Les français peints par eux-mêmes, tome 1
Mademoiselle ***, artiste dramatique,
demeure ici.
On sait combien est mince la rétribution que la figurante reçoit de la caisse du théâtre: ce prix varie toujours de quinze sous à deux francs, mais il ne va jamais au delà. La figurante trouve que ce n'est pas assez pour les besoins les plus usuels de la vie. Aussi, pendant tout le jour, aux heures où elle est dispensée de s'ajuster le jupon de villageoise ou le béguin de la nonne, elle cherche de nouvelles ressources dans le travail. Abeille intelligente, elle picore partout. Malgré le levain de paresse native qui fait la base de son caractère, elle se plie à toutes les petites exigences de l'ouvrière à la journée. Tantôt elle lave, plisse, blanchit, et ourle des cravates; tantôt elle brode des bretelles et des calottes grecques pour les marchands de pacotille.
Généralement, c'est avec les économies qui proviennent de ce travail qu'elle va le dimanche dîner, monsieur son cousin sous le bras, dans les cabinets particuliers de l'Ermitage. Le festin de Balthazar n'est rien, comparé au luxe de ce banquet à deux têtes. Souvent, dans les transports d'une double ivresse, les deux amants s'oublient jusqu'à demander une omelette au rhum, suivie de l'indispensable bouteille de champagne. Qu'on s'imagine à quelles joyeuses extravagances elle s'abandonne alors. Il n'y a pas d'aimables folies dont on ne s'ingère; toutes les atrocités y passent; on casse des piles d'assiettes, on chante des cavatines avec accompagnement de couteaux, et si aucune solennité de rigueur n'appelle au théâtre, on va terminer la soirée dans les mystérieux bosquets de l'Ile-d'Amour.
Mais aussitôt qu'elle remet les pieds dans ce sanctuaire qu'on appelle les coulisses, la figurante se révèle prude, affectant une petite moue vertueuse chaque fois qu'un galant s'approche trop de sa taille de guêpe. Il faut bien dire toutefois qu'elle ne garde pas la même rigueur envers tout le monde. Par exemple, bien loin de témoigner tant de rudesse aux faiseurs à succès, elle tourne au contraire tout autour d'eux, les suit sans cesse, les entoure d'agaceries, et leur dit souvent avec une adorable naïveté tout en leur faisant un collier de ses deux bras.
«Mon amour d'auteur, ne me ferez-vous pas un tout petit bout de rôle?»
Alors, pour peu que l'auteur paraisse hésiter, elle le serre de près, le cajole, minaude, darde sur lui d'amoureuses œillades, et finit par mettre en jeu toute l'artillerie des séductions.
«Ne me refusez pas, grand homme, s'écrie-t-elle avec des larmes dans la voix; j'en mourrais, d'abord. Chaque jour que Dieu amène, vous sacrifiez tout plein de belles choses à des mijaurées qui ne me valent pas. Tenez, je serai tout ce qu'il vous plaira. Commandez: c'est vous qui êtes le maître, moi, l'esclave. Voulez-vous une bacchante? Me voilà. Est-ce un vampire que vous désirez? Je suis prête. Si par hasard c'est une grande dame qu'il vous faut, voyez comme je remue l'éventail. Croyez-moi, les grisettes et les impératrices ne me sont pas moins familières. Allons! dites que vous finirez par me faire un petit rôle de rien du tout.»
Le dragon du jardin des Hespérides était plus facile à séduire qu'un auteur à succès. Dès longtemps blasé sur ces sortes d'émotions, le grand homme donne une petite tape sur la joue de la suppliante, et s'éloigne en disant: «Eh, mais, divine! je ne dis pas non, mais je ne dis pas oui non plus: nous verrons ça.»
Or, cette parole d'indifférence, la figurante la ramasse comme une pierre précieuse qu'on aurait par mégarde laissée tomber à ses pieds. C'est une promesse qu'elle réchauffe dans son sein comme une trompeuse espérance.
C'est qu'elle comprend combien il est avantageux de ne pas être confondue dans la foule et de paraître au premier plan. D'ailleurs, à mesure qu'elle avance en âge, l'incertitude de sa vie l'inquiète; toute son ambition serait d'avoir au moins quelques jolis costumes à mettre, et assez de paroles pour être remarquée des loges d'avant-scène; c'est là, en effet, que se tiennent les vieux généraux de l'empire, les banquiers célibataires, les Ulysses cosmopolites de l'hôtel des Princes, tous armés d'indiscrètes jumelles. Pour nous servir d'une expression consacrée dans le langage des coulisses, c'est en faisant bien l'œil de ce côté-là que la figurante parviendrait à retrouver toute l'existence dorée qu'elle a perdue après les beaux jours de sa jeunesse. Mais ce sont là autant de soupirs jetés dans les nuages. Auteurs et spectateurs, personne ne songe plus à elle.
C'est ici qu'il convient de laver la figurante d'un reproche injuste: on n'a pas craint de l'accuser d'ingratitude. La figurante ingrate! la figurante mauvais cœur! Voilà bien notre siècle qui ne respecte rien! «Aussitôt qu'un peu de bonheur vient luire pour elle, a-t-on dit, elle oublie ses parents, elle les méconnaît, elle les abandonne.» C'est une calomnie, pour ne rien dire de plus. Il est constant, au contraire, que le pauvre ange dépasse Antigone pour la piété filiale. Son père fait ses commissions, et elle le paie; sa mère cire ses brodequins, elle la paie; elle porte ses billets en ville, elle la paie; elle fait sentinelle autour de sa vertu, et elle la paie plus que jamais. Personne n'ignore que ce n'est pas là une charge gratuite. Tant que la fille est belle, il y a de bons profits à recueillir. Outre que chacune de ses courses est payée, la mère trouve continuellement à glaner dans le ménage.
Elle reçoit de plus, comme une redevance naturelle, les gants fripés qu'elle saura bientôt remettre à neuf, les robes passées de mode qu'elle rajustera, le vieux tulle qu'elle rafraîchira, les vieux rubans auxquels elle rendra leur lustre, les vieilles pantoufles dont elle fera de ravissantes babouches. Et encore dans cette nomenclature ne sont point comprises bien des petites inutilités qui ne laissent pas que d'avoir une valeur: les épingles, les broches, les colliers, modeste joaillerie d'or apocryphe, les petits flacons, la porcelaine de Sèvres, la parfumerie, tous ces outils enfin dont on se sert pour entretenir la beauté fugitive et la jeunesse qui s'en va: précieux débris dont la mère remplit toujours une corbeille de revendeuse à la toilette.
Non, la figurante n'est pas ingrate. Celui-là s'en serait convaincu qui aurait vu ce qui se passait l'hiver dernier dans l'un des couloirs de l'Opéra. On donnait, je crois, le Diable boiteux. Une demi-heure environ avant que le rideau ne se levât pour le premier acte, une querelle des plus vives s'était élevée entre une ouvreuse et une petite comparse brune, charmant lutin appelé, autant qu'il nous en souvienne, jambe-d'oiseau, sans doute à cause de la finesse de son pied. Selon l'habitude consacrée parmi ces dames, on ne s'épargnait pas les vérités de part et d'autre.
«Jambe-d'oiseau, tu finiras mal, c'est moi qui te le prédis, s'écria à la fin le Cerbère en jupon: le moins qui puisse t'arriver, ma petite, c'est de monter un jour sur l'échafaud. Eh quoi? n'as-tu donc pas de honte? tu as une lutécienne à tes ordres, et tu laisses dans la crotte ceux qui t'ont donné l'être! Tu vis grassement, ils manquent de tout. Ton respectable père, que fait-il, je te prie? il vend des contremarques dans la rue. Quant à celle qui t'a nourrie de son lait, j'en rougis pour toi, elle en est réduite à faire des ménages!
—Halte là, la vieille! interrompit tout à coup jambe-d'oiseau, pour le coup, c'est trop fort! Où prenez-vous qu'on ne soit pas utile à ses parents suivant ses moyens? Mon père ne peut pas souffler mot; le vieillard est heureux comme un poisson rouge dans un bocal; il a du tabac à discrétion et je l'habille en nègre chaque fois que je vais au bois avec mon petit vicomte. A preuve qu'il vous fasse voir sa livrée de ratine jaune. Pour ma mère, c'est différent: j'en ai fait ma dame de compagnie. Digne femme! je m'arracherais le pain de gruau de la bouche pour le lui donner. Dites ensuite tant que vous voudrez qu'elle a soin de mon intérieur, je ne le nie pas; mais enfin qu'y faire, puisqu'elle le veut absolument, ce trésor?»
Revenons à la figurante que nous avons vue délaissée, pauvre, ou, ce qui n'est pas plus consolant, riche seulement des restes d'une beauté caduque. A cette heure néfaste, bon gré mal gré, il lui faut se résigner à vivre obscure et oubliée; il n'y a pas d'exemple qu'elle se fasse applaudir alors une fois au plus toutes les années bissextiles. L'apparition d'une comète présage qu'elle créera peut-être un rôle muet ou quelqu'un de ces accessoires connus sous la dénomination de grandes utilités. Au fond il lui serait à peu près impossible de faire autre chose que figurer.
Voilà les mauvais jours qui arrivent à grands pas.
Tandis que l'insoucieuse fée donne étourdiment tête baissée dans toutes les joies, son septième lustre sonne tout à coup à l'horloge du temps. Voici les années qui arrivent avec leur cortége d'outrages irréparables. Une soudaine transformation s'opère alors en elle. De pétulante que vous l'avez connue, elle devient bientôt triste, morose, taciturne, rêveuse. Pour elle, hélas! toutes les belles choses du passé se sont effeuillées à la fois. Elle, si svelte naguère, si déliée dans sa taille, elle prend de l'embonpoint: c'est maintenant une femme carrée par la base, sur le poids spécifique de laquelle on n'est pas d'accord. Comment se hasarder désormais sur les planches? elle les ferait craquer sous ses pas. D'ailleurs son larynx n'aurait plus de voix pour les douces modulations, et si les lèvres essayaient de s'épanouir, ce ne serait pas un sourire, mais bien une grimace qui en résulterait. Elle a trente-cinq ans!
Elle a trente-cinq ans, c'est-à-dire ses dents ont jauni, ses ongles sont devenus bleus. Qu'on regarde maintenant combien sa jolie fossette disparaît sous le triple étage d'un menton légèrement barbu! C'en est fait, les roses de ses joues ont pâli. En même temps, un réseau de rides impitoyables sillonne tous les contours de son visage. On peut hardiment la placer parmi les anges dont M. de Balzac s'est fait le consolateur: elle a trente-cinq ans!
Trente-cinq ans, c'est l'heure de la retraite pour la figurante. Un matin elle sort du théâtre comme elle y est entrée, sans éclat, sans bruit, sans apparat.
Voilà comment, après avoir passé les plus belles années de sa vie à espérer la fortune et le talent, après avoir gaspillé en vraie folle toutes les occasions qui s'offraient à elle d'assurer son avenir, elle dit adieu à ses coulisses où, malgré tous ses efforts, elle a jeté si peu d'ombre. Elle devient alors concierge d'une actrice en vogue, à moins qu'elle ne préfère concourir pour être ouvreuse de loges dans un petit théâtre du boulevard.
Philibert Audebrand.
LES COLLECTIONNEURS.
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Acoté du grand palais de la Bourse, admirable monument façonné par nos architectes d'aujourd'hui, au moyen d'un patron grec, de papier à calquer et de beaucoup de maçons et de tailleurs de pierres, se trouve un plus petit palais, que l'on prendrait volontiers pour une laide maison si des affiches ne vous annonçaient que cette maison est le palais des ventes opérées par messieurs les commissaires-priseurs. Or, dans ce palais de messieurs les commissaires-priseurs, tout se met à l'enchère, tout se vend depuis des berlines de voyage jusqu'à des lettres autographes de Ninon de Lenclos. Le matin et le soir, l'entrée du palais des commissaires-priseurs est accordée au public, tout le monde peut aller voir les expositions qui précèdent les ventes, tout le monde peut aller se ranger autour du bureau des adjudicateurs, et se donner le plaisir d'augmenter de quelques francs ou seulement de quelques centimes la valeur des plus grandes comme des plus minimes réputations d'artistes, d'hommes d'État et même de simples ouvriers.
C'est au palais des commissaires-priseurs que se rencontrent les seuls caractères, les seuls hommes vraiment remarquables de notre époque, les seuls qui possèdent une originalité particulière, les seuls qui marchent hors du troupeau commun, pour suivre des sentiers dont les hautes herbes ne sont jamais froissées par les pieds de la foule. Ces hommes remarquables sont les collectionneurs, et j'entends par collectionneurs tous ceux que l'amour de la collection, le désir d'amener à l'état de collection un rassemblement plus ou moins considérable de choses ouvrées par l'industrie humaine, ou créées par l'industrie surhumaine du grand Créateur, a lancés dans l'arène où combattent les martyrs d'une idée fixe.
Maintes fois je me suis trouvé tenté du désir de la collection, et, sans avoir entièrement succombé à cette tentation, je dois dire cependant que j'ai assez approché de mes lèvres la coupe de ses enivrements pour en connaître les voluptés, pour être initié à ses plus secrets mystères.
J'ai connu, j'ai vu de près messieurs les collectionneurs, j'ai surpris leurs mœurs et leurs habitudes en flagrant délit d'originalité, et ma mémoire est pleine de souvenirs que je vais faire passer à l'état de révélations.
Comme en toutes choses il faut procéder méthodiquement, je dirai d'abord que l'on distingue trois sortes, trois espèces de collectionneurs:
La première est celle du collectionneur inculte et sauvage, sale et débraillé des pieds à la tête, aux ongles noirs, à la barbe râpeuse, aux cheveux hérissés, au chapeau entièrement défoncé, aux poches énormes et toujours pleines. Cette espèce est celle du collectionneur pur-sang, du collectionneur par amour de la collection.
La seconde comprend tous ces négociants de bonne compagnie, tous ces trafiquants en curiosités, ces marchands d'habits galons à équipages armoriés ou non armoriés, qui se donnent les manières, le langage, les habitudes du véritable collectionneur, et qui cependant ne font que placer leur argent plus ou moins avantageusement, suivant le gain de leur revente, suivant la balance de leur compte de banque.
La troisième espèce de collectionneurs est celle du collectionneur fashionable, de celui qui s'est fait collectionneur, pour obéir à la mode, pour avoir comme tout le monde, un salon Louis XV, un boudoir Renaissance, et une salle à manger quatorzième siècle, avec quelques lames de Tolède, quelques targes, deux ou trois hallebardes, un casque de ligueur, un hanap dans lequel il boit lorsqu'il se trouve en présence de ses amis, quelques cruches flamandes en grès bleu et gris, et trois vitraux interceptant le soleil, et ne laissant passer à travers la fenêtre qu'une lumière jaune, rouge ou bleue, qui lui prête la mine d'un homme atteint par la jaunisse, la fièvre scarlatine ou le choléra-morbus, pour peu qu'il se trouve sur le passage d'un des rayons du soleil déguisé, qu'il laisse parvenir jusqu'à son fauteuil.
Tout collectionneur rentre nécessairement dans une des trois classes que je viens d'indiquer: le collectionneur fou, le collectionneur brocanteur, et le collectionneur par mode.
Parmi les collectionneurs fous, les poëtes du genre, le plus renommé est un petit vieillard sec, ridé, râpé, retapé, enveloppé d'une sorte de grande redingote brunâtre, la tête recouverte d'une clémentine de soie noire, par-dessus laquelle se prélasse un énorme chapeau de couleur douteuse, gras des bords, gras de la forme, gras du galon, gras de la coiffe, gras de partout, et qui, depuis trente ans, assiste régulièrement avec son maître à toutes les ventes, se promène avec lui, quelque temps qu'il fasse, sur les quais et chez tous les marchands de bric-à-brac. Ce chapeau et cet homme sont connus sous le nom de M. de Menussard. Eh bien! ce chapeau et cet homme, ce M. de Menussard, en un mot, possède une très-magnifique collection de porcelaines de Sèvres, pâte tendre; chez lui, dans ses armoires, dans ses coffres, dans ses étuis, sont enfermés, comme dans un tombeau, des services entiers, des cabarets, des vases en pâte tendre de Sèvres, à fonds ou à bordures gros-bleu, bleu-turquoise, vert-émeraude et rose-tendre. Après deux ans de recherche, de poursuites et d'inquiétude, il s'est fait adjuger à la place de la Bourse, en vente publique, une moitié du service de la table des princes de Rohan, et il l'a payé 50,000 francs. Un petit cabaret gros-bleu, composé de cinq pièces, portant le chiffre et l'écusson du roi Louis XV, ne lui est pas revenu à moins de 12,000 francs; il est vrai de dire que chacune des pièces de ce cabaret précieux est ornée de médaillons où sont peintes quelques-unes des maîtresses du Sardanapale français. Deux vases à fleurs ayant appartenu à madame Du Barry ont été l'objet de ses soins les plus persévérants, de ses inquiétudes les plus mortelles et les plus poignantes. Ces deux vases, rose tendre, à cartouches entourées de volutes et de rinceaux, artistement dorés en or de deux couleurs, parsemés d'Amours vainqueurs peints d'après le célèbre Boucher, appartenaient à un vieux marquis toulousain, auquel ils étaient arrivés par je ne sais plus quelle voie; peut-être étaient-ils un agréable souvenir, je l'ignore; mais enfin le marquis toulousain ne voulait pas s'en défaire, et M. de Menussard voulait les posséder; il en offrit un prix exorbitant, et il fut refusé; il voulut les faire voler, et il échoua dans sa tentative. Pendant deux ans, il y eut entre le marquis et M. de Menussard une guerre sourde, mais active, offensive d'un côté, défensive de l'autre. Enfin il y a six mois le marquis vint à mourir, et M. de Menussard est devenu propriétaire des vases rose tendre, que personne depuis ce temps-là n'a aperçus.
M. de Menussard est riche, instruit, bien élevé, et il vit seul, enfermé avec ses porcelaines; il n'a pas de voitures, pas de domestiques: une vieille servante fait son ménage. Sa toilette, sa nourriture, son logement lui coûtent peu de chose. Jamais il ne va au spectacle: il n'a aucun ami; on ne lui a jamais connu de maîtresse; il n'a jamais voyagé, si ce n'est jusqu'à Sèvres, encore n'y a-t-il été qu'une fois, et en est-il revenu à pied, fatigué, crotté, mouillé par la pluie jusqu'aux os, furieux contre la manufacture de Sèvres, contre le siècle tout entier, et s'écriant avec indignation:
«Il n'y a plus ni croyances ni quoi que ce soit ici-bas, tout est détruit... Décadence... décadence complète... Dire qu'une des gloires de la France... ils l'ont laissé perdre... Les barbares! les Goths! les triples Wisigoths! ne plus fabriquer de pâte tendre! de la pâte dure, rien que de la pâte dure!... Mais c'est que c'est à faire dresser les cheveux sur la tête!» Depuis ce jour, il ne faut plus lui parler du Sèvres moderne, il hausse les épaules; et un sourire amer vient errer sur ses lèvres; la pâte tendre est tout pour lui. Quand il ne peut sortir de son appartement, que les marchands de curiosités ont leurs boutiques fermées, et que nulle vente n'a lieu dans toute l'étendue de Paris, alors que M. de Menussard s'enferme dans la pièce la plus reculée de son appartement; une à une, il tire de leurs coffres, de leurs étuis, toutes ses belles porcelaines, ses assiettes, ses plats, ses tasses bleues, roses, vertes, à bouquets, à médaillons, à fonds blancs ou de couleur; il les contemple avec adoration, avec amour; armé d'une flanelle douce et fine, il les essuie, les polit, les caresse; puis, quand leur toilette est ainsi faite, il leur adresse la parole, il cause avec elles, il les interroge.
«Vous voilà bien belles, dit-il, en s'adressant à ses tasses bleues, vous voilà bien fières; oui, vous portez sur vos flancs les charmants portraits des plus agréables femmes de votre jeunesse; le roi Louis XV a voulu que l'on vous décorât des figures de ses maîtresses les plus chères; il n'eût certes pas confié de si adorables images à de la pâte dure. Oh! non; il fallait toute la finesse, tout l'onctueux, tout le moelleux de votre pâte tendre, ô mes chères petites coquettes, pour recevoir dignement le visage délicieux de madame de Châteauroux, celui non moins gracieux de la marquise de Pompadour, et les traits fins, spirituels et agaçants de la marquise Du Barry.»
Ainsi enfermé, ainsi causant, jouant avec ses belles porcelaines de pâte tendre, M. de Menussard est le plus heureux des hommes. Il se met à genoux devant elles, il les adore, il les aime d'un amour profond, et, plus enthousiaste, plus poëte que Pygmalion, il ne voudrait point animer sa Galathée; il ne lui trouve point une imperfection: l'animer serait la décompléter, lui ôter son charme. Sa Galathée, à lui, ne vieillira jamais: les femmes peintes sur ses tasses seront toujours jeunes; les bouquets fixés sur ses vases et ses assiettes seront toujours frais et verdoyants; rien de tout cela n'aura de décrépitude: l'avenir sera comme le présent. Pygmalion, insensé dans ses désirs, créa la vieillesse, les rides, les cheveux blancs et la mort pour l'objet de son culte d'amour, en demandant aux dieux de lui donner la vie. M. de Menussard se complaît dans l'insensibilité de sa maîtresse, dans la matérialité de son idéalisation. Il lui prête toutes les grâces qu'il veut lui trouver; il lui témoigne un amour passionné, qu'il sait emplir de sacrifices. Il jette en holocauste devant la pâte tendre de Sèvres, d'abord cela va sans qu'il soit besoin de le dire, la pâte dure, sa sœur, et la porcelaine à la reine, sa cousine; mais encore le vieux Japon, le vieux Chine, le vieux Saxe, et jusqu'à l'admirable terre de Bernard de Palissy, jusqu'à la terre italienne de Faënza, aux riches peintures, aux décorations raphaélesques, jusqu'aux bas-reliefs de faïence de Lucas della Robbia.
Il ne connaît qu'une seule chose, n'aime, n'adore, ne chérit, ne vénère qu'une seule chose, c'est la pâte tendre de Sèvres; le reste du monde peut s'écrouler, s'abîmer, il n'y fera pas attention. Jamais il ne lit un journal; il n'est point éligible, ni électeur, ni garde national, ni quoi que ce soit: il est l'amant de la pâte tendre de Sèvres. Cette passion de la collection, cette folie, cette idolâtrie pour la pâte tendre de Sèvres, ont pour ainsi dire exilé de l'espèce humaine, de sa confraternité et des sentiments humains M. de Menussard, l'ont rendu égoïste, dur et inflexible dans ses résolutions, avare pour tout ce qui n'est pas pâte tendre de Sèvres. Il n'a aucune pitié des pauvres; le récit d'une grande infortune ne tirera pas une larme de ses yeux; il verrait brûler tout un quartier de la ville qu'il ne bougerait pas de chez lui et qu'il n'en prendrait aucune émotion; mais si une de ses tasses, un de ses vases, une de ses assiettes, venait à se briser, ses paupières se baigneraient de larmes; des sanglots, des plaintes, sortiraient de sa poitrine; il trouverait en son cœur des trésors de poésies pour déplorer la perte de sa tasse, de son vase ou de son assiette, et s'étonnerait que le monde entier restât indifférent à ce malheur; il serait capable de tuer un homme qui détruirait la moindre de ses richesses de pâte tendre. Enfin, il traverserait tous les incendies, tous les purgatoires, tous les enfers, pour sauver la plus petite soucoupe de pâte tendre, en danger de destruction, et il ne mettrait pas ses jambes dans l'eau pour sauver un enfant qui se noierait. L'amour est une passion qui rend féroces ceux qui la ressentent: M. de Menussard, avec sa clémentine de soie noire, son chapeau gras, sa redingote râpée, ses cheveux hérissés et ternes, sa barbe paresseusement soignée, ses mains glacées de tons terreux, ses souliers ternis, est peut-être de tous les amoureux, de tous les amants de ce siècle, le plus fervent, le plus sincère, le plus vrai, le plus enthousiaste et le plus excusable par conséquent dans son égoïsme et sa férocité.
A côté de M. de Menussard, on rencontre souvent au palais de la Bourse un célèbre collectionneur d'autographes, qui possède de l'écriture de toutes les personnes célèbres, mais depuis six mois il est atteint d'une affection mortelle, dix lignes de l'écriture de Molière lui ont échappé et sont devenues la propriété d'un célèbre amateur anglais. Aussi n'en reviendra-t-il pas, ses jours s'éteignent, il ne voit plus, n'entend plus, marche comme un malheureux sur qui pèserait quelque implacable fatalité, il se considère comme un homme déshonoré; sa collection d'autographes était réputée la plus belle de toutes les collections connues, maintenant elle n'est plus qu'en seconde ligne.
M. de Menussard hausse les épaules en voyant passer l'amateur d'autographes, il dit même que c'est un fou.
Et en effet, l'amateur d'autographes, comme l'amateur de pâte tendre, comme l'amateur de tableaux et tous les amateurs qui poussent leur amour d'une seule chose jusqu'à la passion de la collection, peuvent être classés parmi les fous, section des monomanes; car ils se sont attelés à une seule idée, car ils ne voient rien au delà; car tout l'univers, toute l'existence se résume pour eux dans l'idée qu'ils poursuivent et dont ils sont poursuivis.
Des monomanes collecteurs, il y en a de toute sorte, de toute espèce. Tout Paris se rappelle ce vicomte de ...., qui faisait collection de cheveux roux célèbres et qui prétendait avoir en sa possession de ceux de Jésus-Christ.
Un autre monomane collectionneur, dont tout le monde a ri, rassemblait une collection complète des plus petits souliers de femme qu'il lui fût possible de se procurer, on les voyait chez lui rangés sur des tablettes et étiquetés comme des livres dans une bibliothèque; il connaissait tous les pieds vivants et tous les pieds morts; un joli pied bien chaussé le transportait d'admiration, il s'en considérait comme le curateur obligé; s'il ne connaissait pas la femme qui en était possesseur, il prenait sur elle cinquante informations, lui écrivait pour lui indiquer la manière de soigner son charmant pied, la suppliait de ne point se chausser de souliers trop étroits, lui nommait les cuirs dont elle devait recommander l'emploi à son cordonnier, et finissait en sollicitant pour seule récompense de tant de soins une paire de souliers destinée à son dépôt, à son musée, à son trésor.
Lord D.... n'aime que les tabatières: il en a de toutes sortes et des plus magnifiques, qu'il divise en trois classes: les tabatières d'hommes célèbres, les tabatières ornées d'émaux ou de peintures, et les tabatières d'une matière ou d'un travail précieux; lord D.... a sacrifié des sommes considérables à cette collection vraiment remarquable. Aussi se vante-t-il avec orgueil de pouvoir montrer aux curieux six Blarembergs de plus que n'en possédait le feu roi d'Angleterre Georges IV, grand amateur de tabatières et de Blarembergs. La collection de Petitots de lord D.... est presque aussi belle que celle du cabinet du roi de France, et tous ces Petitots ont conservé leurs montures de la fin de Louis XIV, époque à laquelle ils furent incrustés sur des tabatières pour servir de présents royaux. Feu M. de B..., grand collectionneur d'émaux, a longtemps cherché à se faire céder par lord D.... deux petits émaux de Limoges, du meilleur temps, et du dessin le plus correct, qui ornent une tabatière que l'on dit avoir appartenu à M. Abel Poisson, frère de la belle marquise de Pompadour et surintendant des bâtiments sous le règne du roi Louis XV; mais lord D.... ne cède, ni n'échange jamais rien; toute sa collection de tabatières est contenue dans un coffre qui voyage, habite et couche, si ce n'est avec lui, du moins près de lui. Lord D.... a fait deux voyages à Saint-Pétersbourg pour se procurer la tabatière de la grande Catherine, cette tabatière sert d'encadrement au portrait de Potemkin. Lord D.... a substitué toutes ses tabatières à un petit neveu, à la seule condition qu'elles ne seront pas vendues, et qu'elles jouiront de tous les soins et de tous les honneurs qui leur sont dus. Une rente de 1,000 livres sterling a été attachée à cette substitution.
Il faudrait, non pas un volume, mais des centaines de volumes pour décrire et analyser les différentes passions des collectionneurs, pour peindre avec des couleurs vraies, pour dessiner d'un trait fidèle ces hommes excentriques, ces espèces de Diogènes enfermés dans leurs tonneaux et ne demandant au monde que de leur laisser la libre jouissance de leur soleil, de leur goût, de leur Dada, de leur monomanie. Un de ces heureux, de ces fous, de ces martyrs d'une idée, a vécu vingt-cinq ans, enfermé avec des momies; il ne voyait que des momies, et il avait fini par les regarder comme un peuple animé, vivant, comme des concitoyens, des voisins; à chacune de ces momies il avait donné un nom, sous lequel il la connaissait, la choyait et la courtisait; enfin, il avait fini par s'éprendre d'un hideux cadavre entouré de bandelettes, grimaçant une horrible expression, avec des lèvres et un visage noirs, retirés, flétris, séchés; il prétendait que ce cadavre ignoble n'était autre que celui de la fille du second des Pharaons, que la boîte qui la renfermait racontait en peintures hiéroglyphiques sa royale origine et sa mort; une assemblée de savants eut lieu, et d'après un avis unanime, cette momie fut élevée au rang de momie royale, de momie sacrée; dès ce moment le collectionneur son maître lui porta un intérêt plus grand qu'à toutes les autres momies ses sœurs: il rêva de cette jeune princesse, il l'entrevit dans ses songes puisant de l'eau aux sources du Nil, se faisant suivre aux accents de sa douce voix par les crocodiles verts du fleuve; et, jamais amant n'aima sa maîtresse comme le collectionneur aimait sa momie: on ne le voyait presque plus, il s'enfermait avec la fille du second des Pharaons et s'épuisait en adorations respectueuses devant cette muette altesse royale. Un matin, après une nuit froide et humide, le collectionneur trouva sa momie renversée; les bandages sacrés s'étaient défaits; le corps de sa beauté lui apparut tout entier, pour la première fois; mais brisé, rompu: la chute qu'il avait faite l'avait broyé. En essayant de rajuster l'un sur l'autre ses restes infortunés, ô douleur! le collectionneur se convainquit que sa princesse pharaonienne n'était qu'un homme; ce fut pour lui un coup mortel, un désespoir sans nom; il languit quelque temps, puis il mourut et fut enterré dans une caisse de la plus belle de ses momies.
Maintenant, après cet examen fidèle des collectionneurs véritables, il ne sera pas inutile d'arriver aux collectionneurs brocanteurs qui sont les calculateurs de l'espèce, la honte du genre, une énormité comme de la poésie soumise à des idées mathématiques.
Le collectionneur brocanteur a souvent au premier abord, à la première vue, le même extérieur que le véritable collectionneur; on trouvera chez le brocanteur le même enthousiasme de la chose collectionnée, le même mépris pour tout ce qui n'est pas cette chose, la même indifférence pour le reste de la création; le brocanteur se montrera plus ardent, plus entier, plus incisif dans son langage; son costume sera celui du savant le plus orgueilleux de sa crasse classique; il ne prendra aucun soin de sa personne, il semblera s'oublier lui-même pour ne songer qu'à l'objet de sa passion, et contrefera l'amoureux; il rugira pour sa belle, et cependant cet homme ne sera qu'un habile comédien, qu'un jongleur adroit; son amour pour la chose collectionnée ne sera qu'un moyen.
Ainsi tel homme collectionne pendant dix ans de vieux bouquins, les fait relier, les annote, les illustre de gravures prises à droite et à gauche, et d'autographes pris Dieu sait où; il trace sur quelques pages blanches laissées par le relieur au commencement du volume, la biographie de l'auteur; il signe cet exemplaire de son nom de baptême et de son nom de famille, auquel il ajoute le titre de membre de plusieurs académies; il a un timbre pour timbrer les raretés qui passent par ses mains, et dit le nombre d'éditions qu'a eues tel ou tel ouvrage; il cite leurs dates et le nom de leurs imprimeurs. Peu à peu les libraires et les bouquinistes le réputent célèbre bibliographe; car le journal de la libraire a publié une dissertation de lui sur les Aldes ou les Elzevirs, la société des bibliophiles le reçoit dans son sein avec acclamation; les revues retentissent de son nom, l'étranger le consulte avec respect, et le ministère de l'intérieur le nomme bibliothécaire d'une des bibliothèques publiques; quelques années plus tard, il arrive à l'Institut et l'on ne parle plus du bibliographe qu'en ajoutant à son nom, comme phrase obligée:
Ce savant dont la France s'honore....
Une fois parvenu à ce point, la comédie est jouée, la collection n'est plus bonne à rien, il faut procéder avec charlatanisme à sa vente; c'est alors que paraîtront des catalogues raisonnés, sur lesquels il sera fait mention de toutes les annotations que le savant dont la France s'honore a prodiguées à ses bouquins décrassés et reliés. La collection sera vendue vingt, trente et quelquefois quarante fois sa valeur, et le collectionneur passera aux yeux de la foule pour un érudit dont les veilles sont consacrées aux travaux scientifiques.
Un autre brocanteur dépouillera les églises de leurs reliquaires et de leurs verrières, les bibliothèques de leurs manuscrits et les arsenaux de leurs armes; il pillera sans pitié toutes les collections publiques; il achèvera de jeter à terre de vénérables ruines pour en emporter quelques clous, quelques chapiteaux; partout où il pourra prendre, il prendra dans l'intérêt de sa collection. Il prodiguera ses conseils aux artistes, il se fera citer dans vingt journaux comme un antiquaire distingué, qui sacrifie tout à son goût pour le moyen âge, qui entame sa fortune, qui la dilapide, qui la gaspille; quelques âmes charitables parleront de faire interdire cet honnête fou; on plaindra sa femme, sa fille et la fille de sa fille, et les petits-enfants de ses petits-enfants. Puis tout à coup, un beau jour, le collectionneur brocanteur, après avoir préparé ce qu'il nomme, dans son argot de brocanteur, la place, après avoir par une marche habile fait monter le prix de la curiosité à son plus haut point, se décidera à vendre sa chère collection, le sang de ses veines, la moelle de ses os, la chair de sa chair, son âme.....
Mon brocanteur s'était fait collectionneur avec six mille livres de rente pour toute fortune; il se retirera de son commerce avec plus de quarante, la réputation d'ami des arts, et le titre de membre de la Société des Antiquaires.
Après avoir ainsi décrit le collectionneur poëte, fou, monomane, il me resterait à parler du collectionneur fashionable; mais peu de mots feront juger ce personnage qui n'a ni caractère, ni passion, ni quoi que ce soit, et qui n'est qu'un produit de la mode. Le comte de Brevailles, le plus élégant des collectionneurs fashionables, me montrait dernièrement dans son armeria l'épée de Jeanne d'Arc ciselée par Benvenuto Cellini, et quelques pièces d'un service de faïence de l'admirable Bernard de Palissy, portant le millésime de 1508 et le chiffre de Louis XII.
En résumé, si le collectionneur est de bonne foi dans son amour, dans sa passion, il s'avance plus ou moins vite vers la folie; s'il est brocanteur, c'est un intrigant, et s'il est fashionable, ce n'est rien. Je voudrais être député un seul jour pour proposer à mes collègues une loi ainsi conçue:
Considérant que, depuis quelques années surtout, la France monumentale et artistique est de tous côtés, et pour le bon plaisir des collectionneurs et de leurs collections, dépecée par morceaux:
ARTICLE UNIQUE.
Tout collectionneur est soumis à perpétuité à la surveillance de la haute police.
Comte Horace de Viel-Castel.
LA GARDE.
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Il existe à Paris pour les femmes un état extrêmement lucratif, qui, bien que fatigant sous plusieurs rapports, n'en convient pas moins parfaitement aux paresseuses, car la paresse n'est point précisément le désir ou le besoin de ne rien faire; elle est bien plutôt l'antipathie d'un travail uniforme et journalier. Tel paresseux consentira volontiers, pour gagner sa vie, à courir la ville depuis sept heures du matin jusqu'à cinq heures du soir, qui ne voudra jamais s'astreindre à tenir la plume pendant trois heures de la matinée dans une étude ou dans un bureau. Ce qui lui coûte, ce qui répugne surtout à sa nature, c'est de se mettre à l'ouvrage: témoins ces hommes qui n'ont conservé de place dans aucune classe de la société, et qui préfèrent le métier de faiseur de tours, d'acteur dans les parades, etc., métier que, malades ou bien portants, ils exercent en plein air, exposés à toutes les intempéries des saisons, et souvent même au péril de leur vie, quand ils auraient pu devenir d'honorables et bons ouvriers. Pour donner le change à la paresse, il suffit de variété dans le labeur, et l'état dont je parle ici fait mener à celles qui le choisissent la vie la plus variée dans ses accessoires que l'on puisse imaginer.
Tous les mois à peu près madame Jacquemart change de domicile, de lit (quand la circonstance permet qu'elle dorme dans un lit), fait connaissance avec de nouveaux visages, et se voit forcée d'étudier de nouveaux caractères, avec lesquels il faut qu'elle sympathise si elle veut s'assurer de bons traitements dans les diverses maisons qu'elle habite. Heureusement, un long exercice de sa profession lui a appris à démêler au premier coup d'œil les personnes qui jouissent de quelque importance dans le logis où elle vient d'entrer pour la première fois de sa vie: parmi les domestiques, comme parmi les maîtres, elle voit aussitôt quelle est celle ou celui qu'elle doit s'attacher à gagner par la flatterie, ou par des complaisances dont le désir du bien-être l'a rendue prodigue. De même, grâce à cette mobilité d'existence qui la transporte sans cesse du faubourg Saint-Germain dans le Marais, et de la Chaussée-d'Antin dans le faubourg Saint-Marceau, elle a appris à mesurer son ton, ses discours, et jusqu'à ses gestes, sur les degrés de l'échelle sociale que lui font parcourir ses nombreuses pratiques; elle devient tour à tour taciturne ou babillarde, importante ou câline, respectueuse ou familière, selon le rang, l'âge et la fortune des personnes auxquelles elle donne ses soins; et tel la verrait en fonctions dans des appartements situés à différents étages, qui aurait peine à la reconnaître pour la même personne.
Que madame Jacquemart ait ou non une famille, des enfants, peu importe, puisqu'elle ne pourrait jamais ni les aller voir, ni les recevoir chez elle. C'est tout au plus si trois ou quatre fois par an elle passe quarante-huit heures de suite avec monsieur Jacquemart; car madame Jacquemart est soumise comme toute autre femme au lien conjugal: devenue veuve, elle s'est même hâtée de se remarier, attendu que non-seulement elle désire trouver quelqu'un chez elle, lorsqu'un hasard fort rare l'y fait retourner pour quelques heures, mais aussi parce qu'elle ne veut confier qu'à une personne sûre le soin de tenir proprement sa chambre et son cabinet, et d'entretenir les meubles assez élégants que ces deux pièces renferment. Elle a donc choisi trois jours entre une fluxion de poitrine et un rhumatisme aigu qui réclamaient ses soins, pour épouser monsieur Jacquemart, lequel monsieur Jacquemart, garçon de bureau depuis trente-trois ans au ministère de l'intérieur, s'est établi dans le petit manoir, et vient tous les huit jours à l'adresse qu'elle lui indique, lui apporter du linge, lui donner des nouvelles de sa petite chienne et de son serin, et recevoir le produit de ses journées[14], les profits du baptême, etc.; somme qu'il est chargé de placer en rentes sur l'état, et qu'elle lui donne toujours intacte, attendu qu'elle n'a jamais occasion de dépenser six liards. Ces entrevues, qui sont souvent interrompues par un coup de sonnette, ne durent que dix minutes au plus, ont lieu dans l'antichambre, et ne permettent pas un mot superflu; elles sont loin, comme on voit, de pouvoir amener un divorce par incompatibilité d'humeur.
Madame Jacquemart est naturellement privée de tous les plaisirs dont jouissent beaucoup de gens de sa classe. Les promenades, les bals, les spectacles, sont choses dont elle se souvient d'avoir entendu parler dans sa grande jeunesse, mais dont l'entrée lui est interdite. Si le hasard lui accorde quelques moments de loisir, elle se garde bien de les perdre en courses inutiles; elle va visiter ce qu'elle appelle ses femmes, s'informer de leur état, gourmander les paresseuses qui laissent passer l'année sans réclamer ses soins, et savoir au juste à quelle époque telle ou telle de ses clientes l'enverra chercher. A l'exception de ces sorties, madame Jacquemart se passe habituellement du plaisir de respirer un air pur, puisque, fût-ce au mois de juillet, elle ne pourrait ouvrir une fenêtre que dans le cas extrême où la femme qu'elle soigne étoufferait au point de se trouver mal.
Ajoutez à tant de privations, la privation du sommeil pendant une grande moitié de l'année, le devoir qui l'assujettit à mille soins dégoûtants, et chacun se dira: Madame Jacquemart est la plus infortunée créature qui soit au monde. Eh bien! il n'en est rien, surtout si, grâce à la protection de quelque célèbre accoucheur, elle est parvenue à ne plus garder que des femmes en couche.
Il est bien certain que pendant plusieurs nuits, il lui est interdit de s'étendre sur des matelas, ainsi que nous le faisons tous; mais elle a contracté l'habitude, le soleil couché ou non, de dormir à merveille dans une bergère, dans un fauteuil, sur une chaise; au besoin même elle dormirait debout. Seulement Morphée lui donne sa part en petite monnaie au lieu de la lui payer en grosses pièces, et elle en souffre si peu, que, dès qu'on la réveille pour réclamer d'elle quelque service, on la voit se dresser sur ses jambes d'un air tout aussi jovial, tout aussi dispos que si elle s'éveillait naturellement après sept heures d'un sommeil suivi.
L'heure du déjeuner venue, on donne à madame Jacquemart une énorme tasse de café à la crème. Ce moment est un des plus doux moments de sa journée; car un sort bienfaisant a voulu que madame Jacquemart fût gourmande: de bons repas sont pour elle une immense compensation à ce que son existence semble avoir de peu agréable. Vivant toujours chez des personnes riches, ou pour le moins chez des personnes qui sont dans l'aisance, chaque jour, avec délices, elle prend sa part de différents mets succulents dont elle ne pourrait se régaler dans son petit ménage. On la soigne; elle se ferait soigner d'ailleurs, et parle sans cesse de la bonne maison dont elle sort, afin de piquer d'amour-propre les gens chez qui elle se trouve. A son dîner, à son repas du soir, et quelquefois même dans la journée, un verre de bon vin vient égayer son esprit et réparer ses forces. Elle a de plus sa tabatière, dans laquelle elle puise toutes les cinq minutes une distraction qui lui plaît infiniment, et qui a l'avantage de la tenir éveillée; sans compter enfin la douce satisfaction de ne point travailler de l'aiguille du matin au soir, ainsi que le fait une pauvre ouvrière pour gagner vingt sous dans sa journée.
Mais, dira-t-on, je ne vois pas dans tout cela une seule jouissance intellectuelle? Patience, madame Jacquemart n'en est pas plus dépourvue que toute autre créature raisonnable; seulement il faut qu'elle les puise dans le cercle rétréci de ses habitudes et de ses pensées. D'abord madame Jacquemart est bavarde, et madame Jacquemart n'est jamais seule; raconter, pour peu qu'on lui prête attention, est un de ses plaisirs les plus vifs, aussi fait-elle subir à ceux qui l'entourent des récits plus ou moins circonstanciés de son passé personnel et des événements romanesques qui ont eu lieu dans les familles au milieu desquelles elle a vécu. Elle ne recule point devant l'exagération, et même devant le mensonge, pourvu qu'elle parvienne à exciter l'intérêt; en sorte que le plus souvent se joint à la satisfaction de parler, qui pour elle est déjà grande, celle qu'éprouve un auteur habile lorsqu'il exerce son génie sur des fables. Quelquefois ses jeunes années se perdent dans un mystère qui autorise les conjectures les plus diverses et permet les histoires les plus fantastiques: mariée de bonne heure à un jeune étourdi, elle est restée veuve, sans fortune, avec quatre enfants en bas âge; de là, série d'aventures à remplir l'existence de cinq générations. Elle a inévitablement à la suite de sa première couche essuyé toutes les vicissitudes que Lucine dans ses jours de mauvaise humeur envoie à ses patientes. Est-elle lasse de radoter sur la séduction de sa jeunesse, elle se transporte alors dans un hospice où elle est censée avoir passé les plus belles années de sa vie; toutes ces transmigrations mentales ne laissent pas que de jeter une certaine variété sur son existence; elle n'hésite donc pas à se forger un passé à sa guise et s'identifie si complétement à ses mensonges qu'elle croit avoir éprouvé réellement ce qu'elle raconte. Comme une jeune femme qui ne souffre pas et qui se voit obligée de garder le lit ne s'amuse guère, il arrive parfois que le babil de madame Jacquemart obtient du succès près de son accouchée; s'il en est autrement, elle se rabat sur les domestiques de la maison et trouve bien le temps d'établir de longs entretiens avec eux, soit dans l'antichambre, soit dans la cuisine, soit même dans la chambre de madame où elle cause à voix basse avec la femme de chambre.
Par suite de son goût pour la narration, madame Jacquemart est fort curieuse; elle sait qu'un grand poëte a dit: quiconque ne voit guère n'a guère à dire aussi. En sorte que le jour où l'on peut laisser entrer quelques visites est attendu par elle avec une extrême impatience et lui procure une foule de distractions agréables. Dès que l'on annonce une femme, elle s'établit à la fenêtre avec le bas qu'elle tricote (le tricot ayant cet avantage qu'on peut le quitter à la minute sans inconvénient); là, ses yeux et ses oreilles la servent d'une manière si merveilleuse, qu'elle pourrait au bout d'un instant dessiner la figure, la toilette de celle qui vient d'entrer, et que pas un mot de la conversation ne lui échappe. Elle fait ses petites réflexions tout bas, approuve ou critique ce qui se dit, et s'amuse des médisances, si son bonheur veut qu'il s'en glisse quelques-unes dans l'entretien. De plus, il est fort rare qu'elle reste simple observatrice de la scène; outre que la plus légère question qu'on lui adresse lui fournit l'occasion de répondre avec sa loquacité habituelle, il faut montrer l'enfant: c'est elle qui va le chercher et qui l'apporte, qui fait remarquer combien ce petit amour ressemble à son père, quoiqu'il annonce déjà qu'il aura «les beaux yeux de madame» et mille autres propos qu'elle répète depuis vingt-cinq ans pour chaque individu de la génération future qu'elle a vu naître au jour, l'enfant, le père et la mère fussent-ils d'une laideur à faire reculer.
Une autre jouissance de madame Jacquemart, et la plus vive sans doute, si l'on en juge par le penchant presque général de l'esprit humain, c'est le plaisir que donne la domination. Si l'on excepte les dix minutes que dure la visite du docteur, pendant lesquelles madame Jacquemart dépose son sceptre et s'incline respectueusement en recevant les ordres pour la journée, c'est elle qui règne sans partage dans la chambre de son accouchée. On ne peut entr'ouvrir une porte, essuyer la poussière sur un meuble, allumer une bougie ou mettre une bûche au feu qu'elle ne l'ait trouvé bon dans sa sagesse. Si l'on gratte doucement contre la serrure, ce serait monsieur lui-même qu'il a frappé trop fort. Elle ne laisse pas entrer une visite sans s'être bien assurée que la personne qui se présente n'a sur elle aucune senteur, et sans vous recommander de parler très-bas. Un léger bruit se fait-il entendre dans la pièce de l'appartement la plus reculée, elle sort en fureur «pour aller faire taire ces gens-là qui vont donner un mal de tête à madame.» Les soins qu'elle prodigue à la mère n'empêchent point madame Jacquemart de veiller sans relâche sur l'enfant. C'est elle qui indique la place où l'on doit poser le berceau du nouveau-né, qui prescrit la dose de sucre qu'il faut mettre dans le verre d'eau dont il va boire quelques gouttes, qui préside à tout ce qui concerne sa toilette, son sommeil, etc. Enfin, du matin au soir, elle dirige, elle ordonne, elle exerce un empire absolu; aussi parle-t-elle en souveraine à la plupart des gens de la maison; autant elle se montre gracieuse avec une femme de chambre qui paraît posséder la confiance de madame et celui qu'elle sait être chargé du soin de la cave, autant on la voit traiter impérieusement les autres domestiques quand ils ne se conforment pas à tous les petits soins qu'elle leur recommande sans cesse pour faire croire à l'utilité de sa présence, et son étonnement serait grand si quelqu'un le trouvait mauvais quand il s'agit «de la vie d'une accouchée.»
Madame Jacquemart ne courbe pas seulement la domesticité sous son joug de fer, car ce joug s'étend aussi sur la maîtresse de la maison. Armée des ordonnances prescrites par le docteur, elle ne s'approche pas du lit sans dire: «il faut que madame boive, il faut que madame mange sa soupe,» ou toute autre chose qu'il lui semble ordonner à son tour. Bienheureux, si, peu satisfaite de cette douce illusion, elle n'entreprend point dans certains cas d'indiquer quelque remède de bonne femme qu'elle assure avoir fait employer souvent avec le plus grand succès. Ces mots: «Si ça ne fait pas de bien à madame, ça ne peut pas lui faire de mal,» sont ordinairement l'exorde de ses propositions dans ce genre. Si la pauvre jeune femme a le malheur de s'y laisser prendre, madame Jacquemart joint à l'importance de ses fonctions toute l'importance d'un véritable docteur, ce qui double les moyens de gouverner ceux qui l'entourent. Sans compter qu'elle aime de passion à exercer la médecine. Gardez-vous de parler devant madame Jacquemart de quelque douleur que ce soit, elle les a toutes éprouvées. Sur ce sujet, son savoir est inépuisable. Non-seulement elle vous entretiendra des diverses maladies de la femme, mais aussi des maladies des hommes, car elle les connaît par ouï dire au moins, lorsqu'il ne lui plaît pas de les mettre sur le compte de monsieur Jacquemart; par suite, il n'en existe pas une dont elle ignore le traitement, elle serait en état de soigner les plus graves comme les plus légères: aussi dans une maison qu'elle habite on ne s'est jamais donné une entorse, elle n'a pas entendu tousser sans prescrire aussitôt le bain de pied qu'il faut préparer ou la tisane qu'il faut boire, et sa mémoire est pleine d'une telle quantité d'anecdotes, d'histoires extraordinaires dont le fond roule sur le chiendent, les sangsues et la bourrache, qu'on la prendrait volontiers pour un journal de thérapeutique ambulant.
Le désir de madame Jacquemart est que la mère nourrisse son enfant, parce qu'alors elle devient tout à fait nécessaire jusqu'au moment où elle est parvenue à former la bonne, et Dieu sait avec quelle arrogance elle donne ses conseils à la malheureuse novice, qui se garde bien de lui déplaire en la moindre chose, tant elle croit sa place attachée à l'approbation de la garde. C'est donc toujours à son grand regret (même à part le tort qui peut en résulter pour elle le jour du baptême), que madame Jacquemart en arrivant trouve une nourrice établie; aussi cette pauvre femme devient-elle habituellement l'objet de son antipathie, et se fait-elle une étude de la critiquer et de la vexer tant que la journée dure; si l'enfant crie: «Ce pauvre amour meurt de faim.» S'il tette: «On le fait téter trop souvent, il faut savoir gouverner un enfant pour la nourriture, et cela ne s'apprend pas en un jour.» Il en est de même du talent d'emmaillotter, talent que madame Jacquemart possède par excellence, en sorte qu'elle n'épargne pas ses avis à la nourrice. «Prenez garde, prenez garde, vous le serrez trop, il devient tout rouge.»
«Otez donc cette grande épingle que vous avez placée si près de son petit cœur, il n'en faut pas tant pour tuer un enfant.» Et la jeune mère de frémir, de crier à la nourrice du fond de son alcôve: «Écoutez madame Jacquemart, je vous prie, ma chère! faites ce qu'elle vous dit de faire!» et madame Jacquemart de jouir au fond de son âme, et de relever la tête avec autant d'orgueil qu'un général d'armée qui vient de gagner une bataille.
Le sentiment de son importance n'abandonne jamais madame Jacquemart; mais il ne s'oppose point à ce que, selon la circonstance, elle ne se dépouille d'une certaine roideur respectueuse pour montrer beaucoup de bonhomie. Cette métamorphose s'opère pendant le trajet qu'il lui faut parcourir pour se transporter de l'hôtel d'une duchesse dans une arrière-boutique. Elle arrive chez M. Leroux, gros boucher de la rue Saint-Jacques, dont pour la troisième ou quatrième fois la femme vient de réclamer ses soins. Elle entre d'un air jovial et sans façon, saluant les garçons bouchers d'un sourire de connaissance, fait un signe de tête amical à la petite bonne. «Eh bien, monsieur Leroux, dit-elle, avec un gros rire, vous m'avez donc encore taillé de la besogne? Tant mieux, tant mieux: cette chère madame Leroux! J'espère que nous nous tirerons aussi bien de cette affaire-ci que nous nous sommes tirées des autres.»
Ici, tout est fait simplement, rondement, sans phrases. La causerie avec l'accouchée ne tarit pas, car madame Leroux s'amuse des récits qui lui donnent un aperçu du grand monde, qui lui peignent des femmes élégantes, des hôtels somptueux, mille détails de la vie des riches qu'elle ne connaîtrait pas sans sa garde, et madame Jacquemart épuise tout à son aise son recueil d'histoires tragiques et bouffonnes. Elle se montre d'ailleurs tout à fait bonne femme, n'exige jamais rien, ne gêne personne, est toujours prête à rendre quelque service de ménage et va soigner elle-même son café dans la petite cuisine; «car il ne faut pas croire qu'elle prenne jamais des airs de princesse parce qu'elle garde de grandes dames.» Il résulte de cela que madame Jacquemart est traitée chez monsieur Leroux comme une amie de la maison. Elle prend ses repas avec la famille et les garçons, sans en excepter le dîner du baptême, et quand pour le dessert arrive le fromage, M. Leroux va chercher une bouteille d'ancienne eau-de-vie de Cognac, qu'il appelle la vieille amie de madame Jacquemart. Alors, tout le monde de rire, de causer, ou plutôt de laisser causer madame Jacquemart qui en raconte de toutes les couleurs, et de prolonger le temps que l'on reste à table, afin d'avancer un peu la bouteille. Ce n'est certes pas madame Jacquemart qui se lèvera la première; elle s'est hâtée de dire qu'elle a laissé Nanette près de madame Leroux pour lui donner tout ce qu'il faut.
Il ne s'agit plus, comme on voit, des mille petits soins que l'on doit prodiguer à une femme en couche. Non-seulement dans cette maison on frappe les portes avec violence de tous les côtés, mais il monte jusqu'à l'entre-sol habité par l'accouchée une forte odeur de fumée de tabac, vu que M. Leroux et les garçons fument souvent dans la boutique. Madame Jacquemart ne fait pas plus d'attention à tout cela que madame Leroux elle-même, et pense aussi «qu'il faut laisser ces mignardises aux petites mijaurées dont les nerfs ne supportent rien.»
Le fait est que la mère et l'enfant se portent à merveille, que madame Leroux se lève le quatrième jour, descend à son comptoir le dixième, et que cette décade écoulée, madame Jacquemart se trouve libre d'aller porter ses soins précieux dans d'autres parages.
La tenue de madame Jacquemart est toujours très-soignée, et pourtant, comme elle dit, sa toilette est faite en un clin d'œil. Elle a soin d'ajouter assez souvent qu'il en était de même quand elle était jeune et jolie, ce qui fait remarquer qu'un certain embonpoint lui maintient un reste de fraîcheur qui autorise ses prétentions à la beauté; s'il arrive alors qu'une personne obligeante lui dit que dans sa jeunesse elle devait être fort séduisante, madame Jacquemart s'incline d'un air tout à fait coquet, et bien que ce compliment porte sur le passé, il ne lui en fait pas moins éprouver une petite émotion agréable.
Le travail d'esprit le plus réjouissant pour madame Jacquemart, c'est de calculer de tête à quel total la somme qu'elle a placée dans le mois, et celle qu'elle placera dans le mois suivant, porteront son avoir, en y joignant l'intérêt du tout pendant une, deux ou trois années, selon qu'elle a de temps pour suivre son opération arithmétique. Ce calcul a le double avantage de l'occuper dans ses heures de désœuvrement, et de porter sa pensée sur le temps heureux où elle pourra jouir enfin du fruit de ses longues veilles. Elle se voit alors, possédant un honnête revenu, vivre chez elle en dame et maîtresse, dans la douce société de M. Jacquemart, servis tous deux par une bonne dont elle saura bientôt perfectionner les talents pour la cuisine; se mettant à table à l'heure qui lui conviendra, se couchant, se levant selon sa fantaisie; en un mot, dans la situation prospère d'une femme qui a fait sa fortune. Ce rêve de son avenir l'aide à supporter tout ce que son état présent peut avoir de pénible, au point qu'un grand nombre d'années se passent avant qu'elle se décide à le réaliser: des engagements sans fin qui se succèdent, le désir d'augmenter encore ce revenu qu'elle doit à ses peines, et peut-être le goût de l'étrange manière de vivre dont elle a contracté l'habitude, tout fait qu'elle atteint un âge fort avancé sans goûter ce repos qu'elle croit ambitionner, et qu'elle n'a jamais connu qu'en perspective. Enfin, un jour elle quitte le logis d'autrui pour entrer dans le sien. La pauvre femme va se reposer, hélas! car elle arrive malade, pour mourir le surlendemain dans les bras de ce bon monsieur Jacquemart, qui n'a pas vécu près d'elle la valeur de trois mois depuis qu'ils sont mariés. Elle meurt doucement, sans avoir prévu sa fin, sans grandes souffrances, ayant joui dans sa vie, après tout, d'une dose de bonheur égale au moins à celle dont jouissent l'homme de génie ou le millionnaire.
Madame de Bawr.
L'AVOUÉ.
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Il semblerait, au premier coup d'œil, que l'avoué exerce une de ces industries patentes où tout est percé à jour, où il suffit de regarder pour tout voir, et d'écouter pour tout entendre. Cela même serait d'autant plus naturel que cette industrie est créée et réglée par la loi, que tout citoyen est censé connaître. Il n'en est rien pourtant, du moins à Paris. L'avoué de Paris n'est pas l'esclave du texte légal, il en est plutôt le propriétaire avec droit d'user et d'abuser..... je devrais même dire le bourreau, vu l'acharnement avec lequel il le torture.—Là où l'avoué de province n'a qu'à formuler servilement, l'avoué de Paris invente et imagine. Aussi les mystères de son étude et de son cabinet particulier, qui sont pourtant des lieux en quelque sorte publics, ne restent-ils pas moins inconnus à tous que les arcanes des coulisses au béotien qui bâille au parterre. Je dis à tous, sans même en excepter les plaideurs.
L'avoué de Paris a de vingt-huit à quarante-cinq ans. C'est un premier clerc qui, d'ordinaire, après s'être élevé successivement de l'état de petit clerc aux fonctions de président du conseil de l'étude, achète enfin une charge pour son propre compte. Or on ne peut guère arriver à cette position avant vingt-huit ans, un noviciat de dix à quinze ans étant nécessaire pour passer des chaises dépaillées de l'étude sur le fauteuil maroquiné du cabinet particulier. C'est pourquoi l'avoué de Paris qui ne fait ses premières armes, c'est-à-dire ses premières plumes, qu'à seize ou dix-sept ans, en compte au moins vingt-huit à l'heure de sa prestation de serment.
Être avoué n'est pas un état viager à Paris, mais seulement une profession transitoire. C'est en province seulement qu'on meurt avoué. A Paris, une étude est une sorte de parc réservé, bien distribué, bien giboyeux, où l'on achète le droit d'aller à la chasse de la fortune. Quand on a bien rempli sa gibecière, on cède ses filets et sa clef au premier venu. Or cette chasse dure à peu près douze ans. En d'autres termes, l'avoué, après douze ans d'exercice, commence à sentir le besoin de goûter le charme d'une oisiveté dorée, et bien dorée, je vous assure... C'est pourquoi l'avoué de Paris n'a presque jamais plus de quarante à quarante-cinq ans.
Quelques-uns s'obstinent encore à regarder l'avoué contemporain comme une émanation fidèle de l'ex-procureur; c'est une erreur grave. Rien ne ressemble moins à l'ex-procureur que l'avoué de nos jours.—D'autres, abusés par les vaudevilles de M. Scribe, s'imaginent que l'avoué de Paris est un fashionable qui, du haut de son tilbury, éclabousse ses clients dans la rue, pose le soir au balcon des Bouffes et de l'Opéra, joue cinq cents francs à l'écarté, et danse le galop avec une gracieuse frénésie. C'est encore une erreur: l'avoué de Paris ne tient pas plus du Chicaneau de l'ancien régime que des lions du Jokeys'Club ou des jeunes premiers du Gymnase.
Il y a deux phases bien distinctes dans la vie de l'avoué de Paris, et ses habitudes extérieures se modifient selon qu'il gravite dans l'une ou l'autre de ces phases, garçon ou mari.
Nous avons vu qu'après avoir croupi plus ou moins longtemps sur la chaise de premier clerc, le néophyte achète toujours une charge. Or, lorsqu'il signe la vente, il est ordinairement sans un sou; ou s'il a quelques économies à sa disposition, elles sont tout juste suffisantes pour un premier à-compte. Qui se chargera de compléter la somme! Eh! pardieu, c'est tout simple: un bon mariage.
Le premier clerc achète une charge pour se marier, et une fois possesseur du titre, l'avoué se marie pour payer la charge.
C'est alors que l'avoué est frisé, musqué, pincé, pommadé; c'est alors qu'il porte des bottes de Sakoski, et des habits d'Humann; c'est alors qu'il pirouette agréablement dans un salon, qu'il fait la cour aux mères de famille, caresse les petits chiens, pince de la guitare, et se rend utile aux demoiselles par son empressement à figurer dans un quadrille, ou à lire des vers nouveaux, tâche dont le verre d'eau sucrée ne suffit pas toujours à déguiser l'amertume. En un mot, il ne néglige aucune des mille recettes à l'usage des chercheurs de femmes.
Mais cet état exceptionnel dure quelques mois à peine: l'avoué trouve bien vite à s'assortir; car l'avoué, même avec cinq cents francs dans son tiroir, est toujours un excellent parti.
Quand le mariage est consommé et la charge payée, l'avoué de Paris fait peau neuve et devient un autre homme. Il a des cravates sans nœud prétentieux; il commande ses bottes chez le bottier du coin; il s'approvisionne d'habits et de pantalons chez un tailleur, son client, qui lui fait trente pour cent de remise sur les prix des tailleurs à la mode: à l'élégant, en un mot, succède le solide. Du reste, tout est noir sur l'avoué, l'habit autant que les bottes. Il n'y a que la cravate qui se permette encore d'être blanche.
Adieu le bois de Boulogne et le café Anglais! L'avoué marié ne se promène plus, il va; il ne déjeune, ne dîne, ne soupe plus; il mange chez lui.
De tout son luxe d'autrefois, il ne conserve que sa robe de chambre et ses pantoufles; car les pantoufles et la robe de chambre sont deux accessoires indispensables à la mise en scène d'une étude d'avoué à Paris. La robe de chambre et les pantoufles sont, en quelque sorte, l'uniforme de l'avoué trônant dans son cabinet et dans l'exercice de ses fonctions. Il en a le monopole; on ne voit point de clerc, pas même le maître-clerc, se permettre la robe de chambre, fût-elle de simple indienne, ou les pantoufles, fût-ce de celles qu'on débite à vingt-neuf sous sur le boulevard. C'est la prérogative de l'avoué; or, nous vivons dans un temps où le moindre des pouvoirs est tenacement jaloux de sa prérogative, jaloux même jusqu'au ridicule, qui du reste est leur prérogative à tous.
Mais si l'avoué marié est plutôt négligé que coquet dans sa mise, en revanche son cabinet de réception est décoré avec une richesse et une élégance remarquables. Ce n'est pas pour se rendre le travail plus facile ou plus agréable; c'est uniquement un nouveau calcul de sa part. Le luxe du cabinet sert à l'avoué de Paris, à l'encontre de ses clients, comme le luxe des vêtements lui a servi à l'encontre de sa femme.
Ce sybaritisme du cabinet devient plus saillant encore par l'humble simplicité, on pourrait même dire sans calomnie par la malpropreté enfumée de l'école. Aussi, pour que l'effet du contraste ne soit pas perdu, l'avoué emploie le procédé en usage dans les Panoramas, où l'on fait traverser au spectateur de sombres couloirs, pour que son œil se repose avec complaisance sur le jour bien ménagé du tableau. Dans ce but, l'appartement de l'avoué est toujours disposé de manière à ce que le client ait besoin de passer par l'étude pour pénétrer dans le cabinet. C'est un talent de mise en scène dont la tradition se perpétue dans toutes les charges.
L'avoué de Paris est matinal. Il se lève ordinairement à huit heures, et s'installe dans son cabinet à dix heures au plus tard. En été, il couche à la campagne, car presque toujours l'avoué possède ou loue une campagne, où il séjourne depuis le samedi soir jusqu'au mardi matin, les avoués de Paris ayant l'habitude de faire le lundi comme les ouvriers.
En hiver, il passe de sa chambre à coucher dans son cabinet. A dix heures les portes en sont ouvertes, et les clients qui font antichambre dans l'étude depuis neuf heures, peuvent enfin pénétrer dans le sanctuaire. Dans le tête-à-tête, l'avoué parle au client de son affaire; c'est naturel, puisque tel est le but de la visite du client. Mais ce n'est là, pour ainsi dire, qu'un prétexte pour l'avoué. Après avoir aligné quelques mots techniques relativement au procès qu'il ne connaît pas et dont il a seulement appris le résumé par cœur, l'avoué généralise la conversation. Il possède un talent merveilleux pour captiver l'attention de son interlocuteur; il l'amuse, l'intéresse, l'amorce, le circonvient. Bref, lorsque l'avoué a noué des relations avec un plaideur qui peut devenir une bonne pratique, il ne s'en fait pas seulement un client productif, mais bien aussi une connaissance, un habitué de la maison ou plutôt de l'étude. Il y a, dans chaque étude de Paris, un assortiment de flâneurs qui vont chez leur avoué comme on va à la bibliothèque ou au Jardin-des-Plantes. La visite à l'avoué se classe dans la répartition de leur temps. Ils ont un avoué avec qui ils vont causer, de même qu'ils ont un café où ils prennent leur demi-tasse; c'est pour eux une seconde nature. On sent bien que ces honnêtes gens se feraient scrupule de déranger leur avoué gratis, sans lui offrir aucune autre compensation que le charme de leur société. Le procès qui les a mis en rapport avec l'officier ministériel trouve enfin son terme; mais les relations créées par ce procès ne manquent jamais de lui survivre. Alors le client habitué se fait un cas de conscience de se ménager un autre procès qui justifie en quelque sorte ses assiduités. Il a cherché d'abord un avoué pour suivre son procès; il cherche maintenant un procès pour suivre son avoué. Cette immobilisation du client est le plus beau triomphe d'un titulaire.
Mais l'avoué ne se borne pas toujours à s'assurer l'exploitation viagère et quelquefois même héréditaire de tous les procès généralement quelconques de son client habitué. Il sait en outre verbalement provoquer ses confidences; initié forcément à une partie de ses affaires, il ne tarde pas à les connaître toutes. Alors il donne des conseils officieux, offre ses services en dehors de ses fonctions spéciales. Le client a-t-il des fonds à placer? l'avoué se charge de trouver un placement avantageux. A-t-il besoin, au contraire, d'emprunter? l'avoué lui procurera la somme nécessaire. Bref, de proche en proche, l'avoué devient véritablement un homme de confiance, un directeur des intérêts temporels. Je n'ai pas besoin de dire qu'il prélève tant pour cent à titre de prime; cela va de soi, toute peine mérite salaire. L'avoué de Paris se donne en général beaucoup de peine.
Voilà comment le cabinet recrute à la fois pour l'avoué et pour l'étude. Ces merveilleux résultats sont dus à la faconde moelleuse de l'officier ministériel. On voit que le don de la parole est une des qualités essentielles de l'avoué de Paris, et que le talent de la causerie ne lui est pas moins nécessaire qu'au coiffeur qui travaille en ville.
Du reste, une ou deux heures pour la réception des clients, un quart d'heure pour les signatures, une demi-heure de conférence avec le maître-clerc, telle est la journée officielle de l'avoué. Je ne sais pas s'il faut y compter trois quarts d'heure pour la lecture des journaux. L'avoué de Paris est abonné au Siècle ou à la Presse, selon sa nuance à cause du rabais; au Droit ou à la Gazette des Tribunaux, à cause de la spécialité, et aux Petites Affiches, à cause des annonces; il reçoit l'Estafette et les Affiches Parisiennes en sa qualité d'actionnaire.
Tout sombre et anti-épicurien qu'il paraisse, l'avoué de Paris n'est cependant pas un ennemi systématique des divertissements du monde; il donne quelquefois l'hospitalité aux raouts dans ses appartements, et installe le quadrille et la valse sous les girandoles de son salon. Mais l'ongle de l'homme du palais perce toujours sous le gant blanc de l'amphitryon: chez l'avoué, le plaisir calcule, et le bal est encore un hameçon. C'est un prétexte de politesses à faire mensuellement, sous forme d'invitation, aux avocats dont on exploite la confraternité, et aux magistrats dont on choie la connaissance; l'avoué invite même à ses réunions ses principaux clients, qui s'empressent de venir y tremper leurs lèvres dans le verre d'eau dont ils ont eux-mêmes fourni le sucre, et tournoyer au son de l'orchestre dont ils paient les violons.
Ces bals, le croira-t-on, sont l'effroi des clercs de l'étude, qui voient arriver cette nuit de délices avec plus de terreur encore qu'une nuit de garde civique. C'est que pour eux la corvée de l'étude passe alors pour quelques heures dans le salon! L'avoué les a chargés de recruter le plus de danseurs possible, et c'est à ces danseurs étrangers qu'appartiennent de droit les belles et aimables danseuses. Quant aux clercs de l'étude, le patron, en vertu des droits qu'il a sur eux, les commet d'office pour servir de cavaliers aux vieilles présidentes, aux avocates sur le retour, aux clientes à leur automne, en un mot à toutes les prétentions surannées qui convoitent l'agitation du quadrille, et que la charité chrétienne peut seule exempter du désagrément de faire tapisserie. Les infortunés clercs traînent toute la nuit le boulet de ces rigaudons forcés. Galériens du bal, ils ne sont jamais libérés avant cinq heures du matin.
On voit par tout ce qui vient d'être dit sur la distribution de sa journée, que l'avoué joue le rôle d'un agent d'affaires plutôt que celui d'un véritable avoué. L'étude n'est qu'un accessoire, sinon dans son budget, du moins dans la distribution de son travail personnel. Voici comment cette étude est gérée à côté, ou plutôt en dehors du patron.
La direction appartient au premier clerc qui est plus avoué que l'avoué lui-même. Le second clerc fait la procédure d'après les instructions de son supérieur immédiat. Le troisième clerc fait ce qu'on appelle le palais. C'est lui qui fait viser les dossiers au greffe, qui fait inscrire les causes au rôle, qui répond à l'appel de l'audience, sollicite des remises, etc. Il est aussi l'intermédiaire obligé entre l'étude et les avocats. C'est, en un mot, l'ambassadeur de l'avoué près le Palais-de-Justice.
Au quatrième rang viennent un ou plusieurs étudiants en droit, à qui leurs parents ont bien recommandé de travailler chez un avoué, tant pour occuper leurs courts loisirs que pour se fortifier dans le droit et la procédure. Ces clercs amateurs ne sont pas payés, et ils en donnent à l'avoué pour son argent. Leur travail à l'étude consiste à faire des vaudevilles qui seront refusés aux Folies-Dramatiques, ou des lettres d'amour qui souvent obtiennent le même succès auprès des modistes du coin.
Reste le dernier clerc, qu'on appelle dans le monde profane saute-ruisseau, et que, dans la langue technique, on nomme le petit-clerc. Celui-là est chargé des courses de l'étude. C'est ordinairement un enfant de quinze à dix-huit ans; mais quelquefois il est grand garçon, bien qu'il s'appelle petit-clerc. J'ai connu un petit-clerc qui n'avait pas moins de trente ans.
Une étude d'avoué rapporte à Paris de vingt-cinq mille à quatre-vingt mille francs; la moyenne du produit net serait à peu près de cinquante mille francs.
Or, il est reconnu que si telle étude dont le titulaire tire cinquante mille francs était gérée comme presque toutes les études dans les départements, elle rapporterait, même d'après le tarif de Paris, vingt mille francs tout au plus.
D'où vient cette énorme différence?
C'est que l'avoué de province (j'entends l'avoué simple et candide) ne compte dans ses déboursés que les sommes réellement sorties de sa bourse. Quant à ses émoluments, c'est-à-dire au prix des actes faits dans son étude, ils ne s'élèvent jamais au delà du chiffre strict auquel les besoins de l'affaire devaient nécessairement le porter.
Chez l'avoué de Paris, c'est bien différent. D'une part il n'y a pas que des déboursés dans ses déboursés; et d'autre part, dans ses émoluments figurent des articles dont le simple énoncé frapperait de stupéfaction l'avoué de province (j'entends toujours l'avoué simple et candide).
En résumé, l'avoué de Paris complique la procédure autant que possible; tandis que l'avoué de province cherche généralement à la simplifier; pour arriver au but, l'avoué de province prend le plus court chemin, pendant que l'avoué de Paris suit le plus long détour, sachant bien que la route n'est pas semée pour lui de ronces et de pierres. Il introduit le plus d'incidents qu'il peut dans la même cause; il entasse instances sur instances, il ente procès sur procès. Il ne fait pas seulement les actes nécessaires au procès, il commet tous ceux que la loi autorise directement ou indirectement. Bref, son talent consiste à faire suer (c'est le mot) à une cause tout ce qu'il est légalement possible d'en extraire en la pressurant.
Il me serait aisé d'énumérer une foule d'espèces où se révèlent le génie le plus profond et l'adresse la plus incontestable. La requête, comme pièce de presque tous les procès, et la licitation, comme sujet de procédure spéciale, jouant le plus fort rôle dans la caisse de l'avoué, s'offrent de prime-abord à mon choix.
—La requête est une plaidoirie anticipée, un mémoire où sont relatés les moyens de la défense. L'avoué défendeur en signifie une copie à chacun de ses adversaires. C'est un des actes les plus productifs de la procédure; car l'avoué se fait payer fort cher la rédaction de l'original, et la loi taxe assez haut les droits de copie.
Toutefois, il est divers moyens d'augmenter encore le produit de la requête. Je ne veux point parler de la méthode qui consiste à ne mettre dans les copies que dix-huit lignes à la page, et sept ou huit syllabes à la ligne, quoique les règlements exigent vingt-cinq lignes à la page, et quinze syllabes à la ligne: c'est un péché d'habitude dont l'avoué de province n'est pas plus exempt que l'avoué de Paris, et cela ne vaut pas la peine d'être relevé. Mais il arrive parfois que l'avoué ou ses clercs ont négligé de fabriquer la requête en temps utile, et que la veille de l'audience survient à l'improviste sans qu'on ait songé à cette partie essentielle. On ne peut cependant perdre ainsi l'occasion d'une requête... Voici le moyen auquel on a recours.
Comme on n'aurait pas le temps de transcrire une requête entière, l'avoué se contente de signifier à l'avoué de son adversaire une fin de requête; puis, lorsque vient le moment de la taxe, si elle est requise, la pièce est fictivement rétablie après coup, et soufflée de manière à produire un chiffre de rôles proportionné à l'importance de l'affaire. C'est ce qui s'appelle en argot d'étude, signifier en queue.
Quelques avoués ont adopté le moyen non moins adroit de signifier, entre un commencement et une fin de requête véritable, un vieux cahier de papier timbré, que leur collègue leur renvoie et qui sert ainsi une seconde fois, puis une troisième, puis une quatrième, jusqu'à ce que les feuillets ou le fil soient tout à fait usés. Je sais une étude où le même cahier a subi un service de plus d'un lustre, et a rapporté à lui seul près de six mille francs.
—La licitation est la vente judiciaire d'un immeuble qui n'est pas susceptible d'être partagé en nature.
Supposons deux frères qui reçoivent, à titre d'héritage, une maison à Paris. Dans l'impossibilité de la diviser en deux lots, ils s'adressent au même avoué pour la faire liciter.
L'avoué devrait suivre une marche bien simple. Les deux partis étant d'accord, il lui suffirait de faire agréer par le tribunal un jugement rédigé dans l'étude, et ordonnant la licitation, après l'accomplissement des formalités légales.
Mais ce n'est point ainsi que l'entend l'avoué de Paris. Une procédure aussi simplement conduite ne produirait pas un état de frais assez bien fourni. Voici comment l'avoué de Paris procède. Chargé du mandat des deux frères, qui n'ont qu'un même désir, une même volonté, à savoir de vendre le plus tôt possible pour se partager le prix, l'avoué rédige la demande en licitation à la requête de Pierre; Paul ne s'oppose pas, loin de là? N'importe! l'avoué lui choisit fictivement un autre avoué, et, sous le nom de ce collègue qui prête complaisamment sa signature (c'est d'usage), il se signifie à lui-même, avoué de Pierre, au nom de Paul, une requête à l'effet d'empêcher la licitation.
Les motifs de cette requête ne peuvent être qu'illusoires, car une licitation est toujours de droit; aussi n'est-ce qu'une affaire de forme, à laquelle on n'attache pas grande importance. Le second clerc a, pour cette feinte procédure contradictoire, des phrases consacrées.
Dans cette requête qu'il rédige au nom de Paul opposant, il dira, par exemple: «Vous le savez, et malheureusement c'est une observation trop bien confirmée, en ce moment tout est stagnant, par suite de la crise commerciale qui se fait sentir. Paris a surtout à se plaindre des tristes effets qu'elle produit. Autrefois, le capitaliste recherchait avec avidité les placements en immeuble; mais aujourd'hui que la fièvre de la commandite s'est emparée de tous les esprits, un discrédit complet a frappé tout ce qui n'offre pas une chance à l'agiotage et à la spéculation; aussi les enchères sont-elles désertes, et les bâtiments ainsi que les terrains ne peuvent-ils être adjugés même au plus vil prix, etc., etc.»
Maintenant c'est au tour de Pierre. Pierre riposte à la requête de Paul par une seconde requête; et le même clerc, après avoir manufacturé la demande, se charge de la réponse. Il fait parler Pierre à peu près en ces termes:
«Notre adversaire est dans l'erreur et s'abuse sur la situation actuelle des affaires. La commandite est en discrédit; les fonds refluent vers les placements solides et exempts des chances de l'industrie et du commerce; la confiance règne partout. On ne saurait trouver de moment plus propice pour vendre avantageusement les maisons et les terrains, etc., etc.»
Je n'ai pas besoin de dire qu'on peut varier ce thème à volonté, et que, sous la plume du clerc-rédacteur, ces phrases s'allongent indéfiniment, de manière à produire une requête volumineuse. On a des formules de tel ou tel nombre de pages, selon l'importance de la licitation. Si l'immeuble est de peu de valeur, le style des requêtes est rapide et concis comme du Tacite ou du Paul-Louis-Courrier; si au contraire le prix est considérable, les requêtes sont abondantes et soufflées comme du Victor Ducange ou du Salvandy.
Alors un échange supposé d'exploits s'établit entre Pierre et Paul, qui se trouvent, au bout d'un certain temps, avoir soutenu un procès en règle sans s'en douter aucunement. Singuliers plaideurs, qui, sans cesser d'être d'accord, ont lutté dans l'arène judiciaire jusqu'à l'épuisement complet de leurs forces, c'est-à-dire des combinaisons procédurières!
Enfin, lorsqu'il ne manque plus que le jugement, l'avoué, qui se garderait bien de soumettre ces ridicules moyens à l'appréciation du tribunal, rédige et fait accepter un jugement de forme ordonnant que la maison sera vendue; après quoi il touche le prix des deux procédures, non sans modérer ses honoraires. Modérer est un mot usité. L'avoué a toujours modéré, même lorsqu'il vous présente le mémoire le plus exorbitant. C'est un autre enragé de modération.
Voilà par quels ingénieux procédés l'avoué de Paris, tout en modérant ses honoraires, marche à la fortune d'un pas aussi sûr que rapide. Et notez bien que j'en ai seulement choisi quelques-uns entre mille, presque au hasard.
Après douze années d'exercice, d'agence d'affaires et de ventes judiciaires qui lui suffisent communément pour se créer trois ou quatre cent mille francs d'économies, l'avoué cède sa charge à un maître-clerc, qui lui paie à peu près autant pour avoir le droit de recommencer, pour son propre compte, la même exploitation.
L'avoué se retire ainsi, riche de trente à quarante mille francs de rente. Il continue d'habiter Paris pendant l'hiver, et la campagne pendant l'été. Alors il ne sait plus que manger, boire, digérer et dormir; c'est désormais un homme de loisir. Il s'abonne au Journal des Débats.
Il est électeur, membre d'une société philanthropique, quelquefois adjoint à la mairie, et le plus souvent juge de paix ou suppléant; il convoite particulièrement ces dernières fonctions, parce qu'il les considère comme un marchepied pour la magistrature. Il a toujours la croix d'honneur, et rate périodiquement la députation.
Cette vie inerte et placide, ou plutôt cette végétation de l'avoué retiré n'est agitée que par des crises accidentelles. Tous les deux mois (lorsqu'il n'est pas capitaine rapporteur, titre auquel ses antécédents judiciaires lui font une sorte de candidature), son sergent-major l'appelle, en qualité d'officier élu, au corps de garde, où il déclame éloquemment contre les ambitieux affamés d'or et les factieux altérés de pillage;—tous les deux ans un huissier le convoque, en qualité de juré, à la cour d'assises, où, après avoir compendieusement manifesté l'homme de palais en adressant mille questions aux témoins dans le prétoire, et une harangue argumentassée à ses confrères dans la salle des délibérations, il condamne le malheureux qui, poussé par la misère, a brisé le volet d'une boutique de boulanger pour prendre une livre de pain.
Altaroche.
LE RAMONEUR.
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Comment oublier, dans cette nomenclature de tous les types anciens et nouveaux, de toutes les figures françaises ou naturalisées parisiennes, ces petits bohémiens à la face barbouillée de suie, aux joues rebondies et enfumées, aux dents de nacre, aux lèvres fraîches et amarantes comme des fraises, ces petits enfants, moitié chats, moitié chiens, moitié cabris, moitié singes, qui s'en vont sans cesse gambadant, grimpant, chantant, frétillant; la plus jeune de toutes les industries françaises, la seule peut-être dont le monopole modeste puisse appartenir exclusivement à l'enfance, le ramoneur enfin, ce petit être dont le cri est devenu une des mélodies proverbiales de l'âtre, comme le chant du grillon ou la plainte de l'hirondelle, le parasite des cheminées. Le cri du ramoneur annonce l'hiver, et cependant on ne le maudit pas; on aime, au contraire, à entendre du fond du foyer bien chaud, du coin de la cheminée qui flambe, cette bonne grosse voix d'enfant, qui vient apporter au citadin paisible, au propriétaire toujours craintif, le salut de cet âtre, la paix de cet intérieur, préserver l'un et l'autre d'un fléau terrible, quand il n'est pas la plus incommode et la plus coûteuse des révolutions domestiques, l'incendie.
Mais d'abord, avant de crayonner le profil du ramoneur, débarrassons-le de tous ses indignes collègues, de ces classes vagabondes et plagiaires désignées assez fréquemment, et par une extension injuste, sous le titre de ramoneurs ou de savoyards. Nous voulons parler de ces myriades d'enfants nombreux et importuns comme les moustiques, qui couvrent par essaims les trottoirs des villes, pullulent aux barrières et dans la banlieue, assaillent à chaque relais les portières des diligences; interminable caravane de joueurs de vielle, de petits chanteurs, de montreurs de chiens, de singes apprivoisés, de renards, de tortues, de souris, de mulots, de belettes, de marmottes. Cette classe d'enfants, qui appartient exclusivement au vagabondage, n'a rien ou presque rien de commun avec le ramoneur proprement dit; elle représente les frelons de cette colonie travailleuse. Par ses habitudes de fainéantise, sa misère comédienne, son lazzaronisme incarné, elle revient de plein droit à la plume chargée de retracer dans cette galerie les masques rusés et les manœuvres si curieuses de la mendicité parisienne.
On s'est beaucoup apitoyé sur le destin du ramoneur; mais c'est principalement sur les ramoneurs qui ne ramonent pas qu'est tombée la sensibilité des faiseurs de romances, de tableaux de genre, d'aquarelles, d'élégies et d'opéras-comiques. On a beaucoup trop plaint ces demandeurs de petits sous, de petits liards, de morceaux de pain, ces petits vagabonds qui passent leur journée à se chauffer au soleil, et quand le soleil est caché, à apostropher chaque passant qu'ils appellent indifféremment mon lieutenant ou mon général. On ne s'est pas assez occupé, ce me semble, du ramoneur authentique, avéré, pris dans l'exercice de ses fonctions, de l'enfant de huit ou dix ans qu'on lance dans l'intérieur d'une cheminée à un âge où son cœur n'est pas encore aguerri contre la peur des ténèbres, à une heure où ses yeux ne sont toujours pas bien ouverts même au grand soleil.—Allons, courage, petit, figure-toi que tu escalades la plus jolie colline du Piémont ou de la Savoie.—Et il faut qu'il se résigne à devenir, pendant une heure ou deux, muet, aveugle, et presque assourdi par la suie, à s'ensevelir tout vivant dans une espèce de bière; il faut qu'il grimpe, gratte, se hisse et se cramponne, jusqu'à ce que le garçon fumiste qui l'attend sur le toit ait aperçu le bout de son petit museau barbouillé. Alors son expédition est finie; on lui donne à peine le temps de se dégourdir, d'éternuer et de se secouer comme un caniche qui sort de l'eau, puis on lui fait recommencer dans une cheminée voisine une manœuvre du même genre. Ces ascensions ténébreuses ne sont pas toujours sans péril, car il est plus d'une cheminée moderne construite sur de telles proportions que la fumée y passe avec peine, y séjourne même le plus souvent et y regimbe opiniâtrement au nez du locataire. Moins récalcitrant que la fumée du propriétaire, le ramoneur, lui, passe et s'insinue par les défilés les plus étroits, mais souvent aussi il y reste, il s'y trouve emprisonné comme dans un traquenard; alors, il appelle, il crie: Au secours! et il n'y a souvent pas d'autre ressource pour l'extraire de cet étau que de démolir la cheminée. Quelquefois aussi, et cela est bien triste à dire, il arrive qu'il n'a même pas le temps de crier, sa poitrine s'embarrasse, ses poumons jeunes et délicats demandent en vain le grand air, l'air libre; ses forces s'épuisent, il va mourir asphyxié. Les enfants devraient tous mourir sur le sein ou contre la joue de leur mère; lui, est mort seul, sans soleil, sans un dernier baiser du grand jour. Voyez-le: son bonnet de laine est à jamais incliné sur son épaule; vous diriez un oiseau qu'on a trouvé mort dans son nid; sa main est déjà tiède et fermée, sa bouche est entr'ouverte, mais la petite chanson du pays n'en sortira plus. Faiseurs d'aquarelles, préparez cette fois votre douce palette, car voilà une touchante esquisse, et qui tient à la destinée même et aux vraies infortunes du ramoneur.
J'ai remarqué cependant qu'en s'apitoyant trop ou en s'apitoyant mal à propos sur telle ou telle condition, on la gâte presque toujours, et on finit par lui aliéner la charité publique. Après tout, la condition du ramoneur est dure, pénible, elle exige de la persévérance et même une certaine résolution, mais elle a bien aussi ses avantages. Elle est d'abord lucrative: un enfant de douze ans gagne quarante sous par jour, c'est presque la journée d'un homme; ensuite, il fait ainsi l'apprentissage d'un bon métier qui le mettra à même de s'enrichir un jour et de faire à son tour ramoner les autres.
Paris et même la plupart des provinces ne produisent guère de ramoneurs. L'artisan ou le petit négociant parisien surtout, chargé de famille, contraint de bonne heure d'aviser aux ressources, choisira de préférence pour ses enfants des professions qui flatteront sa gloriole. Il fera de ses fils des apprentis épiciers, apprentis perruquiers, enfants de chœur, enfants de troupe, ou même pères nobles du théâtre Comte; mais ramoneurs, fi donc! cela est bon pour les montagnards, les hommes des landes et de labour; permis à eux d'enfumer leur progéniture, de laisser l'effigie paternelle s'altérer et disparaître sous un masque de charbon et de fumée; il vaut bien mieux qu'elle aille s'enfariner dans un coûteux apprentissage chez le pâtissier-traiteur, ou s'huiler et s'ensoufrer chez l'épicier du coin.
La Savoie calcule en cela mieux que Paris, et le Piémont encore mieux que toute la France. Le Piémont, que les dictons français accusent bien à tort de nonchalance et de fainéantise endémiques, joint au contraire à l'activité et à la dureté de travail des peuples de montagnes l'adroite souplesse et l'insinuante subtilité du caractère italien. Avec son baragouin, ses allures pliantes, son regard furtif et câlin, le Piémontais s'est progressivement emparé de l'une des branches de l'industrie française les plus proches des nécessités de la vie, et par conséquent les plus productives, celle de poêlier-fumiste.
Observez, en effet, les enseignes de toutes ces boutiques où le cuivre rayonne de tout l'éclat d'un réflecteur, où s'élèvent en pyramides et en étages tous les systèmes de cheminées connus, cheminées à la prussienne, à la russe, à foyers mobiles, immobiles, à doubles, triples courants d'air: quels noms lisez-vous sur les factures de ces brillants magasins? partout des noms en i ou en o comme sur un programme des Bouffes. Le Piémont fournit à la France la plus grande partie de ses fumistes, et par conséquent de ses ramoneurs, car tout bon ramoneur piémontais s'établit tôt ou tard à Paris poêlier-fumiste; la patente et le brevet de ce haut établissement existent d'avance dans le havre-sac du ramoneur, mais avec bien plus de logique et de certitude que le bâton de maréchal de France dans celui du conscrit. En effet, tout bon fumiste doit avoir ramoné, sondé, tâté par lui-même l'intérieur d'une cheminée, ce terrain plus capricieux peut-être et plus chanceux qu'un champ de bataille. Tout bon général doit, dit-on, avoir manié le mousquet; mais que sera-ce donc du poêlier-fumiste? il faut qu'il commande à la fois le feu et la fumée.
Les fumistes français eux-mêmes emploient de préférence les ramoneurs piémontais: ils les trouvent plus robustes, plus intelligents, plus actifs que ceux des autres pays; ils les ont même presque tous chez eux à titre d'apprentis, qu'ils logent, habillent, nourrissent, et transforment par la suite en garçons fumistes. Ils ont pour règle, une fois la race piémontaise introduite dans leurs ateliers, de ne point en admettre d'autre, car le mélange des pays allumerait infailliblement la guerre civile. Les ramoneurs piémontais, accommodants et aimables sur presque tous les points, sont intraitables sur celui de la nationalité; ils forment entre eux une confrérie des plus serrées, une sorte d'oligarchie patriotique. Ils naissent au sein des sublimes horreurs du Simplon, au milieu des plus beaux rochers du monde, des sapins, des mélèzes, des voûtes de granit et des torrents fougueux et argentés; ils croissent presque tous dans les environs d'une jolie petite ville qu'on appelle Domo-d'Ossola, qui possède le privilége exclusif de la production du ramoneur, comme Bergame celui des ténors, et Bologne celui des mortadelles. De Domo-d'Ossola, on arrive à un village appelé Villa, frais et verdoyant comme le nom qu'il porte, puis, par des festons de vignes, des anneaux de verdure, des prairies sans cesse humides et mouillées comme des pieds de Nymphes, on se trouve sur le lac Majeur, et de là à Milan la bonne ville. C'est à Milan que le ramoneur piémontais fait ses débuts; il commence par s'essayer dans les vastes cheminées des immenses palais lombards, avant de se confier aux gorges si souvent étroites, inclinées et inaccessibles des cheminées parisiennes.
Ainsi, dans tous les genres d'industrie, de travaux et d'applications, Paris est le centre général vers lequel tout vient aboutir; arts ou métiers, chacun y apporte le tribut de ses progrès, la théorie de ses nouveaux talents: ainsi du ramoneur. Du reste, la vie de ce jeune industriel est marquée d'avance dans les grands ateliers de fumistes des environs des barrières: là il retrouve une colonie, un échantillon du peuple qu'il vient de quitter; il s'aguerrit au français en entendant encore résonner à ses oreilles les terminaisons de l'idiome natif; il trouve dans les ouvriers supérieurs à la fois des guides, des instituteurs, des patrons qui lui rendent la tâche plus légère, lui adoucissent les premiers écueils de l'apprentissage. Un ramoneur piémontais, grâce au patronage patriotique, a des chances d'avancement et de bien-être que les ramoneurs des autres pays ne sauraient avoir. On peut les considérer comme les enfants gâtés du métier. Il est à remarquer aussi qu'ils apprennent la langue française avec une vitesse excessive; trois mois leur suffisent quelquefois pour se faire comprendre parfaitement: cette intelligence naturelle, jointe aux garanties qu'ils présentent par les recommandations de leurs compatriotes, explique suffisamment la préférence et la confiante prédilection que les entrepreneurs leur témoignent dans la plupart des ateliers.
Mais il est temps de laisser de côté le Piémontais pour nous occuper du type du ramoneur le plus populaire, le plus répandu, et, disons-le aussi, le moins utile, le Savoyard.
On s'est plus d'une fois élevé avec raison contre le métier injuste et souvent barbare que viennent exercer à Paris ces malheureux enfants qui nous arrivent par milliers, au commencement de chaque année, à l'époque où les hirondelles nous quittent, presque tous sous la conduite de maîtres qui les exploitent sans pitié, les entassent la nuit dans des taudis malsains, les forcent à mendier si l'ouvrage leur manque, les maltraitent, les nourrissent à peine, les rendent enfin martyrs d'une sorte de traite plus blâmable que celle des nègres, puisqu'elle s'exerce sur des enfants sans défense, et dans le centre d'un pays civilisé.
Les maîtres des jeunes Savoyards se composent en grand nombre de chaudronniers ambulants ou de marchands de peaux de lapin, assez mauvais garnements pour la plupart, ou tout au moins, gens grossiers, inhumains, qui considèrent les ramoneurs qu'ils enrôlent comme une matière exploitable, dont il s'agit de tirer le meilleur parti possible. Ils exigent que chacun d'eux leur remette le salaire de la journée, sans en détourner une obole, sous peine d'une impitoyable flagellation. Il est prouvé que, sur trente ou quarante sous qu'un ramoneur peut gagner par jour, son patron ne lui en laisse guère plus de six. Ce fait seul explique la supériorité des Piémontais sur les Savoyards: ces derniers, avec un si chétif salaire, ne peuvent guère se nourrir; ils ne mangent presque jamais ni soupe, ni viande, seulement quelques légumes, de mauvais fruits. Il en résulte des corps amaigris, rachitiques, incapables de supporter la fatigue, des cœurs et des membres d'esclaves.
Les abus de la maîtrise savoyarde ont plus d'une fois excité les justes récriminations des philanthropes et même des économistes, mais on n'a pas songé que ces plaintes devaient s'adresser bien plutôt à la Savoie qu'à la France. En effet, empêchez les pères et mères savoyards de louer ou de vendre leurs enfants, comme des bêtes de somme, pour un an, pour deux, pour trois ans souvent, et vous aurez amélioré le sort de ces derniers. Mais, avant tout, enrichissez la pauvre Savoie; donnez-lui un sol moins dur et moins ingrat qui ne la mette pas dans la nécessité cruelle de perdre ses enfants, faute de pouvoir les nourrir; donnez-lui comme aux autres pays d'heureuses moissons, de beaux et grands fleuves, de gais vignobles, la ressource du commerce et de l'industrie, moins de nature mais plus de culture: alors, vous ne la verrez plus confier ses agneaux à ces pasteurs infidèles qui les tondent, et vendent leur jeune toison avant même qu'elle ait eu le temps de pousser. Donnez aux ramoneurs savoyards eux-mêmes un autre caractère, un sang plus vif, plus de séve, plus d'esprit naturel; détruisez en eux ces penchants invincibles à la fainéantise, et même à la mendicité, car il n'est que trop vrai qu'il y a du levain mendiant chez tout ramoneur savoyard, qu'il est sujet à grelotter et à gémir autant par habitude que par besoin, et ce penchant n'est que trop bien entretenu en lui par le traitement que son maître lui fait subir. Mais il faut songer aussi que c'est là une colonie déjà pauvre et souffreteuse qui nous est envoyée, et que cette misère est une exploitation savoyarde et non française; et voilà pourquoi les fondations d'établissements publics réclamées en faveur des jeunes Savoyards n'ont jamais eu d'effet: cela était conforme aux vœux de l'humanité, mais non aux lois de l'économie nationale. Ce n'est pas lorsque nos maisons d'orphelins, nos salles d'asile, et même nos maisons de détention du genre de la prison de la Roquette, sont encombrées d'enfants français, que l'on peut réclamer opportunément une nouvelle fondation en faveur d'enfants étrangers. Tout en reconnaissant et flétrissant l'odieuse exploitation de la maîtrise, on n'a pu et dû peut-être se borner jusqu'à présent envers les jeunes Savoyards qu'à des actes de charité partielle.
Quand l'hiver est fini, que les papillons et les parfums de violettes recommencent à voltiger dans le ciel, qu'il n'y a plus, par conséquent, de cheminées à ramoner, les ramoneurs s'en retournent au pays sous la conduite de leurs maîtres; mais on en voit beaucoup rester à Paris, abandonnés à eux-mêmes, sans direction, sans moyens d'existence, et de là tant de mendiants et de vagabonds.
Cependant, à propos de ces départs de ramoneurs savoyards, nous aurions voulu trouver dans les bourgs et les villages qui environnent Salanches, car c'est de là qu'ils viennent presque tous, quelque fête, une solennité naïve, une messe, un gala, des danses avec un triangle et la cornemuse, que sais-je? quelque chose dans le genre des bourrées d'Auvergne, pour célébrer le départ en masse du printemps et de l'aurore de la Savoie, représenté par ces jeunes bannis; puis, dans le lointain, je ne sais quoi de patriotique, un souvenir du ciel et des montagnes, comme un ranz de vaches, qui semblerait leur dire: Adieu, petits enfants, grandissez, enrichissez-vous, soyez sages, prudents, et revenez-nous bien vite. Puis les mères pleureraient à chaudes larmes, en embrassant leur dernier né, les vaches mugiraient parce qu'elles ont perdu leurs petits bouviers, les brebis bêleraient pour dire adieu à leurs pâtres. Quelques personnes croient qu'à l'époque du départ des jeunes Savoyards, le curé du pays, saint Vincent de Paul campagnard, ou le pendant du vicaire savoyard de Rousseau, monte en chaire et adresse à ses jeunes ouailles une exhortation relative aux écueils de Paris, aux devoirs qui les y attendent, à la conduite qu'ils y devront mener: nous voudrions que tout cela fût vrai dans l'intérêt même de cette peinture.
Mais on nous a demandé le portrait véridique et non l'églogue du ramoneur; or, nous devons dire que les fêtes villageoises, ces danses et rondes savoyardes, ces adieux aux cimetières, aux croix des pères, à l'écho des montagnes, même ce prêche du curé, tous ces usages, s'ils ont jamais existé, sont aujourd'hui tombés en désuétude, ou du moins dans le domaine de la romance, comme, du reste, la plupart des pratiques caractéristiques de nos provinces. Les fumistes savoyards qui séjournent aujourd'hui à Paris déclarent être sortis de leur pays muets et silencieux comme des marmottes, pour la plupart fort heureux de le quitter, et, par la suite, non moins heureux de n'avoir plus à y revenir.
De même, en donnant le costume et le signalement extérieur du ramoneur, nous devons chercher plutôt la vérité que la flatterie; car s'il est vrai qu'un peintre doive rendre ses portraits toujours un peu plus beaux que nature, ce devoir ne s'étend pas sans doute jusqu'à celui du ramoneur.
Nous dirons donc, en thèse générale, que le ramoneur est ordinairement plutôt laid que beau, d'abord parce que le type savoyard, piémontais ou auvergnat, est fort éloigné du type grec ou romain, et qu'ensuite, avec un nez toujours barbouillé, un bonnet de laine enfoncé sur les oreilles et de la suie jusqu'aux prunelles, il se voit nécessairement privé de la coquetterie qui est un des plus puissants accessoires de la beauté.
Mais disons aussi que lorsque le ramoneur est réellement gracieux et joli, il est peut-être plus charmant à voir que tout autre enfant; rien ne lui va mieux alors que ses gros sabots, son bonnet brun, sa veste de bure où son corps flotte et se joue à l'aise. Quand il saute et vous fait une révérence en souriant et en faisant le gros dos, il est parfois irrésistible de gentillesse; on dirait un petit caniche sorti récemment du ventre de sa mère, et qui commence à gambader, ou mieux, un de ces petits Amours en porcelaine de vieux Saxe, affublés de grands justaucorps et de perruques à marteaux, avec des ailes aux épaules. Si Boucher ou Vanloo eût peint Vénus commandant à Vulcain les armes d'Énée, nul doute qu'il n'eût placé autour de la divine enclume des Amours armés de soufflets et déguisés en ramoneurs.
C'est ordinairement à la porte Saint-Denis, ou à la rue Basse-du-Rempart, qu'ils se réunissent quand ils sont sans ouvrage; on y voit, outre les Savoyards, des Francs-Comtois, des Dauphinois, et surtout des Auvergnats. Ils attendent là qu'on vienne les louer, comme les vignerons sur les places de certaines villes de Bourgogne. Leurs outils sont les genouillères et la raclette; l'étymologie de ces instruments en indique assez l'usage. Ils logent ordinairement dans la rue Guérin-Boisseau, et dans celles qui avoisinent la place Maubert.
On sait pourtant qu'à Paris la plupart des métiers ont leur patron, et célèbrent entre eux leur fête annuelle; les fruitiers, les jardiniers, les cordonniers, les maraîchers, les blanchisseuses, ont leur fête: je m'étonne que les ramoneurs n'aient pas aussi la leur; on peut dire que généralement ils l'auraient bien gagnée.
Ce serait aux maîtres à en faire les frais: ne serait-il pas juste que ces pauvres enfants eussent au moins dans l'année un jour de bon temps et de relâche? Pour ce grand jour, on les débarbouillerait, et dès la veille, s'il le fallait, on leur mettrait des habits blancs, des bouquets à la boutonnière mêlés de rubans; on dérouillerait de cette sale et épaisse fumée ces cheveux qui sont peut-être blonds et bouclés sous la suie, ces cous d'ivoire, ces peaux encore blanches comme le lait de leurs mères; on les ferait dîner à table ce jour-là et comme des rois, dans des couverts où ils n'auraient pas honte cette fois de se mirer; puis après le dîner, on les ferait danser comme on danse, ou plutôt comme on dansait dans leurs montagnes; et on parlerait de cette fête toute l'année, le matin et le soir, à la chambrée; on n'en ramonerait que mieux, on y rêverait même dans le fond de la cheminée, et on ne manquerait pas de grimper jusqu'en haut à chaque expédition, pour voir si le temps sera beau pour le jour de la fête.
Mais où allons-nous? Voici que nous chantons la gloire, la fête, la joie du ramoneur, et nous ne pensons pas que bientôt il faudra peut-être porter son deuil. Oui, l'industrie, cette géante qui nivelle et simplifie tout, supprimera, avant qu'il soit peu, le ramoneur, comme elle a supprimé tant d'autres machines vivantes, le garçon boulanger, le garçon imprimeur, le garçon chocolatier, le filateur, le roulier, le palefrenier, le maquignon, le cocher. Le ramoneur périra tôt ou tard par la vapeur: en peut-il être autrement? La vapeur et la fumée ne sont-elles pas sœurs du même lit? Vous verrez que les cheminées trouveront un jour le secret de se ramoner elles-mêmes.
Arnould Fremy.
L'INFIRMIER.
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Ubi non est mulier, ingemiscit æger.
C'est le cœur de la femme qui approche de plus près le mortel aux prises avec la douleur; c'est sa main qui le touche avec plus de douceur.
Percy et Laurent.
Voyez-vous là-bas, au fond d'une salle étroite, longue, bordée de lits de fer aux rideaux peu étoffés, mais blancs, et que surmonte une croix de bois; voyez-vous ce petit homme qui glisse bien plus qu'il ne marche, avec ses savates, sur le carreau ciré, luisant comme le parquet d'un salon? Il paraît et disparaît: le voilà! ne le voilà plus! C'est qu'il va de ruelle en ruelle demandant des nouvelles et donnant le bonjour... savez-vous à quoi? A des numéros; car l'homme dont il s'agit n'a pas de semblables dans le lieu où nous le trouvons: il y a lui, et puis un, deux, trois, quatre, cinq, six, etc.
Où sommes-nous donc? Nous sommes où vont les artisans infirmes, les commerçants honnêtes, les rentiers confiants, les serviteurs fidèles d'une dynastie déchue, les dévouements désintéressés, les vertus intègres et les talents modestes; nous sommes où n'arrivent jamais les philanthropes brevetés... à l'hôpital!
Et maintenant parlez-nous de cet homme que nous avons aperçu tout à l'heure. Est-ce par goût, par vocation, par pénitence, qu'il s'est consacré à vivre au sein des maladies et de l'infection? Aurions-nous devant les yeux quelque disciple généreux de la sensible mère Agnès, ou de Gérard de Provence; quelque chevalier hospitalier de Saint-Jean, du Sépulcre, du Mont-Carmel ou de Saint-Lazare? Non; car il n'est pas équipé à la fois pour secourir et pour combattre, pour assister les malades dans les hospices et pour protéger le transport des blessés sur les champs de bataille. Si adoucies que soient de nos jours les mœurs et les coutumes militaires, l'aspect et l'attitude de ce personnage ne peuvent rien simuler d'héroïque à nos yeux; et puis enfin, à l'époque où nous sommes, on ne connaît presque plus, en fait de chevaliers, que ceux d'industrie.
Serait-ce plutôt un de ces frères de Jean-de-Dieu, originaires d'Italie, et que Catherine de Médicis a tenté de naturaliser en France? Pas davantage. En effet, écoutez-le répondre à ce pauvre malade qui, mettant tout ce qui lui reste de force à s'impatienter, l'appelle avec trop d'instance... il jure.
Examinez-le de près: où pourrait-on rencontrer un air plus triomphant sous un bonnet de coton jauni, si ce n'est chez un restaurateur prix fixe, ou dans une cuisine d'hôtel garni?—Il porte sous son bras une serviette quasi blanche, et jamais ministre n'a porté son portefeuille avec autant de dignité et de conviction.—Au-dessous de sa veste de bure, sa taille est prise par les cordons d'un tablier relevé aux coins, orné de taches marbrées et veinées de sang: avons-nous donc affaire à un boucher? Mais comment prendre pour un coutelas l'instrument si peu tranchant qu'il manie avec une dextérité remarquable, instrument doucereux qui n'a jamais blessé la partie adverse en face; instrument vieilli du reste, et que remplace déjà, dans la confiance de beaucoup de gens et ailleurs, un objet dont le nom rime avec entonnoir? J'y suis, je le tiens... Quoi? l'instrument!... Eh! non, notre homme; vous ne devinez pas? puisqu'il n'y a plus d'apothicaires, c'est nécessairement un infirmier.
L'infirmier s'appelle toujours Jean, c'est bientôt dit: Jean! C'est à la portée même du phthisique à qui il reste encore quelques parcelles du poumon droit ou gauche, et des moyens pécuniaires pour demander qu'on vide son crachoir ou pour faire remplir son pot de tisane. Jean!—Quatre lettres comme dans les exclamations Holà! Houp! Oheh! mais avec cette circonstance favorable de plus qu'il y a un h de moins, c'est-à-dire une consonne très-pénible à aspirer et très-fatigante à faire sentir. Jean! véritable nom de prédestiné qu'un gouvernement tant soit peu humain devrait imposer à tous les nouveau-nés que leurs pères et mères destinent à l'état de commissionnaire, de concierge, etc. Nous ne parlons pas des grooms: leurs maîtres ont toujours la ressource de les nommer Tom.
Jean tient sa vocation de sa misère, de son ignorance ou de sa gourmandise. Ne vous étonnez pas trop vite à ce dernier mot, si peu fait pour s'accorder avec hôpital, selon les idées communes. Les passions s'exercent où elles peuvent, comme elles peuvent. Diète et hospice ne sont d'ailleurs pas inévitablement synonymes. Demandez à l'infirmier si la portion, la demi-portion, le quart, les œufs frais matin et soir, ne sont une réalité que sur le cahier de service, et si même cette réalité accumulée ne pèse pas quelquefois très-lourdement sur son estomac, à la décharge de celui des malades qui lui sont confiés; et puis, on n'administre pas seulement de la rhubarbe et de l'huile de ricin à l'hôpital; les sirops n'y sont pas liqueurs absolument fantastiques, ni l'alcool un pur esprit: l'alcool existe si bien, que les vieux règlements des hôpitaux prescrivaient d'altérer le goût, la couleur de l'eau-de-vie destinée aux blessés, et d'y mêler de l'émétique, afin d'empêcher les infirmiers, sinon d'en voler, au moins d'en boire. Calomnie! s'écrieront les honorables de la profession. Calomnie soit; mais on est convenu qu'il en reste toujours quelque chose, et ce quelque chose pourrait bien approcher de la vérité. Après cela, comme disent les hommes incorrigibles et certains grands criminels, on n'est pas parfait!
Jean a quelquefois aussi conquis son grade à l'amphithéâtre, sous le scalpel du chirurgien. L'infirmier est alors un échantillon d'opération difficile et réussie, de dissection bien faite sur le vivant, et que, dans l'intérêt et pour l'honneur de la science, on ne veut pas perdre de vue. On garde l'infirmier, on le conserve à l'hospice par le même motif qui fait mettre les veaux à deux têtes en bocal, et les tænia dans l'esprit-de-vin. Hélas! ce même alcool est précisément ce qui détruit l'infirmier; car tous les rôles sont intervertis, et c'est Jean qui se fait bocal.
L'infirmier parle volontiers, mais longtemps. Appuyé sur son balai, l'un des attributs classiques de la profession, il vous racontera, si vous n'y tenez pas le moins du monde, tout ce qu'il sait; or de tout, il n'en ignore rien. Il cause monarchie d'après les récits d'un ex-serviteur de S. M. Louis XVI, qui est venu mourir dans le lit numéroté précisément 95;—république, selon les souvenirs du portier d'un girondin;—empire, conformément à la tradition que lui ont transmise plusieurs légionnaires qui ont passé par l'hôpital pour arriver au champ du repos (couleur locale),... et peut-être aussi d'après les feuilletons du journal le Siècle;—poésie, à la suite de jeunes fous morts entre dix-huit et vingt-cinq ans, en récitant à leurs voisins, affectés de surdité chronique, des pensées qu'aucun ami n'a voulu entendre et des vers incompris du public;—littérature, d'après des éditeurs ruinés;—médecine, suivant tous les médecins qui se sont succédé ou exclus depuis son entrée à l'hôpital;—philosophie, enfin, d'après tous les pauvres.
Chacun subit les défauts de ses propres qualités. Jean est bavard: il doit encore être politique. En effet, Jean peut se donner aujourd'hui comme l'homme le plus fort de France sur les faits Paris d'hier. Jean lit en cachette tous les journaux de la veille: or je fais appel à vos souvenirs de collége, les lectures ainsi faites ne profitent-elles pas infiniment mieux que les autres?—Jean est donc abonné gratis au Journal des Débats de l'administration, au Temps du médecin, à la Quotidienne de la supérieure, et au National de l'élève interne. La foi de Jean aux feuilles les plus diverses, mais imprimées, a été une foi modèle jusqu'au jour où il a dû constater une grave altération de la vérité, commise par l'une d'elles et fidèlement copiée par toutes les autres. Voici le fait: un homme ayant reçu trois coups de couteau de la main chérie de sa maîtresse, la victime fut transportée à l'hôpital. Jean vit sonder et panser ses blessures; elles n'étaient pas mortelles, mais elles entraînaient une opération qui l'était à leur place, ce qui est bien différent. L'homme fut opéré, et mourut. On imprima le lendemain qu'il avait succombé aux coups de l'assassin: Jean maintint que la victime était morte de l'opération; et depuis ce jour-là il se défie un peu du mal et du bien qui se publient touchant les ministères.
Jean flâne avec volupté dans les salles, comme tant d'autres flânent sur les quais et au soleil; il va d'une pleurésie à une gastrite, colportant les nouvelles; il flâne d'un typhus à un rhumatisme, d'un vésicatoire à un ulcère, ainsi que le papillon voltige du thym à la rose, de la rose à l'œillet. Son butin a lui, c'est une compresse qui traînait et qu'il serre, un emplâtre tombé qu'il ramasse, des pois à cautère dont il fait collection.
L'édifice, ordinairement peu gigantesque, de maître Jean se termine, nous l'avons déjà dit, par un bonnet de coton. Jean a le bon goût de ne pas s'en coiffer sur l'oreille, mais d'aplomb et sur les yeux. Sans être peureux, Jean n'est pas crâne, et, en homme de tact, il fuit les airs tambour, au milieu des malades. Il y a du gâte-sauce et du pâtissier dans sa façon de porter le bonnet classique; au fait, Jean n'est pas totalement étranger à l'art de restaurer les autres: Jean restaure quelquefois les malades que le médecin a mis à la diète, et moyennant certaine rétribution qui s'élève en proportion de la sévérité du régime auquel le client devrait être soumis. Le numéro qui est à la demie et qui veut acheter les deux tiers est taxé à un prix raisonnable, c'est-à-dire qu'il paye comme de chrétien à juif, et de fils de famille à usurier; mais le prix s'élève tout à coup et dans une proportion incommensurable pour le numéro qui veut, de la diète absolue, passer simplement au quart; pour celui-là, l'os de poulet qui n'a été qu'effleuré déjà par des lèvres mourantes ou par des dents ébranlées se paye comme s'il était acheté tout neuf chez le marchand. Mais la sagesse plutôt que l'avarice a présidé à la rédaction de ces tarifs: il est tout naturel que celui qui veut compromettre ses jours paye son imprudence un peu cher.
Arrière! Place encore! découvrez-vous donc! voici le héros, le modèle des infirmiers qui s'avance. Ses égaux lui obéissent, ses supérieurs l'estiment: c'est l'infirmier type, l'infirmier hors de prix. Vous avez peut-être été voir quelquefois l'homme qui se jette à l'eau sans se mouiller, l'homme qui traverse les flammes sans se brûler, l'imperméable et l'incombustible; l'homme que nous vous présentons en ce moment fait encore plus fort que tout cela... il traverse toutes les maladies connues sans en attraper aucune; il faut le voir. Or savez-vous comment il s'y est pris pour arriver à ce grand résultat? le moyen est à la portée de tout le monde: pour s'en préserver il a commencé par en jouir; il a eu la fièvre d'hôpital, c'est-à-dire celle qui contient tout, la fièvre des fièvres, la reine-mère des fièvres, celle qui guérit de toutes les autres en vous tuant du premier coup infailliblement, ou bien en vous donnant l'impunité. La fièvre d'hôpital est le Waterloo des infirmiers, leur tour du monde. On n'en revient guère, mais on n'y retourne plus.—Aussi cette espèce de Jean-là est-elle la plus rare, la plus recherchée. Elle meurt, mais ne se rend pas... aux fléaux; typhus et choléra ne sont pour elle que zéphyrs légers qui passent sans même lui affecter le visage; elle meurt, mais uniquement parce qu'il faut bien, un beau jour, se faire une raison et une fin.
La sœur et l'infirmier sont les deux puissances de l'hôpital; ils se partagent l'empire, mais comme ces choses-là se partagent, c'est-à-dire fort inégalement. La sœur est reine, l'infirmier n'est qu'un seigneur de sa cour, et qui tire sa plus grande autorité de la faveur dont il jouit auprès de la souveraine. Aussi l'infirmier dévot peut le plus... après l'infirmier hypocrite, bien entendu.
Ce sont, nous l'avons dit, deux grandes puissances. Cette expression prend un nouveau degré de justesse quand on connaît leurs rapports et les petits présents diplomatiques dont s'entretient leur harmonieuse et parfaite intelligence.
Les grandes négociations qu'elles poursuivent entre elles sont ordinairement relatives à des objets de consommation, tels que les œufs, le lait, le vin, toutes matières fort délicates, comme vous voyez, très-susceptibles d'altération, et qui demandent des ménagements. Le problème que les deux puissances ont souvent à résoudre en commun est celui-ci: «Sans rien changer à la qualité, à la quantité prescrites, faire la part de tous les ayants droit et de quelques autres encore.» Quant au vin, on peut sans fanatisme admettre que Jésus a transmis une petite partie du secret des noces de Cana à ses chastes épouses: cette supposition n'est point, en tout cas, la moins chrétienne. Enfin croyez-en ce qu'il vous plaira, et honni soit qui mal y pense, mais le problème se trouve résolu tous les jours, à la satisfaction générale.
La sœur représente la religion; l'infirmier, la philosophie; elle, la résignation, lui, l'insouciance. Qu'est-ce qu'une plaie aux yeux de l'infirmier? Un quart, une demi-livre de chair avariée.—Le sang qui coule est moins précieux que le vin qui fuit.—Un cadavre, c'est ce qui fait place dans le lit à un nouveau malade, ce qui rend un numéro vacant, ce qu'on couvre d'un drap, et ce qu'on descend à l'amphithéâtre.—Voilà.
Les poëtes s'écrient fastueusement et sans vérité
Que j'en ai vu mourir!...
Jean, lorsqu'il se trouve en sensibilité, se contente d'ajouter, mais sans aucune prétention littéraire: Eh bien, et moi donc?—Jean et la mort sont en effet de très-vieilles connaissances, à l'égoïsme près, car elles ne passent jamais un seul jour sans faire quelque chose l'une pour l'autre. Jean, par une stupide complaisance, ou par inattention, laisse envoler une âme qu'il était possible de retenir un moment encore ici-bas; la mort ajoute par un arrêt capital quelque défroque, une tabatière en écorce de bouleau, par exemple, une pipe culottée, à la garde-robe de l'infirmier. Touchant échange! Effroyable réciprocité!
Il y a des jours où les fonctions de Jean prennent un imposant caractère de solennité: c'est lorsqu'il est chargé de conduire à l'amphithéâtre le pauvre blessé qu'attend le fer du chirurgien. Tous les malades, assis sur leur séant, ou debout avec leurs capotes grisâtres, représentent la foule et forment la haie; Jean va et vient du lit du patient à l'amphithéâtre, préparant l'un et l'autre, et l'un pour l'autre.—Les voilà qui passent; l'infirmier soutient la victime pâle et tremblante. Jean lui démontre, en souriant, comme quoi on ne souffre pas, et va même, dans son humanité, jusqu'à lui en donner sa parole d'honneur, à preuve. Ceux d'entre les spectateurs qui ont déjà suivi le même chemin et qui en sont revenus heureusement, rari nantes, jettent aussi leurs exhortations au passant.—Numéro tant, s'écrie celui-ci, n'aie pas peur, on m'a bien coupé la jambe.—Numéro tant, dit l'autre, du courage; on m'a amputé le bras, à moi.—Chacun offre ce qu'il a perdu au malheureux qui doit laisser où on le mène une partie de lui-même. Jean assiste à l'opération; il prend note des cris, des gémissements poussés, et classe ensuite, suivant leur nombre, l'opéré sur sa liste et dans son estime. Jean remarque, s'étonne et s'indigne que les femmes supportent généralement les opérations les plus terribles sans laisser échapper un seul mot.—Elles qui parlent si volontiers à propos de rien! ajoute-t-il. Jean ne veut voir là qu'un esprit de contrariété de leur part. En cette circonstance, Jean ne se montre ni juste ni galant.
Combien de fois Jean a-t-il servi de notaire à l'amant qui n'avait qu'une bague en crins et une mèche de cheveux à léguer, en mourant, à la femme pour laquelle, dans le délire de sa jeunesse, de son amour et de sa fièvre, le malheureux avait rêvé des fleurs, des diamants, et la fortune!—Que de douces confidences il a reçues! que de terribles secrets il a dû surprendre! Confidences d'une âme d'élite exilée dans un corps et dans une condition misérables pour expier peut-être les profanations et les raffinements d'une vie antérieure, et qui, entrevoyant sa délivrance, racontait son espoir... et son espoir était réputé folie! A l'hôpital, ne faut-il pas que tout rentre dans la nomenclature des maladies ou des infirmités humaines?—Secrets de la misère et du génie, discrets jusque-là, mais qui au dernier moment ne pouvaient se refuser un peu de luxe, et versaient quelques aveux et quelques larmes;—secrets du pauvre qui a laissé quelques liards dans le coin de la paillasse de son grabat, et qui connaît trop bien le prix de l'argent pour ne pas vouloir qu'ils profitent à quelqu'un;—secrets du brave ouvrier qui s'éteint et regrette amèrement la femme rachitique et les six enfants qui sont restés à la maison sans feu et sans pain!—quels trésors de tendresse et de mélancolie lui ont été confiés!—Dévouements célestes, crimes exécrables, pleurs de religieuse espérance, grincements de dents.
Mon Dieu! combien l'homme qui nous occupe sait-il plus de l'homme que tous les philosophes ensemble! combien a-t-il plus vu, de ses propres yeux vu, d'horreurs, de drames et d'élégies que l'imagination de tous les poëtes réunis n'en a jamais rêvé! O sublime de la science, Jean sait tout cela sans pédantisme.
Jean regarde les malades se succéder comme les courtisans assistent aux révolutions politiques; c'est la même sécheresse supérieure et incurable; c'est la même insouciance profonde.—Ses fonctions se perpétuent auprès de tous, quels qu'ils soient; voilà la seule idée qu'il ait de la constance et qu'il se fasse de l'éternité. Quand vous avez été (quand vous n'êtes plus implique une idée d'existence négative et de présent), Jean se dérange encore à votre intention et fait quelque chose pour vous; il vous descend à la salle des morts, vous couche sur la dalle, allume une veilleuse funéraire, et vous attache au bras gauche le cordon d'une sonnette, pour le cas prévu, et non impossible, de léthargie et de réveil. Jean ne demande pas mieux que de vous croire vivant; mais prenez la peine de l'en avertir et sonnez fort, s'il vous plaît. Sans cette précaution, Jean vous remettra demain à son camarade, le garçon d'amphithéâtre, lequel viendra, le fouet en main et la pipe à la bouche, réclamer ses sujets; car, le lendemain, vous ne serez déjà plus un mort, vous serez un sujet: c'est ainsi qu'on appelle ceux des hommes qui, utiles encore après leur vie, servent aux recherches anatomiques.—Ses sujets!
Quelle royauté!
Royauté difficile et tourmentée plus qu'on ne pense.—Les jambes, les bras, les têtes sont quelquefois d'une grande turbulence, et sans que le galvanisme s'en mêle, l'anatomiste ne les retrouve pas toujours le lendemain à la place où il les a laissés la veille. Ce phénomène s'explique très-naturellement, c'est que les travailleurs se pillent les sujets, dans les pavillons, absolument comme le font les auteurs dramatiques au théâtre.
L'infirmier, pour y revenir, n'est jamais marié.—Il n'a pas, en général, une assez haute idée de l'espèce humaine, pour s'occuper de la perpétuer.—Jean ne fait pas vœu de célibat; il ne s'engage à rien, et il y tient.—Cependant, comme il y a partout des anomalies, Jean se trouve quelquefois pourvu d'une famille; voici alors de quelle manière elle est distribuée:
Sa mère est aux Incurables-Femmes.
Son épouse fait ses couches à la Maternité.
Son premier est à l'Enfant-Jésus.
Il a enfin un oncle concierge, dans un hôpital de province. Cet oncle fait l'orgueil et l'espoir de toute la famille.
L'infirmier n'est pas, comme on pourrait le croire au premier abord, le mâle de la garde-malade. Ils appartiennent l'un et l'autre à une race très-différente. Celle-ci affiche des prétentions; elle est toujours une veuve qu'a zété dans l'aisance, sous son premier, pauvre défunt, qu'était un fort bel homme, bien induqué; elle a z'héu des malheurs.
Celui-là, et sauf les exceptions que nous avons indiquées tout à l'heure, descend sans honte comme sans vanité d'un père inconnu et d'une mère dont il a perdu la trace. Les souvenirs de son enfance ne lui rappellent communément que des jeux de bouchon, de pigoche, et des escalades de lanternes et de parapets, pour bien voir des guillotinés; il croit être né en Bourgogne; il s'est élevé... comme s'élèvent les champignons et les orties.—La garde-malade est ronde et grasse; elle roule plutôt qu'elle ne va-t-en en ville; l'infirmier est maigre et sec. Les malades doivent toujours être tentés de lui répondre: guéris-toi toi-même.—La voracité de la garde-malade se contient toujours dans les limites des choses succulentes et sucrées.—L'infirmier, quand il lui plaît de déployer sa puissance digestive, s'attaque à toutes les substances. Nous avons parlé plus haut de sa gourmandise; ce n'est là qu'un défaut du caractère; mais, hélas! les organes eux-mêmes de Jean se mêlent parfois de se dépraver, et alors cette gourmandise prend un développement surhumain. On a vu des infirmiers engloutir la portion d'une salle presque entière, et leur voracité dépasser les bornes de l'honnête et du possible: appétit bien digne des miasmes qui l'irritaient!
Nous nous apercevons à regret que jusqu'ici nous avons dit beaucoup de mal de l'infirmier; il ne faut pas qu'il nous en veuille: médire est aussi une maladie. Nous nous empressons de convenir que l'infirmier rend souvent des services signalés à l'humanité souffrante, et que, lorsqu'il lui prend fantaisie de se montrer sobre, intelligent et soigneux, il peut beaucoup pour l'adoucissement, voire même pour la guérison de certains malades.—En réfléchissant même, je serais presque tenté de rétracter une partie du mal que j'ai dit de mon héros.
A propos de héros, je dois vous avertir que l'infirmier militaire diffère du civil; d'abord le premier est revêtu d'un uniforme, et tout le monde sait les graves modifications que cette simple circonstance apporte d'elle-même à un individu. On pourrait recueillir aux Invalides les éléments de son histoire intéressante; on découvrirait peut-être un triste revers à la médaille d'Iéna, d'Austerlitz et de Friedland.
L'infirmier vous représente l'homme du monde le mieux fixé sur le genre de maladie dont il doit mourir; là-dessus, on ne saurait le tromper; c'est le résultat de son expérience et le couronnement de tous ses travaux. Une fois qu'il a bien reconnu son mal, ne croyez pas qu'il s'occupe de le guérir, pas si simple; il met son orgueil à le caresser, à lui donner toutes les facilités imaginables, et meurt ordinairement par où il a le plus vécu, par l'estomac et les entrailles.—En mourant, il lègue sa pipe au numéro qu'il affectionne le plus, et son corps à l'amphithéâtre; le cimetière lui paraît un abus;—les tombes, un obstacle à la circulation;—la sépulture, une recherche et une faiblesse de petit-maître; le Père-Lachaise,... il en trouve l'emplacement délicieux pour un Tivoli d'été.—Jean recommande seulement à l'interne qu'il croit le plus habile de se charger de son autopsie; il invite d'ailleurs tous les externes et tous les roupious[15] à manger un morceau: cela signifie, en style d'amphithéâtre, qu'il les invite à prendre, celui-ci un bras, celui-là une jambe, qui un pied, qui la main, qui la tête.—Quant à ses dents, s'il lui en reste, il ne peut pas en disposer plus que de ses cheveux:
C'est l'inévitable part des garçons.
Et son âme?
On ne peut penser à tout: l'infirmier a coutume de ne pas s'en préoccuper; les bonnes sœurs s'empressent de prier pour elle.—Mais nous croyons que la malheureuse a pris les devants, et qu'elle est déjà allée au diable,—où nous conjurons nos lecteurs de ne pas nous l'envoyer chercher ou rejoindre. Nous leur en témoignerons notre reconnaissance en leur souhaitant de n'avoir jamais que leur mère, leur sœur, leur femme ou leur maîtresse pour infirmier.
P. Bernard.