Les français peints par eux-mêmes, tome 1
LE DÉBUTANT LITTÉRAIRE.
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Le jour où Dieu enjoignit à l'homme de croître et de multiplier, il est probable, sinon certain, qu'il entendit parler d'une multiplication honnête et d'une croissance raisonnable. Toute supposition contraire impliquerait de la part de la Providence une incurie complétement inadmissible, quand on considère la sublime harmonie qui régit les moindres rouages de l'univers. A quoi bon, en effet, tirer l'homme du néant, et l'exposer aux mille besoins de la vie, s'il ne vous est pas donné de les satisfaire? Certes, il est on ne peut plus louable «aux petits des oiseaux de donner la pâture,» mais il nous a toujours paru que les petits des humains avaient à la bonté divine des droits fondés non moins justement que les petits des oiseaux.
C'est précisément cette conviction où nous sommes que Dieu ne saurait avoir ébauché une œuvre incomplète qui nous donne la force de soutenir la vérité de notre assertion première, à savoir que Dieu, en créant le monde, lui avait assigné un certain chiffre de population que l'homme, pour son bonheur, n'aurait dû jamais dépasser. En doutez-vous? lisez l'histoire, interrogez la tradition; qu'y trouvez-vous? Des mortels béats au premier chef, savourant, sans désemparer, toutes les joies de l'existence; allant et venant dans la vie, comme sur une pelouse en fleurs, sans regrets, sans soucis, sans alarmes. Il est bien vrai que par-ci par-là survenaient tout à coup des épisodes désagréables, comme le déluge ou l'incendie de Gomorrhe. Mais qui donc, par une belle matinée de printemps, splendidement éclairée, s'est jamais inquiété des taches que les astronomes ont cru remarquer dans le soleil? et, d'ailleurs, quel roi puissant de la terre peut se dire à l'abri des atteintes bourgeoises du rhume de cerveau?
Mais, hélas! à mesure que les siècles ont marché, l'humanité s'est agglomérée comme une immense boule de neige. Alors, les pelouses en fleurs ont fait place à des sentiers rudes et escarpés; désormais chacun se presse, se coudoie et cherche à supplanter son voisin. «Ote-toi de là que je m'y mette!» devient la devise à la mode, et l'égoïsme une nécessité vitale. Et comment en serait-il autrement, lorsque la moindre place vacante ne compte pas moins de deux cents rivaux béants? lorsque tout se dispute avec une ardeur sans égale, portefeuilles de ministre et bureaux de tabac? Quand il y a vingt fois plus d'avocats que de procès à perdre, de peintres que de portraits à faire, de soldats que de victoires à gagner, de médecins que de malades à tuer! quand toutes les issues sont envahies, assiégées, escaladées, encombrées!
Sous l'Empire, où il était convenu que passer toute sa vie à s'exposer à la mort constituait une position sociale, le canon faisait de larges trouées dans cet amoncellement de jeunes hommes sans direction et sans choix. Mais à présent que l'humeur belliqueuse n'est plus à l'ordre du jour, il ne reste à la jeunesse que deux carrières à remplir: le barreau et la médecine. Or, comme pour y arriver il faut, à toute force, passer par des chemins qui ne sont pas toujours bordés de roses; comme, en outre, ces deux professions regorgent déjà d'une quantité inouïe de pauvres diables qu'on voit se disputer clients et malades avec tout l'acharnement d'un appétit qui frise le jeûne, il suit de là que nombre de plumes taillées pour prendre des notes au cours de M. Orfila finissent par rimer des élégies, et qu'une foule de cahiers achetés dans l'origine pour rédiger les leçons de M. Du Caurroy servent, en définitive, à recevoir un plan de vaudeville, à enregistrer un scenario de mélodrame.—Car c'est encore là une de ces mille erreurs passées, grâce à un fréquent usage, à l'état de vérités absolues: on ne naît point poëte. Avez-vous ouï dire que M. de Lamartine ait fait des vers au maillot, ou que M. de Chateaubriand ait salué autrement que par des cris et des pleurs la venue de sa première dent? Donc, sur trois mille jeunes gens que la province envoie chaque année à Paris, ce Minotaure de pierre, on en compte huit ou dix à peine qui débarquent dans la cour des messageries avec l'intention formelle de se faire littérateurs. Le reste arrive sous le prétexte d'étudier le droit ou la médecine, et ce n'est qu'après s'être écorchés aux épines de ces deux sciences, après avoir absorbé l'argent des inscriptions, que, du ciel, un beau matin, s'imaginant ressentir l'influence secrète, ils enfourchent leur plume comme un coursier qui doit les mener rapidement à la gloire et à la fortune, et s'embarquent joyeusement dans leur encrier, dont ils transforment les petites vagues noires en flots dorés du Pactole.
L'Odyssée d'un débutant littéraire étant celle, à quelques circonstances près, de tous les débutants imaginables, nous allons raconter l'histoire d'Eugène Préval, un débutant de ces dernières années. Ab uno disce omnes.
Vers la fin de 1834, Eugène Préval, le cœur plein et la bourse vide, monta en diligence, et, pour la première fois de sa vie, dit adieu à sa famille et à sa petite ville de Château-Chinon. Son père l'envoyait à Paris pour étudier la procédure et se former aux belles manières, à raison de 100 francs par mois, sur quoi il devait prélever l'argent nécessaire à la nourriture, au logement, au blanchissage, aux inscriptions, à l'habillement, à l'éclairage, au chauffage et aux menus plaisirs. Trois semaines après son débarquement, Eugène avait déjà mangé l'argent d'un trimestre, et nourrissait dans son cœur une haine invincible contre tous les codes civils imaginables.
Un soir, pour se distraire, il s'en fut au Gymnase, où l'on jouait trois pièces de M. Scribe. Le hasard l'ayant fait voisin de deux messieurs bavards, il n'eut rien de mieux à faire que d'écouter la conversation, qui pouvait se résumer ainsi: «Combien pensez-vous que ça soit payé à Scribe des petites choses comme celles qu'on vient de nous représenter?—Mais ça peut bien lui rapporter de cinq à six cent mille francs par année.—Ah! bah!—Ma parole.—Farceurs d'écrivains! on m'avait dit qu'ils mouraient tous de faim à l'hôpital.—Plus souvent! Le cousin du beau-frère de l'oncle du parrain de mon portier est valet de chambre chez un journaliste; on ne lui paie ses gages qu'en bijoux et en perles fines.—Tiens, tiens! Si je retirais mon petit troisième de chez le droguiste où il est en apprentissage, et si j'en faisais un homme de lettres? Quand même il ne gagnerait que cent mille francs en commençant, ça m'irait encore, allez!»
Rentré chez lui, notre héros fit un auto-da-fé de tous ses livres classiques, et s'écria, non sans lancer un regard de dédain sur sa mansarde: «Et moi aussi je serai homme de lettres!»
Eugène se réveilla le lendemain à l'état de débutant littéraire, c'est-à-dire qu'il employa sa matinée à noircir quelques innocentes feuilles de papier, et son après-midi à découvrir, dans l'Almanach des 25,000 adresses, la demeure de tous les journaux parisiens. Le surlendemain, il entra dans cette voie de déceptions et de déboires où, pour réussir, il ne faut pas que du talent, mais aussi du courage, de l'adresse, de la ruse, de la souplesse et de la diplomatie; voie ardue qui aboutit si souvent à la misère, quand elle n'aboutit pas au suicide.
Eugène Préval s'en fut donc offrir son article à la Revue des Deux-Mondes, qui le refusa à titre d'immoral; puis à la Revue de Paris, qui ne put l'admettre comme entaché d'une moralité par trop digne de feu Berquin. Le Siècle le trouva trop long, et le Courrier français, trop court; le National jugea que les idées qui y étaient émises ne cadraient pas avec sa ligne politique, et la Presse déclara la prose d'Eugène éminemment incendiaire et digne en tout point de figurer dans les colonnes d'une feuille anarchique. Quant aux petits journaux, ils se firent les imitateurs serviles de leurs grands confrères, répondant, les uns, qu'il était trop fade; les autres, qu'il était trop méchant; ceux-ci, que l'idée s'y montrait d'une niaiserie banale; ceux-là, que le fond en était d'une extravagance impossible.
Deux mois se passèrent ainsi. Eugène faisait, journée commune, de trois à quatre lieues par les rues de Paris, allant du quartier Saint Jacques à la Chaussée-d'Antin, et du faubourg Saint-Germain au faubourg Saint-Honoré, bravant la pluie, la crotte et la froidure, supportant sans sourciller les refus souvent impolis des rédacteurs, et les grands airs des garçons de bureau, gens espiègles à la façon des petits clercs, et toujours prêts à molester les solliciteurs. A la fin pourtant, et de quelque solidité que fussent douées ses illusions et ses bottes, les unes et les autres, grâce aux rudes échecs qu'elles avaient eu à subir dans le cours de leur carrière, commencèrent à s'user sensiblement; Eugène, médiocrement alléché par ces prémices littéraires, en était venu à se demander s'il ne lui serait pas bien plus profitable d'étudier le droit, et puis de s'en aller dans une ville de province défendre la veuve et l'orphelin sur le pied d'un écu par tête. Mais un jour, comme il montait la rue de Sorbonne d'un pas mélancolique, ses regards furent subitement frappés à la vue d'une affiche colossale, conçue en ces termes: «Le Chérubin, journal littéraire, paraissant le jeudi de chaque semaine, etc. Prix: 24 fr. par an. Bureaux, rue Guénégaud, 23.»
«Le Chérubin, s'écria notre débutant, le cœur rempli d'espoir; le Chérubin, un nouveau journal! le seul qui ne m'ait pas encore refusé... Essayons-en avant de couper mes ailes.» Et aussitôt il vola à son hôtel, interrogea l'arcane mystérieuse de son secrétaire, et reconnut, ô joie surhumaine! que deux pièces de cent sous lui restaient encore. C'était plus qu'il n'en fallait; et, revêtant aussitôt ses habits les plus convenables, il s'empressa de courir à la rue Guénégaud.
Le Chérubin était une petite feuille inodore qui avait pour spécialité d'être tirée sur papier rose, et de n'avoir jamais eu besoin d'un caissier. Personne, sans aucun doute, n'a gardé souvenir de cet estimable journal, si ce n'est son imprimeur infortuné, à qui probablement il reste encore dû quelque vieux reliquat de compte. Ledit Chérubin florissait au no 23 de la rue Guénégaud, vieille maison triste et froide; et ce qui sur les affiches était baptisé solennellement du nom pompeux de bureaux consistait dans une seule chambre, meublée d'une banquette circulaire qu'on avait oublié de rembourrer; au fond se trouvait une alcôve fermée, ornée d'un lit de sangle, où venaient coucher alternativement ceux des rédacteurs qui étaient dans de mauvais termes avec leurs propriétaires. Lorsque Eugène arriva au Chérubin, la rédaction tout entière s'était comme donné rendez-vous aux bureaux, qui était encombré d'une quinzaine de jeunes gens en train de révolutionner le monde littéraire et de démolir en bloc toutes les illustrations contemporaines. Eugène demeura plusieurs minutes sans oser tourner la clef dans la serrure, tant il lui semblait que l'aspect de ces hommes devait être majestueux et imposant; puis, d'un mouvement convulsif, il ouvrit la porte, et pénétra dans le sanctuaire. Il eut un éblouissement. Tout en discutant, la rédaction du Chérubin battait la semelle dans le but ingénieux de réchauffer, non pas la discussion, qui était aussi chaude que possible, mais ses pieds, que l'absence du feu, au cœur de janvier, avait singulièrement refroidis.
La foudre tombant à l'improviste, par un ciel d'azur, sur la rue Guénégaud, n'eût pas causé une plus grande surprise que la visite d'Eugène Préval. C'est qu'il ne vint pas son article à la main, comme vous vous l'imaginez; il entra porteur de ses six francs qu'il déposa noblement sur la table, en disant ces paroles si éloquentes dans leur simplicité: «Messieurs, je viens pour m'abonner!» Sitôt qu'il eut les talons tournés, la rédaction se leva comme un seul homme, et courut immédiatement convertir les six livres d'Eugène en marrons et en vin blanc, que l'on s'empressa de consommer à la santé de la gent abonnable.
Or, voici le raisonnement profond que notre héros s'était tenu à lui-même: «Il est impossible que le Chérubin refuse les articles de son unique abonné.» En effet, lorsque une semaine après, il apporta sa prose, on l'accueillit avec un véritable enthousiasme; et, à dater de ce jour, Eugène fut admis à l'honneur insigne de venir battre la semelle, et démolir quiconque dans les bureaux du Chérubin, honneur dont il abusa quatorze heures par jour. Nous devons ajouter que durant les trois mois que ladite feuille survécut à son premier abonnement, Eugène n'eut pas occasion de voir apparaître le moindre marron, ni la plus mince bouteille.
Il est un fait digne d'être observé, c'est que la destinée des choses qui ont été reçues dans l'origine avec enthousiasme finit presque toujours d'une façon lamentable. Sans parler ici des quinze cents tragédies, toutes reçues avec enthousiasme au Théâtre-Français, et qui toutes sont appelées à une moisissure éternelle, nous citerons l'article d'Eugène. Savez-vous l'époque où il vint au monde? Juste le jour où le Chérubin lui disait un éternel adieu. Quoi qu'il en soit, mieux vaut tard que jamais, et notre débutant, qui n'avait pas fermé l'œil de la nuit, dut être, ce jour-là, rangé dans la catégorie des gens vertueux, car il aima à voir lever l'aurore. Enfin, il était donc homme de lettres! Comme les autres, il avait donc enfin son œuvre imprimée! par malheur, ce qu'il avait de plus que les autres, c'était une myriade de fautes qui parsemaient son œuvre, résultat inévitable de son peu d'expérience en matière de corrections typographiques, témoin un passage où il avait entendu célébrer le dévouement des femmes, et où ce n'était pas précisément cette noble qualité dont on l'instituait le panégyriste: il ne s'en fallait que d'une lettre.—A part cette petite contrariété, Eugène fut exactement le plus heureux des hommes. Il porta à la poste trente exemplaires du Chérubin: il y en avait pour toutes les autorités civiles et administratives de Château-Chinon; puis il entra dans les cafés de sa connaissance, dans les cabinets de lecture qu'il put découvrir, partout demandant le Chérubin, et n'en sortant qu'après avoir savouré lentement sa prose.—Le soir, avant de se coucher, il s'écrivit à lui-même plusieurs lettres portant la suscription suivante: «A Monsieur Eugène Préval, journaliste et homme de lettres,» afin de bien constater son identité aux yeux de la portière.
Le Chérubin mort, ses rédacteurs très-ordinaires sentirent un vide immense dans leur existence d'hommes. Les uns regrettaient fort de ne plus avoir à leur disposition cette bénévole tribune où ils s'installaient tout à leur aise pour haranguer la foule qui ne les écoutait pas; ce que les autres déploraient davantage, c'était d'avoir perdu un asile et un lit de sangle assurés; bref, il fut résolu à l'unanimité qu'une nouvelle feuille serait fondée; et, pour solidifier son existence, on décréta en outre que ledit journal serait créé par actions. C'est alors que naquit la Revue de France, soutenue par une société d'actionnaires-rédacteurs, s'engageant à payer une cotisation mensuelle de quinze francs, dix francs ou cinq francs, suivant l'étendue de leurs moyens pécuniaires. Ceux qui donnaient quinze francs avaient droit à faire insérer deux et trois fois plus d'articles que les autres. Il était enjoint à tous les rédacteurs, sous peine d'exclusion formelle de n'entrer jamais dans aucun lieu public sans demander à grands cris la Revue de France. Que si, par impossible, un butor de garçon répondait: Connais pas! le rédacteur devait sortir sur-le-champ, sans consommer autre chose qu'un verre d'eau (sans sucre) et un cure-dent.
Eugène prit part, en qualité d'actionnaire à cinq francs, à la rédaction de cette Revue qui devait être, suivant la manière de voir du prospectus, une pyramide littéraire, et qui ne fut rien moins qu'une sœur jumelle du Chérubin, à une exception près cependant: le registre des abonnements décéda vierge et martyr.
Encouragé par deux succès d'un si bon augure, notre héros passa d'emblée à la rédaction de plusieurs feuilles anonymes, et ayant ouï dire que tous les gens de lettres un peu bien situés étaient plus ou moins admis dans le boudoir d'une actrice célèbre, il songea à faire un choix. En conséquence, il écrivit treize lettres passionnées à la piquante Frétillon du Palais-Royal, avec prière d'y répondre le plus tôt possible, mais l'actrice ne fit aucune réponse, et nous ne savons pas ce qui serait advenu de notre débutant, si, à la même époque, et comme cataplasme, un des journaux dont il était l'assidu mais peu rétribué collaborateur ne l'avait convié tout à coup à de célestes béatitudes.
Du jour où il avait mis le pied dans la vie littéraire, Eugène s'était senti dévoré par un fougueux désir qui ne cessait de l'envelopper de ses replis ardents, comme la robe du Centaure. Il aurait donné dix années de sa vie, disait-il, pour avoir ses entrées à un théâtre! et chaque fois qu'il passait devant un spectacle, lorgnant d'un œil d'envie la porte spéciale des artistes, il murmurait in petto: «Sésame, ouvre-toi!» Or, le journal dont il a été question ci-dessus lui donna, un beau matin, une lettre de créance auprès des Folies-Dramatiques, en le chargeant de rendre compte des premières représentations. Eugène habitait alors la rue des Mathurins-Saint-Jacques, située à neuf quarts de lieue du boulevard du Temple, ce qui ne l'empêcha pas de se rendre à son poste pendant quarante jours consécutifs. On jouait je ne sais plus quel indigeste mélodrame; Eugène l'apprit par cœur, et ne tarda pas à devenir d'une force extraordinaire à l'endroit des appréciations critiques de la troupe des Folies: chacun de ses feuilletons regorgeait d'interpellations consciencieuses adressées à mademoiselle Alphonsine pour qu'elle prit un peu plus exemple sur mademoiselle Anastasie, et à M. Auguste, pour qu'il copiât un peu moins M. Adolphe.
Un soir, par faveur spéciale, il fut admis dans les coulisses. Il ne se sentait pas d'aise; ses joues étaient enflammées, son œil étincelait, son cœur battait à tout rompre, non de peur, mais d'une sainte émotion; on eût dit un jeune sous-lieutenant à sa première bataille; il rêvait des voluptés inouïes. Lesdites voluptés se réduisirent à recevoir sur la tête un nuage qui lui défonça son chapeau, dans les jambes une chaumière qui lui ravagea les tibias, plus une lune huileuse au milieu du dos, sans compter les bourrades du machiniste, et les ruades du pompier de service. Au moment de quitter ce lieu de délices, il perdit pied et s'abîma subitement par la trappe du crime, la même qui venait d'engloutir le traître de la pièce...
Eugène, dans cette soirée, perdit une illusion, et gagna une entorse qui le força à garder la chambre pendant une quinzaine de jours. Il employa le temps de sa convalescence à fabriquer un vaudeville comme, de jugement de directeur, on n'en verra jamais. La mise en scène du premier acte, entre autres, était écrite d'une façon prodigieuse; on y lisait cette phrase textuelle: «Le théâtre représente une forêt; à gauche, un arbre.» Les directeurs de Paris eurent tous, je n'en excepte aucun, l'indélicatesse de se priver de cette œuvre remarquable, y compris celui du Théâtre-Français, à qui elle fut adressée sous le pseudonyme de comédie. La recette, à cet égard, est des plus simples: d'un habit veut-on faire une veste, on en coupe les pans. Eugène supprima les couplets peu rimés de son vaudeville, et le tour fut joué, mais non la comédie.
Cet échec fut cause que notre héros dit un éternel adieu au théâtre, et rentra dans la voie feuilletonisante, où l'attendaient de nouveaux et brillants succès.
Ce fut à cette époque qu'Eugène eut l'envie de se faire lithographier des cartes de visite. Ayant manifesté devant un ami l'embarras où il était de ne pas avoir une qualité distinctive à se donner en épithète; ayant ajouté, en outre, qu'il n'était pas ambitieux, et qu'il se contenterait de la moindre chose, fût-ce même du titre de chevalier de la Légion d'honneur, l'ami lui conseilla de se faire présenter à l'Institut historique, et, moyennant six pièces de cent sous, Eugène fut mis dedans. De ce moment, il eut le droit de ne pas assister à des séances mensuelles de littérature et de géographie, réunions pleines de charmes, où une trentaine de gens qui n'ont rien à faire se donnent rendez-vous dans le but spécial de se réciter les uns aux autres de petits apologues naïfs et des fables innocentes.
Non content de ces titres à l'admiration de ses contemporains, Eugène, que les honneurs commençaient à enivrer de leurs vapeurs odorantes, résolut un matin de se faire le séide d'une illustration avouée. Jugeant le Parnasse trop haut placé pour ses petites jambes, et la gloire un fruit trop élevé pour ses petits bras, il prit la résolution de se cramponner à la célébrité, dont les jambes lui semblèrent assez vigoureuses, et les bras assez longs, pour atteindre l'un et cueillir l'autre. Son choix fait, il écrivit la lettre suivante, empreinte de toute la franchise et de tout le laisser-aller dont il fut susceptible:
«Monsieur,
La lecture de vos charmants ouvrages m'a depuis longtemps inspiré le désir de vous témoigner de vive voix toute l'admiration que je ressens pour vous.
«Agréez, etc.
«Eugène Préval, homme de lettres.»
Deux jours après, il reçut une réponse ainsi conçue:
A M. EUGÈNE PRÉVAL, HOMME DE LETTRES.
«Venez.—Je suis tout à vous.—Vous presserez la main d'un camarade qui vous offre son amitié et d'excellents cigares.»
Un fait à observer, c'est que la plupart de nos grands hommes fument. Serait-ce donc pour cela qu'ils rendent si souvent la pareille à leurs lecteurs et à leurs libraires?
Il y a déjà quatre ans que se sont passées toutes ces choses et beaucoup d'autres encore; et d'ailleurs, comme le prétend la sagesse des nations, à force de forger on devient forgeron. Vous ne serez donc pas surpris quand je vous dirai que notre débutant, après avoir successivement passé de journaux payant mal à journaux payant mieux, et de journaux payant mieux à feuilles payant bien, en est venu maintenant à jouir, tout comme un autre, d'une petite individualité suffisamment flatteuse. Il n'est guère d'imprimerie parisienne qui ne connaisse la forme de sa copie, de publications honnêtes qui ne le comptent parmi leurs collaborateurs. Il n'y aurait rien d'impossible, à ce que M. Curmer lui fît demander un type pour ses Français peints par eux-mêmes, et nul doute que Dantan ne s'empresse de lui ouvrir bientôt son Panthéon grotesque.
Albéric Second.
LES FEMMES POLITIQUES.
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Parmi tous les livres dont se compose la bibliothèque de l'enfance, au nombre de tous les auteurs qui étalent complaisamment leurs noms illustres sur ses rayons dorés, il n'est pas un livre plus populaire peut-être que Numa Pompilius, il ne se trouve pas un auteur plus connu que son auteur, le chevalier de Florian: c'est à lui et à son livre que la nymphe Égérie, cet immortel conseiller privé d'un des premiers rois des Romains, doit l'immense réputation dont elle jouit. C'est à lui que revient l'honneur d'avoir donné une signification proverbiale au nom de cette nymphe, et de l'avoir, pour ainsi dire, arraché aux oublis ingrats de l'histoire, en le plaçant comme un glorieux symbole dans l'alphabet vulgaire des figures poétiques. Grâce au chevalier de Florian, ce berger musqué des bosquets de Sceaux-Penthièvre, Agnès Sorel et madame de Maintenon se sont vues transformées en nymphes aquatiques, et Charles VII et Louis XIV en Numas de seconde édition, par manière de poétisation historique.
Mais aujourd'hui qu'il est à peu près décidé qu'un roi constitutionnel règne et ne gouverne pas, aujourd'hui, en France, une Égérie royale mourrait d'abstinence dans sa grotte humide; quelque désintéressée que soit ou que puisse être une Égérie, elle ne s'attache point aux fictions plus ou moins couronnées: l'Égérie moderne ne veut être l'adjectif féminin que d'une réalité; elle n'habite plus une grotte meublée de quelques cailloux, de mousses verdâtres et d'un ruisseau d'eau limpide; elle ne se dérobe plus aux hommages de la foule, pour se repaître d'ardeurs platoniques; non, l'Égérie du dix-neuvième siècle est moins impalpable, elle a compris qu'il fallait être femme, et femme du monde. L'Égérie, ou les Égéries que nous connaissons naissent et meurent comme les plus simples d'entre les mortels; elles se marient, elles ont des amants, elles montent à cheval, vont au bal, et laissent l'empreinte de leurs pas sur le sable de nos promenades.
L'Égérie créée par le chevalier de Florian est aujourd'hui nommée femme politique; le bon La Fontaine la peindrait de nos jours comme la mouche du coche, et nous croyons que La Fontaine aurait grandement raison. Seulement nous dirons que le coche de l'état n'étant pas ce dont on s'occupe le plus, et que chaque parti politique, chaque coterie, ayant son coche particulier, nous sommes obligés de reconnaître l'existence d'autant de mouches que l'on compte de coches en France.
Deux grandes divisions se présentent: d'abord, la mouche gouvernementale, et la mouche des oppositions; elles appartiennent cependant au même genre, ressortent du même principe moral, et se touchent par tant de points que la couleur seule peut les faire reconnaître.
Généralement la femme politique n'est plus une toute jeune femme, son âge ne se dit plus et ne se devine même pas, et jusqu'au jour de sa mort elle saura se maintenir dans cette position douteuse qui laisse les hommes dont elle s'entoure incertains entre le respect et cette galante impertinence que quelques femmes font entrer dans la catégorie des hommages. Mais pour soutenir cette prétention au titre de femme politique, pour voir se transformer son salon, soit en conseil quasi-ministériel, soit en club, il faut réunir deux conditions essentielles, qui sont comme la clef de voûte de toutes les autres conditions nécessaires.
La femme politique, gouvernementale ou opposante, doit appartenir à la meilleure compagnie et posséder une grande fortune; sans la réunion de ces deux qualités premières, la femme politique risque fort d'être peu considérée, et de passer auprès de beaucoup de gens pour une sorte d'intrigante.
Si elle n'est pas veuve, ce qui serait un avantage immense, elle doit être munie d'un de ces maris, fonctionnaires subalternes et inaperçus, modestes et discrets, occupant sans ambition auprès de leurs femmes une sorte de haute charge de domesticité. Au jour de l'an, ce mari recevra des cartes de tous les amis politiques de sa femme, mais il ne les connaîtra point, il s'occupera de la conduite des affaires domestiques qu'il ne décidera pas, et attendra la permission de donner le bras à sa fille, sur l'éducation de laquelle il ne devra avoir aucune influence. En un mot, ce mari ne sera qu'un nom, qu'une raison sociale, dont la signature appartiendra à la femme.
Comme madame de Régnacourt et madame de Divindroit ont toutes deux une assez jolie collection d'amants, il va sans dire que les femmes politiques ne sont pas moins que leurs sœurs exemptes de ce travers.
La littérature a peu d'attraits pour la femme politique; elle s'interdit les lectures frivoles, et jamais un roman n'aura l'entrée de son salon ou de son boudoir; mais sur les tables, sur les canapés, sur les fauteuils et sur la cheminée, les journaux se prélasseront en maîtres, les brochures politiques, les documents diplomatiques et jusqu'aux opinions des députés, imprimées à part sur papier vélin, orneront les planches de sa bibliothèque. La marquise de......, une des femmes politiques le plus en réputation de notre époque, lit régulièrement tous les ans les énormes in-folios renfermant les différents chapitres du budget de l'état.
A certains jours, les femmes politiques remplissent la loge diplomatique, à la chambre des députés; elles murmurent: elles approuvent à demi-voix; dans les entr'actes des séances parlementaires, elles soutiennent de chaudes discussions contre les jeunes et vieux diplomates qui leur servent de seconde ligne. Quelques-unes, plus prétentieuses, affectent le langage d'une incompréhensibilité savante, d'une métaphysique inintelligible à l'esprit nu. Celles-là s'endorment le soir en lisant le cours philosophique de Cousin, et se promènent au bois de Boulogne, avec un volume de la philosophie de l'histoire, par M. Guizot.
La comtesse de ......., bas-bleu politique de la plus haute distinction, disait dernièrement devant le plus spirituel des auteurs de mémoires apocryphes:
«J'aime Guizot et Cousin d'une affection presque égale, ou plutôt tous deux complètent en moi une affection psychique et instinctive; la dualité de ces grands hommes se confond en une unité complexe, et m'amène pour ainsi dire à comprendre l'infini; le premier en a la profondeur, et le second l'étendue.
«—Ne pourrait-on pas plutôt, répondit l'auteur de mémoires, prétendre avec plus de raison et sans rien leur ôter de leur ressemblance avec l'infini, qu'ils sont aussi inexplicables?»
La femme politique dont les pensées s'expriment en paroles métaphysiques est une de ces infortunées créatures fortement éprouvées par les orages des passions, et qui se survit à elle-même, si l'on peut s'exprimer ainsi, dans un besoin de sensations et d'expressions mélancoliques; la politique est pour elle comme une affaire d'amour; elle y porte le reflet de ses anciennes ardeurs, elle s'enthousiasme; elle hait, elle adore tel ou tel homme politique, telle ou telle cause, suivant un instinct secret que la raison ne conduit pas toujours et que la constance n'accompagne presque jamais.
Cette femme-là est la femme poétiquement politique.
La femme sérieusement politique s'appuie, au contraire, beaucoup sur le libre arbitre de sa raison, et se vante de la constance de ses sympathies.
La politique est la continuation de son dernier amant. Pour quelques-unes, comme pour ces vieilles joueuses que l'on voit pâlir, avec la lumière des bougies qui s'éteignent, autour d'un tapis vert, la politique est tout à fait un dernier amant, et peut-être le plus chéri de tous.
J'ai connu deux types remarquables de la femme politique: le premier de ces types résumait en une seule nature toutes les Égéries gouvernementales; le second offrait à mon investigation les Égéries opposantes; ces deux Égéries, femmes de bonne compagnie, riches, élégantes, en réputation d'esprit, exerçaient, chacune dans le cercle de leurs opinions, une certaine influence, une sorte de souveraineté politique et morale. La première, la comtesse de Régnacourt, avait été ce que l'on nomme vulgairement une femme légère, c'est-à-dire qu'elle avait eu beaucoup d'amants, et par conséquent fort peu de constance; mais, par un singulier caprice du sort, ou plutôt par une merveilleuse prévision de l'avenir, la comtesse de Régnacourt avait eu l'art ou le bonheur de prendre ses amants dans une certaine catégorie où le pouvoir, après elle, était venu répandre ses grâces, s'était établi comme à poste fixe pour choisir ses plus intimes favoris. Peu à peu la liste des amants de madame de Régnacourt devint une liste de ministres, de conseillers d'état, de députés, de pairs et d'ambassadeurs; ses affranchis gouvernèrent la France, comme autrefois les affranchis des empereurs romains gouvernaient le monde. Mais les fers de ces esclaves libérés n'étaient pas tellement rompus qu'un bout de chaîne ne les retînt encore et ne les ramenât sans cesse vers leur ancienne maîtresse, non plus rampants et tremblants, mais tout disposés à subir, moyennant le retour de certaines privautés, un retour d'influence, dont ils n'appréciaient pas toute l'importance. Madame de Régnacourt tenait en une honorable laisse deux ou trois affranchis dans chaque combinaison ministérielle du jeu politique constitutionnel, et pour chacune de ces combinaisons elle avait tout prêts des ambassadeurs accommodés au nouveau système, qu'elle devait faire monter sur le trône du pouvoir.
Madame de Régnacourt prévoyait avec une sagacité merveilleuse les changements de ministres, les revirements dans les alliances étrangères; et alors, avec une adresse et un tact non moins merveilleux que sa sagacité, elle changeait en quelques jours tout l'ameublement humain de son salon; aux doctrinaires succédaient les tiers-partistes, comme aux tiers-partistes les dynastiques, et tous ces changements s'opéraient sans difficulté, sans aigreur, sans étonnement.
Les gens qui ne veulent se mettre en route qu'après s'être assurés du temps à venir consultaient le salon de madame de Régnacourt, thermomètre politique assez juste.
Je n'ai jamais connu le mari de madame de Régnacourt, je ne l'ai jamais aperçu; tout ce que je sais de lui, c'est qu'il occupait j'ignore quel emploi dans je ne sais plus quel lieu de la terre. Personne ne parlait jamais de M. de Régnacourt à sa femme, et elle n'en parlait jamais à personne, si ce n'est peut-être à moi, son confident, parce que j'étais le seul de tous les hommes qu'elle recevait qui n'eût jamais songé à lui faire la cour.
«Monsieur de Régnacourt, me dit-elle un soir, est un fort bon homme, doux et facile à vivre; mais il est habitué à une vie calme; ses idées, quoique saines et droites, sont peu développées; notre tracas politique le tuerait de fatigue et d'ennui.—Avouez, madame, lui répondis-je, que M. de Régnacourt est la perle des maris.—Pourquoi voulez-vous que j'avoue cela? reprit-elle, en me regardant fixement.—Pourquoi, madame? mais c'est tout bonnement qu'un mari tel que M. de Régnacourt est comme ces canonicats des chapitres allemands, qui donnent le titre de madame, sans les embarras du mariage.—Vous plaisantez toujours, mais je vous assure sérieusement que M. de Régnacourt a de très-bonnes qualités.—Oui, madame, j'en suis convaincu; il a d'abord celle d'être toujours absent.»
Et je crois encore en effet que, de toutes les qualités que la nature, accompagnée de l'art, pouvait avoir accordées à M. de Régnacourt, la plus précieuse pour sa femme était sa qualité d'absent. Un mari par sa présence dépare souvent sa femme: on n'aime point à voir de trop près la moitié vulgaire de la divinité que l'on a posée sur un piédestal; et la femme politique, l'Egérie du dix-neuvième siècle est du nombre de ces divinités qui ont besoin de toutes les illusions dont elles s'entourent et dont on les entoure.
Madame de Régnacourt recevait peu de femmes et faisait rarement des visites; sa porte n'était ouverte le soir qu'à certains initiés, et quelquefois même son portier répondait avec un imperturbable sang-froid aux visiteurs habituels:
«Madame est sortie,»
quoique des voitures alignées dans la cour de son hôtel vinssent lui donner un démenti formel. Mais c'est que ces soirs-là il se tenait chez madame de Régnacourt un de ces conseils secrets de ministres voulant s'entendre entre eux et sans éclat sur quelque mesure importante, hors de la présence d'un collègue trop puissant. Quelques mauvais plaisants, ennemis de madame de Régnacourt, nommaient ses salons les Vendanges de Bourgogne des ministères. Elle apparaissait rarement aux Tuileries pendant les réceptions publiques, mais trois ou quatre fois par an les journaux enregistraient avec une mystérieuse importance que le roi l'avait reçue en audience particulière. Quand quelque événement heureux ou malheureux survenait dans sa famille, un officier du château accourait vers elle, chargé par une auguste bienveillance de lui transmettre des compliments de condoléance, ou des félicitations empressées. Enfin, madame de Régnacourt était une puissance sourde et secrète, une sorte d'influence sans nom, attachée à l'ordre de choses actuel, mais plus forte que tous les pouvoirs, indépendante des différentes factions qui se les partageaient: Égérie de tous les ministres, marchant avec eux tant qu'ils étaient couronnés, et leur survivant à tous.
Rarement elle accordait sa protection à ceux qui la sollicitaient; elle aimait à choisir elle-même ses créatures, et à les élever promptement vers le but auquel elle les destinait. Les ambassades et le conseil d'état se trouvaient peuplés de ses élus; mais les ambassades surtout lui devaient leurs secrétaires les plus actifs, les plus jeunes, les plus impatients d'avancement: par eux elle avait des nouvelles politiques de tous les pays du monde, car elle avait l'art de les rendre tous honorablement indiscrets, sans qu'ils s'aperçussent de leur indiscrétion, sans qu'ils eussent à en rougir ou à en conserver des remords.
Chacun de ses protégés s'était compromis vis-à-vis d'elle par une déclaration d'amour qu'elle avait eu l'art de lui arracher. Le nombre des appelés était considérable; nul ne savait le nombre des élus.
S'il arrivait que madame de Régnacourt assistât à quelque grande discussion de la chambre des députés, les orateurs les plus influents venaient la saluer pendant un des repos de la séance, et le lendemain les journaux politiques apprenaient à la France et au monde que «l'on remarquait la comtesse de Régnacourt dans la tribune diplomatique.»
Pour se créer ainsi une sorte de royauté politique, une spécialité qui la faisait se considérer comme un quatrième pouvoir dans l'état, la comtesse de Régnacourt avait dû renoncer à presque toutes les jouissances ordinaires de la vie du monde; elle avait dû se séquestrer, s'enfermer hermétiquement dans une importance digne et froide, répulsive de l'amitié et des affections douces. Les femmes ne l'aimaient pas; les hommes la craignaient, la ménageaient, et cherchaient à se faire distinguer par elle. Pour le vulgaire des salons, elle représentait une femme supérieure; les ministres la considéraient comme une sorte de protocole vivant, une tradition animée, un dépôt d'archives secrètes, un nœud d'alliance du passé avec le présent, et de tous les deux avec l'avenir.
Quand je vis pour la première fois la comtesse de Régnacourt, elle me parut sèche, roide, assez impertinente, bouffie de son importance et moins spirituelle que prétentieuse; sa conversation, que j'écoutais attentivement, me sembla un pâle écho des conversations qui avaient dû avoir lieu devant elle, un reflet de sa lecture de journaux du matin; en un mot, elle ne me plut pas. En la connaissant mieux, je lui découvris plus d'esprit, moins d'impertinence, moins de roideur. Je dois dire que l'observation de son caractère fut un amusement chaque jour nouveau pour moi; et quand je voulus porter un jugement définitif sur son compte, j'arrivai à conclure:
«Que dans cette femme transsubstantialisée ne se trouvaient plus ni le cœur, ni les vertus, ni les autres qualités de la femme, et que ne s'y rencontraient pas cependant l'énergie, la volonté, le caractère et toutes les puissances de l'homme. D'où il résultait que l'Egérie gouvernementale, femme usée, homme incomplet de toutes manières, sans cœur, sans réalité, espèce de gnome politique, martyre de sa suffisance, ressemblait fort, à mon avis, à ce chien du bon La Fontaine qui lâche la proie qu'il tient pour courir après son ombre que lui présente le cristal d'un ruisseau.»
Cette conclusion n'était pas juste: un de mes vieux amis, meilleur observateur et meilleur jugeur que je ne puis me vanter de l'être, me la fit rectifier. «Madame de Régnacourt, me dit-il, a d'abord très-bien mangé sa proie; je dois même vous faire remarquer que, pendant toute sa jeunesse, elle a plutôt dévoré la proie des autres qu'elle ne s'est montrée satisfaite de celle qui lui avait été départie. Aujourd'hui elle cherche à transformer en réalités les ombres qu'elle peut saisir, et, du moins en apparence, elle n'y réussit pas trop mal. Elle n'est plus belle, et elle a encore des amants; son mari n'est ni ministre ni ambassadeur, et l'on voit autour d'elle s'empresser une cour assidue de puissances politiques. C'est donc pour le moins une femme très-habile.» Un jeune étourdi qui écoutait la rectification de mon vieil ami l'interrompit pour dire en pirouettant sur la pointe des pieds: «Madame de Régnacourt!.. mais c'est la mère Gigogne du gouvernement actuel: fouillez-la, vous trouverez dans les plis de ses cotillons tous nos hommes d'état.»
L'Egérie opposante m'est apparue, bien différente de madame de Régnacourt, sous les traits d'une femme encore presque jeune, réjouie, sentimentale, vive, romanesque à force d'avoir bâti et débâti des romans. On la nommait la marquise de Divindroit. Elle avait beaucoup d'amis; rien en elle ne repoussait, n'inspirait de crainte; elle aimait les plaisirs, le mouvement, et dix fois elle s'était compromise aux yeux du monde pour des amants qu'elle se croyait sûre d'aimer toujours, mais qu'elle s'apercevait bientôt n'avoir pris qu'à bail. Depuis la révolution de 1830, la marquise de Divindroit s'était transformée en femme politique; la royauté de la branche aînée avait conservé toutes ses sympathies, et par conséquent une guerre à mort avait été déclarée par la marquise à la royauté de la branche cadette.
Madame de Divindroit partageait son temps à peu près également entre les plaisirs de Paris et une très-belle habitation, une magnifique terre qu'elle possédait sur les confins de la Picardie et de l'Artois. A Paris, madame de Divindroit recevait toutes les notabilités politiques dont elle partageait les croyances; elle les réunissait à certains jours, dans des dîners que la police, disait-elle, surveillait d'un œil inquiet et vigilant. Au dessert, elle renvoyait les domestiques; elle cherchait à transformer ses espérances en réalités d'un avenir peu éloigné. Elle parlait de la forme de gouvernement qu'il faudrait adopter le jour où ses espérances seraient réalisées; elle se lançait alors dans des dissertations de haute politique et d'intérêts européens, pour lesquels elle inventait une nouvelle balance, dissertations qu'elle animait de sa seule parole et dont elle faisait tous les frais. A ses amis les plus intimes, elle montrait des lettres d'Allemagne, des boucles de cheveux précieux, des écritures chéries. Elle avait des actions de l'emprunt de don Carlos et de celui de don Miguel, et célébrait religieusement toutes les fêtes politiques que le calendrier de la nouvelle royauté n'avait pas conservées. Quand le roi des Français prenait le deuil, elle se mettait en rose, et se revêtait de noir pour tous les deuils que la nouvelle cour de France jugeait à propos de méconnaître. Dans son salon de Paris étaient rassemblés tous les journaux et toutes les brochures le plus opposés à l'ordre de choses établi; elle recevait ses ennemis les plus farouches, ceux qui se font condamner à la prison pour leur polémique mordante, et ceux qui se refusent aux honneurs de la garde nationale. Des bustes proscrits décoraient sa cheminée, et dans une petite bourse en soie verte et argent elle gardait soigneusement des pièces de monnaie à l'empreinte séditieuse.
Tel est le rôle, telle est la conduite de l'Égérie opposante pendant son séjour à Paris; elle a des amants politiques dont elle surveille la manière de penser; elle s'occupe de leur salut, elle les envoie aux sermons et aux offices: c'est une femme qui moralise la démoralisation.
Quand l'été arrive, madame de Divindroit quitte Paris, et vient se fixer pour six mois dans son château. Là, maîtresse et souveraine, elle tracasse le maire de sa commune, inquiète le préfet de son département, met des entraves dans les roues du char électoral, et se fait bénir des paysans de son canton, dont elle soulage la misère et les maux, et auxquels elle apprend à se défier du gouvernement. Les parterres de son parc sont remplis de lis; elle entend la messe dans la chapelle de son château, et chante elle-même d'une voix retentissante un Domine salvum qui ferait frémir le lieutenant de gendarmerie de son arrondissement s'il l'entendait. Elle donne deux fêtes dans l'année aux populations qui entourent ses domaines, l'une à la Saint-Henri, l'autre à la Saint-Louis. Ces jours-là, les gentilshommes du voisinage sont invités à dîner, et Dieu sait quels toasts effrayants de légitimité font vider les verres des convives, quelles chansons séditieuses font retentir les échos de la salle à manger.
La marquise de Divindroit a été compromise dans deux conspirations: pour l'une elle avait brodé un drapeau, pour l'autre elle avait donné des cocardes fabriquées avec ses propres vêtements. Elle va toujours de Paris à son château et de son château à Paris sans passe-port, pour ne pas se trouver dans l'obligation de voyager sous la protection du roi Louis-Philippe.
Son mari, le marquis de Divindroit, est un bon homme, peu spirituel, peu gênant: toujours en admiration devant sa femme, se pavanant fièrement de l'indépendance et de la fière opposition de ses opinions politiques, il ne voit que par elle, n'entend que par elle, et ne croit qu'en elle seule et en ce qu'elle croit. La marquise de Divindroit a des égards pour lui, elle veut à toute force lui faire jouer un rôle, et, placée derrière lui, elle passe ses bras sous les siens, qu'il dissimule, et alors elle prononce des paroles et fait des gestes dont il est la figure, l'éditeur responsable.
Deux fois le marquis de Divindroit a subi quelques jours de prison pour l'opposition par trop factieuse de sa chère moitié, et je crois qu'elle a trouvé le moyen de se faire remercier par lui de ces quelques jours de prison.
Madame de Divindroit est très-bien reçue à Paris et dans sa province par les plus purs de son opinion; c'est une femme politique en grande vénération, ses soirées sont recherchées; on croit à l'importance qu'elle se donne, et on la proclame très-raisonnable parce qu'elle a fermé sa porte à tous les ducs de Normandie qui se sont succédé depuis dix ans.
Tels sont les deux types de femmes politiques que j'ai connus dans le monde, et plus que jamais je demeure convaincu que Dieu n'a point créé la femme pour besogner un ouvrage aussi rude que la politique; et plus que jamais je demeure convaincu qu'une femme qui veut s'immiscer dans ce labeur d'homme perd toutes ses qualités, toutes ses grâces, tous ses avantages féminins, sans aucun profit qui puisse la dédommager de tant de pertes. Très-peu de carrières sont ouvertes aux femmes, très-rarement Dieu remet à quelque Jeanne d'Arc inspirée l'épée des combats, très-rarement il charge quelque sanglante Élisabeth, ou quelque sanglante Catherine, de la destinée des empires humains.
Sans imposer à toutes les femmes l'épitaphe de la matrone romaine,
Domi mansit, lanam fecit,
j'aimerais encore mieux lire sur leur pierre funéraire:
Elle aimait trop le bal, c'est ce qui l'a tuée,
que de rencontrer beaucoup de tombeaux comme celui de la maîtresse de Monaldeschi.
Comte Horace de Viel-Castel.
LE RAPIN.
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Si j'avais le malheur d'être académicien, je ne me permettrais pas, certes, de dessiner le présent portrait, car je serais arrêté court par le titre même de mon sujet. Le mot rapin, en effet, ne se trouve pas dans le Dictionnaire rédigé par les quarante. Pourquoi? c'est ce que je ne me charge pas d'expliquer d'une façon satisfaisante, n'ayant pas pris la peine d'étudier la question. Tant est-il que, profitant de mon indépendance, je saute à pieds joints par-dessus l'interdiction tacite de l'Académie française. Qui sait? Peut-être l'Académie, encouragée par mon exemple, reconnaîtra-t-elle un jour l'existence grammaticale du mot rapin, et lui donnera-t-elle enfin droit de cité!
En attendant, et pour abréger les travaux auxquels seront obligés de se livrer messieurs les quarante quand il s'agira de trouver au mot rapin une origine, je crois devoir, comme préambule naturel au sujet que je traite, proposer d'avance trois étymologies possibles, entre lesquelles il ne restera plus qu'à choisir. La première m'a été donnée dans l'atelier d'un de nos sculpteurs les plus célèbres, par un modèle qui posait pour un centaure. Comme j'interrogeais tous les artistes présents, demandant avec anxiété où le mot rapin pouvait prendre sa source:
«Eh! parbleu, dit le centaure, qui n'avait pas encore ouvert la bouche depuis une heure, rapin vient de rat.»
Un éclat de rire général accueillant cette explication étrange, le centaure ajouta avec un sang-froid imperturbable:
«Ma foi, si ce n'est pas ça, qu'est-ce?»
L'argumentation était positive, et il n'y avait rien à répondre. Personne de nous n'étant en état de proposer une explication plus satisfaisante, l'hilarité n'avait pas d'excuse. Aussi, pour sortir d'embarras, me hâtai-je d'ajouter:
«Mais, mon cher, pin, que faites-vous de pin, dans cette affaire?»
Ce fut le centaure, cette fois, qui partit d'un éclat de rire.
«Pin? dit-il, c'est là ce qui vous embarrasse? Comment! rat qui peint; rapin, vous ne comprenez pas?»
Et il reprit aussitôt sa position, qu'il n'avait quittée un instant que pour nous faire plus en face sa réponse dédaigneuse, ne se doutant pas de l'énormité de son calembour.
Plusieurs témoins de la scène que je raconte, après quelques minutes de réflexion, déclarèrent se ranger à l'opinion du centaure. Et au fait, pourquoi pas? Combien d'expressions, passées aujourd'hui dans la langue, sont fondées sur des jeux de mots beaucoup moins raisonnables que celui-là!
La seconde explication du mot rapin, qui m'a été donnée également par un homme dont la compétence est fort respectable, consiste à faire du mot un dérivé du verbe rapiner. Voilà une étymologie qui ne ressemble guère à l'autre, mais qui, à tout prendre, n'est pas plus flatteuse que l'autre pour la classe qu'elle désigne, ni plus improbable, analogiquement parlant.—Quant à la troisième, je la donne comme l'expression de mon opinion personnelle; opinion, du reste, assez généralement partagée: je crois que rapin vient de râpé. Mais dans rapin, me dira-t-on, où est l'accent circonflexe? C'est là, je l'avoue, une objection sérieuse, qui cependant ne m'arrête pas; car, jusqu'à ce que l'Académie ait prononcé, chacun demeure libre d'écrire rapin avec un accent circonflexe.
Donc j'arrive enfin, après cette digression que me pardonneront certainement les grammairiens et les étymologistes, à dire que le rapin a de douze à dix-huit ans. Sa position sociale est des plus honorables, sinon des plus brillantes. Il est fils d'un portier ordinairement, ou d'un artisan quelconque; il peut même, à la rigueur, être fils d'un bourgeois, rentier honnête et paisible; mais ce qui est certain, c'est qu'il n'est jamais fils d'un millionnaire. Il se peut bien faire, par hasard, que le rapin ait un oncle en Amérique, et qu'un beau jour il devienne riche; toutefois le cas ne se présente pas souvent.
Bref, pour commencer la peinture de mon personnage, je parlerai de sa figure, et j'avouerai tout d'abord que le rapin n'est ni beau ni laid. Il a des yeux, un nez, une bouche, c'est tout ce que l'on en peut dire. Quant à la taille de cette bouche, quant à la grosseur de ce nez, quant à l'éclat de ces yeux, ce sont là autant de problèmes, attendu le peu d'estime que le rapin professe pour l'eau.—Non que le rapin soit ivrogne, ce n'est point là ce que je veux donner à entendre: le rapin, au contraire, et sans doute par système hygiénique, fait de l'eau l'usage le plus immodéré, à ses repas; seulement, hors de ses repas, l'eau n'est plus pour lui qu'un liquide inutile et insipide: d'où il résulte que l'on ne sait au juste à quoi s'en tenir sur la finesse de ses traits ou sur la couleur de son teint.—Mais, au fait, comme il y a exception à toute règle, et que je craindrais d'exposer les rapins exceptionnels au blâme des jeunes gens à la mode et des petites-maîtresses, j'arrive du général au particulier. Je connais un rapin, nommé Théodore, qui a la figure aussi mal lavée que le puissent indiquer les quelques lignes précédentes, et qui, de plus, est rapin dans la véritable acception du terme, au moral comme au physique: c'est donc de lui que je vais parler.
Théodore, sur la tête que je viens de dire, a d'abord un chapeau des plus extraordinaires que l'on puisse imaginer, aussi large des bords que possible, et il ne se peut plus pointu. Ce chapeau fut noir autrefois, cela est incontestable; mais, hélas! pour le croire, il faut l'avoir vu. Aujourd'hui, l'infortuné chapeau, soit effet de l'usage, soit la quantité de poussière qui le recouvre, tourne au gris d'une façon déplorable. Des bords de ce chapeau sort à flots farouches une chevelure comme on n'en vit jamais la pareille: longue, embrouillée, sèche, tout à la fois. Est-ce par économie que Théodore laisse prendre à ses cheveux une taille si extraordinaire? Mon Dieu non! Par fatuité? pas davantage. Théodore n'est peut-être pas bien sûr de la couleur précise de ses cheveux. Il a vu des portraits de peintres célèbres où ces maîtres étaient représentés les cheveux flottants sur les épaules: voilà toute sa raison. Il s'est demandé pourquoi lui aussi, qui deviendra un grand peintre, il ne prendrait point par anticipation le costume des maîtres. D'autres choses l'embarrassent, il est vrai: la cravate, par exemple, qu'il jetterait volontiers au diable pour montrer son cou, qu'il croit tout aussi agréable que celui de Raphaël; par malheur, ô funeste résultat d'une mauvaise habitude! l'absence de cravate lui cause de violents maux de dents. Il voudrait bien encore se vêtir d'une façon originale et fantasque, toujours à l'exemple des peintres du seizième siècle; mais c'est tout au plus s'il a de quoi payer le simple et infâme costume, comme il l'appelle, dans lequel il est emprisonné. Donc, de tous les souhaits que forme Théodore pour sa toilette, le seul qu'il puisse réaliser à son aise, c'est de porter de longs cheveux; aussi en use-t-il largement et sans scrupule. Quant à son habit, boutonné jusqu'au menton, il reste couvert de cendre, de couleurs et de taches d'huile, en signe d'affliction. Et au fait, il faut être juste: la vie que mène Théodore n'est pas fort divertissante; elle ne saurait guère pousser le cœur et le visage à l'épanouissement.
Levé à sept heures du matin, Théodore est à sept heures et quelques minutes chez son seigneur et maître, monsieur le peintre un tel ou un tel. On vient de voir que ce ne sont point les soins à apporter à sa toilette qui pourraient ici compromettre l'exactitude de Théodore. Arrivé chez son maître, Théodore met l'atelier en ordre, y introduit de l'air, si l'on est en été; si l'on est en hiver, il allume le poêle et l'enfourche avec les bras et avec les jambes. Midi sonnant, Théodore, en quelque saison que l'on soit, s'en va au musée faire des copies pour son maître. C'est là qu'il faut le voir, se promenant avec dédain devant les toiles qui ne rentrent pas dans le système de son maître, et s'extasiant, au contraire, devant celles que son maître lui a commandé d'étudier. Théodore, en ces moments, prend un air capable; il regarde du coin de l'œil, et en haussant les épaules, et en imprimant à ses lèvres un sourire de compassion, ceux qui font mine d'admirer ce qu'il dédaigne, ou de dédaigner ce qu'il admire. C'est alors, surtout, que Théodore regrette de n'avoir pas de moustache à retrousser avec un geste de supériorité cavalière.—Sa petite visite des tableaux les plus importants une fois faite, il s'installe devant la toile qu'il doit copier.
Tout en ouvrant sa boîte, ou en essayant ses crayons, ou en préparant ses couleurs, il jette de nouveaux coups d'œil à droite et à gauche, pour voir si quelque étranger ne le regarderait point, d'aventure, comme un personnage d'importance. Cela fait, il se met à l'œuvre, prenant le plus qu'il peut l'air inspiré. Chaque coup de crayon qu'il donne est indiqué par un mouvement de sa tête en sens contraire. Il sue sang et eau. Ceux qui passent près de lui sont tentés de lui proposer l'usage immédiat d'une boisson calmante. Et cependant, malgré tout ce mal et toute cette fatigue, malgré ces oscillations de tête et ces déplacements de cheveux, Théodore, quand sonne l'heure du départ, n'a presque pas avancé la besogne; ce qui ne l'empêche pas de jeter un regard satisfait sur son œuvre avant de l'enfermer pour vingt-quatre heures, et de s'en aller dîner d'un aussi bon appétit que s'il venait de faire un pendant à la Madeleine du Corrége. Puis, son dîner fini, il se rend à l'école des Beaux-Arts, où il travaille quelques heures avant de se livrer au sommeil. Tel est le cercle invariable dans lequel tournent les jours du rapin Théodore.
Hélas! si là cependant se bornaient ses peines, il ne serait pas trop à plaindre, le malheureux! Mais il ne passe point sa vie dans un isolement aussi doux et aussi complet que le récit précédent le pourrait donner à croire. A l'atelier, il se trouve en compagnie de jeunes Raphaëls en herbe, qui, passés de l'état de rapin à l'état d'élèves, le rendent victime de mille vexations. Théodore est, à peu de chose près, l'esclave des élèves. S'il plaît à ces messieurs de se procurer du tabac frais, ou d'envoyer quelque part une lettre, Théodore doit leur épargner la dépense qu'occasionnerait l'emploi d'un commissionnaire. Qu'il s'agisse d'aller d'un bout à l'autre de Paris, peu importe! Théodore a des jambes pour s'en servir; trop heureux encore que chacun n'ait pas un ordre particulier à lui donner.
Au moins, en échange du service qu'on lui fait faire, Théodore jouit-il de quelques priviléges? est-il admis à présenter, par hasard, quelques timides objections? Pas le moins du monde! il doit à messieurs les élèves toute obéissance et tout respect; c'est pourquoi la parole ne lui est accordée en aucune circonstance. Se permettre de parler! Dieu l'en préserve! Quand cela lui arrive, il sait trop comment on s'y prend pour lui imposer silence. On se moque de lui, d'abord; on paraphrase le plus petit mot sorti de sa bouche; on le tourne en ridicule; puis, l'affaire s'échauffant, les charges commencent. Charge, en langage d'atelier, signifie grosse plaisanterie en action. Tirer brusquement sa chaise à un rapin qui travaille, de façon à le faire tomber à terre; ou bien lui couvrir la figure de couleur et d'huile, ou encore lui barbouiller si bien un dessin quasi achevé qu'il soit obligé de recommencer complétement son ouvrage; telles sont, entre mille autres, les charges qui se pratiquent dans les ateliers.
Donc, si Théodore a la moindre chose à objecter quand on dispose de lui pour quelque course, ou s'il se permet de prendre part à une conversation qui lui est étrangère, il peut s'attendre à tout. Et s'il n'oppose pas aux tracasseries dont il est victime la douceur la plus inaltérable, la plus parfaite résignation; s'il fait mine de se fâcher, s'il se gendarme, malheur à lui! Alors l'affaire devient plus sérieuse; on ne se borne pas aux divers genres de plaisanteries ci-dessus mentionnés. Cette fois, on le saisit de vive force par le milieu du corps; on se met trois ou quatre pour l'opération, selon la résistance qu'il oppose; et l'infortuné est attaché de son long sur une échelle, attaché les pieds en l'air et la tête en bas, s'il vous plaît! Après quoi l'échelle est replacée contre la muraille, jusqu'au moment fixé pour la complète expiation du délit.
Un autre châtiment infligé à Théodore quand il se mutine, consiste à placer un pot d'eau, par exemple, au-dessus de la porte de l'atelier, à l'instant où Théodore va entrer. Inutile de dire que le pot à l'eau est toujours disposé de manière à ce que Théodore ne puisse faire moins que d'être inondé.
Ceci me rappelle une histoire authentique arrivée chez M. Gros, et qui trouve naturellement ici sa place.—Un jour, M. Gros avait invité deux Anglais à visiter ses tableaux, ne se doutant pas qu'un sien rapin était en disgrâce auprès de ses élèves. M. Gros entre donc dans son atelier, précédé des deux Anglais qui marchaient du pas le plus grave du monde, quand tout à coup, la porte étant tout à fait ouverte, le bruit d'un objet qui tombe se fait entendre, et les deux Anglais sont couverts à la fois d'eau fraîche et de contusions. Grande fut la peine de M. Gros pour faire comprendre, et surtout pour faire accepter la plaisanterie à ses hôtes. M. Gros tira sans doute de l'aventure cette moralité, que l'on gagne toujours quelque chose à pratiquer la politesse. Lui seul, en effet, eût été victime, s'il eût eu la fantaisie de passer le premier.
Mais cependant, pour tant de déboires, quels sont les plaisirs de Théodore? quelles sont ses consolations? qu'a-t-il qui lui fasse prendre en patience son martyre? Hélas! minces sont les plaisirs de l'infortuné, minces ses consolations. Quand il est las de servir de jouet aux élèves, ou plutôt quand les élèves sont las de se jouer de lui; quand un moment de répit lui est accordé pour reprendre haleine, il allume une pipe et essaie de fumer. S'il a quelques sous dans sa poche, il va même jusqu'au cigare à bout de paille. Triste divertissement pour lui, je vous assure! Car, comme il n'est pas encore passé maître dans cet exercice, il ne manque jamais d'être malade avant la fin de son plaisir. Mais qu'importe! il a oublié au moins le présent durant quelques minutes.—Durant quelques minutes, avant que le mal de cœur lui vienne, il laisse envoler son âme avec la fumée de sa pipe vers un avenir doré. Il se voit sorti de la caverne où il souffre, il est peintre à son tour; à son tour, il a des élèves et des rapins sous ses ordres; il fait des tableaux que l'on expose et qui sont salués avec admiration par la foule, et que l'on couvre d'or et d'argent.—Courte est la chimère, cependant! Le tabac n'est pas à demi consumé encore, que le malheureux Théodore sent sa tête tourner et son cœur fondre; ses jambes défaillent; sa pipe tombe et se brise; et, pour surcroît, les élèves, charmés de l'aventure, et satisfaits de la longueur de l'entr'acte, recommencent à le tourmenter.
On imagine bien qu'au milieu de tous ces ennuis, de toutes ces tribulations, le moral de Théodore ne peut guère se développer d'une façon convenable; aussi, sous le rapport de l'indépendance et de la hauteur des idées, ne faut-il pas s'occuper de lui. Où prendra-t-il le temps de penser, le pauvre diable! écartelé qu'il est, on vient de le voir, entre des travaux de commande et un isolement plein de déboires sans cesse renaissants? Il ne faut donc pas lui demander son opinion, même en matière de peinture, car il n'a pour ainsi dire pas d'opinion: celle de son maître est la sienne; du moins il le dit, et il le croit. Son maître est coloriste, et il affirme que la couleur est, sans contredit, de toutes les qualités d'un peintre, la plus importante et la plus précieuse. Fi de Léonard de Vinci et de Raphaël! fi de l'école florentine et de l'école romaine! Vive l'école vénitienne, au contraire! vivent le Titien et Paul Véronèse! voilà de vrais peintres!—Et si Théodore avait un maître dont les idées fussent complétement différentes de celles que nous venons de dire, son opinion aussi serait complétement différente. Il n'y a que le dessin, dirait-il, il n'y a que la ligne; tout comme il disait tout à l'heure: Il n'y a que la couleur!
En toute autre espèce de matière, les idées de Théodore sont moins remarquables encore, s'il est possible, car il n'a positivement pas d'idées. Tirez-le de la peinture, et il sait à peine de quoi vous lui voulez parler. La littérature? qu'est cela? il l'ignore. Il sait bien qu'il existe des livres, mais il sait à peine le nom des plus élémentaires de ces livres, et il ne conçoit pas leur utilité. Entre la poésie et la prose, je ne suis pas bien sûr qu'il établisse une différence, sinon la différence qui se trouve dans la longueur des lignes. Du reste, vers ou prose, cela lui est bien égal. Il a trouvé une fois, sur le poêle de l'atelier, un volume des Orientales, dont il n'a pu lire deux strophes de suite; une autre fois, la Salamandre lui étant tombée sous la main, il s'est senti pris de bâillement avant d'être arrivé au bas de la première page: ce qui explique très-bien son dédain de la littérature en général. Cependant, pour être juste, je dois dire qu'il ne professe pas un trop grand mépris pour le drame moderne: la Tour de Nesle et Lucrèce Borgia ont particulièrement mérité son approbation. Il m'a dit, le lendemain du jour où il avait vu par hasard ces deux pièces, qu'il trouvait de beaux sujets de tableaux là dedans.
Et en politique, me demandera-t-on, quelles sont les opinions de Théodore? Ma foi! je n'en sais rien. De ma vie je ne l'ai entendu prononcer un seul mot qui eût trait à la politique; et je crois qu'on lui apprendrait des choses fort nouvelles, en l'instruisant de la révolution de juillet, de l'avénement de Louis-Philippe et de la lutte entre les prérogatives de la cour et celles de la chambre des députés. Si l'on tirait des coups de fusil dans la rue, Théodore quitterait peut-être son pinceau pour se mettre à la fenêtre, mais il n'aurait certes pas la curiosité de demander pour qui ou pourquoi l'on fait tant de bruit. En affaire de religion, c'est la même chose. Fourriéristes, saint-simoniens, père Enfantin et abbé Châtel, sont comme n'existant pas pour Théodore. Il a bien vu, sur l'étalage d'un coiffeur, un buste en cire du père Enfantin; mais comme ce buste ne portait pas d'étiquette, il a cru que c'était le portrait du maître de la maison, tout simplement; et il a blâmé beaucoup le dessin et la couleur de cette figure.
Et l'amour?...
Ah! nous touchons ici une corde qui devrait résonner, sans doute, et qui cependant ne rend que de sourds accords. L'amour, dans le sens mystérieux et platonique du mot, est tout à fait étranger à Théodore. Comment l'amour lui aurait-il été révélé, en effet, à lui qui n'a jamais entendu que des paroles amères ou ironiques, et qui n'a jamais pu encore déposer ses peines dans un cœur ami?
Parmi les femmes, jeunes filles ou jeunes mères, qu'il a vues déjà dans l'atelier de son maître, plus d'une, il est vrai, sans qu'il sût trop s'expliquer l'énigme, a fait battre violemment son cœur. Mais, comme ce n'est point le costume (au contraire) que l'on demande à un modèle, il est arrivé que Théodore s'est laissé prendre, en ces diverses circonstances, moins par l'élégance de la toilette, ou par la grâce du langage, que par des appâts plus positifs;—nous voilà bien loin, comme je disais, du platonisme—pauvre Théodore! timide comme il l'est, habitué aux humiliations de toute nature, maltraité souvent par les élèves devant les objets mêmes qui l'enflamment, on se doute qu'il n'a guère le courage de confesser les sentiments qu'il éprouve; aussi supporte-t-il en silence cet autre tourment. Par moments, l'envie lui vient bien de triompher de sa faiblesse, de ne plus cacher ce qui se passe dans son âme, dussent toutes les échelles et tous les pots à l'eau de l'atelier être mis en réquisition pour le punir de son insolence! mais il est arrêté court, à peine a-t-il ouvert la bouche, par un ironique éclat de rire que lui jette à la face l'objet de ses feux. Il se résigne alors tristement.
Il se résigne, car il sait que son supplice aura un terme. Et en effet, si cette vie dont je viens d'esquisser quelques détails, si cette vie, tourmentée sans compensations aucunes, devait durer toujours, autant vaudrait en finir tout de suite par un bon suicide. Quelle existence, celle du rapin! N'avoir rien à soi, ne rien faire pour soi, n'être aimé de personne, pas même d'un chien, puisqu'il faudrait le nourrir, et que c'est tout au plus si le rapin a une pâture suffisante pour lui-même; être esclave et n'avoir pas les priviléges d'un esclave, c'est-à-dire être sans salaire et sans droits; vivre toujours seul, n'ayant même pas la permission de se parler à soi-même, si quelqu'un est présent; croupir dans une abrutissante ignorance de tout homme et de toute chose qui ne tiennent pas à l'art de la peinture; ne rien pouvoir, ne rien savoir, ne recevoir que des coups et n'entendre que des injures: triste condition!
Mais ce qui console un peu le rapin, je le répète, c'est la certitude où il est que tout cela aura un terme, quelque jour. Le rôle de rapin, dans un atelier, appartient toujours au dernier venu; donc, le jour où un remplaçant lui arrivera, Théodore passera immédiatement au rang des élèves, et dès lors son sort sera bien différent. Lui qui, la veille, était ce que nous venons de le voir, un pauvre garçon hué et conspué par tout son entourage, il deviendra tout à coup, dans la hiérarchie artiste, quelque chose d'assez important: il aura à son tour un rapin à faire trotter par toutes les rues comme un groom d'Afrique; il pourra engager des conversations avec les modèles qui viendront chez son maître; la fumée du tabac ne lui fera plus mal au cœur, il connaîtra les œuvres littéraires de nos plus grands écrivains, pour les leur entendre réciter à eux-mêmes avec complaisance. Bien plus...
Mais j'oublie que c'est de Théodore dans le présent, et non de Théodore dans l'avenir, qu'il s'agit ici.
Que si l'on tient à s'assurer de l'exactitude de mes renseignements sur la vie du rapin, on peut aller dans un atelier quelconque, et l'on en sortira convaincu de mon impartialité. J'ai la conscience de n'avoir ni enlaidi ni flatté le personnage. Tout le monde (car tout le monde prétend aujourd'hui être connaisseur en matière de peinture) a pu voir le rapin aux expositions annuelles du Louvre. C'est surtout le jour de l'ouverture que le rapin se montre le plus volontiers. Il est à la porte du Louvre dès le matin, et il faut presque le chasser si l'on veut qu'il sorte. Là donc, on peut vérifier ce que j'ai avancé de sa toilette, et de l'importance qu'il se donne, et de l'assurance qu'il affecte, et de la nature de ses opinions sur l'art.
Au reste, je ne veux pas terminer sans dire que le rapin suit involontairement le mouvement de régénération qui emporte le siècle vers des destinées meilleures. Le rapin se civilise. A l'heure qu'il est, le rapin n'est déjà plus aussi mal peigné, ni aussi barbouillé de couleurs et d'huile qu'il l'était hier; et le successeur de Théodore, j'en ai l'assurance, sera encore, sous ce rapport comme sous beaucoup d'autres, en progrès sur lui.
J. Chaudes-Aigues.
UNE FEMME A LA MODE.
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Est-ce possible? qui l'aurait pensé? et que faut-il faire maintenant? disait presqu'à voix basse et à elle-même une belle jeune femme plongée dans une inquiétude nonchalante; puis ses grands yeux bleus se levaient sans que sa personne gracieuse et paisible fît aucun mouvement, et ses regards s'attachaient sur une glace si bien placée, qu'elle réfléchissait des pieds jusqu'à la tête la belle rêveuse, qui ne pouvait éviter de s'y retrouver tout entière.
Elle resta quelques instants silencieuse et attentive, examinant ce visage régulier, ces traits délicats, ces nobles contours, dont rien n'avait encore altéré la fraîcheur; des boucles blondes, soyeuses et abondantes s'échappaient d'un léger bonnet du matin jeté sur sa jolie tête, moins pour la couvrir que pour l'orner; les rubans restés flottants au hasard n'étaient là que pour attester la négligence qui avait présidé à l'arrangement matinal; négligence habile qui doit toujours rendre assez belle pour qu'il semble impossible que la plus brillante toilette puisse ajouter quelque chose à la beauté.
Pourquoi donc y a-t-il aujourd'hui dans toute cette jeune femme d'ordinaire si fière, si imposante, si maîtresse d'elle-même, de ses paroles, de ses mouvements et de ses regards, un mol abandon plein de découragement et de soucis? est-ce une coquetterie nouvelle? étudie-t-elle une plus gracieuse et plus ravissante expression? Non: cette suave indolence, cette vague rêverie sont sans apprêt; aucun art n'a présidé à cette pose pleine de charme, et cette puissance de séduction que la jeune femme possède en ce moment à son insu vient de ce qu'elle l'ignore, de ce qu'elle a oublié cette fois de penser à elle-même, et que ses mouvements comme son immobilité, tout est naturel, tant son âme agitée par le plus grand intérêt de sa vie est entièrement concentrée sur l'objet de son inquiétude secrète; oui, toute la personne d'Emma, de cette vive et brillante comtesse de Marcilly, dont la mode avait fait sa divinité favorite, est en ce moment triste, distraite, découragée, à demi couchée dans une causeuse de velours bleu, d'où ses cheveux d'un blond doré, et son teint si délicat, si blanc et si doux, se détachent admirablement; et sa tête est légèrement inclinée comme si le poids de graves et profondes pensées, trop lourd à porter pour sa faiblesse, l'entraînait malgré elle; une de ses mains, blanches, longues et flexibles, est tombée mollement à ses côtés, et se perd dans les plis multipliés du long peignoir de cachemire blanc qui l'enveloppe jusqu'aux pieds, et qu'une torsade blanche, nouée au bas de sa taille svelte, retient seulement pour attester la délicatesse de cette taille élégante dont les contours se devinent à peine dans l'immense ampleur de sa robe: si l'autre main n'a pas suivi cette pente naturelle, c'est qu'involontairement elle s'est trouvée arrêtée par une imperceptible chaîne d'or que la belle rêveuse avait passée à son cou quelques instants auparavant, par un mouvement machinal, sans doute, car elle n'a pas jeté les yeux sur la petite montre que supporte cette chaîne et que ses doigts ont retenue et tiennent encore sans but et sans projet. Le cadran de la montre, celui des pendules, eussent vainement frappé les regards de la comtesse, elle n'eût rien vu. Que lui importait l'heure? Elle ne peut rappeler ni un souvenir ni une espérance qui fasse battre son cœur. Emma n'a jamais aimé qu'elle seule au monde, et dans ce moment, absorbée par une idée, il n'y a plus de jours, plus d'heures, plus rien qui marque le temps pour elle, la vie est tout entière dans ce qui l'occupe. L'emporter, triompher, tout est là, le reste n'existe plus.
Elle est toujours immobile, mais sa pensée s'échappe encore malgré elle de ses lèvres; ses paroles trahissent le secret qui l'agite, et ses yeux interrogent avec anxiété le miroir, confident involontaire de ses craintes cachées.—Ai-je donc, dit-elle, perdu quelque chose de cette beauté qu'on admirait? Un changement inaperçu par mes regards troublés a-t-il enlevé la puissance à ce visage qui charmait? Ai-je oublié dans ma toilette cet art d'être élégante avec assez de bizarrerie pour attirer les yeux, sans approcher de cette singularité qui peut toucher au ridicule? Il ne s'agit pas pour moi d'être bien, mais d'être mieux; d'être jolie, mais d'être la plus jolie; d'être remarquée, mais d'être seule remarquable, car il vaudrait mieux être au premier rang dans un village qu'au second dans Paris. Emma ne put s'empêcher de sourire en parodiant ainsi un célèbre bon mot, et d'ajouter:—Oui, César avait raison... il fut le plus grand parce qu'il fut le plus ambitieux, et l'ambition c'est la coquetterie des hommes; voilà tout. Et le regard de la belle ambitieuse avait l'air orgueilleux d'un conquérant sûr de reprendre à main armée la puissance qu'on a osé lui disputer. Puis, pour accroître sans doute son courage en se rappelant ses droits incontestables au pouvoir qu'elle veut ressaisir, Emma continua:
—Que de sacrifices n'ai-je pas faits? que de soins n'ai-je pas pris pour assurer mes succès et conserver ma place de femme à la mode, dans un temps où la gloire est si capricieuse et les places si difficiles à garder? Il m'a fallu autant d'habileté que de bonheur, autant d'adresse que de beauté, autant de calculs que de chances favorables! Si j'avais écouté parfois mon plaisir, mon caprice, mon cœur, je risquais tout. Cette puissance est comme les autres, enviée, disputée, attaquée chaque jour, car la réputation et le pouvoir d'une femme à la mode sont, comme la réputation et le pouvoir d'un homme d'état, à tout moment remis en question et en danger.
—Madame de Mérinville n'a-t-elle pas, l'année dernière, occupé les salons pendant toute une semaine par son imposante beauté? Heureusement elle était si peu spirituelle, qu'à la première réunion assez intime pour permettre la conversation, j'ai pu sans peine mettre en relief sa bêtise et détruire ainsi son empire, car nulle part on ne règne longtemps sans esprit.
—La délicate figure de lady Morton aurait bien pu captiver aussi la capricieuse attention du monde, mais ses toilettes étaient si bizarres, que leur singularité approchait trop du mauvais goût; elles étaient excentriques, il est vrai, mais sans grâces; la simplicité de ma parure auprès d'elle fit ressortir le ridicule de la sienne. En France on ne plaît qu'un moment avec le mauvais goût.
—Quant à la brillante duchesse de Romillac, c'était vraiment une redoutable rivale. Son rang, sa fortune, son éclat dans ce pays des vanités, auraient pu triompher. Ils s'occupèrent d'elle pendant un mois, mais elle eut l'imprudence de se compromettre avec le bel Édouard d'Arcy, et pour une femme à la mode qui doit mettre au nombre de ses armes les plus dangereuses des espérances adroitement exploitées dans l'intérêt de sa puissance, aimer réellement, c'est abdiquer.
—Mon pouvoir s'augmenta de tout l'éclat de mes rivales détrônées. Je croyais avoir échappé à tous les dangers, et, continua Emma avec une expression de tristesse et d'amertume, c'est elle! c'est Alix de Verneuil, une femme de province, une parente que j'accueille, que j'installe chez moi, quand après deux ans de veuvage elle veut visiter Paris;—elle, moins jolie que moi pourtant, moins élégante, moins occupée surtout du soin de plaire, c'est elle qui fixe maintenant les regards de tous!
La belle comtesse retombe après ces mots dans un morne abattement. Pour la première fois elle craint sérieusement de perdre sa puissance; elle sent enfin qu'il peut arriver un moment où elle existera sans être la femme à la mode. Jusque-là elle avait cru ce titre tellement identifié à sa personne, que la mort seule devait le lui ravir. N'être plus la première, est-ce que c'est vivre? Car, depuis le jour où Emma s'était emparée de cette faveur inexplicable, capricieuse, frivole et puissante en même temps, qui donne le sceptre de la mode, sa vie avait été changée! Plus d'amitié!... Les femmes ne furent plus à ses yeux que des rivales; le monde, qu'un théâtre où elle jouait constamment un rôle, et les plaisirs une occasion de se montrer! Sa toilette ne fut plus ni le chaste vêtement de la femme modeste, ni la gracieuse parure d'une femme aimée, encore moins la négligence pleine de charme de celle qui s'oublie pour penser à un autre! Ce fut d'abord et à tout prix le luxe, la variété, la magnificence et l'éclat; puis des idées bizarres, des recherches piquantes pour ranimer constamment l'attention fugitive; enfin toutes les facultés de son intelligence, toutes les heures de sa journée furent consacrées à fixer cette insaisissable puissance, aussi impossible peut-être à définir qu'à conserver!
Qui pourrait dire en effet comment et pourquoi l'on devient une femme à la mode, quels sont les moyens, quel est le but: est-ce avec l'éclat de la beauté, ce seul pouvoir incontesté de la femme? Non, car souvent la plus belle passe inaperçue. Est-ce avec l'esprit, cette force invisible qui soumet toutes les autres? Non, car souvent il manque à la reine que la mode a choisie. Est-ce le rang, cette supériorité que l'orgueil n'admet plus, qui l'attire? Non, car la divinité moqueuse ne l'a jamais reconnue, et on la vit déserter les palais pour le boudoir de Ninon. Est-ce l'opulence qui l'attache? Non, car la mode capricieuse jette parfois sans respect le ridicule jusque sur cet or brillant qu'étale à plaisir la vanité. Il n'est donc point de moyen certain pour l'atteindre, point de règle pour la fixer.
Si c'est particulièrement en France, ce n'est pas exclusivement à Paris et dans le grand monde que naît cette plante curieuse et variée, chaque société, chaque province, chaque ville grande ou petite, voit régner quelque brillante Célimène exerçant un despotique empire sur la toilette des femmes qui l'approchent ou le cœur des hommes qui l'entourent. Là, comme à Paris, les unes ont reçu le rôle d'un caprice du sort; les autres ont eu le caprice de s'en emparer, soit pour échapper à l'ennui et pour user une activité toujours sans emploi dans la vie d'une femme, ou bien pour tromper peut-être par l'apparence de l'amour leur cœur effrayé de la réalité; soit aussi parfois pour venger leurs belles années de jeune fille que la pauvreté livra au dédain de ces hommes dont la vanité cherche la jeune femme, qui prend alors sa revanche!
A côté de toutes les favorites de la mode, il y a aussi des victimes, femmes malhabiles ou malheureuses, courant les chances des usurpateurs maladroits qui visent à la puissance sans l'atteindre, et ne recueillent de leur folle entreprise qu'un ridicule; car nul n'a pu fixer les règles de ce jeu dangereux où avec tant de choses à perdre l'on en a si peu à gagner!
Aussi tout fut-il employé par Emma pour réussir, et faute de certitude sur les causes de sa faveur, elle n'en voulut point laisser sans les tenter: parents, amis, fortune, tout fut sacrifié à cet insatiable désir de briller. La vanité, l'orgueil, l'égoïsme, étouffèrent la sensibilité, la tendresse et la bonté. Si Emma eût perdu son titre de femme à la mode, il ne lui serait donc plus rien resté.
Et sa pensée s'égarait dans des réflexions infinies. Jamais ministère, voyant une majorité douteuse mettre son pouvoir en péril, ne se jeta dans de plus vastes et plus nombreuses conjectures sur les causes de la défaite qu'il craint ou du triomphe qu'il espère; jamais des images plus diverses ne vinrent lui présenter un plus grand nombre de moyens de séduction à exercer sur les rebelles, de coups d'état à frapper sur les esprits avides d'événements, ou de faveurs légères à répandre avec adresse sur les plus récalcitrants, sans cependant compromettre sa dignité.
—A la promenade le matin, au bal le soir, comme ils l'entourent maintenant tous! poursuit Emma. C'est qu'aussi le comte de Prades ne voit qu'elle, lui si dédaigneux, que toutes les femmes ont essayé vainement de le captiver! lui qui portait partout cet air ennuyé et indifférent qui excite toujours la coquetterie et la curiosité: comment ne pas tenter de réussir où toutes ont échoué; ne pas essayer de se faire aimer de qui n'aime que soi; ne pas s'efforcer de distraire d'une préoccupation qui distrait de tout? C'est une tâche digne des plus audacieuses; car enlever un homme à l'amour d'une autre femme n'est rien, mais l'enlever à l'amour de lui-même ou bien à un souvenir inconnu, triompher d'une rivalité dont on ne peut dire aucun mal, faire une chose impossible enfin, à la bonne heure, on peut s'en donner la peine. C'est un but digne de tenter, et ce but, Alix l'avait atteint sans y penser. Tout le monde remarquait l'attention que lui donnait le comte, elle seule semblait ne pas le remarquer, et paraissait même le fuir, ce qui donnait à tous l'envie de la chercher.
Emma restait plongée dans ce labyrinthe de conjectures, car de l'hommage de deux ou trois héros de salon dépend la place que le monde assigne à une femme, et elle avait attiré près d'elle tous ceux qui disposent ainsi de la faveur de la mode, jusqu'au moment où Alix de Verneuil, en obtenant toute l'attention de M. de Prades, avait vu se fixer sur elle l'admiration générale.
La jeune rêveuse ne bougeait plus, elle était immobile et tellement préoccupée, que ce fut comme réveillée d'un sommeil profond qu'elle s'écria avec un vif mouvement de surprise:
—Alix! vous ici!
C'était en effet madame de Verneuil, brune piquante, à la figure expressive et animée, qui répondit en riant:
—Eh bien! ne m'attendiez-vous pas pour la promenade? et ses regards surpris examinaient le négligé d'Emma, qui annonçait l'oubli ou le changement de leur projet.
—Et vous comptiez que j'irais, et vous comptiez sans doute aussi que nous y rencontrerions M. de Prades?
Il y avait un dédain plein d'amertume dans l'expression de la comtesse. Alix ne répondit pas. Emma vit alors madame de Verneuil s'asseoir tranquillement comme quelqu'un renonçant à sortir, il lui prit une violente envie de disputer.
—Puisque vous aimez le monde et les endroits où il se réunit, dit-elle, pourquoi donc avez-vous pris un prétexte hier pour vous dispenser de paraître à la soirée qui avait attiré chez moi ce que Paris offre de plus brillant?
Alix sourit.
Après un moment de silence la comtesse ajouta avec impatience:—Dédaignerez-vous donc aussi de me répondre?
Madame de Verneuil resta encore quelques instants avant de parler, mais les yeux de la comtesse l'interrogeaient si vivement, qu'elle finit par dire en riant:
—J'étais souffrante, réellement souffrante, puis...
—Puis!... reprit la comtesse presque avec colère.
—Vous le voulez, Emma, mais ne vous fâchez pas, répondit Alix toujours riante et maligne, je dirai tout. Moi je ne comprends pas vos salons à la mode; le plaisir y ressemble tant à l'ennui, que j'ai peur de m'y tromper. La dame du logis réunit, il est vrai, les femmes les plus aimables et les plus jolies, mais pour les placer bien parées et bien ennuyées autour d'un salon comme des portraits de famille. Là elles écoutent plus ou moins bien de la musique plus ou moins bonne dont elles ne se soucient guère. Pendant ce temps, les hommes de leur connaissance, relégués loin d'elles, dans les pièces voisines ou dans des places où ils ne peuvent les aborder, ne parlent qu'entre eux ou à la maîtresse de la maison; car l'obligation de faire les honneurs de chez elle, d'accueillir chacun avec quelques paroles de politesse, la met seule parmi les femmes en rapport avec toutes les personnes qui remplissent l'appartement. Elle seule s'amuse, montre de l'esprit, de la gaieté, de la grâce, pendant que les autres femmes, immobiles, ne sont là que pour servir de décoration à la pièce qu'elle joue toute seule au profit de sa vanité; et cette brillante fête où elle les invite ressemble plutôt à un piége qu'elle leur tend qu'à un plaisir qu'elle leur procure. Quant à moi, je fuis les amusements à la mode parce que j'aime à m'amuser.
Emma leva sur Alix des yeux malins; les deux jeunes femmes se regardèrent alors en riant, comme ces augures romains qui ne croyaient plus qu'à deux choses: leur adresse et la sottise des autres. Puis la comtesse dit gaiement, avec cette confiance qu'amène la certitude d'être comprise:
—N'ai-je pas raison, puisque le monde n'admire que ceux qui se moquent de lui?
Mais, continua-t-elle, que fais-je de plus que les autres? On s'est toujours disputé la place partout. Dès qu'il y a eu deux hommes sur la terre, l'un tua l'autre pour rester le premier. Depuis ce temps, il n'y a pas eu de triomphe sans victimes. Et quand j'immolerais quelques vanités à la mienne.... le grand mal! Au reste, il y a des femmes qui, en voulant plaire à tous, cherchent encore à régner sans partage sur un seul; et si Alix n'a point paru à ma soirée, c'est peut-être parce qu'un autre n'y devait point paraître, ajouta la comtesse d'un petit air railleur qui fit dire étourdiment à madame de Verneuil impatientée:
—Si je l'avais su, je me serais sans doute décidée à venir.
Il y eut un moment de silence. Alix rougit, embarrassée et inquiète de son étourderie; Emma comprit alors qu'un secret existait, et devina en même temps la possibilité d'en tirer parti.
—Je n'ai nommé personne, s'écria-t-elle en riant; mais il paraît que le comte de Prades est tellement présent à votre pensée, que son nom répond toujours à la question qu'on fait à votre cœur!
—Quelle folie! dit Alix en éclatant de rire. Moi qui le fuis...
La comtesse reprit:—On ne fuit que ceux qu'on craint... On ne craint quelqu'un que par haine ou par amour... Alix n'écoutait plus, elle s'était levée et cherchait autour de la chambre quelque chose impossible à trouver.
Alors Emma, après s'être placée si adroitement devant la glace de sa toilette, que ses regards pouvaient suivre tous les mouvements d'Alix, d'un air plein d'insouciance malicieuse continua ainsi en jouant avec les nœuds de sa ceinture:
—Le comte de Prades est beau, spirituel même; ce qui est rare de notre temps pour un homme à la mode. Les gens d'esprit maintenant, au lieu de s'en prendre aux femmes, s'en prennent aux gouvernements. La société y perd beaucoup d'un côté, et n'y gagne pas grand'chose de l'autre; mais enfin c'est comme cela. Aussi, quand il nous reste un homme d'esprit d'une figure agréable, Dieu sait comme nous le gâtons; et M. de Prades est bien le plus gâté de tous! N'est-il pas vrai?
Alix ne répondit pas; la comtesse reprit sans s'inquiéter de son silence:
—Accoutumé dès l'enfance à l'admiration, il a l'air de la mépriser; habitué aux coquetteries, il prétend qu'il les dédaigne; gâté peut-être par de plus tendres affections, il assure qu'il y est insensible... Les hommes à la mode ont tant de prétentions mal fondées, et lui...
Alix était toujours dans le fond de la chambre; le ton dédaigneux d'Emma la blessa sans doute, car elle l'interrompit vivement.
—On ne reprochera certainement pas l'affectation au comte de Prades: sa franchise... la loyauté de son caractère... la vérité de ses discours...
Elle s'arrêta, car elle sentit qu'elle le louait beaucoup pour un homme qu'on fuit. Son amie continua sans faire aucune remarque:
—Lui... d'ailleurs, a prouvé qu'il était capable d'un vif et durable attachement; et son indifférence pour ce qui l'entoure vient de ses regrets pour ce qu'il a perdu... Je le sais... moi... il a aimé... il aime encore une femme belle et digne d'amour.
En ce moment tous les efforts d'Emma étaient vains: elle ne pouvait apercevoir le visage d'Alix, qui tournait le dos à la glace, et se penchait sur une petite table où se trouvaient quelques gravures éparses.
Alors Emma continua à parler de cet amour inconnu et exclusif... s'arrêtant quelquefois, puis interrogeant Alix, qui répondait quelques mots rares et insignifiants... Dans un moment de silence, la comtesse se leva, marcha légèrement sur le moelleux tapis sans être entendue d'Alix; et quand celle-ci, toujours baissée sur les gravures qu'elle avait l'air de regarder, disait machinalement:
«Quoi! vous pensez?...—elle se sentit prise vivement par la taille. C'était Emma qui disait en riant:—Je pense... Alix... je pense... que vous aimez le comte de Prades.
Alix, se tournant subitement vers le jour par un mouvement involontaire de surprise, laissa voir sa jolie figure toute rouge et troublée, où brillaient quelques larmes, et fit un cri de frayeur et d'étonnement, pendant qu'Emma faisait un cri de joie: car ce n'était plus une rivale pour une coquette, cette femme qu'un regret d'amour faisait pleurer!
Elle entraîna son amie sur la petite causeuse bleue, la fit asseoir près d'elle, attira sa confiance par des paroles caressantes; et après ces mots inutiles, ces phrases inachevées et ces demi-confidences qui précèdent un aveu réel, Alix dit enfin:
—Avant mon mariage, il y a quatre ans... aux eaux de Baden avec ma tante, je connus le comte de Prades. Pendant six semaines, il ne nous quitta pas... Près de lui je me trouvais si heureuse, que je me croyais aimée.
Ma tante reçut ma confidence à la veille du départ; et le jour même, le soir, elle parla devant moi, devant lui, de tendresse, de liens éternels d'attachement... Que sais-je? ma tante voulait connaître les idées du comte. Comme elles répondirent peu à son attente et à la mienne!... Il se moqua des affections sérieuses, des sentiments vrais, prétendit impossible pour lui d'en jamais éprouver, se montra tel qu'il était... indifférent, curieux, moqueur.
Glacée par ses railleries, je n'eus pas l'idée de lui apprendre notre départ. Le lendemain nous quittâmes Baden, ma tante et moi. Mon père m'attendait à Paris avec un mariage arrangé et convenable; il m'était impossible d'aimer personne, mais j'obéis à mon père, et quinze jours après j'épousai M. de Verneuil. Je partis pour la campagne alors, et ne voulus plus revenir à Paris. Je craignais de le revoir, lui, car il était trop habile pour n'avoir pas deviné que je l'aimais. Le ciel ne bénit pas mon mariage, je fus malheureuse; et la mort de M. de Verneuil me laissa libre, mais sans espoir de bonheur.
J'hésitai deux années avant de revoir Paris, mes parents et mes anciens amis; j'avais raison, Emma!
Je repartirai demain pour n'y plus revenir.
Emma la regarda avec attention; la touchante figure d'Alix avait une délicieuse expression de tendresse; elle envia presque un sentiment qui, même dans ses chagrins, peut rendre aussi jolie.
Puis elle dit, pensive et comme à elle-même:—Quatre ans!—un voyage à Baden, il revint triste,—n'y retourna jamais,—se troubla même un jour que je parlais de cette époque.—Quand Alix arriva,—qu'il la revit,—il pâlit,—et ses yeux ne la quittèrent plus.
S'adressant alors à madame de Verneuil, Emma continua:—Vous a-t-il parlé de votre séjour à Baden... de votre mariage?
—Jamais, répondit celle-ci; je ne l'ai vu que dans le monde... Il m'y cherchait parfois, mais semblait avoir oublié le passé.
Emma se leva vivement, sonna, et demanda au domestique qui entra s'il était venu quelqu'un.
—M. de Prades demande si madame la comtesse peut le recevoir.
—Qu'il entre. Et au moment où le comte saluait, Emma s'excusa d'être obligée de s'occuper de sa toilette, et chargeant son amie de la remplacer, elle passa dans la pièce voisine.
—Ah! répétait-elle en s'habillant toute joyeuse, ils sont seuls, et l'amour est encore plus habile que moi!
Quand elle rentra, ils ne l'entendirent point. Alix était assise dans
une bergère, près du feu; le comte, debout, appuyé contre la cheminée.
Quoique seuls, ils parlaient si bas, qu'il fallait s'aimer pour
s'entendre ainsi.
Un mois après, Emma donnait une de ces fêtes dont Alix avait parlé. Son appartement resplendissait du brillant éclat de tentures et de décorations nouvelles, en même temps que des plus riches toilettes; jamais la réunion ne fut plus nombreuse en célébrités et en illustrations de tout genre; jamais la maîtresse de la maison n'y brilla d'une façon plus éclatante et plus exclusive; personne n'y parla de madame de Verneuil. Mariée la veille au comte de Prades, elle était partie avec lui pour l'Italie. Heureux, ils oubliaient le monde, qui le leur rendait.
La comtesse Emma de Marcilly, rassurée pour quelque temps sur son empire, continua pourtant d'y veiller comme doit le faire tout souverain qui veut garder sa couronne, qu'elle soit d'or ou de fleurs. Régner était sa vie; aussi n'avons-nous parlé ni de son mari, ni de sa famille, ni de ses amis. Est-ce qu'on a quelque chose qui ressemble à tout cela quand on est une femme à la mode?
Madame Ancelot.
LA COUR D'ASSISES.
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I.
Il me plaît aujourd'hui de bourdonner aux oreilles de la magistrature: j'ai assez piqué les orateurs et les rois.
Comment! nous aurons fait passer par les armes les qui et les que et les autres constructions baroques des discours de la couronne! comment! nous épiloguerons les sublimes oraisons des députés! comment! nous appréhenderons au discours le président électif du premier corps de l'état! comment! les prédicateurs pourront, du haut de la chaire évangélique, tonner contre les grands de la terre et souffler sur la poussière dorée de leurs vices, et la magistrature seule trônerait dans un sanctuaire inaccessible au fouet du pamphlétaire!
Non, cela n'est pas juste, cela n'est pas bon pour la magistrature elle-même.
Si un autre Corneille faisait représenter Agésilas, on lui crierait: Solve senescentem!
Si l'harmonieux Rossini venait à déchirer notre tympan par de faux accords, on lui repartirait par un accompagnement de clefs forées.
Si la sylphide de l'Opéra, si la divine Taglioni, au lieu de voltiger dans l'air, ne descendait sur le plancher du théâtre que pour y boiter et y faire des faux pas, on aurait l'impertinence de lui jeter des pommes cuites.
Si les marquis et les vicomtes de l'inimitable Poquelin s'avisaient de cracher dans un puits pour y faire des ronds, le parterre rirait, d'un fou rire, des vicomtes et des marquis.
On persifle les rois, on siffle le génie, la gloire, l'éloquence, les compositeurs, les vicomtes et les danseuses, et je ne vois pas pourquoi l'on ne sifflerait pas les magistrats sifflables.
Ne parlons pas des mercuriales de rentrée, ces boursouflures de rhétorique qu'il faudrait supprimer pour l'honneur du goût.
Je l'ai dit et n'en démords: hors des barrières de la grand'ville, on ne sait point tenir une plume. Il y a des orateurs en province, il n'y a pas d'écrivains. Il n'y en a pas un seul aujourd'hui, un seul sur trente-deux millions d'hommes. S'il y en a, où est ce météore? où est-il? Qu'il apparaisse sur l'horizon et qu'on le voie!
Art de l'écrivain, art sublime, il te faut notre soleil intellectuel, notre soleil de Paris, pour éclore et pour fleurir!
Il n'importe, au surplus, j'en conviens, que la magistrature soit peu lettrée, pourvu qu'elle soit respectable par sa science, ses vertus, son intégrité et son désintéressement, et la magistrature française est la plus respectable de toutes les magistratures de l'Europe.
Mais y a-t-il de lumière sans ombre et de règle sans exception? A la règle une louange, à l'exception une mercuriale, pour qu'elle ne devienne pas règle.
Il est deux sortes de magistratures; l'amovible et l'inamovible; celle qui est assise et celle qui est debout, celle qui pérore et celle qui juge, celle qui requiert et celle qui condamne.
II.
Quel beau rôle que celui du Ministère public dans le drame des assises! Organe de la société, que n'est-il toujours impassible comme elle? La société ne se venge pas, elle se défend; elle ne poursuit pas le coupable, elle le cherche, et après l'avoir trouvé, elle le désigne aux exécuteurs de la loi. Elle présume innocent le prévenu, et elle plaint le criminel en le condamnant. Elle n'aime d'autre éloquence que l'éloquence de la vérité; elle ne veut d'autre force que la force de la justice. Quand un homme est pris, traîné par deux soldats, attaché sur un banc vis-à-vis douze citoyens qui vont le juger, d'un tribunal qui l'interroge, d'un accusateur qui l'incrimine, et d'un public curieux qui le regarde, cet homme, eût-il porté la pourpre et le sceptre, n'est plus maintenant qu'un objet digne de pitié. Sa fortune, sa liberté, sa vie, son honneur plus cher que sa vie, sont entre vos mains. Gens du parquet, ne vous sentez-vous pas émus?
Ils ne comprennent pas leur mission, ils ne la savent pas, ceux qui de magistrats se font hommes, hommes de parti, hommes de théâtre.
Alors ils ne requièrent plus, ils plaident, ils s'emportent, ils se contournent, ils se tordent en cent façons.
Tantôt le feu de la colère leur sort par les yeux et l'écume par la bouche.
Tantôt ils se drapent dans les plis de leur tartan noir pour accuser avec élégance, comme les gladiateurs romains se drapaient pour tomber sous le fer et mourir avec grâce.
Tantôt ils imitent gauchement la pose, la voix, les gestes des tyrans de mélodrame, et ils s'imaginent qu'ils font de l'effet, tandis qu'ils ne font que du tapage.
Debout sur leur parquet, la face haute et enluminée, ils dominent le jury assis à leurs pieds et ils l'enveloppent de leurs contorsions et des éclats de leur voix. J'ai vu des jurés fermer l'œil et se boucher les oreilles à l'approche de ces tempêtes de rhéteurs. Pitié, pitié pour messieurs les jurés, si ce n'est pour l'accusé!
Les jurés ne sont pas venus en cour d'assises pour assister aux péripéties d'un drame fictif. Quand ils vont au théâtre, oh! c'est différent, c'est pour y prendre le plaisir des émotions scéniques. Ils veulent qu'on leur fasse bien peur, ou qu'on les attendrisse; ils n'apportent leur mouchoir que pour le remporter trempé de larmes. Ils savent que les criminels et les traîtres tyrans de mélodrame qui débitent leurs réquisitoires en prose tourmentée sont, au demeurant, de fort bonnes gens, et que les innocents qu'on tue dans la coulisse se portent le mieux du monde et vont continuer avec leurs assassins, au café d'en bas, leur partie de domino interrompue par le spectacle. Et puis, quand l'acteur s'en tire mal, ils ont la ressource de le siffler, sans préjudice de l'auteur.
Mais lorsque la réalité remplace la fiction, lorsque ces mêmes spectateurs, devenus jurés, siégent au Palais-de-Justice, lorsque leur verdict va tuer ou absoudre, ils se recueillent en eux-mêmes. Ils chassent de leur présence, avec une sorte d'effroi, l'imagination, cette folle du logis. Ils n'écoutent que la froide raison; ils n'examinent que le fait; ils scrutent les pensées de l'accusé; ils interrogent son visage; ils étudient avec anxiété ses réponses, ses contractions, ses exclamations, ses émotions et ses joies, sa pâleur et ses frissons; ils sont là en face de Dieu, en face des hommes, en face de la sainte vérité qu'ils pressent des mains, qu'ils cherchent du regard, qu'ils appellent, qu'ils implorent. Ah! ne les détournez point de cette méditation religieuse! Toute l'éloquence de rhéteurs ne vaut pas la conscience d'un homme de bien.
Non, ils ne comprennent pas leur métier, les gens du parquet qui se battent les flancs et qui distendent les attaches de leurs deux mâchoires, pour échafauder un grand crime sur les épaules d'un petit délit.
Ils ne comprennent pas leur métier, ceux qui rhabillent de clinquant et de poésie les lieux communs de leur morale, et qui menacent la société si sa vengeance ne s'appesantit pas sur une bagatelle.
Ils ne comprennent pas leur métier, ceux qui apostrophent les accusés, invectivent les avocats et rudoient les témoins.
Ils ne comprennent pas leur métier, ceux qui, convaincus par les débats de l'innocence des accusés, n'abandonnent pas franchement l'accusation, mais qui la laissent subsister, sauf les circonstances atténuantes.
Ils ne comprennent pas leur métier, ceux qui passionnent la cause, qui, par des figures saisissantes, des appels d'énergumène aux excitations politiques, des roulements d'yeux et des menaces de gestes, remuent et soulèvent le jury, le tribunal et l'auditoire, afin de se donner la malheureuse satisfaction qu'on dise d'eux: Qu'il a été beau! qu'il a été éloquent!
Je ne suis pas garde des sceaux et n'ai certes guère envie de l'être, mais si je l'étais, je destituerais tel avocat général, pour avoir été, au rebours, éloquent, et j'imiterais ces généraux romains qui cassaient leurs officiers pour avoir tué hors ligne un ennemi, en combat singulier. Il faut que chaque chose paraisse en sa place, l'éloquence de même que le courage, de même que la vertu.
Il y a, en matière ordinaire, tel avocat général qui fera absoudre un coupable pour avoir exagéré sa culpabilité.
Il y a, en matière politique, tel avocat général qui, par l'imprudence enthousiaste ou servile de son zèle, fait plus de mal à la cause du pouvoir que les emportements les plus violents de l'article incriminé.
En règle, et sauf de rares exceptions, on ne devrait pas être membre du parquet avant trente-six ans; car, si les membres du parquet sont les organes de la société, on ne saurait s'exprimer au nom de la société avec trop de mesure, de dignité, de maturité, de science et de bon goût. Comme personne ne peut, parole courante, interrompre, critiquer et retenir en audience un avocat général, il faut qu'il sache se guider lui-même. S'il y a pénurie de magistrats, pour en avoir de bons, ne lésinez pas et doublez les appointements; ne lésinez pas, et songez qu'il s'agit ici de plus que d'une question d'argent, qu'il s'agit de la liberté, de l'honneur, de la vie des citoyens!
III.
La magistrature assise a, comme la magistrature debout, des devoirs à remplir.
Je ne connais pas de fonctions plus solennelles, plus augustes et plus saintes que celles d'un président d'assises. Il représente dans l'ensemble de ses fonctions la force, la religion et la justice. Il réunit la triple autorité du roi, du prêtre et du juge?
Quelle idée un magistrat placé dans un poste si éminent, le premier de la société peut-être, ne doit-il pas avoir de lui-même, c'est-à-dire de ses devoirs, pour les remplir dignement?
Avec quelle sagacité ne doit-il pas renouer le fil des débats cent fois rompu dans les détours tortueux de la défense? Faire surgir la vérité de la contradiction des témoins; opposer les oppositions orales aux dépositions écrites; expliquer les ambiguités, grouper les analogies; trancher les doutes; presser les questions; relever une circonstance, un fait, une lettre, un aveu, un cri, un mot, un geste, un regard, un accent pour en faire jaillir la lumière; interroger l'accusé avec une douce fermeté; ouvrir par des exhortations son âme à la confession et au repentir; rehausser ses esprits abattus; l'avertir quand il se fourvoie, le diriger quand il se remet en route; retenir dans les bornes de la décence la défense et l'accusation, sans gêner leur liberté.
Tels sont les devoirs du président. Heureux celui qui sait les comprendre et les pratiquer!
Mais où trop de magistrats s'égarent, c'est dans le résumé des débats.
Qu'est-ce donc que résumer un débat? c'est exposer le fait avec clarté, rappeler sommairement les témoignages à charge et à décharge, analyser ce qui a été dit à l'appui de l'accusation et à l'appui de la défense, et rien que ce qui a été dit, et poser, dans un ordre simple et logique, les questions à résoudre par le jury. Tout résumé doit être net, ferme, plein, impartial et court.
Mais il y a des présidents qui se carrent dans leur fauteuil, comme pour y prendre du bon temps; il y en a qui dessinent à la plume les caricatures du prétoire; il y en a qui passent négligemment les doigts dans les boucles de leur chevelure; il y en a qui promènent leur lorgnette sur les jolies femmes de l'audience; il y en a qui intimident l'accusé par la brièveté impérieuse et dure de leurs interrogations, qui brusquent et déroutent les témoins, morigènent les avocats et indisposent le jury. Les uns sont ridicules, les autres sont impertinents.
Il y en a qui font pis encore, qui s'abandonnent sans frein à l'aveugle impétuosité de leurs passions d'homme ou de parti. Ils se jettent à corps perdu dans la bataille politique; s'arment d'un fusil et font le coup de feu. Ils découvrent aux yeux du jury toutes les batteries de l'accusation et mettent dans l'ombre la défense. Ils ressassent lourdement les faits au lieu de les nettoyer. Il se perdent dans des divagations de lieux, de temps, de personnes, de caractères, d'opinions, tout à fait étrangères à la cause. Ils veulent plaire au pouvoir, à une coterie, à une personne. Ils insinuent que ce qui pour le jury est encore à l'état de prévention est déjà complétement passé pour eux à l'état de crime. Ils en font complaisamment ressortir l'évidence, l'imminence et le péril. Ils dissertent de droit, ils s'étourdissent de rhétorique. Ils suppléent, par de nouveaux moyens qu'ils inventent, aux moyens que l'avocat général a omis, et ils croient s'excuser en s'écriant: Voilà ce que dit l'accusation! qui n'en a pourtant rien dit, et ils ajoutent ainsi le mensonge au scandale.
Figurez-vous maintenant la position de l'accusé rafraîchi, relevé par la parole courageuse et persuasive de son défenseur, et qui se penche de nouveau et s'affaisse sous la terreur de ce résumé! peignez-vous ses transes, sa rougeur, et les frissonnements convulsifs de son corps et de son âme! Et le jury! il a pu se mettre en garde contre la véhémence de l'accusateur qui remplit son métier, et du défenseur qui plaide pour son client, parce qu'il sait qu'il y a à prendre et à laisser dans leurs paroles. Mais comment se défier du président qui tient dans ses mains la balance impartiale de la justice? du président qui n'est que le rapporteur de la cause? du président qui ne doit jamais laisser transpirer son opinion, jamais laisser paraître l'homme sous la toge du magistrat?
Les jurés n'ont pas une mémoire vaste et exercée qui puisse retenir à la fois tous les arguments d'une cause lancés dans des sens contraires, et qui sache les disposer, les comparer et les juger. Ils cèdent, comme tous les hommes simples, dans le trouble de leurs émotions et dans la fatigue de l'audience, aux dernières impressions que leur cerveau reçoit. Si ces impressions sont celles d'une accusation redoublée, quel poids sur la conscience du jury! quel péril pour l'accusé!
On frémit en songeant que, dans la province surtout, avec un jury campagnard, un jury simple, illettré, effrayable, le résumé artificieux et passionné d'un président d'assises peut déterminer seul, tout seul, un verdict de la mort!
La loi a voulu que la parole demeurât toujours la dernière à l'accusé dont, par une humaine fiction, elle présume l'innocence. Or, n'est-ce pas le renversement de l'humanité et du droit, si, au lieu de faire un résumé, le président fulmine un réquisitoire? l'accusé aura-t-il devant lui, contre lui, deux adversaires au lieu d'un, l'avocat général et le président? S'il lève ses regards suppliants sur le tribunal, s'il s'y réfugie comme dans un asile sacré, rencontrera-t-il un glaive tourné contre sa poitrine, au lieu d'un bouclier pour le protéger! S'il hasarde timidement une observation, il indispose, en cas de verdict affirmatif, le redoutable applicateur de la peine. Si le défenseur s'exclame, on lui ferme la bouche; si les journaux révèlent les faits et gestes du président, on leur intente un procès, sans jury, sous prétexte d'infidélité de compte rendu.
Comment sortir de là? Se pourvoir en cassation! mais est-ce là un moyen de cassation, un moyen légal, j'entends? Par où constater qu'il y a eu réquisitoire et non résumé? où retrouver les témoins? et l'on n'admet pas de preuve orale, où serait la preuve écrite? La cour d'assises donnerait-elle acte de la protestation contre la partialité de son président et par son organe!
Supprimer l'usage des résumés en matière simple, en matière peu chargée, en matière politique et de presse, je n'y verrais obstacle. C'est là même, il faut le dire, où le résumé prend le plus facilement, dans la bouche d'un magistrat prévenu, la forme hardie et décisive d'un réquisitoire.
Mais s'il y a plusieurs accusés, de nombreux complices et des crimes de différents degrés, si la matière du délit est abstraite et confuse; si les témoignages sont contradictoires; s'il y a variété et complication dans la position des questions; si la cause a duré quelques jours et que l'attention des jurés soit fatiguée ou perdue, comment se passer de résumé? Sans résumé, dans ce cas, il est impossible de voir clair en l'affaire. Autant presque vaudrait jouer aux dés la vie et l'honneur des accusés.
Mais par quel moyen contraindre les présidents résumeurs à l'impartialité, si les prescriptions de la loi, si la voix plus impérieuse encore du devoir ne suffisent pas.
Ce moyen le voici: les débats sont publics, et le résumé est une partie essentielle des débats. La sténographie est l'instrument de publicité le plus ample et le plus fidèle. Il faut que le sténographe reproduise mot à mot les paroles du président, et le public les jugera.
Il faut aussi que le garde des sceaux dépêche instructions sur instructions pour réprimer un abus qui éclate de toutes parts et dont les ravages auraient dû déjà être arrêtés.
Le président n'a pas seulement la direction des débats, il a la police souveraine de l'audience, et ici je ne crois pas sortir de mon sujet, en traçant l'esquisse des assistants habituels de nos cours d'assises.
IV.
La cour d'assises a sa sorte de public qui ne ressemble à aucun autre. Quelques ouvriers sans ouvrage, des femmes de mauvaise vie, des piliers de cabarets, des souteneurs de filles, des voleurs émérites ou apprentis, des échappés du bagne, des vauriens, des désœuvrés, des habitués, se pressent aux rampes de l'escalier qui mène à la salle des assises. A peine ouverte, ils l'inondent, se tiennent debout, se serrent, se pressent, se coudoient, se lèvent sur la pointe du pied, s'agitent dans tous les sens, et présentent de loin comme une masse noire et mouvante d'où s'échappent des gestes brusques, des plaintes étouffées, des contractions énergiques et des bruits confus de pudeur, de jurements, de langue et d'argot. Tel filou ou tel assassin vient y apprendre comment on doit dérouter un témoin, éluder une question, inventer un alibi, masquer un fait, interpréter une pénalité. Tel n'y va que par curiosité, qui en sort avec la tentation d'un crime, avec un germe formé et tout près d'éclore. La manie de l'imitation fait plus de criminels que l'appareil du jugement et la crainte des supplices n'en épouvante. La cour d'assises est une détestable école d'immoralité.
Voilà le premier plan, le plan du fond, l'auditoire. Le peuple (ne profanons pas ce beau nom), la populace est debout au parterre. Les dames occupent les banquettes réservées ou l'orchestre. Parées, attifées, coiffées de plumes et de fleurs, elles viennent se poser pour voir ou pour être vues.
La femme du monde n'est pas méchante; mais elle est la plus curieuse de toutes les créatures de la création; elle vit à chaque pas d'émotions: elle se meurt d'émotions à chaque minute. Elle a un amant à cause de ses vapeurs; elle a des vapeurs à cause de son amant. Il faut qu'elle souffre pour mieux jouir, il faut qu'elle jouisse pour mieux souffrir. Elle ne redoute rien tant que les heures réglées, que la somnolence de la vie, que les molles tiédeurs du boudoir et de l'édredon. Elle est perpétuellement en quête, à midi et à minuit, au spectacle, à la chambre, au sermon, au bois, au bal, de tout ce qui peut troubler, divertir, ébranler, ravager, désordonner sa pauvre âme et son pauvre corps. Elle se multiplie dans chaque objet qu'elle touche. Elle se porte avec toute sa vie, avec tout son être, dans chaque sensation nerveuse qu'elle éprouve, et l'on dirait qu'elle n'existe plus pour le reste. Rien ne lui est obstacle. Dès qu'elle a résolu de voir quelqu'un ou quelque chose, elle le verra. Elle écrira dix petits billets ambrés au président des assises, pour obtenir la faveur d'une entrée, un fauteuil, une chaise, un bout d'escabeau. Elle s'échappe dès la pointe du jour de son lit chaud et reposé, et va faire queue à la porte du Palais. Elle y restera le front au vent de bise et les pieds dans la boue, s'il le faut. Elle s'enveloppe de sa mantille. Elle grelotte et frémit dans ses membres délicats. La porte s'ouvre, et la voilà qui se faufile, se presse, se foule, se pousse, se baisse, entre et pénètre à travers les gendarmes, les huissiers, et les robes noires des stagiaires. Elle se pend et s'accroche aux basques du sergent de ville, lui parle à l'oreille, le supplie d'une voix douce, et ne le lâche pas qu'elle ne soit casée, assise, les coudées franches, le binocle à l'œil, et à bonne portée de l'accusé et des juges.
Voyez comme elle suit pas à pas le drame vivant qui se déroule, et comme elle marche, la poitrine haletante, d'émotion en émotion! Si le criminel a la barbe hérissée et les yeux hagards, elle éprouve en le regardant un plaisir de peur. Émotion. S'il a les joues rosées et les cheveux artistement bouclés, le beau garçon, se dit-elle tout bas, et quel dommage! Émotion. Si les témoins arrivent les bras pendants, ou débitent des phrases prétentieuses et entortillées, elle rit sous son mouchoir. Émotion. Si l'accusé sanglote, elle pleure chaudement par sympathie. Émotion. Si quelque jeune fille s'évanouit, elle court, vole, délace son corset et lui fait respirer des sels. Autre genre d'émotion. Mais à moins que la salle d'audience ne craque sous ses lourds piliers, cette intrépide audiencière ne quittera pas la place. Les heures coulent, la nuit s'avance, les jurés délibèrent, elle attend. Il faut que ses yeux se collent avidement sur les yeux du criminel, qu'elle se suspende à ses lèvres tremblantes, et qu'elle repaisse son âme des terreurs indéfinissables d'une autre âme. Il faut qu'elle recueille les convulsions de cette conscience bourrelée. Il faut qu'elle entende et le coup de sonnette du dernier jugement, et la sentence de mort, et le râle de cet homme dont la face se décompose, et dont la vie intérieure se brise et se déchire en lambeaux. Comme elle se penche vers lui! comme elle prête l'oreille à ses cris inarticulés, à ses soupirs qu'il étouffe! Comme elle le suit d'un long regard jusqu'à ce que les portes du cachot se referment avec l'espérance! Alors elle retombe sur sa chaise, anéantie, absorbée dans la contemplation de son drame; l'huissier de service est obligé de l'avertir que la salle se vide et de la pousser par les épaules. Elle sort enfin, et se traîne le long des sombres corridors du Palais, rentre au logis épuisée, rompue de fatigue, les nerfs crispés et l'âme en pleurs, et se jette sur son lit, sans songer que son vieux père n'a pas dîné, et que depuis le matin sa jeune fille s'inquiète et l'appelle. Cependant elle pâlit, elle rougit, elle frissonne, et son imagination fait asseoir à son chevet le condamné qui lui apporte sa tête. Elle voit la prison, les chaînes de fer, les juges, l'accusateur, le bourreau et ses aides, et le panier gorgé de chairs et de sang, et elle pousse un cri d'horreur. Digne femme!
Que font ces agrafes d'or, ces bandeaux de perles, ces fleurs, ces gazes, ces plumes légères, parmi le lugubre appareil des cours d'assises? Est-ce en spectacle que l'accusé vient se donner, et le prétoire n'est-il donc qu'un théâtre? Qui me dira qu'à l'aspect de ce raout curieux et brillant l'accusé, revêtu de l'habit grossier des prisons, ne se troublera pas, que quelque témoin ne perdra point la mémoire, et que quelque juré ne sera pas plus occupé de l'émotion rougissante d'une jolie femme que des angoisses du prévenu?
Si j'avais l'honneur d'être président de la cour, je n'admettrais dans son enceinte que les parentes de l'accusé, et je dirais aux autres: «Mesdames, tant assises que debout, écoutez ce que je vais vous dire: Vous, allez tricoter les chausses de messieurs vos fils, ou mettre au bleu les collerettes de mesdemoiselles vos filles; vous, ayez soin que le rôt ne brûle point; vous, que vos parquets soient cirés proprement; vous, que l'huile ne manque pas dans vos lampes, ni le sel dans votre soupe; vous, nuancez de fleurs vives les paysages de vos tapis à la main; vous, déployez sur le théâtre l'éventail des grandes coquettes; vous, faites des gammes, et vous, des entrechats. Allez, mesdames, allez, la jugerie n'a rien à voir avec les Grâces, et la cour d'assises n'est point la place de la plus belle moitié du genre humain.
«Huissier, exécutez les ordres de la cour!»
Voilà en effet les ordres que je donnerais, et je serais, je crois, approuvé de tous les honnêtes gens.
V.
Le président, a en outre, quelques autres devoirs secondaires à remplir.
Laisser aux témoins étonnés, troublés du spectacle solennel et nouveau d'une assise, de leur isolement au milieu des juges et du jury, du témoignage qu'ils vont rendre et des conséquences de leur serment, le temps de reprendre leurs esprits, de se recueillir en eux-mêmes et d'assurer leur mémoire et leur voix. Il doit parler aux témoins avec accentuation, égard et bonté, poser nettement les questions qu'il leur adresse, et, s'il le faut, les répéter.
Disposer les bancs de manière que l'accusé puisse voir les jurés, aussi bien qu'il doit en être vu; car les jurés sont les juges. Un froncement de sourcil, un mouvement de lèvres, un regard, peuvent avertir l'accusé qu'il va trop loin, qu'il s'égare, qu'il se nuit à lui-même.
Faire ouvrir de temps en temps les fenêtres de l'audience: ces précautions hygiéniques sont trop négligées. Qu'on se figure l'accusé sortant de l'humidité d'un cachot, exténué de veilles, amaigri, faible, souffrant et ayant peine à retrouver ses esprits plongés dans l'air épais et méphitique de l'audience! L'accusateur et le défenseur qui, au demeurant, font tous deux beaucoup trop de contorsions de bras et de corps, et qui lancent leur voix comme une cloche à tour de branle, sont en nage sous leur toge; les têtes des juges, des jurés et des spectateurs s'affaissent, et la sueur ruisselle de leurs fronts: toute l'audience est enrouée. Il faut avoir pitié de l'accusé, mais il faut avoir aussi pitié du public, et c'est à quoi l'on songe le moins.
Je m'arrête: on ne peut pas tout dire.
Législation pénale, instruction criminelle, jurisprudence, procédure, police de l'audience, composition du jury, droits et devoirs des avocats généraux et des présidents, hygiène des assises, tout cela reste un peu en arrière du progrès qui pousse en avant toutes choses.
La publicité, cette reine des pays libres, veille sur la France avec ses cent yeux sans cesse ouverts, pendant le repos des nuits et la fatigue du jour: elle fait, non moins au moral qu'au matériel, plus de la moitié de la police du royaume. Rien ne lui échappe, ni ministres, ni rois, ni députés, ces autres façons de rois. Elle se pose à leurs côtés, et de quelque part qu'ils se tournent, elle les tient en haleine, son aiguillon à la main. Il n'est pas bon non plus pour eux ni pour nous que les magistrats dorment sur leur siége.
Je suis mouche, je bourdonne et j'importune, mais je réveille.
Timon.