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Les français peints par eux-mêmes, tome 1

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Comment raconter cette liaison entre Mariette et Alfred Crochard dit Main-Fine, industriel fort connu de tous les agents de police qui surveillent les passages? La pauvre femme, heureuse d'être aimée, est bientôt à la merci du voleur: plus elle le voit, plus elle l'adore. La tête remplie des idées les plus romanesques, il lui semble, au milieu de son esclavage, qu'elle est dans la position de ces femmes mariées qu'une surveillance impitoyable retient loin de leurs amants, et qui n'ont que de rares instants à leur accorder. La malheureuse se faisait illusion, elle était mariée avec la honte; on ne la surveillait pas, mais on l'exploitait. Un jour qu'elle fait toutes ces confidences à M. Crochard, celui-ci, qui entrevoit de plus grands bénéfices pour son amour dans la réalisation du rêve de Mariette, l'engage à abandonner la maison qu'elle habite pour demeurer avec lui. «Sans toi je ne puis vivre, lui dit-il.—Je meurs éloignée de toi,» lui répond-elle. Dès cet instant Mariette devient la maîtresse d'un voleur.

En changeant de condition, elle change aussi de domicile. Le taudis qu'elle loue s'appelle un garni; une chambre obscure, dans un de ces immenses phalanstères du vice que, dans un but de prévoyance, la police tolère au milieu de la Cité, abrite le couple nouveau. Mariette n'a fait que changer de tyrannie: sa liberté consiste à aller la nuit exercer la mendicité du carrefour. Elle a non-seulement un amant, mais encore un trésorier sans pitié, qui sait combien de fois le soir elle monte les marches glissantes de son escalier tortueux, et qui lui rend sa recette en coups et en mauvais traitements. Outre cette tyrannie, Mariette en subira une bien plus cruelle encore, celle de la police. A chaque instant s'appesantira sur elle la volonté d'un despote. Ce despote s'appelle le règlement. Si elle dépasse d'une minute l'heure fixée, si elle s'arrête à parler un instant avec ses compagnes, si elle va trop vite, si elle marche trop lentement, le règlement, en habit bleu et en tricorne, la saisira brusquement et l'enverra à Saint-Lazare. Combien de fois la pauvre Mariette n'eut-elle pas à subir les cruelles atteintes du règlement pour toutes ces fautes que nous venons d'énumérer. On la faisait monter en voiture, on l'habillait de toile grise, et on la mettait à tisser des bretelles ou des chapeaux de paille. Courbée sur son travail, la malheureuse ne regrettait pas sa liberté, mais son amant. Son premier soin, quand on lui ouvrait les portes de la prison, était d'aller se remettre à sa disposition, et de recommencer à son profit les phases de sa pitoyable existence.

Et quel autre refuge aurait-elle trouvé, l'infortunée? Aujourd'hui il y a des gens qui soutiennent que la loi doit être athée: comment s'étonner qu'elle abandonne ceux qu'elle a frappés. Mariette dans la prison était entourée de soins pieux, d'exhortations religieuses. Une fois dehors, on la livrait à elle-même, seule, sans argent, sans ressources. Il y a des conversions qui exigent plus que des prières: celle de Mariette était de ce nombre. Elle entendait deux voix résonner dans son cœur, celle du prêtre et celle de la misère: l'une stérile, l'autre coupable; elle obéissait à cette dernière, n'osant choisir le fatal juste milieu qui existe entre le crime et la faim, le suicide!

Autrefois il n'en était pas ainsi: de nombreux refuges étaient ouverts au repentir. On appelait les pénitentes Filles du Bon Pasteur, ou Filles de Madeleine, pour désigner le pardon qui les attendait. Elles ne prononçaient que des vœux simples; on tâchait même de les marier quand elles le désiraient. Lorsqu'arrivait le jour de se donner à Dieu, on les revêtait de blanc, d'où on les nommait aussi Filles Blanches; on leur mettait une couronne sur la tête, et les lévites entonnaient le cantique: Veni, sponsa Christi!

Hélas! aujourd'hui la religion n'appelle plus l'épouse du Christ, et sa conversion est devenue une affaire de police.

Mais continuons la triste histoire de tous ces amours qui prennent naissance dans la nécessité de l'amour même. Vous croyez peut-être que l'intimité dans laquelle cette femme va vivre avec son amant, que la connaissance de ses défauts, la certitude de ses vices, vont la dégoûter de lui; nullement. A travers toutes les humiliations, toutes les souffrances, toutes les ignominies, elle poursuivra la réalisation de sa chimère, l'amour! Pour avoir quelqu'un qui lui appartienne, elle qui appartient à tout le monde, Mariette fera tous les sacrifices, elle s'imposera toutes les privations, elle se jettera en pâture à tous les besoins de Crochard, afin de pouvoir un jour pour toute récompense aller s'ensevelir avec lui dans quelque recoin de théâtre du boulevard, ou bien sous l'allée de quelque guinguette des Champs-Élysées, seul endroit où les voleurs aillent de temps en temps faire un peu de poésie.

Mariette subit le sort de toutes les femmes, même de celles qui descendent dans la rue: celles-là aussi, au milieu de leurs plus grands déréglements, sont condamnées à chercher l'amour; elles en demandent à ceux qui peuvent leur en donner. Leurs amants sont des voleurs; et qui donc serait-ce, sinon ceux que la société proscrit comme elles? Croyez-vous que le chevalier Desgrieux eût continué à aimer Manon Lescaut si, au lieu de la renfermer à l'hôpital, on lui eût donné tout d'abord la carte de la police! On s'est souvent demandé comment il se faisait que des femmes pussent aimer ceux qui les ruinaient ainsi, qui les accablaient d'invectives, qui les meurtrissaient de coups. L'amour ne meurt jamais dans le cœur d'une femme, mais il se déprave. Celles dont nous parlons sont si souvent méprisées qu'elles regrettent de n'être pas maltraitées: pour elles, la passion ne se formule plus dans un baiser, mais dans une contusion. D'ailleurs, chacun aime à sa manière. Les amours du tigre ne ressemblent pas à celles de la colombe.

Pour s'expliquer jusqu'à un certain point la dégradation de Mariette, il faut envisager les progrès qu'a faits la démoralisation à notre époque. De nos jours, par exemple, le vol a pris des allures spirituelles, que disons-nous, le vol? l'assassinat lui-même s'est humanisé. Comment voulez-vous que des femmes, et surtout des femmes avilies, aient peur d'un homme qui est gai, content, sans souci, qui sait se composer un costume pittoresque avec des haillons, qui est au courant de tout, de la politique, de la littérature et des pièces nouvelles? Lacenaire, le soir même de son crime, fut se distraire un instant aux Variétés; il aurait pu tout aussi bien écrire des vers légers pour sa maîtresse. Malheureusement Lacenaire n'aimait pas les femmes.

Depuis que le remords a été destitué, la justice n'a plus qu'une pourvoyeuse active: c'est la jalousie. Une trahison qui répond à une autre trahison, c'est l'histoire ordinaire de la jalousie qui se venge. Dans ce monde impur des forçats et des prostituées, la passion exerce ses ravages comme partout ailleurs. Là on n'a qu'une seule manière de se venger: c'est d'aller révéler le secret d'une complicité terrible à la police. La prison vous débarrasse d'un rival et punit une infidèle. Sans ce contre-poids nécessaire, la sécurité publique serait gravement compromise; si les vingt-quatre mille forçats libérés, qui vivent tous d'une industrie plus ou moins coupable, n'avaient chacun une maîtresse, il serait impossible d'habiter Paris.

Mais le moment est arrivé où Mariette va être obligée de donner des preuves véritables de son amour. Crochard a été arrêté, Crochard est en prison sous le poids d'une accusation de vol; il est soumis au dur régime des détenus, il n'a que le pain noir et l'eau claire de la geôle pour toute nourriture et pour toute boisson. Le cœur de Mariette saigne: elle redouble d'activité, de travail, d'abnégation. Par ces terribles soirs d'hiver pendant lesquels on dit que les chiens mêmes ne sortent pas, elle descend dans la rue, elle reçoit la pluie sans s'en apercevoir; le froid passe sur elle sans l'atteindre. Elle attend ainsi, pendant des heures entières, l'aumône aléatoire de la débauche. Si la soirée a été bonne, vous la verrez passer le lendemain de grand matin, dans la tenue d'une grisette qui se rend à l'ouvrage. Ne la regardez pas, cette femme, qui le soir regarde tout le monde: elle rougirait, soyez-en sûr, car elle va commettre une bonne action; elle court consacrer son gain de la veille au soulagement d'un pauvre prisonnier. Elle lui achètera une bouteille de vin, un pâté, une livre de tabac, tout ce qui peut flatter ses goûts, enfin; et, en rentrant chez elle, sa faim se contentera d'un morceau de pain. C'est ainsi que la charité se fait souvent la complice du crime.

Crochard a été acquitté. Ce succès l'encourage à méditer de plus grandes entreprises: Crochard ne tardera pas sans doute à devenir assassin; il parle de ses projets tout haut, il cherche des complices; une mort fatale l'attend. Mariette va-t-elle enfin comprendre toute l'atrocité de son amour? Hélas! cet effort est au-dessus de ses forces. Elle a commencé par aimer Crochard parce qu'elle avait besoin de s'attacher à quelqu'un; elle a continué à l'aimer parce qu'il était malheureux; elle lui sera fidèle parce qu'il est proscrit! Comment voulez-vous qu'une femme résiste au triple attrait de l'amour, de la charité et du romanesque? Il lui semble qu'elle est l'héroïne du dernier roman qu'elle a lu autrefois. Son amant ne peut la voir que dans les ténèbres; les agents de police lui font l'effet de sicaires apostés par un tuteur barbare; les juges ne sont pour elle que les représentants de la force; elle envisage la guillotine comme le poignard d'un mari outragé qui frapperait dans l'ombre. Elle est heureuse et fière d'être l'unique refuge, la Providence d'un homme. Un jour viendra où cet échafaudage fantastique s'écroulera! On surprendra l'assassin chez sa maîtresse: alors Mariette oubliera tout pour le sauver; elle offrira aux gendarmes son argent, ses bijoux, et, poussée à bout, elle ira jusqu'à se croire vertueuse: elle perdra de vue son passé et son présent, offrira sa personne, comme si sa personne avait une valeur, et comme si de tout temps il n'avait pas fallu des caresses de vierge pour attendrir les bourreaux!

Ce jour-là ne vint, hélas! que trop tôt pour Mariette; Crochard fut condamné à mort. Arrêtée comme sa complice, ses juges l'acquittèrent. Sur la pente où elle était placée, il lui était bien difficile de s'arrêter. Le procès de son amant avait été assez célèbre pour lui permettre de trouver un asile opulent au comptoir de quelque limonadier désireux d'achalander sa boutique. Renvoyée au bout de deux mois, que serait-elle devenue? peut-être l'espionne des galériens, la pourvoyeuse du crime, l'entremetteuse de l'assassinat!

Dieu la sauva de cette fin misérable par la mort. Épuisée par cinq années de débauches, Mariette expira sur le grabat d'une prison, entre un médecin et une sœur de charité. On l'enterra dans la fosse commune, car personne ne devait venir prier sur le tombeau de la femme sans nom!

Taxile Delord.


LA JEUNE FILLE.

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L'élégie a raison; oui, la vie est amère,
La tristesse est durable et la joie éphémère.
Vainement on aspire à des destins meilleurs.
Dans les plus purs ruisseaux un limon se dépose;
Le serpent vit dans l'herbe, et le ver dans la rose,
Et le chagrin dans tous les cœurs.

Oui, dans ce siècle étroit, tout sublime courage
Étouffe et manque d'air, comme un lion en cage.
Nos yeux sont fatigués du spectacle du mal:
Personne ne comprend l'homme à haute pensée;
Il est traité de fou par la foule insensée,
Comme le Tasse à l'hôpital.

Plus d'amour éternel, plus de rêves mystiques;
Le souffle de la foi, dans les temples antiques,
Ne vient plus soulever le pieux labarum,
Et la fille du Christ, l'Égalité sacrée,
A des pharisiens sans pudeur est livrée
L'ange est au pandémonium.

Mais pour nous consoler des misères humaines,
Pour faire que, plié sous le fardeau des peines
L'homme ne doute point de la Divinité;
Comme en un ciel obscur deux étoiles dorées
Dieu nous donna deux sœurs en ce monde adorées,
La jeunesse avec la beauté.

De nos afflictions vous êtes le remède,
O trésors fugitifs! celle qui vous possède
A de quoi réjouir notre oreille et nos yeux.
Qui ne s'épanouit à voir la jeune fille,
Et son visage d'ange, et son œil qui pétille
A l'ombre d'un réseau soyeux?

Que de charme en son air, en sa démarche! il semble
Que Dieu, pour la former, ait voulu joindre ensemble
Ce qu'ont de plus suave et la terre et les eaux,
Riches teintes des fleurs, doux regard des gazelles,
Corsage gracieux comme les demoiselles
Qui voltigent sur les roseaux.

Avant quelle ait parlé, de sa bouche de rose
Est prête à s'échapper quelque charmante chose,
Comme sort d'un beau vase un nectar précieux.
Sa parole a du miel, et sa voix est plus douce
Que le gazouillement du bouvreuil dans la mousse,
De l'alouette dans les cieux.

Sur son pudique front se reflète son âme;
D'une charité sainte elle ressent la flamme,
Elle sait de bienfaits peupler son souvenir;
Ses mains sont pour donner ouvertes à toute heure;
Les pauvres mendiants au seuil de sa demeure
Ne passent point sans la bénir.

N'êtes-vous point touchés des soins qu'elle dispense
A l'animal qui vit comme à l'homme qui pense,
Soit qu'elle mène en laisse un agneau favori,
Soit que le passereau la suive à tire-d'ailes,
Ou que de son giron les blanches tourterelles
Recherchent le moelleux abri?

Elle est bonne et pieuse; ardente à la prière,
On la voit à l'église, à côté de sa mère,
Tourner dévotement les feuillets d'un missel.
Elle chante, elle prie, et la bonté divine
Sans doute a distingué cette voix argentine
Dans le concert universel.

Parfois s'agenouillant au fond d'une chapelle,
Les péchés innocents que sa candeur révèle
Font monter un sourire au front du confesseur.
Elle offre à Dieu l'encens d'une âme sans reproche,
Et le recueillement l'élève et la rapproche
Des anges dont elle est la sœur.

Vienne un beau jour d'été, pur et riant comme elle.
Que de mille splendeurs le soleil étincelle,
Qu'il fasse en vagues d'or ruisseler les moissons.
Dans les champs d'alentour vous la voyez errante,
Ravir à l'églantier sa parure odorante,
Et picorer dans les buissons.

L'hiver, ce sont les bals, les fêtes, les soirées,
De lustres, de festons les salles décorées,
Et la danse, et l'orchestre aux accords enchanteurs.
Là toute radieuse, et de fleurs couronnée,
Reine par le plaisir, elle est environnée
De son cortége de flatteurs.

Oh! que d'illusions nombreuses et pressées,
Dansent à son chevet, les mains entrelacées!
Rien de son horizon n'assombrit la couleur.
Il est de pourpre et d'or, et le sort infidèle
Dans sa coupe jamais ne versera pour elle
Le suc amer de la douleur.

Lorsque pour lui voiler les peines préparées,
L'espoir a déployé ses ailes azurées,
Voit-elle les chagrins dans l'ombre s'attrouper?
Au détour du sentier que suit la voyageuse,
Peut-elle voir la mort, implacable faucheuse,
Embusquée et prête à frapper?

Non; exempt de soucis s'écoule son jeune âge;
La vieillesse à ses yeux est un lointain rivage,
Dont sa barque toujours saura fuir les brisants.
A son appel jamais le plaisir n'est rebelle,
Elle rit, elle joue, elle chante, elle est belle,
Elle est riche de ses quinze ans.

Même au bal, l'autre soir, un jeune homme au front pâle
Auprès d'elle est venu s'asseoir par intervalle;
Il la magnétisait de son regard brûlant,
La crainte contraignait ses lèvres à se taire;
L'amour habite un temple entouré de mystère
Que l'on n'aborde qu'en tremblant.

Mais d'où vient cette sombre et vague rêverie?
D'où vient que de son front la beauté s'est flétrie,
Que ses yeux demi-clos s'ouvrent languissamment?
Un pressentiment vague a visité ses veilles,
Et dans la solitude un sylphe à ses oreilles
A murmuré le nom d'amant.

Tu le connais à peine, et déjà, jeune fille,
Tu vois à tes côtés grandir une famille,
Aux sources du bonheur tu penses t'enivrer.
Vos premières amours ne seront point troublées;
Vous êtes deux moitiés par le ciel assemblées
Qu'on brise sans les séparer!

Et ton cœur bat plus vite, et tu songes sans cesse
A ce jeune homme, objet d'une ardente tendresse;
C'est l'aube de tes jours, l'étoile de tes soirs;
Et, quand autour de toi vient peser la nuit sombre,
Ainsi qu'un feu follet, tu vois luire dans l'ombre
L'étincelle de ses yeux noirs.

Qu'il est trompeur l'espoir dont son âme se flatte!
Avec son habit noir et sa blanche cravate,
Un homme, procureur ou notaire, apparaît;
Et de fleurs d'oranger parant ta chevelure,
Tu vas te consumer, victime douce et pure,
Sur les autels de l'intérêt.

Malheur à toi, malheur, âme dépossédée,
Qui d'un bel avenir avais conçu l'idée,
Qui marchais le front haut, fière de ton printemps!
C'est ainsi que tout char dans sa course dévie;
Parmi nous, qui ne peut appliquer à la vie
L'histoire des bâtons flottants?

Tu vas à chaque instant de ton pèlerinage
Contre quelque douleur te heurter au passage;
Pleure sur le tombeau de tes plaisirs défunts!...
L'âge te vient saisir dans l'ivresse et la joie,
Comme la nuit surprend une abeille qui ploie
Sous sa récolte de parfums.

Qu'est-ce donc que l'amour? Un songe de poëte,
Un esclave déchu qu'on vend et qu'on achète,
Un orphelin banni du foyer paternel,
Un beau feu que le monde éteint avec colère,
Un rêve que l'on peut commencer sur la terre,
Qui n'est réalisé qu'au ciel.

Qu'est-ce que la jeunesse? Un brillant météore,
Un jour dont le déclin est proche de l'aurore,
Dont le souffle du temps vient dissiper l'azur,
Un éclair qui s'éteint au milieu de la pluie,
Et présage au mortel embarqué sur la vie
Les tempêtes de l'âge mûr.

E. de Labédollierre.


LE PAIR DE FRANCE.

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Il n'est pas inutile de remarquer, avant de parler du pair de France, que la pairie a gagné à la révolution: avant 89, les ducs et pairs n'avaient aucun droit politique; ils ne faisaient point partie du gouvernement, et leurs priviléges se bornaient à la stérile prérogative de siéger au parlement; ils étaient réduits à un droit de veto toujours éludé par des lits de justice. C'est Louis XVIII qui a fait de la pairie un des trois pouvoirs. La révolution de juillet a confirmé l'œuvre de l'exilé d'Hartwell; cependant, en 1830, le banc des évêques disparut, et un seul pair ecclésiastique vint reconnaître l'élection d'un roi par la souveraineté du peuple. Ce fut M. l'abbé de Montesquiou: nous le vîmes arriver, les cheveux poudrés, l'habit noir, le petit manteau flottant sur les épaules, le tricorne discrètement placé sous le bras gauche; il prêta serment d'une voix éteinte, s'assit un moment non loin du banc des ministres, puis quitta la Chambre sans retour, et avec lui s'évanouit pour nous le spécimen du prêtre législateur et juge.

Depuis la charte de 1830, le cercle dans lequel le roi peut choisir des pairs s'est fort élargi: des présidents de tribunaux de commerce, des académiciens, des banquiers, des manufacturiers, des propriétaires, peuvent être nommés pairs. L'aristocratie de naissance ne siége donc pas seule à la Chambre; elle y donne la main à des hommes sortis du peuple, dont le talent ou l'habileté ont fait la fortune politique. Il y a telle de ces seigneuries qui a commencé sa carrière par être quatrième clerc d'huissier, ou qui, la serpillière autour du corps, a été le garçon d'un des commerçants dont la profession semble dévouée aux épigrammes des vaudevillistes ou aux malices des rapins, d'un épicier. Ces hommes nouveaux sont en petite minorité à la Chambre, et ne la réconcilient ni avec une démocratie jalouse, ni même avec la nation, qui la voit d'un œil méfiant, parce qu'elle imagine, à tort sans doute, que la pairie regrette l'hérédité, et parce qu'elle regarde, avec plus de raison, cette Chambre comme un instrument forcé des volontés ministérielles, puisqu'un ministre peut faire des pairs par fournée quand il doute de sa majorité.

Il est difficile de savoir au juste si la pairie gagne ou perd en considération, en joignant à ses fonctions législatives des attributions judiciaires.

Cette question, et beaucoup d'autres qui se rattachent à la pairie, ne sont pas de notre sujet; ce n'est pas précisément de l'homme politique que nous voulons parler ici; ce n'est pas seulement revêtu de son habit bleu brodé d'or, et assis sur son siége inamovible, que nous voulons présenter un pair de France: nous entendons parler d'un type singulier qui se perd sans se reproduire, parce que nos institutions, nos mœurs, notre éducation, tout change, tout se modifie, et que l'à-propos d'une restauration, qui l'a fait revivre, ne se présentera plus. Il n'est peut-être pas indifférent de rassembler ces traits fugitifs tandis qu'ils sont encore sous nos yeux.

L'homme dont il s'agit, c'est ce gentilhomme de nom et d'armes que la Charte de Louis XVIII rattacha avec des droits nouveaux à l'ancienne pairie de ses ancêtres, et qui remonte ainsi jusqu'à Charlemagne, aussi clairement que tout bon pair d'Angleterre doit remonter au roi Arthur, ou du moins à Guillaume le Conquérant. Ce noble pair porte insoucieusement un beau nom; il n'y a personne au monde à qui il soit précisément attaché, si ce n'est son agent de change, qu'il conseille bien, mais avec lequel il ne se familiarise cependant pas trop; il a le coup d'œil politique bon, sous le point de vue néanmoins de son intérêt personnel, et de celui de sa caste. Il a vu facilement que le terrain de la Chambre n'était pas favorable à une lutte avec le ministère: on ne gagne à cela qu'une popularité incertaine, et, selon lui, inutile. Sa popularité, il la place ailleurs; il vote donc avec le ministère, ou il s'abstient: mais il est l'ami des ministres, qui sont pour la plupart ses compagnons d'enfance, de plaisir, ou ses alliés. Les ministres le préviennent, le saluent, l'abordent; ils lui font mille cajoleries; lui, les reçoit dignement d'un air libre et dégagé, comme un homme qui donne son vote sans rien demander en retour; il arrive néanmoins tout naturellement que ses plus proches parents sont placés, ses petits-neveux bien pourvus, et que les citoyens dont il est le patron font fortune.

Nous sommes tous égaux devant la loi: il n'y a plus de dîmes ni de servage, plus de corvées ni de droit de main morte; comme nous ne reconnaissons, non plus, ni fiefs, ni alleux, ni haute ou basse juridiction; il y a des impôts consentis par les Chambres, et également répartis sur tous les citoyens, dans la proportion de leur fortune: le pair est grand propriétaire, il est donc un des plus imposés de son département, et fait partie du conseil général: c'est là qu'il brille. Dans ses terres, il est seigneur suzerain; au conseil général, il est président. Si le département veut s'imposer extraordinairement, il fixe le nombre des centimes additionnels; si la commune veut un pont, un chemin vicinal; si elle désire conduire sur telle ou telle ligne le tracé d'un chemin de fer, avoir une école primaire ou secondaire, une salle d'asile, c'est lui que cela regarde: il se charge de tout, aplanira toutes les difficultés; il parlera aux ministres durant la session. En effet, quoiqu'il paraisse peu à la tribune, il fait partie de la commission chargée de l'examen des projets de loi d'intérêts locaux: le rapport est favorable, et la Chambre adopte. Il est vrai que le chemin vicinal longe ses propriétés, et en augmente la valeur, que le pont conduit à son avenue, et que l'instituteur primaire est son protégé; mais le département, la commune, n'en ont pas moins vu leurs vœux s'accomplir; il a tenu sa promesse, et ce n'est pas sa faute s'il est grand propriétaire. Alors son influence s'accroît, son aristocratie devient populaire; on ne dit plus monsieur le comte, monsieur le marquis, ou monsieur le duc un tel; mais monsieur le comte, monsieur le marquis, monsieur le duc tout court: cela s'entend, on sait ce que cela veut dire. C'est ainsi que revient peu à peu l'influence seigneuriale de 1780; la forme change, le fait demeure le même; c'est un fleuve détourné qui rentre dans son lit doucement, sans arracher ses bords, et par la force des choses. Viennent les élections, il est une puissance, puissance amie qui serre affectueusement la main que lui tend le pouvoir. La session commence, et, tandis qu'il va siéger à la Chambre haute, son fils aîné est, par le choix des électeurs de son département, envoyé à la Chambre élective. Le ministre de l'intérieur, alors, ne peut pas faire moins que de donner une sous-préfecture à son second fils, tandis que le troisième, lieutenant de cavalerie, est tout à coup distingué par le ministre de la guerre, et n'a qu'un temps de galop à faire pour passer sur le ventre de ses camarades, et devenir capitaine. Un autre intriguerait pour conquérir ou pour garder cette position; il solliciterait ces faveurs, cet établissement complet de sa famille; lui ne s'en mêle pas: il a un beau nom, il est pair, il est riche; tout vient à lui, parce que tout doit y venir. Le trait distinctif de son caractère, c'est l'indifférence. Il n'est point ambitieux. Que peut-il désirer, en effet? Une préfecture? Ce serait sacrifier son repos sans augmenter sa valeur personnelle. Il ne s'est rallié, d'ailleurs, que pour ne pas nuire à la fortune de ses enfants, tout en gardant la liberté de ses allures; s'il acceptait un emploi, il compromettrait un avenir incertain, il est vrai, mais possible. Il obéit ainsi à un de ces adages: tout est possible... Il a l'ignorance financière d'un bon gentilhomme: une recette générale ne lui convient donc pas. Reste un ministère; mais il est trop homme du monde pour s'asseoir sur ce banc de douleur qui veut des athlètes plus vigoureux; trop ennemi de la fatigue et du travail pour s'atteler à ce collier de misères; très-répandu dans les salons, il est à peu près inconnu à la Chambre élective; sans connaissances positives, le commerce, l'industrie, la navigation, la guerre, rien de tout cela ne lui est précisément étranger; depuis vingt ans il en entend parler tous les jours, mais tout cela lui est inconnu; il n'en sait ni la marche, ni les écueils; enfin, il n'est pas orateur: la tribune lui inspire une répulsion native, une terreur muette; sa gorge se resserre à la vue de nos rostres de marbre ou d'acajou. Ne demandant rien, promenant sur tout un œil dédaigneux, il n'est donc un danger pour personne, tandis qu'il est un protecteur pour beaucoup, et qu'il peut être un aide pour tous.

La Bruyère dit que les courtisans sont, comme les marbres des palais, durs et polis. Nous ne pensons pas qu'un des types distincts de la figure que nous présentons ici soit la dureté; mais, à coup sûr, c'est la politesse: elle est un de ses signes particuliers, un de ses attributs. Voyez-le: il a l'œil calme et doux, le sourire bienveillant, une voix qui sympathise avec vos chagrins ou votre joie; il écoute, il promet, ou, s'il refuse, c'est avec un regret, une tristesse qui vous émeuvent vous-même: vous vous retirez satisfait. Doux avec ses gens, il salue, chez lui, jusqu'à ses servantes. Louis XIV en usait de même avec les jardinières de Versailles. Cependant cette douceur de mœurs n'est pas complète, cette aménité de caractère a ses mauvais jours; un monstre a le funeste privilége de changer son humeur et d'altérer son sang: c'est la république. A ce nom seul, ses yeux s'arment de sévérité, son front se plisse, le sourire s'efface de ses lèvres, il détourne la tête avec effroi; à son imagination irritée se peignent toutes les horreurs de 93, toutes les tueries de septembre; la Saint-Barthélemy n'est rien auprès des images sanglantes qui l'épouvantent. Il est encore à comprendre comment de 90 à 1805 la France ne s'est pas abîmée sous ses propres ruines. Il secoue alors ces souvenirs, et reporte sa pensée sur les temps antérieurs à la révolution; il fait ainsi fuir de sombres images, car il est le premier homme du monde sur la chronologie scandaleuse de l'histoire de France: depuis la mort du régent jusqu'au parlement Maupeou, il en remontrerait aux faiseurs de mémoires. Son grand-père, en effet, a vu l'aurore du règne de Louis XV; son père en a vu le déclin. Madame de Pompadour n'a pas dit un mot qu'il ne connaisse; madame Du Barry n'a pas fait une folie qui ne soit enregistrée dans sa mémoire. Il sait l'étiquette de la cour, l'ancienne et la nouvelle; il vous racontera les chasses du roi. Tout enfant, il a vu Saint-Georges. Son père était lié avec le vicomte de Barras; M. de Barras! bon gentilhomme d'une noblesse aussi ancienne que les rochers de la Provence, homme d'esprit et de courage, mais qui pensait mal. Là, il s'arrête, il trace une ligne: de Barras, il passe sans transition à Louis XVIII. Toute la gloire de l'empire le touche peu, ou, pour mieux dire, cette gloire l'importune; elle dérange ses idées de noblesse et de gentilhommerie; il éprouve un certain dépit de tous ces hauts faits contemporains, de ces fortunes militaires conquises par des hommes du peuple; il accepterait bien les batailles, mais elles ont le tort de n'avoir pas été conduites et gagnées par des gentilshommes....... C'est une faiblesse qu'il reconnaît et dont il ne peut se défendre. Il croit fermement à une aristocratie de race, à des différences physiques de castes. Selon lui, quelque chose d'exquis distingue la noblesse de la bourgeoisie et du peuple: c'est la finesse de la peau, ou la sensibilité des nerfs, ou la forme des traits; sur l'aspect de la main, il nomme la duchesse, la femme de l'avocat ou la simple grisette. Pour soutenir cette théorie, il a ses autorités: lord Byron, Walpole et d'Aubigné. Amoureux de Voltaire, comme les marquis du dix-huitième siècle, il cite volontiers ce vers d'une de ses tragédies:

Ceux que le ciel forma d'une race si pure...

Et ceux-là, ce sont surtout lui et les siens. Il n'échangerait pas son arbre généalogique contre un Raphaël. Conteur aimable, il a acquis dans ce genre difficile une réputation d'esprit. Les anecdotes du règne de Louis XVIII sont celles qu'il dit le mieux. Il était jeune alors; il faisait partie de la maison rouge. Sans être précisément gastronome, il sait tous les secrets culinaires de feu le duc d'Escars; il conserve, écrites de la main du duc, les recettes des fameuses crépinettes et des succulentes grives en caisse, dont le goût exquis consolait un peu Louis XVIII des ennuis causés par le pavillon Marsan.

Deux articles de la Charte de 1830 le blessent profondément.

Le 23e, qui, dans son 28e §, déclare que le nombre des pairs est illimité, et, dans son 29e, que la pairie n'est pas héréditaire. Il est vrai que le premier de ces §§ offre aux ministres le moyen de réparer les désavantages du second. Mais l'article 28, qui attribue à la chambre des fonctions judiciaires, et décide qu'elle connaîtra des crimes de haute trahison et des attentats à la sûreté de l'État, est un poids que sa poitrine peut à peine soulever. C'est un homme doux et indifférent, comme nous l'avons dit; un procès criminel est donc un topique excitant dont la force révulsive trouble la tranquillité de ses jours et le repos de ses nuits. L'aspect des prévenus l'oppresse; les longs débats le fatiguent; les plaidoiries des avocats jettent son esprit dans une inextricable indécision: il songe, malgré lui, que cet accusé de la vie duquel il va décider est un citoyen honorable, qui à tous les torts politiques joint peut-être toutes les vertus privées; qui, s'il eût réussi dans son audacieuse entreprise, lui aurait donné des maîtres nouveaux, et devant lequel alors il lui faudrait rendre compte de sa position actuelle. Qui sait si au fond du cœur il ne trouve pas, en cherchant bien, une secrète sympathie pour l'une des opinions dissidentes? La peine de mort est d'ailleurs écrite dans la loi; les boules noires lui semblent donc nager dans le sang: s'il venait à plonger sa main parfumée dans l'urne du vote, il croirait la retirer tachée et rougie!..... La fièvre le saisit, son rhumatisme oublié revient, sa goutte douloureuse et complaisante accourt: il est malade, et le président reçoit une lettre qui contient le récit de ses souffrances et l'expression de ses regrets; le Moniteur relate qu'il ne peut pas partager les travaux de la cour. Il achète ainsi la tranquillité et le sommeil avec des frictions et de la tisane. Après le jugement, il entre rapidement en convalescence, et bientôt, la conscience insoucieuse, l'esprit calme, il reprend à la Chambre le vote interrompu des chemins vicinaux.

Sans être précisément religieux, ni le moins du monde dévot, il serait au désespoir s'il n'avait pas un parent évêque, s'il ne pouvait pas dire: «Mon cousin M. de Vannes, mon neveu M. de Digne.» Il redoute, comme nous l'avons vu, les fonctions de juge, mais il est ravi d'avoir dans sa famille des présidents de cour. C'est de bon goût; c'était ainsi autrefois: une grande famille doit tenir à l'épée, au clergé et à la robe.

Cet homme, de mœurs si douces et si élégantes, qui, pareil à Fontenelle, ne se laisse agiter par aucun fait, ne permet à aucun événement de le préoccuper avec vivacité, a eu cependant, dit-il, des passions violentes. Sous l'empire, quand nos armées victorieuses parcouraient l'Europe, il était alternativement à Paris ou en Italie: riche, jeune, inoccupé, ce fut le moment des orages. Si la maturité n'était pas arrivée à point, si l'empereur n'avait pas été vaincu, et que Louis XVIII ne fût pas revenu, sa fortune était compromise: il la perdait avec une danseuse; il vendait ses bois pour une comtesse italienne. Mais heureusement il a compris, à quarante ans, la nécessité de changer d'amours. Un pair de France ne doit pas aimer à l'étranger, ne peut pas décemment avoir un rival préféré à l'Opéra. Il eut alors une passion, un attachement solide; ce fut un nouveau Saint-Lambert auprès d'une autre madame d'Houdetot. C'est lui qu'on voyait tous les matins, à cheval, sur la route de Saint-Cloud, suivi d'une calèche vide et d'un groom porteur d'un énorme bouquet; il allait prendre la comtesse ou la marquise pour une promenade au bois. A défaut d'un amour jeune et ardent, il offrait alors un amour gai, un amour spirituel. Personne ne contait mieux l'anecdote de la veille, la nouvelle du jour. Assidu sans être importun, il savait dire des choses flatteuses sans être fade, et avait surtout l'art d'arriver et de partir à propos. Toujours heureux, toujours favorisé par les circonstances, au bout de quinze ans d'une constance à toute épreuve, d'une union que rien n'a altérée, il trouve un jour, dans le salon de cette femme aimée, une figure nouvelle: c'est un homme en habit noir, l'air timide, l'œil doux et distrait.

—Quel est ce monsieur? demande-t-il à la maîtresse du logis.

—Devinez.

—Je ne saurais.

—Allons donc! J'ai eu quarante ans le mois passé! Vous ne devinez pas?

—Ah! pardon.... Votre confesseur, madame.

—Précisément.

Il est homme de goût, il a passé sa vie parmi les diplomates: cela lui suffit. A l'amour satisfait et éteint succède l'amitié. Ce sont toujours les mêmes soins, les mêmes empressements, la même assiduité; mais l'abbé est en tiers dans sa vie, et il le préfère. L'abbé lui a fourni un dénoûment qu'il cherchait en vain depuis longtemps; il lui a fait doubler l'écueil où allait échouer sa fidélité mourante. Maintenant qu'il vieillit, qu'il n'est plus amant, et que son amie est dévote, il songe tout à fait à lui, rentre à ses heures, avoue la faiblesse de son estomac, et voit souvent son médecin.

Toujours simplement vêtu, il l'est cependant avec goût, c'est-à-dire qu'il ne suit la mode qu'avec ce tact d'un vieillard adroit qui veut, avant tout, éviter le ridicule; mais, comme il a toujours aimé les chevaux et les équipages, sa voiture est du meilleur faiseur, et son attelage est le plus cher qu'ait vendu Crémieux. Il loge au faubourg Saint-Germain dans un vaste hôtel à qui les souvenirs historiques ne manquent pas: c'est Watteau qui a décoré son salon; Boucher a peint le boudoir de sa femme; les fantaisies, les meubles, tout chez lui est du style Pompadour. C'est son époque.—Prenez garde, vous voilà dans un fauteuil qu'a occupé Voltaire.—Cagliostro a passé deux heures dans cette bibliothèque.—Cet Esprit des lois, magnifiquement relié, fut jadis un présent de Montesquieu lui-même.—Ici, Marmontel a lu ses Contes, et Thomas, sa Pétréide.—Dans cette salle à manger a dîné M. de Maurepas.

C'est cet hôtel qu'il quitte tous les ans pour aller passer l'été dans ses terres, où d'autres souvenirs l'attendent. Il part quinze jours avant la fin de la session, non pas précisément pour voir serrer ses blés et vendanger ses vignes, mais parce que juin va finir, et que juillet ne l'a jamais vu à Paris; il n'y était pas en 1830. D'autres voteront le budget. Il compte cependant mourir dans son hôtel, et le prêtre qui l'assistera sera cet abbé, ce commensal de son intime amie. Tout se tient chez lui, tout s'enchaîne, et il a si bien fait, que cet abbé confesse sa femme, et prépare à leur première communion ses petits-enfants.

Nous l'avons dit en commençant, les pareils de cet homme noble sont clair-semés dans la Chambre: elle a aussi ses grands propriétaires sans suzeraineté, ses banquiers, ses industriels, ses savants, et jusqu'à ses prolétaires, gens fort recommandables d'ailleurs, mais qui en changeant de condition n'ont pas changé d'allure; ces hommes nouveaux sont plus instruits, plus positifs, et moins polis que leurs nobles et rares confrères. La Chambre présente, d'ailleurs, tous les contrastes; contrastes de mœurs, d'âge, de fortune et d'habileté.

A côté du pair dont l'équipage armorié ébranle le pavé de la rue de Tournon, marche à pied celui à qui sa fortune modeste ne permet, les jours d'orage, que les coussins mal rembourrés d'un fiacre, ou les banquettes banales d'un omnibus. L'omnibus de l'Odéon a souvent ainsi transporté vers le Palais-Royal les sténographes du Moniteur, les journalistes de la Tribune, et un noble duc qui, après avoir commencé comme eux, avoir glorieusement servi l'empire, et salué de nouveau le drapeau tricolore, vient de mourir regretté de tous les honnêtes gens et de tous les partis.

La Chambre a, comme toutes les assemblées délibérantes, ses membres muets, dieux du silence brodés d'or, Harpocrates en habits bleus, dont l'opinion part du cerveau pour arriver à la main sans s'arrêter à la langue; ils réservent leur éloquence pour les comités secrets, pour les réunions dans les bureaux. Je ne sais quel ancien a dit qu'il est encore plus facile d'aller à Corinthe que d'affronter la tribune. On a remarqué que les amiraux qui font partie de la pairie parlent peu, ou même pas du tout; ces voix qui ont dominé les orages, fait mouvoir des escadres, fait gronder ou se taire dans leurs sabords de nombreuses batteries, sont sans puissance quand elles n'ont pas d'ordre à donner, et s'il leur faut se faire entendre sans porte-voix.

Les fils du roi sont pairs de France, c'est un droit de leur naissance que la Charte a consacré; ils assistent rarement à la séance, viennent, quand elle est commencée, s'asseoir derrière le banc des ministres, et leur âge, comme leur position, les fait s'abstenir du vote.

La porte s'ouvre, la séance n'est pas ouverte. Voici Ariste; il s'approche des secrétaires, consulte le procès-verbal, lit l'ordre du jour, et gagne sa place; son rôle est fini: ce qui le retient, c'est qu'il a une boule à jeter dans l'urne, et que son équipage ne doit venir le prendre qu'à cinq heures. Du reste, il n'est plus rien; la génération qui agit, qui s'agite devant lui, n'est plus la sienne: c'est une de ces âmes heureuses qui peuplent l'Élysée, et jettent un regard tranquille et indifférent sur les passions des hommes.

—Voyez-vous Caliste? Il traverse d'un pas irrégulier la salle des Pas-Perdus, il a un dossier sous le bras; on dirait qu'il se rend à l'audience. Lui-même s'étonne de ne pas voir sur sa manche les larges plis de sa robe d'avocat; il se gratte le front et tire à lui sa perruque, comme il faisait autrefois au palais, quand l'argument imprévu d'un adversaire dérangeait son plaidoyer. Il prend sa place, il classe ses papiers, et si vient son tour de parler, il monte à la tribune. La partie adverse, dit-il (il se reprend en souriant), le noble préopinant auquel j'ai l'honneur de répondre. Caliste est toujours avocat.

Celui qui s'asseoit auprès de Caliste est M. Guillaume. Il a le même nom que le créancier de l'avocat Patelin, et, comme lui, il a vendu du drap toute sa vie; il a inventé une trame nouvelle, un tondeur nouveau; il a perfectionné une machine à carder; il n'a pas inventé de couleur, il est vrai, mais mille nuances, et toujours avec son teinturier. Regardez-le: vous croyez qu'il examine le camée antique que son voisin porte à l'annulaire; non, c'est le drap de l'habit qui attire son attention.—Vous avez là, dit-il, un beau Cunin-Gridaine.

M. Guillaume voit la prospérité de la France dans le commerce des draps. La laine! voilà la richesse d'un pays. Il a étudié le mouton qui donne la laine, et l'assolement des prairies qui nourrissent le mouton.

Voyez-vous dans un coin de la salle ce gros homme qui se meut difficilement, mais dont le teint est brillant et l'œil vif? C'est un agronome: il s'occupe d'agriculture depuis quarante ans. Il méprise la laine, la laine ne nourrit pas son homme; ce qui fait vivre le pays, c'est le navet, la carotte, la lentille, l'épinard, et un peu la pomme de terre et le blé. Il prédit les bonnes années, les froids hâtifs. Allez chez lui, et demandez-lui des grains de semence, il vous donnera les meilleurs, vous pouvez vous fier à son expérience; il ne s'est trompé qu'une fois: sa science a échoué devant le chou colossal; il a cru au chou colossal, aussi hésite-t-il aujourd'hui à employer l'engrais Jauffrey.

Il y a des pairs qui sont ministériels, parce que les ministres sont faits pour régir les affaires de ce monde, tandis qu'eux suivent le cours des astres, résolvent des problèmes mathématiques, ou décomposent des sels.

Regardez dans les couloirs de la chambre cet homme âgé qui ébouriffe sur son front les cheveux gris de sa perruque, et cause avec un pair de cinquante ans environ, d'une figure obséquieuse et douce: l'un est un ancien préfet, l'autre est un industriel du département, qu'administrait le préfet; le vieillard a la voix brève, le regard fier, le geste impérieux; il n'a pas perdu ses habitudes de l'empire lorsqu'il était vice-roi de Napoléon; le fabricant écoute, propose timidement quelques objections, et finit par se ranger à l'avis de monsieur le préfet. Celui-ci oublie qu'il est avec un égal; celui-là, qu'un préfet en retraite ne rend plus d'arrêts. Ce sont deux hommes d'habitude.

Si de la galerie publique où vous êtes placé vous voyez la porte s'ouvrir pour un homme dont la cravate sans nœud est bien attachée, dont l'habit étroit est complétement boutonné, qui porte naturellement l'épée sur la hanche, vous devinez facilement la profession de ce pair: c'est un militaire, c'est un général. Il va s'asseoir devant cette tablette où vous apercevez une épaisse brochure bleue; c'est le budget de la guerre. Il se place non loin d'un maréchal, à la portée d'un amiral, à côté d'un ancien ministre de la guerre. Il étudie son budget, et si l'on vient à discuter une loi sur les haras, il tressaille comme le cavalier qui entend sonner le boute-selle. Si on prononce le mot de recrutement, il prête l'oreille: il a commencé sa carrière militaire avec Dumouriez à Jemmapes, il l'a finie aux pieds de l'empereur à Waterloo. Il porte sa tête avec fierté; les années, qui ont courbé tant de tailles, ont respecté la sienne, ou n'ont pu la faire ployer. Grave comme une statue antique, il a un peu de dédain pour la parole, il aime mieux l'épée. Pour lui, de 1795 à 1815, il s'est écoulé un siècle, le grand siècle! et de 1815 à 1839 cent autres années se sont traînées. Or, du grand siècle, il en était, il y a figuré: celui-là n'est pas fier de sa pairie, il est fier de son épée, de sa croix, de ses cicatrices de l'empire.

Auprès de lui, devant, derrière, à ses côtés, et pareils à de légers hussards voltigeant sur les ailes d'un corps d'armée, voyez-vous les jeunes pairs? L'un laisse rouler les anneaux de ses cheveux blonds sur ses tempes juvéniles; l'autre permet à sa jeune barbe d'ombrager sa joue et même son menton. Ces messieurs sont les derniers produits de l'hérédité, les derniers fruits d'un arbre coupé à sa racine; ils sont un élément politique qui ne se reproduira plus. Que d'autres, fils de généraux plus vaillants, de sénateurs plus utiles à la patrie, d'ancêtres enfin plus nobles que les leurs, ne sont pas pairs comme eux! jeunes gens confondus aujourd'hui dans la foule des citoyens, parce que leurs pères ont vécu une heure de trop pour leur avenir! Mais tout est hasard dans ce monde. Le jeune pair est l'espoir des riches héritières et l'orgueil du jokey's-club. Sa carrière est semée de roses; il a la main dans le sac du pouvoir. Jeune militaire, il est le collègue du ministre de la guerre; apprenti diplomate, il dispose d'une voix en faveur du président du conseil; il ne tient qu'à lui de devenir le camarade des princes. S'il est de l'opposition, oh! alors il devient populaire ipso facto; c'est un Spartiate, c'est un puritain. Une idée généreuse double de prix, en effet, quand elle sort d'une jeune bouche, et si elle paraît devoir entraver une fortune déjà commencée.

Voyez venir ce petit vieillard: une perruque blanchâtre couvre sa tête chauve; il marche d'un pas prudent et un peu oblique; regardez comme les broderies de son habit sont fanées. C'est l'homme de France qui a le plus souvent levé la main pour l'adoption ou le rejet d'un article; nul n'a laissé tomber plus de boules que lui dans l'urne du vote; depuis l'assemblée des notables, il vote; c'est le Nestor des assemblées délibérantes de l'Europe, et peut-être du monde; s'il a quitté son moelleux fauteuil, s'il néglige son rhume, s'il se roidit contre les étreintes douloureuses de sa sciatique, c'est que la chambre va voter.

Celui qui le suit est un homme jeune encore; son habit neuf resplendit d'un or brillant que l'atmosphère de la chambre n'a pas altéré: c'est un nouveau pair. Il foule les tapis d'un pied orgueilleux; il passe devant le banc des ministres et salue d'un air reconnaissant. C'est au ministère, en effet, qu'il doit sa position nouvelle. Candidat malheureux, dans son département, ancien député trop facile, suivant ses mandataires aux suggestions du pouvoir, une ordonnance royale a vengé sa défaite: il est pair parce qu'il n'a pu être député.

Le public des tribunes a souvent souri en entendant les orateurs de la chambre des pairs se renvoyer les uns aux autres les épithètes les plus exagérées. C'est toujours le noble, l'illustre, le savant, ou le très-judicieux préopinant. Le public a tort de sourire et de s'étonner, MM. les pairs étudient les grands modèles et ils les imitent. Ouvrez Cicéron in Catil.: Si fortissimo viro M. Marcello dixissem. Si j'avais à répondre à l'illustre maréchal, dit l'orateur de la pairie. Quand Cicéron veut parler de quelque prêtre romain, clarissimus amplissimusque pontifex-maximus, dit-il; à la chambre des pairs, si l'on vient à prononcer le nom de l'archevêque de Paris, on dit: cet éminent et vénérable prélat. Jamais l'orateur romain ne prononce le nom d'un consul sans y joindre des superlatifs sonores; s'il s'adresse à un général, c'est fortissimus vir; à un jurisconsulte, doctissimus; enfin, s'il parle à un adolescent, à un de ces jeunes hommes, chez lesquels, suivant lui-même, on ne peut louer que l'espérance, il a néanmoins l'art et le soin d'accoler à ce nom encore inconnu une qualification louangeuse, ô adolescens optimus, s'écrie-t-il. On en use de même à la chambre, et ce n'est sans doute par aucun orgueil aristocratique, mais tout simplement pour faire de l'éloquence cicéronienne.

Tous ces hommes, jeunes ou vieux, magistrats ou industriels, anciens préfets ou agronomes, sont des pairs, il n'y a nul doute à cela; mais la figure qui se présente à l'esprit quand on songe à un pair de France est celle de l'homme qui porte un grand nom, a des terres, des châteaux, dont la famille est citée dans l'histoire, et qui, par son âge, sa fortune et son passé, est au-dessus de toute ambition présente et de toute position à venir.

Si on jette ensuite ses regards en dehors des traits rassemblés dans cette esquisse, on se rappelle involontairement cette maxime:

«Il n'y a de supériorité que celle du mérite, et de grandeur que celle de la vertu.»

Cette maxime est de madame Roland. Combien de mille lieues y a-t-il de madame Roland à un pair de France!

Marie Aycard.


L'ÉLÈVE DU CONSERVATOIRE.

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Si quelquefois, vers les dix heures du matin, vous avez flâné du côté de la rue du Faubourg-Poissonnière (cela peut arriver à tout le monde), vous avez incontestablement rencontré, entre les rues Richer et de l'Échiquier, un bataillon de jeunes filles appartenant à la gent trotte-menu dont a parlé le bon La Fontaine.—Toutes, les coudes serrés au corps, l'air empressé, le nez au vent, toutes portant sous le bras un solfége de Rodolphe ou un volume dépareillé du répertoire de la Comédie-Française, elles se dirigeaient vers un édifice sans prétention, dont la porte s'ouvre presqu'au coin de la rue Bergère.

Vous vous êtes peut-être souvent demandé ce que pouvaient être ces jeunes filles; et cependant, si vous aviez été observateur par goût, ou, ce qui est un peu plus triste, par état; si vous les aviez examinées avec attention, peut-être quelque signe indicateur fût-il venu vous révéler leur position sociale.

Le voulez-vous? prenez place avec moi sur le trottoir qui fait face à l'édifice sans prétention; nous allons les étudier ensemble.

Vous les prenez pour des grisettes? A cette heure les grisettes sont à l'atelier, où elles travaillent depuis le petit jour. Pour des demoiselles de la société riche et élégante? Celles-là sont encore dans leur lit et vont bientôt se préparer à recevoir à domicile leur professeur de grammaire. Et d'ailleurs examinez bien la toilette de toutes ces jeunes filles. Elles sont vêtues de façon à dérouter longtemps les suppositions les plus ingénieuses. Elles n'ont pas le tablier noir, le bonnet coquettement posé et la robe si propre et si gentille de la grisette; elles sont vêtues de soie et de velours, et se pavanent sous un chapeau de paille. Mais la soie est éraillée, mais le velours montre la trame, mais le chapeau de paille sert depuis bien longtemps! La pauvreté perce à travers tout cela! Pourquoi cette pauvreté ne se contente-t-elle pas du tartan et de la simple indienne? Dans quel but s'épuise-t-elle en efforts malheureux pour prendre les dehors de l'aisance?

Vous jetez votre langue aux chiens, comme dit énergiquement le proverbe populaire. Eh bien!... je vais d'un seul mot trancher la difficulté.

Toutes ces jeune filles sont des élèves du Conservatoire, et elles vont prendre leur leçon de tous les jours dans l'établissement lyrico-comique que nous avons devant les yeux.

Vous comprenez tout maintenant... Vous comprenez cette promenade matinale; vous comprenez ces solféges et ces brochures; vous comprenez surtout cette toilette de juste milieu entre l'élégance riche et l'élégance pauvre, cette misère de tenue, ce mauvais goût forcé d'accoutrement? Presque toutes ces jeunes filles appartiennent à ces familles intermédiaires qui ne sont pas encore bien classées dans la société: anciens comédiens, peintres, musiciens, compositeurs, sculpteurs, enfin toute la grande Bohême des artistes médiocres; tous ceux qui, sur les planches ou l'archet, ou le ciseau à la main, ont eu juste assez de capacité pour assurer leur existence de tous les jours, mais pas assez de talent pour se conquérir un nom et une fortune. Ces parents-là, qui souvent, dans leur vie, ont, par position, coudoyé les grandes existences, sont orgueilleux comme des parvenus, et ne peuvent se décider à revenir franchement au peuple du sein duquel ils sont sortis. Ils rougiraient de faire de leurs filles d'honnêtes ouvrières; il faut absolument qu'elles soient artistes. On ne consulte ni leurs dispositions, ni leurs goûts. Il faut absolument qu'elles soient artistes. Comme si les artistes, à l'exemple des notaires, des huissiers, des apothicaires et des gardes du commerce, formaient une corporation dans laquelle il fût loisible aux pères de transmettre leur place à leurs enfants ou ayants droit.—Cela vous explique pourquoi nos théâtres sont infestés de tant de médiocrités héréditaires.

Il faudrait une langue de fer et des poumons d'airain pour faire le dénombrement de cette armée en jupons, pour en dire les variétés nombreuses, pour en signaler les individus, pour en esquisser les physionomies. Aussi je déclare d'avance ne me dévouer qu'à une partie de cette tâche. Si je ne l'accomplis pas tout entière, vous vous en prendrez à notre honorable éditeur qui me crie, au bout d'un certain nombre de pages pleines: «Tu n'iras pas plus loin;» ou plutôt vous pourrez en accuser la paresse et l'inexpérience de mon pinceau.

Suivez-moi bien.

Cette demoiselle au pas majestueux et à la tête romainement portée, qui s'avance de notre côté, et que sa mère suit à trois pas de distance, se nomme Herminie Soufflot. Elle est née d'une flûte de l'orchestre de l'Opéra. Comme dès sa première enfance elle avait des airs fort dédaigneux, et traitait de haut en bas tout ce qui l'approchait, on jugea qu'elle était éminemment propre à la tragédie. Elle fut placée au Conservatoire, et changea dès lors son nom vulgaire de Jeannette pour le nom plus cornélien d'Herminie.—Herminie est toute radieuse de sa grandeur future. Elle jette sur notre pauvre monde des regards de pitié, et semble vivre avec les héros et les princesses de la Melpomène antique. Son père, la flûte, et sa mère, ancienne mercière du passage des Panoramas, et aujourd'hui buraliste de première classe au théâtre royal de l'Opéra-Comique, sont en admiration devant elle. Ils respectent comme des ordres souverains les moindres volontés d'Herminie. Il lui suffit de froncer le sourcil pour faire trembler toute la maison.—Son père, la flûte, a coutume de dire, en jouant aux dominos au café Minerve:

«Voisin Mignot, vous avez entendu ce matin Herminie... Hein! comme elle a déclamé son monologue!... Quel œil et quel nez! Ah! si elle avait vécu du temps de ce farceur de Racine, bien sûr qu'il ne se serait pas accoquiné à la Champmeslé.»

Herminie est toujours en dehors de la vie réelle; elle affecte d'être absorbée par l'art. On vient lui dire que la table est servie, et elle répond en roulant de gros yeux:

Seigneur, dans cet aveu dépouillé d'artifice,
J'aime à voir que du moins vous vous rendiez justice.

«Herminie, il est deux heures, veux-tu faire un tour aux Tuileries avec ta cousine Fibochon?

Herminie s'écrie en posant une main sur son cœur et en élevant l'autre vers le ciel:

Oui, vous l'aimez, perfide!
Et ces mêmes fureurs que vous me dépeignez,
Ces bras que dans le sang vous avez vus baignés,
Ces morts, cette Lesbos, ces cendres, cette flamme,
Sont les traits dont l'amour l'a gravé dans votre âme.

«Elle est folle! dit la cousine Fibochon.

—Mais non, cousine, reprend la mère Soufflot; vous ne voyez pas qu'elle est en plein dans l'aspiration.

Herminie est ordinairement courtisée par plusieurs clercs de notaire et autant de commis-marchands en nouveautés, qu'elle tient à une respectueuse distance. Parmi tous ces Lovelaces en herbe, elle finit par en distinguer un. Il lui a plu, parce qu'il a une chevelure noire et épaisse qui rappelle celle du bouillant Achille. A celui-là elle permet de se trouver quelquefois sur son passage et de ramasser son éventail ou son bouquet lorsqu'il lui arrive de le laisser tomber; mais rien de plus. La muse tragique est une vierge forte et altière, qui dédaigne les hommages des mortels.

Herminie va en soirée dans son quartier; elle est fort recherchée par la famille du bonnetier du coin et par celle de l'escompteur de papier qui demeure au premier étage de sa maison. Ce mot de théâtre a tant de puissance sur la population parisienne! Ce n'est plus à Paris que les comédiens seraient bien venus à se plaindre du préjugé. Il suffit que l'on tienne de près ou de loin aux coulisses pour être considéré, fêté, choyé! les machinistes mêmes, le souffleur et les habilleuses ne sont pas exempts de la faveur publique. Le faubourg Saint-Denis et la rue du Temple les accaparent: on leur demande des détails sur ces messieurs et sur ces dames. A quelle heure se couche M. Francisque? combien mademoiselle Théodorine met-elle de temps à revêtir son beau manteau du Manoir de Montlouvier? M. Saint-Ernest mange-t-il comme tout le monde? Est-il vrai que dans les entr'actes mademoiselle Georges prenne des sorbets et des glaces qui lui sont servis par trois nègres en grande livrée?

On comprend l'effet que produit mademoiselle Herminie dans ces réunions bourgeoises. Elle trône, elle règne. Lorsqu'elle veut bien lire des vers, toutes les bouches sont suspendues à la sienne; chaque fin de tirade est accueillie par plusieurs hourras, et si les enfants effrayés se mettent à pleurer, on les envoie coucher sans miséricorde. Mais lorsque mademoiselle Herminie consent à jouer une scène d'Esther ou de Bajazet, quelle joie! Les parties d'écarté sont arrêtées, on fait trêve aux conversations les plus intimes, les petits chiens sont recueillis sur les genoux des grand'mamans, pour qu'il ne leur prenne plus fantaisie de se disputer avec le chat de la maison. On coupe le salon en deux... Une moitié figurera la salle, l'autre moitié le théâtre. Des chandelles placées sur des chaises remplacent la rampe. Herminie se drape dans son châle français, et son interlocuteur ordinaire, M. Michonneau, donne un coup de peigne à sa perruque blonde. M. Michonneau est un ancien employé de la caisse d'amortissement, qui a passé la moitié de sa vie à l'orchestre de la Comédie-Française. Il est fanatique d'art théâtral, et son plus grand regret est de n'avoir jamais pu, pendant sa longue carrière, faire connaissance avec un seul artiste dramatique. Il était à son bureau depuis huit heures du matin jusqu'à cinq heures du soir; puis venait le dîner. Et pendant la soirée ces messieurs de la Comédie étaient sur les planches. Donc nul moyen de rapprochement pendant la semaine. Restait le dimanche; mais M. Michonneau avait à un degré extraordinaire la faiblesse de la pêche à la ligne, et il consacrait ses loisirs hebdomadaires à parcourir, un frêle roseau à la main, les bords fleuris de la Marne, depuis Saint-Maur jusqu'à Petit-Brie.—Aussi voyez comme M. Michonneau, parvenu au déclin de sa vie, est fier de pouvoir se mêler aux jeux du théâtre, et d'être appelé à donner la réplique à une jeune personne qui est l'espérance de la scène française, et qui en doit être un jour la gloire. (Style officiel de messieurs les professeurs de déclamation.)

Chut! Herminie est en place. Elle s'agite comme la pythonisse sur son trépied. M. Michonneau vient se placer en tremblant à côté d'elle; il sera l'Antiochus de cette nouvelle Bérénice. On veut lui donner une brochure: il répond fièrement qu'il sait par cœur tout le grand répertoire.

Le plus grand silence s'établit. Le maître de la maison lui-même fait trêve à la mauvaise habitude qu'il a contractée de ronfler dans un coin pendant que ses hôtes se livrent à divers genres de divertissements. Michonneau frappe trois coups sur le plancher avec le talon de sa botte: le spectacle commence.

BÉRÉNICE-HERMINIE.

Hé quoi! seigneur, vous n'êtes point parti?

ANTIOCHUS-MICHONNEAU.

Madame.... je vois bien que tous êtes déçue,
Et que c'était César... et que c'était César...
(Pause d'un demi-soupir)... que cherchait votre vue.
Mais n'accusez que lui... mais n'accusez que lui...

Pause d'un soupir)... si malgré mes adieux...

De ma présence...

Ici Antiochus-Michonneau commence à perdre la mémoire; il passe lentement la main le long de la couture de son pantalon nankin, se gratte le front, puis enfin, faisant un effort extraordinaire, retrouve à peu près le fil de son discours et poursuit:

De ma présence encor j'empoisonne vos yeux...
Peut-être en ce moment... peut-être en ce moment...
(Avec volubilité)... je serais dans Ostie...
(Plus lentement)... S'il ne m'eût... s'il ne m'eût... de sa cour... de sa cour... de sa cour...
(Très vite)... défendu la sortie.

BÉRÉNICE-HERMINIE.

Il vous cherche vous seul, il nous évite tous.

ANTIOCHUS-MICHONNEAU.

Il ne m'a retenu... (Temps d'arrêt prolongé)... il ne m'a retenu...

Ici la mémoire d'Antiochus-Michonneau le trahit tout à fait. Un murmure de désapprobation à peine comprimé circule dans l'auditoire. Herminie se pose en victime; la maîtresse de la maison prend pitié du pauvre comédien de société et lui apporte la brochure de Bérénice et une bougie. Michonneau saisit avec désespoir d'une main la bougie et de l'autre la brochure, et, dans cette position peu dramatique, continue:

Il ne m'a retenu que pour parler de vous.

BÉRÉNICE-HERMINIE.

De moi, prince?

ANTIOCHUS-MICHONNEAU, avec chaleur.

Oui, madame.

Un cri perçant retentit dans le salon; il est aussitôt suivi de mille cris non moins perçants. C'est que M. Michonneau, tout entier à son rôle et à l'action qu'il exige, a trop approché la bougie de ses tempes, et a mis le feu aux boucles de sa blonde perruque. L'incendie fait des progrès rapides... Madame Michonneau se précipite sur la tête de son mari et l'enveloppe d'un pan de sa robe.—Désolation générale mêlée de quelque hilarité.—Enfin Michonneau sort sain et sauf de cette dangereuse épreuve; sa perruque seule a succombé dans la lutte.

Il est impossible de continuer la scène de Bérénice en face du crâne chauve de M. Michonneau. On y renonce. L'assemblée, que les malheurs de l'infortuné Antiochus ont désarmée, le salue de trois bordées d'applaudissements, puis se met à jouer aux petits jeux innocents. Herminie va bouder dans un coin; elle ne peut pardonner à Michonneau de lui avoir coupé ses effets, et se promet bien de ne jamais prodiguer les trésors de la poésie tragique devant des bourgeois incapables d'apprécier son talent; ce qui ne l'empêchera pas de recommencer à la première occasion. Le jeune clerc de notaire à la chevelure ondoyante, qu'elle a distingué parmi tous les prétendants à son cœur, et qui est parvenu à s'introduire dans toutes les maisons où elle est reçue, s'approche d'elle pour lui prodiguer les compliments les plus flatteurs; elle l'appelle petit niais et lui demande ses socques.

Au Conservatoire, Herminie est la favorite de son professeur; il répète sans cesse qu'elle a un port de reine, et la donne pour modèle à ses compagnes.

Voici quel sera l'avenir d'Herminie:

Son professeur, qui joue les troisièmes rôles comiques à la Comédie-Française, lui obtiendra des débuts sur la scène de la rue de Richelieu. Elle jouera un dimanche devant quelques amis, plusieurs parents, beaucoup de claqueurs et 120 francs de recette. Elle sera fort applaudie, mais le directeur ne l'engagera pas, et il aura raison. En effet, Herminie est une de ces petites merveilles d'école qui n'ont ni cœur, ni passion, ni entrailles, mais qui chantent les vers sur une musique assez monotone, et qui savent lever le bras droit ou le bras gauche à un moment donné: machines fort bien réglées, mais fort déplaisantes pour les gens de goût.

Herminie, déboutée de ses hautes espérances, se plaindra des jugements erronés du public, accusera les grandes puissances de la Comédie d'avoir cabalé contre elle, et ira même jusqu'à mettre en doute les chastes vertus de monsieur le directeur, de monsieur le commissaire du roi et de messieurs les sociétaires les plus influents. C'est ainsi qu'elle se consolera de sa défaite; puis, se réservant pour un avenir meilleur, elle en appellera des spectateurs de Paris aux spectateurs de la banlieue. Escortée de quelques acteurs de province en disponibilité, ou de quelques amateurs qui auront pris ces jours-là un congé à leur atelier de menuiserie ou de bijouterie, apprentis Britannicus, Pyrrhus en herbe, Agamemnon à l'état de fœtus, elle parcourra triomphalement les petites villes des environs de la capitale. Elle jouera Hermione à Saint-Germain, Iphigénie à Pontoise, Junie à Meaux, Roxane à Saint-Denis. L'affiche sera ordinairement ainsi conçue:


THÉATRE DE SAINT-GERMAIN EN LAYE.

Avec la permission de monsieur le maire et des autorités constituées,

La troupe des Enfants de Melpomène donnera aujourd'hui........ un spectacle extraordinaire.

PREMIÈRE REPRÉSENTATION.

MITHRIDATE

OU

LE PÈRE ROI ENTRE SES DEUX FILS,

Tragédie en cinq actes par feu Racine
de
l'Académie-Française.

Mademoiselle HERMINIE SOUFFLOT, ÉLÈVE DU CONSERVATOIRE ROYAL DE FRANCE, PREMIER PRIX DE LA CLASSE DE M***, débutante à la Comédie Française, jouera le rôle de Monime.

PREMIÈRE REPRÉSENTATION.

LES PLAIDEURS

OU

CE QUE PEUT LA MANIE DES PROCES,

Comédie en trois actes du même feu Racine.

M. Narcisse, du théâtre de Carpentras, remplira le rôle de Dandin.

INTERMÈDES.

Dans un entr'acte, mademoiselle Herminie Soufflot chantera Man p'tit Pierre et la Folle de Grisar.

Dans un autre entr'acte, mademoiselle Herminie Soufflot dansera la Cachucha.

Après la première pièce, combat au sabre entre mademoiselle Herminie Soufflot et M. Narcisse.

Dernier intermède. Jeux de physionomie qui feront jouir les spectateurs de la ressemblance des premiers artistes de la capitale, à savoir: M. Auguste imitera M. Alphonse; M. Victor imitera MM. Charles et Alfred.

Le prix des places ne sera pas augmenté. Les enfants et messieurs les dragons du 7e ne paieront que demi-place.


Savez-vous quel est ordinairement, pour les pauvres comédiens nomades, le bénéfice de ces pompeuses représentations?—Il faut donner l'entrée gratuite au maire et à ses adjoints, à leur famille, à leurs connaissances, aux membres du corps municipal, à la gendarmerie royale, au garde champêtre, au bedeau et au sonneur de la paroisse, au percepteur des contributions, au directeur des messageries, au maître de l'hôtel garni et à tous ses garçons. Restent, pour tout public payant, quelques amis des arts aux premières loges, deux ou trois muses de province aux baignoires, à l'avant-scène quatre ou cinq gants jaunes qui ont suivi les actrices depuis Paris, enfin une vingtaine de vignerons et de marins d'eau douce au parterre. A peine y a-t-il là de quoi payer les frais de voyage et de séjour.

Herminie, à mesure qu'elle prendra des années et de l'embonpoint, se fatiguera de ces rares et infructueuses représentations devant un public de banlieue. Elle commencera à songer aux intérêts de sa fortune autant qu'à ceux de son amour-propre. A vingt-cinq ans, elle se présentera chez l'un de ces correspondants dramatiques, que la gent comique a brutalement flétris du sobriquet de marchands de chair humaine; elle sera engagée pour aller représenter, à Rouen ou à Bordeaux, les reines de tragédie, les premiers rôles du drame moderne, les grandes coquettes de la comédie. Comme Molière, Corneille, Racine et Marivaux sont un peu tombés en disgrâce dans notre belle France, et que le parterre des plus grandes villes veut le ballet d'abord, puis l'opéra, puis le drame en lever de rideau, elle jouera cent fois la Tour de Nesle, la Chambre ardente, et tous les ouvrages de M. Anicet-Bourgeois. Puis à ce rude travail ses moyens s'useront; elle passera des troupes sédentaires dans une troupe d'arrondissement, et finira, belle qu'elle est encore et vertueuse qu'elle a été toujours, par épouser un capitaine de recrutement de Carcassonne, ou un entreposeur de tabacs de Clermont en Auvergne. Et alors, au front de la nouvelle demeure champêtre qu'elle se sera choisie, on pourra écrire ces mots:

«Ici gît Herminie Soufflot, élève du Conservatoire, etc., etc.»

Gare... gare... voici Frétillon... Frétillon était fleuriste... mais à force d'avoir vu jouer Déjazet, à force d'avoir entendu chanter Achard, elle s'est sentie prise d'un goût singulier pour le théâtre... Elle fut admise au Conservatoire par la protection de la concierge de l'établissement, qui est sa propre tante... On lui trouva le minois piquant et la jambe bien faite... On ne désespéra pas de la voir un jour,

«Un peu trop forte en gueule et trop impertinente!...»

Elle fut classée dans les tabliers. Elle étudie les Dorine, les Madelon, les Lisette, les Fanchon, toutes les soubrettes de Marivaux, toutes les servantes de Molière! Elle serait incontestablement appelée à faire de rapides progrès dans son emploi, si elle n'aimait pas tant les parties d'âne à Montmorency, les promenades au bois de Boulogne en cabriolet de régie, les toilettes élégantes et les petits repas. Son début à la Comédie-Française ne sera pas plus heureux que celui d'Herminie Soufflot. Un feuilletoniste, auquel elle aura été recommandée, dira qu'elle a de l'avenir, et ce sera tout. Mais ne craignez pas que nous la perdions, ne craignez pas qu'elle aille comme Herminie s'enterrer dans une ville de province! Frétillon quitter Paris! Frétillon, ne plus voir le boulevard Montmartre, ne plus souper au café Anglais, ne plus parader aux avant-scènes des théâtres, ne plus étaler ses grâces et ses dentelles au bal Musard!... Non... non!... Frétillon restera à Paris! Elle profitera de ses études du Conservatoire pour jouer les amoureuses sur une scène de vaudeville, et longtemps encore elle fera l'orgueil et la joie des Lions littéraires et des Lions de la mode!

Quel est ce groupe d'où sortent des fioritures, des roulades et des points d'orgue? C'est celui de mesdemoiselles de la classe de chant. Toutes elles rêvent des débuts au grand Opéra, et les succès des Falcon et des Damoreau les empêchent de dormir! Combien d'entre elles échoueront au port et seront réduites à aller à Angers ou à Bayonne, tenir l'emploi des Dugazon! Heureuses encore quand elles ne tomberont pas dans l'une de ces troupes ambulantes, où la prima donna est obligée de venir, dans la même soirée, chanter la Rosine du Barbier et débiter les longues tirades de l'héroïne du mélodrame en vogue!

Passons maintenant à l'intéressante division des pianistes.—Les pianistes!—Essayez de les compter; elles sont aussi nombreuses que les étoiles au firmament?—Quelle est aujourd'hui la maison où l'on ne rencontre pas un méchant piano dans quelque coin? Quelle est la mère qui se refuse le plaisir de faire apprendre le piano à sa fille? Le piano n'est-il pas l'assaisonnement obligé de tous les maussades programmes des maisons d'éducation? Trouverez-vous une demoiselle à marier qui ne fasse pas tant bien que mal retentir les touches d'un piano sous ses doigts agiles?

Au Conservatoire, la division des pianistes a cela de particulier, qu'elle ne se compose pas seulement d'enfants des familles bohémiennes, ou de quelques intelligences d'élite entraînées vers l'art par une vocation irrésistible; elle compte dans son sein beaucoup de jeunes personnes de la classe moyenne et aisée. En effet, le bourgeois, être essentiellement positif et calculateur, se fait à part lui cette réflexion:—«Je paie trois ou quatre cents francs de contribution par an. C'est l'argent des contribuables qui défraie les dépenses du Conservatoire, qui y entretient les meilleurs professeurs de Paris, y propage les méthodes les plus parfaites! N'ai-je donc pas le droit d'envoyer ma fille Lili au Conservatoire pour y apprendre le piano... le piano que moi et ma femme aimons tant! D'ailleurs cela m'épargnera un maître à domicile, et diminuera d'autant le chiffre de la somme que je verse tous les ans dans la caisse du percepteur de mon arrondissement.»

Profondément calculé, n'est-ce pas?—Le bourgeois, qui est juré, électeur, capitaine de la garde nationale et qui jouit d'une grande considération dans son quartier, trouve facilement le moyen d'obtenir pour sa fille l'entrée de l'école royale, et voilà pourquoi, lorsque par hasard vous allez acheter un briquet phosphorique le soir chez votre épicier, vous entendez retentir dans l'arrière-boutique le son d'un piano qui soupire la romance de Guido.

Les pianistes du Conservatoire font l'orgueil de leurs parents, la joie des fêtes de familles, les délices des concerts à trois francs par tête et le désespoir des infortunés qui demeurent au même étage qu'elles.

Je me croirais coupable, si je n'esquissais pas la silhouette de la harpiste.—Au Conservatoire, la harpiste est presque toujours seule de son espèce; aussi, lorsqu'à la distribution des prix, M. le ministre de l'intérieur recommande aux élèves une noble émulation, elle n'est pas forcée de prendre ces paroles pour elle. Une nouvelle harpiste succède tous les dix ou vingt ans à la harpiste qui se retire; mais il est inouï que deux harpistes se soient trouvées en même temps sur les bancs de l'école. Et, comme la harpe est un instrument fort difficile et qui exige de longues études, ordinairement la harpiste qui est entrée au Conservatoire dans la fleur de la jeunesse, en sort avec des cheveux gris et sans savoir pincer de cet instrument fatal auquel elle a voué son existence. Il est vrai qu'il lui reste une ressource pour ses vieux jours; la harpe exige des attitudes fort gracieuses et fort artistiques, et l'ex-élève du Conservatoire peut gagner sa vie en posant dans les ateliers. Les Corinne au cap Mysène lui sont naturellement dévolues.

La harpiste s'appelle Éloa. Elle porte une robe blanche, une ceinture bleue, qui flotte au gré des vents, et des cheveux bouclés. Son âme est pure comme l'azur d'un ciel pur, son œil erre dans l'espace, l'inspiration réside sur son front large et radieux... Elle est toujours dans les nuages, au-dessus des choses de la terre... On ne lui connaît d'autre faiblesse humaine que d'aimer la galette qui se vend à côté du Gymnase.

Je ne sais vraiment pas pourquoi messieurs les administrateurs de l'art dramatique en France ont, dans leur haute sagesse, séparé les classes de danse des classes de chant et de déclamation; les classes de danse ressortissent de l'Académie royale de musique, et sont justiciables de la haute surveillance de M. Duponchel. Je ne m'arrêterai pas à mettre en saillie ce qu'il peut y avoir de peu convenable à jeter de jeunes enfants dans toutes les agitations de la vie de coulisses; il serait hors de saison de prendre ici la grosse voix d'un moraliste. Je dirai seulement qu'il eût été raisonnable de réunir sous le même toit, sous la même main, sous la même direction, les trois branches de l'éducation scénique; on y eût gagné en progrès et surtout en ensemble.

Je veux réunir ce que messieurs les administrateurs ont séparé; et pour achever le tableau, je dirai quelques mots de mesdemoiselles les élèves de la classe de danse. Ce ne sont plus ici les mêmes physionomies, ce n'est plus la même nation.

Vous avez entendu parler de cette colonie de jeunes et jolies femmes qui peuple certains quartiers de la Chaussée d'Antin. Par une belle soirée d'été, toutes les fenêtres de la rue Notre-Dame-de-Lorette, de la rue de Bréda, de la rue de Navarin, de toutes ces rues élégantes que l'industrie des entrepreneurs vient de jeter comme par enchantement sur la colline Saint-Georges, s'ouvrent avec mystère, et se garnissent de mille jolis visages, de mille bouches souriantes, de mille tailles divines, de mille regards bleus, noirs, verts, bruns; le vent se joue dans les longues boucles des chevelures, et de jolies petites mains blanches se dessinent coquettement sur le fond grisâtre des jalousies entre-bâillées. Au premier coup d'œil, on s'imaginerait, pour peu que l'on ait l'imagination poétique, avoir découvert tout à coup des échappées inconnues sur le paradis de Mahomet.

Parmi ces houris, les unes sont choristes des théâtres de vaudeville, les autres, danseuses ou coryphées au grand Opéra; les autres, grisettes des hauts magasins de modes et des grands ateliers de couture; les autres enfin mènent une existence douce et oisive. Aucune de ces dames n'a de rentes sur l'état, et cependant elles dînent chez Véry, soupent au café Anglais, ne sortent qu'en voiture, ont des toilettes éblouissantes, et sont entourées de toutes les jouissances du luxe.

D'où viennent toutes ces femmes de loisir, ou plutôt ces femmes aimables, comme elles s'appellent elles-mêmes? La classe ouvrière de Paris en fournit quelques-unes; la plupart nous sont envoyées par les départements. Dès qu'à Strasbourg ou à Bayonne une fille jeune et jolie a écouté avec trop de complaisance les doux propos d'un Lovelace de l'endroit ou de quelque bel officier de la garnison, dès qu'il lui devient matériellement impossible de dissimuler sa faute aux yeux indiscrets de ses excellentes voisines, vite elle prend la diligence et vient se cacher dans Paris, ce grand désert si peuplé. Là son éducation se fait vite, et bientôt elle brille au milieu des lionnes de la fashion!—Mais l'enfant?—Ah! tant que ce fruit d'une première erreur est encore jeune et tendre, la mère le tient enfermé dans quelque pension du voisinage et va tous les mois pleurer en l'embrassant. Mais l'âge vient; l'enfant grandit. Si c'est un garçon, il prend sa volée de bonne heure et sans demander la permission de personne: il devient sous-officier de lanciers, acteur de province, commis voyageur pour la partie des spiritueux, ou premier dentiste de sa majesté l'empereur de toutes les Chines à l'usage des paysans de la Beauce et du Forez, et n'écrit de temps en temps à sa respectable mère que pour lui rappeler l'exemple du Pélican et lui demander, au nom de la nature, quelques écus sonnant et ayant cours. La mère s'afflige peu de l'absence de ce mauvais sujet, et ne parle jamais de lui à ses amis des deux sexes.

Mais si elle a une fille, oh! sa conduite est bien différente. Elle n'est point jalouse d'elle, comme certaines mères du monde bourgeois. Non.... elle a assez aimé, elle a été assez aimée, pour savoir au juste ce que vaut la passion, ce que valent les plaisirs, ce que valent les hommes, et pour n'avoir plus rien à craindre, ni à envier de ce côté-là. Ce qu'elle rêve maintenant, c'est un brillant avenir; ce qu'elle redoute, après sa vie de luxe et de jouissances, c'est la misère; et la fortune qu'elle n'a pas su faire, elle veut que sa fille, sa chère Corinne, la fasse. Grâce à ses liaisons avec le corps diplomatique, Corinne entre dans la classe de danse de l'Académie royale de musique, où elle retrouve toutes les filles des amies de sa mère, Néala de Saint-Remy, Lisida de Barville, Antonia de Sainte-Amaranthe, Maria de Bligny, Fenella de Saint-Victor, etc., etc. Là elle apprend la cachucha et les choses du cœur. Sa mère suit ses progrès avec une admiration toujours croissante, elle vante partout le développement hâtif de ses formes, le perlé de ses pirouettes, la blancheur de son teint, la grâce de ses ronds de jambe, la délicatesse de ses traits et l'élévation de ses pointes. Pour obtenir des débuts pour elle, elle fait une cour assidue à toutes les puissances de l'Opéra, depuis le concierge jusqu'au maître de ballets. Enfin le grand jour est arrivé; Corinne, riche de ses quinze ans, doit danser un pas de trois dans un ouvrage en vogue. Toutes les fées du quartier Notre-Dame-de-Lorette, tous les beaux du jockey's-club se donnent rendez-vous rue Lepelletier. La gentillesse et les jetés battus de Corinne ont un succès fou. La mode salue ce nouvel astre qui se lève à l'horizon. Quinze jours après, Corinne se promène au Bois en galant équipage avec son protecteur, sa mère et l'amant de sa mère.

Mais toutes les élèves de la classe de danse n'ont pas le même bonheur que Corinne. Beaucoup d'entre elles végètent assez longtemps dans le corps de ballet, et ne sont que des sylphides à la suite: cela vient ordinairement de ce que leur première inclination a été mal placée; elles ont eu la faiblesse de se laisser séduire par un étudiant en droit qu'elles ont rencontré au Ranelagh, ou par un musicien allemand qui les menaçait de s'empoisonner avec de la potasse! Pour relever ces anges déchus, il ne faut rien moins que la protection d'un journaliste influent ou d'un banquier cosmopolite.

Une physionomie assez curieuse est celle du professeur de danse à l'Académie royale de musique. Quand un danseur, après trente ans de loyaux services, n'a plus la force de s'enlever et de piquer avec vigueur l'entrechat classique, quand il est fatigué, éreinté, fourbu, on en fait un professeur: ce sont là ses invalides. Il a des cartes de visite sur lesquelles on lit: Polydore Larchet, ex-premier sujet de l'Académie royale de musique, professeur de danse à l'Académie royale de musique.

Polydore Larchet est un petit vieillard qui marche la tête haute, le jarret tendu et les bras arrondis. Il porte une perruque blonde, un habit bleu barbeau, un pantalon jaune collant et des escarpins en toute saison. C'est un partisan frénétique de la danse noble; il ne fait qu'en soupirant des sacrifices aux méthodes nouvelles. Il rappelle sans cesse qu'il a eu l'honneur de danser à Erfurth devant leurs majestés les empereurs Napoléon et Alexandre, et que les grandes dames du temps ne pouvaient se rassasier de le voir en fleuve Scamandre. Il se découvre quand il prononce le nom de M. Vestris, et soutient que Louis XIV est le plus grand roi que nous ayons eu, parce qu'il était le plus beau danseur de son époque.

C'est au milieu de sa classe qu'il faut voir M. Polydore Larchet: il est beau de dignité concentrée, ne se fâchant jamais, ne se servant que d'expressions choisies. Il ne parle à aucune de ses élèves, même à la plus jeune, qu'avec les formules les plus polies et les plus étudiées.—«Mademoiselle Julia, voulez-vous avoir la bonté de mettre les pieds en dehors.—Mademoiselle Amanda, voulez-vous être assez aimable pour lever davantage le bras gauche.» Polydore est le dernier représentant de la vieille galanterie française.

On ne veut plus de danseurs; on les proscrit au nom du goût. Bientôt l'art chorégraphique ne sera plus cultivé que par la plus belle moitié du genre humain. Le professeur de danse à l'Académie royale de musique est donc une figure, qui dans peu de temps sera effacée de la collection des caricatures nationales. Il était, je crois, utile de l'esquisser dans notre recueil.

 

Maintenant si vous me demandez combien le Conservatoire produit, par année, de grands talents, je vous engagerai à parcourir les différents théâtres de la capitale. Rachel, Duprez, Frédérick-Lemaître, ne sont pas élèves du Conservatoire. Je me contente de constater ce fait, sans vouloir entrer dans une discussion théorique qui pourrait vous endormir et vous laisser de moi un souvenir très-affligeant.

L. Couailhac.


LE POSTILLON.

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Quelle que soit la route de France que vous parcouriez, il n'est pas une ville, pas un bourg où vos yeux ne soient tout d'abord frappés de ces mots inscrits sur les murs de l'une des principales maisons: Poste aux chevaux. C'est là qu'entouré de ses nombreux serviteurs réside le représentant de l'une de nos plus belles institutions, le maître de poste.

De création royale, tour à tour décorés du titre de maistre et de celui de chevaucheur de l'escurie du roi, maintenus dans leurs priviléges à ces époques de révolutions où les droits mêmes du souverain étaient méconnus, riches propriétaires pour la plupart, les maîtres de poste forment un corps d'élite dans les cadres duquel se trouvent étroitement joints, par un lien commun d'industrie, le prince et l'agriculteur, le duc et pair et le fermier.

Ce serait peu cependant pour la gloire de Louis XI d'avoir créé les postes, si, le même jour, il n'eût exclusivement attaché à leur service la guide, aujourd'hui le postillon. N'est-ce pas le postillon, en effet, qui entretient l'union et le mouvement entre ces nombreux relais dont notre France s'enorgueillit à bon droit? n'est-ce pas à lui que sont matériellement dus les rapports d'homme à homme, de ville à ville, d'État à État? à chaque voyage, arbitre de notre vie ou de notre mort, n'est-il pas enfin, par son travail, le principal élément de la prépondérance ordinaire dont son maître jouit, la source première de l'air d'aisance et de supériorité répandu sur tout ce qui l'approche?

Arrêtons-nous devant une de ces habitations placées sur la route de ***. Elle appartient, depuis la restauration, à un vieux général qui s'y repose en paix des fatigues de vingt années de guerre: accoutumé au tumulte des camps, c'est encore avec plaisir qu'il contemple le mouvement inséparable d'une maîtrise de poste fréquentée. Nous ne dirons rien de la partie réservée à sa demeure particulière; celle destinée à l'exploitation nous semble seule utile à décrire.

On la reconnaît facilement à un mur élevé, qui, appuyé contre l'une des faces latérales de la maison de maître, est partagé par la grande porte, au-dessus de laquelle se lit en longs caractères noirs l'inscription sacramentelle: Poste aux chevaux.

Entrons, et si vous n'avez jamais été à même de parcourir un de ces intéressants établissements, placés sous la surveillance immédiate de l'autorité, et se ressemblant tous, à l'importance du lieu près, vous ne regretterez pas, j'espère, la visite que nous allons faire de compagnie.

A droite, à gauche, devant nous, s'élèvent les bâtiments, tous destinés à des usages différents. Ici, les écuries surmontées de greniers aérés où se conserve le fourrage nécessaire à la consommation de chaque jour; là, la fainière ou vaste magasin de réserve où s'entassent les provisions faites pour l'année; de cet autre côté, les remises, les hangars, la sellerie, la forge, tous les communs enfin nécessaires à une exploitation de ce genre.

L'espace demeuré libre entre ces trois corps de logis forme une belle et vaste cour au milieu de laquelle s'élève un puits artésien qui fournit une eau saine et abondante.

Le pansage est terminé, les musettes[17] se reposent; l'heure du repas approche, de nombreux postillons se mettent en mouvement. Avant de passer outre, faisons une connaissance plus intime avec eux.

De toutes les classes, la plus difficile peut-être à régir est celle des postillons. Après avoir vanté les services qu'ils rendent, pourquoi faut-il ajouter que, fiers de leur origine, ils possèdent au suprême degré les défauts ordinaires aux valets de grandes maisons, c'est-à-dire qu'ils sont pour la plupart insolents, ivrognes, paresseux, méchants, et quelque peu bavards? Joignez à cela une grande propension à faire danser le fourrage confié à leur garde, des habitudes d'indépendance inséparables de la vie active qu'ils mènent, une haute opinion d'eux-mêmes due à de nombreux succès obtenus sur les Lucrèces du pays, et vous comprendrez facilement qu'être sévère, mais juste avec eux, est le seul moyen d'en obtenir la soumission nécessaire. Les règlements qui les régissent sont écrits dans ce double but. Récompenses pour blessures graves, indemnités en cas de maladie, pension de retraite au bout de vingt ans de service, devoirs à remplir, discipline exacte, tout y est prévu, voire même les punitions qui, selon la faute, consistent tantôt dans une amende, tantôt dans une mise à pied, quelquefois dans le renvoi, mais pour les cas les plus graves seulement. Au maître de poste appartient l'exécution de ce code, sauvegarde de son autorité.

Ici le général a transmis cette tâche pénible à un de ses anciens compagnons d'armes, qui, après y avoir gagné le surnom de singe, sobriquet obligé, dans le métier, de tout gérant ou homme d'affaires, est parvenu, avec l'aide d'une discipline toute militaire, à établir les choses sur le pied où elles sont aujourd'hui.

Aussi voyez quelle activité et pourtant quel ordre parmi ces hommes: les uns charrient le foin, les autres vannent l'avoine, celui-ci mouille le son, celui-là porte la paille; tous travaillent, et les chevaux, par des hennissements répétés, témoignent à l'envi le désir de recevoir la ration qui leur est destinée.

Pénétrons dans l'intérieur des écuries, assez larges pour laisser un libre passage entre une double rangée de chevaux normands parmi lesquels il est facile de reconnaître ceux de volée à leur jambes fines, au feu qui s'échappe de leurs naseaux, les porteurs et les sous-verges à leur taille plus élevée, à leurs formes carrées et vigoureuses. Râteliers, mangeoires, coffres à avoine, coussinets destinés à recevoir les selles, chandeliers auxquels se suspendent les harnais, comme tout y est propre et bien tenu! Une litière fraîche attend les chevaux en course, dont les barres mobiles indiquent la place; à l'extrémité la plus reculée, des stalles fixes séparent ceux qu'une maladie récente ou légère met momentanément hors de service. Des seaux, des lanternes fermantes, seul mode d'éclairage permis par la prudence, deux grandes boîtes sans couvercle appendues aux traverses supérieures et appuyées contre les murs, complètent l'ameublement des écuries. Pompeusement décorées du nom de soupentes, et placées à une distance convenable l'une de l'autre, ces caisses, auxquelles on ne parvient qu'à l'aide d'une échelle mobile, contiennent chacune un matelas à l'usage des postillons de garde la nuit. C'est là ce qu'ils appellent leur chambre à coucher.

Après le repas vient la conduite à l'abreuvoir.

Un seul homme suffit pour mener attachés l'un à l'autre les quatre, cinq, quelquefois même six chevaux dont se compose son équipage. Monté à poil sur l'un d'eux, n'ayant d'autre frein que son licol, il en demeure pourtant parfaitement maître, et il est fort rare qu'un accident fâcheux vienne interrompre les exercices de voltige auxquels il se livre souvent dans l'eau, aux applaudissements prolongés des villageoises accroupies au lavoir, et au grand ébahissement des moutards, espoir de la commune.

Rien ne peut donner une idée de l'union intime qui existe entre un bon postillon et les chevaux qui lui sont confiés. Ils se parlent, ils s'entendent, ils se comprennent. Un mot, un geste, un nom,—car chacun d'eux a le sien,—un coup de sifflet, le moindre signe, suffit pour que l'ordre donné soit immédiatement exécuté. On a vu des postillons quitter un relais parce qu'on leur avait enlevé un animal favori, des animaux qui, privés de leur conducteur ordinaire, se sont laissé mourir misérablement, ne voulant recevoir de nourriture d'aucune main étrangère.

Bientôt les chevaux rentrent de l'abreuvoir; après avoir été légèrement bouchonnés, tous, par un instinct infaillible, reprennent d'eux-mêmes leurs places accoutumées. Les longes sont attachées, les postillons libres, une scène nouvelle se prépare dans la cour. Quelques explications aideront à son intelligence.

En outre des lois auxquelles ils sont soumis, les postillons, ainsi que la plupart des corps d'état ou de métier existants, reconnaissent des coutumes dont l'usage seul perpétue chez eux les traditions. De ce nombre sont, avant tout, le baptême et la savate: la savate, punition infligée au capon, c'est-à-dire au camarade convaincu d'avoir fait des rapports au maître; de lui avoir appris, par exemple, par quelle ruse nouvelle l'avoine continuait à se transformer en piquette au cabaret voisin. Tout le monde connaît ce genre de supplice, qui consiste à appliquer au coupable, sur les parties du corps le mieux appropriées à cet effet par la nature, un nombre de coups de soulier proportionné à la gravité de la faute: justice expéditive, et dont les suites compromettent parfois la vie même de l'infortuné patient.

Le baptême est une tout autre chose. Cette cérémonie, car c'en est une, n'a rien que de jovial et d'innocent. Elle s'adresse au novice qui paraît pour la première fois dans un relais. Sont seuls exceptés les enfants de la balle, ou fils de postillons, et le nombre en est assez grand, car ce n'est pas chose rare, malgré l'antipathie que ces derniers ont pour le mariage, que de rencontrer deux et même trois générations attachées à la même poste. C'est que le métier, quoique rude, n'est pas des plus mauvais. Le vrai postillon reçoit de toutes mains: du voyageur en poste, du courrier de malle, du conducteur, dont il seconde trop habilement la fraude, de l'hôtelier, auquel il amène des voyageurs, de son maître enfin, qui ne lui paye pas moins de 50 à 60 francs de gages mensuels.

Initiés dès l'enfance aux devoirs de leur profession future, ces jeunes louveteaux ont à peine atteint leur seizième année, âge de rigueur, qu'ils passent en pied, et, grâce au livret octroyé par l'autorité municipale, acquièrent gratis, du moins aux yeux des camarades, le droit de nous verser, vous ou moi, à l'occasion.

Il n'en est pas de même à l'égard du surnuméraire auquel vont être accordés pour la première fois le privilége de faire connaissance avec les corvées d'écurie, et l'honneur insigne d'apprendre à manier la fourche à fumier. Celui-là doit subir une épreuve.

Nous allons y assister.

Au milieu de la cour, et tout à côté du puits, s'élève un tréteau de bois sur lequel une selle est posée. Recouverte de quelques planches mobiles, l'auge lui sert de piédestal; des branches de verdure placées à l'entour achèvent la décoration, et cachent les supports du tréteau.

La poste entière est sur pied; de nombreux spectateurs venus du dehors ont obtenu la faveur d'être admis dans l'intérieur de l'établissement; les femmes surtout—avides de spectacles à la ville, comment ne le seraient-elles pas au village?—les femmes sont en grand nombre; et là, comme partout, c'est à qui sera la mieux placée. Dans cet espoir, chaque postillon s'entend appeler de la voix la plus séduisante: «Mon p'tit m'sieu Nicolas... Mon bon père Delorme...»

Soudain un profond silence s'établit. Le néophyte a paru, conduit par le loustic du relais, qui lui sert de parrain; il est amené près de la monture préparée. Là, il doit s'enfourner dans une paire de bottes fortes, bottes de l'une desquelles, pour notre bonheur passé et pour celui de nos enfants, sortit un jour l'épisode le plus curieux de la véridique histoire de Poucet. A peine a-t-il introduit la seconde jambe dans sa lourde prison de cuir, qu'on l'abandonne à lui-même. Que d'efforts ne doit-il pas faire en ce moment pour conserver un équilibre perdu à chaque pas! De trébuchement en trébuchement, de chute en chute, il arrive enfin au pied de l'auge; alors on le hisse sur le tréteau plutôt qu'il n'y monte lui-même; on lui met le fouet en main, et comme, à dessein, la selle est demeurée veuve de ses étriers, et que les jambes du cavalier, cédant au poids énorme qui les entraîne, pendent, à sa grande souffrance, de toute leur longueur, on dirait, à le voir ainsi perché, d'une de ces figures de triomphateur romain peinte ou tissée dans quelque antique tapisserie de Flandre. Commence aussitôt, au milieu des rires et des lazzis de toute sorte, l'examen du récipiendaire, espèce d'interrogatoire que son sel fort peu attique nous interdit de reproduire. Chaque demande, chaque réponse devient le sujet de nouvelles acclamations joyeuses. Un nom lui est donné, nom de guerre, qui peut-être remplacera pour toujours son véritable nom. Arrive enfin cette dernière question, prononcée d'une voix solennelle: «Tu as eu le courage de monter sur ce cheval, jeune homme, sais-tu comment on en descend?» Quelle que soit la réplique du malheureux, ces mots sont le signal de son supplice: à peine ont-ils été prononcés, que les planches qui recouvrent l'auge disparaissent sous les efforts instantanés des spectateurs les plus voisins. Le tréteau tombe de tout son poids dans l'eau dont elle est remplie, et entraîne nécessairement dans sa chute l'inhabile cavalier; mais ce bain n'est point encore assez pour la purification du novice: chaque assistant, armé d'un seau rempli à l'avance, vient l'immerger à l'envi, et il ne recouvre sa liberté qu'après avoir consenti à arroser à son tour le gosier de ses anciens d'un nombre de litres illimité.

Laissons le malheureux se remettre de la rude épreuve à laquelle il vient d'être soumis, et examinons les figures qui nous entourent.

Vieilles et jeunes, toutes ont un galbe particulier, dû partie à la fatigue et aux veilles inséparables du métier, partie à l'intempérance, qui se trahit sous une peau plus ou moins bourgeonnée.

L'une d'elles surtout est remarquable: couronnée de rares cheveux presque blancs résumés dans une petite queue, image dégénérée de l'énorme catogan, gloire des postillons du siècle dernier, elle appartient au père Thomas, qu'achèvent de caractériser le serre-tête blanc noué autour du front, l'escarpin à boucles d'argent, le bas bleu et le pantalon de peau descendant jusqu'à la cheville qu'il embrasse étroitement. Agé de près de soixante ans, ses services datent du camp de Boulogne, et rien, en aucun temps, pas même la crainte de perdre un état qu'il ne saurait quitter sans en mourir, n'a pu l'engager à se séparer de deux choses qu'il estime avant tout, le portrait de son empereur, comme il le nomme, et ces quelques poils réunis qui lui rappellent ses plus beaux jours. Excellent postillon dans son temps, l'adresse supplée chez lui à ce qu'il peut avoir perdu du côté de la vigueur, et peu de jeunes gens réussiraient encore mieux que lui à couper un ruisseau ou à brûler une concurrence. La seule chose à laquelle il n'a pu se soumettre entièrement, c'est le menage en cocher, qu'il regarde comme bien au-dessous de lui; et jamais il ne s'assied sur un siége de voiture sans pousser un profond soupir, et marmotter entre ses dents, à travers la fumée de son vieux brûle-gueule culotté: Si mon empereur n'était pas mort, ils n'auraient pas fait ça...»

C'était beau, en effet, de voir ce postillon à la veste bleue, aux parements rouges brodés d'argent et couverts d'une innombrable quantité de boutons, à la culotte de peau, aux grandes bottes éperonnées, le chapeau de cuir sur le coin de l'œil, la verge dans une main, la bride du porteur dans l'autre, guider d'un bras ferme cinq chevaux lancés au triple galop!

La sûreté des voyageurs gagne, dit-on, au mode de conduite presque généralement adopté aujourd'hui: c'est donc bien qu'on le préfère. Mais on ne peut nier que la tenue extérieure, que l'amour-propre de l'homme, si nécessaire en toute chose, que l'uniforme, quoique officiellement demeuré le même, n'y aient considérablement perdu. Sans catogan et sans bottes fortes, le postillon n'est plus que l'ombre de lui-même; je l'aimerais presque autant en bas de soie, en gants beurre frais et en perruque à la Louis XIV...

«Ohé! père Thomas! ohé! v'là une poste qu'arrive!—J'ai d'la chance aujourd'hui,» répond l'ancien, dont c'est le tour à monter.

En effet, le son lointain des roues suffisait pour faire reconnaître une chaise de poste à une oreille exercée, et les triples appels du fouet indiquaient clairement que le bourgeois qu'elle renfermait payait les guides au maximum.

Dans ce cas, les chevaux sont lestement garnis et sortis à l'avance hors de la grande porte.

Le relayage s'opère donc en un clin d'œil, et nous laisse à peine le temps de distinguer le voyageur assis dans la voiture; cependant, à ses bottes à l'écuyère ostensiblement placées près de lui, on reconnaît un courrier de cabinet ou de commerce.—Oui, un courrier: c'est ainsi qu'ils voyagent généralement. Notre délicatesse ne s'accommode plus des courses à franc étrier, et rien de plus rare à rencontrer aujourd'hui sur nos routes qu'un courrier proprement dit.

Le père Thomas est prêt; une mèche neuve a été lestement ajoutée à son fouet de malle; il part, faisant à son tour résonner l'air de ses clics-clacs les plus harmonieux.

C'est ici le lieu de faire observer que la langue du fouet est d'un usage universel parmi les postillons. Sur la grande route, endormi dans sa charrette, un voiturier du pays, un ami tarde-t-il à livrer passage? une salve prolongée le rappelle affectueusement à son devoir; un roulier mal-appris met-il trop de lenteur à céder la moitié du pavé? le fouet, plus rude alors dans ses éclats, lui ordonne de se hâter; hésite-t-il encore?—le fouet, au passage, lui lance une admonition des plus vives à la figure.

Sans le fouet, comment indiquer la générosité des voyageurs que l'on conduit? comment dire s'ils payent les guides à la milord, à l'ordinaire ou au règlement; seul, dans son langage conventionnel, il sert de base à la célérité du service à leur égard.

On raconte à ce sujet une anecdote assez singulière.

Un plaisant paria, il y a quelques années, aller en poste de Paris à Bordeaux, dans le laps de temps le plus court, en ne payant cependant aux postillons que les 75 centimes de pour-boire rigoureusement dus par cheval.

Affublé d'une grande robe de chambre, entouré d'oreillers et de fioles de toute espèce, il réussit à se donner l'air d'un moribond prêt à trépasser, et comme, à chaque relais, il demandait avec instance qu'on le menât au pas le plus doux, et qu'on épargnât sa tête et ses membres endoloris, le postillon, prévenu de son avarice par celui qu'il remplaçait, se faisait un malin plaisir de le secouer de son mieux en le menant au galop le plus forcé, et de l'assourdir en ne laissant aucune interruption entre des salves de coups de fouet lancées de toute la vigueur de son poignet. Chaque relais étant trompé par cette fausse annonce, la ruse réussit: il gagna. Mais à moins que vous ne soyez décidé à l'imiter, mieux vaudrait, je vous assure, voyager en patache que de vous entendre annoncer par un seul coup de fouet, indice ordinaire de M. Gillet, c'est-à-dire de celui qui ne paye les guides qu'au taux prescrit par l'ordonnance.

A la chaise de poste succède la malle. Celle qui arrive est du dernier modèle. C'est un coupé à trois places, très-large, parfaitement peint, on ne peut mieux verni, dans l'intérieur duquel rien n'a été épargné pour la commodité des voyageurs; coussins élastiques, accotoirs moelleux, portières en glaces, rien n'est épargné. Deux choses seules,—assez peu importantes d'ailleurs,—semblent avoir été négligées dans sa construction: la sûreté des dépêches, qui, placées dans un coffre en contrebas à l'arrière de la voiture, ne peuvent, en aucune façon, être surveillées par celui à qui elles sont confiées, et la vie du courrier, qui, perché à la manière anglaise, sur la banquette dure et étroite d'un cabriolet élevé derrière la caisse, demeure exposé à toutes les intempéries, et court risque de se casser le cou au moindre cahot. Le postillon appelé à conduire la nouvelle mode, comme il l'appelle, se presse d'autant moins que le courrier le gourmande d'autant plus. Enfin il monte sur le siége en rechignant, et celui qui en descend nous apprend, non sans accompagner ses plaintes de jurements fort énergiques, «que ces guimbardes-là ne pourront marcher longtemps, qu'elles sont trop brutales à traîner; avec ça que les roues cassent des noix, et que la mistration ne paye que trois chevaux au lieu de cinq qu'on y attelle, etc. etc.»

Le temps apprendra s'il a raison.

Quant à nous, notre visite au relais est terminée; il ne nous reste plus qu'à nous mettre en route.

La diligence arrive.

«Conducteur, de la place?—Deux banquettes.—C'est bon.—Vos bagages?—Voilà!»

Hissés tant bien que mal sur l'impériale, nous demeurons silencieux auditeurs du colloque suivant établi entre le conducteur et le postillon, dernier coup de pinceau à ajouter au portrait de ce dernier.

«Bonsoir, m'sieu Bibi, vous v'là ben à bonne heure aujourd'hui; l's autres sont pas encore passés.—J'crois ben, j'les ai perdus au repas.—Ohé! oh! toi Péchard.—Amène donc le porteur!—Arrière, arrière, Cou-de-Cygne.—A cheval, à cheval.—Donne-moi les traits, Abel Cadet; y êtes-vous, m'sieu Bibi?—Marche, marche.—Hi!...»

La voiture roule emportée par cinq chevaux habilement lancés au grand trot.

La conversation continue. Le postillon raconte en détail le baptême dont il a été l'un des principaux acteurs.

Il est interrompu par le conducteur: «Fais donc attention à ton sous-verge.—Ahu! ahu!... Queu dommage qu'ma Suzon ait pas pu voir ça, aurait-elle ri, aurait-elle ri! vous la connaissez ben, m'sieu Bibi; c'est c'te p'tite blonde qu'a de grands yeux de couleur, si ben que l'neveu à M. Cornet, l'épicier, dit toujours, histoire d'compliment, qu'all' r'semble à un vrai gruyère! farceur, va!... Ahu! le marsouin!... Vous voyez pas l's autres, m'sieu Bibi!—Hardi, hardi!—Amour d'femme, va!... St.!... Flamme de punch!... J'sis altéré tout de même; l'air est sèche à c'soir. Nous allons arrêter aux volets noirs, pas vrai, m'sieu Bibi, c'est vous qui régale.—J'arrête pas, j'ai des ordres.—Des ordres, est-y bon enfant, pisque l'inspecteur a passé z'hier, à même que c'gros qui marche avant vous, vous savez ben, m'sieu Bibi, il avait cinq lièvres qu'étions pas su feuille; si ben que l'inspecteur a dit: pincé, vieux, qu'y dit; les lièvres, c'est des lapins[18]. Fameux. Enfoncé l'gros. Avec ça qu'y a pas gras avec lui pour les pour-boire[19]; quand y a d's enfants, y m'fait rendre deux yards... Attends, la Marquise, j' t'vas ressoigner le cuir... Voyez-vous l'bouchon au bas d'la côte. La mécanique y est, pas vrai?—N't'inquiète pas.—Hu, l's Arabes!... C'te satanée descente, elle est d'un mauvaise. Et les cantonniers qui s'foulent pas la rate, et qu'y sont pas gênés pour dire que l'gouvernement fait pas les routes pour s'en servir, que la loi nous y défend. Ohé! oh!... oh!...»

La voiture s'est arrêtée devant les volets noirs. Le postillon et le conducteur sont descendus.

«Du rouge ou du blanc, m'sieu Bibi?—J'y tiens pas la main.—A vot' santé, m'sieu Bibi, la compagnie; r'doublons-nous?—Pu souvent... enlevé, c'est payé.—Nous allons nous r'venger d'ça, ayez pas peur... donne mon fouet, toi, mal-appris... Hu, les braves!...»

Nous repartons au galop; on dirait que le canon bu par le maître a donné un nouveau nerf à ses chevaux.

La nuit est venue: la lassitude et le balancement de la voiture invitent le voyageur au sommeil...

Bonne nuit donc, et surtout bon voyage!...

J. Hilpert.


LA NOURRICE SUR PLACE.

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Si j'avais l'honneur d'être père de famille, je n'oserais pas écrire cet article, tant je craindrais d'exposer ma race au ressentiment des nourrices futures; il y a trop de petits vices, trop de péchés mondains, trop de qualités négatives à dévoiler. La seule chose qui pourrait peut-être accroître mon courage, c'est cette pensée consolante qu'en général les nourrices ne savent pas lire.

Quoi qu'en puisse dire Jean-Jacques Rousseau, pendant longtemps encore, sinon jusqu'à la fin du monde, toutes les dames de France, et celles de Paris en particulier, continueront à ne pas allaiter leurs enfants. Ce sont pour la plupart d'excellentes mères de famille, irréprochables à l'endroit des mœurs, élevées dans le respect de l'opinion et la crainte du bavardage, et qui savent à une unité près le nombre de sourires et de valses qu'elles peuvent oser sans risquer de se compromettre. Si donc elles n'allaitent pas les héritiers que la Providence leur octroie, c'est que toute leur bonne volonté échoue devant ces deux obstacles indépendants l'un de l'autre: le mari et le bal.

Pour ces pauvres femmes, le monde est un despote impertinent auquel il faut obéir sous peine de voir l'ennui se glisser au sein du ménage: le bal ne souffre point de rival, et si les jeunes mères donnaient leur lait à leurs enfants comme elles leur ont donné la vie, que deviendraient les fêtes, les parures, les danses, les concerts? La chambre à coucher serait un cloître habité par la solitude, et nous savons beaucoup de dignitaires de l'État, beaucoup de satrapes de la banque, qui ne voudraient pas d'une vertu dont le premier acte serait d'enlever au monde les charmantes reines qui aident à leurs projets par les grâces de leur esprit et le charme de leur sourire.

Quant aux maris, aujourd'hui que toute chose se calcule et s'exprime par des chiffres, ils savent combien il y a de dépenses économiques et d'économies coûteuses; ils n'ignorent pas que toutes les femmes sont plus ou moins poitrinaires ou sérieusement affligées par des symptômes de gastrite, quels que soient d'ailleurs l'éclat de leurs yeux et la fraîcheur de leur teint. Donc l'allaitement ne pourrait que développer la malignité du mal que leurs lèvres roses respirent dans l'atmosphère chaude et parfumée des bals; et quand viendra le sevrage, un pèlerinage en Suisse ou en Italie, une promenade aux eaux des Pyrénées, seraient indispensables pour raffermir la santé précieuse ébranlée par les devoirs de la maternité.

Or, toutes choses égales d'ailleurs, il est plus économique de payer une nourrice que de courir en chaise de poste avec une adorable malade qui prend texte de ses souffrances pour se faire pardonner ses plus chères fantaisies.

Tous les maris savent cela. Lors donc qu'en vertu de la parole divine, qui, au commencement du monde, a dit aux hommes: Croissez et multipliez, une femme riche des hautes classes de la société approche du terme de sa grossesse, le médecin de la maison se met en quête d'une nourrice jeune et vigoureuse.

Bientôt, par les soins de ce personnage imposant sous un frac de jeune homme, la nourrice est amenée de la campagne. Soit qu'elle arrive de la Normandie avec le haut bonnet traditionnel, soit qu'elle vienne du Bourbonnais avec le chapeau de paille recourbé et garni de velours, c'est toujours une forte et puissante fille qui trahit la richesse de son organisation par la vigueur de ses contours. Son fichu de cotonnade grossière à carreaux a peine à contenir les rondeurs sphériques de deux seins qui promettent une nourriture aussi abondante que saine à l'enfant qui dort au berceau.

La nourrice est installée. Sa chambre communique par un cabinet à celle de sa maîtresse, et tout le luxe du comfort lui est prodigué.

Pauvre femme des champs habituée aux rudes labeurs de son ménage, aux travaux incessants de la ferme, transportée soudain au milieu des splendeurs que donne la fortune, éblouie de l'éclat qui l'entoure, elle ose à peine se servir des belles choses qui sont à son usage, ni toucher aux meubles qui garnissent sa chambre; silencieuse et craintive, elle obéit sans répondre, remue sans bruit, baisse les yeux, et prodigue à son nourrisson les gouttes emmiellées d'un lait suave et pur.

Son caractère a des contours arrondis comme ceux de ses formes; toujours douce, avenante, timide et bonne, elle sourit et remercie quoi qu'on fasse. Elle a l'humeur calme et patiente ainsi que l'onde d'un petit ruisseau qui glisse sur un lit de sable et de mousse, et rien ne saurait obscurcir la placide lumière de ses yeux ou plisser l'épiderme brun de son front poli comme du marbre.

La jeune mère s'applaudit du hasard qui lui a fait rencontrer la perle des nourrices, et s'étonne qu'un aussi angélique caractère se puisse trouver sous la robe d'une femme.

C'est l'aurore splendide et vermeille d'un jour souillé d'orage. Un mois s'est à peine écoulé que déjà de petites bourrasques de mauvaise humeur ont rendu boudeuse la bouche entr'ouverte qui n'avait jamais fait divorce avec le rire; les sourcils se sont froncés; des paroles rapides, grommelées à voix basse, accompagnent des gestes brusques qui coûtent la vie à quelque porcelaine, tasse ou soucoupe; et l'enfant s'endort, s'il peut, sans le secours de la complainte.

La fille d'Ève se révèle sous l'enveloppe de la nourrice, et la maîtresse du logis reconnaît enfin que l'ange n'était qu'une femme, et quelle femme encore! un vrai diable plein de malice et d'astuce, de rouerie et d'entêtement.

Cependant la transformation ne s'opère pas avec la magique rapidité d'un coup de baguette: la femme ne se dévoile que lentement; ses progrès négatifs suivent une marche oblique, mais, soyez-en bien sûr, il ne s'écoulera pas un long temps avant que le masque ne soit tout à fait arraché.

Les premiers symptômes de la métempsycose se développent d'ordinaire dans les basses régions de l'office; c'est autour de la table commune où cuisinières et laquais, grooms et femmes de chambre dévorent, en se reposant de leur oisiveté, que la nourrice laisse apparaître les inégalités d'un caractère revêche que la timidité, autant que la diplomatie naturelle aux gens de la campagne, avaient couvert d'un voile menteur.

Une aile de poulet est souvent la pomme de discorde; le majordome la réclame, et la nourrice l'exige. Le droit des préséances de l'antichambre est mis en discussion; l'un s'appuie sur les galons de son habit brodé et sur l'importance de ses fonctions; l'autre fait parade de la sacro-sainteté de son emploi intime, qui suspend entre ses bras l'héritier présomptif de l'hôtel. L'office se divise en deux camps; mais l'envie que tout domestique inférieur nourrit en secret contre les serviteurs qui ont leurs entrées dans les petits appartements donne la majorité à l'intendant. L'aile de poulet tombe dans l'assiette masculine, et la nourrice quitte l'office en roulant dans sa main le taffetas gommé de son tablier, et dans son cœur des projets de vengeance.

Elle boude un jour, deux jours, trois jours même, s'il le faut. La gravité la plus sombre siége sur son visage; son allure affecte la colère dédaigneuse d'une grande dame insultée par des manants. Un désordre inaccoutumé préside à sa toilette, de lamentables soupirs soulèvent sa poitrine, et bientôt la pauvre mère, inquiète, cherche à pénétrer le mystère effroyable qu'on ne lui cache si bien que pour lui donner plus d'importance. Enfin après mille détours, mille circonlocutions entrecoupées d'exclamations plaintives, le fait de l'aile de poulet est révélé dans toute son horreur, avec enjolivement de petits mensonges, de médisances anodines, de doucereuses calomnies qui noircissent le malheureux intendant, et prêtent à la nourrice la blancheur d'une colombe innocente et persécutée. Pauvre victime d'un infernal complot, elle s'étiole ainsi qu'une fleur privée de nourriture; on lui refuse le nécessaire à elle qui prodigue son sang le plus pur au petit bonhomme qu'elle aime tant. Au besoin, l'embonpoint progressif de sa taille, la rotondité lustrée de son cou, orné d'un double menton, pourraient donner un éclatant démenti à sa mélancolique élégie; mais la mère ne voit que son fils en tout cela. On lui a si souvent répété que les enfants ne se portent bien qu'à la condition d'être allaités par des femmes dont rien n'altère la bonne humeur, qu'elle tremble déjà de voir le sien pâtir bientôt, victime des infortunes culinaires de sa nourrice.

Le majordome est appelé sur l'heure, vertement réprimandé et sérieusement averti que l'estomac d'une nourrice a des droits imprescriptibles auxquels il fait bon d'obéir.

A dater de ce jour, une haine sourde et profonde surgit entre elle et la gent de l'office; mais, orgueilleuse de sa position, et fière de son premier triomphe, elle se joue des efforts de la coalition qu'elle domine à l'antichambre comme au salon.

Les femmes, comme les enfants, n'ont jamais conscience de leur force qu'après l'avoir essayée; mais sitôt qu'elles la connaissent, elles en usent et en abusent sans pitié ni merci. Le premier essai tenté par la nourrice lui ayant révélé toute l'étendue de sa puissance, elle se hâte de la mettre de nouveau à l'épreuve.

Transplantée de la campagne, où du matin au soir elle vaquait à de pénibles travaux, dans une ville où les soins de l'allaitement vont devenir sa seule occupation, il était à craindre que la florissante santé de la nourrice, habituée à l'activité, à l'air, au soleil, ne s'altérât dans le repos, le silence et l'ombre d'un hôtel de la Chaussée-d'Antin. Le changement eût été trop rapide et trop complet. Afin de ménager à son sang et à ses humeurs une circulation toujours facile, et d'après les conseils du docteur, on attribue à la nourrice certains petits travaux d'intérieur qui ne demandent que du mouvement sans fatigue: l'arrangement et le nettoyage de sa chambre, les apprêts de son lit et du berceau en représentent presque la totalité.

D'abord humble et résignée, elle remplit sa tâche avec une ponctualité mathématique et une ardeur sans pareille. Mais une si louable activité se dissipe bientôt au souffle des mauvaises passions. La nourrice, après sa victoire sur l'office, trouve qu'il est malséant à ses maîtres de la laisser se fatiguer à balayer, frotter et nettoyer ainsi que le peut faire une simple femme de chambre. D'aussi viles occupations sont désormais incompatibles avec son caractère. N'est-elle pas payée pour être nourrice, et non pour être servante?

Alors commence une nouvelle lutte qui se termine encore par le triomphe de la nourrice. Elle murmure tout bas, se plaint, gémit, accuse de sourdes douleurs vagues, qui toutes proviennent d'une grande lassitude: si la maîtresse feint de ne pas comprendre, les douleurs deviennent intolérables, l'appétit cesse, la fatigue succède à la lassitude, l'accablement à la fatigue. Le médecin consulté ne découvre aucune fièvre; mais la mère, effrayée pour l'enfant, prescrit immédiatement le repos le plus absolu, et le retour de la joie et de la santé coïncide avec la promulgation de l'ordonnance.

La nourrice a vaincu; une servante subalterne est chargée d'office de l'administration de son appartement; comme sa maîtresse, elle gouverne et gronde quand tout n'est pas en ordre une heure après son grand lever.

Cependant l'enfant a grandi. Il s'agite dans ses langes ainsi qu'une carpe sur l'herbe; plus fort, il a besoin d'air et de mouvement; le docteur conseille la promenade, et la nourrice avec l'enfant, l'une portant l'autre, sont dirigés vers les Tuileries, cette patrie de l'enfance et de la vieillesse. C'est fort bien. Mais voilà qu'au bout d'un temps fort court, la face arrondie de la commère se rembrunit progressivement. De nouvelles manifestations agressives éclatent dans son geste et dans sa parole; des réponses aigres-douces se croisent sur ses lèvres, et les symptômes de sa mauvaise humeur apparaissent surtout au retour de la promenade. Enfin, après de minutieuses investigations, la maîtresse parvient à découvrir que la distance qui sépare la rue du Mont-Blanc des Tuileries est énorme pour une pauvre femme qui, quelques mois auparavant, franchissait sans se plaindre trois ou quatre lieues en pleines terres; quelques tours d'allées dans le jardin, entremêlés de stations prolongées sur les chaises, à l'ombre des marronniers, achèvent d'épuiser ses forces. Ses jambes fléchissent, et, dans ce labeur quotidien, elle sent que le dévouement seul peut encore la soutenir. L'insomnie vient pendant la nuit; l'enfant crie et pleure; au réveil la nourrice a les yeux battus: la mère s'épouvante. Faut-il s'étonner alors si le lendemain l'équipage de madame stationne à la grille des Tuileries, attendant qu'il plaise à la nourrice de reprendre le chemin de l'hôtel?

Mais l'orgueil est insatiable comme la paresse; c'est peu de revenir, il faut encore aller en calèche découverte, au trot de deux chevaux coquettement enharnachés. Or, ce que nourrice veut, Dieu le veut, car avant tout les nourrices sont femmes, et bientôt elle parvient à ne plus fouler de ses pieds dédaigneux les pavés de la rue de la Paix.

Jusqu'à ce jour, les articles du budget n'avaient pas été discutés; chaque mois la nourrice touchait son traitement, et en appliquait la totalité à satisfaire ses fantaisies sans contrôle. Mais une mauvaise administration absorbe et gaspille bientôt un budget ordinaire; il arrive souvent que la nourrice cherche vainement un écu dans le désert de ses poches et de ses tiroirs: alors la nécessité lui révèle le mécanisme des chapitres additionnels, des ressources extraordinaires, des crédits supplémentaires, tous les arcanes du système financier à l'usage des gouvernements représentatifs. Elle se pose devant ses maîtres, femme et mari, comme un ministère devant les deux Chambres, en solliciteur. Le capital du traitement demeure intact, mais le traité est une lettre morte que l'esprit vivifie, et l'esprit, en pareille circonstance, c'est l'adresse à exploiter les sentiments maternels. A ce jeu-là, la nourrice est d'une habileté à en remontrer aux plus fins diplomates; il n'est pas de ruses qu'elle n'emploie, pas de fils qu'elle ne fasse mouvoir, pas d'intrigues qu'elle n'ourdisse!

Elle est tour à tour et tout à la fois souple et roide, joyeuse et maussade, triste et gaie, rieuse et chagrine, naïve et madrée, impertinente et timide. Mais toujours et sans cesse elle fait jouer son nourrisson, comme le bélier qui brise les obstacles; pour elle il est le nerf de la guerre invisible et infatigable qu'elle a déclarée à la bourse des père et mère. L'enfant est entre ses mains l'enclume et le marteau qui lui servent à battre monnaie.

Les contributions indirectes qu'elle ne cesse d'obtenir, sans avoir l'air de les demander, arrivent sous toutes les formes: en offrandes métalliques aux anniversaires et aux jours de fêtes; en cadeaux de toutes sortes à des époques indéterminées; robes, foulards, bonnets, fichus, tabliers, tout est de bonne prise pour son insatiable vanité. A l'apparition de la première dent, il n'est pas rare de lui voir octroyer par la mère la chaîne et la croix d'or, objets d'une longue et patiente convoitise.

Elle se partage avec la femme de chambre, camarera mayor au petit pied, la défroque de sa maîtresse; à l'une ceci, à l'autre cela; l'adjudication se fait à l'amiable; car dans la hiérarchie de la domesticité, la femme de chambre est la seule personne avec qui la nourrice vive en paix, encore est-ce à l'état de paix armée. Ce sont deux puissances qui se respectent en se jalousant.

En ceci comme en beaucoup d'autres choses de ce monde, la forme emporte le fond; les intérêts triplent le capital, et il arrive à la fin du mois que les revenus perçus d'une façon indirecte dépassent de beaucoup le chiffre du traitement fixe.

La chrysalide a fait peau neuve. Quelques mois de séjour à Paris ont fait tomber la rude enveloppe qui cachait le papillon frais et dodu. La fille des campagnes a jeté, une à une et petit à petit, les pièces de son trousseau champêtre: la Berrichonne abdique le chapeau de paille tressée; la Cauchoise, le haut bonnet de tulle; toutes mordent à l'hameçon de la coquetterie, et une toilette fringante succède au déshabillé modeste de la fermière.

La dentelle s'entortille autour d'un bonnet coquet; les cordons de soie d'un soulier de prunelle se croisent sur un bas de coton blanc bien tiré; la robe est façonnée avec sabots, ou manches plates, suivant la mode; un mouchoir de Barége s'enroule autour du cou protégé par une collerette: on dirait une grisette en bonne fortune. Tous ces changements se sont opérés graduellement à la sourdine; l'œil jaloux des cuisinières peut seul en suivre les modifications successives, depuis la jupe de percale blanche jusqu'au gant de peau de Suède.

Fraîche, pimpante, accorte, la nourrice, dans tout l'éclat de ses atours, se prélasse aux Tuileries en compagnie de ses collègues, tandis que les enfants s'amusent comme ils le peuvent, en suçant leur pouce ou leur hochet. Leurs vigilantes gardiennes ont bien d'autres choses à faire qu'à veiller sur leurs jeux, et parce qu'on est nourrice faut-il abdiquer tout droit à la coquetterie, cette nourriture des âmes féminines?

Aux Tuileries, la nourrice tient sa cour plénière; elle a pour boudoir les quinconces de marronniers, les longues allées pour galeries. Elle trône sur un banc ou sur deux chaises, et reçoit les hommages de ses vassaux, sur la terrasse des Feuillants en été, à la petite Provence en hiver. Le cercle de ses adorateurs s'étend ou diminue, soumis aux variations numériques de la garnison de Paris; un statisticien pourrait faire le compte des régiments qui casernent dans la capitale d'après le chiffre des guerriers qui flânent ou stationnent autour d'elle. L'artillerie passe l'aigrette rouge au vent et broyant le gravier sous ses bottes ferrées; la cavalerie tourne et retourne, faisant reluire au soleil ses grands sabres d'acier et ses longs éperons; l'infanterie est au port d'arme, le shako sur l'oreille et le petit doigt sur la couture du pantalon, comme un jour d'inspection; on y peut découvrir même le casque jaune du sapeur-pompier, dont l'inflammable sensibilité est devenue proverbiale.

C'est une joute de galanterie où l'on se bat à armes courtoises, à l'aide du pain d'épice, du sucre d'orge, de l'échaudé, modestes offrandes d'un cœur épris, et dont chaque prétendant en uniforme se dispute le privilége.

Ici une question se présente tout naturellement à l'esprit, question grave dont la solution morale n'est pas sans souffrir quelques exceptions. La nourrice, pendant son séjour à Paris, y demeure-t-elle vertueuse comme on l'est au village, à ce que disent les romances?

Hâtons-nous de le dire: malgré certaines apparences équivoques, la nourrice conserve presque toujours sa vertu aussi blanche que son tablier; cependant, en notre qualité d'historien impartial et véridique, nous devons ajouter que si cette vertu demeure intacte, elle le doit en grande partie au système de surveillance active que la maîtresse de la maison exerce envers la nourrice. La chair est faible et l'esprit est prompt, comme on sait, et il pourrait se faire que si par hasard... Mais à quoi bon analyser l'intention en dehors du fait?

De ses pérégrinations diurnes sous de frais ombrages, il résulte pour la nourrice un certain nombre de connaissances vêtues d'habits ou de redingotes, de fracs militaires surtout, dont quelques-unes viennent lui rendre visite jusqu'au logis. Il n'est pas rare même de les voir déjeuner, avec d'énormes tranches de gigot et de bonnes bouteilles de vin, aux frais de l'office. Aux questions qu'on lui pourrait faire à ce sujet, la nourrice a toujours une réponse prête, réponse invariable, imprescriptible, cosmopolite, que chaque nourrice répète avec aplomb à Paris comme à Brest ou à Marseille. Toutes ces connaissances sont des pays; au besoin même, elles sont des pays-cousins. On aurait vraiment mauvaise grâce à refuser quelques dîners aux parents de celle qui nourrit le jeune héritier, car il n'est pas tout à fait impossible que la réponse soit vraie, par hasard.

La nourrice fait donc en liberté les honneurs de céans; mais on a seulement grand soin de ne pas les lui laisser faire en tête-à-tête.

Cependant dix-huit ou vingt mois se sont écoulés; une révolution va s'accomplir dans l'éducation matérielle de l'enfant; une nourriture plus vigoureuse est offerte à son estomac. La nourrice comprend que son règne touche au crépuscule; au lait succède la panade. C'est alors que, pour prolonger autant que possible la douce existence qu'elle goûte au sein de l'abondance et du far niente, elle a recours aux ruses les plus adroites. Tout ce que son esprit excité par la crainte lui suggère pour reculer le terme fatal, elle l'emploie. Un quart d'heure avant la présentation de la soupe abominable qui lui donne le cauchemar, la nourrice abreuve l'enfant de plus de lait qu'il n'en désire, et l'enfant, qui téterait volontiers jusqu'au de Viris illustribus, repousse avec horreur le mets qu'on lui présente, sans prendre garde aux cajoleries dont on l'entoure.

Ce manége dure un certain temps; mais enfin l'heure critique a sonné. Malgré ses roueries, la nourrice ne peut éviter l'épreuve du sevrage, et son règne finit le jour où l'épreuve commence.

Elle se sépare enfin de son nourrisson avec des larmes et des gémissements. Madeleine repentante ne pleurait pas davantage; mais ce n'est peut-être pas la tendresse seulement qui la rend si plaintive et si larmoyante, un autre sentiment se mêle à sa douleur: elle pleure ses revenus directs et ses ressources indirectes, sa molle oisiveté, et la chair succulente qu'elle a si longtemps savourée. Dans la bruyante expression de ses regrets, l'estomac a autant de part que le cœur.

Quant à l'attachement maternel qui accompagne et suit l'allaitement, à ce que prétendent certains philanthropes, l'expérience démontre, hélas! qu'il ne subsiste pas longtemps, et ne résiste jamais à l'absence. Sa durée, le plus souvent, égale la cause qui l'a fait naître, et quand la cause n'est plus, l'attachement s'évanouit. Cependant on compte quelques exceptions à cette fatale règle.

Lorsque la nourrice a quitté sa première place, la comparaison de ce qui est avec ce qui a été lui fait vivement désirer de regagner le bien perdu; parfois elle s'évertue avec tant d'ardeur qu'elle parvient à trouver un second enfant à nourrir immédiatement après l'autre; mais ce cas est rare; les familles prudentes ne veulent pas d'un lait déjà vieux. Le plus souvent elle retourne au pays natal, au sein de sa famille, près de son mari. Mais elle s'est déshabituée du travail; les souvenirs du luxe de l'hôtel parisien la poursuivent dans la ferme où l'aisance habite à peine. Alors elle persuade à son mari, bon gros laboureur, simple et naïf, que la paternité est une source inépuisable de richesses, et que chaque enfant que le ciel lui envoie est une rente annuelle dont il lui fait cadeau, sans qu'il y mette beaucoup du sien. La fortune viendra sans grande fatigue pour lui le jour où il aura doté le monde d'une demi-douzaine de chérubins.

Le fermier ne sait rien à opposer à d'aussi beaux raisonnements marqués au coin de la logique, et, Dieu aidant, il se trouve si bien convaincu que, neuf mois après son retour au village, la nourrice accouche d'un nouvel enfant, ou, pour nous servir de son langage, d'une nouvelle rente.

Alors elle retourne à Paris, et postule une place, que sa forte et belle santé campagnarde ne tarde pas à lui faire obtenir. La fermière redevient nourrice: elle recommence encore la série de ses travaux, de ses bouderies, de ses promenades, de ses diplomatiques concussions; pendant vingt nouveaux mois elle exploite une nouvelle maison, et, plus habile encore cette fois, elle fait rendre à l'enfant tout ce qu'il est possible d'espérer, en pressurant les bons sentiments qu'il inspire à sa mère.

Elle économise et fait passer au pays de petites sommes successives qui, un jour agglomérées, acquitteront la valeur d'un pré ou d'un moulin; elle accapare peu à peu un vaste trousseau dont elle paye chaque pièce avec un merci peu coûteux, et elle bâtit l'aisance de son avenir en détournant les miettes du présent.

A trente ans elle clôt sa carrière. La nourrice a quatre ou cinq enfants au moins, souvent plus; la ferme appartient à son mari; quelques petits champs s'arrondissent alentour: elle a payé le tout avec des gouttes de lait.

L'allaitement, je dirais presque le nourriçat, n'était mon respect pour l'Académie, est aujourd'hui une profession périodique et lucrative, qui est en grand honneur au village; elle fait partie des industries en usage aux champs, et beaucoup de mères villageoises la font entrer pour une grosse somme dans l'inventaire de la dot qu'elles concèdent à leurs filles en les mariant à quelque meunier.

Amédée Achard.


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