Les français peints par eux-mêmes, tome 1
La rose d'Ispahan, la perle du Caucase,
La belle Dilara, sérénité du cœur
Qu'un MAT livra soumise au pouvoir du vainqueur.
Nos roués de la Régence qui jouaient leurs maîtresses au lansquenet n'étaient que les plagiaires des mœurs antiques de l'Orient. On raconte qu'un des petits-fils de Mahomet, le vieux Orchan, chef de la race ottomane, en 1359, faillit perdre aux échecs sa favorite Zalouë, rayon du ciel, en jouant avec son visir. Au moment où le doigt sacré du fils de Mahomet allait pousser une pièce sur une case fatale, et subir un mat foudroyant, Zalouë, qui suivait la marche de la partie, derrière un rideau, poussa un cri sourd de désespoir qui arrêta le doigt mal inspiré. Orchan évita le mat et garda sa favorite. On rencontre aussi souvent dans l'histoire plusieurs femmes mêlées aux anecdotes de l'échiquier. De l'Orient à Venise, il n'y a qu'un pas. Le sénateur Flamine Barberigo, riche Vénitien, jouait avec la belle Erminia, sa pupille adorée, et ne lui donnait jamais d'autre distraction, car il était horriblement jaloux. Le palais Barberigo était la prison d'Erminia. A cette époque, Boy le Syracusain, qui courait le monde, battant les papes et les rois, arriva à Venise. La renommée du Syracusain était chère à Venise, comme partout. L'illustre joueur fut appelé au palais Grimani, au palais Manfrini, au palais Pisani-Moreta, où les nobles seigneurs de la république s'étaient si souvent entretenus de l'illustre maître de don Juan d'Autriche et de Charles-Quint, de ce grand Boy, auquel le pape Paul III avait offert le chapeau de cardinal, après avoir été glorieusement maté en plein Vatican. Le sénateur Barberigo, le plus fort amateur de Venise, ouvrit aussi son palais au Labourdonnais de Syracuse. Boy ne fit défaut à aucun, mais il se complut surtout dans la résidence Barberigo, à cause de la pupille Erminia. C'était une demoiselle de haute intelligence, qui ne s'était jamais promenée que sur les soixante-quatre cases de l'échiquier et qui rêvait un avenir meilleur: elle prit d'excellentes leçons de Boy, et à la dernière elle disparut avec Boy le Syracusain. La maison Barberigo ne s'est pas relevée de cet échec.
Arrivons maintenant à la partie morale du jeu: il serait à désirer que la science de l'échiquier fût cultivée dans les colléges, où nous apprenons tant de choses fastidieuses qui ennuient l'enfant et ne servent pas à l'homme. Il y a au fond du jeu d'échecs une philosophie pratique merveilleuse. Notre vie est un duel perpétuel entre nous et le sort. Le globe est un échiquier sur lequel nous poussons nos pièces, souvent au hasard, contre un destin plus intelligent que nous, qui nous mate à chaque pas. De là tant de fautes, tant de gauches combinaisons, tant de coups faux! Celui qui, de bonne heure, a façonné son esprit aux calculs matériels de l'échiquier, a contracté à son insu des habitudes de prudence qui dépasseront l'horizon des cases. A force de se tenir en garde contre des piéges innocents tendus par des simulacres de bois, on continue dans le monde cette tactique de bon sens et de perspicacité défensive. La vie devient alors une grande partie d'échecs, où l'on ne voit, à tous les lointains, que des fous qui méditent des pointes contre votre sécurité. Tout homme qui vous aborde est une pièce ou un pion; alors, on le sonde, on le devine, et on manœuvre en conséquence. Il ne faut point craindre toutefois que cette tension continuelle d'esprit ne dégénère en manie et ne préoccupe les facultés, au point d'altérer la sérénité de l'âme. Les joueurs d'échecs sont des gens fort aimables et fort gais; M. de Labourdonnais, homme d'esprit charmant, fait sa partie en semant autour de lui les bons mots et les joyeuses saillies, ce qui ne le détourne jamais d'un coup de mat. Ainsi, grâce à l'habitude, l'homme se fait une seconde nature de la combinaison perpétuelle: il ne sent même pas fonctionner en lui ce mécanisme d'intelligence qui ne s'arrête jamais; les ressorts mis en jeu par une première impulsion le servent à son insu et sans l'ordre de sa volonté. Combien de joueurs d'échecs se sont tirés dans le monde d'une mauvaise position, par d'habiles calculs, sans se douter qu'ils dussent leur science de conduite au culte de la combinaison! Puissent nos réflexions augmenter la congrégation déjà si nombreuse des fidèles de l'échiquier! Il y aura moins d'ennuis dans les cercles, et moins de fautes dans l'univers.
Méry.
LA MAITRESSE DE TABLE D'HOTE.
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O vous dont la santé robuste, florissante,
Des plus riches festins peut sortir triomphante,
Approchez!
Berchoux.
Vous êtes étranger, vous avez vingt-cinq ans et vous venez pleurer à Paris la perte d'un oncle millionnaire. Après avoir essayé de toutes les distractions, admiré convenablement toutes les merveilles de la capitale du monde civilisé, le superbe damier de la place Louis XV, avec ses cavaliers de marbre, ses rois et ses reines de pierre et ses pions dorés; les pirouettes à angle droit des demoiselles Elssler, la ménagerie royale, la chambre des députés et les concerts Musard;—un soir, en sortant d'un restaurant renommé où vous avez fort mal dîné pour 40 francs, vous vous étonnez tout à coup d'avoir oublié, dans vos importantes explorations, une des plus intéressantes curiosités de Paris,—une chose qui a sa physionomie particulière, piquante, mobile et toujours originale; une chose qui vous attire et que vous redoutez peut-être comme un bonheur longtemps rêvé,—une chose évidemment bonne en elle-même, et que vous avez bien le droit de trouver détestable,—ce qui fait le sujet de cet article.
Donc, le lendemain, quelques minutes avant six heures, vous vous acheminez, sous la conduite d'un cicerone de vos amis, vers le boulevard Italien ou l'une des principales rues qui l'avoisinent, et vous montez ensemble au premier ou au second étage d'une maison de belle apparence. Là on vous introduit dans un magnifique salon, occupé déjà par un cercle nombreux et brillant. Votre protecteur vous présente, sans trop de cérémonies, à la maîtresse de la maison, qui vous accueille comme un ancien ami, et bientôt toute la société passe dans la salle à manger. Le coup d'œil est ravissant. La table étincelle, il n'y a pas moins de cinquante couverts, et les convives paraissent tous gens de bonne compagnie. Les femmes sont généralement jeunes, jolies, mises avec recherche, gracieuses, avenantes et abusant plus ou moins de leurs yeux noirs ou bleus, de la candeur touchante de leur beauté anglaise ou de la provocante vivacité de leur physionomie parisienne. La maîtresse de maison a quarante ans; elle est grande, un peu fatiguée, vise à l'effet et s'exprime facilement. Elle parle volontiers de ses relations avec le beau monde, de ses amitiés aristocratiques et de ses malheurs... Car la femme qui préside à une table d'hôte à 6 francs par tête a toujours été belle, riche et noble. Les larmes, à la vérité, ont légèrement flétri sa beauté. Le tyran à qui on avait confié son innocence et sa dot a également abusé de l'une et de l'autre, et bien que la victime ne vous apparaisse plus aujourd'hui que sous l'humble nom de madame veuve Martin, ce n'est là, vous pouvez l'en croire, qu'une précaution dictée par une honorable fierté. Son véritable nom est illustre et sa famille très-haut placée.—Il est rare que ce roman, flûté en si mineur à l'oreille de quelque céladon en perruque, n'arrache pas un gros soupir à l'heureux confident. Sans doute le fond de l'histoire n'est pas neuf, et c'est là précisément ce qui fait son mérite et son succès. On se prémunit contre les surprises, on repousse tout d'abord ce qui est extraordinaire; on est sans défiance contre les choses vulgaires. Mais c'est dans les détails que brille particulièrement le talent de madame Martin. Quelle habileté à varier les épisodes de son récit selon la qualité et le goût présumé de l'auditeur! Que de fines broderies sur ce canevas usé! Avec quelle merveilleuse légèreté elle sait glisser sur ce qui peut déplaire, tourner les difficultés et raccommoder les contradictions! C'est, au point de vue de l'art, à tomber à genoux d'admiration devant cette profonde diplomatie, cette savante rhétorique de la coquetterie.
Il faut une grande expérience ou une perspicacité surnaturelle pour voir clair à travers ces nuages éblouissants, et tirer, du fond de son puits, une vérité qui ne gagne pas toujours à se montrer toute nue. Dans le fait, madame Martin n'est pas aussi infortunée qu'elle veut le paraître, et sa douleur ne s'enveloppe pas de voiles tellement épais qu'ils repoussent toutes les consolations. Si vous la surprenez pleurant quelquefois, ce n'est ni sur sa fortune perdue, ni même sur sa réputation endommagée. Les regrets de madame Martin ont un fondement plus solide, et se traduiraient assez fidèlement par le refrain peu sentimental d'une célèbre Grand'-Mère.
Madame Martin n'a pas vu le jour sous des lambris dorés, mais dans la modeste soupente d'un portier, poétique berceau, nid fécond d'où s'envole incessamment cet essaim de jolies femmes qui font tour à tour le désespoir et la joie des amoureux incompris et des galants à la réforme. C'est de là que madame Martin s'est élancée, un beau matin, de son pied léger sur la scène du monde, comme tant d'autres charmantes créatures de son espèce s'élancent chaque jour sur la scène du Grand-Opéra, la corde roide de madame Saqui ou l'humble fauteuil de la modiste. Depuis, elle a parcouru l'Europe de toutes les manières et dans tous les équipages, à pied, à cheval, en voiture, en poste, en diligence, sur l'impériale ou dans le coupé, selon les phases diverses de son inconstante fortune. Madame Martin a beaucoup observé et beaucoup appris; elle possède plusieurs langues, a étudié à fond les mœurs de plusieurs peuples, et connaît le cœur humain comme un livre longtemps feuilleté. Sa vertu a été soumise à bien des épreuves et sa destinée unie à bien des destinées. Elle a descendu une grande partie du fleuve de la vie en compagnie d'un nombre infini de passagers compatissants et de pilotes généreux. Après avoir vu, à l'âge de 17 ans, s'éteindre dans ses bras une des plus vieilles gloires de l'empire, elle s'attacha à la fortune d'un jeune lord qui l'emmena successivement à Londres, à Florence, à Vienne, en Russie, où il la laissa, sur les bords de la mer Noire, ainsi que ses chevaux et ses équipages, entre les mains d'une bande de cosaques irréguliers. Ceux-ci la vendirent à un juif qui la revendit à un Turc, lequel la céda au dey d'Alger, qui l'amena avec lui à Paris en 1831. C'est alors qu'elle établit, dans le plus beau quartier de la capitale, plusieurs riches magasins avec les châles, les étoffes damassées, les parfums et les bijoux que le dey ne lui avait pas donnés. Un jeune commis, à qui elle avait livré son cœur et ses marchandises, trahit l'un et vendit les autres, sous prétexte de venger le dey qui n'en sut jamais rien. Madame Martin entra alors en relation d'amitié avec une société de femmes aimables qui l'engagèrent à fonder une table d'hôte, sur un bon pied, avec les débris sauvés de ce grand naufrage, en lui offrant, comme mise de fonds à l'usage des consommateurs émérites, leur habileté éprouvée et leurs agréments incontestables.
Madame Martin n'est pas seulement une femme habile, c'est encore une respectable dame parée, à la manière de la vertueuse Cornélie, d'une charmante fille discrètement élevée hors du toit maternel dont elle ne peut franchir le seuil qu'aux jours et heures indiqués par la prévoyance et la sagesse de sa mère. Ces jours-là, le salon de madame Martin réunit l'élite des consommateurs; les femmes sont, à la vérité, rares, presque laides et mal mises, mais les hommes accomplis sous le rapport de l'âge et de la fortune. Mademoiselle Martin, grande brune de 17 ans, qui danse la cachucha à sa pension et rédige la correspondance secrète de ses petites amies, fait ici une véritable entrée de pensionnaire; elle a les yeux baissés, l'air candide. Les compliments et les exclamations un peu vives, qui saluent son apparition toujours inattendue, lui causent un charmant embarras, et elle court se cacher dans les bras de sa mère avec un sentiment de pudeur virginale qui ravit d'admiration les spectateurs les plus expérimentés.
Parmi eux se trouve toujours un homme d'une cinquantaine d'années, cité pour sa fortune et sa libéralité. Ce monsieur est généralement désigné parmi les habitués sous le nom de protecteur. C'est à lui que madame Martin se hâte de présenter sa fille. La jeune personne, paternellement baisée au front, après avoir convenablement rougi et fort gentiment joué le premier acte de son rôle, prélude au second sur son piano et chante, d'une voix de contralto adoucie, la romance du Saule ou Fleur des champs. Ensuite vient la scène des espiègleries enfantines, des agaceries innocentes, des bouderies charmantes, des naïvetés délicieuses.... Après quoi la débutante salue la compagnie et retourne au couvent, en attendant que son protecteur juge à propos de l'en faire sortir définitivement.
Il y a bien aussi, près de la respectable mère, un monsieur qui pourrait, au besoin, passer pour son mari.—Homme de magnifique structure, orné d'un riche collier de favoris noirs, de brillants à plusieurs doigts, et d'une chaîne d'or où pend un lorgnon. Ce personnage est chargé de faire, conjointement avec madame Martin, les honneurs de la maison; son administration embrasse deux départements, et son génie s'exerce tour à tour dans la salle à manger et dans le salon.—Il découpe à table et corrige au jeu, avec une égale dextérité, les torts de la fortune envers lui-même ou les personnes dont il épouse les intérêts.
Quant aux convives, ce sont, pour la plupart, de vieux garçons, rentiers de l'état, anciens agents de change, financiers retirés, fonctionnaires et généraux à la retraite. Les jeunes gens se montrent fort rarement dans ces sortes d'établissements, et n'y sont jamais accueillis avec l'empressement qu'on leur témoigne ailleurs. Pour être admis ici, l'âge mûr est de rigueur. Au reste, le dîner est excellent, élégamment servi, et les vins ne laissent rien à désirer. Au dire de plus d'un connaisseur, le repas que vous venez de faire, et qui coûte 6 fr. par tête, en vaut 10. Que devient dès lors la spéculation de l'intéressante veuve? Voici le mot de l'énigme.
Après le dîner, vous rentrez dans le salon, où des tables de jeu ont été préparées. Vous prenez place à l'une d'elles, sur l'invitation de la maîtresse de maison... et vous perdez vingt-cinq louis en un quart d'heure. Si la chance est pour vous, malgré la prestigieuse habileté de mains de votre adversaire, la jolie voisine qui a paru prendre un si vif intérêt à vos succès vous demandera infailliblement, à la fin de la soirée, une place dans votre voiture, et vous ne tarderez pas à vous convaincre que vous en avez une autre dans son cœur.
Maintenant, si vous voulez m'en croire, nous laisserons là ces maisons modèles, et nous irons visiter à leur tour les établissements fréquentés par la bourgeoisie des consommateurs à prix fixe, la table d'hôte à 50 sous ou 3 francs. Ici, point ou très-peu de figures féminines; mais en revanche les hommes sont nombreux et généralement jeunes. L'étranger modeste qui veut passer l'hiver à Paris, le journaliste du petit format, le provincial qui vient d'hériter, le négociant célibataire, l'employé bureaucrate du second degré, composent le personnel payant. Au contraire des grands établissements de ce genre, les consommateurs de passage y sont rares, les femmes beaucoup moins fringantes, les hommes d'une galanterie moins surannée. La conversation y est générale, facile, souvent intéressante, et finit presque toujours, au dessert, par quelque discussion bruyante sur la politique, la littérature, les arts et les fluctuations de la Bourse. Quelquefois toutes ces questions s'agitent à la fois d'un bout de la table à l'autre; alors c'est un brouhaha à se croire au paradis des Funambules, ou à la chambre des députés un jour où la milice du centre exécute, avec sa merveilleuse intelligence, la savante manœuvre des couteaux d'ivoire avec accompagnement du hourra parlementaire. Il n'y a pas de salon de jeu, le café est servi bourgeoisement dans la salle à manger, après le gruyère de fondation et le pruneau quotidien. Quelquefois seulement, deux des plus vieux commensaux engagent sans façon, dans un coin de la salle, une silencieuse et innocente partie d'écarté. Les femmes, s'il y en a, ne prennent aucune espèce d'intérêt à cette lutte sans conséquences, et chacun se retire pour vaquer à ses plaisirs ou à ses affaires.
Quant au dîner en lui-même, il est, comme le personnel, honnête et convenable, ni magnifique, ni mesquin, tel à peu près que peut le désirer pour ses vieux jours l'artiste que la gloire n'a point enivré, ou le respectable bourgeois arrivé directement de Quimper ou de Lons-le-Saulnier.
Ordinairement, ces établissements du second degré ont une double physionomie: on y mange et on y loge. Moyennant un supplément de 2 francs par jour, chaque convive peut être en même temps locataire d'une ou deux chambres (selon leur dimension et le luxe de l'ameublement) dont la maîtresse du logis s'efforce de leur rendre le séjour agréable et commode. Celle-ci est une petite femme vive, accorte, qui ne s'effarouche ni d'un compliment hasardé, ni d'un mot à double entente. Sa condition est d'être aimable avec ses hôtes depuis six heures du matin jusqu'à minuit exclusivement; l'habileté consiste à ne l'être jamais au delà. Le bon ordre et la prospérité de l'établissement dépendent de l'observation rigoureuse de ce principe. Le premier devoir de sa profession est d'entendre le mot pour rire, de promettre incessamment, d'entretenir les rivalités sans haine et de maintenir constamment sa vertu entre ces deux écueils, le trop et le trop peu. Pour cela, toute directrice de table d'hôte à 3 francs par tête doit avoir trente ans, les cheveux bruns, la taille souple, l'œil exercé, la langue déliée, et avoir joué pendant cinq ans au moins les grandes coquettes en province ou à l'étranger. Si elle joint à toutes ces qualités l'amour de l'ordre et de l'économie, et un cœur inflexible à l'endroit des paiements comme aux déclarations de ses locataires, sa fortune est assurée: à quarante-cinq ans elle vend son fonds, unit irrévocablement sa destinée à celle d'un séduisant commis-voyageur, et tous deux s'en vont en province couler des jours tissus de joies conjugales, jusqu'à l'entière consommation des 5,000 livres de rente de la belle hôtesse.
Immédiatement au-dessous de ces établissements intermédiaires se présente la table d'hôte à 25 sous, qui mérite une étude toute particulière. Elle est toujours située par delà les barrières, ce qui explique la modestie de ses prétentions. Sa physionomie est d'une mobilité à défier la plume la plus exercée. Point de traits distinctifs, point de lignes arrêtées, point d'ensemble, de généralités; mais des individualités saisissantes, des rapprochements heurtés, un pêle-mêle de figures, de langages et de costumes les plus disparates. Le réfugié italien et l'intrépide Polonais y représentent quotidiennement le héros sur la terre d'exil, vivant de l'amour de la liberté et des 50 francs de secours mensuel inscrits au budget de la France. L'homme de lettres incompris, l'artiste ignoré, le spéculateur malheureux, le sous-lieutenant en demi-solde, le surnuméraire, le négociant en plein vent, la femme qui cherche à toute heure ce que Diogène cherchait au milieu du jour avec une lanterne, le Don Quichotte des carrefours, l'industriel de contrebande, l'homme qui écoute aux portes et dîne des fonds secrets, tout cela, pressé, côte à côte, mange, boit, rit, parle, crie et jure moyennant 25 sous par tête, y compris le café.—Les cure-dents se payent à part.—Il y a aussi des cigares au rabais pour les amateurs des deux sexes; car ici, la plus belle moitié du genre humain, pour mieux plaire à l'autre, ne craint pas d'adopter les goûts et les habitudes les plus antipathiques à la délicatesse féminine.
Rassurez-vous cependant: il existe partout d'heureuses exceptions et des contrastes consolants. Des figures honnêtes et des maintiens décents se montrent souvent, de distance en distance, entre les profils plus ou moins rudes qui dressent, tout autour de la longue table, leurs deux lignes parallèles et mouvantes. Çà et là des conversations élégantes et des paroles polies s'échangent entre deux voisins étonnés. Cette confraternité de l'éducation se reconnaît d'abord: on se cherche d'instinct, des rapports s'établissent; ces différentes liaisons particulières s'agglomèrent, se centralisent, et il en résulte bientôt un noyau qui va grossissant, et une petite société à part au milieu de laquelle les excentricités du lieu n'aiment point à s'aventurer.
Un trait caractéristique de la table d'hôte, c'est la présence d'une ou deux jolies femmes (selon l'importance de l'établissement) qui s'affranchissent régulièrement chaque jour des prosaïques tribulations du quart d'heure de Rabelais. Ces dames sont placées au centre de la table; elles ne doivent pas avoir plus de vingt-cinq ans, être à peu près jolies, mais surtout excessivement aimables. On ne tient pas précisément à la couleur des cheveux, cependant on préfère les brunes: c'est plus piquant, et d'un effet plus sûr et plus général. A ces conditions, ces dames sont traitées avec toutes sortes d'égards, exposées à toutes sortes d'hommages, et dînent tous les jours pour l'amour de Dieu et du prochain. Ces parasites femelles, qu'on désigne généralement sous le nom de mouches (soit à cause de la légèreté de leur allure, soit plutôt par analogie avec le rôle qu'elles jouent dans cette circonstance), ne se trouvent néanmoins que dans les tables d'hôte du premier et du dernier degré. Elles ne se montrent point à la table d'hôte à 3 francs; la maîtresse de la maison les en éloigne avec une vigilance qui tourne au profit de la morale et de sa coquetterie,—deux incompatibilités qu'elle seule a trouvé le moyen de concilier.
Si jamais, dans un de ces accès d'humeur vagabonde auxquels tout vrai Parisien est périodiquement soumis chaque année au retour du printemps, il vous prend fantaisie de franchir la barrière pour aller voir, du haut des buttes Montmartre, se coucher l'astre aimé auquel vous avez l'obligation de porter aujourd'hui un pantalon d'une entière blancheur et des brodequins d'un lustre irréprochable, permettez-moi de me joindre à vous et de diriger votre excursion poétique. D'abord, des raisons particulières et que vous allez connaître m'engagent à vous faire sortir de préférence par la barrière Pigale. Au lieu de commencer immédiatement notre ascension par la rue en face, tournons, je vous prie, à gauche, et traversons le boulevard. Il n'est que cinq heures et demie; le soleil ne se couchera pas avant deux heures d'ici. Vous n'avez peut-être pas encore dîné; dans ce cas permettez-moi de vous offrir... un dîner à la barrière. Bah! un peu de honte est bientôt passé, et je vous promets de ne pas vous trahir auprès de vos amis du Café de Paris. Nous voici précisément en face de la célèbre table d'hôte de M. Simon. Levez la tête et lisez, là, à côté de cette petite porte verte grillée, sur une affiche collée à la muraille: Table d'hôte à 1 franc 25 centimes, servie tous les jours à cinq heures et demie. Allons... personne ne vous voit... entrez.
Déjà les tables sont dressées dans le jardin, sous un berceau de vignes et de chèvre feuilles recouvert d'une toile en forme de tente. Prenons place, et ne vous impatientez pas. Il est 6 heures, à la vérité, et le dîner est annoncé pour 5 heures et demie... à la montre du maître de céans. Or, règle générale, la montre d'un directeur de table d'hôte retarde toujours d'une demi-heure.—Avec le quart d'heure de grâce, cela fait près d'une heure entière; pendant ce temps, le potage peut se refroidir et le gigot brûler; mais les consommateurs arrivent, la table se garnit, et la recette est sauvée!
Ce monsieur placé au centre de la table, carrément posé sur sa base, coiffé d'un bonnet grec légèrement incliné sur l'oreille gauche, couvert d'une veste ronde, c'est M. Simon, le maître du logis. Son œil plane avec autorité sur cette foule de têtes inclinées, tandis qu'il distribue à droite et à gauche le potage encore fumant. M. Simon ne parle guère que pour donner des ordres; sa parole est grave et son ton assuré. Sa figure exprime le sentiment de la dignité personnelle et de la haute responsabilité qui pèse sur lui. Dans les intervalles du service, il se mêle quelquefois à la conversation de ses voisins, tout en suivant de l'œil les différents mouvements des consommateurs. Il apaise les mécontents par un sourire, calme leur ardeur impatiente, et gourmande du geste et de la voix la lenteur de la cuisinière. M. Simon possède évidemment l'usage du commandement; il y a un sang-froid imposant dans toute sa personne, et une précision admirable dans ses moindres mouvements. M. Simon a été infailliblement sous-lieutenant, chef d'orchestre ou conducteur de diligences.
Madame Simon est cette petite femme vive, maigre et alerte, que vous voyez voltiger incessamment autour de la table et de la table à la cuisine. Ses cheveux gris ont pu être, il y a vingt-cinq ans, d'un blond charmant; sa taille a peut-être été ronde et souple; rien n'empêche de croire qu'il y eût des roses sur ses joues, et je ne parierais pas que ses petits yeux n'aient excité plus d'un incendie.....
Quoi qu'il en soit, madame Simon semble marcher incessamment sur des charbons ardents: ses mouvements sont saccadés, ses gestes pointus, et ses formes se dessinent à angles aigus sous sa robe étroite et courte. L'impatience et la contrainte se révèlent dans l'obliquité habituelle de son regard; il y a de l'amertume dans son sourire et une colère étouffée sous la cornée jaunâtre de ses yeux ronds. Elle répond d'une voix aigre-douce aux diverses réclamations qu'on lui adresse, et semble vouloir ressaisir avec ses doigts crispés les suppléments gratuits qu'elle se voit forcée d'apporter aux estomacs récalcitrants. Il y a de la vieille demoiselle dans toute sa personne, et la matière d'un procès en séparation dans les regards tristes et langoureux qu'elle adresse à son mari. Au point de vue physiologique, madame Simon est un sujet éminemment bilioso-nerveux.—Je ne comprends pas M. Simon.
Considérée sous le rapport de sa position industrielle, madame Simon est une femme précieuse. Elle ordonne l'invariable menu, surveille la disposition du couvert, la confection du pot-au-feu, et recueille, entre le gigot et la salade, le tribut accoutumé des convives. Elle a, pour cette dernière opération, une formule qui fait beaucoup d'honneur à sa politesse, sinon à son imaginative. A mesure qu'elle va décrivant autour de la table son ellipse journalière, elle frappe successivement et légèrement sur l'épaule de chaque convive inattentif, et lui dit, tendant la main et adoucissant sa voix: Monsieur, je commence par vous.—Et, à chaque station, comme une quêteuse bien apprise, elle sourit de la même manière, et répète avec la même inflexion caressante, l'éternel et fatal: Monsieur, je commence par vous. J'ai vu des organisations d'artistes tressaillir au son de cette voix criarde et frissonner au contact de cette main osseuse.
Ce monsieur que vous examinez avec une curiosité inquiète, comme une personne dont on a vu la figure dans un lieu quelconque, est un de ces industriels nomades qui vont transportant, selon les exigences de la police, de boutique en boutique, leurs marchandises au rabais, et leurs foulards à 25 sous. Cette grosse dame, à la figure épanouie, à la large poitrine, qui boit son vin pur, met du poivre dans ses épinards et ses coudes sur la table, c'est la compagne du négociant de contrebande. C'est elle qui se tient en permanence à l'entrée du magasin, comme une séduction vivante. Elle représente tour à tour l'étrangère attirée par la curiosité, ou la bourgeoise séduite par le bon marché et l'éclat des couleurs. Elle est chargée de se récrier incessamment sur l'excellente qualité des étoffes et de feindre d'acheter, afin de pousser à la vente. C'est une variété de la famille des mouches.
Le grotesque personnage que vous semblez écouter avec un certain intérêt est un type particulier aux tables d'hôte, et qui mérite d'être signalé. La monomanie funeste dont il est atteint n'a pas encore de nom dans la science. Chaque jour cet homme dévore, avant son dîner, tout ce qui s'imprime de feuilles publiques, quotidiennes, hebdomadaires, artistiques, politiques, scientifiques et littéraires, à Paris et en province, sans en passer une seule ligne, depuis le premier Paris, jusqu'à la pommade mélaïnocome inclusivement. Ce gargantua de la presse périodique éprouve naturellement le besoin de soulager sa mémoire de cette indigeste et prodigieuse consommation.—Avis aux voisins malencontreux.—Il vous prend à partie sur un mot et vous fait avaler, en manière de miroton, toutes les banalités et bribes de journaux déguisées et préparées à sa façon. Il est, d'ailleurs, emphatique et déclamateur, comme un régent de collége communal. Sa phrase filandreuse et lourde tombe, mot à mot, dans votre oreille, comme le plomb fondu, goutte à goutte, sur l'occiput d'un condamné.—Signalement: cinquante ans; grand, sec, teint bilieux; habit râpé, boutonné jusqu'à la cravate, pantalon sans sous-pieds, perruque rousse.
Ce gros homme qui trône à l'une des extrémités de la table, rappelle, d'une manière assez heureuse, l'enseigne du Gourmand. C'est le même type de sensualité, la même figure large, bouffie, luisante et colorée, avec le triple menton, les petits yeux enfoncés et brillants, le front déprimé, l'art inquiet. C'est la gloutonnerie aux prises avec l'avarice, le gourmand qui dîne à 25 sous.
Je n'en finirais pas avec le portrait, si je voulais seulement esquisser les plus saillantes de toutes les originalités dont la table d'hôte à 25 sous nous offre une si riche collection. A madame Simon seule appartient la faculté de les saisir d'abord et de les bien comprendre, en les faisant concourir merveilleusement à l'harmonie générale et à la prospérité de l'établissement. Rapprocher les distances, vaincre les antipathies physiques et morales, veiller, à la fois, sur l'ensemble et sur les détails, dominer et faire mouvoir, pour ainsi dire, comme un seul homme, toute cette foule de prétentions rivales et de mâchoires en concurrence,—voilà le grand art de la maîtresse de la table d'hôte, le triomphe et la gloire de madame Simon.
Auguste de Lacroix.
LE CHASSEUR.
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La révolution de 1789 a totalement changé le chasseur en France; il ne ressemble pas plus à celui d'autrefois qu'un épicier millionnaire ne ressemble au duc de Buckingham ou au maréchal de Richelieu. Cela se comprend fort bien: avant cette époque, la chasse était le plaisir d'un petit nombre de privilégiés: la même terre appartenant toujours à la même famille, les fils chassaient dans les bois témoins des exploits de leur père, les bonnes traditions se perpétuaient, la chasse avait sa langue, ses doctrines, ses usages; tout le monde s'y conformait sous peine de s'entendre siffler par les professeurs. L'arme du ridicule, toujours suspendue sur la tête des novices, les faisait trembler, car dans notre bon pays de France ses coups donnent la mort. La chasse alors se présentait aux yeux des profanes comme une science hérissée de secrets: c'était une espèce de franc-maçonnerie où l'on ne passait maître qu'après un long noviciat.
De même qu'aujourd'hui tous nos régiments manœuvrent de la même manière, les chasseurs d'autrefois avaient une méthode uniforme de s'habiller, de courir la bête et de parler métier. Aussi rien ne serait plus facile que de faire le portrait d'un chasseur de ce temps-là. C'était un gentilhomme campagnard en habit galonné, comme on en voit encore dans les bosquets de l'Opéra-Comique, la tête couverte d'une barrette unicorne; il parlait en termes choisis de Malplaquet ou de Fontenoi, de cerfs dix-cors et de sangliers tiers-an, de perdreaux, de lapins et d'aventures galantes. D'un bout de la France à l'autre, dans les rendez-vous de chasse, dans les assemblées au bois on respirait un parfum de vénerie orthodoxe; tout se faisait suivant les règles de l'art, et jamais un mot sentant quelque peu l'hérésie ne venait effaroucher les idées reçues en se glissant dans la conversation. Ces habitudes contractées aux champs ou dans les forêts se conservaient au salon, à la cour, aux ruelles. Sedaine a fort bien caractérisé cette époque en faisant parler ainsi le marquis de Clainville. «Ah! madame, des tours perfides! Nous débusquions les bois de Salveux; voilà nos chiens en défaut. Je soupçonne une traversée; enfin nous ramenons. Je crie à Brevaut que nous en revoyons, il me soutient le contraire; mais je lui dis: Vois donc, la sole pleine, les côtés gros, les pinces rondes et le talon large, il me soutient que c'est une biche bréhaigne, cerf dix-cors s'il en fut.» Voilà le chasseur d'autrefois, la tête pleine de son dictionnaire de vénerie et parlant toujours en termes techniques, même alors qu'il s'adresse aux dames.
Mais comment peindre le chasseur d'aujourd'hui? Il se présente à nous sous tant de formes diverses, suivant le pays qu'il habite, la fortune qu'il possède, le rang qu'il occupe, que, nouveau Protée, il échappe au dessinateur. C'est un kaléidoscope vivant: il nous offre des figures rustiques, élégantes, bizarres, sévères, grotesques, fantastiques; une fois brouillées, vous ne les revoyez plus sans qu'elles aient subi des modifications. Autrefois pour chasser il fallait être grand seigneur; aujourd'hui, qu'il n'existe plus de grands seigneurs, tout le monde chasse. Pour cela il s'agit de pouvoir jeter chaque année la modique somme de 15 francs dans l'océan du budget. Que dis-je? parmi ceux qui courent les plaines un fusil sur l'épaule, on compterait peut-être autant de chasseurs rebelles à la loi du port d'armes que de ceux qui s'y sont soumis.
Vous concevez que ce privilége, réservé jadis à une seule classe, étant envahi aujourd'hui par tous les étages de notre ordre social, a dû changer la physionomie du chasseur. Cet homme n'a plus de caractère qui lui soit propre, il a perdu son unité. Pour le peindre, il faut d'abord le diviser en trois grandes catégories: celle des vrais chasseurs; viennent ensuite les chasseurs épiciers qui tuent tout, et puis les chasseurs fashionables qui ne tuent rien. Chacune de ces divisions se subdivise en plusieurs fractions qui souvent tiennent de l'une et de l'autre, et quelquefois de toutes ensemble.
Dans notre siècle d'argent, l'aristocratie des écus remplace l'aristocratie à créneaux. Les fortunes s'élèvent d'un côté, elles s'abaissent de l'autre, car rien dans ce monde ne restant stationnaire, celles qui n'augmentent pas diminuent. Les uns travaillent et acquièrent, ils achètent des chiens et chassent; les autres restent les bras croisés et ils perdent; voulant se maintenir en équilibre, ils suppriment leurs équipages, et tirant d'un sac deux moutures, ils louent aux épiciers de la ville le droit de chasser. Combien de nobles hommes ne pourrais-je pas citer qui, vivant dans des châteaux à tourelles, ont vendu à leur maçon, à leur couvreur, la permission de tuer des lièvres et des perdreaux. Ceux-ci, ne voulant pas supporter seuls une grande dépense, ont mis la chasse en actions comme une entreprise industrielle; ils se sont adjoint le boulanger, le tailleur, le rentier, le marchand du coin; et une population nouvelle vient, à jour fixe, se ruer sur les terres seigneuriales, étonnées de se voir envahies par des chasseurs roturiers.
Ces associations se forment aujourd'hui dans toutes les classes: les hauts financiers louent des parcs royaux, et se persuadent que leurs chasses ressemblent à celles de Louis XIV; elles n'en sont que l'ignoble caricature. Mais qu'importe? cela donne l'occasion de parler de sa meute en faisant des reports, de mêler ses piqueurs dans les ventes à primes, ses limiers dans celles au comptant, d'avoir toujours en bouche les cerfs, les loups et les sangliers, langage éminemment aristocratique admiré de tous ceux qui l'écoutent. Les boutiquiers louent une ferme et, tranchant du gentilhomme campagnard, ils aquièrent ainsi le droit de dire: «Ma chasse, mon garde, mes perdreaux.» Voyez le progrès des lumières: autrefois on réunissait des capitaux pour faire une opération commerciale, aujourd'hui on s'associe pour dépenser l'argent qu'on a gagné. La permission de courir la plaine et les bois est mise en actions comme une houillère, comme une exploitation de bitume. Ces actions se divisent quelquefois en coupons pour un jour, et peut-être plus tard seront-elles subdivisées en un certain nombre de coups de fusil. Un grand propriétaire, voyant la manie cynégétique de ses contemporains, a eu l'heureuse idée de permettre la chasse, chez lui, moyennant une contribution graduée qui se combine fort bien avec ses intérêts. On paie 5 francs pour courir dans sa plaine, et 10 francs pour entrer dans son parc, ensuite la bagatelle de 20 sous pour chaque coup de fusil que l'on tire. Si la pièce est tuée, on demande au chasseur 50 centimes de plus, que dans l'ivresse du succès il ne peut pas décemment refuser; et puis, s'il veut emporter son gibier, le garde exhibe un nouveau tarif: 10 francs pour un faisan, 5 francs pour un lièvre, 40 sous pour un perdreau, etc. Ce digne homme entend fort bien la spéculation. Cela me rappelle l'histoire d'un usurier qui dit à sa femme: «Un tel va venir, je lui prête 1000 francs; mais, comme je prélève les intérêts composés, voilà 500 francs que tu lui remettras en échange de son billet payable dans deux ans.—Imbécile, répondit-elle, et pourquoi ne les lui prêtes-tu pas pour quatre ans, tu n'aurais rien à débourser?»
Ces actions de chasse changent souvent de maître. Aujourd'hui on est chasseur, demain on ne l'est plus. Pourquoi? direz-vous. Parce que les combinaisons de la banque, le jeu de la bourse ou le commerce des pruneaux ont amené certaines phases imprévues; il faut diminuer les dépenses pour établir une juste compensation: les actions à vendre sont annoncées dans les journaux, cotées comme celles des chemins de fer, on les colporte, elles subissent la hausse et la baisse; à la fin du mois, quand vient le jour fatal de la liquidation, ceux qui perdent les cèdent aux heureux vainqueurs, cela sert à faire l'appoint d'un paiement. L'incertitude où l'on est de conserver longtemps cette chasse louée cause la mort de bien des lièvres. Chacun tue toujours tout ce qu'il peut tuer. «Pourquoi laisserais-je quelque chose à mon successeur?» Voilà ce qu'on se dit, et on imite les commis voyageurs mangeant à table d'hôte: ils se donnent des indigestions pour que le dîner leur coûte moins cher.
Outre les chasseurs propriétaires et les chasseurs locataires, il existe la classe des chasseurs permissionnaires. Ceux-là connaissent beaucoup de monde, ils ont des amis partout, ils se font inviter, et, sans bourse délier, ils prennent leur part d'un plaisir que les autres paient. Ce sont les parasites de la chasse. Ordinairement ils tirent bien, tuent beaucoup, et dînent énormément.
Après ceux-là vient la foule des chasseurs flibustiers, pirates des bois, écumeurs de la plaine; ils rougiraient d'acheter le droit de tuer un perdreau. Ils partent sans savoir où ils iront; connaissant le pays à dix lieues à la ronde, ils évitent les gardes autant qu'ils peuvent le faire. Si par hasard ils sont pris en flagrant délit, cela ne les inquiète point: doués d'un jarret de fer, ils marchent, ils marchent, et défient leurs ennemis de les suivre. Proposez à ces messieurs de prendre une action dans votre chasse, ils vous riront au nez. Un d'eux me disait: «Si je chassais sur mes terres, je n'aurais pas la moitié du plaisir que j'éprouve chez le voisin. La crainte du garde me fouette le sang, il me faut des émotions, et pour en avoir davantage, il est probable que l'année prochaine je ne prendrai point de port d'armes; alors il faudra que j'évite le garde particulier, le garde champêtre et la gendarmerie. Ce sera beaucoup plus amusant.»
Vaut mieux que pain qu'on cuit ou qu'on achète.
Ces chasseurs flibustiers ont assez beau jeu les jours d'ouverture. Dans chaque village il existe une certaine quantité de pièces de terre appartenant à des paysans qui permettent au premier venu d'y chasser. Pendant que les actionnaires de la chasse voisine font feu de tribord et de bâbord, le gibier épouvanté se réfugie dans les luzernes, dans les betteraves, situées près des habitations, et la récolte des flibustiers est quelquefois assez bonne. Si le garde et ses maîtres s'éloignent, eux se rapprochent, ils accourent dans les champs qu'on vient de quitter; et souvent leur glanage vaut mieux que la moisson des autres. J'en connais qui ont un gamin en sentinelle avancée pour les prévenir du retour du garde; j'en connais d'autres qui portent une lunette dans leur carnassière, et de temps en temps ils s'assurent que l'ennemi ne vient pas les surprendre. J'en ai vu qui portaient une blouse blanche en dedans, bleue en dehors; le garde poursuit un chasseur bleu, celui-ci marche vers le bois, là comme derrière une coulisse, il change de costume en retournant sa blouse, et quand le garde arrive il paraît vêtu de blanc avec son fusil en bandoulière, désarmé, dans une position inoffensive. «Ah parbleu! dit-il, si vous courez après ce chasseur bleu qui vient de passer, vous l'attraperez bientôt, il a l'air fatigué: doublez le pas, il sera pris.» Ces flibustiers savent le nombre et le signalement des actionnaires, le lieu et l'heure de leur déjeuner, et comme tous les gardes possibles sont d'une exactitude remarquable à se trouver là où l'on mange, ils ont, pendant une heure, la facilité de tailler en plein drap. Quelquefois ils tirent au sort à qui fera marcher le garde; pendant que l'un d'eux opère une utile diversion en se laissant poursuivre, les autres attaquant du côté opposé tuent tout ce qu'ils rencontrent. Voilà de la stratégie cynégétique.
Dans les environs de Paris, toutes les propriétés sont gardées, quant à la chasse; du moment que vous êtes sorti d'un rayon de vingt lieues, vous rencontrez des plaines que tout le monde peut traverser le fusil à la main. Elles sont exploitées par les chasseurs voyageurs. Pendant le mois de septembre, montez le samedi dans une diligence de Chartres, d'Orléans, de Sens, etc., vous vous trouverez avec quinze chasseurs; l'impériale sera remplie par quinze chiens qui se battront, ou qui du moins grogneront pendant le voyage. Ces chasseurs nomades, qui partent de Paris le soir, arriveront dans une plaine quelconque le dimanche matin, ils tireront des coups de fusil toute la journée, et puis ils repartiront pour être de retour le lundi à l'ouverture de leur bureau. Les employés des ministères, les clercs d'avoué, de notaire, d'huissier, sont essentiellement chasseurs nomades. Quelque temps qu'il fasse ils ont besoin de partir le samedi, et ils partent. La chasse est une passion qu'il faut satisfaire à tout prix. Florent Chrestien, précepteur de Henri IV, dans sa traduction d'Oppien, exprime cette pensée dans ces deux vers aussi harmonieux qu'élégants;
L'a goustée une fois ne s'en lassera onques.
Il est certain que les fashionables du jokey's-club, l'honnête rentier du Marais, l'entrepreneur de charpente, le bottier de la rue Vivienne, l'avocat stagiaire, le commis, le clerc d'avoué, ne peuvent pas avoir les mêmes mœurs, le même costume, le même langage. Tous ils sont chasseurs, c'est vrai; mais, chez eux, désirs, habitudes, projets, discours, costume, tout est différent. Le fashionable veut qu'on le croie bon chasseur, et ne s'occupe nullement de le devenir. C'est tout le contraire d'Aristide, dont je ne sais plus quel Grec disait: «Il veut être juste et non le paraître.» Ce beau monsieur ne va point à la chasse pour s'amuser, mais pour pouvoir dire demain: «Je reviens de la chasse.» Si chemin faisant il rencontre une belle dame, il la suivra: qu'a-t-il besoin de courir après les perdreaux, n'est-il pas sûr d'en trouver au retour chez Chevet? L'essentiel pour lui est de partir pour la chasse; dès lors il a conquis le droit de faire des histoires à son retour, et d'envoyer des bourriches de gibier dans vingt maisons différentes.
Le fashionable n'a point le temps de devenir chasseur: si Diane est ennemie de l'amour, l'amour est ennemi de Diane. Ce monsieur-là étant toujours amoureux ne peut pas gaspiller son intelligence à méditer sur les ruses du gibier, il préfère vaincre celles des dames. Mais, comme la chasse est un plaisir où il faut déployer de l'adresse, de la force, et quelquefois du courage, le fashionable veut passer pour chasseur, car il désire que les dames le croient brave, adroit et fort. S'il est riche il ne manque pas d'acheter un nouveau fusil chaque fois qu'un armurier découvre un nouveau système: et comme ces prétendues découvertes arrivent souvent, notre homme est à la tête d'un arsenal formidable. Il espère qu'enfin il trouvera une arme dont les coups seront certains. Tous ces fusils divers sont là pour deux choses: d'abord ils prouvent la richesse de l'homme, et à Paris c'est une grande affaire, ensuite ils servent à sauver l'amour-propre du chasseur. Lorsqu'il manque, ce qui se voit très-souvent, il a son excuse prête: «C'est un fusil nouveau, je n'en ai pas l'habitude. Si j'avais su, je ne l'aurais point apporté.»
Le fashionable se couche fort tard, et le 1er septembre il ne peut parvenir à se lever matin; il est neuf heures sonnées lorsqu'il sort tout frais des mains de son valet de chambre. Notre dandy, brossé, ciré, pincé, luisant, les mains couvertes de gants beurre frais, s'élance dans son tilbury attelé d'un superbe cheval qui brûle de fendre l'air. Il lâche les guides, on part: à peine si le groom, aussi bizarrement accoutré que le maître, a eu le temps de grimper sans être broyé par la roue. Qu'importe un groom de plus ou de moins? Il fallait partir au galop; on avait aperçu deux dames aux fenêtres, il était nécessaire de se poser, de se faire voir emporté par un cheval indomptable. Qui sait? peut-être cette émotion produite aujourd'hui rapportera-t-elle demain quelque chose?
Il arrive, et déjà la chasse du matin est terminée; de toutes parts on se dirige vers l'auberge isolée où le déjeuner se prépare. Le fashionable trouve l'idée ingénieuse; il a faim; il chassera plus tard. Quel est cet homme déguenillé qu'il rencontre en mettant pied à terre? Ses guêtres rapiécetées sont retenues par des ficelles en guise de boucles; son pantalon, sa blouse, ont perdu leur couleur primitive: il est armé d'un vieux fusil lourd; sa carnassière semble tomber en lambeaux, et le baudrier qui la retient paraît être fait avec de l'amadou. Cet homme est un chasseur. En le voyant côte à côte avec le fashionable, on dirait qu'il s'est placé là pour faire antithèse. Tous les deux sont contents de leur rôle. «J'en paraîtrai plus beau par l'effet du contraste, dit l'un.—J'aurai l'air meilleur chasseur à côté de ce freluquet,» dit l'autre.
Si vous alliez croire que cet homme déguenillé, ce mendiant armé d'un fusil est un pauvre diable ainsi vêtu parce que son tailleur refuse de lui faire crédit, vous seriez dans une erreur grave. Ce chasseur est le propriétaire du château que vous apercevez au bout de la plaine; il a des mines de charbon, des filatures de laine, des hauts fourneaux, et même il galvanise le fer. Il a lu le Chasseur au chien d'arrêt, le Chasseur au chien courant, l'Almanach des chasseurs, et comme dans ces trois ouvrages l'auteur tombe à bras raccourci sur les fashionables, qui mettent le même luxe à leur costume de chasse qu'à leurs habits de bal, il a donné dans l'excès contraire. Il professe le plus souverain mépris pour un homme armé d'un fusil brillant, vêtu d'une blouse propre. Une carnassière neuve lui fait horreur; celle qu'il acheta il l'a changée contre la vieille qu'il porte; pendant vingt ans elle a voyagé sur les épaules d'un garde, et de nobles traces indiquent le gibier de toute espèce qu'elle a contenu. Ceux qui ne connaissent point ce vieux chasseur novice disent en le voyant passer: «Voilà un gaillard qui en tue plus lui seul que tous les autres ensemble.» Ces propos l'amusent, le rendent fier, et lui réjouissent l'âme. Sa manie est qu'on le croie chasseur adroit, chasseur expérimenté, dur à la fatigue; il veut se donner un air braconnier comme tel jeune homme de votre connaissance espère qu'on va le prendre pour un mauvais sujet dès qu'il porte des moustaches, et du moment qu'il parvient à fumer un cigare sans avoir mal au cœur.
Ces deux chasseurs tiennent le haut et le bas de l'échelle: opposés quant au costume, ils se ressemblent par leur maladresse et par leur ignorance. Autour d'eux viennent se grouper une infinité d'amateurs ne différant les uns des autres que par de légères demi-teintes. Peu à peu, en abandonnant les extrémités de chaque bout, vous arrivez au centre, et c'est là que vous trouvez le vrai chasseur. Dans une réunion de vingt personnes portant le fusil ou la trompe, à peine si vous rencontrerez un homme méritant ce titre glorieux; presque tous tiendront plus ou moins du chasseur fashionable ou du chasseur épicier; presque tous auront une tendance vers le dandysme ou vers le braconnage. Vous reconnaîtrez facilement le vrai chasseur à sa figure basanée, à son costume classique, à sa manière aisée de porter le fusil, à l'obéissance de son chien. Il est bien vêtu, proprement mais sans élégance: la blouse en toile bleue, les bonnes guêtres de peau, remplacent chez lui l'habit-veste à boutons d'or et les bottes vernies ou les guenilles grisâtres recousues avec du fil blanc.
Il ne change pas d'arme chaque année, il n'essaie point tous les perfectionnements nouveaux. Content de son fusil, pourquoi donc en prendrait-il un autre?
«Qui n'a jouissance qu'en la jouissance, qui ne gaigne que du hault poinct, qui n'aime la chasse qu'en la prinse, il ne luy appartient pas de se mesler à nostre eschole;» dit Montaigne. Le vrai chasseur chasse pour le plaisir de chasser, pour combattre des ruses par d'autres ruses. Il jouit en voyant manœuvrer ses chiens; plus il rencontre de difficultés, plus il est satisfait. S'il chasse en plaine, il n'apprécie que les coups tirés de loin; s'il chasse au bois, il revient content lorsque le lièvre a tenu toute une journée devant sa meute. Il aime le combat plus pour le combat que pour la victoire et le butin; il ne veut pas tuer dix lièvres, mais un lièvre: il rougirait de passer pour un boucher.
Le Roy Modus, Gaston Phœbus et tous les anciens auteurs cynégétiques ont recommandé la chasse comme un excellent moyen d'éviter l'oisiveté, qu'ils nomment le péchié d'oyseuse; ils veulent qu'on marche, qu'on se fatigue pour gagner de l'appétit et pour conserver la santé; mais ils traitent d'infâmes les destructeurs de gibier. Un vrai chasseur ressemble au gastronome professeur qui goûte tous les mets, et se lève de table avec une légère envie de continuer. S'il chasse, c'est pour déployer l'activité de ses jambes, les ressources de son génie, l'adresse de ses bras, la justesse de son coup d'œil; non qu'il dédaigne le perdreau rôti, le civet de lièvre, la caille au gratin, la gigue de chevreuil, le salmis de bécassines; bien au contraire, il s'honore du titre de gastronome, car le vrai chasseur est un homme d'esprit, s'il n'était pas gourmand, ce serait une anomalie, comme c'est une exception de rencontrer un gourmand qui soit un sot. Appréciant les choses à leur valeur, une fois le gibier tué, il le mange, mais ce n'est pas pour manger qu'il chasse. Arioste dit: «Le chasseur n'estime pas le lièvre qu'il vient de prendre.» Il se trompe évidemment. On pourrait lui répéter ce que lui dit un jour le cardinal Hippolyte d'Est: «Maître Louis, où donc avez-vous pris tant de... niaiseries?»
Le chasseur épicier chasse bien un peu pour le plaisir de chasser, mais il faut que la valeur des pièces tuées vienne établir une espèce de compensation pour le temps qu'il perd, la poudre qu'il brûle et les souliers qu'il use. Un lièvre galopant dans les bois n'est autre chose pour lui qu'une pièce de cent sous marchant sur quatre pattes. N'espérez de lui aucun ménagement; s'il pouvait tuer mille perdreaux, certainement il les enverrait à la Halle. Si vous lui parlez de conserver, de penser à l'année prochaine, au lendemain, il ne vous comprendra pas, ou bien il vous répondra comme Figaro: «Qui sait si le monde durera encore trois semaines.» S'il est chasseur épicier flibustier, sa dépense n'étant pas bien grande, il se contentera de peu de chose; mais s'il change ce dernier titre en celui d'actionnaire, s'il a payé pour s'amuser, oh! alors, le démon de l'avarice, le démon de la cupidité se joignant au démon de la chasse, vont tellement bouleverser le cœur et la tête de ce pauvre diable, qu'il sera toute la journée dans le plus violent état d'exaltation fébrile, de surexcitation nerveuse.
Le jour de l'ouverture, le gibier subit une hausse de cent pour cent: plus on en tue, plus on en vend. L'homme qui, dès le matin, a quitté sa maison avant l'aurore, rentrant le soir éreinté, affamé, ne peut pas décemment revenir les mains vides; on lui dirait en ricanant: «Il valait bien la peine de se lever si matin!» Or, tout chasseur qui ce jour-là possède 5 francs rapporte dans son ménage au moins deux perdreaux; il a tué quelques moineaux sur les ormes des boulevards extérieurs, il les présente comme accessoires; il a tué deux pigeons bisets, il les décore du titre de ramiers. Oh! s'il avait rencontré quelque petit cochon noir, avec quel plaisir il offrirait à son épouse un beau marcassin! Il faut bien des perdreaux pour lester les carnassières de tous ces braves gens: aussi les aubergistes des barrières qui font le commerce du gibier gagnent autant sur les lièvres et les perdreaux que sur l'eau transformée en vin. Ils sont les entreposeurs des braconniers; lorsque le beau monsieur en tilbury se présentera, un petit gamin ira lui dire à l'oreille: «J'ai deux lièvres, trois faisans, dix perdreaux à vous offrir; c'est ça qui figurerait bien sur le garde-crotte.» Soyez certain que les cordons de la bourse ne tiendront pas contre une si belle proposition; car Chevet est excellent pour le lendemain, quand il s'agira de faire des envois aux dames; mais en arrivant il est essentiel de pouvoir montrer quelque chose.
J'oubliais le chasseur théoricien. C'est une espèce à part; celui-là ne fait point de mal au gibier, car il ne chasse jamais. Cependant il a chassé jadis et se propose de chasser un jour; en attendant, il parle chasse toute la journée. Médecin, avocat, notaire, courtier de commerce, commissaire-priseur, il préfère Du Fouilloux à Hippocrate, Salnove à Barthole, D'Yauville à Barême. Si vous entamez le chapitre des armes à feu il vous détaillera tous les systèmes; chaque année, en voyant les perfectionnements nouveaux, il se félicite de n'avoir point encore acheté de fusil. Le chasseur théoricien vous dira le jour fixe où commence le passage des cailles, des canards, des bécassines; si vous tuez un de ces oiseaux avant l'heure prédite, gardez le secret, vous lui feriez un notable chagrin. Mais c'est surtout en fait de législation qu'il brille; pour empêcher le braconnage il a trente projets de loi dans sa poche; méfiez-vous de lui s'il aborde cette matière, il va vous lire tout son répertoire. J'y fus pris un jour, moi qui vous parle; mais après avoir essuyé la première bordée, j'interrompis mon homme: «Tous les chasseurs sont jaloux, lui dis-je; la pièce de gibier qu'ils ne tuent pas est un vol qu'on leur fait: demandez-leur une loi, ils l'auront bientôt rédigée; la voici:
«Article unique. La chasse est défendue à tout le monde, excepté à..... (mettre ici le nom du législateur).»
Élzéar Blaze.
LA FEMME DE CHAMBRE.
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Si, par métier, ou par goût, vous recherchez avant tout les histoires d'amour; si vous affectionnez le roman intime, le drame du coin du feu, les scènes de la vie privée; si vous allez, feuilletoniste ou romancier (pardon de la supposition), flairant l'anecdote et dénichant l'intrigue; ou si, conteur par nature et bavard désintéressé, vous cultivez le scandale par vocation et recueillez généreusement pour le seul plaisir de donner ensuite;—si vous avez de l'ambition et que vous désiriez monter par l'échelle des femmes; si vous êtes amoureux, adroit et bien tourné,—croyez-moi, avant d'entrer au salon, donnez un coup d'œil à l'antichambre;—l'antichambre mène au salon, et le salon au boudoir; avant de saluer madame, souriez à la femme de chambre.
La femme de chambre!...... Il y a dans ce mot je ne sais quoi d'intime, de mystérieux, qui saisit d'abord l'esprit le plus obtus et ranime la curiosité la mieux endormie. A ce nom seul se révèle tout à coup un monde de faits inédits, de pensées et de sentiments enfouis au fond de l'âme, d'histoires toutes parfumées d'amour, imprégnées de sang, touchantes et bouffonnes.—Othello, Géronte, Scapin, Desdémone et Célimène s'y donnent la main.—Mais de toutes ces physionomies, la plus jeune, la plus gaie et la plus ravissante, de tous ces types, le plus vrai encore aujourd'hui et le plus gracieux, c'est Dorine, la piquante soubrette que vous savez; Dorine avec sa taille cambrée, son pied aventureux, sa main si leste et son œil si malin; Dorine, qui porte et reçoit les bouquets emblématiques et les poulets odorants, qui protége, bonne fille, les amours de Marianne, tend la main aux galants et sa joue à Frontin. C'est bien elle encore, la jolie perruche du logis, qui s'en va sautillant de l'office à l'antichambre, de l'antichambre à l'escalier, perchant et caquetant tour à tour au premier, au second, au troisième étage, le matin dans la loge du portier, et le soir dans la cage aérienne où elle grimpe pour dormir et rêver. C'est toujours elle; seulement elle a changé de nom, de langage et de costume.
Elle ne s'appelle plus Dorine, elle répond au nom d'Angélique, Rose, Adèle ou Célestine; elle ne dit plus Frontin, Mascarille ou Crispin, elle dit Martin, François ou Germain. Conservons lui cependant pour un instant, et pour mieux la faire connaître, son joli nom d'autrefois, son nom patronymique.
La femme de chambre, comme le chef de cuisine, est, par le fait même de sa position, en dehors, sinon au-dessus de la domesticité. Ce sont deux puissances, dont l'une ne règne que deux heures sur douze, et l'autre toute la journée. Chacun, dans la maison, sait cela et le reconnaît sans conteste. Et qui oserait nier la supériorité de la femme de chambre? Qui pourrait lutter avec elle d'autorité et de pouvoir? Serait-ce le valet de chambre lui-même? Fût-il Scapin en personne, Dorine le mettrait dans le sac, le pauvre garçon, plus vite qu'il n'y met son maître. N'a-t-elle pas pour elle, avec la même position, l'avantage incontestable de la finesse naturelle à son sexe? Le valet de chambre peut être changé sans que l'économie d'une maison en soit troublée. Ses rapports avec monsieur n'ont ni la même importance, ni la même intimité (l'expression convenable m'échappe); les hommes sont moins expansifs; le maître a généralement moins besoin de raconter, et le valet d'intérêt à recueillir. Son ministère a quelque chose de plus général, et ses attributions, même dans les meilleures maisons, ne sont pas toujours définies d'une manière assez rigoureuse; le cercle s'étend ou se resserre autour de lui, selon les circonstances et les besoins du moment; débordé quelquefois, il empiète souvent sur le domaine des autres, sans en devenir plus riche ou plus heureux. Il appartient dans l'occasion à madame, qui peut réclamer ses jambes ou ses bras pour un service quelconque. On a vu des valets de chambre métamorphosés momentanément en grooms, en cochers, en laquais; il n'y a pas d'exemple d'une femme de chambre changée tout à coup en nourrice ou en bonne d'enfant! L'incompatibilité est évidente: la femme de chambre appartient exclusivement à la maîtresse de la maison; c'est sa propriété particulière, on ne peut y toucher sans sa permission; son bien-être, sa vie intérieure, son bonheur (et plus que cela peut-être), en dépendent. Cette fille, en effet, sait les secrets de son cœur comme ceux de sa toilette; elle a surpris les uns et elle confectionne les autres. Sa maîtresse, à son tour, lui appartient corps et âme. Voyez donc!... elle sait de qui est la lettre reçue ce matin, pourquoi madame sort seule et à pied aujourd'hui, et pourquoi elle a eu sa migraine avant-hier, au moment où monsieur voulut la conduire au bal. Elle sait, au juste, le compte de la tailleuse et de la modiste. Elle sait la quantité d'ouate qui entre dans la doublure du corsage d'une jolie femme, et la quantité de larmes que peut contenir l'œil d'une femme sensible. Elle sait (que ne sait-elle pas?) qu'il n'y a pas plus de femme irréprochable pour sa femme de chambre, que de grand homme pour son valet.
Aussi voyez comme tout, dans la maison, s'incline devant elle, Frontin le premier! C'est à peine s'il ose lui prendre la taille à deux mains, et il ne l'embrasse pour ainsi dire qu'en tremblant, tant cette petite majesté lui impose. C'est qu'elle est reine, en vérité, Dorine, reine dans le boudoir comme dans l'office, reine de sa maîtresse, dont elle possède les secrets, et reine de ses égaux, dont elle tient le sort entre ses mains. Dorine a la confiance de madame, et madame est toute-puissante auprès de monsieur; que Dorine dise un mot à madame, et madame à monsieur, c'en est fait du rival maladroit ou du camarade insolent! Dorine est le commencement et la fin, le bras qui frappe dans l'ombre, l'esprit qui inspire et dirige.
Que Dorine soit blonde ou brune, grande ou petite, laide même (si vous le voulez), qu'importe? elle n'en sera pas moins fêtée, recherchée et adorée, comme toutes les femmes qui ont vingt-cinq ans, beaucoup d'esprit, la désinvolture facile et le regard mutin. S'il n'y a pas autour d'elle quelque beau chasseur bien droit et bien doré, ou quelque petit valet mince et futé, qui la courtise, et l'appelle mademoiselle Dorine, elle jette presque toujours alors les yeux sur un séduisant commis de magasin, ou sixième clerc d'avoué, qu'elle a rencontré, un jour de sortie, à la Chaumière ou à l'Ermitage. M. Oscar, Alfred ou Ernest, est un jeune homme très-comme il faut, qui porte de petites moustaches, des gants jaunes, le dimanche, et ne cultive que les danses autorisées par M. le préfet. Il est fort poli, ôte son chapeau en invitant sa dame, ne se livre que médiocrement à l'enivrement du galop et à la pantomime expressive du balancé. Pendant la contredanse, le galant cavalier a relevé trois fois le mouchoir de sa divinité, et trois fois elle lui a souri, et ils se sont pressé la main. C'en est fait; Dorine est vaincue, Oscar triomphe, et tous deux s'en vont, sous des bosquets très-peu mystérieux, se jurer un amour éternel, qui durera autant que la saison des bals champêtres.
La femme de chambre, comme toutes les personnes douées d'un sens très-fin, observe beaucoup: c'est à la fois un plaisir de son esprit et une nécessité de sa position. On sait que, sous ce rapport, la gent domestique a cent yeux, cent oreilles, et souvent deux cents langues. Ces trois éminentes facultés, multipliées et perfectionnées par l'habitude, le domestique semble s'en être réservé tacitement la jouissance pour son utilité personnelle, et, en somme, il ne les exerce guère qu'au détriment de ses maîtres. Il les espionne et les trahit à toute heure; il les étudie pour les contrefaire. Il vous regarde dans le cœur avec une loupe, y cherche minutieusement vos joies, vos chagrins les plus intimes, exploite vos plus secrets penchants, s'empare traîtreusement de tout votre être, et coule en bronze, dans une frappante caricature, vos plus innocentes faiblesses et vos plus imperceptibles travers. Les Mascarilles et les Frontins sont certainement les inventeurs de la caricature parlante, le crayon et le modelage ne sont venus qu'après; les meilleures charges se font à l'office.—J'excepte la femme de chambre. Elle est généralement plus indulgente: elle imite et ne parodie pas; c'est une doublure, si vous voulez, qui copie servilement, mais avec conscience, les jeunes premières et les grandes coquettes. Elle grasseye, il est vrai, comme le chef d'emploi, marche de même, affectionne les mêmes gestes, les mêmes expressions, les mêmes airs de tête. Comme madame, elle a ses jours d'abattement, et dit aussi, en adressant à la glace un regard caressant et un languissant sourire: «Je suis affreusement laide aujourd'hui.» Quand elle est seule, elle s'étudie à saluer et à rire comme madame; elle feuillette quelquefois, à la dérobée, les livres laissés sur le somno, et lit le soir, dans sa mansarde, ceux que l'amour lui fait passer en contrebande. Elle confond, dans ses citations littéraires, MM. de Lamartine et Paul de Kock, MM. de Balzac et Pigault-Lebrun; elle sait les noms des plus grands artistes, accompagne quelquefois sa maîtresse à Saint-Roch ou à l'exposition, parle musique et peinture, et estropie d'un petit air pédant, devant l'office ébahi, les phrases à la mode et les expressions techniques. Elle pousse quelquefois la manie de l'imitation jusqu'à s'ajuster, rien que pour voir, les parures de sa maîtresse. Celle-ci, rentrant à l'improviste dans sa chambre à coucher, surprend sa femme de chambre minaudant devant la glace, à la grande satisfaction du beau chasseur, qui, de son côté, marche, se penche sur elle d'un air galant, et reproduit assez heureusement la pose, les gestes et la démarche de son maître. Grand est le scandale, et peu s'en faut que la dame de contrefaçon ne s'en aille coqueter tout à son aise, hors de la maison, avec l'Antinoüs de la livrée. Mais enfin Dorine pleure; Dorine est si dévouée, si discrète! et Antinoüs, qui n'a pas moins de cinq pieds huit pouces, est un de ces hommes qu'on ne remplace pas.
La femme de chambre est éminemment sensible et aimante. Cette disposition tient encore aux circonstances et aux objets dont elle est habituellement entourée. Placée continuellement entre les licences de la livrée et les délicatesses du langage des maîtres, respirant tour à tour l'enivrement du boudoir et les miasmes de l'office, son imagination s'exalte, ses sens stimulés se révoltent, et souvent la sagesse lui fait défaut.—Et le moyen, s'il vous plaît, qu'il en soit autrement, quand on a vingt ans, beaucoup d'intelligence, l'oreille fine et l'œil bien fendu? On a trop calomnié la femme de chambre; beaucoup en ont médit; très-peu lui ont rendu justice. Méchanceté et ingratitude!... oui, ingratitude. Reportez-vous seulement pour un instant aux plus beaux jours de votre enfance; choisissez entre vos plus délicieux souvenirs, et dites, ingrat, si, parmi toute cette poésie du passé, au milieu de tout ce luxe de tendresses, de gâteries et de baisers accumulés sur votre blonde tête et vos joues rosées, vous avez pu oublier cette gracieuse fille dont les caresses étaient plus douces que celle de votre bonne, qui savait mieux vous aimer, vous endormir dans ses bras, et baisait plus tendrement vos petites mains blanches et vos grands yeux bleus? Et plus tard... oui, plus tard... Pourquoi rougir? enfant que vous êtes! l'amour ennoblit tout. Et dites-moi, je vous prie, si vous avez jamais rencontré depuis un amour aussi vrai, aussi délicat et aussi désintéressé? Qui se montra plus dévouée à vos caprices? Qui vous servait constamment sans en être priée? Qui plaidait votre cause en votre absence, et prenait courageusement la responsabilité des fautes que vous n'aviez pu cacher? Qui entrait dans votre chambre à toute heure, sous le moindre prétexte, vous demandant pardon d'avance des services qu'elle venait vous rendre, vous souriant à tout propos, vous regardant à la dérobée, passant et repassant près de vous, effleurant votre main de sa main, et votre visage de ses longues tresses, arrangeant et dérangeant tout autour de vous, plaçant ceci, déplaçant cela, inquiète, troublée et heureuse, pourtant, oh! bien heureuse d'un de ces regards qu'elle aurait demandé à genoux, d'une simple marque de reconnaissance dont vous étiez si avare!—Naïfs artifices d'une langue dont vous apprîtes un jour le premier mot sur les lèvres de Dorine! Ah! ce fut un moment unique dans votre vie à tous deux, tout rempli par vous de célestes révélations, et, pour elle, d'inexprimables angoisses!—Et vous avez vécu ainsi dans cette chambre, dont l'amour vous avait fait un nid si douillet et si chaud, vous, pauvre petit, qui n'aviez pas encore vos ailes, heureux, choyé et béqueté à petit bruit, et elle, presque toujours absente, et posant à peine au bord de votre cachette ses deux pieds mignons et mal assurés!—Il ne vous appartient pas, croyez-moi, de répudier un pareil souvenir. Bien peu (et ce ne sont pas les plus heureux), parmi les jeunes hommes élevés sous le toit paternel, ont reçu d'autre part cette première et douce initiation. Oui, n'en déplaise à nos grandes dames et à nos maîtresses musquées, dans l'histoire de nos amours, le premier chapitre, le plus intéressant, le plus coloré et le plus riche de jeunes et enivrantes émotions, appartient toujours à la femme de chambre.—Les Dorines ont le pas sur les Cidalises.
Excellente nature et touchante destinée! La femme de chambre est tout amour. Après avoir aidé, avec un infatigable dévouement, au bonheur de madame, et suffi, seule, aussi longtemps que possible, à celui de son jeune maître, elle voit cet amour, qui est son ouvrage, lui échapper insensiblement, et s'envoler tout doucement vers de plus hautes régions. Elle le voit, elle en gémit; mais elle ne pleure pas, ne pousse pas un sanglot; la plainte lui est interdite.—Tel est le sort de la femme de chambre; au dedans comme au dehors d'elle-même, tout est mystère; son cœur est plein des secrets des autres et des siens.—Qui a osé dire que la femme de chambre était indiscrète? Quel est l'amoureux éconduit, ou l'artiste malintentionné qui s'est permis de traduire en action cette injurieuse pensée? La femme de chambre indiscrète! Mais l'indiscret est celui qui désire savoir. Or, la femme de chambre sait tout. Cette lettre que vous lui faites entr'ouvrir, c'est elle qui l'a reçue, elle qui portera la réponse, et il faudra bien, pour le moins, acheter sa discrétion et son habileté par une demi-confidence.
Non content d'attaquer sa moralité et les qualités qu'elle déploie au service de sa maîtresse, on a été jusqu'à en souiller le principe. Des écrivains qui se croient des penseurs, des auteurs dramatiques et des comédiens, tous gens d'esprit sceptique, se sont avisés de douter de son désintéressement, et ont trouvé plaisant de la représenter donnant d'une main une lettre, et recevant de l'autre... une bourse pleine! Fi donc! passe pour Figaro et Scapin, valets et fripons effrontés, gens de sac et de corde! Sachez, messieurs, que Dorine ne vend pas plus son talent précieux que sa jolie figure: elle donne l'un à sa maîtresse, et prête l'autre aux jolis garçons. Un sourire de reconnaissance, une caresse sous le menton, un baiser peut-être, un seul baiser au charmant porteur de ce billet, moins frais à voir, et moins doux à toucher que la main qui le donne, voilà tout ce qu'elle ambitionne et vous demande en son âme.
Après cela, commandez, disposez d'elle à votre gré; ne craignez rien, elle est à vous, elle veillera pour vous à toute heure, marchera devant vous, aplanira les difficultés, écartera les dangers, vous ouvrira toutes les voies, toutes les portes... la sienne même, s'il le faut.—Aimable fille! puissent tous les valets présents et futurs, puissent les plus beaux chasseurs, les commis les plus merveilleux et les clercs les plus fringants, te payer en amour, en bonheur, en dîners sur l'herbe, en loges des funambules, en foulards à vingt-cinq sous, en bagues de cheveux, en tabliers de soie, en montres d'argent, en chaînes de chrysocale, en cidre, en marrons, en chansons, tout le bien que tu fais et les services que tu rends!—Va, mon beau messager d'amour, laisse dire les méchantes langues qui te dénigrent quand tu passes, et les honnêtes femmes qui te blâment tout haut et t'approuvent tout bas. Va, pars, accomplis ta douce mission, porte ici la joie et l'espérance; cours, glisse, mais prends garde en marchant à tes souliers si bien cirés, à tes bas si blancs et si bien tendus; retrousse-toi bien, ma fille, et montre ta jambe fine et ronde, pour ne pas gâter l'ourlet de ta robe de jaconas. Baisse les yeux pour mieux voir et pour être mieux vue. Les jeunes gens s'arrêtent ou te suivent pour t'examiner à leur aise, et parmi les belles dames qui te regardent passer, il y en a plus d'une qui donnerait volontiers sa robe de velours pour ta tournure leste et gracieuse, et sa mantille bordée de maline pour les trésors que laisse deviner le simple fichu bleu qui recouvre ton sein et tes épaules. Il n'y a pas jusqu'à ton tablier si joyeux et si bien posé qui ne soit appétissant, coquet et fripon, comme toi, ma charmante soubrette.
D'où vient la femme de chambre, et où va-t-elle? Quelle est son origine, sa destinée et sa fin? Est-elle un mythe, une personnification de la première et la plus touchante vertu chrétienne, de celle qui fit dire cette belle parole: Il lui sera beaucoup pardonné... Et cette autre: Si vous donnez seulement un verre d'eau...?—La femme de chambre en a donné plus de mille, elle en donne au moins un tous les soirs. Que n'a-t-elle pas donné? Elle a donné (ou à peu près) ses plus belles années, ses soins, son industrie, son bon goût, son adresse et son zèle à sa maîtresse, ses loisirs, ses pensées, ses rêves, ses blanches épaules et ses lèvres vermeilles au plaisir, à l'amour... à des ingrats!—Encore une fois, d'où vient-elle? ou du couchant ou de l'aurore? de la Lorraine, ou du pays Cauchois? Est-elle née sous le chaume, dans la sous-pente d'un portier, dans la rue Quincampois ou la Chaussée-d'Antin!—Grave question, que j'ai vainement sondée et retournée longtemps en moi-même, et qui peut se résoudre indistinctement en faveur de chacun des quatre-vingt-six départements de la France et des quatorze arrondissements de la Seine.—Quels sont ses projets et ses vœux? Où va-t-elle ainsi dans sa vie si remplie et si vide, si préoccupée des autres, et si oublieuse d'elle-même? Hélas! elle va
Où va la feuille de rose,
Et la feuille de laurier.
où vont les deux plus belles fleurs de la vie, l'amour et la jeunesse, où vont les grandes dames et les soubrettes!
A vingt-cinq ans la femme de chambre est à son apogée; il doit durer cinq années, après lesquelles commencera la période du décroissement. La femme de chambre ne sera plus alors que l'ombre d'elle-même, jusqu'au moment où elle disparaîtra totalement éclipsée derrière la quarantaine. Cette dernière période de dix ans n'est qu'une longue nuit qui ne compte pas dans la vie de la véritable femme de chambre.
Quel changement à cette époque brillante de son existence! Ce n'est plus cette petite fille, gauche, timide, qu'un regard déconcertait, qu'un mot faisait pâlir, qui ne savait ni parler, ni se taire à propos, ni mentir et s'accuser pour sa maîtresse, qui l'habillait mal, et la fatiguait de ses assiduités. Dorine n'est pas moins bonne qu'autrefois, l'habitude n'a fait que développer son attachement; mais son zèle est plus utile, parce qu'il est plus éclairé. A force d'observer et de réfléchir, l'esprit lui est venu, comme il vient à toutes les filles. Aussi, voyez combien elle a gagné! comme elle porte maintenant avec grâce son galant uniforme! Une fine chaussure a remplacé l'ignoble soulier large et grimaçant qui déshonorait son pied. Comme il est aujourd'hui fièrement posé, ce charmant petit pied de duchesse, et bien attaché à cette jambe de danseuse! Dorine ne fait plus, comme autrefois, gémir le parquet et crisper tout le système nerveux de sa maîtresse. Dorine ne marche plus, elle glisse!—Dernier perfectionnement de la femme de chambre! Ce mot contient tout un poëme: c'est l'oméga de la science; il résume toutes les autres facultés. Si vous voulez juger du mérite d'une femme de chambre, faites-la marcher devant vous: l'épreuve est infaillible; vous devinerez à son allure ce qu'elle est et d'où elle vient; vous reconnaîtrez le cachet de la femme comme il faut dans sa tournure élégante et facile; la bourgeoise reparaîtra dans la naïve prétention de sa démarche, et soyez persuadé que le vernis de la femme comme il en faut n'aura pas moins déteint sur la désinvolture que sur les manières et le langage de la soubrette. On écrirait un livre sur ce sujet.—Glisser n'est pas seulement une grâce dans la femme de chambre, c'est aussi un talent précieux, inestimable pour sa maîtresse et pour elle-même; c'est toujours une qualité; c'est souvent une vertu.
Dorine a maintenant un petit port de reine. A la voir traverser légèrement le salon, à son maintien gracieux et son air tout aimable quand elle est assise, vous la prendriez pour la maîtresse de la maison, n'était l'inévitable tablier et l'indispensable bonnet. Le tablier blanc est particulièrement l'abomination de la femme de chambre: c'est sa robe de Nisus; elle le regarde avec colère et ne le touche qu'avec horreur: c'est l'ennemi intime, implacable, qui l'accompagne partout, qui la signale, la trahit et la déshonore! Sans lui, hélas! combien de jeunes hommes charmants et de riches barbons l'auraient aimée, courtisée, adorée et honorée! Qui la délivrera de la fatale percaline? Oscar, Alfred, commis ingrats, vous acceptez son cœur et rejetez sa main! Prenez y garde! plutôt que de rester toute sa vie vouée au blanc, comme les vierges dont elle a la figure et non l'insensibilité, Dorine fera une fin tragique: elle épousera Frontin, qui promet de l'affranchir du tablier, ou le petit Figaro, qui lui remet chaque matin des billets doux sous la forme de papillottes; elle épouserait, au besoin, le plus épais des garçons de caisse ou le plus crotté des saute-ruisseaux. Le tablier est la ligne de démarcation, la seule barrière qui sépare la femme de chambre de la femme libre (je parle sans épigramme), barrière si mince, si légère, et pourtant infranchissable! La femme de chambre, forcée d'exister avec son tablier, s'en sépare sous le moindre prétexte: c'est la première chose dont elle se débarrasse en entrant dans sa chambre; elle le quitte à table; elle le quitte à l'office, à la cuisine, dans l'antichambre, en traversant le salon, dès que madame est absente ou ne la regarde pas. J'ai vu plus d'esprit, plus de ruse féminine dépensés pour cette petite cause, qu'il n'en faudrait pour dénouer l'intrigue la plus embrouillée, et dérouter le plus jaloux des maris.—Des maîtresses inflexibles ont pris pour devise: je maintiendrai, et elles ont maintenu le tablier. J'ai vu des résistances opiniâtres d'une part, et de l'autre, de nobles sacrifices; j'ai vu de généreuses femmes de chambre, après des efforts désespérés, résigner noblement leurs fonctions, et se retirer vaincues, mais non humiliées!
Qui pourrait compter les mérites de la femme de chambre parvenue à son entier développement? Elle a mesuré l'étendue de ses devoirs et compris les difficultés de sa position. Elle appelle à son aide et met au service de sa maîtresse tout ce que la nature lui a donné, tout ce que l'expérience lui a appris. Elle connaît sa maîtresse jusque dans les plus petits recoins de son âme; elle l'a vue et observée dans toutes les circonstances; elle sait ce qui lui plaît, ce qu'elle désire, ce qui l'attriste, comment on la console et comment on la touche; elle sait son passé, son présent, presque son avenir; elle sait ce qu'elle a aimé, ce qu'elle aime, et (peut-être même) ce qu'elle aimera. Elle la sait par cœur, elle l'étudie depuis si longtemps! Comment voulez-vous qu'elle se trompe dans les demandes qu'elle lui adresse, dans les projets qu'elle forme, dans ce qu'elle espère comme dans ce qu'elle craint?—Je prévois ici une objection: «Votre femme de chambre, me dit-on, est une confidente; or, nous ne reconnaissons pas l'identité. Toutes les dames ont une femme de chambre assurément, mais toutes nos femmes, Dieu merci, n'ont pas besoin de confidente.—Pardon, messieurs, il y a entre nous un malentendu. J'honore infiniment les femmes, en général, et les vôtres en particulier. Mais je sais aussi que le chef-d'œuvre de la création est un être fragile autant que nous, et beaucoup plus délié et subtil. La ruse est sa force, le mystère son élément. J'admets les degrés et les nuances en toutes choses; mais vous m'accorderez en revanche que la femme même la plus irréprochable a ses petits secrets et ses innocentes cachotteries. Dès lors nous ne différons évidemment que du plus au moins. Adoucissez ou foncez les nuances à votre gré, le trait subsistera toujours, et le portrait n'en sera pas moins vrai.»
Et maintenant, Dorine, que tu as ainsi fourni ta carrière uniforme et si bien remplie, glanant furtivement pour toi quelques bonheurs fugitifs dans ce vaste champ où tu semas pour les autres tant de joies secrètes et de billets doux! maintenant que les beaux messieurs ne s'arrêtent plus pour te voir passer; maintenant que l'amour s'est enfui, et que le temps a, du bout de son aile, enlevé le noir brillant de tes yeux et le vermillon de ta bouche mignonne; maintenant que tu caches tes cheveux et que tu n'oses plus sourire; maintenant que tu as tout perdu, jusqu'à ton joli nom de Dorine, viens, ma bonne Marguerite; nous avons bien vieilli tous les deux depuis ce jour... Hélas! le temps a détruit notre nid et nous n'avons plus d'ailes. De ceux que tu aimas, plusieurs t'ont délaissée, beaucoup t'ont oubliée; moi, je me suis toujours souvenu... Viens, prends soin du vieillard comme tu pris soin de l'enfant, pauvre femme qui prodigues aujourd'hui tes derniers jours comme tu donnais autrefois tes jeunes années! Je ne te défends pas de m'aimer encore, Marguerite, mais si tu veux que je t'aime, délivre-moi de mon rhumatisme... Apporte mes pantoufles, ma bonne vieille gouvernante; bassine bien mon lit, et ferme avec soin la porte en t'en allant. Adieu, Dorine. Bonsoir, Marguerite.
Auguste de Lacroix.
L'AMI DES ARTISTES.
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Quand nous étions tous deux petits écoliers au collége de Poligny, mon ami Badoulot était d'une paresse admirable; cependant les professeurs ne le punissaient guère, car il savait leur rendre une foule de petits services, tels que rapporter un mouchoir ou une tabatière oubliés, mettre du bois au poêle, et tendre au maître, à l'heure des classes, chaque livre ouvert à l'endroit de la leçon. Sans cesse au dernier rang, aux jeux comme aux études, il jasait fort bien sur toute chose et n'en pratiquait aucune.
Les deux élèves pourvus de la dignité d'enfants de chœur étaient pour lui l'objet d'une attention spéciale, et quand ils étaient revêtus de la robe et du surplis, il ne les pouvait quitter. S'il passait un régiment par la ville, il était curieux de le voir défiler. Mais ce spectacle produisait sur lui un autre effet que sur nous. Un bataillon de la garde, traversant un jeudi la rue du collége, causait dans nos goûts, dans nos plaisirs, une révolution qui durait plusieurs semaines; l'allure de la maison était tout à fait modifiée, et cette secousse était appréciable sur les murailles même où des sabres en croix, des guerriers à moustaches, charbonnés çà et là, remplaçaient les abbés joufflus coiffés de bonnets coniques, que nous y esquissions auparavant, semblables à des potirons surmontés d'un cornet de trictrac; parfois même quelque main timide ébauchait d'un fusin séditieux la figure du chapeau de l'usurpateur.
On usait alors aussi beaucoup de papier à construire des chapeaux à trois cornes, et une forêt de manches à balais pour en faire des sabres. Toute une division s'enrégimentait; elle nommait ses capitaines, son général, et l'esprit d'imitation transformait la pension en caserne. Badoulot ne s'enrôlait jamais, ou bien il restait soldat à la suite. Contemplant les soldats du lycée avec autant de curiosité que ceux du roi Louis, il n'avait point le désir d'en faire partie. Bientôt, pourtant, il se rapprochait du général, causait avec lui de matières guerrières, et devenait son inséparable compagnon, presque son esclave. Là-dessus, comme sur tout le reste, il en savait dire beaucoup; mais à la pratique ses moyens s'aplatissaient, sa volonté tombait en défaillance. Il aimait la lecture, et il s'y livrait sans méthode, sans suite, sans discernement; son esprit était orné à la manière de l'habit d'arlequin. Bientôt nous entrâmes ensemble à l'école de dessin, où Badoulot passa trois ans sans faire le moindre progrès, commençant à copier cent objets divers et n'en terminant aucun. Tous les nez de Raphaël, de David et de Gérard ont passé par ses mains, mais il se bornait là. Notre camarade employait le reste du temps à donner des conseils au plus fort de la division, lequel dessinait d'après la bosse, à lui tailler ses crayons et à lui pétrir des boulettes de mie de pain. Badoulot avait un genre de mérite assez singulier: si l'on raisonnait sur le dessin, sur les peintres, il désarçonnait sans peine les plus habiles, le maître lui-même pâlissait devant sa logique, et notre condisciple montrait tant de savoir, tant d'idées, des notions si parfaites sur toutes choses, que chacun disait:—Hum, Badoulot est paresseux, mais s'il voulait!... Et Badoulot redisait tout bas:—Si je voulais... Hélas! jamais il n'a voulu.
On ne saurait croire les efforts que l'on fit pour lui inspirer de l'émulation. Peine perdue! Notre ami avait l'amour des belles choses et de ceux qui les accomplissaient, sans le désir de les imiter. Il avait des sympathies très-vives et aucune vocation.
Ce qui ne l'empêcha point de terminer sa rhétorique. A cette époque, il savait plus de noms d'auteurs illustres, de peintres célèbres, que nous tous à la fois. Il connaissait aussi le titre, le format d'une multitude de livres; il parlait beaucoup et avec véhémence. Nous nous fîmes de tendres adieux sur le seuil du collége avant de franchir le portique de la vie.
Une année s'écoula. Comme je passais par Dijon, lieu natal de mon ancien camarade, je le rencontrai. Il m'expliqua comme quoi l'atmosphère de la province était indigeste, comme quoi il manquait d'air, comme quoi il étouffait entre ces murailles (nous étions sur une grande place), comme quoi la ville était exclusivement ornée de crétins hors d'état de le comprendre (il n'exceptait point monsieur son père), comme quoi, enfin, il se disposait à mourir au plus tôt. Je prononçai le mot Paris, et de grosses larmes roulèrent dans ses yeux. Il m'avoua qu'il attendait l'heure de sa majorité pour se poser.—A nous autres il faut de l'indépendance..... Ce nous autres me troubla; il me vint à l'esprit que mon ami Badoulot pouvait bien être l'affidé de quelque société franc-maçonnique non moins ténébreuse que culinaire. Son nous autres me rappela en outre le nous autres de ce vilain, tranchant du gentilhomme, à qui le marquis de Créqui répondait: Ce que je trouve en vous de plus singulier c'est votre pluriel.
Comme nous parlions tous deux avec emphase et mélancolie, je lui vis prendre tout à coup un visage bienveillant et respectueux avec curiosité; il baissa la voix, appuya sa main sur mon bras, et d'un coup d'œil de confidence dirigea mes regards sur un passant.
C'était un grand diable engaîné dans une redingote macaron beaucoup trop large, colletée en velours d'un noir verdoyant, lequel était chaussé de bottes tragiquement lézardées. Ce monsieur roulait de sombres prunelles sous les bords ondulés de son feutre gris, et les notes lugubres d'un chant caverneux serpentaient hors de sa gorge par le tuyau d'un cure-dent qu'il mâchait.
Badoulot avait pris un air d'humilité pieuse.—Ceci est ton maître d'armes?—Non, répliqua-t-il, c'est Monsieur Saint-Eugène, la première basse-taille de notre théâtre, un homme étonnant qu'ils n'ont pas su comprendre à Paris, ni à Quimper, ni à Montargis, ni à Épinal, ni à Romorantin, ni à Pézénas....; il donne le contre-ut grave plein, et le si-bémol avant déjeuner!
Là-dessus, Badoulot tira son chapeau jusqu'à terre; mais la basse-taille ne l'avait pas reconnu, et comme mon camarade s'était glorifié de l'intimité du personnage, il se hâta de dire:—Saint-Eugène a la vue très-courte. Mais il rougit jusqu'aux oreilles. Chemin faisant, il me donna sur la vie privée des comédiens de Dijon les détails les plus minutieux, en me faisant prendre, comme sans intention, une petite ruelle à gauche, et d'après la direction suivie par la basse-taille, j'eus lieu de conjecturer que le but de notre ami avait été de couper le chemin de l'artiste, afin de le voir repasser.—Allons, me dit-il avec enthousiasme en me quittant à la cour des diligences, tu vas là-bas le premier; mais dans huit mois.... majeur!.... et alors.... on verra ce que je puis faire!
Je pensai qu'il méditait quelque mauvais coup.—Jean, mon ami, sois prudent. Quel est ton dessein?—Que sais-je?... répliqua-t-il; le temps nous l'apprendra. Il y a là quelque chose qui me tue (il frappa un énorme coup de poing sur son front, qui sonna comme un baril vide); il faut que cela jaillisse. Qu'est-ce? je l'ignore; le monde le saura quand ma tête aura enfanté.
Je lui souhaitai une heureuse délivrance, et me félicitant d'avoir un camarade de collége qui promettait de semblables énormités, je partis pour la capitale, où je passai six ans sans ouïr le nom de l'ami Jean.
Ce laps écoulé, mon portier me remit une carte de visite sur laquelle, en superbe gothique, étaient ces deux mots non moins gothiques: Jehans Basdoulot.
Il me fut à l'instant démontré que mon ami était devenu un génie, et dès le soir même je courus à sa demeure. Il était absent, et j'allai le rejoindre chez le baron de ***, notre commun ami.
Au milieu d'une dizaine de célébrités plus ou moins célèbres, mon ami Badoulot, couché dans un vaste fauteuil à la Henri II, les jambes plus élevées que le chef, et les bras pendants, parlait, discutait, répliquait, développait, expliquait, professait, discourait d'un ton de pacha, avec une nonchalance et une abondance admirables. Il s'agissait d'arts, de poésies, de musique, le tout en infusion. Trois poëtes, autant de peintres et de compositeurs connus, se trouvaient là, écoutant Badoulot avec une déférence remarquable, et ce dernier avait raison contre eux tous. On n'aurait pu mieux manier la question d'art, et ces grands praticiens ne lui allaient pas à la cheville. Un spectateur peu exercé l'aurait pris pour un critique de canapé; mais à la chaleur qui l'animait, au farouche de ses yeux, à l'échevelé de sa phrase et de sa crinière, à la sueur qui ruisselait sur sa barbe taillée en quinconce, sur son gilet à la Barnave, et sur son habit en velours noir d'une coupe fabuleuse, on reconnaissait un artiste, et même un grand artiste.
Dès qu'il m'aperçut, il me secoua rudement la main, me cria un bonjour sonore, tel qu'un homme à large poitrine qui marche dans sa force, puis il reprit son gargarisme. Son texte était en ce moment la sculpture, et il y avait lieu de penser qu'il était devenu un grand statuaire. Je perdis cette opinion dès qu'il parla de la poésie; il en posait les lois avec un tel aplomb que je me dis: Il est devenu poëte. Mais cinq minutes après il était facile de voir que Badoulot était un admirable compositeur. C'était le prodige de Pic de la Mirandole. Et partout l'argot spécial du métier: fugues, contre-points, strettes, canons, etc..... Un ciel bleu n'était qu'un fond de cobalt plus ou moins laqué, et pour admirer un terrain broussu couvert d'ombre, il s'écriait:—Ces bitumes, comme c'est tripoté, comme c'est fouillé, comme c'est chauffé! Et ces herbes, comme c'est fricoté dans la pâte!
On ne s'entretint toute la soirée que d'arts, que d'artistes; le reste du monde n'existait pas, et quand nous eûmes pris congé, Badoulot s'était montré si généralement spécial, que, ne devinant point laquelle de ces sciences il pratiquait, et n'osant lui adresser à ce sujet une question qui eût trahi une ignorance impertinente, je le quittai sans être éclairci.
Un monsieur nous avait accompagnés jusqu'à la porte, qui, durant toute la soirée, n'avait pas articulé deux paroles brillantes; ce terne personnage continua la route avec moi, et je cherchai à repaître en lui ma curiosité à l'endroit de Badoulot.—Les gens de la nature de votre ami, répliqua mon compagnon, ont besoin de naître riches. Gens de parole et d'inaction, de théories sans pratique, incapacités sonores, ils vivent cramponnés aux artistes, comme les moucherons aux chevaux. Doués d'un certain sentiment, pourvus de sympathies ardentes, et privés de fécondité, amateurs sans vocation, ces ombres nombreuses rendent par les lèvres ce qui leur est entré par les yeux. Mais rien ne se passe au delà. Sont-ils pauvres, de tels gens se font broyeurs de couleurs, souffleurs de comédie, figurants d'opéra; sont-ils riches à milliards, princes, ministres, ce sont des jugeurs, des protecteurs, des Colberts au petit pied, des Mécènes en miniature, des Léons X de chevalet. Si, comme votre ami, ils ont en partage une honnête aisance, ils accouplent leur génie muet au talent d'un praticien qu'ils ne quittent plus; l'art est leur seule occupation, le monde entier n'est pour eux peuplé que de grands hommes, et grands hommes eux-mêmes, par frottement, par incubation, ces fétiches manient la question d'art à merveille, talent où excellent d'ordinaire ceux qui jamais n'ont rien fait et qui ne feront jamais rien. Au demeurant, que sont-ils?... Amis des artistes, courtiers marrons du talent; ils n'ont pas d'autre position sociale.
«Quand l'ami des artistes a senti le poids des ans, quand, à force de répéter la même chose, il est demeuré en arrière du mouvement général, sa verve diminue, la rigueur de ses principes devient tempérée, son audace s'intimide, ses ailes se déplument, ses serres perdent leurs ongles, il tombe en fusion et passe à une tendresse universelle. Au seul mot d'art, au seul nom d'artiste, il vous embrasse, et il pleure à l'aspect du premier nez de son petit-neveu. En un mot, une fois usé, et dès qu'il ne vaut plus rien, l'ami des artistes, devenu excellent homme, tourne au sigisbé des artistes quinquagénaires et au brocanteur de tableaux. S'il lui reste des rentes, il tire des amis de sa cave et de sa cuisine. Voilà, monsieur, l'avenir de votre camarade, enluminé le mieux possible. Au revoir, et bonne nuit.»
Depuis ce jour, j'ai souvent rencontré mon ami Badoulot, et j'ai suivi avec attention ses transformations, admirant ses nombreuses spécialités. Il est triste de penser que ce travers, produit par une série d'avortements, se multiplie d'une effrayante manière depuis que l'aristocratie de la pensée a détrôné les autres.
Mon ami Badoulot est en effet devenu un être multiple: tantôt il tourne au critique et rampe sous le fût des journaux, tout infecté de peintres échoués ou de musiciens in partibus. Ces lettrés d'une espèce nouvelle se sont fait un déplorable argot; ils se sont créé un vocabulaire spécial dont l'horrible mot artistique est la base. L'ami des artistes est tranchant, loquace. Loin d'être le satellite des gens célèbres, il se fait planète à leurs côtés; il professe des doctrines dont les célébrités ne sont que l'exemple pratique, et c'est lui-même qu'il admire en elles. En ces temps de spéculation générale il est peu désintéressé; il sait accaparer à petit bruit une collection de dessins, d'aquarelles, de croquis, d'autographes.
Il n'est pas de peintre qui n'ait eu à subir les impertinences obséquieuses de mon ami Badoulot ou des artistes marrons ses semblables. La quantité de ces mouches bovines devient effrayante. Combien de gens se font honneur par le monde, au sortir de leur étude d'avoué ou de leur bureau de ministère, d'appeler les grands hommes par leur nom de baptême tout court, de leur crier de loin: «Comment te portes-tu?» et de raconter les menus détails de leur vie, afin de paraître leurs familiers! Et puis, ce sont des questions ridicules, des requêtes indiscrètes, des observations stupides, et surtout des éloges à contre-sens, plus irritants que la critique même; des querelles à l'endroit de vos intimes convictions, et tout cela pour faire parade de leur jugement prodigieux, de leur étrange aptitude, et d'une vocation incroyable. Laissez-les dire, ils vous offriront des conseils. Je sais à ce propos un sculpteur qui, durant tout un hiver, fuyait de maison en maison un ami des artistes obstiné à s'insinuer dans son intimité en se recommandant d'une foule de noms qu'il qualifiait de ses bons amis, de ses frères par les idées. Notre sculpteur s'était soustrait à ce fâcheux, et l'avait perdu de vue, quand, partant pour un voyage, il le retrouva dans la diligence, à ses côtés. Sur-le-champ, une dissertation artistique fut établie, et le statuaire, ayant épuisé les monosyllabes, ne sachant plus que devenir, se pencha vers l'oreille de son persécuteur, et lui montrant en face d'eux, sur le revers, un gros marchand de laines qui cachait sa face ingrate sous un bonnet de coton noir, il lui dit à voix basse: «Vous voyez ce gros papa simplement vêtu? Eh bien, c'est M. de Lamartine qui voyage incognito. N'ayez pas l'air de le savoir.
—Bah! répond l'autre; mais oui, en vérité, je le reconnais à présent... Il a beaucoup engraissé; cependant on ne peut s'y méprendre.
Grâce à ce subterfuge, notre sculpteur fut délivré de toute obsession, au préjudice du marchand; sur qui l'ami des artistes tourna son bel esprit et le sel attique de sa conversation. Le ton inspiré de l'un contrastait d'une manière adorable avec la pesanteur de l'autre. Tout s'expliquait pour celui-là par le désir de celui-ci de demeurer inconnu, et le sculpteur, durant vingt lieues, écouta ce colloque burlesque avec un flegme germanique.
Malgré des travers quelquefois difficiles à supporter, mon ami Badoulot a son bon côté; il fuit la politique comme le feu, bien différent en cela d'une autre sorte d'amis des artistes, la plus adroite de toutes. Elle est composée de gens qui ont des relations assez étendues, et qui font profession de prôner la jeunesse, de vénérer les anciens et d'admirer tout le monde avec fureur. Ils sont les plus polis, les plus humbles du monde. Ce sont des jugeurs continuels, dont la critique est toujours admise, vu qu'elle est toujours favorable. Ils encouragent les arts, non pas de leur bourse, mais de leurs conseils, et il devient avéré qu'ils sont de grands aigles et de parfaits connaisseurs. L'acquisition de quelques croûtes complète cette réputation, et les voilà investis d'un nom connu de toute la France, lequel ne représente rien.
Voici maintenant leur marche: obtenir, chose aisée, une légère mission dont l'objet touche à l'histoire, à l'architecture, que sais-je? Ils en reviennent pourvus d'un titre, et alors ils se placent très-bien entre le gouvernement (la partie payante) et les artistes dont ils sont les amis. De sorte que l'argent qui va de celui-ci à ceux-là passe entre leurs doigts, et ils les ont gluants à l'excès.
Il se fait ainsi des fortunes, on ne sait comment; des noms se produisent, s'enflent, s'enflent, deviennent européens, et quand on s'avise un beau jour d'ouvrir cette grande machine qui s'élève dans les airs, superbe et rebondie, on crève un ballon, il sort du vent, et l'on n'a plus même entre les mains une billevesée. Ce genre d'ami des artistes est loin d'être le plus niais; on l'a jusqu'ici trop peu observé. Comme ces bonnes gens, sous leurs airs de bonté, ont des exclusions, des haines secrètes, des préjugés, des intérêts, ils sont nuisibles aux arts, enlèvent les récompenses à ceux qui les méritent, pour en saturer leurs créatures ou les flatteurs de leurs caprices.
Sur une plus basse échelle, l'ami des artistes s'inféode souvent à un individu dont il développe les principes, et de qui il explique la pensée. Hors d'icelui, tout est crétin, sauf les morts, qui servent de point de comparaison. Le peintre, du reste, n'a pas de serviteur plus dévoué. Ce familier fait la palette, se charge des commissions délicates, des visites aux feuilletonnistes; il met du bois au poêle de l'atelier, et ne sollicite d'autre récompense que celle de voir sa tête ébauchée chaque année dans le fond d'un tableau. Après une journée employée à papillonner çà et là, il s'écrie le soir: «Nous avons bien travaillé, notre ciel est descendu tout entier..., nos figures sont ébauchées, nos dessous finis, notre toile couverte, etc...» Il est à la fois harassé de fatigue, et content de la besogne; plus heureux que l'artiste, lequel ne jouit souvent que de la première de ces sensations.
En province, l'ami des artistes, c'est-à-dire de la troupe théâtrale, est lieutenant, avocat, clerc, marchand de vins, fils de négociant, cafetier; dans tous les cas, il a bons poumons et bon bras. En de telles amitiés, le cœur palpite dans l'estomac, et l'on fraternise beaucoup. Les cabotins idolâtrés supportent la sympathie avec des airs de matamores, et les bourgeois sont fiers d'être associés à leurs petites passions. La rivalité de la Dugazon et de la première chanteuse cause bien des rixes, à moins que le ténor n'ait sagement débuté par confisquer celle-ci, comme de droit. Au surplus, les comédiens provinciaux ont conservé je ne sais quoi de bohème, de romanesque, de vagabond, de patriarcal, qui les rend plus divertissants que ceux de Paris, lesquels deviennent plus bourgeoisement ennuyeux qu'on ne saurait le dire.
Déjà néanmoins, et depuis quelques années, un symptôme effrayant de la maladie morale qui pâlit les comédiens de la capitale se manifeste parmi ceux des départements. Ce besoin de considération prosaïque les recherche; ils aspirent au droit de bourgeoisie; l'ami des artistes devient pour eux un objet d'utilité, un porte-respect qu'ils choisissent dans les notabilités, et qui, cajolé, salué, adulé, sert alors au comédien de marchepied pour se hausser jusqu'aux hobereaux de l'endroit. Grâce à ce patron officieux, l'artiste pourra se glorifier, comme ses chefs de file des théâtres royaux, d'être initié aux belles manières, d'avoir été couru par la meilleure société, et ravagé par les dames du grand monde (telles sont ses expressions) dans toutes les villes où il a travaillé.
Quand il n'est pas juché à la cime de l'échelle sociale, l'ami des artistes dramatiques et lyriques des départements est obligé, pour s'élever jusqu'à eux, de se créer une importance, de s'appuyer sur d'autres estimes, sur d'autres relations non moins précieuses.
S'il s'agit d'une ville de garnison, la tâche est facile. L'ami des artistes est d'ordinaire celui des officiers, et sa moustache végète à l'ombre des leurs. L'ami des artistes est fier, un jour de revue, de marcher au bras d'un capitaine en pantalon garance et de marquer le pas avec lui de toute l'énergie de ses talons. Or, on sait que le guerrier français est vénéré et tant soit peu craint de l'acteur provincial. L'ami commun d'Apollon et de Mars est donc chargé de rapprocher artistes et militaires; il a ses entrées partout, il est la coqueluche de la Dugazon, fait ce qu'il veut de l'ingénue, et présenterait au besoin un officier ou deux à la première chanteuse. Un semblable crédit lui donne à l'état-major de la place et au Grand-Café une certaine consistance, tandis que ses familiarités avec ces messieurs du régiment, desquelles il fait parade au foyer du théâtre durant les répétitions, le posent parmi les acteurs comme un jeune homme du meilleur genre. Quinze jours après les débuts de l'an théâtral, l'heure du triomphe sonne pour l'ami des artistes. Un lieutenant, un capitaine, ses protégés, véritables amis de la vigne et de l'art dramatique, sont introduits dans le sanctuaire où se prélassent, avant le lever de la toile, le duc de Guise et Zampa, Lucullus et Jeannot, Richelieu et M. Cagnard. D'un air à la fois débonnaire et chevaleresque, l'ami des artistes présente ses guerriers à ses comédiens ordinaires... On l'aime, on le remercie, on le félicite; c'est un grand homme, il comprend et encourage les arts, et il immole glorieusement toute la soirée le grossier public, le bourgeois, l'épicier, le pékin.
Que de rapports naturels entre le militaire et l'acteur de province! Tous deux ne courent-ils pas de ville en ville, d'année en année? ne sont-ils pas tous deux pleins d'indépendance et de servitudes, et ne volent-ils pas l'un et l'autre à la gloire trompeuse par des chemins différents?
On reconnaît généralement l'ami des artistes à la manière dont il exagère les habitudes, les allures des objets de son affection. Son chapeau est plus pyramidal, sa cravate plus convulsive, son col plus rabattu, sa barbe plus moyen âge, son gilet plus débraillé que chez l'artiste. Son mobilier a l'air d'une boutique de bric-à-brac; il couche en un lit sculpté, tout hérissé d'arabesques horriblement pointues. S'il faisait un mouvement durant le sommeil, il ne se réveillerait pas, car il se fendrait le crâne jusqu'au sternum. Ses buffets du temps de Clodion le Chevelu poussent des cris de hyène quand on les veut ouvrir; il possède l'épée à deux mains du Sanglier des Ardennes, fabriquée pour six francs (il l'a payée soixante) dans la cour du Dragon, ou dans la rue du Feurre, avec un ex-barreau de la grille si indignement détruite de la place Royale. L'ami des artistes méprise son bottier, son tailleur, son valet, son épicier, et jusqu'à son marchand de vins. Il voudrait que chacun fût ami des artistes, et ne fît rien autre. Hors de la question d'art, il ne doit être question de rien. Parmi les gens du métier, il n'en estime qu'un seul, celui qu'il a élu; le premier génie du siècle à son avis.
L'ami des artistes procède avec uniformité dans ses débuts; les traits de son origine sont constamment les mêmes: imagination vive, sympathies vagues, sans activité, sans esprit d'ordre et d'imitation, et notre ami Jean Badoulot peut servir d'exemple à la règle. Mais après un certain nombre d'années et d'influences en sens divers, il s'établit de notables divergences; des spécialités se séparent. Il est des artistes de tant d'espèces!
Parfois on rencontre aux Tuileries certains vieillards à l'œil vif au milieu d'un masque usé, pâle, sillonné de rides longitudinales. Vêtus avec propreté et à la mode de demain, ces jeunes gens d'un autre siècle ont grand'peine à vivre entre les murailles de leurs redingotes pincées qui s'obstinent à faire prendre à un vieux corps des allures adolescentes, maugré des rébellions de la carcasse. Appuyés fortement, mais avec hypocrisie, sur des joncs plus robustes qu'ils n'en ont l'air, ces messieurs se dandinent le long de l'allée des Feuillants, montrant les façons agréables de gens qui marchent sur des œufs. Un binocle pend à leur cou soigneusement abrité par une cravate blanche, haute, directoriale, destinée à masquer les flasques ondulations de la peau aux régions sous-maxillaires. Sous des chapeaux irréprochables, ils rassemblent en touffes, de chaque côté du visage, à force de tirer et de rouler, certains cheveux empruntés on ne sait où. Les poils qui sont nés sur la nuque, forcés à de longs voyages, parcourent les deux tiers de la sphère occipitale et s'en viennent expirer, éparpillés et maigres, au bord des déserts frontaux. Toutes les ressources sont employées, tous les côtés faibles défendus, et chaque jour l'habile général dispose les débris de ses troupes sur la brèche ouverte.
Ainsi affûtés, apprêtés, bichonnés, ces gens d'un âge indicible, d'un sexe même problématique, tant ils se sont épilés dès leur première gelée blanche, s'en vont raides comme bâtons, poupées à ressorts, momies galvanisées, colportant çà et là un éternel sourire stéréotypé sur un double râtelier de Pernet.
Suivez un de ces originaux depuis une heure de l'après-midi; c'est l'instant de leur lever. Après une courte promenade, il se rendra au cabinet de lecture. Les feuilles du jour parcourues, seconde promenade, suivie d'une visite au pastry-cook, puis à un club quelconque, où il ne trouvera que le garçon de chambre. Enfin nouvel assassinat du temps jusqu'au dîner, après quoi séance énorme et non sans dormir, dans un café. A toutes les minutes du jour, cet homme a bâillé; les signes de l'ennui le plus pesant, le plus épais, se sont traînés sur son visage; son épine dorsale fléchissait même sous le poids de l'ennui; l'ennui faisait flageoler ses jambes.
Huit heures sonnent, et voilà qu'il se réveille, secoue le plomb dont il est comme appesanti, remonte jusqu'à ses oreilles ses faux-cols en talus, ramène sur l'occiput son cheveu épars au fond du chapeau, se sourit avec bonté, s'embrasse et se précipite joyeux, en fredonnant Adolphe et Clara, hors du Coffee house (car il recherche les établissements anglais, on ne peut que là s'ennuyer six heures sans être interrompu).
Ce brave homme ne vit que quatre heures, non par jour, mais par nuit. Il est l'ami des acteurs, des actrices du vieux temps, et de ces auteurs tragiques déjà rares, espèces disparues comme les mastodontes, lesquels (lesquels auteurs) sont situés dans la tombe, quant aux pieds, et de qui la tête s'incline sous le bocal académique.
Donc, au sortir du café, notre homme se rend au foyer de la Comédie-Française, ou chez quelque acteur retiré de la scène, ou chez quelque ex-notabilité hexamétrique; et là, retrouvant quelques tronçons de colonnes grecques ou romaines, quelques ombres d'Achille ou d'Agamemnon, évoquées par le Tirésias du logis, il se livre à la poésie des souvenirs, à des expansions d'amitié dignes et contemporaines de Pylade et d'Oreste. On se rappelle de grands succès oubliés, des amours déplumés depuis longtemps, et l'on parle de pièces, de rôles, de gens illustres que personne n'a jamais ouï nommer, et l'on paraphrase sur des tons lamentables le cri mélancolique du poëte, O præteritos!...
Au milieu de ce cercle, il est une créature à qui l'ami en question est spécialement fâcheux. C'est une jeune-première non moins éternelle que le printemps de l'antique Idalie. Notre homme nourrit pour elle une passion platonique et malheureuse. Il a vieilli dans cet amour routinier, la flèche de Cupidon s'est rouillée dans sa poitrine, et la plaie s'est refermée. Cet amant caduque ne trouve plus de mots pour la louer; il sait par cœur tous ses rôles, chaque succès de l'objet aimé est gravé, avec la date fatale, en traits de feu dans sa mémoire, et dès que survient un nouveau triomphe, le tendre historiographe enchanté amène à cette fête toutes les ovations du temps jadis. Alors il est question d'Œdipe, de la Vestale, du Philinthe, du petit Chaperon-Rouge, des Visitandines; hélas!... de Rose et Colas, et... du Mariage de Figaro!...
Quel supplice pour cette ingénue qui vient tout à l'heure d'être embrassée sur le front par une mère dont elle serait l'aïeule! Le rouge lui en déteint sur les pommettes, et ses faux cheveux se dressent d'horreur au milieu des roses qui y sont mêlées! Comme elle n'a pas vieilli, cette déesse, comme elle persiste dans l'ingénuité la plus primitive, comme elle persévère dans le trille et la roulade, l'ami des artistes accroche ses vieux ressouvenirs à ce buisson d'immortelles, et il prend le crépuscule du soir pour l'aurore aux doigts de rose. Quant à sa vie, à lui, il la dira sans peine.
Cet homme n'a jamais rien fait, rien. Officier en 82, au régiment de la reine, il se lia, au voyage de Cherbourg, avec l'intendant des menus, lequel, au retour, lui donna à souper chez des filles d'opéra. Il a connu Molé, mademoiselle Clairon, et encouragé les débuts de la petite D***... ici présente et toujours adorable (la petite D*** fait une grimace diabolique). Depuis lors, il n'a pas quitté les coulisses; il sait tout le vieux répertoire, c'est lui qui a enseigné a Talma son «Qu'en dis-tu?» Il croit entendre encore Le Kain s'écriant:
Et sa tête à la main demande son salaire.
Bien qu'il fût jeune alors, le geste du tragédien qui semblait se décapiter et manier la tête entre ses doigts, le son de cette voix vibrante, le saisissent encore d'une poétique horreur.
Puis il se tourne vers la jeune-première qu'il idolâtre à perpétuité; il lui reproche tendrement les soupirs qu'elle lui a dérobés, cette enfant toujours belle, divine, surnaturelle, mais inhumaine. Et l'on sourit à cette constante affection. Pauvre ami! hélas, il eut naguère quelques lueurs d'espoir. Un jour, après un souper champêtre, on avait montré quelque pitié, on devait se revoir, un rendez-vous même... Mais les destins jaloux ont tout renversé, et... la catastrophe du 10 août...
Personne ne connaît le surplus de cette histoire, car à cet endroit critique la jeune-première, appelant à l'aide un catarrhe peu éloigné, tousse d'une haute façon en roulant des yeux peu langoureux; l'ami laisse la narration brisée dans sa poche, d'où il retire une bonbonnière, et tout finit par
Vous plaît-il un morceau de ce jus de réglisse?
car l'ami des acteurs n'omet pas une occasion de citer, et d'ordinaire la citation le conduit à l'anecdote, et l'anecdote à la biographie.
L'ami de la vieille scène lyrique et tragique a eu plusieurs passions, plusieurs amitiés admiratives: son mobilier en fait foi. Rien de plus hétérodoxe. Chacun de ses meubles est le legs d'un grand acteur ou une acquisition faite à sa vente après décès. Sur les murailles sont accrochés d'affreux petits portraits en taille-douce, encadrés dans le bois noir de l'amitié, selon le précepte de Jean-Jacques. Bien qu'il soit riche, cet étrange mortel vit sobrement; ses revenus passent en cadeaux considérables qu'il faisait jadis à l'instar des ducs tel et tel. Or, il ne veut pas déroger. D'ailleurs, les attentions de ce genre lui rapportent des caresses douces à son cœur; et puis, nous autres artistes, nous jetons l'or par les fenêtres.
Quand toutes les gloires ses contemporaines ont disparu, quand il se trouve enfin seul, sans artistes à coudoyer, il se retire à son tour, il abandonne le théâtre. Son capital est endommagé, il a vécu plus longtemps qu'il ne comptait, et il est forcé d'aller prendre sa retraite dans certain château délabré dont il porte le nom, et qu'il n'a jamais vu. Ses habitudes s'y trouvent dérangées, le silence le glace, les regrets le minent; comme il fut toujours vertueux, il aime à voir lever l'aurore; ce régime le fatigue, et il meurt avec les feuilles.
C'est là l'antique ami des artistes, doux, poli, sensible, modeste, et d'une éducation irréprochable. Aujourd'hui ce type est rare. Les acteurs n'aimant qu'eux-mêmes sont leurs seuls amis; et leur morgue, qui dédaigne les auteurs et protége leurs lauriers, rebute l'humble lierre qui voudrait s'attacher à eux. L'ami des acteurs du jour est journaliste ou capitaliste. Dans le premier cas, on l'appelle canaille dès qu'il a le dos tourné; dans le second, on s'en rit comme d'une dupe. Cependant les vieux poëtes ont encore de vieux amis à qui ils lisent de vieux poëmes sur de vieux sujets, et de vieilles mains applaudissent ces chefs-d'œuvre inconnus. Ils s'accordent, auteurs et admirateurs, à déplorer le méchant goût du siècle et à excommunier, à exorciser les jeunes gens qui n'en sont pas reconnaissants, les ingrats!
Quand une fois l'ami d'un artiste a vécu trente ans à ses côtés, il est plus qu'un parent, plus que la femme et les enfants. A force de suivre son idole, de l'écouter, de l'examiner, il est parvenu à la connaître, il sait les replis de cette âme, et il ne s'isole plus de cet autre lui-même. Le vieil ami de l'artiste pense alors avoir acquis des droits sacrés.
Après la mort de mademoiselle Duchesnois, quelqu'un fit rencontre d'un vieillard qu'il avait connu chez elle. Cet homme était pâle, abattu, consterné. On s'efforça de le consoler, mais en vain. «Ce n'est pas tant, s'écriait-il, sa perte qui m'afflige, que son horrible ingratitude. Croiriez-vous, monsieur, qu'elle est morte sans me rien léguer dans son testament... à moi! A moi qui depuis trente ans dînais chez elle trois fois par semaine?...»
Malgré la ferveur de ces sympathies pieuses, Dieu vous garde, artistes, des questions et de la logique de l'ami fatal! C'est le malin qui l'a suscité pour vous induire au péché d'impatience et de colère.
Un tel travers, nous l'avons dit, est le résultat d'un orgueil puéril, d'un enthousiasme immodéré et d'une impuissante ambition. La paresse y contribue souvent. Par malheur, on ne devient point habile par l'acquisition d'une teinture générale des choses de la science, et l'érudition à deux sous ne conduit qu'au bavardage, à la fausseté du jugement, la pire des qualités et la première de celles qui constituent l'ami des artistes.
Francis Wey.
LA FEMME SANS NOM.
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Et ecce occurrit illi mulier ornatu meretricio, præparata ad capiendas animas, garrula et vaga.
(Proverbia Salomonis, cap. VII, vers. 10.)
Excepit blanda intrantes atque æra poposcit.
(Juv.)
Quel nom, en effet, lui donner à ce type si fécond et si misérable, si poétique et si abject, si moral et si repoussant; énigme vivante que n'ont pu éclairer ni les recherches de la science, ni les dévouements de la charité, ni les efforts de l'intelligence! Pendant bien longtemps encore cette femme, dans laquelle viennent se résumer tous les dévouements et toutes les bassesses, toutes les délicatesses de la passion et toutes les corruptions de l'âme, se dérobera à la triple investigation de la science, de la religion et de la morale; elle demeurera toujours comme un des plus grands mystères du cœur humain et des nécessités sociales.
Le meilleur moyen de la faire connaître, cette femme, c'est de ne pas la nommer, tant est grand le dégoût qu'elle soulève alors que l'on parle seulement d'elle, et cependant combien de motifs devraient nous conseiller l'indulgence à son égard! combien de gens la repoussent aujourd'hui, la malheureuse, après avoir été les complices de sa chute première, et les instruments de sa dégradation progressive! Disons donc quelques mots de la femme sans nom; aussi bien a-t-elle une trop grande part d'influence dans la société moderne pour échapper à cette galerie, qui a la prétention de réfléchir l'époque actuelle dans son ensemble et dans tous ses détails.
Pour le public en général, la créature dont nous parlons est corrompue, ignoble, avilie, et tout cela sans compensation, sans espoir de retour: pour les uns, c'est la débauche en robe de soie, la paresse en chapeau de satin; pour les autres, c'est la gourmandise qui sourit, l'ivrognerie qui marche; pour tout le monde, ce n'est qu'un amas de vices qui battent sous des oripeaux, et auxquels on fait bien de jeter l'éternel anathème. Sans doute tout cela est vrai; mais croit-on que cette lèpre de la débauche envahisse l'âme tout à coup et s'y maintienne sans espoir de guérison? Une pareille pensée serait impie. Dieu, qui envoie aux femmes l'ignorance et la misère qui les perdent, leur garde aussi quelquefois à leur dernière heure le repentir, comme une compensation céleste. Écoutez plutôt l'histoire de Mariette.
Dans une petite ville de province vivait une veuve qui n'avait que sa fille pour soutien. Mariette était jeune et jolie; son corps semblait être fait d'une goutte de lait, et ses yeux, des rayons d'une étoile. La mère de Mariette vint à mourir. La voilà donc seule au monde, sans parents, sans amis, sans soutiens. Quand elle eut versé bien des larmes sur le corps de sa mère, et tressé bien des couronnes pour orner la croix de bois de son tombeau, un voisin se présenta chez elle. Cet homme était riche; il se dit l'ami de la famille, et offrit à Mariette de la prendre chez lui: la jeune fille accepta avec reconnaissance. Le premier jour, l'ami de la famille pleura avec elle; le second, il lui prit le menton; le troisième, il essaya de l'embrasser. Le voisin avait cinquante ans.
Mariette avait un cousin qu'elle croyait aimer; poussée au désespoir, elle voulut se tuer pour rejoindre sa mère. Le voisin parvint à la calmer; il lui avoua son amour, et lui promit de l'épouser si elle voulait se rendre à ses vœux: Mariette, ignorant parfaitement ce que c'était que se rendre aux vœux d'un homme, ne vit qu'une chose dans tout cela, son mariage prochain. On lui avait dit dans maintes chansons que les jeunes gens étaient des trompeurs; le voisin était marguillier de sa paroisse, et de magnifiques cheveux blancs ornaient son front. Mariette se rassura donc, et ne songea plus à aller rejoindre sa mère. A force d'être rassurée, elle devint enceinte: au bout de neuf mois, elle mit au monde une fille. Le voisin en cheveux blancs, l'ami de la famille, le marguillier vertueux, envoya l'enfant à l'hôpital; et quand la mère fut rétablie, il lui mit un louis dans la main, la plaça dans la rotonde, et recommanda au conducteur de la faire conduire, à son arrivée à Paris, chez un de ses amis, qui était préparé à la recevoir. Comme Mariette pleurait beaucoup en quittant le voisin, tout le monde crut que c'était par reconnaissance. Le dimanche suivant, le curé cita au prône le vénérable marguillier, et quelques jours après ses concitoyens l'élevèrent à la dignité de maire. C'était à l'écharpe municipale à couronner tant de vertus.
Voilà donc Mariette à Paris. Elle est triste, car elle songe à sa pauvre fille, qui est morte, à ce que lui a dit le voisin prudent. Deux jours se sont à peine écoulés depuis son arrivée, que l'ami du voisin, autre philanthrope en cheveux blancs, la presse déjà de céder à ses vœux. Avec celui-là il n'est nullement question de mariage; mais il promet à Mariette de lui faire un sort. Mariette, curieuse de savoir ce que c'est qu'un sort, cède aux vœux du philanthrope de Paris; et elle s'aperçoit bientôt que ce que les philanthropes appellent un sort consiste en une chambre à un troisième étage de la rue Tiquetonne, une commode, un lit, un canapé fané, et quatre lithographies coloriées représentant l'Europe, l'Asie, l'Afrique et l'Amérique.
Mariette se mit alors à pleurer; elle voulut encore aller rejoindre sa mère. Heureusement, le philanthrope avait un coquin de neveu, prédestiné, comme tous les neveux, à enlever la maîtresse de son oncle. Arthur vit Mariette; il l'aima, la conduisit rue Notre-Dame-de-Lorette, et lui meubla un appartement somptueux, le tout avec des lettres de change payables à la mort de l'oncle en question.
Mariette est enfin heureuse: son amant est jeune et passionné; elle est jeune aussi, belle, riche, et enviée; de nombreuses amies l'entourent, qui ne s'affublent plus, comme autrefois, d'une qualification nobiliaire, mais qui ont tout simplement conservé le nom de leur père, tant le métier qu'elles exercent leur semble naturel. La première, Adèle Bourgeois, est pleine d'esprit et de verve folâtre; elle fait le calembour et chante la chanson grivoise à ravir; elle est au courant de tout, de la littérature, des théâtres et des arts: aussi, n'est-il pas de lord spleenetique, pas de boyard désireux de se faire une idée de la gaieté française, pas d'agent de change en train de se soustraire aux ennuis des affaires, qui ne connaisse Adèle Bourgeois: c'est l'héroïne des parties de campagne, l'Hébé des soupers de carnaval, la Vénus des cabinets particuliers. Pour jouer un pareil rôle, il faut avoir reçu une excellente éducation. Aussi Adèle Bourgeois a-t-elle été élevée à Saint-Denis. Son père est un vieux militaire qui a acheté au prix de vingt blessures le droit de faire instruire sa fille aux frais de l'État; Adèle a quitté Saint-Denis à dix-neuf ans. Rentrée dans la maison paternelle, une triste réalité s'est dressée devant ses yeux: son père est pauvre, c'est un soldat grossier, un invalide grondeur, un homme qui ne comprend la vie que le sabre à la main. Adèle a pris au contact de ses compagnes des idées au-dessus de son état; elle se croyait grande dame, il faut qu'elle redevienne grisette. Trop pauvre pour se marier, trop jolie pour rester fille, en butte aux ardeurs de la jeunesse, amoureuse du luxe, avide des plaisirs qu'elle n'a fait qu'entrevoir, c'est son imagination qui la livre au vice. L'éducation perd quelquefois une femme, comme l'ignorance. Adèle est maintenant une courtisane femme d'esprit; elle fait partie de l'élite de la galanterie.
La seconde, Julie Chaumont, a une autre spécialité: dans le jour, elle promène au milieu des rues bien fréquentées une élégance pleine de richesse et de bon goût. Pendant que son costume dément toutes les suppositions fâcheuses, son regard seul trahit la vérité par d'habiles et imperceptibles invitations; le soir, elle s'étale aux concerts, aux avant-scènes des théâtres dans tout l'éclat d'une toilette princière. Vous la prendriez pour la femme d'un ambassadeur si un ami plus au fait que vous de la rouerie parisienne ne vous donnait son adresse tout bas. Julie n'a, du reste, ni intelligence, ni cœur; elle sait qu'elle est belle, et elle ne comprend pas qu'il y ait un autre usage de la beauté, que celui de la vendre. Julie est froide et régulière comme une statue; elle poserait dans les ateliers, si elle ne posait dans les rues. Il n'y avait dans cette femme que l'étoffe d'un modèle ou d'une femme galante.
La dernière, Arsène Drouet, un peu plus âgée que les deux autres, suit aussi une carrière bien plus épineuse. Nulle mieux qu'elle ne sait dans une table d'hôte verser à ses voisins le champagne qui mousse, ou proposer une partie au bois, ou faire allumer à propos les bougies de la bouillotte; elle devine tout de suite l'homme qui lui prêtera un louis, ou qui lui permettra de s'intéresser gratis dans sa partie. Est-elle associée avec le propriétaire de la maison, ou bien se contente-t-elle d'exercer pour son propre compte? Il est probable qu'elle fait les deux choses à la fois. Celle-ci est encore plus joueuse que courtisane. Depuis que Frascati n'existe plus, son métier est devenu très-difficile; Arsène fera peut-être comme les joueurs sans espoir, elle se précipitera du haut d'un quatrième étage sur le pavé. Il n'est pas encore reçu que les femmes se brûlent la cervelle.
Mariette est la compagne de ces trois femmes: elle goûte alternativement les plaisirs de leur triple spécialité; elle est bien forcée d'agir ainsi, la pauvre fille, car son amant s'est marié. Elle s'est habituée au luxe, au plaisir, à la paresse, et la voilà qui passe du cabinet particulier à la table d'hôte, de la table d'hôte à la table de jeu, de la table de jeu à son alcôve; Mariette a dix-neuf ans. C'est l'âge heureux des femmes, c'est l'époque où la vie est la plus belle, où l'ange gardien des jeunes filles répand sur leur tête les fleurs les plus fraîches des innocents désirs. C'est alors que l'inquiète curiosité du cœur prête à l'existence le charme d'un gracieux mystère; on ne veut rien savoir, mais on veut tout deviner, et la pudeur, qui s'éveille, soulève au fond de l'âme tout un monde de rêves flottants, d'émotions vagues, d'aspirations indéfinies: frais papillons qui secouent longtemps leurs ailes avant de trouver cette fleur divine sur laquelle ils doivent se poser, et qui s'appelle l'amour! Sainte ignorance, qui faites battre le sein des enfants, et qui faites passer sur la joue des jeunes filles tantôt l'incarnat de la rose, tantôt la blancheur des lis, Mariette vous avait perdue sans avoir goûté vos ineffables douceurs, et sans avoir compensé cette perte par la science de la vie. Elle était tout simplement une femme galante, c'est-à-dire une créature n'ayant ni la conscience de la veille, ni celle du lendemain; vivant dans cette espèce d'ivresse que donnent le luxe, les plaisirs, et par-dessus tout l'incessante flatterie de l'homme auquel la civilisation fait un devoir d'acheter la satisfaction de ses sens au prix d'un éternel mensonge.
A dix-neuf ans elle n'avait plus rien à connaître: elle avait brûlé l'éclat de ses beaux yeux aux reflets des rampes de tous les théâtres, laissé les lambeaux de sa voix aux chansons de cent orgies; elle ne comptait plus les baisers, et ignorait le nombre de ses amants; elle usait de toutes les jouissances sans les éprouver: voilà le sort de toutes ces femmes que nous voyons autour de nous, et que nous aimons même quelquefois. Il y a quelque chose au monde de plus affreux que la matière brute, c'est la matière qui usurpe la grâce, c'est cette affreuse confusion de tout ce qu'il y a de plus noble avec ce qu'il y a de plus dégradé que l'on retrouve à un si haut degré dans la femme galante. Pour elles, il n'y a plus non-seulement ni honneur ni vice, mais encore ni beauté ni laideur. Apollon et Ésope ne leur représentent qu'une certaine quantité d'or, et cependant elles ne sont point avares: cet or, elles le dépensent comme elles l'ont gagné, sans savoir comment. On leur pardonnerait si on pouvait leur trouver un vice: ces femmes-là ne personnifient qu'une chose, le néant!
Cependant la femme galante est belle, elle séduit à la fois l'amour-propre et les sens; souvent elle est aimée avec ardeur, avec passion, souvent elle empoisonne l'existence d'un homme de cœur dont la vigilance s'est endormie et dont l'âme s'est laissé surprendre. Malheur à celui qu'un pareil sentiment consume! Avenir, fortune, honneur même, il sacrifiera tout pour une créature qui ne lui donnera en échange qu'oubli et abandon, non point par cruauté, non point par méchanceté véritable, mais par ignorance, parce qu'elle aura trouvé tout naturel que son amant se ruinât pour elle, parce qu'enfin, pour comprendre qu'un homme vous a donné son honneur et son avenir, il faut connaître soi-même l'honneur et savoir ce que c'est que l'avenir. On cite quelques femmes galantes qui ont partagé leur richesse avec un amant devenu pauvre: ces exemples ne sauraient rien prouver contre l'égoïsme de la masse. Un sacrifice suppose l'amour, et la femme qui parvient à aimer cesse aussitôt d'être femme galante.
L'industrie qui s'exerce dans la rue en plein jour ou à l'éclat des réverbères nous a semblé toujours moins dangereuse pour la société et moins immorale peut-être que celle qui s'étale fièrement au milieu des promenades publiques, dans les théâtres, dans les concerts, comme si le luxe pouvait sauver de l'ignominie. Dans le premier cas, si les femmes ne craignent pas de se mettre au-dessus de la pudeur, il y a dans les conditions au moyen desquelles elles achètent la tolérance qu'on leur accorde une sorte de honte officielle qu'on peut considérer comme un châtiment et comme une précaution sociale; dans le second cas, au contraire, les inconvénients que l'on cherche à prévenir existent sans aucune espèce de garantie pour l'ordre moral. Ceci, dira-t-on, est bien plutôt la faute des mœurs que celle du législateur: on s'est habitué à séparer le vice en deux classes; on a pitié de la première, et l'on méprise la seconde. Mais, alors, pourquoi les hommes ne manifestent-ils pas plus souvent, et d'une façon plus énergique, cette pitié et ce mépris, sentiments puissants qui pourraient éviter bien des malheurs, et faire naître bien des conversions.
Arrivé à ce degré de l'échelle des vices que nous nous sommes imposé le devoir de parcourir, nous ne pouvons nous empêcher d'insister sur le caractère fatal et incompréhensible de ce qu'on appelle une femme galante de nos jours. Autrefois, une courtisane, c'étaient Marion Delorme et Ninon de l'Enclos, c'est-à-dire des femmes sages par raison, libertines par tempérament ou par faiblesse, se désolant le lendemain de la sottise de la veille, passant toute leur vie à aller du plaisir au remords, du remords au plaisir, sans que l'un parvînt à détruire l'autre, et n'échappant qu'à leurs derniers instants à ces deux grands ennemis. Aujourd'hui la galanterie n'est pas même une spéculation, c'est presque une manière de tuer le temps, une façon de mener la vie d'artiste. Beaucoup, parmi celles dont nous parlons, si elles pouvaient changer de sexe, deviendraient des rapins chevelus, des jeunes-premiers de la banlieue, ou des poëtes incompris; d'autres, et c'est le plus grand nombre, jetées dans cet état par hasard, le continuent toute leur vie sans le comprendre. Si la destinée l'eût voulu, elles auraient pu faire des épouses irréprochables. Chez ces organisations, tout dépend de la première impression: le vice ou la vertu ne sont pour elles qu'une habitude. Ce sont des automates en chair.
Autrefois le monde des courtisanes ne s'ouvrait qu'à l'élite de la société: aujourd'hui toutes les classes y sont admises; il ne faut donc pas trop s'étonner de la banalité de manières, de l'insuffisance d'esprit qui caractérisent les femmes galantes à notre époque. Dans l'antiquité, Phryné, Laïs, Aspasie, si elles avaient la corruption, possédaient au moins l'intelligence; mais Louise, mais Athénaïs, mais Laure, mais Adèle, toute la galanterie moderne, par quel côté ne touchent-elles pas à la matière, par quel point se rattachent-elles à l'humanité? Est-ce par la paresse, par la gourmandise, par la luxure? Paresseuses! ont-elles le temps de l'être, leur travail n'est-il pas incessant, continu? Gourmandes! elles le sont à leurs moments perdus, et, pour ainsi dire, par distraction. Quant au dernier vice dont nous venons de parler, la physiologie a démontré depuis longtemps qu'il était chez les femmes une exception qui servait rarement de prétexte à leurs désordres. Est-ce Dieu qui, par hasard, a voulu qu'il y eût sur la terre des âmes ainsi déshéritées, afin qu'elles pussent servir d'exemple?
Non, ce n'est pas de Dieu que viennent les parias, mais des hommes. De tout temps il a fallu aux générations viriles des plaisirs faciles et des amours d'un instant. L'homme n'a plus soif des émotions pures, il ne s'attache qu'à ce qu'il pervertit, et il trouve une certaine joie à maculer les fruits auxquels il veut goûter. Notre intelligence blasée ne se contente pas de la jouissance, si elle n'a été précédée de la corruption; il semble que depuis la chute du premier homme nos plaisirs aient besoin d'une arrière-pensée de mal pour être complets, comme l'harmonie d'un tableau a besoin de l'ombre. Si la débauche actuelle est telle que nous venons de la dépeindre, il faut s'en prendre à la vulgaire dépravation de notre siècle: ce sont les Alcibiades qui font les Aspasies.
Il y a cependant dans ce que nous venons de dire des exceptions, et des exceptions assez nombreuses. On a vu quelquefois des femmes réaliser une fortune considérable dans la galanterie, et s'en retirer à un certain âge, comme un négociant qui abandonne les affaires après une vie utilement et laborieusement employée; d'autres, après avoir vécu pendant plusieurs années avec un homme, réussissent à s'en faire épouser. Ces femmes étaient cependant des courtisanes comme les autres; sans doute, mais elles avaient de plus que leurs compagnes l'habileté de leur propre corruption: elles exploitaient leurs passions au lieu de se laisser exploiter par elles. Leur attention était sans cesse éveillée à se ménager une issue par laquelle il leur fût permis de rentrer de temps en temps dans la vie ordinaire. L'une devait savoir la politique, afin d'être au courant des conversations de certains vieillards chez lesquels il est de tradition d'entretenir des femmes; l'autre devait probablement donner des leçons de piano ou de dessin en ville. De cette façon, le premier amant croyait payer des conseils et enrichir une femme d'esprit; le second s'imaginait épouser une artiste qui lui sacrifiait son avenir. L'homme se laisse facilement imposer des illusions auxquelles il obéit en aveugle. Mais combien ce résultat est difficile à obtenir par une femme! et la plupart de celles qui forment la classe des courtisanes savent-elles seulement ce que c'est qu'une illusion?
Mariette n'était qu'une femme galante ordinaire. Cependant, moins heureuse que ses compagnes que leur indifférence avait su préserver de ce malheur, elle appartenait à tout le monde, et à quelqu'un en même temps. Elle était la source cachée qui fournissait aux dissipations d'une de ces existences mystérieuses dont le secret se perd dans la nuit des alcôves inconnues. Son or, ses meubles, sa personne, étaient à la merci des caprices d'un de ces hommes dont nous tracerons aussi le portrait, mauvais génies qui semblent avoir reçu des mains de la Providence la mission de rendre au vice ce qui vient du vice, et qui sont sur la terre la punition de ces malheureuses auxquelles Dieu pardonnera peut-être dans les cieux. Il n'y a que les femmes bien lancées qui aient des liaisons de ce genre. Jugez maintenant ce que devait être Mariette, et elle n'avait que dix-neuf ans!
On s'use vite à ce genre de vie; la beauté s'en va, mais malheureusement les besoins restent, et, pour satisfaire à ces besoins inexorables, il n'est aucun effort qui paraisse trop difficile. Alors se présente un autre danger: on a été trompée par un vieillard, et l'on se trouve face à face avec une vieille femme. On ne fait que changer de corruption: le vieillard vous déshonorait dans son propre intérêt, la vieille femme n'agit que dans l'intérêt des autres. La pourvoyeuse de la débauche prend toutes les formes: elle pénètre dans les ateliers, dans les mansardes, quelquefois même sous le toit de l'épouse chaste et fidèle: c'est le Protée de l'infamie. Auprès de Mariette, la vieille femme prit le costume d'une revendeuse à la toilette; depuis longtemps elle guettait cette proie, et quand elle vit l'heure et le moment propices, elle entraîna la pauvre enfant au plus profond de l'abîme. O Mariette! hier encore on souriait quand vous passiez, pour vous saluer, aujourd'hui tout le monde va détourner la tête, et personne ne voudra vous avoir connue.
Hier, à la rigueur, Mariette s'appartenait encore; aujourd'hui elle est à tout le monde. Le matin une femme douée d'un embonpoint extraordinaire l'a conduite dans un bureau où elle a donné son nom, son âge, le lieu de sa naissance. Sur ce registre où sont venues se faire inscrire des femmes de tous les pays, depuis la blonde Scandinave jusqu'à la Turque, hôtesse indolente des harems parfumés; sur ce registre où l'on a vu quelquefois réunis le nom de deux sœurs, et, infamie inconcevable! celui de la mère et de la fille, Mariette est pour ainsi dire écrouée à tout jamais. Elle figure sur le livre de fer de la débauche universelle; désormais elle peut exercer en paix son industrie; on lui a délivré sa patente.
Pour ce qui concerne l'existence nouvelle de Mariette, nous n'avons pas besoin de vous dire ce qu'elle est, vous la devinez tous; elle vend de l'amour à tant par heure; elle porte une robe bleu de ciel, des cheveux blonds noués en tresse et bouclés par devant; son œil fatigué brille à certains moments de quelques douces lueurs. Ceux qui l'ont vue dans ce temps-là nous ont assuré qu'elle était encore fort jolie. Pour nous, qui ne l'avons connue qu'au village, nous ne savons rien de positif à cet égard.
Il y a dans Paris deux cent vingt maisons, dont quelques-unes s'étalent au grand jour et se transmettent en héritage (comment des filles peuvent-elles en accepter un pareil de leur mère?) comme une étude d'avoué ou de notaire. Dans ces maisons, de pauvres filles sont enfermées, et rien de ce qu'elles gagnent ne leur appartient; on les loge, on les nourrit, on les habille, mais voilà tout. Ce sont des esclaves dont la charité n'a pu parvenir encore à briser les fers. C'est dans un de ces établissements que vivait Mariette; le jour, elle lisait des romans, chantait des romances folles, ou se disputait avec ses compagnes; le soir, elle était à la disposition de tous les désirs. Cette existence, si horrible en elle-même, avait encore cependant ses moments de plaisir. Parfois un jeune homme candide, poussé par de mauvais conseils ou de mauvais exemples à aller apprendre les secrets de l'amour sur l'oreiller du vice, se penchait vers elle en rougissant, et, ne sachant comment la nommer, l'appelait des plus doux noms qu'on prodigue à une première amante; d'autres fois encore, c'était un homme de lettres en train de ramasser des observations pour un prochain roman, qui l'interrogeait avec bonté, et lui parlait d'une vie meilleure; souvent aussi arrivait un voyageur qui, n'ayant pas le temps de songer aux amours difficiles, faisait de Mariette sa compagne momentanée, et lui proposait de furtives parties de plaisir. Puis venait le jour de liberté que la spéculation accorde chaque semaine à ses pensionnaires. Ce jour-là on avait un beau chapeau comme autrefois, une robe fraîche, et un sourire endimanché; on allait faire à la Chaumière une de ces passions qui durent une contredanse, puis on rentrait avec des souvenirs dans le cœur: pendant quelques heures, cette vie pouvait paraître supportable, elle se dorait encore des derniers reflets d'un passé plus agréable; mais bientôt la réalité reprenait tout son empire: par des disputes plus longues, par des chants plus fous, par des excès plus funestes encore, il fallait essayer d'échapper au sentiment d'une position terrible. Voilà ce que faisait Mariette; elle était forcée de se croire plus heureuse, parce qu'elle était plus bruyante. Cette agitation sédentaire apportait avec elle ses moments de sombre tristesse et de mélancolique ennui. Quelquefois ce vague chagrin de l'amour inassouvi, de la jeunesse mal employée, tourmentait la jeune fille: elle pensait à son village, à son enfant, à la tombe de sa mère, dont les dernières couronnes devaient s'être flétries depuis longtemps. Elle voulut fuir et retourner au pays; mais une force nouvelle la retint clouée au pilori: cette force, c'était la maladie, plaie honteuse et éternelle qui signale le commencement de la vengeance divine.
Un matin Mariette se réveilla sur le lit d'un hôpital. Comme elle souffrit quand il lui fallut étaler ses plaies devant la foule des élèves et des médecins! Ce moment de pudeur la rendit à elle-même: les soins des religieuses, la vue du crucifix placé au fond du dortoir, lui firent comprendre qu'elle accomplissait le premier degré de la pénitence qui lui était imposée. La solitude la fit redevenir femme: grâce à ce sentiment, elle découvrit sans en être atteinte tous ces honteux secrets que cache la couche du vice; elle échappa à ces infâmes amours qui prennent naissance à l'ombre solitaire des lits de fer; elle aurait pu sortir de l'hôpital pleine d'une pureté nouvelle, si la corruption ne l'avait pas attendue à la porte. Ces horribles industriels qui trafiquent des dépouilles de la mort, qui vendent les cheveux et les dents de ceux qu'ils ensevelissent, livrent aussi pour de l'argent le secret des convalescences brillantes. Cette même vieille qui avait tenté déjà Mariette l'attendait sous un autre costume au seuil de la Pitié; la jeune fille voulait rester vertueuse, mais il fallait manger. La première fois elle pécha par ignorance, la seconde par misère. Désormais elle était perdue sans retour.
Il y a dans la Cité des lieux de débauche sortis des premières boues de Paris; lieux humides, noirs, malsains, affreux gynécées où les voleurs vont chercher leurs amantes. C'est là que la vieille conduisit Mariette. Dans ce repaire, quelle vie! Là, plus de jeune homme candide, plus de poëte consolateur, plus de voyageur épicurien; de l'élégante corruption de la ville fashionable il fallut passer tout d'un coup à la brutale corruption de la ville ignorante. Là, plus d'inoffensives criailleries, plus de romances sentimentales; mais des querelles sanglantes, des chansons obscènes, toutes les dégoûtantes misères de cette galanterie qui dit Je vous aime, en argot. Sentir sans cesse sur sa tête les bras tatoués du charpentier en goguette, du tailleur de pierre aviné, ou du soldat économe qui a réussi à ramasser, aux frais de l'État, le salaire de sa débauche; reconnaître quelquefois une marque plus significative, apercevoir en tremblant sur une épaule nue l'infâme stigmate du bourreau, voilà en quoi se résumait la condition nouvelle de Mariette. C'est ainsi qu'elle vécut longtemps, se laissant prendre peu à peu à la boisson, ce dernier vice des femmes, jusqu'à ce qu'un homme se présentât de nouveau pour l'aimer.