Les français peints par eux-mêmes, tome 1
L'EMPLOYÉ.
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Il en est de l'employé comme de ces lépidoptères dont les naturalistes comptent des variétés innombrables. Il existe mille nuances d'employés, mais pour l'observateur qui les examine avec soin, la loupe à l'œil, toutes ont entre elles de nombreuses ressemblances, de frappantes analogies. A quelque espèce de la grande famille administrative qu'ils appartiennent, on reconnaît toujours en eux l'influence d'un but unique, les mêmes préoccupations, une commune destinée.
Voici en quelques mots cette destinée commune de l'employé. A trente ans, l'employé qui émarge 1,800 francs d'appointements, se marie avec une héritière qui lui apporte en dot six ou huit cents livres de rentes. Il prend au fond du Marais ou dans la banlieue de Paris un logement dont le prix ne doit pas excéder 400 francs. Il fait tous les jours deux lieues pour aller remplir des registres, copier des lettres, mettre des paperasses en ordre, délivrer des ports d'armes, des passe-ports, des acquits-à-caution, des récépissés; enregistrer ceux qui viennent, et ceux qui s'en vont, et ceux que l'impôt de la conscription menace d'atteindre; préparer un pont à cette commune, une école primaire à celle-ci, une garnison de cavalerie à celle-là; faire circuler les pensées, les mensonges de Paris dans la France et dans le monde entier; surveiller du fond de son fauteuil de cuir tel joueur, tel forçat, tel complot; que sais-je encore? avoir l'œil sur les trente-huit mille communes de France, épier leurs besoins, leurs vœux, leur opinion, sur tout ce qui se rattache à la politique, au commerce, à la fortune publique, à la religion, à la morale, à l'hygiène, sur tout enfin. Telles sont les fonctions de l'employé pendant six heures par jour et pendant six jours de la semaine. Vient le dimanche. Ce jour-là, l'employé dort voluptueusement jusqu'à dix heures et fait sa barbe beaucoup plus tard que de coutume. Vers trois heures, il quitte les profondeurs du Marais ou les hauteurs de Belleville, se dirige vers Paris avec sa femme, se promène encore deux heures pour gagner de l'appétit, et va dîner à 40 sous chez Richefeu avec de la perdrix aux choux, une salade de homard, une sole au gratin et une meringue à la crème pour dessert! Après le dîner, il se rend aux Champs-Élysées, si c'est en été, et au concert Musard, en hiver. Puis, à dix heures et demie, il reprend à pied le chemin du logis, où il n'arrive guère avant minuit, parce que sa femme succombe à la fatigue. La journée est finie.
Cependant les enfants sont venus, et l'employé en a au moins deux, souvent trois. Après avoir pesté, maugréé, juré toute sa vie contre l'état que lui a donné son père, après avoir dit mille et mille fois avec ce personnage des Fourberies de Scapin: Qu'allais-je faire dans cette galère? l'employé s'estime très-heureux de pouvoir y faire entrer son fils, et celui-ci, à son tour, dira et agira comme a fait son père. Telle est, jusqu'à l'époque de sa mise à la retraite, dont nous ne parlerons qu'en terminant, la destinée ordinaire de l'employé qui s'est marié.
Car il y a les employés célibataires, et l'on en compte un plus grand nombre que des premiers. «A quoi bon se marier? se dit en effet le célibataire. Si je fais un mariage d'inclination, que n'aurais-je pas à souffrir de ne pouvoir donner à ma femme ces mille distractions, ces riens charmants, ces rubans et ces gazes, ces fleurs et ces perles qui entrent pour une si grande partie dans le bonheur des femmes de Paris! Si, au contraire, mon ménage doit ressembler à tant d'autres, pourquoi me jeter de gaieté de cœur, et sans compensation aucune, dans l'affreux guêpier des échéances, des modistes, des nourrices et des médecins? Est-il donc impossible de vivre autrement? Essayons.» C'est ainsi, c'est par ces douloureux motifs d'insuffisance pécuniaire que la plupart des employés se vouent au célibat. Mais pour ceux-là la vie est peut-être plus triste encore que pour ceux de leurs confrères qui ont accepté les charges du mariage. Il est vrai que l'employé célibataire est heureux, libre, et fier de sa liberté jusqu'à l'âge de quarante ans. Il dîne aux tables d'hôte à 32 sous, fréquente les promenades, les concerts, les spectacles, les bals champêtres et autres, et se ranime de temps en temps aux feux voyageurs d'une existence aventureuse. Mais peu à peu la décoration change d'aspect: l'employé a grisonné, il a quarante-cinq ans, et l'âge des illusions est passé pour ne plus revenir. Alors, ni les promenades, ni les concerts, ni les spectacles, ni les bals de toute sorte, rien ne l'amuse plus. Que faire? à quelle innocente passion se livrera-t-il? comment remplir les longues matinées d'été et les interminables soirées d'hiver? Quelle solitude! D'un autre côté, la vie des tables d'hôte lui est devenue insupportable, odieuse. Quoi! voir tous les jours en face, à ses côtés, des visages nouveaux qu'on ne reverra plus! quel ennui! Et puis, s'il compare les potages sans saveur et les invariables liquides où nagent les viandes de sa table d'hôte aux succulents consommés et aux sauces si habilement nuancées des dîners de famille, quelle différence! C'est alors qu'une grande révolution s'opère dans la vie de l'employé célibataire. Il renonce au monde, à ses divertissements, aux bruyantes réunions, pour étudier quelque bonne et douce science, pour se livrer à quelque tranquille manie. Il fait de l'ornithologie ou de la numismatique, recueille des minéraux, classe des papillons ou des coquillages, empaille, tant bien que mal, les serins du voisinage, et s'abonne à cinq ou six éditions pittoresques. Enfin il prend une gouvernante, mange chez lui, et s'arrange, ma foi! comme il peut.
Étrange inconséquence! C'est à l'État, sans contredit, qu'il appartient de favoriser le développement de la vie de famille, car le mariage est en même temps une garantie de moralité individuelle et de stabilité sociale; et, à ne considérer cette institution que dans ses rapports avec la politique, il est évident qu'un pays où le nombre des célibataires dépasserait celui des hommes mariés, serait en proie à de perpétuels bouleversements. Cependant voilà que la plupart des employés de l'État, en France, restent garçons malgré eux, et se mettent forcément en révolte flagrante avec les lois de la morale et de l'Évangile. Ainsi, c'est l'État lui-même..... Il est superflu, je pense, de pousser plus avant ce raisonnement.
On a calculé que la moyenne du traitement des employés du gouvernement en France était de 4,500 francs environ. 4,500 francs d'appointements!...
Et pourtant quel empressement, quelle foule, quelle cohue dans l'antichambre des distributeurs d'emplois! C'est à qui entrera avant les autres dans la bienheureuse phalange. On se pousse, on se heurte, on se renverse, on se dénonce, on se calomnie. Voyez-vous la députation, je dis la députation entière d'un des premiers départements du royaume? Elle va solliciter du ministre de l'intérieur ou des finances une place de surnuméraire ou de commis à mille francs. Peut-être réussira-t-elle.
Il faut tout dire: il y avait autrefois quelques existences d'employés bien faites pour fasciner les regards et pour éveiller l'ambition de la multitude des prolétaires qui ont reçu l'éducation des colléges. Jeunes encore, ces employés avaient dix ou douze mille francs d'appointements, arrivaient tard à leur ministère, et en partaient de bonne heure. Du reste, qu'ils y vinssent ou n'y vinssent pas, la besogne se faisait toujours à son temps, ni mieux, ni plus mal, car ils s'y entendaient médiocrement, et la France ne paraissait pas souffrir de leur paresse. Jeter les yeux sur un dossier, conférer un quart d'heure avec le chef de division, le secrétaire-général ou le ministre, répondre aux lettres des solliciteurs importants, jeter les demandes obscures dans le panier, telle était leur tâche de tous les jours. Puis le soir, vous pouviez les voir étaler leur ruban rouge et leur frais visage tantôt à la promenade des Tuileries, tantôt à l'amphithéâtre de l'Opéra ou au balcon des Italiens. C'étaient là d'heureux jours et un facile travail. Mais les employés de cette catégorie s'en vont. Les temps sont changés, et c'est au gouvernement représentatif, c'est aux honorables scrutateurs du budget de l'état, qu'on aura dû de voir disparaître peu à peu ces scandaleuses sinécures. Cependant la multitude, qui ignore encore cette réforme, se rue toujours sur les emplois publics avec la même ardeur, comptant, du reste, sur l'éternité de ses protecteurs. Solliciteurs imprudents, examinez donc l'époque où vous vivez? y a t-il rien de stable, de solide? Qui sait sur quelle influence d'aujourd'hui l'ouragan parlementaire soufflera demain! Voyez plutôt. Chaque jour, tel employé qui avait rêvé douze mille francs d'appointements, le ruban rouge et un emploi sans travail, regarde autour de lui, cherche en vain son protecteur évanoui, et s'aperçoit avec effroi qu'il lui faudra végéter toute sa vie dans les sous-lieutenances de l'administration.
Un exemple fera mieux apprécier encore quels désenchantements sont réservés à la majorité des employés et de quels trésors de patience ils doivent avoir fait provision, pour ne pas se laisser décourager par les raisons dilatoires qu'on oppose à leur impatience. Il est pris au hasard entre mille.
Félicien a l'honneur d'appartenir à une administration publique. Il avait vingt ans quand il y fut admis, et il en a trente-deux aujourd'hui. Il compte donc douze ans de service, et ses supérieurs ont toujours fait les plus grands éloges de son travail. Cependant, Félicien n'a que douze cents francs de traitement, et, comme il n'est pas sans quelque ambition, il languit, il s'impatiente, il sollicite de l'avancement. Que de lettres n'a-t-il pas écrites du fond de sa province pour faire valoir ses droits, et ses bons services, et son âge, et les favorables rapports de ses chefs! Combien de fois n'a-t-il pas prié, supplié, conjuré son député d'aller le recommander en personne au ministre duquel dépend son avenir! Soins inutiles! Un beau jour, pourtant, Félicien, furieux, désespéré, prend une résolution énergique: il écorne son patrimoine d'un millier de francs, et vient à Paris. Le voilà dans l'antichambre de son chef suprême, dans le sanctuaire de la faveur. Que répondre à un homme de trente-deux ans, qui a douze ans d'excellents services, 1,200 francs d'appointements et qui sollicite deux ou trois cents francs d'augmentation? Le ministre lui promet la première place vacante.
«Celle de Verrières le sera bientôt, répond Félicien préparé à tout.
—Eh bien! vous l'aurez.»
Cependant huit jours se passent, et sa nomination n'est pas signée. Qu'apprend-il alors? La place de Verrières est vivement sollicitée par le protégé d'un personnage puissant et elle vient de lui être promise. «Malédiction! s'écrie Félicien, aurai-je donc fait un voyage inutile?» Le voilà qui se remet en course. Bon gré mal gré, il amène deux ou trois députés chez son ministre, il lui fait écrire par des pairs et des lieutenants-généraux; il obtient même une lettre de quelqu'un de la cour. Enfin, grâce à ce formidable déploiement de forces, son concurrent est évincé, et quelques jours après il se rend tout joyeux au ministère. Mais là, au lieu d'une commission qu'il s'attendait à recevoir, un chef de service laisse tomber sur lui ces foudroyantes paroles: «M. le ministre éprouve un vif regret, monsieur, de n'avoir pu vous accorder la place que vous avez sollicitée. La justice qui dirige ses actes lui a fait un devoir d'y nommer un employé, père de famille, qui compte vingt-deux ans de service. Du reste, soyez assuré, monsieur...—Eh quoi! dit Félicien s'écartant visiblement, en cette circonstance, de sa prudence ordinaire, est-ce ma faute si vous avez été injuste envers ce père de famille pendant douze ans? Il faudra donc que j'aie vingt-deux années de service et une demi-douzaine d'enfants pour aspirer à un traitement de quinze cents francs! La perspective est agréable.» Le lendemain de cette fatale journée, Félicien avait repris le chemin de son département.
Combien d'employés se seraient fait dans le commerce, dans l'industrie, dans les arts libéraux ou mécaniques, une position considérable, s'ils y avaient consacré le quart de la persévérance, de l'habileté, du tact, de l'esprit de suite et quelquefois du talent réel dont il leur a fallu faire preuve pour s'avancer médiocrement dans les fonctions publiques!
Il y a ensuite l'employé qui est jaloux et celui qui ne l'est pas du tout, le trembleur, le flâneur, le malade imaginaire, le piocheur, le flatteur, le pêcheur à la ligne, le cumulard, celui qui professe pour la politique une indifférence profonde, et celui qui, attentif aux moindres mouvements de l'Égypte, de l'Angleterre et de la Russie, suppute chaque matin, dans son intelligence, les futures destinées des empires.
Esquissons rapidement quelques-unes de ces intéressantes silhouettes.
Être employé et jaloux! imagine-t-on un plus terrible supplice? Vous écrivez à un maire, à un curé, à un receveur de l'enregistrement, n'importe, ou bien vous réglez les dépenses de telle commune située à deux cents lieues de Paris. Tout à coup une idée, une affreuse idée se présente à votre esprit: «Et ma femme, où est ma femme? est-elle chez elle? qui est avec elle?» A cette pensée, votre tête se trouble, la phrase suspendue se fige dans votre cerveau, vous serrez la plume avec rage entre vos doigts, vous faites d'immenses erreurs d'addition. Subjugué, poussé, entraîné par le démon de la jalousie, vous vous esquivez furtivement de votre bureau, vous arrivez chez vous, haletant, sous un prétexte quelconque, et vous embrassez, avec une joie mêlée de honte, votre femme, qui déchiffrait à son piano une contredanse de Musard ou quelque valse de Jullien; puis vous revenez vous mettre au travail un peu plus tranquille pendant quelques heures. C'est très-bien... Mais malheur à vous si ces visites sans motifs se renouvellent un peu trop souvent! La crainte du Minotaure vous précipite entre ses griffes, et dès l'instant où l'on vous soupçonne d'avoir des soupçons, vous êtes un mari perdu sans retour.
L'employé à qui les rages de la jalousie sont inconnues n'est-il pas mille fois plus heureux? Voyez comme il est calme, tranquille, reposé. D'abord il se lève à son heure, avant ou après sa femme, comme il lui plaît, commande chez lui, mange tous les jours un plat de prédilection et arrive à son bureau quand il veut, pour n'y faire que ce qu'il veut. Peut-être qu'en examinant son visage avec attention dans certains moments, on y surprendrait un pli de colère, un froncement de sourcil, une velléité de révolte; mais quelques secondes se sont à peine écoulées, et ce nuage s'est évanoui; le teint de l'employé est redevenu serein, pur, transparent. Au fait, que manque-t-il à son bonheur? Il a une jolie femme, il avance rapidement sans avoir jamais sollicité, et il récolte d'abondantes gratifications; son secrétaire-général, qui a les plus grandes tendresses pour sa dernière fille, le charge souvent d'aller inspecter telle prison, tel haras ou tel receveur de province, et ses collègues disent malicieusement de lui, sous le manteau de la cheminée: «Il paraît que la femme de Léopold va le doter bientôt d'un nouveau gage de son amour, car on vient de le nommer sous-chef. E sempre bene.»
N'oublions pas le trembleur. Ce type comporte plusieurs subdivisions. Il y a d'abord l'employé qui a peur des révolutions, des dénonciations et des destitutions. Mais passons légèrement sur cette variété; elle est digne de compassion. Vient ensuite l'employé très-exact: celui-là tremble pendant trente ans d'arriver trop tard à son bureau, et la peur de ne pouvoir signer le lendemain ce que, dans le langage administratif, on nomme l'état de présence, le poursuit jusque dans son sommeil. Aussi se défie-t-il des accidents, des rues barrées, des encombrements, des embellissements, de sa montre, des horloges publiques et particulières, de tout enfin. Mais, hélas! il peut se trouver une fois en sa vie retardé de cinq minutes, et vous pouvez alors le reconnaître à son air préoccupé, effaré, à la manière dont il se fait place à travers la foule, à la légèreté avec laquelle il rase l'asphalte des trottoirs. Qu'a-t-il besoin d'un omnibus? il les laisse tous derrière lui. Enfin, il arrive, et il n'est pas réprimandé. N'importe, il ne s'exposera pas de longtemps au reproche d'inexactitude, et pendant un an son nom figurera en première ligne sur l'état de présence.
J'ai connu un martyr de ce terrible état de présence. Il avait vingt-quatre ans et il était amoureux, très amoureux. Un jour, il obtint de sa belle un rendez-vous pour le lendemain à dix heures du matin. «Dix heures! pensa-t-il quand il se trouva seul, et le ministère, et mon avenir, et l'état de présence! Moi qui jusqu'à présent n'ai pas manqué de le signer une seule fois! Que dirait mon Chef?» Le pauvre diable n'alla pas à son rendez-vous; mais quinze jours après, il aperçut l'objet de ses amours au bras d'un de ses camarades qui était malade régulièrement deux fois par semaine.
Il y a de ces nuances d'employés sur lesquelles il serait oiseux d'insister, et que le nom dont on les désigne peint suffisamment. Tel est le flâneur, qui trouve le moyen de travailler une heure par jour; le piocheur, qui se fait scrupule de perdre une minute; le malade imaginaire, qui est menacé pendant trente ans d'une grave maladie dans l'attente de laquelle il se repose, se fait saigner, prend médecine tous les quinze jours; le loustic, chargé de la partie des calembours et des mystifications; le flatteur, auquel ses camarades attachent ordinairement le grelot d'espion, etc., etc.: mais le cumulard demande un coup de pinceau spécial et un cadre à part.
La vie administrative commence généralement à dix heures du matin et finit à quatre. Tant qu'un employé est garçon, il passe à dormir ou à ne rien faire les dix-huit heures de liberté que lui laisse l'état. Mais si cet employé se marie et que la misère arrive avec les enfants, il faut bien songer à tirer parti de son temps. Alors commence pour lui la vie la plus laborieuse et la plus remplie qui se puisse imaginer. Il est à peine six heures du matin, et le voilà déjà qui copie des actes ou des matrices de rôles, colorie des gravures, donne des leçons de danse ou de cornet à piston, rédige des articles pour les magasins pittoresques, barbouille des romans ou des résumés à cinquante francs le volume, suivant l'intelligence ou la vocation qu'il tient de Dieu. De dix à quatre, il est à l'état. A six heures, son dîner fini, il va jouer de la contre-basse à quelque théâtre du boulevard, ou bien, si la nature ne l'a pas fait artiste, tenir les livres du tailleur, du grainetier, de l'épicier ou de tout autre négociant de son quartier. Voilà son existence de tous les jours jusqu'à onze heures du soir. Pauvre martyr du mariage! quelle activité, quel dévouement! Moyennant cela, il est vrai, grâce à ce travail constant de dix-sept heures par jour, l'employé cumulard parvient à donner des vêtements et du pain à sa femme, à ses enfants; il augmente de huit ou neuf cents francs les quinze cents francs dont l'engraisse le budget de l'état.
Tels sont les principaux types de l'employé. La vie de l'employé dans les départements diffère un peu de celle qu'il mène à Paris. D'abord, presque tous les employés de province sont mariés à trente ans;
Car, que faire en province, à moins qu'on s'y marie?
et, mariés ou non, ils sont plus heureux que leurs confrères de la capitale. Là au moins l'existence n'est pas matériellement impossible, et ils peuvent voir de riches négociants et d'aisés propriétaires vivre aussi sobrement qu'eux. Et puis, dans les petites villes de province, l'employé est entouré d'une certaine considération. Garçon, ses quinze ou dix-huit cents francs font envie à bien des mères, et plus d'une demoiselle le préfère à quelque bon marchand du pays, parce qu'avec lui elle n'aura pas de magasin à surveiller, parce qu'elle pourra dîner à cinq heures, parce qu'elle sera reçue à la préfecture. Marié, il est invité, recherché, admis dans les maisons les plus considérables de la ville, sauf dans l'Œil-de-Bœuf de l'endroit, lorsqu'une particule bien positive ne précède pas son nom. Si sa femme est jeune, jolie ou spirituelle, elle est l'intime de madame la Préfète, de madame la Générale, de madame la Sous-Intendante (pardonne, Académie, mais ces mots ont cours en province); il est de tous les dîners, et il va les jours des grandes et des petites soirées chez le receveur-général. Quelle douce existence! Et ce n'est pas tout. Chaque soir, quand le marchand aune encore ses mousselines, quand l'ouvrier regarde le ciel avec dépit, impatient de voir le soleil disparaître à l'horizon, quand la couturière laborieuse redouble d'ardeur en s'apercevant qu'elle n'a pas encore gagné ses vingt sous, l'employé et sa femme, frais, bien attifés, pimpants, vont se promener nonchalamment au jardin des plantes de l'endroit, à l'esplanade, sur les lices, dans la campagne; ou bien, si l'hiver est venu, ils se réunissent à d'autres employés pour jouer la bouillotte à un centime la fiche, caqueter, contrôler les dames du pays, lire les revues nouvelles, et parler de leurs droits à l'avancement jusqu'à onze heures du soir.
Cependant ces mêmes employés ne sont pas heureux, ils ont un chagrin, un ver rongeur dans l'imagination. Le croirait-on? ils portent envie aux employés de Paris. «Ah! si nous étions à Paris, on ne nous oublierait pas ainsi! se disent-ils. Il n'y a d'avancement, de faveurs, de gratifications, que pour les employés de Paris. On gagne toujours quelque chose à vivre près du soleil. Quand pourrons-nous aller à Paris?» Le jour vient enfin où, après mille privations préalables, il leur est possible de faire le grand voyage, et comme ils ont su capter la bienveillance des députés, pairs de France et lieutenants-généraux de toutes leurs résidences, ils ne doutent pas qu'en les faisant donner habilement, ils n'emportent la place objet de leurs vœux. Mais ici je m'arrête. On n'a pas oublié le désenchantement et l'exaspération de l'infortuné Félicien. Ces déconvenues se renouvellent plus d'une fois tous les jours.
On le voit donc, l'employé se plaint à Paris, il se plaint en province, il n'est heureux nulle part. Règle générale, il n'y a pas de plus triste condition, d'imagination plus mécontente et plus tourmentée que celle de l'employé. Qu'on se figure un homme gagnant à peine de quoi vivre, obligé de solliciter, de s'abaisser, de ramper pour obtenir justice, et convaincu par les plus tristes expériences que s'il ne sollicite pas, ne s'abaisse pas, ne rampe pas, s'il se borne à attendre, se confiant dans l'impartialité des dispensateurs d'emplois, il pourrira au pied ou sur les derniers barreaux de l'échelle administrative. Que faire? dans cette dure alternative, il se résigne aux nécessités que l'intrigue lui a faites: il intrigue à son tour, il se démène, il s'ingénie à deviner les hommes qui deviendront puissants, s'attache à eux et parvient quelquefois, en coudoyant celui-ci, renversant celui-là, laissant derrière lui des droits réels, incontestables, à se carrer dans une sinécure de huit à dix mille francs.
Quoi qu'il en soit, tandis que les uns et les autres maugréent, se lamentent, maudissent l'intrigue ou profitent de l'intrigue, le temps a marché pour tous. L'époque de la retraite est venue et l'employé compte trente ans de service. Mais ici, nouvelles doléances, nouveaux sujets de désolation. Tant que l'employé a été jeune, il a soupiré après le jour où il pourrait prendre sa retraite, briser ses chaînes, recouvrer sa liberté, son indépendance, son franc-parler, etc.; mais vienne l'époque jadis tant désirée, et son langage n'est plus le même. On dirait le bûcheron de la fable en face de la Mort. «Quoi! déjà! s'écrie-t-il; quelle injustice! quelle barbarie! A peine commençais-je à recueillir le fruit de mes travaux, à pouvoir vivre de ma place, et l'on me renvoie, et l'on supprime d'un trait de plume la moitié de mes revenus! Moi, qui ai tant de plaisir à juger, classer, rédiger, calculer, expéditionner! que vais-je devenir?» L'employé oublie alors qu'il fut un temps où il s'indignait de ce que des vieillards, des ganaches, s'obstinaient à barrer le chemin aux jeunes gens. N'importe; on le met à la retraite à son tour, contre son gré, en dépit de ses réclamations, et si tous ses enfants sont mariés ou placés, si rien ne le retient plus à Paris, il se retire dans quelque petite ville des environs où il vit d'ordinaire jusqu'à quatre-vingts ans. Heureux quand ses économies lui ont permis d'acheter un carré de terre et de s'abonner, de moitié avec le maire de l'endroit, au vétéran des journaux de l'opposition!
Cependant cette résignation et cette longévité rencontrent des exceptions fâcheuses. «Connaissez-vous la nouvelle? dit quelquefois, en taillant sa plume, un employé à ses camarades de bureau; notre ancien Chef?
—Eh bien?
—Vous savez qu'il s'était retiré dans les environs de Chantilly, aux portes d'un charmant village, en face d'une végétation magnifique, admirable; mais, le pauvre homme! c'est la verdure de ses cartons qu'il lui fallait. Dès qu'il a cessé de la voir, sa santé est allée en dépérissant, il a langui six mois, lui, si content et si heureux dans la poussière de son bureau! Enfin, l'ennui a voûté son dos, fait vaciller ses jambes; il s'est peu à peu affaibli, affaissé.....
—Et comment va-t-il maintenant?
—Très-bien: il est mort.»
Paul Duval.
L'AME MÉCONNUE.
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Voici un état tout à fait nouveau, une existence qui n'a pas d'antécédents, comme la plupart de celles dont on s'occupe dans ce livre. L'écolier de la Sorbonne du quinzième siècle est l'ancêtre pittoresque de l'étudiant; l'avoué descend en ligne directe du procureur et a recueilli exactement tout l'héritage; le dandy n'est qu'une transformation du raffiné, du muguet, du roué, de l'homme à la mode, de l'incroyable et du merveilleux; et l'académicien de nos jours n'est qu'un dérivé très-altéré des grands écrivains du dix-septième siècle. Mais l'âme méconnue ne se trouve pas au delà de notre époque, j'ose même dire, au delà de notre littérature. Ce n'est pas non plus une importation comme le lion, le touriste, l'amateur de courses; c'est un produit indigène de notre industrie littéraire: l'âme méconnue appartient à la France; elle appartient au peuple le plus gai et le plus spirituel de la terre, à ce qu'il dit.
Peut-être que si les Anglais étaient moins occupés à nous souffler nos plus petites inventions mécaniques pour en faire des moteurs colossaux de fortune; peut-être que s'ils n'avaient pas à nous enlever notre commerce des lins, notre fabrique de soies, et que s'ils n'étaient pas en quête de quelque lentille monstrueuse pour donner aux rayons de leur mauvais soleil borgne une chaleur qui pût mûrir la vigne, et transplanter dans les marécages d'Écosse les récoltes de Bordeaux; peut-être, dis-je, que, s'ils n'étaient pas occupés à tout cela, ils pourraient encore nous disputer la vocation de l'âme méconnue. En effet, le premier germe de cet être réel, et fantastique tout à la fois, se trouve peut-être dans les œuvres de leur grand Byron. Mais, il faut le reconnaître, c'est la graine d'une fleur poétique que nous avons seuls recueillie; et tandis que ces pauvres gens, tout préoccupés d'intérêts vulgaires et matériels, ramassaient à nos pieds les inventions de toute sorte de M. Brunel, que nous y avons laissées dédaigneusement, nous enlevions à leur barbe cette admirable semence pour la répandre et la propager sur notre sol.
Il faut le reconnaître, la culture a été bonne; il y a eu de profonds sillons tracés à bec de plume; il y a eu engrais de poésies mélancoliques, fumier de romans: aussi comme elle a grandi, prospéré, multiplié! L'ivraie le dispute au bon grain, et l'étouffera bientôt. Qu'est-ce donc que l'âme méconnue? Je vais tâcher de vous l'expliquer.
Ce n'est pas sans intention que je l'ai comparée à une fleur (il y a des fleurs très-laides et qui sentent mauvais). En effet, comme la fleur, elle est des deux sexes: il y a l'âme méconnue-homme, et l'âme méconnue-femme.
L'âme méconnue-homme est assez rare, et ne pousse guère que dans la zone littéraire. On la qualifierait mieux peut-être en l'appelant génie méconnu, attendu que les individus de cette espèce appellent génie tout ce qu'ils pensent, tout ce qu'ils sentent, tout ce qu'ils disent. Cependant ce nom n'est pas généralement adopté. Les pères de famille les appellent des fainéants; les gens d'affaires, des imbéciles, et les marchandes de modes les confondent quelquefois avec les poëtes. Donc, si nous en avons parlé, c'est pour prier nos confrères en botanique morale de vouloir bien diriger leurs observations sur ce genre de végétaux, si par hasard il en tombe quelque individu sous leur loupe.
Je ne m'occuperai donc que de l'âme méconnue-femme, dont la multiplication mérite de fixer les regards du philosophe.
L'âme méconnue-femme est, en général, d'un aspect plutôt bizarre qu'agréable. Elle affecte des formes insolites et cependant très-diverses. Toutefois, la plus commune se reconnaît aux signes extérieurs suivants: des robes d'un taffetas bistre passé, ou de mousseline-laine noire et rouge, un chapeau de paille cousue orné de velours tranchant, des gants de filet, très-peu ou point de cols ou de collerettes: tout ce qui est linge blanc lui est antipathique; un lorgnon d'écaille suspendu au cou par un petit cordon de cheveux, une broche avec dessus de cristal où il y a des cheveux; bague où il y a des cheveux, bracelets tissés de cheveux avec fermoir enfermant d'autres cheveux: l'âme méconnue a énormément de cheveux, excepté sur la tête. Le peu que les profondes rêveries lui en ont laissé pend à l'anglaise le long de joues creuses et d'un cou remarquablement long et fibreux. L'auréole des yeux est d'un jaune sentimental et terreux, que les larmes ne lavent pas toujours suffisamment; la main est blanche, tachetée d'encre à l'index et au médius, et légèrement bordée de noir à l'extrémité des ongles. Quant à ce parfum de femme que don Juan percevait de si loin, il nous a paru sensiblement altéré en elle par l'absence de toute espèce de parfums.
En général, l'âme méconnue ne prend tout son développement que fort tard, entre trente-six et quarante ans. C'est une fleur d'automne qui souvent passe l'hiver et résiste aux frimas qui blanchissent sa corolle. On cite cependant quelques exemples d'âmes méconnues qui ont fleuri au printemps, de dix-huit à vingt ans. Mais ce n'a pu être qu'à l'aide d'une chaleur factice, d'une culture forcée, chauffée de romans dévorés en cachette, qu'on a pu obtenir de pareils résultats. Et encore, le plus souvent, avortent-ils complétement à la moindre invitation de bal; et il suffit de les transporter à cet âge dans le terrain solide du mariage pour les transformer complétement.
Il n'en est pas de même de l'âme méconnue qui s'est développée à son terme; et celle-ci a cela de particulier que, lorsqu'au lieu d'être transportée dans ce terrain légitime dont nous parlions tout à l'heure, elle y vient d'elle-même, elle est d'autant plus vivace et plus dévorante.
Toutefois, avant d'aborder la partie philosophique de cette analyse, il convient de dire quelque chose des lieux où se plaît l'âme méconnue. Elle aime les chambres closes où les bruits de l'extérieur arrivent difficilement et d'où les soupirs intérieurs ne peuvent être entendus. La vivacité du jour lui est insupportable comme aux belles-de-nuit et elle se ferme comme elles sous un voile vert, si par hasard elle s'y trouve exposée; mais elle s'arrange pour vivre presque toujours dans un clair-obscur profond: elle se le procure au moyen de jalousies constamment baissées, de rideaux de mousseline d'autant plus propres à cet usage qu'ils le sont moins. Pardonnez-moi ce calembour, c'est Odry qui me l'a prêté.
Dans ces mystérieux réduits il y a une foule de petits objets inutiles et précieux, et dont l'âme méconnue pourrait seule expliquer la valeur. Quelquefois un crucifix, souvent une pipe culottée, de ci de là un bouquet flétri, une boucle de pantalon, une image de la Vierge, un nécessaire de travail dont on a enlevé la partie utile pour en faire une cassette à correspondance, des éventails ébréchés et un poignard en guise de coupoir, quoiqu'elle ne lise jamais de livres neufs et qu'elle les loue tout crasseux et tout déchirés au cabinet de lecture, ni plus ni moins que si elle était portière ou duchesse.
Maintenant que je crois avoir établi quelques-uns des éléments physiques de l'existence matérielle de l'âme méconnue, je crois pouvoir aborder les intimes secrets de son existence morale. Ici le champ est immense, par son étendue et par ses détails. La pensée de l'âme méconnue vole des régions les plus basses des affections illégales aux régions les plus éthérées des rêves d'amour mystique. Et dans ce vol à perte de vue, chaque mouvement est un mystère, chaque effort une douleur, chaque mot un problème, chaque aspiration un désir illimité, chaque soupir une confidence. Qui pourrait dire en effet tout ce qu'il y a dans les paroles ou les gestes d'une âme méconnue, dans sa pantomime éloquente? Qui pourrait surtout comprendre les mystères et la sublimité de son immobilité et de son silence? C'est alors qu'elle ne remue pas et qu'elle ne dit rien, que tout ce volcan qu'elle porte en elle, gémit, brûle, se roule, s'embrase, la dévore, bondit, et finit par éclater par un regard jeté au ciel, comme une colonne de lave qui emporte avec elle les cendres de mille sentiments consumés dans cette lutte intérieure. Heureusement que l'âme méconnue en a tellement à consumer, que la matière ne manque jamais à l'incendie.
Quant à l'histoire de l'âme méconnue, avant d'arriver à sa perfection, elle est toujours un abîme où l'œil cherche vainement à pénétrer: dans sa bouche elle se résume toujours en ces mots: J'AI SOUFFERT!!! mais quant à la nature de ces souffrances c'est un mystère qu'on ne peut guère apprendre que de quelque sage-femme indiscrète, ou de la Gazette des Tribunaux. L'âme méconnue est indifféremment fille, femme ou veuve.
Mais quel que soit celui de ces états auquel elle appartienne, il y a toujours, dans son passé, un, souvent deux, quelquefois quatre ou cinq de ces grands malheurs qui pèsent sur son existence.
A l'état de fille, l'âme méconnue est le châtiment des vieux célibataires qui ont été libertins. Quand l'âge a usé leurs forces, trop vieux pour trouver un refuge assuré dans le mariage, ils demandent du moins le repos à une association où ils mettront la fortune et où elle apportera les soins. Leur vieille expérience croit avoir trouvé une compagne convenable en choisissant une fille plus que mûre, mais dont la modestie languissante a encore un certain attrait: ils savent ce qui en est de ses retours plaintifs sur le passé. Mais eux, dont la vie s'est passée à faire faillir les plus pures et les plus jeunes consciences, ne pensent pas devoir se montrer trop sévères pour des fautes dont ils auraient pu être les complices. Ils s'imaginent follement que ces pauvres filles vieillies ne demandent qu'à se reposer de leurs malheurs comme eux de leurs plaisirs, et sur la foi d'une résignation admirablement jouée ils leur ouvrent leur maison.
A partir de ce jour commence entre le vieillard cacochyme et la fille valide une lutte où le misérable subira toutes les tortures avant de succomber.
Et d'abord, avec une persévérance et une effronterie que rien ne peut troubler, elle insinue peu à peu que sa vie a été pure comme celle d'une vestale et que la calomnie seule l'a flétrie. Le vieux bonhomme, qui n'a plus même la force de discuter, la laisse dire et lui accorde cette satisfaction; car elle est prévenante, bonne, empressée. Peu à peu la vertu angélique de la sainte personne devient un fait établi, incontestable, reconnu par tout le monde, même par quelques amis qui ne veulent pas contrarier un pauvre fou. Alors les soins, sans cesser d'être empressés, deviennent impérieux, on règle la vie du vieux libertin. Peut-on refuser cet empire à la femme qui a si bien réglé la sienne! Bientôt ces soins toujours offerts sont cependant marchandés, les exigences paraissent, le vieillard cède une fois, deux; mais enfin un jour arrive où il tente une observation; alors l'âme méconnue éclate, comme ce cactus fantastique qui s'épanouit en une seconde avec un bruit pareil à celui d'un coup de canon: «Un noble cœur qui s'est sacrifié à un pieux devoir et qui n'en recueille qu'ingratitude. Ah! sa vie a commencé par le malheur et elle doit finir de même.» Que si le vieillard trop irascible veut discuter ces prétendues infortunes, c'est alors que l'âme méconnue triomphe. «Ce n'est pas ainsi qu'il parlait naguère: il appréciait alors cette âme candide et fière qui s'était donnée à lui; ou plutôt elle s'était trompée, il n'avait jamais compris quel trésor de vertu Dieu avait placé près de lui. Eh! comment en pouvait-il être autrement, lui qui n'a jamais vécu qu'avec des femmes de mœurs perdues, qu'avec des malheureuses dont elle rougirait de prononcer le nom.» Que si le vieillard, blessé dans son orgueil, veut défendre quelques-uns de ses bons souvenirs d'autrefois et réplique, alors, oh! alors, elle se tait; et c'est une dignité froide, implacable, silencieuse, un abandon fermement calculé qui répondent pour elle.
Le vieillard déjeune mal, dîne mal; tout lui manque: sa tisane, sa potion, son journal, son tabouret pour mettre son pied goutteux, son auditeur de tous les jours pour l'écouter. Il lutte, il veut être fort et se suffire, mais il ne peut pas, alors il se résigne; il rappelle celle qui lui fait mal et lui demande pardon, il l'a méconnue. Elle est proclamée âme méconnue. A partir de ce moment, ce malheureux appartient à cette femme, comme sa proie au vautour. Dès ce moment elle peut avoir un amant, qui boit le vin du vieillard, dîne avec lui, prend du tabac dans sa tabatière, s'il ne prend pas la tabatière. C'est un beau-frère, un cousin, un neveu, tout ce qu'il vous plaira: mais c'est un membre de cette vertueuse famille, dont l'âme méconnue est le plus bel ornement. La famille se trouve introduite. Elle est nombreuse la famille; les cousins se succèdent et ils viennent quelquefois avec les cousines, alors on chasse la vraie famille du vieillard, devenu de plus en plus caduc et imbécile, pour recevoir cette famille ignoble qui n'a d'autre parenté que le vice. Du lit de souffrance où on laisse le malheureux, il entend quelquefois venir jusqu'à lui, du fond de son appartement, le bruit des verres et de l'orgie. Il tempête, il sonne; elle paraît; sévère, terrible, «Qu'a-t-il? que veut-il?—J'ai cru entendre... il m'a semblé.—Quoi?—il balbutie ses griefs; s'il est assez fort pour se lever et aller vérifier ses soupçons, on pleure, on se lamente, on s'indigne; s'il est trop malade pour bouger, on menace de le quitter et on ne veut pas être plus longtemps méconnue. Méconnue! toujours le mot tout-puissant! et le malheureux cède, qu'il soit dit, avec des pleurs ou avec des menaces; c'est un talisman. Cela dure jusqu'à la mort du vieillard et à l'héritage, que recueille l'âme méconnue, auquel cas elle se fait dévote et épouse un marguillier, ou prend un établissement orthopédique, ou un cabinet de lecture. Celle-ci est de l'espèce la plus commune.
Passons à une espèce plus distinguée. A l'état de veuve, l'âme méconnue est la cheville vorace des petits jeunes gens. Les plus tendres, les plus naïfs, les plus gracieux, sont sa proie habituelle. L'âme méconnue veuve a presque toujours une espèce de petite existence assurée, quelques mille livres de rente accrochées à son mariage défunt. C'est cette variété surtout qui entend admirablement le romantique de l'intérieur et du clair-obscur. J'en pourrais citer qui ont des veilleuses en plein midi dans des lampes de porcelaine. C'est une de ces femmes qui a répondu à une de ses amies qui la trouva étendue sur une causeuse avec ce faible luminaire à l'heure de midi:
—Est-ce que vous êtes malade?
—Non, je l'attends.
Quel pouvait être l'infortuné? Malheureux enfant! que Dieu te fasse l'amant d'une marchande de pommes plutôt que d'une âme méconnue! Du moment qu'un malheureux bon jeune homme qui entre dans le monde a été aperçu par un de ces vampires dans le coin du salon où on le laisse, voilà le boa qui le guigne, qui s'approche doucement de lui, qui le couve des yeux, se l'assimile et l'absorbe par la pensée. C'est un incident de rien qui commence la conversation; un mouchoir qu'on laisse tomber et que le maladroit ramasse avec politesse. Alors on s'informe de lui, en moins de rien on sait ses habitudes, ses allures, sa façon d'être. Le jeune homme, quel qu'il soit, a bien un goût, une préférence. Il est bien sorti du collége, où l'on apprend tout, en sachant un peu de quelque chose, où il a touché du piano, ou dessiné des yeux, ou fait des vers qui n'avaient pas la mesure. Quoi que ce soit dont il parle, l'âme méconnue ne rêve pas autre chose: la musique est sa vie, ou bien elle a un album pour lequel il lui faut un dessin, ou des vers. Le jeune homme ne peut lui refuser cela. Qu'il vienne un moment dans le modeste ermitage de la recluse, et on lui montrera tous les trésors de poésie qu'elle possède; il doit aimer et approuver cela, lui! car son visage a le cachet des nobles sentiments, des goûts élevés. Pauvre petit! il se sent flatté, il croit qu'il est fait pour aimer hors du collége ce qu'il y détestait cordialement. Il promet et ira; il y va.
L'antre s'ouvre et se referme; c'est toujours le fameux clair-obscur, plus une tablette du sérail; c'est une femme dans un long peignoir blanc avec des bracelets de jais et un collier de même avec une croix qui se perd dans la ceinture. Elle souffre, elle est languissante; l'enfant inexpérimenté s'attendrit et la plaint.
—Oh! vous êtes bon, mais vous me faites bien au cœur.
Et on lui serre la main.
De deux choses l'une: ou le patient est tout à fait novice, et alors c'est lui qui devient entreprenant, c'est la belle qui succombe et qui menace d'en mourir; ou il a quelque instinct du danger dont il est menacé, et il cherche à battre en retraite, et alors il est pris au collet de la façon la plus irrésistible. Il arrive qu'on se trouve mal, qu'on a une attaque de nerfs; l'urgence demande des secours, mais une femme sait-elle ce qu'elle fait dans son attaque de nerfs, sait-elle où elle s'accroche? c'est quelquefois au cou du visiteur; et comme cette femme n'est pas absolument affreuse, les dix-huit ans du jeune homme font le reste.
A partir de ce moment, l'infortuné est perdu; il appartient corps et âme à cette femme pour qui le ciel vient de s'ouvrir après tant d'années ténébreuses de douleur, et qui croit, à ces transports soudains et invincibles qui l'ont dominée, qu'elle a enfin trouvé celui qu'elle rêvait dans sa souffrance intime, dans son âme brisée. Le jeune homme croit à tout cela; il se sent adoré, et la vanité lui tient lieu d'amour pendant une semaine ou deux. Mais bientôt la scène change: ce n'est plus lui qui a été violé, c'est cette femme qui a été indignement séduite; et à ce titre elle est exigeante, elle est jalouse; elle veut toute sa vie. Il veut essayer de secouer le joug, et demande un peu de liberté: ici l'âme méconnue se révèle. Il est bien difficile que le premier jour il ne soit pas échappé à l'imprudent quelques-unes de ces phrases que la politesse fait dire à toute femme qui se tord de désespoir dans vos bras de la faute qu'elle vient de commettre? On l'a rassurée, on lui a promis de l'aimer toujours. Voilà le point de départ de toutes les déclamations, le piédestal de l'âme méconnue, elle se pose en victime.
L'infortuné, qui n'a pas encore le féroce courage des ruptures ouvertes, écrit une lettre où il croit avoir inventé un prétexte irrésistible; il l'envoie le soir par son portier, se couche et s'endort. Le lendemain matin, quand il s'éveille avec le vague sentiment de sa liberté rachetée, il voit au pied de son lit un visage en pleurs qui lui dit douloureusement: «Vous dormez, et moi je veille.» Le portier du petit jeune homme a donné la clef de son petit appartement à la femme qui s'est présentée le matin. Ce n'est pas que ce soit un homme de mœurs très-rigides; mais l'âme méconnue a si bien l'air d'une tante, qu'il croit faire acte de père de famille en introduisant près de son jeune locataire une personne raisonnable qui le tancera; car il commence à se déranger un peu.
Surpris au lit, le malheureux fait presque toujours tourner l'explication à son désavantage; il a été égaré par de faux amis, et il retombe dans l'abîme auquel il avait voulu s'arracher. C'est alors que la vie devient un affreux supplice: ce sont des lettres tous les matins, des rendez-vous tous les soirs; il ne répond pas, il y manque; il va dîner gaiement au café Douix près d'une fenêtre; il rit, il parle, il boit. Tout à coup sa gaieté se ternit, son visage devient sombre; c'est que l'âme méconnue vient de lui apparaître au fond d'une citadine à un cheval: elle est folle, exaspérée, elle peut monter, faire une scène et le perdre; oui, le perdre, car elle le rendra ridicule. Alors il prend un prétexte pour sortir, il descend, et pour se débarrasser de cette funeste apparition, il promet tout ce qu'on veut. Il remonte, mais il n'a plus d'appétit; son dîner tourne, il a une indigestion; et quand il rentre chez lui où on l'attend, il faut qu'il remercie encore l'âme méconnue du thé qu'elle lui donne: horreur! En être réduit à avoir une indigestion devant une femme. Il y a de quoi l'étrangler.
Mais vouloir écrire tous les accidents d'une pareille histoire, ce serait entreprendre un livre de dix volumes: et les menaces de suicide, et l'honneur perdu pour lui seul, et les suppositions de grossesse impossible, et toute la fantasmagorie des sentiments faux, exagérés. Cela peut durer six mois, au bout desquels le malheureux déménage ou part pour les îles. Ce sont les âmes méconnues qui lèguent aux autres femmes ces cœurs d'hommes secs et impitoyables qui ne croient à rien, qui brutalisent les sentiments les plus délicats, ricanent des affections les plus tendres, et qui ont créé cette phrase: Elle est morte d'amour et d'une fluxion de poitrine.
Quelque ignoble que soit l'âme méconnue à l'état de fille, quelque féroce qu'elle soit à l'état de veuve, ce n'est rien encore auprès de ce qu'elle est à l'état de femme. Elle parvient à cet état par des voies bien différentes: quelquefois elle y apporte les germes de cette espèce d'affection cérébrale chronique qui constituent l'âme méconnue; c'est alors quelque sous-maîtresse de pension qui épouse un marchand de vin veuf, et qui veut donner une seconde mère à ses filles. Le gros gaillard continue à boire, à manger, à rire fort, tandis que la femme se renferme dans le dédaigneux silence de la supériorité, mangeant du bout des lèvres, parlant de même, rendant de même à son époux ses caresses et ses bons baisers d'affection. Il joue le piquet, tandis qu'elle lit Lamartine, et il ronfle dans son lit, tandis qu'elle rêve éveillée à côté de lui. Il est inutile de dire où doit aboutir une pareille union. D'autres fois l'âme méconnue est entrée en ménage avec toute l'envie sincère d'être une bonne femme; alors il peut arriver que l'affection la gagne par les livres ou par le contact avec une personne gangrenée. Dans ces cas-là, comme nous l'avons dit plus haut, le développement de l'âme méconnue est énorme; car c'est tout son passé sacrifié et perdu dont il faut qu'elle se venge, et le mari doit, en souffrances qu'elle lui inflige, toutes les joies ineffables d'un amour céleste qu'il ne lui a pas procurées. L'employé dans les administrations, qui laisse sa femme toute la journée dans la solitude, est très-sujet à la femme âme méconnue; car, en son absence, tout pénètre dans sa maison, amis, livres, consolations, et le mal s'y développe à l'aise, jusqu'à ce qu'il arrive à un degré d'intensité qui amène les querelles les plus violentes, et enfin les ruptures les plus scandaleuses. D'autres fois encore le mari accepte l'âme méconnue pour ce qu'elle est: c'est presque toujours quand elle s'est trouvée apporter une dot considérable dans la communauté; alors c'est l'esclave le plus insulté, le plus bafoué, le plus déconsidéré de la terre: il n'a ni la volonté d'avoir une opinion, ni celle de rentrer quand il veut, ni de sortir, ni d'être indifférent, ni attentionné; et avec cela il est réputé le tyran le plus insupportable et le plus barbare: il ne comprend pas ce qu'est une femme; il ignore ces sentiments secrets de sensibilité qu'il blesse à chaque instant; il a tué le rêve de ce cœur qui croyait en lui; il écrase de sa vie vulgaire la vie ineffable de cette âme méconnue. Pour le mari qui a une pareille femme, le supplice est de tous les jours, de toutes les minutes, de tous les instants. S'il reste seul avec sa femme, elle rêve; à la première question qu'il lui adresse, elle se détourne dédaigneusement: que vient-il faire dans ses pensées, lui qui ne saurait les comprendre? S'il insiste, elle éclate: le brutal a posé son pied de bœuf sur cette âme méconnue qui ne peut même se réfugier dans le silence. S'il a quelques amis à dîner, elle se tait encore, et lorsqu'il lui dit de servir la crème, elle essuie une larme, affecte une gaieté forcée et douloureuse et salit la nappe. Le dîner est gêné, ennuyeux. Le soir venu, le mari demande une explication, qui se résout toujours en une attaque de nerfs (ceci tient à la variété la plus élégante de l'âme méconnue). C'est tous les jours la même vie, jusqu'à ce que tout cela finisse par un procès en séparation intenté par la femme pour sévices graves, et prononcé contre elle pour adultère.
Enfin quand l'âme méconnue a enterré son célibataire, ou perdu son dernier jeune homme, ou abandonné son époux, elle écrit un jour la lettre suivante à un homme de lettres quelconque:
«Monsieur,
«Vous qui savez si bien peindre les douleurs des femmes, vous me comprendrez. J'ai bien SOUFFERT, monsieur, et peut-être le récit de mes douleurs, retracé par votre plume, pourrait-il intéresser vos lecteurs. Si vous vouliez recevoir ces tristes confidences d'un cœur qui n'a plus d'espoir en ce monde, répondez-moi un mot, A madame A. L., poste restante.»
L'homme de lettres, qui est un gros bonhomme très-rond, qui rit, et siffle la cachucha en corrigeant ses épreuves, prend la lettre, la tortille et s'en sert pour allumer son cigare, qu'il va fumer dans les allées de son jardinet en rêvant à quelque histoire bien touchante.
L'âme méconnue va à la poste huit jours de suite, et ne trouvant pas de réponse, elle s'écrie en guignant un boisseau de charbon: «J'ai vécu méconnue et je mourrai méconnue!» Là-dessus, elle fait chauffer son café au lait et demande un gigot pour son dîner. O! âme méconnue!
Frédéric Soulié.
L'ECCLÉSIASTIQUE.
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De toutes les existences sociales que notre première révolution a atteintes, c'est assurément l'état ecclésiastique qui a été frappé avec le plus de rigueur et de persévérance. La noblesse a repris ses titres, après avoir recouvré une grande partie de ses biens, dont l'indemnité a complété la restitution; la bourgeoisie, dans toutes ses professions, a fini par acquérir plus d'importance qu'elle n'en avait autrefois; mais le clergé, raillé et déchu dans le dix-huitième siècle, proscrit et décimé par la Convention, haï et persécuté par le Directoire et ses théophilanthropes, protégé politiquement par l'Empire, malheureusement favorisé par la Restauration, dédaigné, mais ménagé par le juste-milieu, le clergé, ou, pour mieux dire, sous le point de vue social, la position, la fortune, les dignités du prêtre, n'ont pu se relever des coups qui lui ont été portés par le protestantisme, la philosophie et l'indifférence, enfants trop bien connus aujourd'hui de toutes les passions mauvaises.
En vain l'Assemblée constituante avait décrété une dotation de quatre-vingts millions comme indemnité de la spoliation des biens du clergé; en vain, et plus tard, des temps meilleurs sont-ils venus pour l'Église! Plus de ces princes ecclésiastiques dont le patronage généreux et éclairé reflétait dans les moindres membres du clergé une partie de son influence sociale; plus de ces conciles diocésains et de ces assemblées générales, qui, en assurant le maintien de la discipline et de l'indépendance ecclésiastique, montraient aux peuples la valeur et la puissance de l'Église locale et nationale; plus de ces nombreuses hiérarchies cléricales, qui, dans tous leurs degrés, permettaient à chaque prêtre de trouver une place que le mérite, quoi qu'on en ait dit, obtenait aussi souvent que la faveur; plus de ces domaines agricoles qui fournissaient aux besoins du pauvre, et donnaient à leurs propriétaires le droit naturel de siéger, comme les autres citoyens, dans les états généraux de la nation; plus, ou presque plus de ces modestes presbytères, habitations retirées, mais honorables, de l'humble curé et de sa servante canonique; enfin, plus même de ces asiles garantis à la vieillesse ou aux infirmités ecclésiastiques, puisque, à l'exception d'un seul établissement fondé pour douze pauvres prêtres, par le plus illustre écrivain de nos jours, sous les noms vénérés de la plus auguste des filles de Bourbon, il n'existe en France aucune maison où puisse se retirer et mourir l'ecclésiastique sans ressources, que les travaux de l'Église ont mis hors de combat.
L'individualité du prêtre doit nécessairement se ressentir de la situation que des lois athées ou indifférentes ont créée pour le clergé. L'état social, ou plutôt légal, de l'ecclésiastique, ne commence qu'à la dignité de vicaire, par le salaire officiel qu'il reçoit en vertu du budget annuel. A partir de ce grade, son traitement est voté, comme celui du souverain et du garçon de bureau, à titre de fonctionnaire public; et les vingt-huit millions environ que la loi de finances attribue aux trente mille lévites du royaume qu'elle daigne solder pour répondre aux besoins du culte, ne représentent pas 1000 francs de revenu pour chaque prêtre, et pas un prêtre pour chaque millier de chrétiens.
C'est donc en dehors du prêtre légalement rétribué, depuis le vicariat jusqu'à l'archevêché, que se trouve le plus grand nombre d'ecclésiastiques, dont l'existence dépend alors, ou des ressources qui leur sont personnelles, ou des produits de l'église qu'ils desservent, lesquels sont perçus et répartis par la fabrique ou congrégation de marguilliers, présidée par le curé de la paroisse.
Il résulte de cette condition générale et particulière du clergé de France, sous le rapport matériel, que le sacerdoce ne peut guère se recruter, sauf quelques exceptions, que dans les classes inférieures et dans des familles honorables, mais pauvres; là où les privations domestiques, nécessairement imposées dès l'enfance, rendront plus tard moins rudes et moins sensibles toutes les autres privations d'un âge plus avancé, auxquelles le prêtre est condamné par la situation sociale que lui ont faite les lois philosophiques, et les mœurs publiques qui en ont été la conséquence.
Il en résulte aussi que les vocations spontanées et libres qui se manifestent dans les sphères plus élevées de la société, maintenant dégagées de toute suspicion ambitieuse ou cupide, sont plus assurées, plus durables, plus imposantes, plus respectées.
L'Église actuelle, heureusement délivrée de ces abbés qui n'avaient d'ecclésiastique qu'un titre banal et un demi-costume, de ces abbés dont on voyait les statues coquettes dans les jardins de l'ancien régime, de ces abbés qui faisaient des tragédies, à moins qu'ils ne fissent des chansons ou des opéras-comiques, espèce de troupe déréglée, sans chef, sans solde, et qui, quoiqu'ils n'appartinssent pas plus au clergé militant que des corps francs à une armée régulière, n'en déshonoraient pas moins la milice sacrée dans l'esprit de l'ignorant et du vulgaire; l'Église actuelle, débarrassée de membres parasites ou honteux, dispose de bonne heure les jeunes lévites qu'elle élève à grand'peine dans son sein à la vie solitaire et semée de privations, que plus tard ils pourront retrouver au milieu des hommes de la société nouvelle. En effet, ceux-ci ne profèrent plus, comme jadis, le blasphème ou le sarcasme contre le prêtre: la mode en est passée, cela est de mauvais goût; mais, toutefois, conduits, ou par une antipathie naturelle, ou par la crainte des muets reproches de la robe ecclésiastique et de la circonspection qu'elle impose, ou par une indifférence systématique, ou par le genre de plaisirs et d'habitudes auxquels ils se livrent, ou, enfin, par un fâcheux respect humain, les hommes de la société nouvelle, disons-nous, fuient, n'admettent pas, ou admettent bien rarement à leurs foyers et à leurs distractions domestiques le prêtre, que tous cependant ils sont obligés de rechercher à chaque circonstance importante de leur vie, y compris celle de leur mort. Le prêtre de nos jours, à la vérité, est bien éloigné de désirer ces distractions et de s'y livrer, alors même qu'elles ne devraient choquer aucune bienséance; et même, si elles se présentent, il les évite, car il voit, il connaît, il pénètre, à travers quelques apparences favorables, les sourdes hostilités, les préventions ou les mauvais instincts qui règnent toujours contre lui, et il ne veut ni les braver ni les exciter. Mais ces tribulations, cet abandon, ces dédains, le prêtre a été appris à les supporter par l'éducation prévoyante et forte qu'il a reçue, et qui a été dirigée dans ce sens, que le prêtre, toujours prêt à toutes les situations, doit savoir se passer du monde, tandis que le monde ne peut se passer de lui, tant est grande, réelle, indestructible, la place que l'Évangile, les siècles et les mœurs lui ont assurée dans toute société civilisée.
Sans parler de pauvres enfants charitablement élevés chez des curés de campagne, sans parler de quelques élèves instruits comme enfants de chœur dans les maîtrises des paroisses, et qui, les uns et les autres, poursuivent quelquefois jusqu'au bout les études sacerdotales, au séminaire, les jeunes gens se servent eux-mêmes dans leurs chambres; par humilité pour eux-mêmes, et par économie pour la maison, ils se servent entre eux dans les réfections communes, auxquelles participent, comme dans toutes les promenades, et avec une parfaite égalité, les supérieurs et professeurs. Lever, coucher, heures de classes, d'études, de prières, distribution des lettres du dehors, répartition aux pauvres des restes de chaque repas, infirmerie, achat et vente à l'intérieur de tous les objets nécessaires à la vie scolastique, en un mot, tous les devoirs et tous les mouvements de la maison s'accomplissent à tour de rôle, sous la direction d'un élève qui, de bonne heure, prend ainsi l'habitude de l'ordre, d'un commandement patient et régulier, d'une obéissance raisonnable et facile. Les abstinences, les longues méditations, les exercices de la piété, accoutument le corps à toutes les volontés de l'esprit. Là, en même temps, jamais de punitions corporelles; tout est conduit, tout cède, tout s'assouplit devant la seule autorité de la raison et de la règle. L'élève qui ne peut ou qui ne veut s'y soumettre, n'y est point contraint, et se retire aussi paisiblement qu'il est entré. Soit à la maison de ville, soit à la maison de campagne, les récréations et les plaisirs, selon l'âge et les goûts, sont animés et joyeux, sans devenir bruyants et querelleurs: pour ceux-ci, les conversations littéraires et philosophiques, pendant une marche continuelle et rapide; pour ceux-là, la gymnastique, la balle, le cerceau, la corde, les barres; puis les échecs, le trictrac, le billard, pour ceux qui les préfèrent à des exercices plus vifs.
Ainsi, et longuement préparé à toutes les situations, à toutes les sollicitudes de la vie, il n'est en quelque sorte aucun mouvement de l'ordre social auquel le prêtre ne prenne part, et où il ne porte, avec l'influence salutaire de son exemple, la résignation, la dignité, la convenance de son ministère, et du caractère qui lui est propre.
En sortant du séminaire, devient-il précepteur de l'enfant de quelque grande ou opulente maison, laquelle continue ou affecte les traditions aristocratiques? Grave, mais affectueux avec son élève qu'il ne quitte jamais, c'est par le respect qu'il inspire à ce surveillant continuel et malicieux de toutes ses actions, que l'abbé finit par gagner une confiance et une amitié que son pupille, devenu homme et père, transmet plus tard à ses fils.
Placé, par la nature même de cet emploi, dans la double et difficile position de quasi-domesticité vis-à-vis du maître de la maison, et de supériorité mixte vis-à-vis des domestiques, tout à la fois, lui-même, maître et serviteur, on ne le voit jamais servile ou impérieux, hautain ou familier. S'il flatte c'est avec mesure; s'il commande, c'est avec réserve. On ne peut accuser ni son humilité, ni son exigence. Et, enfin, après le voyage obligé en Suisse, en Italie, en Allemagne, quand l'éducation de son pupille est terminée, qu'il reste ou non le pensionnaire viager de la famille, l'abbé n'en demeure pas moins, presque toujours, l'ami de la maison et le confident de tout le monde.
Dédaigneux ou effrayé des avantages et des difficultés du préceptorat, a-t-il préféré se vouer sur-le-champ aux devoirs sacerdotaux, et, après l'ordination de Noël, son évêque l'a-t-il nommé prêtre habitué de quelque paroisse de grande ville, c'est là qu'il faut étudier avec admiration les labeurs et la résignation du prêtre français! Admis au dixième ou au douzième dans le partage du produit volontaire des baptêmes et de quelques messes commémoratives (les mariages et les services mortuaires devant être réservés aux vicaires et aux curés), c'est tout au plus si, dans ce casuel très-variable, il trouve de quoi pourvoir aux premiers besoins de la vie. S'il est abrité, c'est au haut de quelque maison décente, mais obscure; s'il a quelques meubles, il n'a point de mobilier; s'il est servi, c'est parce que quelque pieuse femme de ménage trouve dans sa propre charité une compensation suffisante à l'insuffisance du salaire qu'elle reçoit du prêtre.
Sera-t-il permis de dire: si ce n'était que cela! si ce n'était encore que les visites aux malades, aux pauvres, aux prisonniers, là où les dégoûts naturels à l'humanité sont surmontés chez le prêtre par le sentiment du devoir, de la mansuétude évangélique et de la récompense céleste! Mais qui pourrait justement apprécier les ennuis douloureux d'un esprit cultivé qui se trouve en contact obligé et continuel avec des enfants, des femmes, des hommes de la condition la plus inférieure, dont l'intelligence n'est en quelque sorte ouverte à aucune lumière, qui ne savent ni discerner, ni définir la portée de leurs actions journalières, qui ne savent pas même la valeur des mots qu'ils emploient, espèce de demi-sauvages qui n'offrent pas, en compensation de leur ignorance et de leur stupidité, l'attrait spirituel et fortifiant d'une conversion à opérer, d'une civilisation à fonder! Conçoit-on le supplice de ces instructions réitérées, de ces directions de confréries de vieilles filles dévotes, de ces confessions inintelligibles qui sont toujours le partage du jeune prêtre à son début dans le ministère de quelque paroisse? A la vue de pareilles misères intellectuelles, qu'il est cependant aussi nécessaire que méritoire de subir, à la pensée de telles douleurs qui sont supportées avec patience, courage et joie, les prêtres de nos églises ne pourraient-ils pas à bon droit répondre à ceux de nos héroïques missionnaires qui vont s'exposer aux tortures matérielles: Et nous, sommes-nous donc sur des roses!
Puis, il faut, au catéchisme, que l'ecclésiastique joigne à la lucidité de ses instructions, si délicates devant de tels auditeurs, la variété, l'enjouement indispensable, pour soutenir et encourager leur attention, par un mélange de récits, d'anecdotes, de plaisanteries même, lesquelles, il faut en convenir, ne sont pas toujours bien plaisantes et bien agréablement racontées, mais qui n'en ont pas moins de succès et de fruit, si l'on doit en juger par l'exactitude des enfants aux leçons du directeur, par leurs travaux sur les compositions qu'il leur donne, par la gaieté qu'ils laissent éclater.
Ce n'est pas tout pour le prêtre que de savoir et de savoir parler; il faut encore qu'il sache chanter et que, par son exemple, il apprenne à ses jeunes pénitents des hymnes de piété. Disposés sur des airs dont le prêtre et ses ouailles innocentes ne connaissent pas toujours le type mondain, ces hymnes excitent les railleries de quelques auditeurs plus âgés, et, malheureusement pour eux, trop bien instruits de l'origine profane de ces airs, purifiés d'ailleurs par l'exécution et l'intention des choristes du catéchisme et de leur dévot impresario.
Nous ne pouvons suivre le prêtre dans le détail de tous ses devoirs, au baptême, au mariage, à la sépulture, puisque nous devons surtout le montrer, en dehors du ministère de l'église, dans ses rapports avec le monde et l'ordre social. Après de longues années d'épreuves, son mérite, sa famille ou quelques protecteurs aidant, il finira peut-être par devenir vicaire et curé; qui sait? vicaire général, chanoine; qui sait encore? évêque, archevêque; que vous dirai-je? cardinal et pape; car, pour peu qu'il ait d'humilité, le prêtre peut toujours, sinon espérer, du moins redouter d'être chargé du gouvernement du monde.
Comme il a été élevé pour toutes les conditions, il est préparé à toutes les fortunes, et il saura également bien les subir toutes. La chasteté, la pauvreté, la résignation qu'il a constamment observées ont fini par le rendre maître de lui-même. Indifférent sans égoïsme, charitable sans accès de sensibilité, observateur sans médisance, silencieux sans dédain, prudent sans lâcheté, il agira toujours de façon à se trouver sans reproche aux yeux du monde dans lequel il ne se mêle pas, parce qu'il sait qu'il est plus facile de s'abstenir que de se contenir. Vous n'entendez guère parler du prêtre, en effet, que quand vous avez besoin de lui. N'est-ce rien, de bonne foi, n'est-ce pas, au contraire, chose merveilleuse que, pauvre ou riche, simple ecclésiastique ou dignitaire de l'Église, le prêtre, qui touche à tous les mouvements sociaux, ne soit jamais compromis dans aucun d'eux! Vous tous que de bonnes ou de mauvaises affaires ont conduits devant tous les degrés de la justice humaine, dites-le: y avez-vous jamais entendu prononcer le nom d'un ecclésiastique, créancier ou débiteur; demandeur ou défendeur dans aucun litige? Jamais, assurément; et si j'ose ici réveiller un instant les souvenirs publics sur deux hommes, dont l'un même n'était pas Français, et que l'Église avait condamnés avant que les cours d'assises en eussent fait justice, c'est que ces deux seuls exemples au milieu d'un siècle dont les oreilles et les yeux sont incessamment ouverts sur les moindres égarements ecclésiastiques, sont une des plus complètes démonstrations du caractère et des qualités du clergé français auquel nul autre ne saurait être comparé. Qu'est-ce, en effet, que deux et même qu'une seule brebis coupable parmi les trente mille prêtres que notre Église compte dans son sein? et quel corps ecclésiastique de l'Italie, de l'Allemagne, du Portugal, de l'Angleterre, de l'Espagne et des deux Amériques fournirait, comme le clergé français, le tableau de si grandes, de si générales vertus, unies à tant de pauvreté, de dignité, de lumières!
Depuis que, enseveli désormais dans quelques momies législatives, académiques et municipales, l'esprit voltairien a cessé d'inventer et de publier les prétendus méfaits ecclésiastiques, on voit, au contraire, la vérité succédant à la calomnie, les feuilles publiques journellement remplies des traits de courage, de dévouement, de bienfaisance, accomplis par des prêtres qui pourraient se borner à recommander les œuvres qu'ils pratiquent. C'est le saint prélat de la capitale qui, dans toute l'intensité d'une maladie contagieuse, ne quitte plus les hôpitaux et se charge des orphelins que le fléau mortel a laissés à son inépuisable charité; c'est un jeune vicaire qui se précipite dans les flots pour en retirer, au péril de sa propre vie, l'imprudent ou l'insensé qui allait y périr. C'est celui-là qui brave les dangers d'un incendie pour sauver la chaumière du pauvre, ou l'établissement industriel qui nourrissait un grand nombre d'ouvriers. C'est celui-ci qui se jette entre deux hommes, égarés par un faux point d'honneur, et qui entraîne à une sincère réconciliation ceux que la haine portait à s'égorger. Il n'y a pas de jour, enfin, que la publicité, mieux éclairée, ne révèle quelque action généreuse de ceux que naguère elle chargeait de torts et de crimes.
Reprenons les plus près de nous.
Aumônier des colléges de l'université, c'est avec douleur sans doute, mais sans découragement, que le prêtre offre aux élèves des instructions et des exemples dont l'efficacité est au moins affaiblie par l'indifférence ou l'éloignement des supérieurs de ces pensionnats officiels.
Aumônier des maisons de détention, et moins gêné par les gardiens de la prison que par les geôliers du collége, il laisse quelquefois dans l'âme et presque toujours dans la bourse des malheureux qu'il visite des secours mieux reçus et mieux employés que le monde ne l'imagine.
Il n'est plus possible d'esquisser les effets de l'intervention et de la présence de l'ecclésiastique sur les vaisseaux de l'État et dans les régiments de l'armée, puisque, depuis 1830, il a été décidé que nos soldats et nos marins, malades, blessés ou mourants, pouvaient très-bien se passer des distractions, des consolations ou des forces spirituelles, que, après avoir partagé leurs périls, les aumôniers militaires leur prodiguaient naguère à l'hôpital ou à l'ambulance.
Mais dans une autre épreuve dont il n'a pas été privé du moins, dans les bagnes ou dans l'assistance que le prêtre accorde au condamné que l'on conduit au supplice, quelle patience, quel courage, quelle force d'âme et d'esprit ne doit-il pas posséder pour aborder, pour accompagner, avec le visage et la parole de l'espérance et de la paix, ceux qui croient avoir à jamais perdu l'une et l'autre! Est-il un seul de nous, animé même des sentiments les plus chrétiens, et doué à la fois des facultés les plus résistantes à toute émotion, qui pût supporter, que dis-je? qui eût choisi ce redoutable devoir que le prêtre français accomplit avec majesté, alors même que toute la nature comprimée de son être fait malgré lui jaillir de son front sublime quelques gouttes de cette sueur surhumaine, qui rappelle celle de la divine agonie!
Est-ce tout enfin? Non; et, comme on le dirait dans le langage vulgaire, vous avez pire ou mieux que cela: c'est le missionnaire; non pas, entendez-vous bien, le missionnaire des sociétés étrangères et protestantes, qui s'en va, songeant à sa fortune, avec femme et enfants, roulant dans une bonne voiture, monté sur un bon vaisseau, vendre ou jeter avec insouciance ou bénéfices des bibles anglaises, genevoises ou allemandes à des gens qui ne savent et ne sauront jamais ni l'allemand ni l'anglais: c'est le missionnaire catholique, qu'il faut seulement nommer ici, celui dont nous vous donnerons bientôt le portrait complet, qui se dévoue avec joie à tous les sacrifices, parce qu'il croit à la parole de son Dieu, et qu'en parvenant à la communiquer à ceux qu'il élève au bonheur du christianisme, il sait qu'il aide à la propagation de la science, de l'art, du commerce, et qu'il contribue ainsi à la gloire de sa patrie.
Et puis, avec toutes ces obligations, ces abnégations, cette pauvreté, imposez donc encore au prêtre le devoir du mariage! Cédez aux déclamations, aux niaiseries, aux exigences du protestantisme et de la philosophie! faites que notre prêtre ait une femme, et il ne pourra plus être le soutien de toutes celles qui, dans leurs faiblesses ou leurs douleurs, n'ont recours qu'à lui; faites qu'il ait des enfants, et il ne pourra plus se consacrer aux enfants du peuple; faites qu'il ait les besoins, les jalousies du ménage et de la paternité, et vous ne le verrez plus charitable, doux, patient, discret; car il ne pourra plus l'être, soit au milieu des joies, soit au milieu des chagrins domestiques et des scandales que lui ou les siens ne manqueront pas de donner au monde; et vous ne pourrez plus en tirer aucun service; et, pour tout dire, vous ne croirez plus au prêtre, vous n'irez plus à lui: qui sait? vous le mépriserez peut-être. Et d'ailleurs, il ne vous demande pas le mariage; au contraire. Aussi bien que nous, il en connaît les charges et les dangers, qu'il place avant ses bénéfices et ses douceurs. Ce n'est pas seulement pour suivre l'exemple du Fils de Dieu; ce n'est pas seulement parce que le juste sens de l'Écriture lui indique le célibat, ce n'est pas seulement parce que la discipline générale de l'Église le lui interdit, que le prêtre répudie le mariage pour lui-même; c'est encore parce qu'il comprend combien la pureté de ses esprits, la chasteté de ses sens, la liberté de sa personne, l'absence de tous les besoins individuels, sont nécessaires à la majesté de son ministère, à l'autorité de ses fonctions, à la dignité de son caractère, à l'accomplissement de ses devoirs si nombreux, qu'il manquerait à la fois aux obligations du prêtre et de l'époux, s'il n'avait pas la possibilité d'être l'un sans être l'autre.
Dans ces tableaux rapides, et forcément restreints, il n'y a ni exaltation, ni poésie; il n'y a que des vérités et des faits simplement rapportés. C'est le portrait de l'ecclésiastique français, placé sous son véritable jour, et dégagé en même temps du respect irréfléchi dont l'entoure une dévotion étroite, et de l'hypocrisie dont le libertinage veut toujours le couvrir. Ce n'est pas le prêtre tel que le fait ou le voudrait un monde niais ou calomniateur, c'est le prêtre tel qu'il est, plus homme des besoins, des idées, des progrès, que dans aucun autre siècle, parce que le temps et les malheurs de l'Église n'ont pas été perdus pour lui.
Peut-on désirer ou craindre de le voir, comme à d'autres époques, se jeter dans les intérêts, dans les combats, dans le gouvernement des peuples et des rois? Armé de son caractère, de sa prudence, de ses lumières, le prêtre reparaîtra-t-il sur la scène du monde comme directeur ou conseiller des affaires publiques? Le doit-il? le peut-il? grande question, plus actuelle, plus prochaine peut-être que le vulgaire ne le soupçonne! grande question que quelques ecclésiastiques de nos jours semblent résoudre affirmativement par l'éclat et la solidité de leurs talents, de leurs écrits, de leurs vertus, qui paraissent les rendre dignes et capables de conduire les nations; mais en même temps, question à laquelle la masse du clergé, dans ses discours, et la masse du peuple, dans ses dispositions, semblent répondre: Non.
Quoi qu'il en soit, et dans le résumé de tous les traits sociaux et distinctifs de la physionomie ecclésiastique, regardez, depuis le séminaire, regardez à la chapelle du collége, à la caserne du régiment, à la proue du vaisseau, au berceau du baptême, à la bénédiction du mariage, au lit du mourant, devant la chaumière du pauvre et la hutte du sauvage, sur les degrés, les pavés, les tapis de l'hôtel, du palais, de la prison, du bagne ou de l'échafaud, vous verrez toujours le prêtre catholique, l'homme de tous et de tout, universel comme son Église, avec l'attitude et la parole qui conviennent aux temps, aux lieux, aux personnes; car le caractère typique, général et particulier de l'ecclésiastique, dans l'ordre social, celui dont l'éducation lui a imprimé l'ineffaçable empreinte, c'est l'observation de toutes les convenances, c'est le sacrifice facile à toutes les situations. On a dit avec raison: «Il n'y a pas de convenance qui ne renferme une vertu;» et c'est, en effet, parce que le prêtre français est le parfait modèle de toutes les convenances, qu'il laisse toujours apercevoir ou supposer en lui l'exercice de toutes les vertus.
A. Delaforest.
LA FEMME DE MÉNAGE.
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Toute créature du sexe féminin qui consacre humblement la moitié de sa vie à élever proprement ses enfants, qui mesure elle-même, avant de le mettre en des mains étrangères, le calicot destiné au remplacement futur des vieilles chemises de son seigneur et maître, qui possède à fond la théorie de la gelée de groseille et de la marmelade d'abricot, qui se reprocherait comme une énormité très-condamnable de faire imprimer une seule ligne, prose ou vers, signée de son nom, dans un journal quel qu'il soit, et qui regardera l'auteur du présent article comme un sacrilége ou tout au moins comme un être fort dangereux; toute femme, dis-je, qui réunit en elle les qualités trop rares, hélas! que nous venons d'énumérer ici, peut à bon droit, le dictionnaire aidant, se glorifier du titre pompeusement vulgaire de femme de ménage.
Mais ce n'est point de celle-ci qu'il s'agit.
Sept heures ont successivement sonné à toutes les horloges environnantes, Paris se réveille. Le mouvement et le bruit, circonscrits jusqu'alors dans les quartiers lointains, vont éclater bientôt. Quelques rares piétons, semblables aux rats du bon La Fontaine, se hasardent seuls sur le pavé désert. Des ouvriers se rendant à leurs travaux, s'arrêtent aux angles des rues pour allumer leur pipe ou éteindre, si faire se peut, cette soif ardente qui saisit dès l'aurore les ouvriers de Paris. Le quartier s'anime, la rue se peuple et s'émeut, les maisons silencieuses et endormies s'éveillent insensiblement, la porte cochère fait entendre un bâillement prolongé, les fenêtres entr'ouvrent leurs volets comme des paupières alourdies. Dans un instant la vie circulera dans ce corps de pierre. La laitière matinale a déjà repris ses vases de cuivre et ses cafetières de fer-blanc; le commissionnaire sourit de l'œil à ses préparatifs de départ, et le garçon épicier, debout sur sa porte, le nez et le tablier retroussés, regardant tout d'un air goguenard et bon enfant, complète par sa présence la physionomie de Paris à sept heures du matin.
Mais voici venir une femme: au milieu de cette blême population en cornette et en casaquin, en jupons courts et en mouchoirs chiffonnés, déshabillé de femmes de chambre et de bonnes d'enfants, débraillé matinal de la domesticité, cette femme est une anomalie, elle fait tache. Sa figure calme et reposée, son œil clair, sa démarche dégagée, tout annonce qu'elle est déjà levée depuis longtemps. Sa toilette est irréprochable; l'observateur le plus rigide, le moraliste le plus scrupuleux ne trouverait rien à reprendre à son ajustement, au point de vue de la décence et de la sévérité. Jamais bonnet de mousseline fanée ne fut plus symétriquement posé sur cheveux plus problématiques. Jamais fichu ne fut mieux joint, jamais guimpe ne fut plus inflexible. Rien dans la tournure, dans le visage ou dans les vêtements de cette femme, ne laisse transpirer le plus petit indice de passion ou de vie accidentée.
S'il est vrai que le visage conserve quelque empreinte des affections de l'âme, des tendances de l'esprit; si les blessures intérieures ouvrent une plaie visible, si la vie déteint au dehors, si le cœur de l'homme, semblable à ces vases d'airain dans lesquels les négociants de Smyrne ou de Constantinople renferment les essences d'Orient laisse toujours arriver à nos sens quelque émanation fugitive du parfum le mieux concentré; en un mot, si chacun porte en soi le cachet indélébile de sa profession, de ses habitudes, de ses vertus ou de ses vices, nous ne saurons trop quel rang assigner à cette femme, quels souvenirs évoquer à sa vue, quels fantômes faire surgir autour d'elle.
Voyez-la: elle est seule; elle marche dans la rue, d'un pas tranquille, mais réglé. Rien n'annonce qu'elle s'empresse. Ce n'est point l'ouvrière qui se rend au travail journalier; elle n'a rien de l'effronterie mutine de la femme de chambre: elle passe sans répondre au sourire amical dont chaque apparition nouvelle est saluée; elle n'est pas du quartier, car elle semble ne connaître personne. Elle seule est vêtue parmi ces quelques femmes couvertes à peine du vêtement de la nuit; son regard est calme et sans voile, tandis que chacun autour d'elle semble en guerre ouverte avec le sommeil. Quelle est-elle donc? Son visage, empreinte usée, n'offre à l'analyse aucun signe saillant; son costume ressemble, à bien peu de chose près, au costume habituel de la femme du peuple. Elle a pourtant dans son arrangement plus d'uniformité que la bonne, moins d'opulence que la bouquetière, plus de sévérité que la grisette. Elle est propre, mais d'une propreté froide et triste à voir. Eh bien! cette femme, qui n'est ni bourgeoise, ni commerçante, ni cuisinière, ni grisette; cette femme, qui a moins de cinquante ans et plus de trente; cette femme, qui ne sourit pas au commérage matinal des gazetiers en jupons; cette femme, que le concierge vigilant d'une maison de simple apparence salue à son entrée d'un bonjour affable et d'un geste amical, c'est la femme de ménage.
La femme de ménage est une création toute parisienne. S'il en existe ailleurs qu'à Paris, c'est que rien au monde ne saurait empêcher l'exportation. La femme de ménage est en province ce que sont nos livres en Belgique: des éditions contrefaites.
C'est à Paris, à Paris seulement, pays de ressources et de subterfuges s'il en fut, que la femme de ménage a vu poindre son aurore. La femme de ménage est la domestique de ceux qui ne sont pas assez riches pour en avoir d'autres et pas assez pauvres pour s'en passer. Servitude au rabais, domesticité bâtarde, qui lui vend sa vie en détail, qui lui donne parfois toutes les douleurs de l'esclavage sans qu'elle en ait les profits, qui lui fait changer de maître, et d'humeur, et de travaux, à chaque instant de la journée. Pauvre femme, que l'on fait travailler à la tâche ou que l'on prend à l'heure, si l'on veut, tout comme on prendrait un fiacre.
D'un caractère triste, mais facile, la femme de ménage, surtout dans ses instants de repos, offre une douce image de la résignation pieuse et du pardon des offenses. Quoique mariée le plus souvent, sa vie s'écoule solitaire au milieu du monde, et ses jours pleins d'amertume s'en vont côtoyant les existences heureuses ou gaies pour le service desquelles Dieu l'a fait naître. Quand la femme de ménage n'est pas mariée, c'est qu'elle ne l'est plus; elle est veuve; n'allez pas croire pour cela qu'elle ait changé de condition: cette perte de l'objet de ses affections, comme on dit aujourd'hui, n'influe en rien sur sa vie, le mariage n'étant pour elle qu'un veuvage anticipé. Mariée fort jeune, comme on se marie dans le peuple, elle n'a fait que changer d'esclavage; elle a quitté le toit paternel où elle était préposée à la garde des enfants et aux soins de la maison, pour prendre, sous l'empire d'un époux brutal et grossier, le collier de force de la domesticité: les premiers jours de son union n'ont point eu de miel pour ses lèvres; les fleurs dont on avait paré son sein se sont flétries avant la fin du jour sous l'haleine avinée de son époux. Et alors a commencé pour elle cette existence toute de misère, de déboires et de privations, qu'elle traîne comme une lourde chaîne jusqu'au jour où il plaira à Dieu de la délivrer de ce fardeau. Combien y en a-t-il, hélas! de ces douleurs secrètes cachées sous le regard audacieux de la femme du peuple! Combien de pauvres femmes souffrantes et désolées vous avez coudoyées dans la rue, et qui vous ont apostrophé d'une voix hargneuse, tant la douleur et le chagrin peuvent aigrir les naturels les plus doux! Si vous saviez quels drames poignants et sombres le vice, la misère et la honte jouent parfois entre les quatre murs d'une mansarde; si vous aviez sondé du regard toute la profondeur de ces abîmes où la vertu se débat et lutte contre les suggestions de la misère et de la faim; si vous aviez vu à quel degré d'abrutissement l'ivresse ou le malheur peut précipiter un homme, car la misère a son ivresse aussi, alors vous comprendriez tout ce qu'il y a de grandeur et d'héroïsme sous cette enveloppe vulgaire, vous liriez dans ces rides prématurées toute une histoire de larmes et de courageuse résignation, et vous seriez saisi d'une respectueuse pitié pour cette créature fragile qui, surmontant les faiblesses de son sexe, domptant son corps comme elle a dompté son âme, se crée une profession ingrate, se plie à un dur labeur, et passe silencieusement sa vie entre un mari brutal, ivrogne et fainéant, qui la vole et la bat, et un maître grondeur, d'autant plus exigeant qu'elle est plus résignée.
J'ai entendu quelque part, dans une bouche provençale, ce dicton populaire auquel l'expression pittoresque du patois ajoutait encore une originalité nouvelle:
«Si une merluche devenait veuve, elle engraisserait.»
C'est surtout à la femme de ménage que ce proverbe est applicable. En effet, selon la règle à peu près invariable des ménages populaires dans lesquels la femme joue un rôle actif, son mari ne fait rien; je me trompe, il fait deux parts de sa vie: l'une se passe au cabaret, c'est-à-dire chez le marchand de vin, attendu qu'il n'y a plus de cabaret aujourd'hui; l'autre, chez lui, à cuver son ivresse ou à battre sa femme. Toutes les femmes de ménage sont battues par leur mari: il n'y a qu'une exception à cette règle, elle est en faveur des veuves.
Après tout, il ne faut pas croire que la femme de ménage en soit plus triste pour cela; oh! mon Dieu, non: il n'y a guère qu'elle seule qui soit dans le secret de ses misères; sa vie est aussi claustralement fermée que son fichu, et peut-être n'aurais-je jamais pu vous apprendre un mot de tout ceci, si le hasard qui m'a favorisé ne m'avait fait rencontrer un jour sur mon passage celle dont je vous entretiendrai tout à l'heure.
Courageuse par état, patiente par tempérament, économe par nécessité, et sobre par inclination, la femme de ménage est sans contredit le plus précieux de tous les serviteurs. L'habitude de voir chaque jour de nouveaux visages a donné à sa physionomie une excessive souplesse; si le plus souvent elle conserve à ses traits cette teinte de tristesse qui les immobilise, c'est que l'indifférence la plus complète règne autour d'elle. Mais qu'elle veuille pour un instant ranimer le sourire éteint sur vos lèvres, vous rendre communicatif et confiant; qu'elle essaie de dissiper le nuage amassé sur votre front, de disjoindre vos sourcils contractés, alors elle inventera des ruses prodigieuses pour vous arracher à vos préoccupations et vous distraire de vos ennuis; elle se fera insinuante et persuasive pour vous attirer sur le terrain solide de son gros bon sens populaire. Ayant beaucoup vécu, elle a beaucoup vu, et, partant, beaucoup retenu. Son expérience, augmentée de l'expérience des autres, lui a fait une sorte de philosophie pratique propre à toutes les exigences de la vie, et qu'elle a malheureusement la bonhomie de vouloir appliquer à tout. En un mot, la femme de ménage, abstraction faite de ses griefs individuels et de ses antipathies particulières, dont le nombre est, au reste, fort restreint, la femme de ménage est ce que l'on peut appeler une bonne femme.
Levée avec le soleil, elle consacre ses premiers soins à sa toilette; ne faut-il pas qu'elle traverse tout un quartier, quelquefois plusieurs, pour se rendre à son ménage du matin? D'ailleurs, pour elle, la propreté est plus qu'un luxe, plus qu'un besoin, c'est un devoir. Comment lui confierez-vous sans cela le soin de votre appartement, de vos habits et de vos meubles? Elle le sait, et elle en profite. Sa toilette achevée, après avoir donné un coup de poing préalable au mince matelas de sa couchette, elle se prépare à sortir, non toutefois sans adresser de fréquentes et vives recommandations au seul être qui partage les misères de sa vie et les joies de sa solitude, au seul compagnon qui lui soit resté fidèle.
C'est une erreur profonde et malheureusement trop propagée qui a fait jusqu'à ce jour considérer le chat comme un animal malfaisant. Si le chien est l'ami de l'homme, le chat est l'ami de la femme, de la femme de ménage surtout. Quand le veuvage a étendu ses voiles sur sa tête, la femme de ménage reporte sur son chat toute l'affection vouée autrefois à l'époux défunt; car, malgré tous les maux qu'il lui fait souffrir, la femme du peuple aime assez généralement l'homme que le sort lui a donné. Son chat, en héritant de cette nouvelle dose de tendresse, comprend sans aucun doute quelles obligations lui sont imposées en retour; aussi voit-on bientôt s'établir entre ces deux créatures isolées un touchant et mutuel échange de procédés délicats et de bienveillantes attentions.
Pour rien au monde la femme de ménage ne consentirait à se séparer de son chat; la mort seule peut les désunir, mais l'absence ne les séparera jamais: ils sont liés l'un à l'autre comme la plante est attachée au sol, comme la femme de ménage tient au pavé de Paris. A ce propos, il est bon que vous sachiez que, pour elle, Paris ne s'étend pas au dehors de son arrondissement, les extrêmes limites du territoire français n'ont jamais dépassé la barrière; sa patrie, c'est la rue dans laquelle elle vit, la maison où elle est née; et, sans nul doute, si elle avait elle-même présidé à sa naissance, on lirait aujourd'hui sur les registres de l'état civil: «Catherine Bourdon, née le 3 fructidor an VIII, faubourg Martin, no 11, au cinquième, département de la Seine.»
En politique, la femme de ménage est toujours pour la dynastie déchue, quelle que soit au reste la dynastie régnante. Peu lui importe le bouleversement des empires, la crise ministérielle et la question d'Orient. Elle n'a de sympathie que pour le malheur. Le nom seul de la république la fait frémir, et ses yeux ne sont pas encore tellement taris, qu'elle n'y pût trouver au besoin quelques pieuses larmes à verser en holocauste au souvenir de Louis XVI.
Son éducation littéraire n'est guère plus avancée. Victor ou l'Enfant de la forêt, la Gazette des Tribunaux, et les drames noirs du théâtre de l'Ambigu, sont les colonnes d'Hercule que son intelligence ne lui a jamais permis de franchir.
Si l'espace ne me manquait je pourrais vous donner ici son opinion en matière d'art, et ses observations non moins curieuses sur l'interprétation des songes appliquée à la loterie.—Encore une puissance déchue, encore un aliment à ses éternels regrets.
Enfin, huit heures vont sonner: la femme de ménage entre en fonctions, après avoir pris en passant votre journal, dont elle ne s'est jamais permis de soulever la bande; elle tourne le bouton de votre porte, et s'introduit d'elle-même. Son premier soin est d'ouvrir largement vos rideaux, d'écarter bruyamment vos persiennes, et de laisser arriver brusquement jusqu'à vous un vif et gai rayon de soleil, un rayon printanier qui entre tout d'un trait, escorté du bruit de la rue et du glapissement guttural des cris de Paris.
«Bonjour, madame Charlemagne, quelle heure est-il?
—La demie de neuf heures vient de sonner.»
Son premier mot est un mensonge, mais un mensonge officieux, un mensonge d'ami. Vous êtes tant soit peu enclin à la paresse; qui ne l'est pas? Employé d'une administration quelconque, l'exactitude doit être votre première vertu: aussi madame Charlemagne (c'est le nom que nous lui donnerons) a imaginé ce stratagème pour vous arracher plus sûrement aux douceurs du far niente. En veillant à vos intérêts, la femme de ménage n'oublie jamais les siens: sa ruse a le double avantage de stimuler votre activité et d'avancer ses affaires; son zèle est louable, et, bien que cette supercherie soit recouverte d'un fil d'une entière blancheur, elle obtient en tout temps un succès infaillible. A peine levé, madame Charlemagne vous persécute de nouveau; transporté sur les hauteurs du premier Paris, ou égaré dans les riantes contrées du feuilleton, vous vous abandonnez au plaisir de savourer à votre aise le journal, si obligeamment déposé près de vous, et soudain vous êtes interrompu par un «Monsieur, voici vos bottes,» qui vous précipite des régions éthérées où vous avait emporté votre imagination dans la plus triviale réalité. Mais votre patience n'est pas à bout. Tout en allant et venant, en faisant le lit, en frottant le parquet, la femme de ménage a trouvé le moyen d'activer votre toilette, de gourmander votre lenteur, et bientôt le grand mot, le mot fatal est prononcé: «Le déjeuner de monsieur est servi.» Dans sa bouche, cette formule sacramentelle pourrait se traduire ainsi: «Il est neuf heures, vous ne serez jamais rendu à dix heures à votre bureau; dépêchez-vous: je n'ai pas que votre ménage à faire; il faut que je m'en aille. Si vous ne vous dépêchez pas, je m'en vais, et vous vous servirez tout seul.»
Nota. Ce déjeuner se compose invariablement de la tasse de lait de rigueur ou de la côtelette de fondation.
Une fois à table, vous obtenez quelques instants de répit: c'est l'heure de la causerie familière et confidentielle. Pour peu que vous le désiriez, appuyée sur un manche à balai, ce qui ajoute encore un charme nouveau au pittoresque de son récit, elle vous narrera pour la centième fois au moins les faits et gestes de sa chatte favorite ou les cures miraculeuses opérées dans sa maison par un cordonnier empirique qui possède un secret pour guérir la migraine. Car la femme de ménage a toujours été la providence des charlatans et des marchands de vulnéraire; elle possède une multitude de recettes pour faire cuire des œufs avec une seule feuille de papier, et pour couper la fièvre avec une pièce de cuivre rougie au feu. De plus, elle sait détacher les habits et fabriquer toutes sortes de boissons apocryphes, sous le titre inoffensif de tisane. C'est la panacée universelle que cette femme-là: à chaque infirmité elle connaît un remède; et si quelque chose surpasse sa science, c'est son désir de se rendre utile.
Voici un trait dont j'ai, pour ainsi dire, été témoin. Je ne puis résister au plaisir de le raconter; il peint d'une manière simple mais touchante jusqu'à quel point l'abnégation et le dévouement peuvent se rapprocher de l'héroïsme.
Un vieux garçon, caissier retraité d'une ancienne maison de banque, avait à son service depuis fort longtemps une pauvre femme dont la santé débile ne résistait qu'imparfaitement à des travaux au-dessus de ses forces. Ces deux créatures, perdues au milieu de Paris, n'avaient jamais pu vivre en parfaite intelligence, malgré leur isolement presque complet. L'homme était irascible et bilieux; quant à la femme, toute sa bonté naïve, toute son angélique douceur, ne pouvaient l'empêcher de se brouiller définitivement trois ou quatre fois par semaine avec ce vieillard emporté, rachitique et goutteux. Heureusement que, semblables à des pluies d'orage, ces querelles étaient presque aussitôt dissipées, et tous deux recommençaient la guerre sur de nouveaux frais, après s'être juré une paix et une amitié éternelles.
«Madame, disait le vieux garçon en frappant obstinément sur le bras du fauteuil dans lequel il était cloué par la goutte, vous me ferez mourir, cela est sûr.
—Mais...
—Taisez-vous, taisez-vous, vous dis-je; vous voulez m'assassiner avec ces portes battantes qui me brisent le crâne. Voulez-vous bien vite fermer cette porte? Allez-vous-en.»
Et la pauvre femme se retirait, le cœur mortifié et les larmes aux yeux, mais pour revenir le lendemain. Le lendemain tout était oublié.
Un jour pourtant l'orage avait été plus violent que de coutume; la colère du vieillard était montée à un diapason si élevé qu'il fut tout à coup saisi d'un transport frénétique, et qu'il se renversa raide et glacé dans son fauteuil; la goutte était remontée au cerveau. Trois mois durant, cette pauvre femme garda jour et nuit le chevet du vieillard insensé. Elle ne l'abandonna pas d'une seconde; ses économies de vingt années se passèrent en remèdes de toutes sortes, les soins les plus assidus furent prodigués au malade, les plus habiles médecins le visitèrent, rien ne fut épargné pour le sauver. Il mourut.
Il fallait voir alors la sombre douleur de cette femme se reprochant cette mort comme un crime. Elle resta près du corps jusqu'à ce qu'on vînt l'enlever de son grabat; surmontant sa douleur, elle l'accompagna elle-même, seule, à sa dernière demeure; et quand la terre eut recouvert le cercueil, seulement alors elle se retira.
Huit jours après, elle s'éteignit sur un lit d'hôpital; elle fut enterrée dans la fosse commune, car il ne lui restait de toutes ses économies passées qu'une bonne action; et si la récompense en est au ciel, cela ne préserve sur cette terre ni de l'hôpital ni de l'oubli.
En général, la femme de ménage nourrit une grande prédilection pour les célibataires. Je n'oserai affirmer que ce soit en haine du dieu d'hyménée, dont autrefois elle eut tant à se plaindre; toujours est-il qu'un ménage de garçon est ce qui lui convient le mieux, soit que l'isolement rapproche ces deux natures incomplètes, soit qu'une certaine parité de goûts et d'opinion les ramène vers un but commun. Il arrive assez fréquemment que sur le déclin de sa carrière la femme de ménage, abjurant ses répugnances matrimoniales et ses préventions d'autrefois, s'unisse par des liens indissolubles à quelque vieux garçon dont l'honnête médiocrité est depuis longtemps l'objet de sa convoitise, après avoir été le résultat de son économie et de ses soins.
Il est une vérité qui se reproduit à l'état d'axiome dans toutes les sociétés anciennes et modernes, qui revêt toutes les formes, qui emploie tous les moyens, quels qu'ils soient, pour arriver au grand jour et se faire admettre. On la retrouve au théâtre et dans les livres, dans les journaux et dans les salons, à la campagne et à la ville, partout en un mot; cette vérité, la voici: de tout temps les domestiques ont volé les maîtres. Cela est incontestable: hâtons-nous toutefois d'ajouter que la femme de ménage n'est pas un domestique.
La femme de ménage est un exemple vivant jeté sur la terre pour démontrer à tous que l'immortalité de l'âme n'est pas une utopie, et que les peines de la vie présente ne sont qu'une expiation prématurée des joies de la vie future. Telle est du moins son opinion. Quant à nous, nous persistons à considérer la femme de ménage comme un serviteur fidèle et dévoué; nous déclarons ici qu'à part quelques exceptions heureusement fort rares, elle n'a pas son pareil pour épousseter proprement un habit, brosser un pantalon ou faire à un vêtement quelconque une reprise imperceptible; c'est que la femme de ménage étend sa sollicitude et son affection jusqu'aux objets inanimés, c'est que dans la tendresse de son cœur elle enveloppe du même amour et du même culte l'homme qu'elle sert, et les choses de cet homme. C'est que pour la femme de ménage il y a peut-être quelque chose au-dessus du célibataire lui-même; c'est le ménage du célibataire.
Aussi voyez de quelles précautions elle entoure le moindre meuble, avec quelle sorte de respect elle y touche; elle seule possède parfaitement le secret de la conservation des antiques: une main moins légère et moins attentive aurait déjà vingt fois fait voler en poussière tout ce mobilier sexagénaire, qui semble rajeunir chaque jour sous ses doigts. Mais c'est surtout dans l'entretien du vêtement que la femme de ménage est admirable. Persuadée de cette vérité, que, si l'habit ne fait pas l'homme, il le pare, la femme de ménage réserve tous ses soins les plus assidus, toutes ses plus délicates attentions pour l'habit.
Elle le brosse et le choie, elle le flatte, elle le caresse, elle le fait beau, elle se complaît dans son ouvrage, elle aime à faire disparaître une déchirure anticipée; elle panse avec un soin extrême les nombreuses blessures que l'usage et le temps lui ont faites. Elle seule a le talent de rendre aux coutures blanchies leur première fraîcheur, car les habits de l'homme blanchissent, hélas! encore plus promptement que ses cheveux; puis, lorsqu'elle a achevé la toilette de l'habit comme celle des meubles, lorsqu'il ne reste plus une seule tache à faire disparaître, un seul coup de balai à donner, la femme de ménage replace tranquillement son fichu sur ses épaules, elle quitte le tablier de cuisine, rempart obligé derrière lequel se dérobe la propreté de sa mise, pour voler à de nouveaux travaux, à de nouveaux succès.
Quand la femme de ménage a achevé sa ronde quotidienne, elle rentre chez elle vers le soir, et après avoir consacré sa journée aux autres, elle se dilate à son aise dans toute sa liberté. Son quart d'heure de joie sonne à l'instant où elle met le pied dans sa mansarde; les folles expansions de Minette lui rappellent les jours heureux et lointains de son adolescence; et tout en vaquant aux soins de son ménage, du sien cette fois, elle aime à se bercer dans un monde fantastique d'illusions et de rêves. C'est sans doute pour la femme de ménage que ce proverbe «Comme on fait son lit on se couche» a été inventé; car la femme de ménage ne fait son lit que le soir; c'est là un des signes distinctifs de sa profession. Au bout d'un certain temps, la femme de ménage vieille et retirée des affaires sollicite une place de gardeuse de chaises à l'église paroissiale de son quartier, car la femme de ménage devient infailliblement dévote sur ses vieux jours; ou bien, si elle se refuse à cette consolation, elle meurt silencieusement dans une misère froide et voilée, car l'hospice lui fait peur, et cette femme qui a passé toute sa vie à faire le ménage des autres n'a pas eu le temps de songer au sien.
Charles Rouget.
LE MAITRE D'ÉTUDES.
Il n'est personne, quelque éloigné qu'il soit de la vie de pension, qui ne jette avec plaisir un regard sur cet âge où l'on fait sa joie d'une exemption; où un pensum, une privation de sortie sont des douleurs poignantes et de grands sujets de larmes. Il n'est personne qui ne se prenne à sourire en pensant à la crainte que lui inspirait ce tyran sans pitié, ce despote injuste, ce tigre altéré de punitions, qu'on appelle maître d'études.
Le maître d'études! Pauvre homme! Quel est celui d'entre nous qui, sorti du collége, n'a senti sa commisération s'éveiller en faveur de cet infortuné pédagogue? Qui ne s'est accusé d'injustice en se rappelant les épithètes plus ou moins injurieuses dont il avait gratifié cet argus impitoyable, depuis l'antique dénomination de chien de cour, jusqu'à la moderne expression de pion? Quant à moi, je me sens plein de pitié pour lui, et je plains son sort plus que celui d'un caporal de la garde nationale dans la jouissance de son grade.
Si vous ne comprenez pas d'où peut venir cette grande compassion pour le maître d'études, jetez un regard sur sa vie. La veille, il s'est couché comme les poules,—expression commune, mais juste;—comme le coq, il fera entendre le premier dans la maison son chant matinal: Allons, debout! la cloche a sonné. Le voilà en fonctions; sa journée commence. On se lève, il se lève; on descend, il descend; on se lave, on se brosse, il surveille; le maître d'études est censé avoir fait toutes ces choses avant ses élèves. On entre à l'étude; sa voix glapit le premier Silence de la journée; malheur à qui n'aura pas entendu l'avertissement, malheur à qui dira bonjour à son voisin, ou adieu à son lit tant regretté! L'imprudent élève eût-il parlé bas, n'eût-il fait que remuer les lèvres, le maître d'études l'entendra, il a l'oreille exercée, et mesurera sa vengeance sur l'ennui qu'il doit éprouver jusqu'au soir. Le voilà en chaire!... Ce n'est plus un homme, ce n'est plus un simple mortel, c'est un maître d'études. Gare à vous, jeunes étourdis, oiseaux babillards; gare à vous! Pendant les deux heures qui vont s'écouler il ne fera rien... que vous épier, que vous surveiller, que répéter le sempiternel Silence! accompagné du classique pensum. Voilà comment il passera ses deux heures, et nous ne le plaindrions pas! Deux heures à l'affût, comme un braconnier, pour voir sortir furtivement une parole, pour surprendre un geste! Mais écoutez, la cloche sonne, et quelle influence la cloche n'a-t-elle pas sur la vie du maître d'études? Elle le fait agir, elle le domine. Sonne-t-elle le repas, il faut qu'il ait faim; la récréation, il faut qu'il aille prendre l'air; l'étude, il faut qu'il rentre; le lever, il ne doit plus avoir envie de dormir; le coucher, il faut qu'il se livre au sommeil. Fût-il très-éveillé, eût-il la tête pleine d'idées,—chose rare!—on ne lui laisse que cette alternative: dormir ou se livrer à ses réflexions, car le dernier tintement s'est fait entendre, et toutes les lumières doivent être éteintes.
Esclave d'une cloche, voilà sa destinée! Mais cette fois elle sonne sa liberté. Libre pendant... une heure et demie! Oh! durant ce temps, il est son maître, rien ne le retient, aucun pouvoir ne pèse sur lui, il secoue ses ailes, il prend sa volée. Personne n'est là pour l'empêcher d'aller où bon lui semble; Paris ou la banlieue, Versailles ou Saint-Germain, Corbeil ou Melun, il peut tout visiter, il en a le droit; nul ne s'y oppose... pourvu qu'il ne dépasse pas le temps fixé, pourvu qu'à l'expiration de la bienheureuse heure et demie qu'on lui a donnée pour redevenir un homme, il se retrouve à son poste, ni plus tôt, ni plus tard, à l'heure dite. C'est là de la liberté, de l'indépendance admirable! Cependant, comme le bon sens lui suffit pour comprendre qu'une course lointaine l'entraînerait à un manque d'exactitude, il ne quitte point Paris. Que fait-il alors? Le café lui ouvre ses portes, le journal ses colonnes; il lit la politique du moment et apprend par cœur quelques-unes des réflexions du journaliste, pour s'en servir à l'occasion; ou bien, si le maître d'études tourne à l'obésité, cas exceptionnel, si son médecin lui a ordonné de prendre de l'exercice, malheur à ses jambes! pendant son heure et demie il parcourt toutes les rues de Paris, et fait en sorte de rentrer en nage à la pension; ou bien encore, s'il a dans le cœur un amour heureux ou malheureux, vous vous en apercevez à l'impatience avec laquelle il attend le signal de son indépendance, à la rapidité inconcevable avec laquelle il disparaît dès qu'il est enfin son maître. Il vole aux pieds de son inhumaine plus ou moins apprivoisée; mais le temps, plus cruel que toutes les cruelles, le temps court sans pitié pour lui, et l'heure le surprend au milieu d'une protestation bien tendre ou d'une dispute bien vive, suivant le degré de sa passion. L'amoureux reste coi, s'arrête, balbutie, et remet au lendemain la fin de son dithyrambe ou de sa diatribe, car depuis un instant il n'est plus homme, il est redevenu maître d'études. Le voilà de nouveau trônant dans sa prison scolastique, en attendant qu'il passe de l'étude au réfectoire, du réfectoire à la récréation, de la récréation à l'étude; jusqu'à ce qu'enfin le dortoir vienne lui offrir le sommeil, et l'oubli de la vie régulière et monotone qui doit recommencer le lendemain.
Pour le maître d'études, le proverbe est faux: les jours se suivent et se ressemblent. Ce qu'il a fait hier, il le fera aujourd'hui; ce qu'il fait aujourd'hui, il le fera demain, à moins que le jeudi n'arrive. Oh! ce jour-là il est heureux, dites-vous. N'en croyez rien. Il maudit le jeudi à l'égal des autres jours de la semaine, du dimanche même, quand il est de garde. On lui permet, il est vrai, de se promener pendant trois heures, mais il est tenu en laisse par une longue chaîne d'élèves, chaîne pesante dont il ne peut se débarrasser, qu'il doit traîner pendant toute la promenade et ramener intacte au logis. Chaque quinzaine pourtant revient pour lui un beau jour, un dimanche. Depuis le jeudi qui précède, vous l'entendez parler de son dimanche de sortie. Dieu seul peut savoir la quantité de projets qu'il forme pour ce jour fortuné: l'été, parties de campagne, promenades sur l'eau, glaces à Tortoni; l'hiver, déjeuner copieux, dîner succulent, conquêtes, spectacle; il a tout rêvé. Nous voilà au dimanche tant désiré; il est habillé dès le matin, il ne veut pas perdre une heure de sa journée. Jamais la messe, à laquelle il faut qu'il conduise les enfants, ne lui a paru si longue; il se rend coupable de nombreuses distractions pendant l'office. Fera-t-il beau? pleuvra-t-il? Voilà ce qui l'occupe exclusivement, au risque de scandaliser ses élèves. Enfin il quitte la pension; dès huit heures il bat le pavé: déjeuner, dîner, promenades en liberté, il réalise tout, tout jusqu'au spectacle. Mais au milieu d'une chansonnette d'Achard ou d'une tirade dramatique de Saint-Ernest; mais au moment où le vaudeville dilate les poumons du pauvre maître d'études par ses saillies, où le drame inonde ses lacrymales par ses effets les mieux calculés, il regarde à sa montre... Neuf heures et demie! Adieu, vaudeville! adieu, drame! adieu Achard ou Saint-Ernest! Il faut tout quitter sous peine de coucher à la belle étoile et de perdre sa place. Le règlement de la pension est là: à dix heures les portes sont fermées à triple tour. Il lui faut abandonner le plaisir, chercher à négocier sa contre-marque, et venir en courant présenter de nouveau son cou au collier qui doit le serrer, jusqu'à l'expiration de la quinzaine qui va commencer.
En récompense de son exactitude à remplir ses agréables fonctions, le maître d'études est nourri sainement et abondamment (style de prospectus); en outre, couché sur un lit à estrade, chauffé au charbon de terre et éclairé aux quinquets. Il touche une somme mensuelle de 40 ou 50 francs, que, sans pitié pour ses créanciers, il affecte à ses plaisirs de toutes sortes, et qu'il consacre à embellir son existence pendant les deux jours par mois qui lui appartiennent.
Passer ses jours au milieu d'enfants qui l'obsèdent, posé devant eux comme un mannequin habillé dont on se sert pour effrayer les oiseaux dans les jardins; être un instrument à faire faire silence, est-ce là une vie? Le professeur se plaint; mais au moins, lui, il communique son savoir, il travaille en instruisant ses élèves; le répétiteur trouve des jouissances dans les succès de ses disciples; ceux-là agissent, ils ont un but, une pensée; le maître d'études n'a rien de tout cela: sa condition est passive, et si passive, que je m'étonne que les législateurs, en accumulant les peines dans leurs codes, en infligeant la détention, la prison, les galères, n'aient pas admis comme pénalité les fonctions de maître d'études à perpétuité. Je crois qu'il y aurait eu peu de coupables d'une faute passible d'un si cruel châtiment.
Et pourtant il ne manque pas de gens qui ambitionnent une telle place! Pourquoi? C'est que bien des causes peuvent pousser un homme à cette résolution désespérée, à ce suicide moral.
Vainement vous avez tenté d'aborder tous les rivages, vous avez heurté à toutes les portes, vous avez essayé d'entrer dans tous les chemins; vous vous êtes fait tour à tour négociant, administrateur, soldat, chirurgien-dentiste, homme d'affaires, que sais-je? vous n'avez réussi à rien, tout vous a manqué; l'incapacité vous a successivement rendu inabordables tous les rivages, fermé toutes les portes, barré tous les chemins; il ne vous reste plus d'espoir de succès en rien:—vous vous faites maître d'études. Vous avez vu votre jeunesse enrichie tout à coup de biens paternels; sans souci de l'avenir, jouissant du présent, vous avez tout dissipé, fortune, santé, jeunesse. Le désespoir vous saisit, il vous vient des pensées de suicide; au moment de les mettre à exécution, vous hésitez: une idée surgit en votre esprit, et vous dit que, sans se tuer, on peut se faire maître d'études; vous accueillez avec avidité cette pensée salutaire, vous suivez cet instinct conservateur:—vous vous faites maître d'études.
Il en est d'autres que ni l'incapacité ni la détresse ne poussent à cet extrême moyen; la raison seule est leur guide. L'un a quitté sa province pour venir chercher à Paris une condition honorable; il ambitionne l'éloquence de l'avocat, ou la science du médecin; il est pauvre, il est laborieux; il lui faut un état qui le fasse vivre provisoirement et lui permette de se livrer à ses travaux. Que pourrait-il trouver de mieux? Un autre vise droit à la toge du professeur, il ne rêve qu'hermine doctorale, et il se sert de cette position infime de l'Université comme d'un marchepied d'où il s'élancera plus haut. Mais ceux-là font classe à part; pour eux, cette profession n'est pas une voie sans issue, une impasse où doit s'enterrer leur vie; ils ont une pensée qu'ils poursuivent, un but vers lequel ils marchent sans cesse, un avenir enfin.
Cependant chacun de ces hommes apporte au milieu des enfants qu'il doit surveiller un caractère différent. Tous tendent à se relever aux yeux de leurs élèves; mais ils s'y prennent de diverses manières. L'incapable se vante sans cesse; à l'entendre, il était destiné à de grandes choses, et ses malheurs sont le résultat d'un concours de circonstances extraordinaires. Injustice des hommes, caprice de la fortune, fatalité, il vous demandera compte de son avenir perdu, et se gardera bien d'accuser son manque de mérite, qui seul l'a conduit à cette extrémité. Il est apathique, lourd, inerte; il dormira volontiers dans sa chaire, sera sans force devant l'indiscipline, sans colère devant la paresse, et finira par s'avouer vaincu dans la lutte qui s'engage toujours entre l'élève et le maître pour savoir lequel des deux dominera l'autre. Pauvre souffre-douleurs, il est constamment berné par ses élèves et réprimandé par ses chefs. Il sert de point de mire à toutes les espiégleries d'enfants sans pitié. «Je te parie, dit l'un, que je jette ma balle en plein dans le dos à m'sieur.—Je t'en défie, reprend un camarade, et je te parie trois feuilles de papier que non.» Aussitôt la balle est lancée avec force, et atteint juste le but désigné. «Oh! m'sieur! s'écrie l'enfant, je ne l'ai pas fait exprès; c'est chose que je visais, et il s'est dérangé.» Puis il s'en retourne en riant sous cape, et le pauvre homme se contente de cette excuse.
Une fois qu'on l'a éprouvé par une plaisanterie de ce genre, et qu'il a laissé l'insulte impunie, il ne se passe pas un jour qu'il ne pleuve sur lui une quantité prodigieuse de niches. Brosse coupée dans le lit, verre d'eau dans la poche, boulettes de pain sur les lunettes, il supporte tout sans se plaindre. Et ne pensez pas que les élèves lui sachent gré de sa longanimité; au contraire: y a-t-il une révolte, les plus gros dictionnaires, les encriers les plus pesants lancés à la tête, sont pour lui. Je ne vous parle pas du nombre infini de charges que ces Daumier en herbe lithographient sur les murs: toutes ont quelque chose du modèle; mais tantôt il est gratifié d'un nez tuberculeux, tantôt une pipe vient ajouter à l'agrément de sa physionomie, et le tout est embelli par une de ces inscriptions caractéristiques: Oh! c'te balle! ou bien: Oh! ce cadet-là, quel pif qu'il a!
Cet homme, constamment en butte aux railleries et aux reproches, passera dans cinq ou six pensions par an, et traînera ainsi sa misérable existence jusqu'à ce qu'il arrive à une échoppe d'écrivain public, d'où il sortira pour être admis dans un hospice de vieillards, s'il a des protections. Vous le reconnaîtrez facilement à sa mise: rarement il manque à se couvrir d'un habit jadis noir, dont le collet et les manches sont gras à faire honte à un perruquier, et il est bien rare aussi que la forme accidentée de son chapeau jaunâtre ne se marie pas parfaitement avec l'habit. Cette espèce du genre se pare de sa crasse, comme Antisthène de son manteau troué, et se pose en philosophe. Une seule fois par an peut-être le maître d'études se plaint de la vétusté de son ajustement, c'est le jour de la fête du maître de pension: il y a bal, il est invité; mais après avoir vainement retourné son habit dans tous les sens, il se voit forcé de refuser l'invitation et de se retirer au dortoir, où le bruit de la fête le poursuit encore. Il prend sa part du bal en insomnie.
Bien différent de son confrère, le ruiné suit la mode aux dépens de son tailleur et fait des dettes pour n'en pas perdre l'habitude. Sa fortune passée lui sert à se poser devant ses élèves. Son caractère n'est pas égal: il est trop bon, ou trop brutal; il ne punit pas, ou il frappe au risque de blesser. Et si l'on vient à chercher la cause de sa brusque fureur, on la trouve dans les comparaisons que le malheureux a faites tout le jour entre son passé brillant et sa position actuelle.—Celui-là est dangereux, on doit l'éviter avec soin.
Quant aux autres, à ceux que la raison a fait maîtres d'études, ils sont vêtus comme tout le monde, se montrent généralement patients, parce qu'ils ont une espérance, et s'enveloppent de leur dignité à venir devant leurs élèves.—Ceux-là méritent d'être recherchés; ils sont d'un commerce assez agréable, et susceptibles de s'attacher à la maison qui les nourrit.
Mais tous ces maîtres d'études sont vulgaires, ce sont les plébéiens du métier. Foin de pareilles gens! n'en parlons plus. Un seul a des droits à notre admiration; à celui-là tous nos hommages! à celui-là l'attention respectueuse qu'on apporte à l'examen des choses rares! Il est beau, il est grand, il est saint: c'est le maître d'études par vocation! Honneur à lui! nous le répétons, cette espèce est rare, mais elle existe.
Et d'abord, voyez cette figure grave et impassible, ce regard d'aigle, ce maintien composé; écoutez cette voix compassée, monotone, caverneuse. Que de soins ne lui a-t-elle pas coûtés? A combien de travaux ne lui a-t-il pas fallu se livrer pour arriver à cette perfection? A quelles rudes épreuves n'a-t-il pas dû soumettre son gosier pour obtenir cet organe imposant? Et ce maintien! croyez-vous qu'il lui appartienne naturellement? Gardez-vous de tomber dans cette erreur. Comme sa voix, son maintien est le fruit d'études longues et pénibles. Et ce regard d'aigle, et cette figure grave! ne vous y trompez pas, ils ne sont pas non plus dans sa nature; il peut, quand il le veut, avoir des yeux sans expression et une figure insignifiante. Voilà où est le mérite, où est l'art, où est le génie: tout cela est acquis à grand'peine, tout cela est composé par lui.
Grand homme! il entre dans son étude: les clameurs de la récréation cessent tout à coup, les bruits s'apaisent, les chuchotements s'éteignent. Et pour obtenir ce calme si prompt, si instantané, il n'a pas eu un mot à prononcer, pas le plus petit silence à jeter à la foule bruyante, rien; sa présence a suffi. Aussi comme il jouit de l'effet produit! comme il se pose fièrement en chaire! Ce sont là de ses triomphes! il les chérit, il en est glorieux, il en deviendrait fou de bonheur. Amoureux du pouvoir qu'il exerce, sûr de son influence, il se plaît à l'éprouver. Au moment où on s'y attend le moins, il sort, laisse l'étude seule, la chaire vide; il s'éloigne assez pour ne pas être aperçu, mais pas assez pour ne point entendre. C'est alors qu'il ressent ses plaisirs les plus vifs, ses joies les plus enivrantes; même silence à l'étude, pas un mot, pas un chuchotement! Son esprit plane encore dans cette salle qu'il vient de quitter. Il est si heureux en ce moment, que vous lui offririez une fortune, un empire, la papauté, il vous renverrait bien loin en vous disant avec une noble fierté: N'ai-je pas mon étude?
Comme cette salle enfumée lui plaît! c'est son royaume; là il trône, là sa voix est souveraine. Son étude, c'est lui; lui, c'est son étude; il s'identifie avec elle; l'odeur de la classe fait partie de sa vie; car les classes ont cela de particulier, qu'elles ont une odeur à elles, qui leur est propre, et que nulle autre part on ne pourrait retrouver.
Ordinairement celui-là, au milieu des rêves de son enfance, parmi ses ambitions de jeune homme, s'est senti un vague désir d'épaulettes. A trente ans, il est maître d'études: ses rêves sont en partie réalisés, ses ambitions, presque satisfaites. Il a un commandement, de petits soldats qui lui obéissent; il joue au général, il est heureux. Alors son discours est empreint de ses idées premières: il donnera une forme militaire à tous ses ordres. Entend-il la cloche qui annonce la promenade, il dira aussitôt: «A cheval! le boule-selle a sonné!» Veut-il punir un élève, il dira d'un ton sévère: «Aux arrêts! et militairement.» Un autre, un vulgaire se serait contenté du simple mot en retenue. Quelle trivialité! Généralement aussi, en donnant un cachet militaire à toutes ses actions, il n'en exclut pas une propreté méticuleuse; il poursuit avec acharnement un soulier mal ciré, il ne pardonne pas une tache, et, il faut le dire à son honneur, il est bien rare qu'il ne donne pas l'exemple à ses élèves.
Le maître d'études par vocation, à cause de sa rareté, et pour sa scrupuleuse exactitude dans l'accomplissement des devoirs de sa charge, est avidement recherché par les chefs d'institution. Il le sait, il a la conscience de son génie, la conviction de son importance; et n'est-ce pas naturel? Malheureusement son langage se ressent de la bonne opinion qu'il a de sa personne et tourne souvent à la prétention. Une chose qui le blesse, qui l'irrite, la seule partie de son état qu'il renie, c'est le nom qu'on y attache: maître d'études! quel titre peu sonore! quelle expression dépourvue de noblesse! L'indignation le saisit, à ce mot: aussi quand il écrit en province, gardez-vous de croire qu'il ajoute à son nom cette dénomination qu'il méprise; il signe membre de l'Université de Paris. A la bonne heure! voilà un titre ronflant! voilà une qualité! On peut, on ose la dire; quel effet ne produit-elle pas sur ses parents, sur ses amis du département? Cependant, comme ce titre est trop général, son amour-propre en a inventé d'autres: demandez-lui ce qu'il fait, il vous répondra qu'il est préfet des études et censeur des retenues.
Le maître d'études par vocation a des parties de son caractère qui ne lui sont pas propres, mais qui appartiennent à toute l'espèce. Parmi ces signes distinctifs, le plus distinctif peut-être, c'est la sécheresse de corps. Le maître d'études est communément maigre, ce qu'on peut attribuer, soit à l'impatience continuelle qu'il éprouve, soit à la nourriture saine et abondante dont il se repaît. Sa figure et ses mains osseuses sont, pour me servir de l'expression technique, culottées par le soleil des récréations; et depuis que la révolution de 1830 a proclamé le règne de la moustache, il s'est fait un de ses plus dévoués sujets. Il ajoute cet agrément aux favoris qu'il possédait seuls jadis, et il y tient tant, que l'on peut dire, je crois, avec raison, que «si la moustache était bannie de la terre, on la retrouverait sur la lèvre d'un maître d'études.» Sa tournure est roide et guindée; enfin il a ce je ne sais quoi dans l'ensemble qui le fait deviner sous le costume le plus brillant comme sous l'habit le plus misérable.
Voyez-le dans l'exercice de ses fonctions: sa tête est couverte d'une calotte de drap noir, ou d'une casquette, dont il se sert jusqu'à ce qu'elle le quitte; il est vêtu d'une redingote à la propriétaire, ornée nécessairement de deux poches sur le côté, dans lesquelles il introduit habituellement ses mains. Et son pantalon, presque toujours noir au fond, mais gris en apparence et dépourvu de toute espèce de sous-pieds, fait de vains efforts pour tomber sur une botte ordinairement large, carrée et poudrée.
De même qu'il a adopté un costume pour son métier, il s'est fait un langage de classe qui a passé de l'un à l'autre, et qui, revu, corrigé et augmenté, a fini par composer un formulaire généralement suivi. Ainsi, pour réclamer le silence, il vous dira qu'il veut entendre une mouche voler. Dieu sait quelle quantité prodigieuse d'imitations du fameux quos ego... il a faite pour rappeler à l'ordre. Le premier qui parle... et il s'arrête, sûr de son effet; ou bien: cent vers... et il ne nomme pas celui qu'il veut avertir, de sorte que, grâce à cette réticence adroite, chaque élève voit les redoutables cent vers suspendus sur sa tête.
Quelques-uns, méprisant ce langage traditionnel, cherchent leur effet dans un mutisme complet. A un moment où la dissipation semble vouloir faire irruption dans leur domaine, ils se lèvent tout à coup, descendent gravement de l'estrade, promènent çà et là des regards perçants, et, les mains armées du fatal carnet à punitions, qu'ils appellent ambitieusement le livre rouge, ils attendent. Ainsi posés au milieu de l'étude, sans prononcer une parole, ils inscrivent quelques noms sur le terrible livret. Il est rare que ce manége ne produise pas son effet, et si vous leur en demandez la raison, ils vous répondront orgueilleusement: «C'est seulement par le sang-froid qu'on impose aux masses. Si j'étais chef d'un gouvernement, je ne calmerais pas autrement une émeute populaire.»
Une chose certaine, irrécusable, une de ces vérités qui acquièrent force de lois, c'est que le maître d'études est susceptible au delà de tout ce qu'on peut dire. Que le ciel vous préserve d'une conversation avec un maître d'études! il vous faudra peser toutes vos expressions, veiller à la tournure de vos phrases, épier le sens caché d'un mot, au risque de blesser votre interlocuteur; car sa susceptibilité se tiendra éveillée et vous demandera compte de chaque mot, de chaque phrase, de chaque expression. Et pour preuve écoutez ce fragment de conversation:
«M. Scribe est un ignorant, disait un maître d'études du ton de la plus vive indignation: et penser qu'il y a des gens qui osent appeler cela un homme d'esprit!
—Mais il y en a beaucoup, lui répondit quelqu'un; et il est fort malheureux pour lui que votre opinion soit différente.
—Ce qui veut dire que je suis incapable de le juger, repartit aigrement le maître d'études; je vous comprends bien, mais je m'en soucie fort peu. Jamais je n'appellerai spirituel un homme qui écrit de telles phrases: «On ne peut rien en faire.—Mettez-le dans l'instruction.»
Tenez-vous donc sur vos gardes, moyennant votre attention à ne rien dire qui puisse le choquer, il vous charmera de sa conversation aussi longtemps que vous pourrez le désirer, et cela sans aucune rétribution. Il arrive souvent aussi qu'il se montre dur et hautain envers les domestiques. Doit-on s'en étonner? Dans la hiérarchie d'une pension, le maître d'études a le dernier rang, c'est bien le moins qu'il use de son autorité sur les seuls inférieurs qu'il ait. Il le fait donc largement, en homme qui se dédommage.
Malgré cela, et à cause de ses vertus privées, le maître d'études éveille toutes mes sympathies, je le déclare hautement, et je vois avec plaisir sa position s'améliorer chaque jour, grâce au soin que les chefs d'institution apportent à exclure les incapables du sein de cette classe d'hommes si utiles. Espérons que bientôt ces derniers ne reparaîtront plus qu'à de rares intervalles, et qu'ils s'effaceront même tout à fait pour la plus grande gloire de cette partie recommandable de la société.
Eugène Nyon.
LA FRUITIÈRE.
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