clocher de Sittingburn, ou pour les joutes de coqs au bois d'Epping. Quand vous n'êtes pas obligé d'écouter la lecture d'un article biographique ou littéraire de lady Blessington, vous êtes bien heureux d'en être quitte à si bon marché; ne vous plaignez donc pas, et surtout n'accusez jamais qui que ce soit d'anglomanie. C'est une indigne expression qui vous ferait un tort affreux. On assimilerait cette accusation barbare à tous les actes de la méchanceté la plus noire, et de la brutalité la plus odieuse. Apprenez qu'un jeune homme est disréputable, et presque déshonoré, quand il n'est pas membre du Jokey-Club de Paris, où il est formellement prescrit de ne jamais parler que de filles et de chevaux. Ne prenez pas ceci pour une moquerie: c'est un des principaux règlements de cette agréable et spirituelle agrégation. Cette charte prohibitive est toujours affichée dans le great room, ou grande salle du Club. Si vous voulez parler politique ou discuter sur la littérature, allez dans la rue. On n'a pas besoin d'être établi si confortablement et si fashionablement pour s'occuper de ces choses-là!
Il est sous-entendu que, dans les salons de la duchesse, qui sont toujours pleins d'english ladies, il y a force commérages, et n'était que je suis la trente-trois millionième particule homœopathique de la nation la plus polie de l'univers, je pourrais faire observer que, dans une maison qui est remplie d'Anglaises, il y a toujours des tripotages à n'en pas finir.
Lorsque la duchesse en question veut aller prendre l'air au bois de Boulogne, sa voiture est soigneusement garnie d'un pupitre avec un encrier, des Perry-penn's, un buvard et du papier à larges vignettes. Elle est toujours encombrée de brochures et de livres cartonnés, de Keepsakes, de Landscapes, et surtout de Quaterly-review's. Vous savez que c'est l'abonnement à cette revue qui témoigne évidemment la fashionability la plus exquise, et la right honourable lady Blessington a dit, je ne sais plus où, que le Quaterly-review était l'idéal de la civilisation progressive.
Lorsque la même duchesse entre dans un autre salon que le sien, il arrive parfois que certains dandys profèrent sourdement blue-stocking, bas bleu, blue-stocking,... et leur physionomie nébuleuse a l'air de s'animer par une expression de malice un peu discourtoise. Nous devons ajouter que cette dame, à qui l'on applique avec plus ou moins de convenance et d'équité l'épithète de blue-stocking, n'en porte pas moins des bas blancs. Voilà le seul rapport qu'il y ait entre cette femme supérieure et les femmes vulgaires, entre une duchesse qui étudie le chinois et des bourgeoises de Paris qui lisent Paul de Kock.
Nous avons à signaler la duchesse de Blancimiers, la femme politique et belliqueuse; la royaliste enthousiaste, impétueuse, incandescente; une femme de lignage héroïque, et dont la septimaïeule assistait au combat des XXX Bretons sous les châtaigniers de Ploërmel, en 1351. Je ne vous dirai pas si c'était en qualité de bonne amie, de bonne d'enfant, de sœur de lait, de nourrice ou d'institutrice du jeune Beaumanoir, car c'est un détail de biographie qui n'a jamais pu s'éclaircir à ma satisfaction. Je ne conteste pas qu'elle fût sa parente ou sa marraine; il est vrai que les historiens bretons n'en disent rien du tout, mais je n'ai pas l'envie d'avoir une affaire avec sa petite-fille au huitième degré, qui est baronne de Kergumadec-en-Penthièvre, et laquelle est toujours maréchale héréditaire du pays de Cornouailles, au mépris de cette foule d'injonctions révolutionnaires appelées décrets de l'Assemblée constituante, et en attendant le retour de qui vous savez?... Vous voyez que je me soumets aux lois de septembre avec une docilité parfaite.
La duchesse de Blancimiers a pris—Beaumanoir, bois ton sang, pour son cri de guerre; elle ne s'embarrasse aucunement de la vie des autres, et n'attache pas la moindre importance à la mort d'un homme. Je vous assure qu'elle accable de son mépris, et qu'elle abreuve de son aversion tous ceux qui la laissent dire et qui ne veulent pas aller se faire tuer sans savoir pourquoi. La duchesse de Blancimiers est légitimiste à la façon des temps gothiques: c'est tout à fait la Syrène aux meurtrières et la fée Machicoulis dans Palmérin d'Olive ou Lancelot du Lac. Quelquefois elle établit résolument de jeunes Vendéens dans sa vieille tour d'Auvents, sa châtellenie du Mazuret et autres Pénissières, avec des cocardes blanches et quelques fusils détraqués. Un autre jour, elle envoie tous ses jeunes-France dans la rue des Prouvaires, avec autant de prévoyance et d'habileté que de charité. On les assomme, on les fusille, on les mitraille, on les hache en pièces; mais quand il en est réchappé quelques-uns, de ces braves garçons, et lorsqu'ils ont été condamnés à mort par contumace, ou qu'ils sont enchaînés au fond d'un bagne en réalité, savez-vous ce que fait cette généreuse personne?—Elle fait parvenir à chacun de ces pauvres bannis et ces honnêtes galériens une bague de cuivre jaune avec une estampe représentant l'Archange saint Michel qui tient le pied sur le ventre au coq gaulois, ce qui doit être un fameux dédommagement pour eux. Il est pourtant bon d'observer que ces anneaux florentins ont été ciselés par mademoiselle Félicie de F...., et que chacune de ces bagues de cuivre est un véritable chef-d'œuvre en style de la renaissance.
Nous avons aussi la duchesse-artiste, qui se croit peintre en paysages, et qui ne fait que des tremblements de terre à l'aqua-tinta. Elle est censée bonapartiste, libérale, et même elle se croit obligée d'être un peu philippiste, attendu que son père était chambellan de madame Élisa Bacchiochi. Abyssus abyssum invocat, avait dit le Roi prophète. Voici la liste et le catalogue raisonné de plusieurs dessins que cette femme à talents a fait soumettre au jury pour l'exposition de cette année. On y reconnaîtra le beau style et l'estimable rédaction qui distinguent toujours les livrets élaborés et débités par la direction du Musée royal.
No 1.—Une vue prise au bois de Boulogne, du côté de la mare d'Auteuil, ainsi qu'on s'en aperçoit aisément à la vigueur des plantes et la beauté du paysage.
No 2.—Étude ayant pour objet la nouvelle maison des Singes au Jardin-des-Plantes. Croquis à la mine de plomb.
No 3.—Perspective de la Grande-Rue, à Vaugirard. Lavis à l'encre de Chine, au bistre et à la sépia suivant la méthode anglaise. Aquarelle non terminée.
No 4.—Esquisse de l'obélisque de Louqsor, autrefois Luxor. (Le fond du monolithe est au crayon rouge, et les hiéroglyphes y sont indiqués à la gouache, avec de l'orpin.)
No 5.—L'intéressante et innocente famille du général M..., trouvant dans un bosquet un oiseau mort sur un banc. (Les figures sont de M. Tancrède Mitron.)
No 6.—Une vue du canal de l'Ourcq, au soleil couchant. (L'édifice à gauche est la grande et superbe factorerie de MM. Prestel et Napoléon Godard, fabricants d'oignons glacés pour colorer les bouillons à l'usage des petits ménages.)
D'après les ébauches et les croquis dont le jury d'exposition nous accorde la jouissance, on devait nécessairement accorder les honneurs du Louvre à ceux de la duchesse; mais ils n'ont pas été placés dans leur jour, assez favorablement. Elle en veut terriblement à M. Cayeux, le malheureux homme! et c'est toujours à lui que tout le monde s'en prend dans les déconvenues, les mécomptes et les accidents qui suivent naturellement une exposition. Eh! mon Dieu, je ne dis pas qu'il ait été bien appris, M. Cayeux; je veux bien accorder qu'il ait besoin d'acquérir du savoir et de la politesse; mais il ne s'ensuit pas que ce soit un fléau du ciel, un ours hydrophobe, un Gilles de Raiz qu'il faudrait étouffer entre deux matelas, et d'ailleurs je ne puis pas supposer qu'il ait assez de crédit pour opérer tous les maux dont on l'accuse; enfin je ne suis pas de ces gens qui crient contre M. Cayeux; il est immédiatement au-dessous du comte de Forbin, dans la direction du Musée, et je maintiens qu'il est parfaitement bien à sa place. Je reparlerai des aristarques du Louvre dans un article ad homines. On voudra bien prendre garde à la duchesse de Sang-Mêlé... Mais en voilà bien long sur les dames de l'ancien régime, et nous avons à parler de celles qu'on appelle habituellement les duchesses de Bonaparte.
Il y a de ces notabilités de la république et de l'usurpation qui s'empoisonnent en mangeant, non pas des croûtes aux champignons comme la princesse des Ursins, mais de la soupe aux haricots, tout uniment. Il y en a qui s'embarquent avec tous leurs enfants pour aller faire une visite à lady Stanhope, à deux pas d'ici, du côté des ruines de Palmyre; il y en avait qui faisaient de la contrebande sur le tabac à fumer et sur l'eau-de-vie de pommes de terre; il y en avait aussi qui faisaient des livres en dépit du sens commun; mais nous n'écrivons pas sur des exceptions, et nous allons rentrer dans les généralités de l'espèce.
Le type des illustrations révolutionnaires, c'est-à-dire la véritable duchesse de l'empire, est une bourgeoise qui dit continuellement la reine ma tante, et qui pourrait dire mon grand-père le marchand de bas. On l'appelle ordinairement la duchesse de Gertrudembergh, princesse du Danube, et comme le Danube est une principauté qui n'a pas moins de cinq cents lieues de long sur vingt toises de large, il y a plusieurs souverains qui ne veulent pas admettre la titulature de cette princesse. La diète de Francfort et le gouvernement prussien lui contestent, primo, son titre ducal et territorial. M. de Munch-Billinghausen, président de la diète germanique, a déclaré que ce serait un protocole exotique, anarchique, inadmissible, et M. le prince de Metternich, Wynebourg et Rudolstadt, a semé par là-dessus force plaisanteries allemandes, c'est-à-dire les plus jolies choses du monde. La Russie, l'Autriche et la république de Cracovie ne veulent pas reconnaître son titre fluviatile, en disant que c'est une qualification ridicule; enfin, parmi les riverains du Danube, il n'y a que le Grand Turc qui ne lui refuse pas sa récognition, ce qui est encore une preuve de la résignation du sultan.—Allah-Akbâr! a dit le Père des Croyants,—le fleuve Danousbi n'en afflue pas moins dans les mers Sultanes.
Vous pensez bien que la duchesse de Gertrudembergh ne saurait aller à Paris chez les ambassadeurs de Prusse ou d'Autriche, et c'est la même raison qui l'empêche de voyager en Allemagne et en Italie, où du reste il est absolument ainsi pour ses deux amies, les duchesses d'Orviette et de Bergamasco. Vous me direz qu'elles pourraient esquiver bien aisément une pareille interdiction diplomatique en prenant leurs passe-ports; mais c'est qu'elles ne veulent pas condescendre à voyager incognito sous leur nom de famille ou celui de leurs maris:—Pourquoi voudriez-vous donc qu'on se fasse nommer Couture (de la Manche), ou Pholoé Colin née Tampon, quand on est duchesse d'Orviette! l'empereur y avait mis bon ordre; mais patience! et quand son neveu sera Président de la république, vous verrez comme on s'en revanchera sur les Autrichiens.
Vous pensez bien aussi que la duchesse de Gertrudembergh, née Tautin, n'a pas eu le bonheur de conserver son majorat de cinquante mille écus de rente, majorat que S. M. l'empereur des Français avait institué pour son mari dans la Prusse rhénane, et qu'il avait établi sur les domaines du roi de Prusse, à perpétuité, bien entendu.—Comprenez-vous, de la part du roi de Prusse, un pareil déni de justice, un pareil mépris du droit aristocratique et des décrets napoléoniens? Si l'on en croit le jugement désintéressé de cette illustre veuve, le roi de Prusse est un scélérat comme on n'en vit jamais! Quoiqu'elle ait perdu son majorat de Westphalie, elle n'en a pas moins conservé cinq à six millions de fortune acquise en dotations gratuites, et tout le monde a pu remarquer qu'elle n'en brille pas moins par les illuminations de sa porte cochère au jour de la Saint-Philippe et autres bouts de l'an du juste-milieu. La duchesse de l'empire est essentiellement amie de tous les ordres de choses qui ne rappellent rien de l'ancien régime. Elle se décide toujours en politique au moyen d'un calcul infiniment simple: la seule règle de sa conduite est d'approuver et d'adopter tout ce qui doit affliger les légitimistes, et tout ce qui peut contrarier le faubourg Saint-Germain.
La duchesse du nouveau régime est merveilleusement ignorante, mais en récompense elle a beaucoup de morgue et peu d'esprit.—Lorsque nous disons que les duchesses de l'empire ignorent beaucoup de choses, il est bon d'appuyer cette observation sur un document irrécusable.—Une de ces dames se croyait en droit de reprocher à Napoléon d'avoir compromis ses partisans par son opiniâtreté belliqueuse. «Il a si bien fait, disait-elle, que nous voilà complétement ruinés, déchus, abîmés et comme anéantis par suite de son entêtement et de sa manie guerroyante. Et pourtant nous savons très-bien qu'il aurait pu se tirer d'affaire et nous aussi; car enfin, tout en perdant sa couronne avec son titre d'empereur, il aurait obtenu des conditions superbes, et les Bourbons avaient si grand'peur de lui, qu'il aurait été, s'il avait voulu, Connétable de Montmorency.»
En regard de ces notabilités singulières, étranges, on a presque dit de ces illustrations grotesques, on pourrait opposer la monographie d'une jeune et charmante duchesse, une élégante et brillante personne à qui son beau titre sied à ravir, on en conviendra sans difficulté dans tous les salons de Paris. Cette jeune femme a tout l'éclat d'un joyau gothique avec la grâce et la simplicité d'une fleur des champs; mais vous voudriez peut-être savoir si c'est une duchesse de l'ancienne noblesse ou de la nouvelle aristocratie, et voilà ce que je ne saurais vous dire, attendu que je ne m'en suis pas informé. Vous savez bien qu'en présence de certaines personnes il ne vient jamais aucune idée de cette nature, ou pour bien dire de cet ordre conventionnel. La beauté, l'intelligence et la dignité modeste, l'aménité bienveillante et la douce vertu, priment naturellement sur tout le reste.—Est-il plus avantageux d'avoir de la naissance, ou d'être tellement distingué que personne ne songe à demander si vous en avez? C'est une question que se faisait La Bruyère, et je ne vois pas que la doctrine humanitaire ait fait dans la société française un immense progrès depuis l'année 1690.
M. de Courchamps.
LE MÉDECIN.
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Ne pas croire au médecin, cela est permis; douter de la médecine, c'est marcher sur les traces de Don Juan. Mais, dans un siècle aussi positif que le nôtre, le scepticisme ne saurait aller jusque-là; il n'y aurait qu'un cas où il serait permis de se montrer impie en médecine, ce serait celui où le médecin lui-même, vendant (chose impossible) le secret de l'art, paraîtrait abjurer sa propre religion.
Il y a pour le médecin une époque problème: muni d'un excellent titre, il ne jouit encore que d'une médiocre position. La médecine est sa première croyance, comme elle est sa première étude; mais il ne tarde pas à ne croire qu'aux malades, et à n'étudier que la clientèle. On est médecin à diplôme, et on se dispose à en faire les honneurs à qui de droit. Néanmoins le client étant un mythe, le genre humain paraissant se porter à merveille, on serait tenté de se faire astronome en attendant: c'est l'époque du cumul, celle où le médecin accepte toutes sortes d'emplois pour s'emparer complétement du sien; se fait l'éditeur responsable des fautes d'un grand maître; entre dans un journal de médecine comme correcteur; édite des maladies jusqu'à ce qu'il en puisse guérir; quoi qu'il en soit, il débute.
Le médecin qui débute va voir le député de son département: soigner les débuts d'un jeune médecin, et se faire traiter par lui, est pour l'homme du Palais-Bourbon une clause tacite de son mandat; la Chambre des pairs reçoit les médecins tout formés avec les projets de lois des mains de sa cadette. Puissamment recommandé, en outre, à un confrère fort en clientèle, le médecin qui débute lui rend une visite: il en reçoit un malade à titre d'encouragement; bien entendu qu'il doit le guérir dans l'intérêt de l'espèce, il n'a garde d'y manquer dans celui de sa réputation. C'est la route battue, l'idée qui vient à tout le monde; ces précautions parlementaires tiennent au début, le succès tient à autre chose. Il suffit d'user des procédés reçus pour être médecin; mais pour être célèbre, il faut avoir une méthode à soi.
Faire son chemin à pied quand on a la renommée pour but, c'est vouloir arriver tard, ou plutôt n'arriver jamais; on prend donc une voiture. On avait un habit neuf, on s'adjoint un paletot; on habitait un troisième, on monte au premier. C'est une avance sur la clientèle à venir; les malades ne vous prennent qu'à moitié chemin. On fait meubler un appartement splendide, et l'on accroche dans son cabinet la gravure d'Hippocrate refusant les présents d'Artaxerces, afin de pouvoir dire avec conscience: Il y a chez moi du désintéressement.
N'est-on pas connu, c'est un avantage: on a tout à gagner du moment que l'on n'a rien à perdre; les malades attendent la santé, de même que vous attendez... la maladie. Ce que d'autres oseraient à peine tenter de peur de compromettre une réputation, on l'exécute de sang-froid pour faire la sienne. Viennent alors les grandes maladies, celles qui impriment tout d'un coup le sceau à la réputation d'un médecin, ces bonnes complications de l'aigu et du chronique, ces bonnes fractures qui emportent le quart d'un individu, et sauvent son médecin aux trois quarts, ces bons empoisonnements qui l'établissent profond chimiste et criminaliste distingué, et lui font découvrir dans les traces d'un crime ancien la route d'une renommée nouvelle; et le médecin triomphe, le char de la médecine se transforme en une demi-fortune qu'il vient de se donner. Ne pouvant se constituer de prime abord une célébrité de talent, il unit son savoir à quelque riche héritière du commerce parisien qui l'établit une célébrité d'argent. A-t-on peu de malades, c'est le moment de concentrer tous ses soins sur un seul, de suivre son idéal, si on en a un en médecine, de se montrer le médecin modèle. Celui-ci arrive à heure fixe; il reste près d'un quart d'heure chez ses clients, s'informe de la qualité des remèdes, se fait exhiber les déjections plus ou moins louables, passe les nuits, au besoin pose les sangsues, suit une maladie à la campagne, et donne des consultations gratuites aux gens de la maison. Le médecin qui débute ne connaît aucune saignée qui lui répugne; parfois il se saigne lui-même, pécuniairement parlant. On vend une propriété pour avoir une clientèle; la clientèle est une propriété. On l'achète souvent toute faite. Un bon moyen de s'en créer une, c'est de supposer qu'elle existe; beaucoup de médecins commencent par être célèbres, afin d'arriver à être connus. Faites réveiller vos voisins, que l'on vienne vous chercher à toute heure de la nuit au nom de telle duchesse qu'il vous plaira, prise dans le nobiliaire de d'Hozier, que la santé du faubourg Saint-Germain tienne, s'il se peut, à une de vos minutes; qu'une file de voitures armoriées stationne devant votre porte; alerte! valets de pieds, chasseurs, livrées de toutes sortes; que l'on fasse queue devant chez vous, que l'on s'y égorge comme aux mélodrames: vous tenez déjà l'ombre, la réalité est à deux pas.
Le médecin affectionne la presse périodique comme moyen de publicité et de diffusion. S'il parvient à fonder un journal de sciences médicales, chirurgicales, médico-chirurgicales ou chirurgico-médicales, c'en est fait, il a posé les fondements d'une renommée sans bornes, c'est pour lui le levier d'Archimède, et la science ne saurait faire un pas sans sa permission; il n'existe pas de maladie qui n'ait paru dans sa gazette; les jeunes médecins recherchent son appui, les vieux le ménagent, tous le craignent; il est capable de donner la fièvre même à la Faculté.
Planter des dalhias, c'est pour un médecin un moyen d'avoir bientôt une clientèle en pleine fleur; exceller sur un instrument de musique, c'est apprendre aux clients qu'on doit avoir, qu'on connaît les touches les plus délicates et les plus nerveuses de la fibre organique; se faire l'ami des artistes, c'est être avant peu leur médecin; collectionner des médailles, des tableaux, des bronzes antiques, c'est s'exposer à avoir prochainement une collection de malades, espèce précieuse, et qui mérite comme une autre d'être embaumée.
C'est surtout lorsqu'on a le plus de temps à soi qu'il est le moins permis d'en perdre. Il est des cas où un médecin doit être ubiquiste; le matin c'est à son hôpital, le jour chez les malades de la campagne, le soir c'est à une réunion de médecins qu'il doit être retenu. Sa consultation a dû retarder ses visites; il arrive tard dans son cabinet; la clientèle a ses exigences. Il ne prend rien aux pauvres pour commencer; il se contente de traiter des malades, afin d'avoir plus tard des clients.
La renommée marche d'abord au petit pas; survienne une épidémie, elle prendra la poste. Le choléra a fait quelques victimes, il est vrai, mais aussi que de médecins n'a-t-il pas créés! Beaucoup se sont improvisés médecins attendu l'urgence du fléau; il y eut à Paris quelques médecins de plus et quelques hommes de moins: en tout deux fléaux.
Ce sont les circonstances qui font les médecins, a-t-on dit souvent. Il y a des maladies obscures, des sciatiques, que l'on guérit incognito; groupées, elles représentent à peine un rhume d'élite. Lier une artère, fût-ce l'artère iliaque, à un pauvre dans un carrefour, c'est avoir fait beaucoup pour l'humanité, pour sa réputation peu de chose; mais une angine que l'on réussit chez une comtesse rétablit l'équilibre: tout se compense. Le médecin voit d'abord des sujets dans les hôpitaux; puis il fait des visites n'importe où; il examine la maladie quand il débute, il examine le malade quand il a débuté. Dans la première époque, «il n'y a guère à ses yeux que des réputations usurpées; les grands médecins sont des charlatans, le savoir est méconnu; la conscience est un empêchement; il se reproche d'avoir des scrupules.» A-t-il pris position: «Défiez-vous, dit-il incessamment, de ces jeunes gens systématiques, à qui la saignée ne coûte rien, qui vont tranchant à droite et à gauche toutes les questions et tous les membres qui leur tombent sous la main. L'expérience a prévalu, le grand médecin est seul digne d'être appelé.»
Aujourd'hui on ne meurt plus dans les formes, mais d'après la méthode. Il est mort guéri, dit un grand chirurgien de notre époque; ce mot peint tout le chirurgien. Sa passion est de rogner, disséquer, cautériser, et de pousser une opération jusqu'à ses plus extrêmes conséquences; comme il n'a que Dieu pour juge, c'est à lui qu'il présente ses opérés assez bien pansés pour des morts qu'ils sont. Il y a, au contraire, parmi les médecins, une espèce bénigne qui laisse mourir avec le plus grand sang-froid et la plus complète philanthropie.
La consultation réunit d'ordinaire deux médecins rivaux, la jeune et la vieille école. C'est une position délicate: le jeune médecin a seulement voix consultative; le consultant jouit, au contraire, du double vote, et résout les questions que l'autre n'a fait que poser; l'accessoire l'emporte sur le principal. Le jeune médecin mandé le premier prend moins cher, et guérit quelquefois. On a vu de grands médecins enterrer à grands frais leur client. Dernièrement un jeune médecin se trouva en face d'un professeur chez un riche malade; leurs méthodes étaient opposées; le jeune médecin était celui de la maison; l'autre avait pour lui l'autorité d'un grand nom. Le consultant blâma ouvertement le système suivi par son confrère: il fut écouté, le jeune médecin éconduit; on lui demanda son mémoire le même jour. Le malade jouissait encore d'une apparence de santé. «Sachez bien une chose, dit le jeune médecin en remettant son mémoire, c'est que, tout professeur qu'est monsieur, son malade mourra cette nuit.» Le médecin fut repris par la famille: qu'avait donc fait son malade? il était mort. L'art proprement dit consiste à ne prédire qu'à coup sûr, à faire craindre bien plus qu'à faire espérer. Les malades qui viennent de loin mènent toujours loin leur médecin; croire beaucoup aux remèdes est un moyen d'imposer le savoir. Des fièvres quartes ont été guéries par des pains à cacheter. Il n'y a que la médecine qui nous sauve.
Parlons d'abord du médecin en général; il sera temps ensuite de le considérer dans ses divers attributs. On voit le médecin, apôtre prétendu de la seule religion qui existe encore, sans croire précisément à son art, le maintenir à la hauteur de toutes les croyances, et l'asseoir même sur les débris du genre humain. Une société où le médecin existe seul est assurément une société malade. Néanmoins la médecine est impérissable, par la raison éminemment péremptoire qu'il y aura toujours des médecins; que si l'homme sain a besoin de croire à quelque chose, l'homme malade croit à tout aveuglément; et que, de toutes les maladies, la plus invétérée c'est la maladie des médecins. Pénétrer dans la conscience du médecin serait au reste entrer dans une vaste infirmerie où toutes nos passions seraient numérotées, plus celles que le médecin tient en réserve, et qui lui sont personnelles. Ceux d'entre les médecins qui s'élèvent dans les hautes abstractions de l'art, réduisant la médecine à un petit nombre de symptômes, se sont fait de bonne heure une philosophie pratique où ses préjugés trouvent une bonne place. Ceux-ci, en effet, ne sont-ils point des maladies? En général, le médecin cherche son milieu comme les autres hommes. Il faut le voir lorsque, retranché dans un faubourg, il adopte par nécessité les sobriquets bizarres que la foule donne aux maux qui l'affligent; accepter en dernière analyse un vocabulaire complétement hérétique pour ne pas s'aliéner des clients absurdes. Les malades veulent être traités pour les maladies qu'ils se supposent, et par les remèdes qu'ils ont prévus d'avance: de là naissent les coups de sang et les grands échauffements; de même les remèdes ont divers noms, afin que les malades puissent choisir. Par exemple, on administre avec avantage l'extrait de thébaïque à ceux qui redoutent l'opium. C'est ainsi que Paracelse, pour ne point faire appel au mercure, inventa le sublimé. Dans une sphère plus élevée, le médecin crée, au contraire, une foule de maladies, celles qui existent ne suffisant pas aux besoins hyperboliques de ses clients du grand monde. Il possède en outre pour lui-même un code exceptionnel; il n'est point malade comme tout le monde, et les remèdes qui guérissent un client tueraient infailliblement un médecin. Le médecin n'est jamais plus à l'aise que lorsqu'il exerce sur ses propres données, et que la maladie qu'il combat n'a pas été autorisée par l'expérience des siècles, ou prévue par les décrets de la Faculté. Celle-ci évite surtout de consacrer aucune doctrine: ce n'est pas un pouvoir responsable, parce que, peut-être, il y aurait trop de danger à l'être. Les fautes sont personnelles en médecine.
Les philosophes et les médecins eux-mêmes affirment que la médecine use l'âme au profit du corps; en d'autres termes, qu'elle perfectionne le corps en vertu d'un certain épicuréisme philosophique. Au moral le médecin vit beaucoup pour lui-même, il se fait d'ordinaire une religion de son égoïsme; le reste de l'humanité n'existe pas pour lui, attendu que tout le monde n'a pas l'honneur d'être médecin. Cet amour du positif se formule en idolâtrie pour l'argent. Suivez un médecin depuis son entrée dans la carrière pratique: souple d'abord et insinuant, il prendra insensiblement le ton sec, tranchant, d'un homme dont la réputation s'augmente et dont la caisse s'emplit. Bientôt maître de sa clientèle et de son entourage, sa parole sera celle d'un maître; elle coûtera aussi cher que celle d'un procureur. La vie et la mort s'échapperont de ses lèvres selon son bon vouloir; mais il fera plus de cas d'un écu que d'un homme: l'argent sera le point de mire de toutes ses actions.
A cette époque, s'il n'a pas la croix,—et ceci est une grande question pour le médecin, il l'achète ou la fait acheter; si le grand chancelier de la Légion d'honneur le rejette de son Eldorado, il a recours à quelque ordre équivoque qui se rapproche par la couleur de ses insignes du ruban si désiré, non qu'il y tienne comme à une distinction, mais parce qu'il voit un supplément de clientèle au bout d'un ruban. Le médecin n'oublie jamais d'être de quelqu'un ou de quelque chose, le public veut savoir d'où viennent les grands médecins.
Avant même d'être une sommité, un médecin est devenu profondément sensualiste: l'étude et la vue des souffrances, en lui donnant le moyen de les éviter, lui en ont rendu la jouissance plus précieuse; aussi excelle-t-il à user, tempérer ou développer tout ce qu'il est donné à l'homme d'en éprouver. C'est le médecin qui brûle lui-même son moka, qui choisit ses perdreaux truffés chez Chevet; c'est lui qui a inventé la salade d'ananas; la plupart des raffinements culinaires dérivent de la médecine. Quand l'humanité est au plus mal, le médecin nage dans les réjouissances sociales.
Il faut l'avouer aussi, du sein de la médecine surgissent de temps à autre de grandes individualités qui ont nom Dupuytren, ou quelques autres qu'il serait imprudent de citer parce qu'elles existent encore. Quand un médecin parvient à échapper au petit mercantilisme de sa profession et aux soins exclusifs de sa clientèle, disons mieux, à l'individualisme qui nous ronge, il peut tout comme un autre devenir un grand homme. Observons cependant que, même dans son hypothèse, son action a été jusqu'à présent purement individuelle. La médecine manque de ces vues générales qui embrassent tout un peuple, toute une nation. Tout se fait chez nous dans des intérêts de personnes, de famille tout au plus. Un médecin ne comprendra jamais qu'on puisse travailler à perfectionner l'hygiène d'une grande ville, et à réformer les abus qui compromettent la santé de toute une classe d'hommes. Il est vrai que c'est l'affaire des philosophes qui n'entendent rien à la médecine, ou des académiciens qui l'envisagent à un point de vue par trop constitutionnel. Aussi les grandes question d'hygiène et de salubrité publique sont-elles moins avancées chez nous que chez les anciens, généralement dépourvus de grands médecins. Je m'éloigne ici de mon cadre, mais il me semble que je me rapproche de la vérité.
Entrons maintenant dans le monde à la suite du médecin, comme lui, le chapeau à la main, mais avec l'intention perfide d'anatomiser chaque individualité. Sur le premier degré de l'échelle médicale est placé le médecin de cour, personnage multiple.—La cour a plusieurs médecins, l'habit à la française est placé en première ligne dans sa thérapeutique, il ne le quitte point tant que sa clientèle le retient dans le faubourg Saint-Honoré ou dans les riches hôtels de la Chaussée-d'Antin. Tout ce qui peut payer noblement veut être traité de même. Grâce au médecin de cour, l'anecdote de salon pénètre jusqu'au château; il ne dit jamais que la moitié de ce qu'il sait. Sa clientèle de Paris est toujours malade autre part, et on le consulte moins sur les maladies que l'on a que sur celles qu'il a dû guérir ailleurs; un mot de lui contient le bulletin des affections que l'on doit se permettre; ses ordonnances sont des ordres du jour. Quiconque n'est pas médecin de cour l'a été du premier consul, ou espère l'être tôt ou tard d'un dictateur.
Cette distinction se confond fréquemment avec celle du médecin professeur. Aucune existence que nous sachions n'est plus variée, plus complète, que celle du médecin professeur. Faire marcher de front les intérêts de la science et ceux de sa fortune, avoir une clientèle et un auditoire, être obligé de révéler mille secrets au nom de l'art, n'en laisser échapper aucun par égard pour ses clients, avoir sa popularité de professeur et sa renommée de médecin à faire fleurir l'une par l'autre, être profond à la Faculté, léger et superficiel dans un salon: tel est son rôle de tous les jours. Le médecin professeur possède, outre sa chaire, une clinique dans un hôpital; il est au moins chef de service. La douleur lui apparaît sous toutes les faces, hideuse et agonisante sur un grabat, coquette et parée dans le boudoir d'une femme élégante. D'un hôpital, ce purgatoire de la souffrance physique et morale, il passe dans un somptueux hôtel, Éden de la maladie. Cette vie si contrastée de Paris, il la sait tout entière, les tableaux les plus sombres de Ribeira sont à ses yeux une réalité; il connaît également les touches religieuses et mélancoliques de Murillo. Un palais et une léproserie, voilà le monde pour lui. Il est médecin dans son hôpital, sec, dur, brutal par nécessité; il est médecin de bonne compagnie près du lit d'une grande dame. Dans ses salles, le matin, il est roi; dans ses visites du soir, c'est une royauté constitutionnelle tout au plus.
Le grand monde possède encore dans le médecin des eaux une garantie pour ceux qui s'aventurent, sur la foi des sites et des douches sulfureuses, jusque dans le sein des Pyrénées. Le médecin des eaux part avec ses malades dès les premiers jours du mois de juin; il est chargé de procurer des eaux à ses malades, et des malades à ses eaux. Moitié administrateur, moitié savant, il a plus à faire que Moïse au sein du désert. La parole de celui-ci était commode; pourvu que les Hébreux eussent un puits, ils ne s'informaient pas si l'eau était plus ou moins carbonatée. Pour le médecin des eaux, l'analyse chimique le regarde; il est en outre chargé de l'hygiène du local. Les petites brochures se succèdent entre ses mains; il s'agit de prouver que sa fontaine est une piscine, et qu'elle l'emporte sur tous les filtres connus. Des gens ont la témérité de prétendre que cette place est une sinécure. Il est vrai que le gouvernement qui en octroie le brevet donne rarement les connaissances requises pour en faire usage; mais trouver un homme qui soit à la fois physicien, botaniste, géologue, chimiste et voyageur, n'est pas chose facile; on prend un homme politique, et tout est dit. Quand on n'est rien par ses emplois ou par ses titres, on peut encore s'établir homœopathe, phrénologue ou magnétiseur; on ne parvient pas toujours à fonder ainsi une science, mais on fonde une réputation.
Le médecin prosecteur, aide ou professeur d'anatomie, jouit d'une grande importance, aujourd'hui qu'aucun homme ne meurt sans que l'on sache ce qu'il aurait fallu faire pour le guérir.
Dans quelle classe rangerons-nous celui qui se complaît dans les phénomènes de la nature anormale? Sa maison est un musée assez semblable au musée Dupuytren. La Vénus hottentote y donne la main à l'Apollon de Paris; un squelette type, un Quasimodo chevillé en laiton, l'embryon acéphale et le fœtus à trois têtes, Rita et Christina, une deuxième édition des frères Siamois, se rencontrent dans son répertoire. L'espèce humaine est sublime et ridicule sous le scalpel de l'anatomiste: il réunit les deux extrêmes, et il occupe lui-même la région moyenne dans son muséum.
Laissons cet amateur passionné de la nature morte s'ensevelir prématurément dans son ossuaire; occupons-nous du médecin des pauvres. On n'est encore mort qu'à demi quand on a recours au médecin du dispensaire; il donne des soins à ceux qui n'en peuvent attendre que de l'humanité. La philanthropie a ses apôtres pour ne pas dire ses martyrs: escalader des maisons de tous les étages, pénétrer dans des bouges quelconques, prescrire de la limonade citrique à ceux que des pains de quatre livres rétabliraient infailliblement, telle est l'ingrate mission du médecin philanthrope. L'administration doit les choisir jeunes pour les avoir sensibles: à force de s'attendrir, le cœur se pétrifie, le médecin se forme aux dépens de l'être sensitif; l'âme sympathique s'évanouit. Le corps n'apparaît plus que comme une matière plus ou moins organique que l'on traite indifféremment selon telle ou telle méthode: on fait de la médecine; la philanthropie n'est plus qu'une tradition.
Le médecin-affiche existe de compte à demi avec les afficheurs, les distributeurs d'adresses sur la voie publique, qui accostent les passants dans les carrefours, et toute cette nation fauve et avinée dont Robert Macaire est le patriarche. La publicité n'a pas pour le médecin-affiche de formes dégoûtantes: les piéges les plus grossiers sont ceux qui prennent le plus de monde. Il spécule sur un procès: quand la publicité l'emporte sur l'amende, c'est autant de gagné, le réquisitoire est une réclame pour lui. Il aurait fait sa fortune si tout le monde était informé qu'il a été condamné à quelques mois de prison, sans préjudice de ses mérites et qualités individuelles. Il sait ce que la condamnation rend chaque année, et combien il gagne par jour à être en prison. Son exploitation ne se borne point aux limites d'une rue de Paris. Pour peu que son industrie ait prospéré, son hygiène se répand bientôt sur tous les continents. Néanmoins Paris, la ville du monde la plus médicale et la plus éclairée, est encore le paradis terrestre de ce charlatan; c'est là qu'il enterre le plus de clients.
On peut être médecin d'un théâtre sans cesser d'être médecin. Là, on doit constater jusqu'à quel point une toux peut être légale. Le médecin d'un théâtre est un lynx pour les maladies imaginaires. La prima donna déteste le médecin, qui l'oblige de temps à autre à se bien porter: aussi a-t-elle toujours dans ses bonnes grâces un jeune docteur choisi par elle pour plaider la migraine contradictoire.
Le médecin d'une compagnie d'assurance est chargé de constater l'entité physique, la parfaite intégrité corporelle des remplaçants soumis à son examen. Il doit se montrer plus sévère que la loi même, le gouvernement étant plus méticuleux pour un remplaçant que pour un simple soldat. Qu'est-ce que l'homme, physiquement parlant? Demandez à ce médecin. Ceux qu'il accepte peuvent dire avec vérité: «Je suis un homme.» Saint Pierre n'est pas plus difficile sur le choix des âmes que le médecin de recrutement sur l'admission des maréchaux de France. Il y a un médecin pour les vivants, pour les malades; il y a de plus le médecin des morts. Celui-ci n'est appelé que pour s'assurer de la non-existence de ses clients. On éprouve le besoin de vivre pour ne pas recevoir sa visite, car il donne des visas pour l'autre monde; le moindre symptôme d'existence rend son ministère inutile. Les décès, les inhumations, se font par son ordre; enfin on ne meurt pas sans sa permission. Le médecin des morts est gai comme un catafalque, vêtu de noir des pieds à la tête; il existe comme garantie pour les vivants et les morts; les collatéraux lui doivent des remercîments.
Parmi ceux que la Providence veut affliger, elle envoie aux uns une maladie, aux autres un médecin: c'est un trésor inestimable ou un mal sans remède; on guérit d'une maladie, on ne guérit pas d'un médecin. Ayez un médecin pour ami, sinon un ami pour médecin, il aura le courage de vous mettre tout de suite au courant des secrets de l'art, et de ne point vous trouver malade si vous n'êtes qu'indisposé. Il y a des familles où le médecin est héréditaire, et où le même homme guérit, en très-peu de temps, de père en fils une foule de générations.
De nos jours, le médecin doit être ambidextre. Il a perdu de ses préjugés aristocratiques, qui ne lui permettaient pas d'être confondu avec un chirurgien; ou plutôt le chirurgien a acquis ces connaissances internes qui l'élèvent au rang de son confrère: il pratique la percussion. En Angleterre, un médecin laisse mourir un de ses amis frappé d'apoplexie à ses côtés, pour ne pas se déshonorer... en le saignant.
Depuis que les croyances sont affaiblies, le médecin et le notaire semblent avoir hérité de la société. Ce que l'on n'avoue plus au prêtre, la souffrance oblige de le confier au médecin, ou l'intérêt le fait dévoiler au notaire: le médecin est le dépositaire forcé des mystères de l'alcôve, du boudoir, et des affections intimes; confident obligé de toutes les faiblesses, il élève sa profession en sauvant l'honneur des familles; le secret de la confession est devenu le secret de la médecine. Le médecin assiste à la naissance; pendant la vie est-on jamais sûr de pouvoir s'en passer? Aussi, après celui de se bien porter, il n'est pas de plus grand bonheur au monde que d'avoir un bon médecin.
L. Roux.
LA FIGURANTE.
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On sait que de tout temps en France le soleil de la rampe a ébloui bien des grands yeux noirs et bleus, et fait tourner bien des jolies têtes. Quand même Watteau, le peintre des amours mignards, ne nous aurait pas laissé quelques silhouettes des nymphes d'Opéra d'autrefois, gracieux lutins qui abandonnaient la solitude de leurs comptoirs pour aller se mêler aux magies de la scène, personne cependant n'ignorerait que, dès 1770, peu de jeunes filles de la classe ouvrière savaient résister au désir, allumé en elles comme une fièvre, de se produire en public, au milieu des pompes d'un chœur et des splendeurs d'un ballet.
Loin de s'éteindre avec le temps, ce délire enthousiaste n'a fait que prendre de jour en jour plus de développement. On comprend que cela devait être, à Paris surtout, où l'art dramatique accapare presque à lui seul l'empire de la vie sociale. En effet, tant de séductions, tant de ressources, tant d'attraits d'un charme tout-puissant ressortent du théâtre moderne, que rien n'est facile à concevoir comme cet éveil donné à toutes ces petites et folles ambitions.
Ainsi il est un rêve rose et doré qui poursuit sans cesse une classe nombreuse de jeunes filles du monde parisien. Je veux parler ici de celles qui naissent dans la soupente du portier aussi bien que de ces groupes d'oisillons jaseurs, jolies recluses des magasins de modes, qui, penchées matin et soir, comme Pénélope, sur un métier de gazes et de rubans, sont pour ainsi dire condamnés à un travail sans fin. Lorsqu'après les longs labeurs de la semaine elles rentrent le dimanche dans leurs mansardes, en proie aux émotions d'un drame à grand fracas ou d'un vaudeville lugubre, c'est ce rêve qui les endort; il voltige, en se jouant, autour de leurs paupières; il les enchante et les fascine. Les riches vêtements, le manteau de reine tout étoilé de paillettes, les chlamydes grecques à la queue traînante, les robes lamées d'argent, les perles dans les cheveux, les pendants d'oreilles, les colliers de diamants, les anneaux de topaze, cette blancheur si nette de la peau que ne se refuse aucune actrice, les babouches de soie et de velours, tout cet appareil féerique brille à leurs yeux comme un mirage. On dirait qu'à ces heures-là la reine Mab de Shakspeare leur apparaît toute souriante, sur son char étincelant de pierreries.
Les pauvres petites! elles se voient applaudies, couvertes de fleurs, comblées de caresses, redemandées avec transport; elles jouissent des désirs qu'elles inspirent, elles sont fières de la beauté dont on les loue. Encore si ces songes décevants devaient s'arrêter là!
Mais tout en accomplissant leur tâche, quand, l'aiguille et les ciseaux à la main, elles causent en brodant à la manière des filles de Minée, chacune d'elles répète les couplets qu'elle a entendu chanter. Toutes jouent un rôle dans une comédie pour rire; on essaie sa voix, on se façonne peu à peu aux allures de la scène; on récite les tirades qu'on a vu applaudir avec le plus de frénésie. C'est une parodie sans fin, une sorte de lutte en même temps. De là à formuler des désirs, la transition, comme on pense, ne saurait se faire longtemps attendre. D'ailleurs, comme si ce n'était pas encore assez de toutes ces aspirations jetées au vent, on se conte à l'oreille les mille fables séduisantes qui circulent dans la foule sur l'avancement inouï de toutes les déesses théâtrales du jour. On n'oublie jamais de se dire qu'avant ses triomphes de l'Académie royale de musique, où ses beaux yeux seuls l'ont conduite, mademoiselle *** a été couturière. Pour mademoiselle ***, elle a été modiste tout uniment; mademoiselle ***, pis que cela, et mademoiselle *** encore pis.
Voyez maintenant combien le sentier des illusions devient glissant une fois qu'on est engagé sur cette pente rapide. Il n'est alors aucune prétention, si exagérée qu'elle soit, que les pauvres enfants ne se croient en droit de former. Après ces préliminaires obligés, quelques jours se passent pendant lesquels on prend en dégoût le travail du magasin. Les fanfreluches sont négligées, on n'est déjà plus au fait des modes. Bientôt tous les ustensiles du métier sont jetés de côté avec abjection; puis, tous les dimanches, l'oiseau parvient à s'échapper de sa volière pour s'enrôler, de dix heures du matin à trois de l'après-midi, parmi les élèves dramatiques de M. Saint-Aulaire. Il n'y a plus moyen de se dédire: on a un théâtre, un genre, un répertoire à soi; on joue devant un public qui applaudit plus souvent qu'il ne blâme. Rien n'empêche de croire qu'on est de première force dans les confidentes de la tragédie voltairienne, ou dans les Madelon délurées de la comédie de Molière. A présent, on est de taille à oser bien des choses, à tenter bien des essais, dont le moindre sera de solliciter auprès d'un directeur la faveur d'un prochain début. Inutile d'ajouter que, dès la première vue, on sera engagée avec empressement à faire partie... des figurantes.
Figurante! C'était sur toute autre chose qu'on avait compté. Figurante, c'est-à-dire dame de chœurs, condamnée à d'obscures pirouettes ou à des monosyllabes fugitifs dans les chants, quelle coupe d'absinthe à vider jusqu'à la lie! N'importe. Il faut bien commencer par quelque chose. On est figurante ce soir, demain on sera peut-être prima donna. Mon Dieu! on a vu cent fois de ces miracles-là.
Pauvre fille! elle ne cesse jamais d'espérer. Qu'on se garde de croire qu'elle fera désormais le moindre effort pour avancer d'un pas. Tout humble qu'il soit, ce rôle de comparse satisfera longtemps tous ses désirs.
Afin d'obéir autant qu'il est en elle à la tradition, la figurante n'oublie jamais d'avoir un nom doux comme le miel, blanc comme le lait. On sait que par les baptêmes qui courent aujourd'hui au théâtre, c'est une chose de la plus haute importance que de bien se nommer. En ceci, les choses ont été portées à un tel point que les nomenclatures du calendrier sont devenues insuffisantes. Avant donc de faire son choix, la figurante met à contribution toutes les héroïnes de romans à sa connaissance. Elle cherche, elle s'informe, elle fouille dans tous ses souvenirs, elle s'interroge longtemps. Cela fait, elle conclut à s'appeler au choix Paméla, Maria, Cœlina, Flora, Indiana, Emma, Lélia, Lucie, Héloïse, ou même tout cela à la fois. Plus tard, dans quelque soirée solennelle, au milieu des causeries d'un entr'acte ou d'un triomphe de foyer, elle recevra de ses camarades un sobriquet caractéristique comme Bel-Œil, Bouche-Rose ou Fine-Oreille, petit appendice qui, pour n'être pas son appellation réelle, n'en deviendra pas moins le nom auquel on l'habituera à répondre.
Au jour de son début, la figurante a dix-sept ans, quelquefois plus, rarement moins. La première fois qu'elle se produit en scène, bien des jumelles d'habitués se lèvent à son approche pour s'assurer si elle est brune ou blonde, pour voir si elle a de grands yeux, voilés de longs cils. Le plus souvent la friponne a bien d'autres trésors vraiment à étaler devant les sultans de l'orchestre: c'est une bouche mutine, un petit bras rond, une petite main, un petit pied et bien d'autres richesses encore!
On la trouve jolie; c'est déjà bien, mais ce n'est pas encore assez. Tous ces avantages ne lui serviraient pas à grand'chose, s'il ne lui était pas possible de les mettre en évidence. Être belle, voilà sans doute une excellente raison de succès; être intelligente, c'est-à-dire vive, enjouée, sautillante, mobile, avoir l'œil en coulisses, la taille bien dégagée, la jambe tendue, voilà mieux que l'espoir du succès, voilà le succès certain. On sait qu'il consiste pour la figurante à s'avancer toujours la première, soit qu'il s'agisse d'une ronde villageoise, soit qu'il faille simuler au naturel un cercle de bourgeoises endimanchées. Pour se conquérir cette place au premier rang, il n'est pas de petites luttes qui lui fassent peur. Tous les artifices de la coquetterie, un châle plus frais, une bouche plus souriante, ces souliers si petits, ces bras arrondis sur les hanches, comme les anses d'un vase étrusque, les œillades assassines au régisseur, les coups de langue sur le compte des beautés rivales, un baiser par-ci, une complaisance par-là; rien ne lui coûte pour obtenir le droit de marcher en tête. S'il le fallait, elle provoquerait au besoin une nouvelle épreuve du jugement de Pâris; de même encore rien ne lui semble aussi cruel que de se voir reléguer, de chutes en dégringolades, jusqu'aux derniers anneaux de la queue: on sait, en effet, qu'à ce point la tête, si jolie qu'elle soit, devient imperceptible aux yeux du public.
Une chose qui n'est pas moins digne de remarque, c'est l'humilité de la figurante vis-à-vis des chefs d'emploi. On dirait de la soumission, si ce n'était mieux que cela, de la crainte. Une reine, une grande coquette, un tyran, la robe à queue, le sceptre de carton peint, la couronne d'or, exercent sur elle un pouvoir souverain; ils peuvent s'en servir par un mouvement inattendu, rejeter quelquefois même sur elle, selon leur caprice, la mauvaise humeur que leur a causée la sévérité du public. La figurante est leur hochet. Qu'ils s'en amusent comme une pensionnaire de sa poupée, si cela leur fait plaisir: c'est un tonton d'une docilité extrême. Au lieu de se plaindre, elle regardera chacune des agressions dont elle sera l'objet comme un honneur insigne. On n'a pas oublié ce mot d'une figurante au bon temps de la Comédie-Française. C'était à la fin d'un entr'acte. En rentrant dans la coulisse, elle manifestait au milieu de ses camarades une joie inaccoutumée.
«D'où te vient donc tant de gaieté? lui demanda l'une d'elles.
—Ah! s'empressa-t-elle de répondre, c'est bien naturel: M. Saint-Prix vient de me marcher sur le pied!»
Bien que la figurante soit née dans les couches inférieures de la société, il arrive parfois, je ne vous dirai pas comment, mais cela arrive, qu'elle se trouve tout à coup posséder toutes les délicatesses du confort. En ce cas, rien de ce qui fait, à Paris, la vie douce et heureuse pour les jolies femmes ne manque à ses désirs. Cachemires, boas, riches écrins, cristaux, tapis, calèches, livrée, groom, tout ce qui séduit, tout ce qui enivre, elle accepte tout cela, sauf à se voir forcée d'y renoncer dans un temps prochain. D'habitude, ses bonnes fortunes sont rapides comme l'éclair; c'est tout au plus si elle a eu le loisir d'oublier un instant sa petite toilette d'autrefois: ce tartan rouge rayé avec lequel elle mourra, ses brodequins noirs, une robe d'indienne, un chapeau de satin passé et une chaîne en similor. Redevenir pauvre ne lui coûte pas beaucoup. Alors adieu au protecteur qui la combla de cadeaux. L'oiseau revient à son premier nid. Vive la joie que personne n'achète! Vive l'amour pour tout de bon avec un flacon de pomard ou une bouteille de blond châblis! Fi des grandes parures qui asservissent! Tombent ces marabouts qu'il faut payer avec de menteuses caresses! Voilà le lit de plume, un peu dur, mais où l'on dort si bien! Voilà l'étroite mansarde d'où l'on avoisine les astres!
Pour la figurante qui reconquiert son indépendance, c'est toute une révolution à accomplir. Du premier étage elle grimpe au cinquième au-dessus de l'entre-sol, à deux cents pieds au-dessus du niveau de la Seine. C'est un peu haut. Bah! la coquette passe devant. Sa jambe est si fine! Que le ciel la protége!
Ce n'est pas qu'il faille tant la plaindre de cette libre misère. Une fois de retour dans sa cellule si proprette à la fois et si modeste, elle n'est pas en peine de se trouver du bonheur pour longtemps. Avec un oiseau chanteur, on trouve dans un coin de sa demeure une colonie de vers à soie qu'elle prend plaisir à élever de ses propres mains, et puis sous sa fenêtre s'épanouissent les plantes et les fleurs les plus aimables. Il y a là une petite forêt de roses qui la regardent d'un air amoureux; un pot de réséda jette ses aromes au vent. On y voit encore de rouges œillets aux parfums humbles et suppliants, et des clématites qui montent le long du mur jusqu'à elle, et font presque irruption dans sa chambre, comme une idylle qui la poursuit. En regardant bien, vis-à-vis un petit fichu de Baréges suspendu à la croisée en guise de rideau, on trouve encore une guitare castillane, à l'aide de laquelle la pauvre recluse module les cantilènes de Mlle Loïsa Puget, ou les romances échevelées d'Hippolyte Monpou.
Cependant, comme, à son gré, il n'est rien au monde d'aussi ennuyeux qu'une existence solitaire, il arrive une heure où elle s'arrange de façon que son monologue soit toujours interrompu. L'ange aux formes humaines qui doit lui donner la réplique est commis marchand dans un magasin de nouveautés, et passe immanquablement pour son cousin, comme cela se pratique dans les vaudevilles du jour.
Là ne se bornent pas les relations de la figurante. Indépendamment de l'habilleuse et de la fleuriste du théâtre, elle compose encore sa société des Taglioni en herbe, des Funambules et des Dorval en espérance, qui s'exercent tous les quinze jours à hurler le mélodrame à la salle Chantereine. Au reste, elle est au mieux avec sa portière, à qui elle donne presque quotidiennement une foule de billets de spectacle sans droit. Elle n'a pas de cartes de visite, mais elle écrit sur sa porte avec de la craie: