Les français peints par eux-mêmes, tome 1
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Title: Les français peints par eux-mêmes, tome 1
Editor: L. Curmer
Release date: May 22, 2012 [eBook #39765]
Language: French
Credits: Produced by Louise Hope, Claudine Corbasson, Music
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LES
FRANÇAIS.——
TOME PREMIER.
A
Mesdames Ancelot, de Bawr, Virginie de Longueville;
Messieurs
A. Achard, Altaroche, P. Audebrand,
J. Augier, M. Aycard,
de Balzac, de la Bédollierre, P. Bernard, E. Blaze,
E. Briffault, Chaudes-Aigues,
A. Cler, F. Coquille, de Cormenin, L. Couailhac,
Comte de Courchamps, Vicomte d'Arlincourt,
P. Duval, Ecarnot,
Arnould Fremy, J. Hilpert, J. Janin, A. Karr, A. de Lacroix,
A. de Laforest, Méry, E. Nyon, E. Regnault, R. Perrin,
E. Rouget, L. Roux, A. Second,
F. Soulié,
Taxile Delord, Comte Horace de Viel-Castel, F. Wey;
Gavarni et H. Monnier,
L'ÉDITEUR RECONNAISSANT.
TABLE DES MATIÈRES.
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Il faut bien toujours que les écrivains d'une époque rendent au public ce que le public leur a prêté, et l'écrivain n'est jamais si heureux et si populaire, que lorsque le public lui a beaucoup demandé, et lorsqu'il lui a beaucoup rendu. Plus ses emprunts sont nombreux, plus il est lui-même un homme de génie. C'est là l'unique raison qui a fait de Molière le premier poëte du monde; car nul plus que lui n'a emprunté à l'humaine nature, ses vices, ses ridicules, ses passions, ses haines, ses amours. Heureusement pour les emprunteurs à venir, que si le fond de l'humanité est le même toujours, la forme en est changeante et variable à l'infini. Chaque siècle, que disons-nous? chaque année a ses mœurs et ses caractères qui lui sont propres; l'humanité arrange toutes les vingt-quatre heures ses ridicules et ses vices, tout comme une grande coquette arrange et dispose ses volants, ses bijoux et ses dentelles; et nous ne voyons pas trop, puisque les marchandes de modes ont des livres sibyllins tout exprès pour expliquer jour par jour les révolutions de leur empire, pourquoi donc IV n'aurions-nous pas, nous aussi, le peuple frivole et mobile par excellence, un registre tout exprès pour y transcrire ces nuances si fines, si déliées, et pourtant si vraies, de nos mœurs de chaque jour? C'est La Bruyère qui l'a dit, et celui-là s'y connaissait: Il n'y a point d'année où les folies des hommes ne puissent fournir un volume de caractères. Et je vous prie, si pareil livre eût été fait seulement depuis les derniers livres de Théophraste, savez-vous une histoire qui fût plus variée, plus remplie, plus charmante, plus vraie surtout et plus animée par toutes sortes de personnages? Mais non, les historiens, oubliant l'espèce humaine, se sont amusés à raconter des siéges, des batailles, des villes prises et renversées, des traités de paix ou de guerre, toutes sortes de choses menteuses, sanglantes et futiles; ils ont dit comment se battaient les hommes et non pas comment ils vivaient; ils ont décrit avec le plus grand soin leurs armures, sans s'inquiéter de leur manteau de chaque jour; ils se sont occupés des lois, non pas des mœurs; ils ont tant fait, que c'est presque en pure perte que ces misérables sept mille années que nous comptons depuis qu'il y a des hommes en société ont été dépensées pour l'observation et pour l'histoire des mœurs.
En effet, comptez donc combien peu de moralistes ont daigné entrer dans ces simples détails de la vie de chaque jour! Comptez donc combien le nombre des poëtes comiques est inférieur au nombre des logiciens, des métaphysiciens, ou simplement des casuistes! Dans cette représentation animée des mœurs et des caractères d'un peuple, l'antiquité ne vit guère que sur Homère et sur Théophraste, sur Plaute et sur Térence; les temps modernes s'appuient sur Molière et sur La Bruyère, deux représentants sérieux et gais à la fois de notre vie publique; l'un, l'historien du peuple, l'ami du peuple; l'autre, l'historien de la cour, dont il était loin d'être l'ami. Entre ces deux grands maîtres se placent, de temps à autre, quelques écrivains subalternes: Sainte-Foix et Mercier, par exemple. Mais chez les badigeonneurs du carrefour et de la rue, quels regards sans portée! quels jugements faits au hasard! Comme ces valets de chambre de l'histoire rapetissent à plaisir leur triste héros, en le réduisant aux proportions les plus infimes! A ces faiseurs de silhouettes crayonnées d'une main tremblante sur le mur d'une cuisine, je préfère encore les satiriques, race acharnée et mal élevée, il est vrai, mais qui finit cependant par arriver à une certaine ressemblance, et dont les pages brutales ressemblent à l'histoire, comme un coup de poignard qui tue ressemble à un coup de bistouri qui sauve. Mais, quoi! nous ne sommes pas chargés de faire l'histoire des moralistes: nous voulons seulement rechercher de quelle façon il faut nous y prendre pour laisser quelque peu, après nous, V de cette chose qu'on appelle la vie privée d'un peuple; car, malgré nous, nous qui vivons aujourd'hui, nous serons un jour la postérité. Nous avons beau nous estimer au plus bas, c'est-à-dire nous estimer un peu plus qu'à notre juste valeur, il faudra bien qu'à notre tour nous tombions tête baissée dans ce gouffre béant qu'on appelle l'histoire, et qui finira par absorber l'éternité et Dieu lui-même avec elle. Donc, puisque nous sommes encore, à l'heure qu'il est, sur le bord de ce gouffre, prenons nos précautions pour bien tomber dans l'abîme; le pied peut nous glisser, nous pouvons avoir le vertige, et alors il nous faudrait tomber là comme des goujats pris de vin ou de sommeil.
Oui, songeons-y, un jour viendra où nos petits-fils voudront savoir qui nous étions et ce que nous faisions en ce temps-là; comment nous étions vêtus; quelles robes portaient nos femmes; quelles étaient nos maisons, nos habitudes, nos plaisirs; ce que nous entendions par ce mot fragile, soumis à des changements éternels, la beauté? On voudra de nous tout savoir: comment nous montions à cheval? comment nos tables étaient servies? quels vins nous buvions de préférence? Quel genre de poésie nous plaisait davantage, et si nous portions ou non de la poudre sur nos cheveux et à nos jambes des bottes à revers? Sans compter mille autres questions que nous n'osons pas prévoir, qui nous feraient mourir de honte, et que nos neveux s'adresseront tout haut comme les questions les plus naturelles. C'est à en avoir le frisson cent ans à l'avance.
Cependant il faut en prendre votre parti, mes chers contemporains: ce que vous faites aujourd'hui, ce que vous dites aujourd'hui, ce sera de l'histoire un jour. On parlera dans cent ans, comme d'une chose bien extraordinaire, de vos places en bitume, de vos petits bateaux à vapeur, de vos chemins de fer si mal faits, de votre gaz si peu brillant, de vos salles de spectacle si étroites, de votre drame moderne si modéré, de votre vaudeville si réservé et si chaste. Dans ce temps-là, l'on entendra parler d'une capitale d'un grand royaume qui absorbait le royaume tout entier, qui attirait à elle toute fortune et toute beauté, toute intelligence et tout génie, toutes les vertus, mais aussi tous les crimes; toutes les poésies, mais aussi tous les vices. L'on dira que dans cette capitale, tout le temps de la vie se passait à parler, à écrire, à écouter, à lire: discours écrits le matin dans vos feuilles immenses, discours parlés dans le milieu du jour à la tribune, discours imprimés le soir; que la seule préoccupation de la ville entière était de savoir si elle parlerait un peu mieux le lendemain que la veille; qu'elle n'avait pas d'autre ambition, et que le reste du monde pouvait crouler, pourvu qu'elle eût chaque matin sa dose d'esprit tout fait et de café à la crème. On racontera en même temps que cette VI ville, si fière de son unité, se divisait cependant en cinq ou six faubourgs, lesquels faubourgs étaient comme autant d'univers séparés l'un de l'autre, bien plus que si chacun d'eux était entouré par la grande muraille de la Chine.
La Bruyère et Molière ne connaissaient l'un et l'autre que ces deux choses: la cour et la ville; tout ce qui n'était pas la cour était la ville, tout ce qui n'était pas la ville était la cour. A la ville, on s'attend au passage dans une promenade publique pour se regarder au visage les uns les autres; les femmes se rassemblent pour montrer une belle étoffe et pour recueillir le prix de leur toilette. Il y a dans la ville la grande et la petite robe; il y a de jeunes magistrats petits-maîtres; il y a les Crispins qui se cotisent en recueillant dans leur famille jusqu'à six chevaux pour allonger un équipage; les Sannions qui se divisent en deux branches, la branche aînée et la branche cadette: ils ont avec les Bourbons, sur une même couleur, le même métal. La ville possède encore le bourgeois qui dit: Ma meute; André le marchand qui donne obscurément des fêtes magnifiques à Élamire; le beau Narcisse qui se lève le matin pour se coucher le soir; le nouvelliste dont la présence est aussi essentielle aux serments des lignes suisses, que celle du chancelier et des lignes mêmes; il y a Théramène, qui est très-riche et qui a donc un très-grand mérite, la terreur des maris, l'épouvantail de ceux qui ont envie de l'être. Paris est le singe de la cour. Pour imiter les femmes de la cour, les femmes de la ville se ruinent en meubles et en dentelles; le jour de leurs noces, elles restent couchées sur leur lit comme sur un théâtre, et exposées à la curiosité publique. La vie se passe à se chercher incessamment les uns les autres, avec l'impatience de ne se point rencontrer. Il est de bon ton d'ignorer le nom des choses les plus communes; de ne point distinguer l'avoine du froment. A cette heure, les bourgeois vont en carrosse, ils s'éclairent avec des bougies et ils se chauffent à un petit feu; l'argent et l'or brillent sur les tables et sur les buffets, ils étaient autrefois dans les coffres; on ne saurait plus distinguer la femme du patricien d'avec la femme du magistrat; en un mot, la ville a tout à fait oublié la vieille sagesse bourgeoise, qui disait, que ce qui est, dans les grands, splendeur, somptuosité, magnificence, est déception, folie, ineptie, dans le particulier.
Telle était la ville il y a cent soixante ans à peine. Vous reconnaissez bien, il est vrai, la ville moderne à quelques-uns de ces traits généraux; mais pourtant quelle différence! Voilà un tableau où l'électeur, le juré, le garde national sont oubliés et traités comme des monstres impossibles; un tableau où l'artiste n'est même pas nommé, où l'écrivain est oublié tout à fait, où le spéculateur et l'homme d'argent paraissent à peine. Dans ce tableau sérieux, la grisette parisienne, le gamin de Paris, la comédienne, la fille folle de son VII corps, la femme libre dans toute la liberté du mot, n'obtiennent même pas un regard du moraliste. On ne s'occupe ni de l'employé des divers ministères, ni de l'officier à la retraite, ni du savant perdu dans ses livres, ni de l'homme du peuple qui n'existe pas encore, et qui s'arme tout bas derrière cette Bastille qui pèse de tout son poids sur le faubourg Saint-Antoine. A voir ce tableau, il vous semble bien, il est vrai, que vous avez vu cela quelque part; mais regardez-le d'un coup d'œil plus attentif, et vous découvrirez que si le théâtre est à peu près le même, les acteurs de la scène ont changé: ce qui explique la nécessité de refaire de temps à autre ces mêmes tableaux dont le coloris s'en va si vite, aquarelles brillantes qui n'auront jamais l'éternité d'un tableau à l'huile; et véritablement, pour les scènes changeantes qu'elles représentent, c'est tant mieux.
Mais voici bien une autre révolution dans les mœurs et dans l'étude des mœurs! Tout un hémisphère qui disparaît! un monde entier qui s'abîme comme font ces îles de la mer signalées par les voyageurs de la veille, et que les navigateurs du lendemain ne retrouvent plus à la place indiquée par les hydrographes contemporains. Il y avait, dans ce temps-là, à côté de ce Paris qui était si peu, la cour qui était plus que tout. Qu'en avez-vous fait, je vous prie? Où se cache-t-il, cet univers d'or et de soie? Où donc s'est-il perdu, ce type du courtisan que l'on croyait éternel, maître de son front et de ses yeux, de son geste et de son visage: profond, impénétrable, dissimulant les mauvais offices, souriant à ses ennemis, contraignant son humeur, déguisant ses passions? Avez-vous jamais vu un pareil homme de nos jours? Où sont-ils ces hommes tout brodés, qui passaient leur vie dans une antichambre ou sur l'escalier, dans un édifice bâti de marbre et rempli d'hommes fort doux et fort polis? Qu'avez-vous fait de ce monde à part, courbé sous le regard du prince qui les enlaidissait tous par sa seule présence; hommes insolents et emportés, plats dans l'antichambre, vils dans le salon; flatteurs, complaisants, insinuants, dévoués aux femmes, leur soufflant à l'oreille des grossièretés, devinant leurs chagrins, leurs maladies et fixant leurs couches? Ces gens-là, race perdue sans espoir de retour, étaient les plus importants de la nation. Ils faisaient les modes, raffinaient sur le luxe et sur la dépense: ils faisaient des contes; ils appartenaient à coup sûr aux princes lorrains, aux Rohan, aux Foix, aux Châtillon, aux Montmorency; mais, hélas! aujourd'hui, les Rohan, les Foix, les Châtillon, les Montmorency, où sont-ils?
Monde étrange, où il était nécessaire d'être effronté, d'être insolent, d'être mendiant; où les plus habiles vivaient à la fois de l'église, de l'épée et de la robe; où la vie se passait à recevoir et à demander, et à se congratuler et à se calomnier les uns les autres; où l'on se masquait toute l'année, quoiqu'à VIII visage découvert; où l'oubli, la fierté, l'arrogance, la dureté, l'ingratitude, étaient la monnaie courante; où l'honneur, la vertu, la conscience, étaient inutiles; où l'on voyait des gens enivrés et comme ensorcelés de la faveur, dégouttant l'orgueil, l'arrogance, la présomption. Région incroyable! «Les vieillards y sont galants, polis et civils; les jeunes gens, au contraire, sont durs, féroces, sans politesse; affranchis de la passion des femmes dans un âge où l'on commence ailleurs à la sentir: ils leur préfèrent des repas, des viandes et des amours ridicules. Il ne manque à leur débauche que de boire de l'eau-forte. Dans cet affreux pays, les femmes précipitent le déclin de leur beauté par des artifices qu'elles croient servir à les rendre belles; leur coutume est de peindre leurs lèvres, leurs joues, leurs sourcils et leurs épaules qu'elles étalent avec leur gorge, leurs bras et leurs oreilles, comme si elles craignaient de cacher l'endroit par où elles pourraient plaire et n'en pas montrer assez. Ce pays se nomme Versailles; il est à quelque quarante-huit degrés d'élévation du pôle, et à plus de onze cents lieues de mer des Iroquois et des Patagons!»
Affreuse peinture, et pourtant pleine de verve et d'esprit. Cependant allez à Versailles: en moins de dix minutes, vous aurez franchi ces onze cents lieues de mer, et, dans ce palais qui fut la France entière, vous trouverez la déification la plus entière de ce même peuple qui pénétra la première fois dans ce palais pour en arracher, de ses mains sanglantes, le roi, la reine et l'enfant royal. Dans ce pays d'Iroquois et de Patagons, la royauté s'est faite si humble et si débonnaire, que c'est à peine si quelques chapeaux se lèvent quand passe le roi qui a relevé ces murs. Certes, ce sont là d'étranges dissonances qui parlent plus haut que tous les philosophes du monde, qui nous enseignent mieux que Salomon lui-même, les vanités de la toute-puissance, et aussi combien il est nécessaire d'écrire au jour le jour l'histoire mobile et changeante de cette pauvre humanité.
Oui, ce monde-là s'est perdu; il s'est évanoui dans les révolutions et dans les tempêtes. Mais cependant, de cet ancien bagage, que de choses nous sont restées! Nous avons gardé, par exemple, ce magasin de phrases toutes faites et dont l'on se sert pour se féliciter les uns les autres sur les événements. Aujourd'hui, comme autrefois, avec cinq ou six termes de l'art, et rien de plus, l'on se donne pour connaisseur en musique, en tableaux, en bâtiments et en bonne chère. Aujourd'hui, comme autrefois, nous ne manquons pas de ces gens à qui la politesse et la fortune tiennent lieu d'esprit et de mérite, qui n'ont pas deux pouces de profondeur, à qui la faveur arrive par accident. Mais ces fortunes-là se font autrement, elles se produisent autre part: aujourd'hui le monarque a changé, c'est le peuple qui a des flatteurs à son tour. IX N'ayez crainte que le véritable ambitieux attende la fortune de ce qu'on appelle la cour, par ironie. Quand La Bruyère parle de la faveur, il n'a pas besoin d'ajouter la faveur royale. Aujourd'hui, quand vous parlez de la faveur, pour être compris, et même pour parler français, il faut ajouter une épithète indispensable: on dit la faveur populaire. Nous ne connaissons plus que celle-là.
D'où il suit que plus la société française s'est trouvée divisée, plus l'étude des mœurs est devenue difficile. Ce grand royaume a été tranché en autant de petites républiques, dont chacune a ses lois, ses usages, ses jargons, ses héros, ses opinions politiques à défaut de croyances religieuses, ses ambitions, ses défauts et ses amours. Le sol de la France n'a pas été divisé avec plus d'acharnement depuis la perte de la grande propriété. Maintenant comment donc le même moraliste, le même écrivain de mœurs, pourrait-il pénétrer dans toutes ces régions lointaines dont il ne connaît ni les routes, ni la langue, ni la coutume? Comment donc le même homme pourrait-il comprendre tous ces patois étranges, tous ces langages si divers? Si par hasard il se trompe de royaume, quel ne sera pas son étonnement en reconnaissant que là et là ce ne sont plus les mêmes habits, les mêmes coutumes, les mêmes caractères, la même façon de voir, de comprendre et de sentir? Il est donc nécessaire que cette longue tâche de l'étude des mœurs se divise et se subdivise à l'infini, que chacune de ces régions lointaines choisisse un historien dans son propre lieu, que chacun parle de ce qu'il a vu et entendu dans le pays qu'il habite. Qu'un seul homme se chargeât de cette histoire, c'était bon autrefois; peut-être quand il n'y avait en France que la cour et la ville; mais aujourd'hui que rien n'existe plus dans ses limites naturelles, aujourd'hui que tous ces rares éléments d'une grande société sont confondus au hasard, arrivez tous à cette curée de comédies qu'il faut prendre sur le fait, vous les malicieux observateurs de ce temps-là!
Pour bien se convaincre de la nécessité de diviser le travail tout autant que la matière est divisée, ouvrez au hasard quelques-uns des chapitres de La Bruyère, et vous verrez quelle infinie variété de matériaux inconnus de son temps. Le chapitre premier traite des Ouvrages de l'esprit: ce simple chapitre est devenu, depuis La Bruyère, le sujet d'un livre immense qui embrasserait tous les détails de la vie littéraire, cette nouvelle façon de vivre et d'être un homme important dont le dix-septième siècle n'avait aucune idée. Du temps de La Bruyère, c'était un métier de faire un livre comme de faire une pendule: c'est bien pis que cela aujourd'hui, c'est un métier comme de raccommoder les vieux souliers. Du temps de La Bruyère, on n'avait jamais vu un chef-d'œuvre qui fût l'ouvrage de plusieurs; nous ne voyons que cela de nos X jours. La Bruyère ne reconnaissait au critique d'autre droit que celui-ci: dire au public que ce livre est bien relié et en beau papier, et qu'il se vend tant; s'il vivait aujourd'hui, La Bruyère serait à coup sûr le premier parmi ces critiques qu'il méprisait si fort.
Du temps de La Bruyère, la vie littéraire commençait à peine, et nous ne sommes pas bien certains qu'elle ait tout à fait commencé aujourd'hui. Que sera-t-elle dans un siècle? Dieu lui-même n'en sait rien.
Il y a ensuite un chapitre du Mérite personnel, où il est parlé de la difficulté de se faire un grand nom, chose aujourd'hui si facile; de la grande étendue d'esprit qu'il faut aux hommes pour se passer de charges et d'emplois, pendant qu'aujourd'hui ce sont les médiocres et les moins ambitieux qui acceptent les emplois et les charges. Dans ce chapitre, il est dit que les enfants des dieux se tirent des règles ordinaires de la nature, qu'ils n'attendent presque rien du temps et des années, que la mort en eux devance l'âge. Ceci était écrit dans l'enfance du duc de Bourgogne. Aujourd'hui les enfants des dieux vont au collége avec des fils de bourgeois, ils étudient pour apprendre; et quand ils remportent un second prix d'histoire, c'est qu'ils l'ont tout simplement un peu plus mérité que leurs condisciples. En un mot, il n'y a rien à comparer entre le mérite personnel de ce temps-ci et le mérite personnel de ce temps-là.
Comme aussi ce chapitre infini des Femmes ne saurait se comparer à rien de ce que nous savons de nos jours en fait de femmes. Mesurez-les tant que vous le voudrez, depuis la chaussure jusqu'à la coiffure exclusivement, vous trouverez entre les unes et les autres d'incroyables différences. C'est bien le même amour du luxe, de la toilette, de la parure, la même mignardise et la même affectation, le même caprice tout proche de la beauté pour en être le contre-poison; c'est bien la même femme, coquette, galante, perfide, pleine de caprices; mais cependant que de types effacés! Où êtes-vous, Célie, amoureuse tour à tour de Roscius, de Bathylle, du sauteur Cobus ou de Dracon le joueur de flûte? Qu'a-t-on fait, dans les bonnes maisons de ce siècle, de ce tyran domestique qu'on appelait un directeur, un confesseur? Qu'est devenue la femme dévote qui veut tromper Dieu et qui se trompe elle-même? la femme savante, que l'on regarde comme on fait une belle arme? Oui; mais nous avons de nos jours tant de femmes que le siècle passé ne comprenait même pas, à commencer par ces femmes de génie en vieux chapeaux et en bas troués, à finir par cet être nouvellement découvert, qu'on appelle la femme de trente ans!
Nous avons aujourd'hui, en fait de passions du cœur, des passions échevelées, des amours à coups de poignard, des adultères plus réglés et plus réguliers XI que des mariages, des amours moyen âge et barbus, des délires au clair de la lune; la passion est une exposition publique; le cœur est en étalage, tout comme les chaînes d'or à la boutique des bijoutiers; on a tué ainsi deux choses dont les moralistes tiraient un si bon parti: la galanterie et l'amour.
Et le salon, où est-il? et de la conversation parisienne, cette supériorité toute française, dont nous étions si fiers à bon droit, qu'en avons-nous fait, je vous prie? Il me semble que je suis admis dans un de ces beaux salons d'autrefois, à l'hôtel de Rambouillet, chez mademoiselle de Lenclos, chez madame de Sévigné: quel spirituel et poétique murmure! Tous les genres d'esprit sont admis; les médisants, les satiriques, les bons plaisants, pièce rare; les éloquents, les moralistes, les savants, les futiles, les puristes eux-mêmes. La politesse et l'élégance sont le centre unique de ces réunions heureuses où Bossuet prononça son premier sermon, où Molière fit la première lecture du Tartufe. Mais aujourd'hui, holà! prenez garde! fuyez, madame! défendez votre dentelle et votre écharpe; vous n'êtes pas assez loin, fuyez encore! car voici la cohorte de nos jeunes gens à la mode qui envahit le boulevard, l'éperon au pied, le cigare à la bouche, le chapeau cloué sur la tête! trop heureuse si, couverte de fumée et la robe déchirée, ces galants jeunes gens ne vous jettent pas sur le bitume, en passant.
Il n'y a même pas jusqu'à ce simple mot, un riche, qui n'ait tout à fait changé de nom. Autrefois était riche qui pouvait manger des entremets, faire peindre ses lambris et ses alcôves, jouir d'un palais à la campagne et d'un autre à la ville, avoir un grand équipage et mettre un duc dans sa famille. Etre riche, aujourd'hui, c'est jouer à la bourse, habiter un second étage, aller au spectacle avec un billet donné, et demander pour son fils la fille d'un usurier.
Autrefois, le manieur d'argent, l'homme d'affaires, était un ours qu'on ne savait apprivoiser; aujourd'hui l'homme d'affaires est jeune, élégant, bien frisé; il dîne au Café de Paris, et il va à l'Opéra.
Autrefois quand on disait: Cinquante mille-livres de rentes! chacun ouvrait de grands yeux; aujourd'hui, nul ne se retourne: c'est si commun! Autrefois il y avait les partisans qui finissaient par être princes, de laquais qu'ils étaient; il y a aujourd'hui des banquiers qui finissent par être laquais, de princes qu'ils étaient d'abord.
Aujourd'hui cependant, comme hier, comme toujours: «faire fortune est une si belle phrase, qu'elle est d'un usage universel; on la reconnaît dans toutes les langues; elle plaît aux étrangers et aux barbares: il n'y a point de lieux sacrés où elle n'ait passé, point de solitude où elle soit inconnue!»
Vous avez donc, à ce sujet, à nous raconter les voies nouvelles de la fortune, la banque, la bourse, les actions, les actionnaires, les annonces, les prospectus, les faillites, les rabais, les misères, les spéculations sans fin sur le rien et sur le vide, et autres commerces que ce bon dix-neuvième siècle a gardés pour lui-même, ne voulant pas s'exposer à la malédiction des siècles à venir.
Vous avez dit, à propos de ce chapitre effacé, de la Cour, que la race des grands est perdue. Il est vrai qu'avec M. le prince de Talleyrand est mort le dernier gentilhomme de ce pays éminemment constitutionnel. Ne cherchez donc plus cette race à part de gens heureux qui étaient de toute nécessité les seuls riches, les seuls braves, qui avaient à eux seuls les riches ameublements, la bonne chère, les beaux chevaux; comme aussi ne cherchez plus ni les rieurs, ni les nains, ni les bouffons, ni les flatteurs qui les amusaient: la race est perdue, et en son lieu et place s'est élevée, tout armée de ses droits et de ses pouvoirs, la grande nation des épiciers.
L'homme d'argent a remplacé le grand seigneur. Aujourd'hui, c'est l'homme d'argent qui se pique d'ouvrir une allée dans une forêt, de soutenir des terres par de longues murailles, de dorer des plafonds, de faire venir dix pouces d'eau, de meubler une orangerie; mais de rendre un cœur content, de combler une âme de joie, de prévenir des extrêmes besoins ou d'y remédier, la supériorité des hommes d'argent de nos jours, non plus que des grands seigneurs d'autrefois, ne s'étend pas jusque-là.
Mais, pour n'avoir pas ce qu'on appelle vulgairement de grands seigneurs, notre époque a pourtant ce qu'elle appelle ses grands hommes. Ceux-là sont si heureux, qu'ils n'essuient pas, même dans toute leur vie, la moindre contrariété, du moins, tant qu'ils obéissent aux passions populaires, dont ils sont les très-humbles esclaves. Ils font le métier d'un drapeau dans des mains habiles: comme les grands d'autrefois ils croient seuls être parfaits, ils ne sont jamais que sur un pied, mobiles comme le mercure; on les loue pour marquer qu'on les voit de près. Malheureusement ce sont des grandeurs viagères; un rien les a créées, un rien les tue: moins que rien! une boule noire dans une élection ou un article de journal.
Ce sont là certainement de notables différences, et qu'il sera très-bon de signaler, chemin faisant, dans l'étude des mœurs. Quant au chapitre du Souverain, dans les Caractères de La Bruyère, qui a été longtemps le dernier mot de la science politique et de l'opposition, j'aurais trop beau jeu à vous faire remarquer quel profond abîme sépare ce chapitre, écrit en plein Versailles, de la Charte de 1830. Ce seul mot, la Charte, le gouvernement représentatif, a créé chez nous, et comme par enchantement, toute une série XIII nouvelle de mœurs, étranges, incroyables, dont les temps passés ne pouvaient avoir et n'avaient en effet aucune idée, pas plus que nous n'avons l'idée, nous autres, des salons du vieux Paris, dans lesquels tous les moralistes du grand siècle, et à leur tête Molière et La Bruyère, ont trouvé les héros de leur comédie, Tartufe, Célimène, M. Orgon, Alceste, M. Jourdain et sa femme, Sganarelle, Valère, Élise, Marianne, Ménalque le distrait, Argyre la coquette, Gnaton le glouton, Ruffin le jovial, Antagoras le plaideur, le noble de province, si inutile à sa patrie, à sa famille et à lui-même; Adraste, libertin et dévot; Triphile, bel esprit comme tant d'autres sont charpentiers ou maçons. Vous en avez encore, il est vrai, des uns et des autres, mais modifiés, corrigés, tantôt moins ridicules, quelquefois plus odieux; et puis aussi, il faut le dire, votre âme se sent quelque peu contrariée en relisant d'horribles détails devenus impossibles aujourd'hui. Ce portrait-là, par exemple, dans lequel il s'agit du paysan de nos campagnes: «L'on voit certains animaux farouches, des mâles et des femelles, répandus par la campagne, noirs, livides et tout brûlés du soleil, attachés à la terre qu'ils fouillent; ils ont comme une voix articulée, et quand ils se lèvent sur leurs pieds, ils montrent une face humaine, et en effet ils sont des hommes!» Eh bien! cet animal n'existe plus, Dieu merci; il a relevé la tête, il est devenu tout à fait un homme; à certaines heures de l'année, les ambitieux le vont visiter, non pas dans sa tanière, mais dans sa maison, sollicitant son sourire et son suffrage; il n'y a pas même longtemps qu'un de ces animaux a été nommé chevalier de la Légion d'honneur pour une charrue de son invention.
Dans La Bruyère, le chapitre de la Mode est naturellement un des chapitres qui ont le moins vieilli. Il en est de ce sujet éternel comme des images que reflète le daguerréotype, l'instrument tout nouveau. Ce sera bien, si vous voulez, le même paysage que reproduira la chambre obscure; mais, comme pas une heure du jour ne ressemble à l'heure précédente, pas un de ces tableaux représentant le même aspect de la terre ou du ciel ne sera semblable aux tableaux précédents. Du temps de La Bruyère, la viande noire était hors de mode; aujourd'hui la mode, qui s'attache à tout, n'oserait plus s'attacher à la viande: autrefois le fleuriste cultivait la tulipe, le camélia l'emporte aujourd'hui sur la tulipe; avant-hier, les dalhias avaient tous les honneurs de la culture; il n'y a pas huit jours, c'étaient les roses. En ce temps-là, le bouquiniste avait sa maison pleine de livres du haut en bas; aujourd'hui le bouquiniste choisit ses livres. Mais c'est toujours, dans le fond de l'âme, le même fleuriste, le même bouquiniste; comme aussi c'est toujours le vieil amateur de vieilleries, dont les filles, à peine vêtues, à peine nourries, XIV se refusent un tour de lit et du linge blanc. C'est toujours celui-ci qui aime les oiseaux; sa maison en est égayée, non pas empestée; cet autre qui aime les insectes, le premier homme du monde pour les papillons; ce troisième est duelliste; son voisin est grand joueur; l'un est fou et ridicule, il rêve la veille par où et comment il pourra se faire remarquer le jour suivant. Onuphre est un hypocrite, Zélie est riche, et elle rit aux éclats; Syrus, l'esclave, a pris le nom d'un roi, il s'appelle Cyrus. Nous aussi nous avons nos magistrats coquets et galants, nos avocats déclamateurs, nos calomniateurs à gages, nos ragoûts, nos liqueurs, nos entremets; nous avons Hermippe qui a porté si loin la science de l'ameublement et du comfort, qui a trouvé le secret de monter et de descendre autrement que par l'escalier; nous avons nos médecins à spécifiques: ils font de l'homœopathie aujourd'hui, autrefois ils vendaient des drogues; nous avons nos devins et nos devineresses: seulement nous croyons un peu moins à la magie que La Bruyère n'y croyait lui-même; nous avons aussi nos révolutions de grammaires et de dictionnaires, les mots de la langue qui ont la destinée de la feuille des arbres, qu'un automne emporte, qu'un printemps ramène. Ce que nous n'avons plus, c'est la chaire chrétienne, ce sont les grandes assemblées qui se faisaient autour de l'orateur évangélique; mais en revanche, nous avons la tribune politique, autour de laquelle sont soulevées tant de passions. Aujourd'hui comme autrefois, les hommes sont les dupes de l'action et de la parole et de tout l'appareil de l'auditoire. Il faut dire aussi que nous n'avons plus d'esprits forts. Un homme qui se poserait aujourd'hui comme un esprit fort, qui crierait par-dessus les toits: Il n'y a pas de Dieu! cet homme-là serait tout au plus ridicule: autrefois il était un sujet d'épouvante; on faisait contre ce malheureux de très-gros livres. En revanche, s'il n'y a pas d'esprits forts, il y a les disciples de Robespierre, de Marat ou de Danton, d'honnêtes jeunes sans-culottes qui ne voudraient pas tuer une mouche, et qui désirent tout haut que le genre humain n'ait qu'une tête pour la couper d'un seul coup; d'où il suit qu'il est très-nécessaire d'être indulgents pour les anciens, en songeant combien nous aussi nous aurons besoin d'indulgence. Il ne faut pas prendre trop en pitié les mœurs et les usages de nos pères; car nous aussi nous serons quelque jour des ancêtres. En fait de mœurs, nous sommes trop éloignés de celles qui ont passé; nous sommes trop proches des mœurs présentes pour les juger à une distance équitable. Acceptons donc toutes les méthodes dont nos devanciers se sont servis pour écrire les caractères de leur époque, soit qu'ils aient appelé à leur aide la comédie ou le drame, le roman ou le chapitre; qu'ils aient procédé par des définitions, par des divisions, des tables et de la méthode; ou bien qu'ils aient réduit les mœurs aux passions, ou encore qu'ils XV se soient occupés à discerner les bonnes mœurs d'avec les mauvaises, à démêler dans les hommes ce qu'il y a de vain, de faible ou de ridicule, d'avec ce qu'ils peuvent avoir de bon, de saint et de louable; soit enfin que, laissant là toute analyse, ils aient adopté le pittoresque: toujours est-il que nous devons être reconnaissants pour ceux qui ont entrepris cette tâche difficile. Il n'y a même pas jusqu'à la satire, jusqu'à la personnalité, jusqu'à l'offense, qui n'ait son utilité et sa valeur, car tout compte et tout sert dans cette étude de l'homme; seulement il faut plaindre les misérables qui, dans cette analyse de la vie humaine, au lieu d'employer le scalpel, se servent du poignard.
De nos jours, cette science de la comédie, trop négligée au théâtre, s'est portée partout où elle a pu se porter, dans les histoires, dans les romans, dans les chansons, dans les tableaux surtout. Le peintre et le dessinateur sont devenus, à toute force, de véritables moralistes, qui surprenaient sur le fait toute cette nation si vivante, et qui la forçaient de poser devant eux. Pendant longtemps, le peintre allait ainsi de son côté, pendant que l'écrivain marchait aussi de son côté; ils n'avaient pas encore songé l'un l'autre à se réunir, afin de mettre en commun leurs observations, leur ironie, leur sang-froid et leur malice. A la fin cependant, et quand chacun d'eux eut obéi à sa vocation d'observateur, ils consentirent d'un commun accord à cette grande tâche, l'étude des mœurs contemporaines. De cette association charmante il devait résulter le livre que voici: une comédie en cent actes divers, mais tout habillée, toute parée, toute meublée, et telle, en un mot, que, pour être complète, la comédie se doit montrer aux hommes assemblés. Songez donc que dans cette étude des mœurs publiques et privées, il y a des époques entières de l'histoire de France qui ne sont guère représentées que par des images plus ou moins fidèles: Boucher et Watteau, par exemple, ne sont-ils pas autant les historiens des mœurs du siècle passé, que Diderot ou Crébillon fils? Que sera-ce donc quand ces deux façons de peindre seront réunies dans un seul et même livre? et quel livre charmant et surtout fidèle c'eût été là, un roman de Crébillon fils illustré par Watteau?
Je vais plus loin: quel que soit le talent de l'écrivain, et certes je ne prétends pas le rabaisser ici; quelles que soient l'exactitude et la vérité de la page historique, un temps arrive où de ces tableaux dont les originaux sont si faciles à reconnaître pour les contemporains, quelques traits s'effacent toujours. Les habits changent de forme et de couleur; les armes disparaissent pour faire place à d'autres armes; la laine est remplacée par le velours, le velours par la dentelle, le fer par l'or, la misère par le luxe, l'art grec par l'art de la renaissance, Louis XIV par Louis XV, Athènes par Rome. En un mot, que XVI ce soit un siècle, que ce soit un vice qui fasse la différence entre une époque et une autre époque, le moyen, je vous prie, qu'un pauvre historien, livré à lui-même, saisisse au passage toutes ces nuances? Autant vaudrait lui imposer la tâche de retenir toutes les chansons diverses que chantent les oiseaux dans les bois. Certes, quand vous lisez les admirables chapitres du vieux Théophraste, mort à cent cinquante ans, et se plaignant du peu de durée de la vie des hommes, cela vous étonne de voir dans ces pages si vives, et cependant si pleines d'esprit et de sel, grouiller tout le peuple athénien. Les simples chapitres de Théophraste vous font mieux connaître ce peuple d'Athènes que toutes les histoires de Xénophon et de Thucydide; mais cependant quelle joie serait la vôtre si vous les pouviez voir maintenant, ces bons bourgeois, vêtus, meublés, nourris, posés comme ils l'étaient du temps de Théophraste, et tels qu'il les a vus lui-même! Votre joie serait-elle donc gâtée si vous les pouviez voir passer dans la rue, ces braves gens qui ont posé sans le vouloir devant le philosophe grec: le flatteur, l'impertinent, le rustique, le complaisant, le coquin, le grand parleur, l'effronté, le nouvelliste, l'avare, l'impudent, le fâcheux, le stupide, le brutal, le vilain homme, l'homme incommode, le vaniteux, le poltron, les grands de la république! Que celui-là eût été bien avisé, qui eût accompagné de quelques dessins fidèles ces personnages si divers! Que d'intérêt il eût ajouté au récit de Théophraste, et combien nous reconnaîtrions plus facilement ces originaux, si vivement dépeints!
Mais, Dieu nous protége! ce que nos devanciers n'ont pas fait pour nous, nous le ferons pour nos petits-neveux: nous nous montrerons à eux non pas seulement peints en buste, mais des pieds à la tête et aussi ridicules que nous pourrons nous faire. Dans cette lanterne magique, où nous nous passons en revue les uns et les autres, rien ne sera oublié, pas même d'allumer la lanterne; en un mot, rien ne manquera à cette œuvre complète, qui a pour objet l'étude des mœurs contemporaines, et dont La Bruyère lui-même, notre maître à tous et à bien d'autres, nous a en quelque sorte dicté le programme quand il dit quelque part[1]: «Nos pères nous ont transmis, avec la connaissance de leurs personnes, celle de leurs habits, de leurs coiffures, de leurs armes offensives et défensives, et des autres ornements qu'ils ont aimés pendant leur vie. Nous ne saurions reconnaître cette série de bienfaits qu'en traitant de même nos descendants.»
Jules Janin.
L'ÉPICIER.
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D'autres, des ingrats, passent insouciamment devant la sacro-sainte boutique d'un épicier. Dieu vous en garde! Quelque rebutant, crasseux, mal en casquette, que soit le garçon, quelque frais et réjoui que soit le maître, je les regarde avec sollicitude, et leur parle avec la déférence qu'a pour eux le Constitutionnel. Je laisse aller un mort, un évêque, un roi, sans y faire attention; mais je ne vois jamais avec indifférence un épicier. A mes yeux, l'épicier, dont l'omnipotence ne date que d'un siècle, est une des plus belles expressions de la société moderne. N'est-il donc pas un être aussi sublime de résignation que remarquable par son utilité; une source constante de douceur, de lumière, de denrées bienfaisantes? Enfin n'est-il plus le ministre de l'Afrique, le chargé d'affaires des Indes et de l'Amérique? Certes, l'épicier est tout cela; mais ce qui met le comble à ses perfections, il est tout cela sans s'en douter. L'obélisque sait-il qu'il est un monument?
Ricaneurs infâmes, chez quel épicier êtes-vous entrés qui ne vous ait gracieusement souri, sa casquette à la main, tandis que vous gardiez votre chapeau sur la tête? Le boucher est rude, le boulanger est pâle et grognon; mais l'épicier, toujours prêt à obliger, montre dans tous les quartiers de Paris un visage aimable. Aussi, à quelque classe qu'appartienne le piéton dans l'embarras, ne s'adresse-t-il ni à la science rébarbative de l'horloger, ni au comptoir bastionné de viandes saignantes où trône la fraîche bouchère, ni à la grille défiante du boulanger: entre toutes les boutiques ouvertes, il attend, il choisit celle de l'épicier pour changer une pièce de cent sous ou pour demander son chemin; il est sûr que cet homme, le plus chrétien de tous les commerçants, est à tous, bien que le plus occupé; car le temps qu'il donne aux passants, il se le vole à lui-même. Mais quoique vous entriez pour le déranger, pour le mettre à contribution, il est certain qu'il vous saluera; il vous marquera même de l'intérêt, si l'entretien dépasse une simple interrogation et tourne à la confidence. Vous trouveriez plus facilement une femme mal faite qu'un épicier sans politesse. Retenez cet axiome, répétez-le pour contre-balancer d'étranges calomnies.
Du haut de leur fausse grandeur, de leur implacable intelligence ou de leurs barbes artistement taillées, quelques gens ont osé dire Raca! à l'épicier. Ils ont fait de son nom un mot, une opinion, une chose, un système, une figure européenne et encyclopédique comme sa boutique. On crie: Vous êtes des épiciers! pour dire une infinité d'injures. Il est temps d'en finir avec ces Dioclétiens de l'épicerie. Que blâme-t-on chez l'épicier? Est-ce son pantalon plus ou moins brun rouge, verdâtre ou chocolat? ses bas bleus dans des chaussons, sa casquette de fausse loutre garnie d'un galon d'argent verdi ou d'or noirci, son tablier à pointe triangulaire arrivant au diaphragme? Mais pouvez-vous punir en lui, vile société sans aristocratie et qui travaillez comme des fourmis, l'estimable symbole du travail? Serait-ce qu'un épicier est censé ne pas penser le moins du monde, ignorer les arts, la littérature et la politique? et qui donc a engouffré les éditions de Voltaire et de Rousseau? qui donc achète Souvenirs et Regrets de Dubufe? qui a usé la planche du Soldat laboureur, du Convoi du pauvre, celle de l'Attaque de la barrière de Clichy? qui pleure aux mélodrames? qui prend au sérieux la Légion d'honneur? qui devient actionnaire des entreprises impossibles? qui voyez-vous aux premières galeries de l'Opéra-Comique quand on joue Adolphe et Clara ou les Rendez-vous bourgeois? qui hésite à se moucher au Théâtre-Français quand on chante Chatterton? qui lit Paul de Kock? qui court voir et admirer le Musée de Versailles? qui a fait le succès du Postillon de Longjumeau? qui achète les pendules à mameluks pleurant leur coursier? qui nomme les plus dangereux députés de l'opposition, et qui appuie les mesures énergiques du pouvoir contre les perturbateurs? L'épicier, l'épicier, toujours l'épicier! Vous le trouvez l'arme au bras sur le seuil de toutes les nécessités, même les plus contraires, comme il est sur le pas de sa porte, ne comprenant pas toujours ce qui se passe, mais appuyant tout par son silence, par son travail, par son immobilité, par son argent! Si nous ne sommes pas devenus sauvages, Espagnols ou saint-simoniens, rendez-en grâce à la grande armée des épiciers. Elle a tout maintenu. Peut-être maintiendra-t-elle l'un comme l'autre, la république comme l'empire, la légitimité comme la nouvelle dynastie; mais certes elle maintiendra. Maintenir est sa devise. Si elle ne maintenait pas un ordre social quelconque, à qui vendrait-elle? L'épicier est la chose jugée qui s'avance ou se retire, parle ou se tait aux jours de grandes crises. Ne l'admirez-vous pas dans sa foi pour les niaiseries consacrées! Empêchez-le de se porter en foule au tableau de Jeanne Gray, de doter les enfants du général Foy, de souscrire pour le Champ-d'Asile, de se ruer sur l'asphalte, de demander la translation des cendres de Napoléon, d'habiller son enfant en lancier polonais, ou en artilleur de la garde nationale, selon la circonstance. Tu l'essaierais en vain, fanfaron Journalisme, toi qui, le premier, inclines plume et presse à son aspect, lui souris, et lui tends incessamment la chatière de ton abonnement!
Mais a-t-on bien examiné l'importance de ce viscère indispensable à la vie sociale, et que les anciens eussent déifié peut-être! Spéculateur, vous bâtissez un quartier, ou même un village; vous avez construit plus ou moins de maisons, vous avez été assez osé pour élever une église; vous trouvez des espèces d'habitants, vous ramassez un pédagogue, vous espérez des enfants; vous avez fabriqué quelque chose qui a l'air d'une civilisation, comme on fait une tourte: il y a des champignons, des pattes de poulets, des écrevisses et des boulettes; un presbytère, des adjoints, un garde champêtre et des administrés: rien ne tiendra, tout va se dissoudre, tant que vous n'aurez pas lié ce microcosme par le plus fort des liens sociaux, par un épicier. Si vous tardiez à planter au coin de la rue principale un épicier, comme vous avez planté une croix au-dessus du clocher, tout déserterait. Le pain, la viande, les tailleurs, les prêtres, les souliers, le gouvernement, la solive, tout vient par la poste, par le roulage ou le coche; mais l'épicier doit être là, rester là, se lever le premier, se coucher le dernier; ouvrir sa boutique à toute heure aux chalands, aux cancans, aux marchands. Sans lui, aucun de ces excès qui distinguent la société moderne des sociétés anciennes auxquelles l'eau-de-vie, le tabac, le thé, le sucre, étaient inconnus. De sa boutique procède une triple production pour chaque besoin: thé, café, chocolat, la conclusion de tous les déjeuners réels; la chandelle, l'huile et la bougie, source de toute lumière; le sel, le poivre et la muscade, qui composent la rhétorique de la cuisine; le riz, le haricot et le macaroni, nécessaires à toute alimentation raisonnée; le sucre, les sirops et la confiture, sans quoi la vie serait bien amère; les fromages, les pruneaux et les mendiants, qui, selon Brillat-Savarin, donnent au dessert sa physionomie. Mais ne serait-ce pas dépeindre tous nos besoins que détailler les unités à trois angles qu'embrasse l'épicerie? L'épicier lui-même forme une trilogie: il est électeur, garde national et juré. Je ne sais si les moqueurs ont une pierre sous la mamelle gauche, mais il m'est impossible de railler cet homme quand, à l'aspect des billes d'agate contenues dans ses jattes de bois, je me rappelle le rôle qu'il jouait dans mon enfance. Ah! quelle place il occupe dans le cœur des marmots auxquels il vend le papier des cocottes, la corde des cerfs-volants, les soleils et les dragées! Cet homme, qui tient dans sa montre des cierges pour notre enterrement et dans son œil une larme pour notre mémoire, côtoie incessamment notre existence: il vend la plume et l'encre au poëte, les couleurs au peintre, la colle à tous. Un joueur a tout perdu, veut se tuer: l'épicier lui vendra les balles, la poudre ou l'arsenic; le vicieux personnage espère tout regagner, l'épicier lui vendra des cartes. Votre maîtresse vient, vous ne lui offrirez pas à déjeuner sans l'intervention de l'épicier; elle ne fera pas une tache à sa robe qu'il ne reparaisse avec l'empois, le savon, la potasse. Si, dans une nuit douloureuse, vous appelez la lumière à grands cris, l'épicier vous tend le rouleau rouge du miraculeux, de l'illustre Fumade, que ne détrônent ni les briquets allemands, ni les luxueuses machines à soupape. Vous n'allez point au bal sans son vernis. Enfin, il vend l'hostie au prêtre, le cent-sept-ans au soldat, le masque au carnaval, l'eau de Cologne à la plus belle moitié du genre humain. Invalide, il te vendra le tabac éternel que tu fais passer de ta tabatière à ton nez, de ton nez à ton mouchoir, de ton mouchoir à ta tabatière: le nez, le tabac et le mouchoir d'un invalide ne sont-ils pas une image de l'infini aussi bien que le serpent qui se mord la queue? Il vend des drogues qui donnent la mort, et des substances qui donnent la vie; il s'est vendu lui-même au public comme une âme à Satan. Il est l'alpha et l'oméga de notre état social. Vous ne pouvez faire un pas ou une lieue, un crime ou une bonne action, une œuvre d'art ou de débauche, une maîtresse ou un ami, sans recourir à la toute-puissance de l'épicier. Cet homme est la civilisation en boutique, la société en cornet, la nécessité armée de pied en cap, l'encyclopédie en action, la vie distribuée en tiroirs, en bouteilles, en sachets. Nous avons entendu préférer la protection d'un épicier à celle d'un roi: celle du roi vous tue, celle de l'épicier fait vivre. Soyez abandonné de tout, même du diable ou de votre mère, s'il vous reste un épicier pour ami, vous vivrez chez lui, comme le rat dans son fromage. Nous tenons tout, vous disent les épiciers avec un juste orgueil. Ajoutez: Nous tenons à tout.
Par quelle fatalité ce pivot social, cette tranquille créature, ce philosophe pratique, cette industrie incessamment occupée, a-t-elle donc été prise pour type de la bêtise? Quelles vertus lui manquent? Aucune. La nature éminemment généreuse de l'épicier entre pour beaucoup dans la physionomie de Paris. D'un jour à l'autre, ému par quelque catastrophe ou par une fête, ne reparaît-il pas dans le luxe de son uniforme, après avoir fait de l'opposition en bizet? Ses mouvantes lignes bleues à bonnets ondoyants accompagnent en pompe les illustres morts ou les vivants qui triomphent, et se mettent galamment en espaliers fleuris à l'entrée d'une royale mariée. Quant à sa constance, elle est fabuleuse. Lui seul a le courage de se guillotiner lui-même tous les jours avec un col de chemise empesé. Quelle intarissable fécondité dans le retour de ses plaisanteries avec ses pratiques! avec quelles paternelles consolations il ramasse les deux sous du pauvre, de la veuve et de l'orphelin! avec quel sentiment de modestie il pénètre chez ses clients d'un rang élevé! Direz-vous que l'épicier ne peut rien créer? Quinquet était un épicier; après son invention, il est devenu un mot de la langue, il a engendré l'industrie du lampiste.
Ah! si l'épicerie ne voulait fournir ni pairs de France ni députés, si elle refusait des lampions à nos réjouissances, si elle cessait de piloter les piétons égarés, de donner de la monnaie aux passants, et un verre de vin à la femme qui se trouve mal au coin de la borne, sans vérifier son état; si le quinquet de l'épicier ne protestait plus contre le gaz son ennemi, qui s'éteint à onze heures; s'il se désabonnait au Constitutionnel, s'il devenait progressif, s'il déblatérait contre le prix Monthyon, s'il refusait d'être capitaine de sa compagnie, s'il dédaignait la croix de la Légion d'honneur, s'il s'avisait de lire les livres qu'il vend en feuilles dépareillées, s'il allait entendre les symphonies de Berlioz au Conservatoire, s'il admirait Géricault en temps utile, s'il feuilletait Cousin, s'il comprenait Ballanche, ce serait un dépravé qui mériterait d'être la poupée éternellement abattue, éternellement relevée, éternellement ajustée par la saillie de l'artiste affamé, de l'ingrat écrivain, du saint-simonien au désespoir. Mais examinez-le, ô mes concitoyens! Que voyez-vous en lui? Un homme généralement court, joufflu, à ventre bombé, bon père, bon époux, bon maître. A ce mot, arrêtons-nous.
Qui s'est figuré le Bonheur, autrement que sous la forme d'un petit garçon épicier, rougeaud, à tablier bleu, le pied sur la marche d'un magasin, regardant les femmes d'un air égrillard, admirant sa bourgeoise, n'ayant rien, rieur avec les chalands, content d'un billet de spectacle, considérant le patron comme un homme fort, enviant le jour où il se fera, comme lui, la barbe dans un miroir rond, pendant que sa femme lui apprêtera sa chemise, sa cravate et son pantalon? Voilà la véritable Arcadie? Être berger comme le veut Poussin n'est plus dans nos mœurs. Être épicier, quand votre femme ne s'amourache pas d'un Grec qui vous empoisonne avec votre propre arsenic, est une des plus heureuses conditions humaines.
Artistes et feuilletonistes, cruels moqueurs qui insultez au génie aussi bien qu'à l'épicier, admettons que ce petit ventre rondelet doive inspirer la malice de vos crayons, oui, malheureusement quelques épiciers, en présentant arme, présentent une panse rabelaisienne qui dérange l'alignement inespéré des rangs de la garde nationale à une revue, et nous avons entendu des colonels poussifs s'en plaindre amèrement. Mais qui peut concevoir un épicier maigre et pâle? il serait déshonoré, il irait sur les brisées des gens passionnés. Voilà qui est dit, il a du ventre. Napoléon et Louis XVIII ont eu le leur, et la Chambre n'irait pas sans le sien. Deux illustres exemples! mais si vous songez qu'il est plus confiant avec ses avances que nos amis avec leur bourse, vous admirerez cet homme et lui pardonnerez bien des choses. S'il n'était pas sujet à faire faillite, il serait le prototype du bien, du beau, de l'utile. Il n'a d'autres vices, aux yeux des gens délicats, que d'avoir en amour, à quatre lieues de Paris, une campagne dont le jardin a trente perches; de draper son lit et sa chambre en rideaux de calicot jaune imprimé de rosaces rouges; de s'y asseoir sur le velours d'Utrecht à brosses fleuries; il est l'éternel complice de ces infâmes étoffes. On se moque généralement du diamant qu'il porte à sa chemise et de l'anneau de mariage qui orne sa main; mais l'un signifie l'homme établi, comme l'autre annonce le mariage, et personne n'imaginerait un épicier sans femme. La femme de l'épicier en a partagé le sort jusque dans l'enfer de la moquerie française. Et pourquoi l'a-t-on immolée en la rendant ainsi doublement victime? Elle a voulu, dit-on, aller à la cour. Quelle femme assise dans un comptoir n'éprouve le besoin d'en sortir, et où la vertu ira-t-elle, si ce n'est aux environs du trône? car elle est vertueuse: rarement l'infidélité plane sur la tête de l'épicier, non que sa femme manque aux grâces de son sexe, mais elle manque d'occasion. La femme d'un épicier, l'exemple l'a prouvé, ne peut dénouer sa passion que par le crime, tant elle est bien gardée. L'exiguïté du local, l'envahissement de la marchandise, qui monte de marche en marche et pose ses chandelles, ses pains de sucre jusque sur le seuil de la chambre conjugale, sont les gardiens de sa vertu, toujours exposée aux regards publics. Aussi, forcée d'être vertueuse, s'attache-t-elle tant à son mari, que la plupart des femmes d'épiciers en maigrissent. Prenez un cabriolet à l'heure, parcourez Paris, regardez les femmes d'épiciers: toutes sont maigres, pâles, jaunes, étirées. L'hygiène, interrogée, a parlé de miasmes exhalés par les denrées coloniales; la pathologie, consultée, a dit quelque chose sur l'assiduité sédentaire au comptoir, sur le mouvement continuel des bras, de la voix, sur l'attention sans cesse éveillée, sur le froid qui entrait par une porte toujours ouverte et rougissait le nez. Peut-être, en jetant ces raisons au nez des curieux, la science n'a-t-elle pas osé dire que la fidélité avait quelque chose de fatal pour les épicières, peut-être a-t-elle craint d'affliger les épiciers en leur démontrant les inconvénients de la vertu. Quoi qu'il en soit, dans ces ménages que vous voyez mangeant et buvant enfermés sous la verrière de ce grand bocal, autrement nommé par eux arrière-boutique, revivent et fleurissent les coutumes sacramentales qui mettent l'hymen en honneur. Jamais un épicier, en quelque quartier que vous en fassiez l'épreuve, ne dira ce mot leste: ma femme; il dira: mon épouse. Ma femme emporte des idées saugrenues, étranges, subalternes, et change une divine créature en une chose. Les sauvages ont des femmes; les êtres civilisés ont des épouses; jeunes filles venues entre onze heures et midi à la mairie, accompagnées d'une infinité de parents et de connaissances, parées d'une couronne de fleurs d'oranger toujours déposée sous la pendule, en sorte que le mameluk ne pleure pas exclusivement sur le cheval. Aussi, toujours fier de sa victoire, l'épicier conduisant sa femme par la ville, a-t-il je ne sais quoi de fastueux qui le signale au caricaturiste. Il sent si bien le bonheur de quitter sa boutique, son épouse fait si rarement des toilettes, ses robes sont si bouffantes, qu'un épicier orné de son épouse tient plus de place sur la voie publique que tout autre couple. Débarrassé de sa casquette de loutre et de son gilet rond, il ressemblerait assez à tout autre citoyen, n'étaient ces mots, ma bonne amie, qu'il emploie fréquemment en expliquant les changements de Paris à son épouse, qui, confinée dans son comptoir, ignore les nouveautés. Si parfois, le dimanche, il se hasarde à faire une promenade champêtre, il s'assied à l'endroit le plus poudreux des bois de Romainville, de Vincennes ou d'Auteuil, et s'extasie sur la pureté de l'air. Là, comme partout, vous le reconnaîtrez, sous tous ses déguisements, à sa phraséologie, à ses opinions. Vous allez par une voiture publique à Meaux, Melun, Orléans, vous trouvez en face de vous un homme bien couvert qui jette sur vous un regard défiant: vous vous épuisez en conjectures sur ce particulier d'abord taciturne. Est-ce un avoué? est-ce un nouveau pair de France? est-ce un bureaucrate? Une femme souffrante dit qu'elle n'est pas encore remise du choléra. La conversation s'engage. L'inconnu prend la parole.
—Môsieu... Tout est dit, l'épicier se déclare. Un épicier ne prononce ni monsieur, ce qui est affecté, ni msieu, ce qui semble infiniment méprisant; il a trouvé son triomphant môsieu, qui est entre le respect et la protection, exprime sa considération, et donne à sa personne une saveur merveilleuse.—Môsieu, vous dira-t-il, pendant le choléra, les trois plus grands médecins, Dupuytren, Broussais et môsieu Magendie, ont traité leurs malades par des remèdes différents; tous sont morts, ou à peu près. Ils n'ont pas su ce qu'est le choléra; mais le choléra, c'est une maladie dont on meurt. Ceux que j'ai vus se portaient déjà mal. Ce moment-là, môsieu, a fait bien du mal au commerce.
Vous le sondez alors sur la politique. Sa politique se réduit à ceci: «Môsieu, il paraît que les ministres ne savent ce qu'ils font! On a beau les changer, c'est toujours la même chose. Il n'y avait que sous l'empereur où ils allaient bien. Mais aussi, quel homme! En le perdant, la France a bien perdu. Et dire qu'on ne l'a pas soutenu!» Vous découvrez alors chez l'épicier des opinions religieuses extrêmement répréhensibles. Les chansons de Béranger sont son Évangile. Oui, ces détestables refrains frelatés de politique ont fait un mal dont l'épicerie se ressentira longtemps. Il se passera peut-être une centaine d'années avant qu'un épicier de Paris, ceux de la province sont un peu moins atteints de la chanson, entre dans le Paradis. Peut-être son envie d'être Français l'entraîne-t-elle trop loin. Dieu le jugera.
Si le voyage était court, si l'épicier ne parlait pas, cas rare, vous le reconnaîtriez à sa manière de se moucher. Il met un coin de son mouchoir entre ses lèvres, le relève au centre par un mouvement de balançoire, s'empoigne magistralement le nez, et sonne une fanfare à rendre jaloux un cornet à piston.
Quelques-uns de ces gens qui ont la manie de tout creuser signalent un grand inconvénient à l'épicier: il se retire, disent-ils. Une fois retiré, personne ne lui voit aucune utilité. Que fait-il? que devient-il? il est sans intérêt, sans physionomie. Les défenseurs de cette classe de citoyens estimables ont répondu que généralement le fils de l'épicier devient notaire ou avoué, jamais ni peintre ni journaliste, ce qui l'autorise à dire avec orgueil: J'ai payé ma dette au pays. Quand un épicier n'a pas de fils, il a un successeur auquel il s'intéresse; il l'encourage, il vient voir le montant des ventes journalières, et les compare avec celles de son temps; il lui prête de l'argent: il tient encore à l'épicerie par le fil de l'escompte. Qui ne connaît la touchante anecdote sur la nostalgie du comptoir à laquelle il est sujet?
Un épicier de la vieille roche, lequel, trente ans durant, avait respiré les mille odeurs de son plancher, descendu le fleuve de la vie en compagnie de myriades de harengs, et voyagé côte à côte avec une infinité de morues, balayé la boue périodique de cent pratiques matinales, et manié de bons gros sous bien gras; il vend son fonds, cet homme riche au delà de ses désirs, ayant enterré son épouse dans un bon petit terrain à perpétuité, tout bien en règle, quittance de la Ville au carton des papiers de famille; il se promène les premiers jours dans Paris en bourgeois; il regarde jouer aux dominos, il va même au spectacle. Mais il avait, dit-il, des inquiétudes. Il s'arrêtait devant les boutiques d'épiceries, il les flairait, il écoutait le bruit du pilon dans le mortier. Malgré lui cette pensée: Tu as été pourtant tout cela! lui résonnait dans l'oreille, à l'aspect d'un épicier amené sur le pas de sa porte par l'état du ciel. Soumis au magnétisme des épices, il venait visiter son successeur. L'épicerie allait. Notre homme revenait le cœur gros. Il était tout chose, dit-il à Broussais en le consultant sur sa maladie. Broussais ordonna les voyages, sans indiquer positivement la Suisse ou l'Italie. Après quelques excursions lointaines tentées sans succès à Saint-Germain, Montmorency, Vincennes, le pauvre épicier dépérissant toujours, n'y tint plus; il rentra dans sa boutique comme le pigeon de la Fontaine à son nid, en disant son grand proverbe: Je suis comme le lierre, je meurs où je m'attache! Il obtint de son successeur la grâce de faire des cornets dans un coin, la faveur de le remplacer au comptoir. Son œil, déjà devenu semblable à celui d'un poisson cuit, s'alluma des lueurs du plaisir. Le soir, au café du coin, il blâme la tendance de l'épicerie au charlatanisme de l'Annonce, et demande à quoi sert d'exposer les brillantes machines qui broient le cacao.
Plusieurs épiciers, des têtes fortes, deviennent maires de quelque commune, et jettent sur les campagnes un reflet de la civilisation parisienne. Ceux-là commencent alors à ouvrir le Voltaire ou le Rousseau qu'ils ont acheté, mais ils meurent à la page 17 de la notice. Toujours utiles à leur pays, ils ont fait réparer un abreuvoir, ils ont, en réduisant les appointements du curé, contenu les envahissements du clergé. Quelques-uns s'élèvent jusqu'à écrire leurs vues au Constitutionnel, dont ils attendent vainement la réponse; d'autres provoquent des pétitions contre l'esclavage des nègres et contre la peine de mort.
Je ne fais qu'un reproche à l'épicier: il se trouve en trop grande quantité. Certes il en conviendra lui-même, il est commun. Quelques moralistes, qui l'ont observé sous la latitude de Paris, prétendent que les qualités qui le distinguent se tournent en vices dès qu'il devient propriétaire. Il contracte alors, dit-on, une légère teinte de férocité, cultive le commandement, l'assignation, la mise en demeure, et perd de son agrément. Je ne contredirai pas ces accusations, fondées, peut-être, sur le temps critique de l'épicier. Mais consultez les diverses espèces d'hommes, étudiez leurs bizarreries, et demandez-vous ce qu'il y a de complet dans cette vallée de misères. Soyons indulgents envers les épiciers! D'ailleurs où en serions-nous s'ils étaient parfaits? il faudrait les adorer, leur confier les rênes de l'État, au char duquel ils se sont courageusement attelés. De grâce, ricaneurs auxquels ce mémoire est adressé, laissez-les-y, ne tourmentez pas trop ces intéressants bipèdes: n'avez-vous pas assez du gouvernement, des livres nouveaux et des vaudevilles?
De Balzac.
LA GRISETTE.
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De tous les produits parisiens, le produit le plus parisien sans contredit, c'est la grisette. Voyagez tant que vous voudrez dans les pays lointains, vous rencontrerez des arcs de triomphe, des jardins royaux, des musées, des cathédrales, des églises plus ou moins gothiques; comme aussi, chemin faisant, partout où vous conduira votre humeur vagabonde, vous coudoierez des bourgeois et des altesses, des prélats et des capitaines, des manants et des grands seigneurs; mais nulle part, ni à Londres, ni à Saint-Pétersbourg, ni à Berlin, ni à Philadelphie, vous ne rencontrerez ce quelque chose si jeune, si gai, si frais, si fluet, si fin, si leste, si content de peu, qu'on appelle la grisette. Que dis-je, en Europe? vous parcourriez toute la France que vous ne rencontreriez pas dans toute sa vérité, dans tout son abandon, dans toute son imprévoyance, dans tout son esprit sémillant et goguenard, la grisette de Paris.
Les savants (foin des savants!), qui expliquent toute chose, qui trouvent nécessairement une étymologie à toute chose, se sont donné bien de la peine pour imaginer l'étymologie de ce mot-là, la grisette. Ils nous ont dit, les insensés! qu'ainsi se nommait une mince étoffe de bure à l'usage des filles du peuple, et ils en ont tiré cette conclusion: Dis-moi l'habit que tu portes, et je te dirai qui tu es! comme si nos élégantes duchesses de la rue, nos comtesses qui vont à pied, nos fines marquises qui vivent du travail de leurs mains, toute cette galante et sceptique aristocratie de l'atelier et du magasin, étaient condamnées à porter à tout jamais une triste robe de laine; comme si elles avaient renoncé, ces anachorètes blanches et roses, aux plus douces joies de la vie, au ruban de soie, à la broderie, aux souliers neufs, aux gants neufs, à toutes les ressources ingénieuses de cette coquetterie facile qui est à la portée de toutes les belles personnes qui sont pauvres, bien faites, et qui ont vingt ans!
Donc laissons là les étymologistes et leurs étymologies saugrenues. Ce sont de vieux bons hommes revenus des passions humaines, et dont on ne peut pas dire à propos de ces deux échantillons de la coquetterie française, qu'ils sont pleins de leur sujet. On ne définit pas ce qui est net, vif et beau. La seule façon de comprendre ce monde des grisettes parisiennes, monde à part dans le monde, c'est de le voir de près. Sortez le matin par un beau jour qui commence, et regardez autour de vous quelle est la première femme éveillée dans ce riche Paris qui dort encore: c'est la grisette! Elle se lève un instant après le jour, et tout de suite la voilà qui se fait belle pour toute la journée. Son ablution de chaque jour est complète, ses beaux cheveux sont peignés de fond en comble: ses vêtements sont reluisants de propreté; je le crois bien, ma foi! c'est elle-même qui les a faits, elle-même qui les a blanchis. En même temps, elle pare aussi la mansarde qu'elle habite; elle met en ordre le pauvre rien qu'elle possède, elle décore sa misère comme d'autres femmes ne sauraient pas décorer leur opulence. Ceci fait, elle jette un dernier coup d'œil sur son miroir, et quand elle s'est bien assurée qu'elle est aussi jolie aujourd'hui qu'elle l'était hier, elle s'en va à son travail. En effet, et voilà ce qu'elles ont de touchant et de respectable, qui dit une grisette dit en même temps un petit être charmant et content de peu qui produit et qui travaille; une grisette oisive n'est pas dans la nature des grisettes: elle devient alors tout autre chose; elle sort tout à fait de cet honnête département des grisettes; une fois oisive, elle franchit la faible limite qui la sépare du vice parisien.—De celle-là nous n'en parlons pas, elle gâterait notre sujet.
Mais cependant, puisqu'elle travaille, quel est donc le travail de la grisette? Il serait bien plus simple de vous dire tout de suite quel n'est pas son travail, car qui dit une grisette, dit une fille bonne à tout, qui sait tout, qui peut tout. Une légion de fourmis travailleuses suffit à produire des montagnes; eh bien! la grisette est comme la fourmi. Les grisettes de Paris, ces petits êtres fluets, actifs et pauvres, Dieu le sait! elles opèrent autant de prodiges que des armées. Entre leurs mains industrieuses se façonnent sans fin et sans cesse la gaze, la soie, le velours, la toile. A toutes ces choses informes elles donnent la vie, elles donnent la grâce, l'éclat: elles les créent, pour ainsi dire, et, ainsi créées, elles les jettent dans toute l'Europe; et, croyez-moi, cette innocente et continuelle conquête à la pointe de l'aiguille est plus durable mille fois que toutes nos conquêtes à la pointe de l'épée.
Ils se répandent ainsi dans la ville, ces pauvres artisans noirs ou blonds, blancs et roses, et, tout en fredonnant, ils habillent la plus belle partie du genre humain; leurs doigts légers exécutent comme en se jouant les tours de force les plus difficiles; tout ce que le caprice des femmes dans leurs plus ingénieux accès de coquetterie peut inventer, nos charmants artistes l'exécutent. Elles règnent en despotes sur la parure européenne. Elles brodent le manteau des reines, elles coupent le tablier des bergères. Et faut-il que ce goût français soit universel pour que ces petites filles, enfants de pauvres gens, et qui mourront pauvres comme leurs mères, deviennent ainsi les interprètes tout-puissants de la mode dans l'univers entier! Détruisez cette race intelligente et laborieuse, c'en est fait de la grâce européenne; déjà je vois d'ici toutes les grandes coquettes de ce monde vêtues au hasard, c'est-à-dire mal vêtues, et qui s'écrient en soupirant: Où allons-nous?
Dans cette position à la fois élevée et subalterne, et placées, comme elles le sont, entre le luxe le plus exagéré des puissants de ce monde et leur propre misère à elles-mêmes, certes, il faut à ces pauvres filles bien de l'esprit et bien du courage pour résister à la fois à ce luxe et à cette misère. Car à peine descendue du cinquième étage qu'elle habite, la grisette est introduite dans les plus riches magasins, dans les maisons les plus somptueuses; là, elle règne; là, elle dicte ses lois et sans appel; pendant tout le jour elle préside à la coquetterie des femmes riches, elle les habille, elle les pare, elle entoure ces cadavres, souvent très-laids, des tissus les plus précieux; elle sait à fond tous les déguisements de ces beautés si souvent trompeuses. Que de tailles contrefaites elle a réparées! que de maigreurs elle a dissimulées! que de laideurs elle a fait paraître charmantes! et quand l'idole est ainsi parée par ces pauvres mains si blanches et si gentilles, quand l'amour arrive, qui emporte dans les fêtes resplendissantes, non pas la femme, qui est laide, mais la parure, qui est adorable, sans songer que l'ouvrière qui l'a faite est cent fois plus belle que celle qui la porte, vous figurez-vous notre jeune artiste qui suit d'un regard contrit cette femme qu'elle a créée, et qui se dit à elle-même avec un gros soupir: Je suis pourtant plus belle que cela! Oui, certes, c'est là une de ces immenses tentations auxquelles résisteraient bien peu de courages. En effet, on comprend très-bien qu'un homme passe devant un monceau d'or sans y toucher: sa probité le sauve; mais une jeune et jolie fille, qui peut tout d'un coup, d'obscure et inconnue qu'elle était, devenir l'admiration et l'amour des hommes, si elle veut mettre seulement ce morceau de gaze créé par son aiguille, renoncer ainsi à ses admirables et faciles conquêtes, voilà, certes, le plus surprenant de tous les courages! Elle est seule; cette parure est achevée; les fleurs sont prêtes pour la chevelure, la gaze transparente pour le sein nu, le ruban pour la ceinture, le soulier pour le pied, le bas brodé pour la jambe faite au tour, le gant pour la main: qui donc empêche l'humble chrysalide de devenir tout d'un coup le papillon léger, de réaliser les plus beaux rêves et d'entraîner à sa suite l'admiration des hommes, la jalousie des femmes? Ainsi vêtue, elle devient tout d'un coup la reine du monde, elle marche l'égale des plus belles; sa jeunesse brille de tout son éclat; elle est l'orgueil de nos fêtes, la joie de nos théâtres; le monde des arts, du luxe et du pouvoir lui est ouvert: rien ne doit résister à son triomphe. Victoire! victoire! plus de travail! plus de misère! Mais non, cette humble pauvreté ne sera pas vaincue: elle résistera à cette tentation chaque jour renouvelée; la noble héroïne rendra sans murmurer cette parure à celle qui la paye, et elle se consolera avec ses chansons, sa gaieté et ses vingt ans.—Ou bien tout simplement, elle deviendra folle. Que d'ambitieuses de vingt ans, qui ont manqué d'une robe pour être adorées, sont renfermées à la Salpêtrière! Savez-vous bien cependant ce qu'on donne à la grisette pour prix de tant de travaux, de tant d'héroïsmes, de tant de folies qui la tuent? Hélas! j'en rougis. Mais cette noble fille, sacrifiée à ces passions dévorantes, est presque aussi peu payée que nos Alexandres et nos Césars à quatre sous par jour. Pour se vêtir, pour se nourrir, pour se loger, pour cultiver le parterre qui est devant sa fenêtre, pour le mouron de l'oiseau qui chante dans sa cage, pour le bouquet de violettes qu'elle achète chaque matin, pour cette chaussure si luisante et si bien tenue, pour cette élégance soutenue des pieds à la tête, dont serait fière plus d'une reine de préfecture, la grisette parisienne gagne à peine de quoi fournir chaque jour au déjeuner d'un surnuméraire du ministère de l'intérieur. Et cependant avec si peu, si peu que rien, elle est bien plus riche, elle est gaie, elle est heureuse; elle ne demande en son chemin qu'un peu de bienveillance, un peu d'amour.
Ce n'est pas que dans ce chemin, ou plutôt dans ce modeste sentier, semé de tant de fleurs des champs et de tant d'épines, qu'elle parcourt d'un pas si léger, l'aimable fille, elle ne rencontre bien des petits bonheurs à sa taille et à son usage. Elle se pare de cet or que fabrique à si peu de frais la médiocrité, et l'or de cette mine est plus inépuisable que toutes les mines du Pérou. Elle est contente de peu, elle est contente de rien! La poésie et l'amour, ces deux anges qui consolent et qui encouragent, l'accompagnent dans sa route; elle tient à la poésie par sa misère d'abord et ensuite par sa profession, elle tient à l'amour par ses grâces naturelles et sa beauté sans fard. La grisette est la providence de cette race à part et imberbe, l'honneur, l'esprit et le tapage de nos écoles, qu'on peut appeler à bon droit le printemps de l'année; elle est l'amour souriant et désintéressé des poëtes sans maîtresses, des orateurs en herbe, des généraux sans épée, des Mirabeaux sans tribune; tout jeune homme qui vit à Paris d'une maigre pension paternelle et d'espérance est de droit le vainqueur et le tyran de ces jolies petites marquises de la rue Vivienne. Dans cette franche communauté fondée sur l'amour, sur l'économie et le travail, chacun des deux amoureux apporte tout ce qu'il a, rien d'abord, et avec cela un grand appétit, et par-dessus le marché un grand fonds d'insouciance, tous les adorables ingrédients du bonheur; on travaille chacun de son côté toute la semaine; l'aiguille et la plume font des merveilles; l'un dissèque des cadavres, l'autre en habille; celui-ci débrouille les textes de Justinien, celle-là redresse tous les torts féminins qu'on lui présente; à peine a-t-on le temps de se voir, de s'entre-sourire; à peine une fois ou deux passe-t-il devant la porte du magasin dont la glace est recouverte d'un rideau à demi entr'ouvert. Mais le dimanche venu, adieu toute contrainte! l'aiguille et la plume se reposent, le magasin et le livre sont fermés! Liberté, liberté tout entière; c'est le jour où il est riche, c'est le jour où elle est belle, c'est le jour où ils s'aiment à ciel et à cœur ouverts. Allons, notre royaume légitime, la vallée de Montmorency nous appelle; allons, notre beau duché de Saint-Cloud nous ouvre ses portes; allons; notre belle comté de Saint-Germain va grimper jusqu'à notre cinquième étage par le chemin de fer; allons vite: j'ai mon habit neuf, mon gilet blanc, mes épargnes dans ma poche; prends ton chapeau le plus frais, ton écharpe la plus rose; prends l'ombrelle que Louise a oubliée chez toi l'autre jour, et en avant! Et les voilà qui s'emparent ainsi l'un et l'autre des plus petits recoins de la campagne parisienne; pour leur faire place, à ces innocents amoureux, les oisifs et les riches se cachent de leur mieux, ils savent que le dimanche appartient à l'étudiant et à la grisette; et ainsi dans les campagnes, l'été, dans la ville, l'hiver, ils sont les maîtres souverains un jour chaque semaine; ils remplissent les bois, ils remplissent les théâtres; toutes les fleurs des champs et toutes les larmes du mélodrame leur appartiennent; ils ont cinquante-deux jours de règne dans l'année. Quelle est la puissance en ce monde qui dure si longtemps?
Ainsi se passe cette dernière jeunesse du jeune homme; il marche ainsi appuyé sur cette blanche épaule jusqu'à ce qu'il arrive à être quelque chose, médecin, avocat, sous-lieutenant. Alors l'ambition le gagne, l'amour s'en va, il dit adieu à la folle et douce maîtresse de ses beaux jours; l'ingrat qu'il est, il l'abandonne à cette misère si facile à porter quand on est deux, il change ce cœur aimant contre quelques arpents de vigne, ou les quelques sacs d'écus dont se compose une dot de province; elle cependant, la pauvre fille, que devient-elle? Elle pleure, elle se résigne, elle se console, quelquefois elle recommence, souvent enfin elle se marie; elle passe ainsi du poëte amoureux au mari brutal, du rire aux larmes, de l'indulgente misère à l'indigence brutale; tout est fini pour elle; le papillon devient chrysalide: heureusement elle ne meurt pas sans laisser après elle une assez bonne provision de grisettes et de gamins de Paris.
Mais soyons prudents et sages, ne regardons pas trop au fond des choses, de peur de tomber dans l'abîme. Quelle est la rose la mieux épanouie que n'emporte le premier vent qui souffle? Quel est le fruit mûr qui ne porte son ver rongeur? Au reste, Dieu merci, cette triste fin n'est pas la même pour toutes ces charmantes filles; il en est qui se sauvent par hasard, il en est d'autres que sauve le bonheur, quelques-unes la vertu comme l'entendent les moralistes: je veux à ce propos vous raconter l'histoire de Jenny, la bouquetière.
Cette Jenny a fait un métier que je ne saurais trop vous expliquer, mesdames. Cependant, comme elle avait un bon cœur et une belle âme, il faut qu'elle ait, sa biographie à part, une page dans ce recueil d'artiste. Jenny a été si utile à l'art!
Je dis Jenny la bouquetière, parce qu'elle vint à Paris vendant des roses et des violettes pâles comme elle, la pauvre enfant! Pour le débit des fleurs, il n'y a que deux ou trois bonnes places à Paris: l'Opéra, le soir, quand l'harmonie étincelle, quand le gaz éclate, quand les femmes riches et parées s'en vont en diamants, en dentelles, se livrer aux mornes extases de l'harmonie. Alors il fait bon avoir à part soi un magasin de roses et de violettes, le débit est sûr. Mais quand vint Jenny à Paris, elle ne put vendre ses fleurs que sur le pont des Arts, des fleurs sans odeur et sans couleur, image trop réelle de la poésie académique; des fleurs de la veille à l'usage des grisettes qui passent. Avec un pareil commerce, il n'y avait aucune fortune à espérer pour Jenny.
Jenny la bouquetière se morfondait et pleurait. Il y eut des vieillards, des roués de la bourgeoisie, qui firent des quolibets à Jenny, qui l'accablèrent de mots à double sens; mais Jenny ne les comprit pas: le bourgeois libertin est trop laid! La pauvre fille cependant vendait ses fleurs, mais le commerce allait mal; il fallait sortir de ce misérable état à tout prix.
Quand je dis à tout prix, je me trompe, non pas au prix de l'innocence, pauvre Jenny! non pas au prix de cette fortune éphémère et misérable qui s'en va si vite, et qui se fait remplacer par la honte. Ne crains rien pour ton joli visage, ma bouquetière; il y a quelque chose d'innocent à faire avec ta jeunesse et ta beauté; quelque chose d'innocent à faire, entends-tu bien? avec ton visage si frais, tes doigts si déliés, ton port si noble, ta taille svelte, et ton pied arabe qui donne une forme charmante à tes mauvais souliers.
Viens dans mon atelier, belle Jenny, viens; tiens-toi à distance. Tu n'as pas même à redouter mon souffle. Pose-toi là, ma fille, sous ce rayon de soleil qui t'enveloppe de sa blancheur virginale. Oh! sois muette et calme, laisse-moi t'envelopper d'art et de poésie; tu seras mon idole pour un jour, à moi peintre. Je vois déjà voltiger autour de ta robe en guenilles les couleurs riantes, les formes légères, les ravissantes apparitions de mon voyage d'Italie. Reste là, reste, Jenny, sous mon pinceau, sur ma toile, dans mon âme, sous mon regard charmé; que de métamorphoses tu vas subir! Vierge sainte, on t'adore, les hommes se prosternent à tes pieds; jolie fille au doux sourire, les jeunes gens te rêvent et te font des vers. Sois plus grave, relève tes sourcils arqués, réprime ce sourire; je te fais reine, grande dame; après quoi si tu veux poser ta tête sur ta main, si tu veux mollement sourire, si tu veux t'abandonner à la poétique langueur d'une fille qui rêve, je fais de toi plus qu'une vierge, je te crée la maîtresse de Raphaël ou de Rubens. Pauvre fille, c'est beaucoup plus que si je te faisais la maîtresse d'un roi.
Jenny, inépuisable Jenny! qu'elle vienne, l'inspiration me saisit et m'oppresse, la fièvre de l'art est dans mes veines; ma palette est chargée pêle-mêle, ma grossière palette en bois de chêne, ma brosse est à mes pieds, haletante comme le chien de chasse qu'on tient en laisse. Viens, il est temps, Jenny! Et Jenny vient, docile comme l'imagination, docile et souple, et prête à tout, à tout ce que l'art a d'innocence et de poésie. Allons, Jenny, pose-toi: je veux voir en toi une belle fille grecque, comme celles que vit Apelles quand elles posèrent pour la statue de la déesse. Tu es ainsi, ma jolie Grecque, ma sévère beauté, mon Athénienne aux formes ravissantes! Et si je veux changer ma beauté cosmopolite, ma beauté change; la voilà Romaine, Romaine de l'empire, Romaine comme les Romaines de Juvénal. Allons, Jenny, sors du festin, prête l'oreille aux chants des buveurs, relis-moi l'ode d'Horace à Glycère, à Nééra; sois belle et riche, étends-toi dans ta litière portée par des esclaves gaulois; remplace les bagues de l'hiver par l'or de l'été. Mais avant tout, avant de représenter l'ivresse, as-tu déjeuné ce matin, Jenny? Vous autres, vous ne vous figurez pas ce que c'est qu'une pauvre fille qui rêve tout éveillée, et qui rêve pour vous; vous ne vous imaginez pas tout ce qu'il y a de péril et de difficulté dans cette position fixe d'une pauvre femme qui reste des heures entières immobile, muette, arrêtée; il faut qu'elle unisse la passion au calme, la colère au calme, l'ivresse au calme, l'amour au calme! La plus grande des comédiennes, c'est une pauvre fille qui sert de modèle, qui est comédienne tout un jour, comédienne pour un homme tout seul, comédienne à huis clos, comédienne qui se drape avec une guenille, reine dont un foulard forme la couronne, danseuse dont un tablier noir fait la robe de bal, sainte martyre qui prie, les yeux levés au ciel, en chantant une chanson de Béranger. Pauvre, pauvre femme! Elle passe par tous les extrêmes, selon le caprice de l'artiste: on la brûle, on l'égorge, on l'étouffe, on la met en croix, on la plonge dans mille voluptés orientales; elle est en enfer; elle est au ciel; archange aux ailes d'or, prostituée à l'air ignoble; elle est tout, elle passe par toutes les habitudes de la vie: grande dame, bourgeoise, majesté, divinité de la fable, que voulez-vous? Et cela sans que personne l'applaudisse, sans un battement de mains, sans la plus petite part dans l'admiration accordée au chef-d'œuvre. On voit le tableau: Que cette femme est belle! quel regard! quelle main! que d'inspirations véhémentes dans cette tête! On porte l'artiste aux nues, on le comble d'or et d'honneurs; il n'y a pas un regard pour la pauvre Jenny: or, c'est Jenny qui a fait le tableau!
Étrange assemblage de beauté et de misère, d'ignorance et d'art, d'intelligence et d'apathie! Prostitution à part d'une belle personne qui peut sortir chaste et sainte après avoir obéi en aveugle aux caprices les plus bizarres! C'est que l'art est la grande excuse à toutes les actions au delà du vulgaire; c'est que l'art purifie tout, même cet abandon qu'une pauvre fille fait de son corps; c'est que l'art est aussi favorisé que l'opérateur à qui on livre le cadavre, sans repentir et sans remords; c'est qu'aussi Jenny était douce et modeste autant que jolie; Jenny était soumise à l'artiste, aveuglément soumise tant qu'il s'agissait de l'art: mais là s'arrêtait sa vocation. L'artiste redevenait-il un homme! Jenny quittait son rôle brillant, elle redescendait des hautes régions où l'artiste l'avait comme placée à dessein, Jenny redevenait une simple femme pour se mieux défendre; Jenny recouvrait de la bure ternie ses bras si blancs, elle rejetait sur son beau sein son pauvre mouchoir d'indienne, elle rentrait sa jambe nue dans son bas troué. On n'eût pas respecté la reine ou la sainte: on respectait Jenny.
Ce qu'est devenue Jenny? vous voulez le savoir! Elle a parsemé nos temples de belles saintes qu'adorerait un protestant; elle a peuplé nos boudoirs d'images gracieuses qui font plaisir à voir, de ces têtes de femmes qu'une jeune femme enceinte regarde si avidement; elle a donné son beau visage et ses belles mains aux tableaux d'histoire; sa bienveillante influence s'est fait longtemps sentir dans l'atelier de nos artistes; avoir Jenny dans son atelier, c'était déjà un gage de succès. Jenny dédaignait l'art médiocre, elle s'enfuyait à s'écheveler quand elle était appelée par nos modernes Raphaëls; elle ne voulait confier sa jolie figure qu'au génie, elle n'avait foi qu'au génie. Quand l'artiste favorisé était pauvre, Jenny lui faisait crédit bien volontiers. Aimable fille! Elle a plus encouragé l'art à elle seule que nos trois derniers ministres de l'intérieur à eux trois! Mais hélas! l'art a perdu Jenny, perdu le charmant modèle, perdu sans retour; l'art est livré à lui-même sans vertu, sans pouvoir, sans avenir, sans fortune, sans idéal!
Ce qu'est devenue Jenny? Elle est devenue ce que deviennent toujours les femmes très-jeunes et très-jolies, heureuse et riche; elle est à présent ce que sont toujours les femmes très-bonnes, elle est très-aimée, très-respectée, très-fêtée. La grande dame a conservé son amour d'artiste, son dévouement d'artiste, elle est restée un artiste. Elle a quitté, il est vrai, ses pauvres habits, son simple foulard et son châle de hasard; elle a chargé son cou de diamants; les tissus de cachemire couvrent ses épaules; sa robe est brodée, ses bas de soie sont encore à jour, mais troués cette fois par le luxe et la coquetterie; elle a des gants de Venise pour cette main si blanche et des senteurs de l'Orient pour cette peau si parfumée et si douce; elle a un titre et des laquais. Eh bien! ne craignez rien, approchez: la grande dame est toujours Jenny, Jenny la bouquetière, Jenny modèle. Si vous êtes un grand artiste, si vous vous appelez Gérard, Ingres, Delaroche ou Vernet, arrivez; dites-lui: Jenny, il me faut une main de femme; Jenny vous jettera au nez ses gants de Venise; dites-lui: Jenny, il me faut de blanches et fraîches épaules, il me faut un sein qui bat: Jenny ôtera son cachemire et vous montrera son sein et ses épaules; dites-lui: Jenny, je fais une Atalante, il me faut la jambe et le pied d'Atalante; Jenny, duchesse, vous prêtera sa jambe et son pied tout comme faisait Jenny la bouquetière. Bonne fille! et simple, et ingénue, et dévouée à l'art, aimant la beauté pour elle-même, se félicitant tout haut d'être belle parce qu'elle est belle partout, sur la toile, sur la pierre, sur le marbre, sur l'airain, en terre cuite et en plâtre, toujours belle. Que l'art ne s'afflige pas de la fortune de Jenny, Jenny appartient toujours à l'art, elle est son bien, elle est toute sa fortune. L'art veut bien la prêter à l'hymen d'un grand seigneur, mais ce n'est qu'un prêt qu'il lui fait: il faut que ce grand seigneur soit toujours disposé à rendre Jenny à l'artiste. C'est une stipulation écrite tacitement dans le contrat de mariage de Jenny.
Telle est cette simple et souriante histoire. Il n'est pas un artiste de talent, s'il était juste, qui ne mît de moitié dans sa gloire et dans sa fortune quelque beau sein inspirateur. Or maintenant, et pour finir comme j'ai commencé, trouvez-moi quelque part, dans tout l'univers, un petit être ainsi venu au monde, que par le fait même de sa naissance il soit merveilleusement disposé à toutes choses, aux plus tristes et aux plus gaies, frais sourires, larmes amères, abnégation profonde, travail, paresse, vice et vertu, supportant également tous les excès de la fortune et tous les excès de la misère, d'une parfaite égalité d'humeur au milieu de tant de fortunes changeantes et renversées, aussi heureux dans la bure que dans la soie, aussi à l'aise dans le salon que dans la mansarde, parlant en chantant une belle langue française qui tient à la fois du Versailles de Louis XIV et de la Courtille de nos jours.—Grande dame grave et chaste, fille égrillarde et rieuse, poëte, artiste, mondaine, folle de joie, rêveuse, distraite, coquette, amoureuse, modeste, bonne et vive, prête à tout; et pour dire en un mot, véritablement, entièrement et complétement—la Grisette de Paris.
Jules Janin.
L'ÉTUDIANT EN DROIT.
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Un jeune homme sort du collége. Il a passé son examen de bachelier ès lettres, après avoir fait ce qu'on appelle ses études; c'est-à-dire que dix ans de travaux l'ont rendu capable d'expliquer, à l'aide de bons dictionnaires, Virgile et les fables d'Ésope. Son père et sa mère, assis au coin du feu, délibèrent sur la destinée ultérieure de leur fils unique. «Il faut qu'il fasse son droit, dit le père d'un ton grave et doctoral; c'est le complément indispensable de l'éducation: le titre d'avocat mène à tout.»
O bourgeois candide et patriarcal! le titre d'avocat ne mène à rien! Où vont ces milliers d'élèves qui s'asseyent chaque année sur les bancs de l'École de droit? sont-ils tous pourvus d'emplois honorables et lucratifs? les voit-on primer au barreau ou dans la magistrature? Hélas! non; la majorité ne met jamais le pied au palais. Quelques-uns deviennent notaires, avoués ou huissiers; le reste se répartit dans diverses professions. Cet agent d'affaires qui négocie des ventes et des achats de fonds de commerce sans clientèle, il a fait son droit. Ce jeune premier qui colporte en province sa misère et ses oripeaux, il a fait son droit. Cet écrivain public qui rédige en prose et en vers des compliments à l'usage des cuisinières, il a fait son droit. Ce dramaturge qui compose des pièces à grand spectacle pour le théâtre de madame Saqui a prêté le serment d'avocat. Les administrations publiques et particulières, l'armée, les boutiques, les échoppes, fourmillent d'ex-étudiants qui végètent et regrettent les trois années qu'ils ont perdues sous le vain prétexte d'apprendre les lois, dont ils ne savent pas un mot.
Quoi qu'il en soit, tous les ans, au mois de novembre, une foule de jeunes gens affluent de toutes les parties de la France, et viennent s'entasser dans les hôtels du quartier Latin, vaste camp dont les avant-postes s'étendent d'un côté jusqu'au Pont-Neuf, et de l'autre, jusqu'à la barrière d'Enfer.
Le nouveau débarqué est installé; il a pris sa première inscription; il a choisi ses professeurs; il a fait sa première apparition au cours, où il aura soin de se montrer le moins possible. Que lui faut-il encore? Une femme, une compagne qui partage avec lui les peines de la vie, et qui lui cire ses bottes! Il se met en quête, et un de ses compatriotes, élève de deuxième année, dont les belles manières et la conversation solide ont ébloui la haute société de son endroit pendant les vacances, a été chargé par les excellents parents de notre novice de guider sa jeune expérience à travers les écueils de la Babylone maudite où le jeune héritier n'a été abandonné qu'en tremblant. Pénétré de sa mission, le Mentor introduit dès le lendemain de son arrivée son jeune Télémaque au bal Montesquieu, autant pour le rompre sans retard aux bonnes habitudes que pour retrouver ses anciennes connaissances personnelles. Une contredanse et deux galops ont suffi pour lier intimement notre jeune homme à une élégante danseuse qui répond au nom d'Irma, Amanda, ou autre nom de la même famille. Elle est sage à n'en pas douter, car elle a refusé de donner son adresse; mais notre étudiant l'a bientôt retrouvée. Il l'épie et l'arrête au passage sur le trottoir de la rue Dauphine, enveloppée d'un long tartan, la tête encadrée dans un bonnet de velours noir, le bras passé dans un large cabas d'osier, garde-meuble inséparable de la majorité féminine de notre excellente capitale, et les pieds protégés par une chaussure équivoque. Sous ces dehors peu favorables, l'étudiant en droit a reconnu la taille élégante et les jolis yeux de sa danseuse: il faut ajouter qu'il a deviné un cœur tendre et des qualités physiques et morales qui lui suffisent. Son choix est fait, le pacte d'alliance est signé sur une table de la Grande-Chaumière du Mont-Parnasse. Là vous ne reconnaissez plus la pauvre fille dont les souliers épargnent de la besogne aux balayeurs. Elle est pimpante, élégante, éblouissante, frisée, pommadée, attifée, charmante à voir; elle porte une capote de batiste, une robe de mousseline, des bas blancs, et une écharpe de crêpe bleu.
Les amours de l'étudiant et de la grisette ne sont point de ces passions échevelées qui pleurent dans les drames modernes, et bientôt il ne la traite guère mieux qu'une servante, la charge de ses commissions, lui envoie chercher du tabac, de l'eau-de-vie et du jambon. Lorsqu'il régale ses amis, c'est elle qui, avant de présider au festin, fait cuire les côtelettes et met le couvert. Il faut le dire à sa louange, la grisette se prête merveilleusement à toutes ces fonctions de ménage, qui la rendent indispensable et lui donnent un air de femme mariée. Heureuse si les vacances seules interrompent le cours de cette liaison trop passagère, si elle peut dire adieu en pleurant à son époux temporaire, qui lui promettra de lui écrire! Mais souvent, las du ménage, l'ingrat songe à reconquérir sa liberté. Il cherche querelle à sa femme, l'accuse d'infidélité, et, à force de brouilles préparatoires, arrive à une rupture définitive. C'est un de ses amis qui lui succède, et la malheureuse fille passe de main en main comme un billet à ordre, comme une reconnaissance du mont-de-piété, jusqu'à ce que, vieille et fanée, elle tombe insensiblement au dernier degré de la dépravation.
S'il n'a point de femme pour lui préparer ses repas à domicile, l'étudiant en droit peut choisir entre une multitude de restaurants dont les fastueuses affiches lui garantissent, moyennant dix-huit sous, une alimentation saine et abondante. Poupon, Viot, Rousseau! restaurants trop calomniés! comme Figaro, vous valez mieux que votre réputation! La malice seule a pu accuser vos innocents cuisiniers de transformer une tête de cheval en tête de veau, et de présenter un angora sous la fallacieuse apparence d'un civet. Vos biftecks sont peut-être duriuscules, vos bouillons trop aquatiques, vos hachis légèrement suspects; mais vous n'en méritez pas moins l'estime et la pratique de quiconque possède une âme sensible, un estomac complaisant, et dix-huit sous dans sa poche. Laissez crier les diffamateurs, respectables sanctuaires de la gastronomie au rabais; tant qu'il y aura une École de droit à Paris, vous continuerez d'offrir à une foule toujours croissante vos demi-potages à dix centimes, et vos canards aux navets à six sous la portion.
Si l'on nous demande à quels signes extérieurs on peut reconnaître l'étudiant en droit, nous répondrons qu'il ne s'habille pas à la dernière mode, mais qu'il crée une mode tout exprès pour lui. Il laisse volontiers croître ses cheveux et sa barbe, quand il en a, afin, dit-il, de ne pas ressembler à un épicier; mais avant de se présenter devant les examinateurs, il a soin de faire disparaître ces attributs anarchiques. Il ressemble par la coiffure à un membre du club des Jacobins, et par la royale à un seigneur de la cour de Louis XIII. On l'a vu jadis se glorifier d'un chapeau gris et d'un gilet rouge à la Robespierre. Aujourd'hui, qu'il soit ou non du Béarn, il adopte le béret et la ceinture rouge, parce qu'il trouve à ce costume une couleur locale. Une pipe colossale est l'accessoire obligé de l'étudiant: fumeur intrépide, il parfume les passants des bouffées nauséabondes du tabac de la régie. La tête de sa pipe, plus ou moins culottée, offre l'image d'un Turc, de Henri IV, de Robert Macaire, de François Ier, de Saint-Just, etc. Son cœur bondit de joie lorsqu'il parvient à se procurer une chibouque algérienne ou un houka indien, et qu'étendu sur son canapé garni en velours d'Utrecht rouge, il se donne une tournure orientale. Roi du quartier Latin, il domine au théâtre, il domine à la taverne, il domine dans la rue. L'hôtelier le respecte, le restaurateur le désire, le cafetier le regarde avec amour; son crédit est solidement posé, car ses parents sont bien; à lui le haut du pavé, à lui les gracieux sourires des jeunes filles. Sultan sans rivaux, il dispense ses faveurs à son gré, et rappelle les beaux temps de la galanterie française en faisant offrir des brevets de beauté et de grâce sous la forme de bouquets aux dames qui fréquentent les loges des théâtres du Panthéon et du Luxembourg.
Entre tous surgit un caractère plus tranché, que les étudiants appellent bambocheur. Ses confrères se permettent l'estaminet et la guinguette à titre de distraction: le bambocheur y passe ses jours. Il entre à la taverne à dix heures du matin, déjeune amplement, consomme une infinité de petits verres et de chopes, fume un nombre considérable de pipes, joue au piquet et au billard, et le soir, à une heure avancée, se mêle à des chœurs qui chantent à gorge déployée:
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Le carnaval est l'élément du bambocheur: c'est alors qu'il se montre dans tout son éclat. Craignant qu'on ne lui vole sa montre à la faveur de la confusion des bals masqués, il s'empresse de la déposer entre les mains d'un commissionnaire au mont-de-piété, et le même administrateur intègre se charge d'un manteau, complétement inutile à son propriétaire pour se déguiser en postillon. Dès lors, plus de soucis, plus de soins de l'avenir! Le bambocheur n'a jamais pris d'inscription; il n'aura jamais d'examens à passer; il n'a point de carrière à parcourir, point de famille à satisfaire; toutes ses facultés sont concentrées dans le moment présent, dans le vin qu'il boit, dans le débardeur à cheveux poudrés qu'il fait valser, dans le tumulte et l'enivrement du bal.
Si, dans ces nuits de délire, un paisible observateur se place au cintre du théâtre du Panthéon et regarde en bas, il n'apercevra d'abord qu'un mélange de couleurs diverses, recouvertes d'un uniforme glacis de poussière, enveloppées d'un brouillard de vapeurs délétères; puis, au milieu de ce chaos, il distinguera confusément des têtes, des bras, des jambes, mais sans pouvoir déterminer quels sont les propriétaires respectifs de ces membres, tant est vertigineuse la rapidité avec laquelle cette masse compacte se meut, se tourne, se déroule, se heurte et tourbillonne. Du fond du parterre monte un bourdonnement étrange composé de l'union discordante de tous les sons de voix, depuis le baryton le plus éclatant jusqu'au fausset le plus criard. C'est une mêlée pareille à celle d'un champ de bataille, un inexprimable tohubohu, un labyrinthe de formes humaines, un pandémonium de danseurs: c'est un bal masqué.
Si l'extérieur de l'étudiant annonce nettement ses habitudes physiques, il n'est pas sans intérêt de scruter sa vie intellectuelle. Beaux-arts, littérature, philosophie, politique, il étudie tout, excepté son droit. Il dévore les romans nouveaux, et juge en maître des pièces en vogue. Le portrait de madame George Sand, attaché par une épingle au chevet de son lit, témoigne de son enthousiasme pour l'illustre hermaphrodite. Il suit M. de Balzac dans sa course à travers mœurs, et admire Victor Hugo, le chef de l'école poétique des temps modernes. Loin de se passionner pour ces tragédies guindées et compassées qui se font, comme une règle d'arithmétique, par l'addition d'un certain nombre de princes, de princesses et de confidents, il porte avec enthousiasme le tribut de son admiration partout où le drame saisissant se meut et palpite. Donne-t-on un drame inédit du grand homme, l'étudiant se passe de dîner, se met à la queue dès deux heures, arrive le premier au bureau, et emporte d'assaut l'unique billet de parterre que l'on y distribue. Un coup de sifflet part d'une loge. «A la porte! à la porte! s'exclame l'étudiant; c'est un membre de l'Institut!» Nouveau coup de sifflet. «A la porte! répète l'étudiant; à la lanterne les classiques!» Vient une tirade de poésie harmonieuse et sublime, toute la salle enivrée applaudit et trépigne; l'étudiant bat des mains avec fureur, et lance un regard de mépris à l'individu véhémentement soupçonné d'être membre de l'Institut.
Il est rare que l'étudiant en droit ne soit pas musicien. Il a un maître de flageolet, de flûte ou de cornet à piston, et joue Au clair de la lune sur l'accordéon. Nonobstant les règlements de police, son cor de chasse retentit au milieu du silence de la nuit; il l'embouche à une heure du matin, au retour du spectacle, pour se consoler d'avoir vu la nouveauté juste-milieu. Le propriétaire tempête, les voisins s'insurgent; mais qu'importe? l'intrépide virtuose poursuit son harmonieux tintamarre, de complicité avec les chats des environs. La vigueur de ses poumons est-elle épuisée, il sacrifie aux muses, car une monomanie l'obsède: il faut qu'il écrive. Il jette des feuilletons dans la boîte des journaux, qui ne les insèrent jamais, expédie des drames et des vaudevilles aux directeurs des théâtres des boulevards, et s'indigne de ne pouvoir obtenir lecture. Il porte le manuscrit d'un roman intime en deux volumes in-8o à Lachapelle ou à H. Souverain, scrupuleux et discrets dépositaires de ces chefs-d'œuvre. Les nouvelles qu'il élabore débutent presque toujours ainsi: «Par une belle matinée de printemps, deux hommes, enveloppés de larges manteaux, descendaient silencieusement la colline...» Parfois aussi il entame son sujet in medias res, conformément à la recette suivante: «Par la messe! dit le jeune inconnu en vidant d'un seul trait son hanap rempli de vin de Hongrie, nous vivons en des temps bien étranges, messeigneurs...» Sa poésie est de ce genre phthisique, maladif et rachitique, désespérant et désespéré, dont Joseph Delorme est le patron. Le moi et les exclamations y dominent. On y remarque des vers tels que ceux-ci:
Oh! parmi les humains je marche solitaire,
Comme le juif errant, et courbe vers la terre
Mon front pâle et rêveur!!
Tout nourrit le poison de ma mélancolie!
Oh! mon cœur est brisé! j'ai bu jusqu'à la lie
La coupe du malheur!!!
Cette strophe est éclose dans un nuage de fumée de tabac et sous l'inspiration d'une bouteille d'eau-de-vie. Voyant que les éditeurs et la gloire lui tournent le dos, l'étudiant passe à l'état de génie méconnu, et, en traversant le pont des Arts, il mesure d'un œil farouche la distance qui le sépare de l'abîme. Mais il puisera des consolations dans la philosophie, car elle est aussi de son ressort: sitôt qu'une théorie apparaît, elle trouve parmi les étudiants des adeptes, des sectateurs, des enthousiastes. Voltairiens sous la restauration, ils ont suivi le mouvement du siècle, et tendent à prendre une couleur morale et religieuse. Les uns applaudissent aux théories économiques de Saint-Simon ou aux rêveries de Fourier; d'autres s'accordent à dire, avec le père Enfantin, qu'il est urgent de réhabiliter la chair, tâche dont ils s'acquittent à la grande satisfaction des habitués du bal du Prado.
Les opinions politiques de l'étudiant en droit sont de celles qui font dire aux cacochymes et aux asthmatiques: «On voit bien que vous êtes jeune. Bah! ces idées-là vous passeront.» Ou bien: «C'est un beau rêve qui ne se réalisera jamais; on reconnaît bien là l'effervescence de la jeunesse.» Il y a des êtres persuadés que, passé la trentaine, il faut nécessairement prendre du ventre et se rapprocher du mollusque. L'étudiant est d'un patriotisme exalté. Sa chambre est décorée des portraits des chefs de la Montagne. La révolution de juillet est à ses yeux une révolution à l'eau de rose, en gants jaunes et en bas de soie. Il eût voulu qu'en 1830 on déclarât la guerre à toute l'Europe, et que le drapeau tricolore fît le tour du monde. Il a gémi sur le sort de la Pologne, et maudit l'autocrate. Du temps où florissaient les souscriptions nationales, on voyait figurer sur les listes son nom, accompagné de notes plus ou moins démagogiques, semblables à celle-ci: A... B..., ami de la liberté et de la patrie, ennemi des tyrans et de l'oppression, 25 centimes.» Feu la Société des droits de l'homme comptait dans son sein beaucoup d'étudiants en droit. Ils péroraient dans les sections, annonçaient officiellement que les faubourgs Antoine et Martin étaient prêts à descendre, couchaient en bonnet rouge, et au besoin s'armaient pour l'émeute. Hélas! plusieurs victimes d'un enthousiasme aveugle sont tombées sur les dalles de Saint-Merry.
Une haine vivace bouillonne entre l'étudiant en droit et le sergent de ville. Ce sont deux ennemis plus irréconciliables que Montaigu et Capulet, et ce n'est point sans raison. Qui, dans les bals publics, surprend les étudiants en flagrant délit de cachucha nationale? qui les mène au violon? qui modère l'élasticité hasardée de leurs mouvements? C'est le sergent de ville. Mais les principaux motifs de l'aversion de l'étudiant en droit sont plus sérieux: il déteste dans le sergent de ville l'agent, le satellite armé de l'ordre public, et, du plus loin qu'il l'aperçoit, il donne à sa physionomie l'expression la plus dédaigneuse possible, relève fièrement la tête, et murmure dans sa barbe l'injurieuse épithète de mouchard.
Au reste, l'exagération politique de l'étudiant en droit est plutôt extérieure que réelle; elle cache les sympathies d'une âme honnête et généreuse, et ne croyez pas qu'arrivé à l'âge mûr l'étudiant en droit renie les croyances de sa jeunesse. Électeur, il vote avec l'opposition; père de famille, il transmet ses principes à ses enfants; sentinelle avancée du progrès, sa voix s'élève toujours en faveur des réformes utiles.
Il se trouve pourtant parmi les étudiants bon nombre de ces jeunes gens tenaces au travail, que rien ne rebute, et qui mêlent à leurs études de droit des travaux sérieux d'histoire, de littérature: celui qui prend cette voie aride, mais dont la récompense est certaine, se nomme piocheur.
Le piocheur ne connaît ni les plaisirs ni les soucis attachés à la prodigalité. Être rare et presque fabuleux, c'est un jeune homme sans fortune qui veut faire son chemin, ose lire Duranton, et affronte sans pâlir les volumineuses collections d'arrêts de Dalloz et de Sirey; il se place chez un avoué, et au bout de deux ans de travaux assidus, il obtient enfin l'importante fonction de troisième clerc: il ira loin!
Il n'est guère d'étudiant qui ne devienne piocheur au moins une fois par an, car l'approche des examens cause dans le quartier Latin une perturbation complète, un branle-bas général: on se met à l'œuvre, on court aux codes longtemps négligés, on veille, on ne sort plus, on défend sa porte, on s'enterre tout vivant avec Rogron et Du Caurroy; on analyse, on dissèque le texte des lois, et au bout de six semaines de fatigues, on arrive souvent à être refusé: alors la victime crie à l'injustice, et traite les professeurs de scélérats.
Trois, quatre ou cinq ans suffisent à la majorité des étudiants pour sortir vainqueurs de leurs cinq épreuves, y compris la thèse. Il est facile de reconnaître dans la salle des Pas-Perdus celui qui vient d'avoir l'honneur de prêter le serment d'avocat. Il se pavane dans sa robe de louage, le gonflement de sa poitrine soulève son rabat jaunâtre, il porte sous le bras un énorme portefeuille bourré de papiers qui simulent les dossiers absents, invite ses connaissances à venir le voir au palais, les promène dans les couloirs, et, s'il aperçoit quelque notabilité judiciaire, soulève sa toque à un demi-pouce de son front, pour persuader aux profanes qu'il est en relation avec la susdite notabilité.
L'admission au stage a été pour le licencié en droit le sujet d'un inextricable embarras. Les règlements de l'ordre des avocats exigent que le candidat occupe une chambre convenable au premier ou au second étage, et qu'il possède une bibliothèque suffisamment garnie de livres de jurisprudence. Car le licencié demeurait place Sorbonne, au cinquième au-dessus de l'entresol, et n'avait, en fait d'ouvrages de droit, que les chansons de Béranger, les contes de Voltaire, le Contrat social, un volume dépareillé d'un roman de Paul de Kock, et quelques autres bouquins. Grâce au ciel, un de ses amis, homme d'affaires, lui a confié les clefs d'un magnifique appartement. Le licencié a donné son adresse au local de son ami, et le rapporteur chargé de décider si les conditions requises étaient remplies a été émerveillé qu'un débutant aussi jeune fût si splendidement logé, que la bibliothèque fût si nombreuse et si bien choisie, et le bureau si encombré de paperasses et d'actes de toute espèce.
Dans les conférences, où des étudiants et de jeunes avocats apprennent l'art de défendre la veuve et l'orphelin, l'avocat stagiaire plaide avec autant d'emphase que d'érudition. Il cite les coutumes et le Digeste, Pothier et Gaïus, et assaisonne sa harangue de mots latins.
«Oui, messieurs, dit-il, dans la question qui nous occupe, notre adversaire est penitùs extraneus. C'est l'amour du gain qui le pousse, certat de lucro captando; tandis que nous, messieurs, certamus de damno vitando!»
L'avocat stagiaire aime à prévoir les arguments de la partie adverse, et il est rare de ne pas rencontrer dans son discours deux ou trois phrases qui commencent en voix de fausset par: «Mais, nous dira-t-on!» Puis, après avoir énuméré les objections qu'on peut lui faire, il retrousse ses manches, lève les bras au ciel, et s'écrie: «Eh! messieurs, je vous le demande, est-il possible d'imaginer un raisonnement plus illogique, un raisonnement plus contraire aux principes, un raisonnement plus dénué de fondement, plus étrange, plus...? Je m'arrête, messieurs, car mon indignation, toujours croissante, m'entraînerait peut-être trop loin!»
Sunt verba et voces, prætereaque nihil.
Malgré cette enflure, les conférences façonnent l'avocat stagiaire à l'improvisation: il a l'agrément d'y être à tour de rôle juge, président, ministère public, demandeur ou défendeur; il apprend à plaider le pour et le contre de la première question venue, ce qui ne laisse pas que d'être d'une application journalière.
Maintenant que notre étudiant a pris son essor et qu'il a secoué complétement la poudre des écoles, nous lui souhaitons des succès judiciaires, une clientèle interminable, et puisse-t-il n'être pas obligé, après d'infructueuses tentatives, de se faire journaliste ou de s'engager dans les hussards!
É. de La Bédollierre.
avocat, journaliste.
LA FEMME COMME IL FAUT.
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Par une jolie matinée vous flânez dans Paris. Il est plus de deux heures, mais cinq heures ne sont pas sonnées. Vous voyez venir à vous une femme. Le premier coup d'œil jeté sur elle est comme la préface d'un beau livre: il vous fait pressentir un monde de choses élégantes et fines. Comme le botaniste à travers monts et vaux de son herborisation, parmi les vulgarités parisiennes vous rencontrez enfin une fleur rare.
Ou elle est accompagnée de deux hommes très-distingués, dont un au moins est décoré, ou quelque domestique en petite tenue la suit à dix pas de distance. Elle ne porte ni couleurs éclatantes, ni bas à jour, ni boucle de ceinture trop travaillée, ni pantalon à manchettes brodées bouillonnant autour de sa cheville. Vous remarquez à ses pieds, soit des souliers de prunelle à cothurnes croisés sur un bas de coton d'une finesse excessive ou sur un bas de soie uni de couleur grise, soit des brodequins de la plus exquise simplicité. Une étoffe assez jolie et d'un prix médiocre vous fait distinguer sa robe, dont la façon surprend plus d'une bourgeoise: c'est presque toujours une redingote attachée par des nœuds, et mignonnement bordée d'une ganse ou d'un filet imperceptible. L'inconnue a une manière à elle de s'envelopper dans un châle ou dans une mante; elle sait se prendre de la chute des reins au cou, en dessinant une sorte de carapace qui changerait une bourgeoise en tortue, mais sous laquelle elle vous indique les plus belles formes, tout en les voilant. Par quel moyen? Ce secret, elle le garde sans être protégée par aucun brevet d'invention. Artistes, poëtes, amants, vous tous qui adorez le beau idéal, cette rose mystique du génie heureusement interdite à la mécanique, flânez et admirez cette fleur de beauté si bien cachée, si bien montrée! La coquette se donne, par la marche, un certain mouvement concentrique et harmonieux qui fait frissonner sous l'étoffe sa forme suave ou dangereuse, comme à midi la couleuvre sous la gaze verte de son herbe frémissante. Doit-elle à un ange ou à un diable cette ondulation gracieuse qui joue sous la longue chape de soie noire, en agite la dentelle au bord, répand un baume aérien, et que je nommerais volontiers la brise de la Parisienne? Vous reconnaîtrez sur les bras, à la taille, autour du cou, une science de plis qui drape la plus rétive étoffe, de manière à vous rappeler la Mnémosyne antique. Ah! comme elle entend, passez-moi cette expression, la coupe de la démarche! Examinez cette façon d'avancer le pied en moulant la robe avec une si décente précision qu'elle excite chez le passant une admiration mêlée de désir, mais comprimée par un profond respect. Quand une Anglaise essaye de ce pas, elle a l'air d'un grenadier qui se porte en avant pour attaquer une redoute. A la femme de Paris le génie de la démarche! Aussi la municipalité lui devait-elle l'asphalte des trottoirs. Votre inconnue ne heurte personne. Pour passer, elle attend avec une orgueilleuse modestie qu'on lui fasse place. La distinction particulière aux femmes bien élevées se trahit surtout par la manière dont elle tient le châle ou la mante croisée sur sa poitrine. Elle vous a, tout en marchant, un petit air digne et serein, comme les madones de Raphaël dans leur cadre. Sa pose, à la fois tranquille et dédaigneuse, oblige le plus insolent dandy à se déranger pour elle. Le chapeau, d'une simplicité remarquable, a des rubans frais. Peut-être y aura-t-il des fleurs; mais les plus habiles de ces femmes n'ont que des nœuds. La plume veut la voiture; les fleurs attirent trop le regard. Là-dessous vous voyez la figure fraîche et reposée d'une femme sûre d'elle-même sans fatuité, qui ne regarde rien et voit tout, dont la vanité, blasée par une continuelle satisfaction, répand sur sa physionomie une indifférence qui pique la curiosité. Elle sait qu'on l'étudie; elle sait que presque tous, même les femmes, se retournent pour la revoir. Aussi traverse-t-elle Paris comme un fil de la Vierge, blanche et pure. Cette belle espèce affectionne les latitudes les plus chaudes, les longitudes les plus propres de Paris: vous la trouverez entre la 20e et la 110e arcade de la rue de Rivoli; sous la ligne des boulevards, depuis l'équateur ardent des Panoramas, où fleurissent les productions des Indes, où s'épanouissent les plus chaudes créations de l'industrie, jusqu'au cap de la Madeleine, dans les contrées les moins crottées de bourgeoisie; entre le 30e et le 150e numéro de la rue du Faubourg-Saint-Honoré. Durant l'hiver, elle se plaît sur la terrasse des Feuillants, et point sur le trottoir en bitume qui la longe. Selon le temps, elle vole dans l'allée des Champs-Élysées, bordée à l'est par la place Louis XV, à l'ouest, par la rue de Marigny, au midi, par la chaussée, au nord, par les jardins du faubourg Saint-Honoré. Jamais vous ne rencontrerez cette variété de femme dans les régions hyperboréales de la rue Saint-Denis; jamais dans les Kamtschatka des rues boueuses, petites ou commerciales; jamais nulle part par le mauvais temps. Ces fleurs de Paris éclosent par un temps oriental, parfument les promenades, et, passé cinq heures, se replient comme les belles-de-jour.
Les femmes que vous verrez plus tard, ayant un peu de leur air, essayant de les singer, sont des femmes comme il en faut, tandis que la belle inconnue, votre Béatrix de la journée, est la femme comme il faut. Il n'est pas facile aux étrangers de reconnaître les différences auxquelles les observateurs émérites les distinguent, tant la femme est comédienne! mais elles crèvent les yeux aux Parisiens: c'est des agrafes mal cachées, des cordons qui montrent leur lacis d'un blanc roux au dos de la robe par une fente entre-bâillée, des souliers éraillés, des rubans de chapeau repassés, une robe trop bouffante, une tournure trop gommée. Vous remarquerez une sorte d'effort dans l'abaissement prémédité de la paupière. Il y a de la convention dans la pose. Quant à la bourgeoise, il est impossible de la confondre avec la femme comme il faut; elle la fait admirablement ressortir, elle explique le charme que vous a jeté votre inconnue. La bourgeoise est affairée, sort par tous les temps, trotte, va, vient, regarde, ne sait pas si elle entrera, si elle n'entrera pas dans un magasin. Là où la femme comme il faut sait bien ce qu'elle veut et ce qu'elle fait, la bourgeoise est indécise, retrousse sa robe pour passer un ruisseau, traîne avec elle un enfant qui l'oblige à guetter les voitures; elle est mère en public, et cause avec sa fille; elle a de l'argent dans son cabas, et des bas à jour aux pieds; en hiver, elle a un boa par-dessus une pèlerine en fourrure, un châle et une écharpe en été: la bourgeoise entend admirablement les pléonasmes de toilette.
Votre belle promeneuse, vous la retrouverez, si vous êtes susceptible de la retrouver, aux Italiens, à l'Opéra, dans un bal. Elle se montre alors sous un aspect si différent que vous diriez deux créations sans analogie. La femme est sortie de ses vêtements mystérieux comme un papillon de sa larve soyeuse. Elle sert, comme une friandise, à vos yeux ravis, les formes que le matin son corsage modelait à peine. Au théâtre, elle ne dépasse pas les secondes loges, excepté aux Italiens. Vous pourrez alors étudier à votre aise la savante lenteur de ses mouvements. L'adorable trompeuse use des petits artifices politiques de la femme avec un naturel qui exclut toute idée d'art et de préméditation. A-t-elle une main royalement belle, le plus fin croira qu'il était absolument nécessaire de rouler, de remonter ou d'écarter celle de ses ringleets ou de ses boucles qu'elle caresse. Si elle a quelque splendeur dans le profil, il vous paraîtra qu'elle donne de l'ironie ou de la grâce à ce qu'elle dit au voisin, en se posant de manière à produire ce magnifique effet de profil perdu, tant affectionné par les grands peintres, qui attire la lumière sur la joue, dessine le nez par une ligne nette, illumine le rose des narines, coupe le front à vive arête, laisse au regard sa paillette de feu, mais dirigée dans l'espace, et pique d'un trait de lumière la blanche rondeur du menton. Si elle a un joli pied, elle se jettera sur un divan avec la coquetterie d'une chatte au soleil, les pieds en avant, sans que vous trouviez à son attitude autre chose que le plus délicieux modèle donné par la lassitude à la statuaire. Il n'y a que la femme comme il faut pour être à l'aise dans sa toilette; rien ne la gêne. Vous ne la surprendrez jamais, comme une bourgeoise, à remonter une épaulette récalcitrante, à faire descendre un busc insubordonné, à regarder si la gorgerette accomplit son office de gardien infidèle autour de deux trésors étincelants de blancheur, à se regarder dans les glaces pour savoir si la coiffure se maintient dans ses quartiers. Sa toilette est toujours en harmonie avec son caractère: elle a eu le temps de l'étudier, de décider ce qui lui va bien, car elle connaît depuis longtemps ce qui ne lui va pas. Pour être femme comme il faut, il n'est pas nécessaire d'avoir de l'esprit, mais il est impossible de l'être sans beaucoup de goût. Vous ne la verrez pas à la sortie, elle disparaît avant la fin du spectacle. Si par hasard elle se montre calme et noble sur les marches rouges de l'escalier, elle éprouve alors des sentiments violents. Elle est là par ordre, elle a quelque regard furtif à donner, quelque promesse à recevoir. Peut-être descend-elle ainsi lentement pour satisfaire la vanité d'un esclave auquel elle obéit parfois. Si votre rencontre a lieu dans un bal ou dans une soirée, vous recueillerez le miel affecté ou naturel de sa voix rusée; vous serez ravi de sa parole vide, mais à laquelle elle saura communiquer la valeur de la pensée par un manége inimitable. L'esprit de cette femme est le triomphe d'un art tout plastique. Vous ne saurez pas ce qu'elle a dit, mais vous serez charmé. Elle a hoché la tête, elle a gentiment haussé ses blanches épaules, elle a doré une phrase insignifiante par le sourire d'une petite moue charmante, elle a mis l'épigramme de Voltaire dans un hein! dans un ah! dans un et donc! Un air de tête a été la plus active interrogation; elle a donné de la signification au mouvement par lequel elle a fait danser une cassolette attachée à son doigt par un anneau. C'est des grandeurs artificielles obtenues par des petitesses superlatives: elle a fait retomber noblement sa main en la suspendant au bras du fauteuil comme des gouttes de rosée à la marge d'une fleur, et tout a été dit; elle a rendu un jugement sans appel, à émouvoir le plus insensible. Elle a su vous écouter, elle vous a procuré l'occasion d'être spirituel, et, j'en appelle à votre modestie, ces moments-là sont rares. Vous n'avez été choqué par aucune idée malsaine. Vous ne causez pas une demi-heure avec une bourgeoise sans qu'elle fasse apparaître son mari sous une forme quelconque; mais si vous savez que cette femme est mariée, elle a eu la délicatesse de si bien dissimuler son mari qu'il vous faut un travail de Christophe Colomb pour le découvrir. Souvent vous n'y réussissez pas tout seul. Si vous n'avez pu questionner personne, à la fin de la soirée vous la surprenez à regarder fixement un homme entre deux âges et décoré, qui baisse la tête et sort. Elle a demandé sa voiture, et part. Vous n'êtes pas la rose, mais vous avez été près d'elle, et vous vous couchez sous les lambris dorés d'un délicieux rêve qui se continuera peut-être lorsque le Sommeil aura, de son doigt pesant, ouvert les portes d'ivoire du temple des fantaisies.
Chez elle, aucune femme comme il faut n'est visible avant quatre heures, quand elle reçoit. Elle est assez savante pour vous faire toujours attendre. Vous trouverez tout de bon goût dans sa maison; son luxe est de tous les moments et se rafraîchit à propos; vous ne verrez rien sous des cages de verre, ni les chiffons d'aucune enveloppe appendue comme un garde-manger. Vous aurez chaud dans l'escalier. Partout des fleurs égayeront vos regards, les fleurs, seul présent qu'elle accepte, et de quelques personnes seulement: les bouquets ne vivent qu'un jour, donnent du plaisir, et veulent être renouvelés; pour elle ils sont, comme en Orient, un symbole, une promesse. Les coûteuses bagatelles à la mode sont étalées, mais sans viser au musée ni à la boutique de curiosités. Vous la surprendrez au coin de son feu, sur sa causeuse, d'où elle vous saluera sans se lever. Sa conversation ne sera plus celle du bal. Ailleurs elle était votre créancière, chez elle son esprit vous doit du plaisir. Ces nuances, les femmes comme il faut les possèdent à merveille. Elle aime en vous un homme qui va grossir sa société, l'objet des soins et des inquiétudes que se donnent aujourd'hui les femmes comme il faut. Aussi, pour vous fixer dans son salon, sera-t-elle d'une ravissante coquetterie. Vous sentez, là surtout, combien les femmes sont isolées aujourd'hui, pourquoi elles veulent avoir un petit monde dont elles soient la constellation. La causerie est impossible sans généralités. L'épigramme, ce livre, en un mot, ne tombe plus, comme pendant le dix-huitième siècle, ni sur les personnes ni sur les choses, mais sur des événements mesquins, et meurt avec la journée. Son esprit, quand elle en a, consiste à mettre tout en doute, comme celui de la bourgeoise lui sert à tout affirmer. Là est la grande différence entre ces deux femmes: la bourgeoise a certainement de la vertu, la femme comme il faut ne sait pas si elle en a encore, ou si elle en aura toujours; elle hésite et résiste, là où l'autre refuse net pour tomber à plat. Cette hésitation en toute chose est une des dernières grâces que lui laisse notre horrible époque. Elle va rarement à l'église, mais elle parlera religion, et voudra vous convertir si vous avez le bon goût de faire l'esprit fort, car vous aurez ouvert une issue aux phrases stéréotypées, aux airs de tête et aux gestes convenus entre toutes ces femmes.—Ah! fi donc! je vous croyais trop d'esprit pour attaquer la religion! La société croule, et vous lui ôtez son soutien. Mais la religion, en ce moment, c'est vous et moi, c'est la propriété, c'est l'avenir de nos enfants. Ah! ne soyons pas égoïstes. L'individualisme est la maladie de l'époque, et la religion en est le seul remède; elle unit les familles que vos lois désunissent, etc. Elle entame alors un discours néo-chrétien, saupoudré d'idées politiques, qui n'est ni catholique ni protestant, mais moral, oh! moral en diable, où vous reconnaissez une pièce de chaque étoffe qu'ont tissue les doctrines modernes aux prises. Ce discours démontre que la femme comme il faut ne représente pas moins le gâchis intellectuel que le gâchis politique, de même qu'elle est entourée des brillants et peu solides produits d'une industrie qui pense sans cesse à détruire ses œuvres pour les remplacer. Vous sortez en vous disant: Elle a décidément de la supériorité dans les idées! Vous le croyez d'autant plus qu'elle a sondé votre cœur et votre esprit d'une main délicate; elle vous a demandé vos secrets, car la femme comme il faut paraît tout ignorer pour tout apprendre; il y a des choses qu'elle ne sait jamais, même quand elle les sait. Seulement vous êtes inquiet, vous ignorez l'état de son cœur. Autrefois les grandes dames aimaient avec affiches, journal à la main et annonces; aujourd'hui la femme comme il faut a sa petite passion réglée comme un papier de musique, avec ses croches, ses noires, ses blanches, ses soupirs, ses points d'orgue, ses dièses à la clef. Faible femme, elle ne veut compromettre ni son amour, ni son mari, ni l'avenir de ses enfants. Aujourd'hui le nom, la position, la fortune, ne sont plus des pavillons assez respectés pour couvrir toutes les marchandises à bord. L'aristocratie entière ne s'avance plus pour servir de paravent à une femme en faute. La femme comme il faut n'a donc point, comme la grande dame d'autrefois, une allure de haute lutte; elle ne peut rien briser sous son pied, c'est elle qui serait brisée. Aussi est-elle la femme des jésuitiques mezzo termine, des plus louches tempéraments, des convenances gardées, des passions anonymes menées entre deux rives à brisants. Elle redoute ses domestiques comme une Anglaise qui a toujours en perspective le procès en criminelle conversation. Cette femme, si libre au bal, si jolie à la promenade, est esclave au logis; elle n'a d'indépendance qu'à huis clos, ou dans les idées. Elle veut rester femme comme il faut. Voilà son thème. Or, aujourd'hui, la femme quittée par son mari, réduite à une maigre pension, sans voiture, ni luxe, ni loges, sans les divins accessoires de la toilette, n'est plus ni femme, ni fille, ni bourgeoise; elle est dissoute, et devient une chose. Les carmélites ne veulent pas d'une femme mariée; il y aurait bigamie. Son amant en voudra-t-il toujours? là est la question. La femme comme il faut peut donner lieu peut-être à la calomnie, jamais à la médisance. Elle est entre l'hypocrisie anglaise et la gracieuse franchise du dix-huitième siècle, système bâtard qui révèle un temps où rien de ce qui succède ne ressemble à ce qui s'en va, où les transitions ne mènent à rien, où il n'y a que des nuances, où les grandes figures s'effacent, où les distinctions sont purement personnelles. Dans ma conviction, il est impossible qu'une femme, fût-elle née aux environs du trône, acquière avant vingt-cinq ans la science encyclopédique des riens, la connaissance des manéges, les grandes petites choses, les musiques de voix et les harmonies de couleurs, les diableries angéliques et les innocentes roueries, le langage et le mutisme, le sérieux et les railleries, l'esprit et la bêtise, la diplomatie et l'ignorance, qui constituent la femme comme il faut. Des indiscrets nous ont demandé si la femme auteur est femme comme il faut: quand elle n'a pas du génie, c'est une femme comme il n'en faut pas.
Maintenant, qu'est cette femme? à quelle famille appartient-elle? d'où vient-elle? Ici la femme comme il faut prend les proportions révolutionnaires. Elle est une création moderne, un déplorable triomphe du système électif appliqué au beau sexe. Chaque révolution a son mot, un mot où elle se résume, et qui la peint. Expliquer certains mots, ajoutés de siècle en siècle à la langue française, serait faire une magnifique histoire. Organiser, par exemple, est un mot de l'Empire; il contient Napoléon tout entier. Depuis cinquante ans bientôt, nous assistons à la ruine continue de toutes les distinctions sociales; nous aurions dû sauver les femmes de ce grand naufrage, mais le Code civil a passé sur leurs têtes le niveau de ses articles. Hélas! quelque terribles que soient ces paroles, disons-les: les duchesses s'en vont, et les marquises aussi! Quant aux baronnes, elles n'ont jamais pu se faire prendre au sérieux; l'aristocratie commence à la vicomtesse. Les comtesses resteront. Toute femme comme il faut sera plus ou moins comtesse, comtesse de l'Empire ou d'hier, comtesse de vieille roche, ou, comme on dit en italien, comtesse de politesse. Quant à la grande dame, elle est morte avec l'entourage grandiose du dernier siècle, avec la poudre, les mouches, les mules à talons, les corsets busqués ornés d'un delta de nœuds en rubans. Les duchesses aujourd'hui passent par les portes sans les faire élargir pour leurs paniers. Enfin l'Empire a vu les dernières robes à queue! Je suis encore à comprendre comment le souverain qui voulait faire balayer sa cour par le satin ou le velours des robes à queue n'a pas établi pour certaines familles le droit d'aînesse et les majorats par d'indestructibles lois. Napoléon n'a pas deviné l'application du Code dont il était si fier. Cet homme, en créant des duchesses, engendrait des femmes comme il faut, le produit médiat de sa législation. La pensée, prise comme un marteau par l'enfant qui sort du collége, ainsi que par le journaliste obscur, a démoli les magnificences de l'état social. Aujourd'hui, tout drôle qui peut convenablement soutenir sa tête sur un col, couvrir sa puissante poitrine d'homme d'une demi-aune de satin en forme de cuirasse, montrer un front où reluise un génie apocryphe sous des cheveux bouclés, se dandiner sur deux escarpins vernis ornés de chaussettes en soie qui coûtent six francs, tient son lorgnon dans une de ses arcades sourcilières en plissant le haut de sa joue, et fût-il clerc d'avoué, fils d'entrepreneur ou bâtard de banquier, il toise impertinemment la plus jolie duchesse, l'évalue quand elle descend l'escalier d'un théâtre, et dit à son ami pantalonné par Blain, habillé par Buisson, gileté, ganté, cravaté par Bodier ou par Perry, monté sur vernis comme le premier duc venu: «Voilà, mon cher, une femme comme il faut.» Les causes de ce désastre, les voici. Un duc quelconque (il s'en rencontrait sous Louis XVIII ou sous Charles X, qui possédaient deux cent mille livres de rente, un magnifique hôtel, un domestique somptueux) pouvait encore être un grand seigneur. Le dernier de ces grands seigneurs français, le prince de Talleyrand, vient de mourir. Ce duc a laissé quatre enfants, dont deux filles. En supposant beaucoup de bonheur dans la manière dont il les a mariés tous, chacun de ses hoirs n'a plus que cent mille livres de rente aujourd'hui; chacun d'eux est père ou mère de plusieurs enfants, conséquemment, obligé de vivre dans un appartement au rez-de-chaussée ou au premier étage d'une maison, avec la plus grande économie. Qui sait même s'ils ne quêtent pas une fortune? Dès lors la femme du fils aîné n'est duchesse que de nom: elle n'a ni sa voiture, ni ses gens, ni sa loge, ni son temps à elle; elle n'a ni son appartement dans son hôtel, ni sa fortune, ni ses babioles; elle est enterrée dans le mariage comme une femme de la rue Saint-Denis dans son commerce; elle achète les bas de ses chers petits enfants, les nourrit, et surveille ses filles, qu'elle ne met plus au couvent. Les femmes les plus nobles sont ainsi devenues d'estimables couveuses. Notre époque n'a plus ces belles fleurs féminines qui ont orné les grands siècles. L'éventail de la grande dame est brisé. La femme n'a plus à rougir, à médire, à chuchoter, à se cacher, à se montrer; l'éventail ne sert plus qu'à s'éventer; et quand une chose n'est plus que ce qu'elle est, elle est trop utile pour appartenir au luxe. Tout en France a été complice de la femme comme il faut. L'aristocratie y a consenti par sa retraite au fond de ses terres, où elle a été se cacher pour mourir, émigrant à l'intérieur devant les idées comme à l'étranger devant les masses populaires. Les femmes qui pouvaient fonder des salons européens, commander l'opinion, la tourner comme un gant, dominer le monde, en dominant les hommes d'art ou de pensée qui devaient le dominer, ont commis la faute d'abandonner le terrain, honteuses d'avoir à lutter avec la bourgeoisie enivrée de pouvoir, et débouchant sur la scène du monde pour s'y faire peut-être hacher en morceaux par les barbares qui la talonnent. Aussi, là où les bourgeois veulent voir des princesses, n'aperçoit-on que des jeunes personnes comme il faut. Aujourd'hui les princes ne trouvent plus de grandes dames à compromettre, ils ne peuvent même plus illustrer une femme prise au hasard. Le duc de Bourbon est le dernier prince qui ait usé de ce privilége, et Dieu sait seul ce qu'il lui en coûte! Aujourd'hui les princes ont des femmes comme il faut, obligées de payer en commun leur loge avec des amies, et que la faveur royale ne grandirait pas d'une ligne, qui filent sans éclat entre les eaux de la bourgeoisie et celles de la noblesse, ni tout à fait nobles, ni tout à fait bourgeoises. La presse a hérité de la femme. La femme n'a plus le mérite du feuilleton parlé, des délicieuses médisances ornées de beau langage; il y a des feuilletons écrits dans un patois qui change tous les trois ans, de petits journaux plaisants comme des croque-morts et légers comme le plomb de leurs caractères. Les conversations françaises se font en iroquois révolutionnaire d'un bout à l'autre de la France, par de longues colonnes imprimées dans des hôtels où grince une presse à la place des cercles élégants qui y brillaient jadis. Le glas de la haute société sonne, entendez-vous! le premier coup est ce mot moderne de la femme comme il faut! Cette femme, sortie des rangs de la noblesse, ou poussée de la bourgeoisie, venue de tout terrain, même de la province, est l'expression du temps actuel, une dernière image du bon goût, de l'esprit, de la grâce, de la distinction, réunis mais amoindris. Nous ne verrons plus de grandes dames en France, mais il y aura longtemps des femmes comme il faut, envoyées par l'opinion publique dans une haute chambre féminine, et qui seront pour le beau sexe ce qu'est le gentleman en Angleterre. Voici le progrès: autrefois une femme pouvait avoir une voix de harengère, une démarche de grenadier, un front de courtisane audacieuse, les cheveux plantés en arrière, le pied gros, la main épaisse, elle était néanmoins une grande dame; mais aujourd'hui, fût-elle une Montmorency, si les demoiselles de Montmorency pouvaient jamais être ainsi, elle ne serait pas femme comme il faut.
De Balzac.