Les guêpes — séries 3 & 4
The Project Gutenberg eBook of Les guêpes — séries 3 & 4
Title: Les guêpes — séries 3 & 4
Author: Alphonse Karr
Release date: May 24, 2013 [eBook #42798]
Most recently updated: October 23, 2024
Language: French
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COLLECTION MICHEL LÉVY
LES
GUÊPES
| ŒUVRES | |
| D’ALPHONSE KARR | |
| Format grand in-18. | |
| —— | |
| LES FEMMES | 1 vol. |
| AGATHE ET CÉCILE | 1 — |
| PROMENADES HORS DE MON JARDIN | 1 — |
| SOUS LES TILLEULS | 1 — |
| LES FLEURS | 1 — |
| SOUS LES ORANGERS | 1 — |
| VOYAGE AUTOUR DE MON JARDIN | 1 — |
| UNE POIGNÉE DE VÉRITÉS | 1 — |
| LA PÉNÉLOPE NORMANDE | 1 — |
| ENCORE LES FEMMES | 1 — |
| MENUS PROPOS | 1 — |
| LES SOIRÉES DE SAINTE-ADRESSE | 1 — |
| TROIS CENTS PAGES | 1 — |
| LES GUÊPES. | 6 — |
AVIS
En attendant que le bon sens ait adopté cette loi en un article «la propriété littéraire est une propriété,» l’auteur, pour le principe, se réserve tous droits de reproduction et de traduction, sous quelque forme que ce soit.
Paris.—Typ. de A. WITTERSHEIM, 8, rue Montmorency.
LES
GUÊPES
PAR
ALPHONSE KARR
—TROISIÈME SÉRIE—
NOUVELLE ÉDITION
PARIS
MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES-ÉDITEURS
RUE VIVIENNE, 2 BIS
—
1858
Reproduction et traduction réservées
LES
GUÊPES
Juillet 1841.
A Victor Hugo.—Le rossignol et les oies.—1.—40.—450.-33,000,000.—M. Conte.—Les lettres et la poste.—Les harpies.—M. Martin (du Nord).—Nouvelles de la prétendue gaieté française.—La queue de la poêle.—Un trait d’esprit du préfet de police.—Les chiens enragés.—Les journaux.—Renseignement utile aux gens d’Avignon.—Où est le tableau de M. Gudin.—M. Quenson dénoncé.—A monseigneur l’archevêque de Paris.—Mots nouveaux.—Victoria à Rachel.—Les esclaves et les domestiques.—L’Opéra.—Le Cirque-Olympique.—Le duc d’Orléans.—Le maréchal Soult.—Nouvelles frontières de la France.—Les vivants et les morts.—M. de Lamartine.—La postérité.—M. Hello accusé de meurtre.—La Fête-Dieu.—Giselle.—M. Ancelot.—M. de Pongerville.—Les vautours.—M. Villemain.—Une voix.—M. Garnier-Pagès.—Un oncle.—Le charbon de terre et les propriétaires de forêts.
Sainte-Adresse.
JUILLET.—A Victor Hugo.—Il faisait hier une belle soirée, mon
cher Hugo; j’étais allé voir au bord de la mer le soleil se coucher dans
une pourpre plus splendide que ne l’a jamais été celle des rois—quand
il y avait de la pourpre—et quand il y avait des rois.
On voyait passer à l’horizon—des silhouettes de navires noirs sur un fond d’or rouge, et je cherchais à reconnaître un bateau d’Étretat qui doit m’emmener dans quelques heures,—non à ses voiles brunes et tannées qu’on n’aurait pu distinguer à cette heure, où les couleurs s’effacent,—mais à la forme particulière de son beaupré incliné vers la mer.
Après les couleurs, les formes commencèrent à disparaître.—Je vis s’allumer les lumières rouges des phares sur les jetées du Havre,—les lumières bleuâtres des étoiles au ciel—et les lumières presque vertes des lucioles dans l’herbe.—J’entendais le bruit de la mer qui montait, et je reconnaissais à son parfum une petite fleur jaune qui pousse à foison sur cette côte et qui embaume l’air.
Et je pensai à un de vos anciens ouvrages, à un beau livre,—au Dernier jour d’un condamné,—dans lequel le malheureux qu’on juge,—en proie à une bizarre hallucination,—ne peut détourner ses regards et sa pensée d’une petite fleur jaune qui se balance sur une fenêtre où elle a été semée par le vent ou par quelque oiseau.
Et je pensai à ces longues promenades que j’ai faites quelquefois avec vous sur les boulevards de Paris,—à l’heure où Paris dormait,—à ces promenades où nous parlions des magnificences de la nature, que vous aimiez comme moi,—et dont vous me parliez si bien.
Et je songeai que ce jour-là vous étiez reçu membre de l’Académie française.—Vous voyez que je vous aime, Victor, puisque, sous de beaux arbres, à travers lesquels je voyais les étoiles comme des fruits de feu,—ayant à mes pieds la mer qui rejetait les varechs et les algues de ses prairies profondes où paissent les phoques,—assis sur une côte revêtue du beau manteau dont la terre se couvre l’été,—au milieu de tant de feuilles et d’herbes,—au milieu de tant de belles choses vertes,—j’ai pu penser aux deux pauvres petites palmes dont vous avez le droit maintenant d’enrichir le collet de votre habit.
Vous voilà donc enfin à l’Académie!—Vous y êtes entré comme le fils de Philippe de Macédoine entra à Babylone. Mais ne vous semblerait-il pas singulier de lire dans son historien, Quinte-Curce, qu’Alexandre ne demanda, pour prix de ses victoires, que d’être nommé citoyen de la ville de Darius?
Ne vous êtes-vous pas un peu laissé faire—ce que le père Loriquet, e societate Jesu, voulait faire de Napoléon, que, dans son Histoire de France, il appelait le marquis de Buonaparte, général en chef des armées de Louis XVIII?
Je lisais dernièrement un des romans de Walter Scott, intitulé le Pirate: c’est l’histoire de Clémont Vaughan, qui, après avoir été pendant plusieurs années le chef d’une troupe déterminée—et le maître d’une frégate au redoutable pavillon noir,—s’amende à la fin et devient officier sur un vaisseau de Sa Majesté, où ses supérieurs sont fort contents de lui.
Je regardais l’autre jour sur une feuille d’un rosier planté au bord d’un ruisseau—une goutte de pluie plus brillante qu’une opale;—tout à coup elle roula tout le long de la feuille, et tomba dans l’eau du ruisseau, où elle se perdit.
C’est par l’individualité que charme un poëte; vous étiez un tout,—pourquoi devenir une partie?
Il y a un grand nombre de pierres à la base d’une pyramide; il n’y en a qu’une au sommet.
Le rossignol chante seul dans les buissons en fleurs;—les oies volent en troupes.
Vous êtes entré à l’Académie en en enfonçant les portes;—en vain vous avez caché votre triomphe,—en vain vous avez pris une allure modeste et hypocrite:—vos confrères malgré eux—ont fait comme les vieilles femmes d’une ville prise d’assaut:—elles jettent du haut des fenêtres, sur la tête de l’ennemi, tous leurs ustensiles de ménage.
Ce n’était vraiment pas la peine de se faire Victor Hugo—pour devenir l’un des quarante.
Mon pauvre Victor,—vous voici donc enfin l’égal de M. Flourens!—tout le monde dit maintenant que vous voulez devenir député, c’est-à-dire un des quatre cent cinquante.
De succès en succès,—si on vous laisse faire, vous arriverez à être l’un des trente-trois millions qui composent la nation française.
De mieux en mieux.—Le parquet, conformément à une instruction du
ministre de la justice,—a fait ouvrir, dans les bureaux de poste, des
lettres adressées à des particuliers;—lettres qui n’ont été remises à
leur destination qu’après avoir été ouvertes.
Je suis fort indulgent pour les attaques à certaines libertés inutiles, embarrassantes et assujettissantes que réclament sans cesse certains partis;—mais, quand il s’agit de véritables libertés, c’est une autre affaire.
Quoi! vous avez le monopole d’une exploitation qui rapporte des bénéfices énormes, et vous en usez pour de honteuses et criminelles investigations!—Quoi! il ne reste aucun moyen de mettre sa vie, ses affections, ses pensées, en dehors des ignobles débats que se livrent et les gens du pouvoir et ceux qui y prétendent sous divers noms et sous divers prétextes?
Quoi! ces mots que je crois écrire à un ami,—ces paroles que j’adresse à une femme,—toutes ces choses qui sortent d’un cœur pour retomber dans un autre,—c’est M. Martin (du Nord) ou l’un de ses acolytes qui les lira!
Messieurs, partagez-vous, arrachez-vous, disputez-vous les places, l’argent, les honneurs,—les rubans,—je ne m’en mets pas en peine;—je n’y prétends pas plus, après que vous les avez tiraillés, qu’à un reste de festin de harpies.
Harpyæ...
Diripiuntque dapes, contactuque omnia fœdant
Immundo.....
Semesam prædam, et vestigia fœda relinquunt.
Mais je ne permets ni à M. Martin (du Nord) d’ouvrir mes lettres, ni à M. Conte, directeur des postes, de livrer lâchement les lettres que je lui confie.—Il est des choses qu’il faut respecter, messieurs,—sous peine de ne plus voir en France qu’un seul parti, le parti des gens qui ont du cœur et de l’honnêteté, et de le voir contre vous.
Pour moi,—si une semblable chose m’arrivait,—je poursuivrais par tous les moyens et M. Martin (du Nord) et M. Conte,—quand il me faudrait vendre, pour parvenir à en avoir raison,—jusqu’à mon dernier habit,—jusqu’à la montre que m’a donnée Méry.
Vous n’aurez pas besoin, messieurs, d’ouvrir frauduleusement une lettre pour savoir ce que je pense;—je le dis hautement et je l’imprime,—et je charge M. Conte de le faire porter dans toute la France et dans toute l’Europe;—c’est une trahison et une infamie, et je suis à la fois de tous les partis où l’on blâme et où l’on flétrit de semblables actes.
Le prétexte que l’on a pris est que les lettres ouvertes paraissaient contenir des billets de loteries étrangères.
Et comment le savez-vous,—et de quel droit regardez-vous ce que les lettres paraissent contenir?—Vous n’avez qu’un droit: c’est de recevoir le prix des lettres qu’on vous confie; qu’un devoir: c’est de les remettre fidèlement à leur destination.
NOUVELLES DE LA PRÉTENDUE GAIETÉ FRANÇAISE.
Le Français, né malin, créa la guillotine.
Beaucoup de gens ont déjà remarqué qu’on ne s’amusait plus en
France.—Cette question, beaucoup plus grave qu’on ne semble le croire,
a dû occuper quelques-unes de mes méditations.—Voici les causes que
j’en ai trouvées: à cette époque où le gouvernement de la France était
une monarchie absolue tempérée par des chansons,—il n’y avait dans
les affaires qu’un très-petit nombre de rôles à jouer,—et ces rôles,
réservés à certaines castes, une fois remplis, le reste de la nation
était réduit naturellement à l’état de spectateurs. Les spectateurs
d’une pièce quelconque sont décidés à s’amuser;—s’ils n’en trouvent pas
dans la pièce qu’on joue devant eux un prétexte suffisant, ils
s’amuseront à se moquer de la pièce, de l’auteur et des acteurs,—ou à
les siffler, ou à leur jeter des pommes.
Mais, aujourd’hui, on a fort agrandi le théâtre, et on a supprimé les banquettes et les loges;—il n’y a plus de spectateurs, et tout le monde est acteur,—même ceux qu’on en soupçonne le moins.
Prenez, au hasard, le premier homme que vous rencontrez dans la rue:—il n’est peut-être ni ministre,—ni sous-secrétaire d’État,—ni pair,—ni député;—mais il est peut-être électeur,—car, en moyenne,—chacun des quatre cent cinquante députés a été envoyé à la Chambre par quatre cent cinquante électeurs.—S’il n’est pas électeur, il est membre du conseil d’arrondissement,—ou du conseil municipal,—ou du conseil communal,—ou du conseil de salubrité,—ou de la commission de,—ou de,—ou de,—ou officier supérieur ou inférieur de la garde nationale,—ou sergent, ou caporal,—ou membre du conseil de discipline,—membre de la Légion d’honneur ou aspirant à l’être,—de la Société des naufrages ou de celle d’agriculture,—et si, par hasard, il a trouvé moyen d’échapper à quelqu’un de ces rôles si nombreux,—grâce aux journaux, il est de tel ou tel club,—de telle ou telle société;—ou bien il est, comme bureaucrate,—toujours grâce aux journaux, fonctionnaire indépendant,—ou, comme soldat, baïonnette intelligente.—Si, par hasard, cependant,—après avoir épuisé toutes les questions, vous arrivez à découvrir que l’homme que vous avez arrêté n’est revêtu d’aucun de ces rôles, ne jouit d’aucune de ces parcelles du pouvoir, débris de la puissance royale brisée; s’il n’est rien de rien,—je vous le dis, en vérité, ne cherchez pas plus longtemps, cet homme est le roi Louis-Philippe, cet homme est votre roi.
A moins cependant que ce ne soit votre obéissant serviteur Alphonse
Karr.
C’est ce qui a fait le succès de cette énorme chose appelée
gouvernement représentatif;—certes, on siffle de temps en temps
certains acteurs, mais on ne siffle pas leurs rôles,—parce qu’on ne
siffle les acteurs que pour les remplacer,—et surtout on ne siffle pas
la pièce parce qu’on y joue un rôle et parce qu’on aspire à en jouer
successivement plusieurs autres.
En un mot, le gouvernement représentatif n’a eu qu’une adresse et un esprit, c’est de faire de lui-même une poêle dont la queue est assez longue pour que chacun la tienne un peu.
UN TRAIT D’ESPRIT DU PRÉFET DE POLICE.—Je ne suis pas fort
craintif, mais il y a une terreur dont je n’ai jamais pu triompher:
c’est celle que m’inspire la pensée d’être mordu par un chien
enragé.—Certes, j’ai eu un chien appelé Freyschütz, que j’aimais
beaucoup, quoiqu’il ne m’aimât guère que comme on aime le bifteck, ainsi
qu’il l’a prouvé en me dévorant deux fois;—ce qui fait que l’auteur des
Guêpes n’est que le restant de deux soupers de cette énorme bête
féroce.—Eh bien! mes amis ont pu m’entendre dire souvent que, malgré
les craintes que je ressentais pour la conservation de Freyschütz, qui
ne souffrait pas qu’on le muselât,—je n’élèverais pas la moindre
plainte s’il était quelque jour victime de quelque mesure de police
contre les chiens.
Pendant bien des années on s’est contenté de jeter dans les tas d’ordures des boulettes de viande empoisonnée.
Ce système était insuffisant pour deux raisons:
Première raison.—Des tombereaux parcouraient la ville dès l’aube du jour, et enlevaient les boulettes avec les ordures.
Deuxième raison.—Un des caractères de la rage est que le chien hydrophobe ne mange pas, de sorte que les chiens enragés se trouvaient précisément les seuls qui fussent à l’abri.
Il y a quelques années, un préfet de police,—je crois que c’est M. Debelleyme,—avisa cette insuffisance et fit faire de grands massacres de chiens. On jeta les hauts cris;—parce que, dans ce bienheureux pays de France, on est décidé d’avance à se prononcer contre l’autorité, quelle qu’elle soit et quoi qu’elle fasse, et principalement contre la police.
D’où il arrive ce qui suit:—que l’horreur générale contre la police éloigne de ses fonctions tous les gens un peu honnêtes et pouvant faire autre chose,—et qu’elles ne sont exercées que par des gens qui ne valent guère mieux que ceux contre lesquels on les emploie,—ce qui justifie en partie la haine d’abord injuste qu’elle inspire.
Une partie des journaux,—les hauts politiques d’estaminet—et la moitié du public, prirent alors le parti des chiens enragés contre le préfet de police.
M. Gabriel Delessert, averti par cet exemple, a pris un parti plus adroit,—invention pour laquelle je lui pardonne presque son grotesque numérotage des voitures.
Il a donné à deux ou trois journaux une anecdote épouvantable, et de son invention, d’un chien enragé qui avait mordu huit ou dix personnes dans les Champs-Élysées et plusieurs chevaux sur la place de la Concorde, où il avait été tué d’un coup de couteau par un brave citoyen.—L’histoire était parfaitement contée. On n’avait oublié aucune des circonstances qui pouvaient la rendre vraisemblable, y compris l’oubli dans lequel on laissait le dévouement admirable de l’homme qui, avec une arme aussi courte qu’un couteau, s’était exposé à d’horribles blessures et surtout à de si horribles suites.—En effet, disaient les plus incrédules, si l’histoire était apocryphe, l’inventeur eût ajouté que l’auteur de cette belle action avait eu la croix d’honneur.
Mais une telle ingratitude ne s’invente pas, il faut qu’elle soit vraie.
Il y a un genre d’amorces auquel les journaux mordent toujours:—c’est l’anecdote.—Chaque journal s’empare du petit nombre de celles que trouvent ses confrères avec une avidité qu’on ne saurait comparer qu’à celle du requin qui avale un matelot avec son chapeau, ses bottes, son couteau et son portefeuille.—Ils coupent le fait avec des ciseaux, sans même en changer la date,—de telle sorte que le journal qui tient l’anecdote de cinquième main la commence par ces mots: «Il est arrivé hier, etc.»
L’anecdote du chien, prise par tous les journaux, frappa beaucoup les esprits, et, quelques jours après, M. G. Delessert fit afficher contre les chiens d’horribles menaces,—qu’il aura, je pense, mises à exécution avec l’approbation générale.
J’avais de bonnes raisons de croire l’anecdote controuvée, attendu qu’un de mes amis croisait, pour des raisons particulières,—sur le théâtre qu’on lui prête, au jour et à l’heure indiqués,—et qu’il y attendit pendant quatre heures une personne qui l’attendait ailleurs;—mais je n’ai pas voulu, le mois dernier, atténuer l’effet de l’invention louable de M. le préfet de police;—pie mendax.
Puisque je parle de la police,—je dois dire combien j’approuve
l’uniforme donné aux officiers de paix,—ainsi que celui que portent
depuis longtemps les sergents de ville;—les fonctions de police
deviendraient honorables et honorées—si cette mesure était
universelle,—et si la police cessait d’agir par guet-apens.
CHAPITRE TROP LONG.—Dans le premier numéro des Guêpes, publié,
il y a plus d’un an et demi, j’ai expliqué la position que s’est faite
le gouvernement actuel vis-à-vis de la presse;—je n’empêche pas de
relire ce chapitre les personnes qui veulent avoir un résumé vrai et
impartial de cette position si bêtement et si volontairement choisie. Si
j’en parle aujourd’hui, c’est que j’ai à traiter cette question sous un
autre point de vue. J’ai dit que les entraves mises à la presse
faisaient une partie de sa puissance, et je l’ai prouvé, je crois, d’une
façon claire et péremptoire.—J’ajoute que la seule ressource
aujourd’hui de la royauté de Juillet,—son dernier et unique moyen de
lutter contre la presse, qui l’attaque avec plus d’audace et
d’acharnement qu’elle ne l’a jamais fait contre Charles X,—serait de
changer brusquement son système et de promulguer une loi ainsi conçue:
Art. 1er.—La presse est libre fiscalement;—le cautionnement et le timbre sont supprimés;
Art. 2.—La presse est libre moralement:—chacun peut exprimer sa pensée, quelle qu’elle soit;—aucune action ne sera dirigée contre un journal;
Art. 3.—Chaque article sera signé du nom réel de son auteur;
Art. 4.—Chaque journal sera tenu d’insérer toute réponse qu’il plaira de lui faire à toute personne nommée dans un de ses articles.—Cette réponse ne devra pas être plus du double de l’article où la personne aura été nommée.
Je vais développer et défendre chacun de ces quatre articles en peu
de mots.
Art. 1er.—La presse est libre fiscalement:—le cautionnement et le timbre sont supprimés...
J’ai dit la maladresse d’avoir imposé aux journaux des conditions pécuniaires qui les ont mis aux mains des marchands et qui ont réuni plusieurs nuances d’opinions dans une seule couleur,—condition même nécessaire pour l’existence de feuilles qui ne pourraient sans cela réunir un nombre suffisant d’abonnés pour couvrir leurs frais.
Le cautionnement et le timbre abolis, chaque couleur se décomposera en toutes ses nuances. L’écrivain qui, pour exprimer ses idées, était obligé de s’affilier à un journal où on lui donnait asile au prix du sacrifice d’une partie de ces mêmes idées,—sacrifice auquel il ne se résignait que par impuissance pécuniaire,—lèvera son propre étendard,—des essaims nombreux partiront des plus grosses ruches.
Les journaux, vingt fois plus nombreux, se partageront et se diviseront le même nombre d’abonnés;—chacun n’aura que les gens qui pensent comme lui—et n’aura plus de ces gens si nombreux qui, plus près de lui que d’une autre couleur, se rapprochent encore de lui, faute de nuances intermédiaires,—et se laissent peu à peu entraîner.
Art. 2.—La presse est libre moralement:—chacun peut exprimer sa
pensée, quelle qu’elle soit;—aucune action ne sera dirigée contre un
journal.
Avant de crier à l’énormité, faites-moi le plaisir d’examiner avec moi le résultat des lois répressives accumulées contre la presse.
Il n’y a pas une de ces lois qui ne soit éludée.—Il s’établit entre un journal et ses lecteurs un argot parfaitement clair, formé de réticences et de synonymes—qui permet de tout dire et de tout entendre sans danger.—Il n’y a que les maladroits de pris.
Il est défendu d’attaquer le roi,—mais il n’est pas défendu d’attaquer QUELQU’UN,—ni une PERSONNE INFLUENTE,—ni le TRÔNE,—ni la COURONNE,—ni le POUVOIR,—ni une HAUTE INFLUENCE,—ni le CHATEAU,—ni mille autres synonymes—qui obligeraient nos quatre cent cinquante faiseurs de lois à travailler en permanence.
Semblables à ce maire d’une petite ville qui défendit à ses
administrés de sortir sans lanterne après neuf heures du soir.
Le lendemain de la promulgation de l’ordonnance,—on amène à M. le maire un individu arrêté par une patrouille.
—Ne connaissez-vous pas l’ordonnance?
—Si, vraiment.
—Eh bien! où est votre lanterne?
—La voilà.
—Mais il n’y a pas de chandelle dedans!
—L’ordonnance n’en parle pas.
—C’est bien. Allez-vous-en.
Le maire se remet à l’ouvrage,—et promulgue un erratum—par lequel est expliqué qu’on doit porter une lanterne avec une chandelle dedans.
Le lendemain,—on amène un récalcitrant.
—Eh! Dieu me pardonne! c’est encore vous?
—Oui, monsieur le maire.
—Vous saviez pourtant la nouvelle ordonnance?
—Oui, monsieur le maire.
—Eh bien! où est votre lanterne?
—La voici.
—Et la chandelle?
—La voici.
—Mais elle n’est pas allumée!
—L’ordonnance n’en dit pas un mot.
Il fallut encore relâcher le réfractaire—et publier un nouvel erratum, qui annonçait que la chandelle devait être allumée.
Le dernier des synonymes au moyen desquels on traite, comme vous savez, le roi Louis-Philippe, mon illustre ami,—selon le National, le Journal du Peuple, et divers autres carrés de papier,—a été inventé par Me Partarrieu-Lafosse, dans le procès des lettres attribuées au roi.—Cet honorable accusateur public ayant eu, entre autres saugrenuités, le malheur d’établir une niaise et puérile distinction entre Louis-Philippe, duc d’Orléans, et Louis-Philippe, roi de France,—la presse s’en est emparée, et, parodiant, d’après le ministère public, le mot d’un autre duc d’Orléans devenu roi de France:—«Qu’il n’appartient pas au roi de France de venger les injures faites au duc d’Orléans,»—elle s’en donne à cœur joie sur ce sujet,—en éludant une loi dont l’extension ne pourrait lui être appliquée sans qu’on commençât par faire le procès à ce malencontreux Me Partarrieu-Lafosse;—et les journaux opposants jouent, à l’abri de la loi, depuis un mois, d’incessantes variations sur ce thème:—Louis-Philippe, duc d’Orléans, est un ci,—est un là,—et un pis encore...—le tout soit dit sans attaquer la personne de Louis-Philippe, roi de France.
Ainsi donc les lois coërcitives de la presse ne préviennent rien et
ne réparent rien;—elles ne font que donner à l’expression de la pensée
des journaux un nouvel attrait de variété,—d’audace et
d’adresse,—trois choses qui ont beaucoup de partisans,—qui se laissent
facilement accoquiner au parti qui les possède ou qui paraît les
posséder.
La presse libre n’aurait plus de prétexte pour la guerre de buissons qu’elle fait au pouvoir.—Chaque journal serait obligé de dire tout haut ce qu’il veut et ce qu’il ne veut pas;—on combattrait alors à découvert et en plaine.
Art. 3.—Chaque article sera signé du nom réel de son auteur.
Ceci est une garantie qu’aucun homme qui prétend à la loyauté n’a le droit de refuser, du moins tout haut;—cela arrache à la presse ce prestige mystérieux si connu des anciennes royautés de l’Orient,—qui a, pour un journaliste, l’avantage de le dérober aux représailles d’agression et de personnalités,—masque dont la suppression forcera l’écrivain de se fixer à l’égard des autres les bornes qu’il désirera pour lui même, et donnera à chaque article sa valeur réelle,—en laissant voir que tel qui parle si haut de moralité et exerce une inquisition si sévère dans la maison de verre que la presse, retirée prudemment dans ses sombres cavernes, a faite à tous ceux qui ne sont pas avec elle,—a eu bien du mal, après un souper trop prolongé, à retrouver la porte de l’imprimerie où il venait la plume à la main exiger d’autrui toutes les perfections et toutes les vertus dont la liste est d’autant plus longue qu’elle se compose de celles qui lui manquent.
Art. 4.—Chaque journal sera tenu d’insérer, etc.
Cet article existe déjà dans la loi, mais d’une manière vague qui permet de l’éluder sans cesse.—Nettement exprimé, il épargnerait au gouvernement le coq-à-l’âne volontaire, perpétuel et grotesque par lequel il se justifie sans cesse devant des gens qui ne savent rien des choses dont on l’accuse, et n’a aucun moyen de parvenir à ceux qui ont entendu l’accusation.
RENSEIGNEMENTS UTILES AUX GENS D’AVIGNON.—Dans le numéro des
Guêpes du mois de mai dernier, il est fait mention d’un tableau de M.
Gudin qui, donné par le roi à la ville d’Avignon en 1836, n’était pas
encore arrivé à sa destination depuis cinq ans qu’il est en route.
Nous racontions, en outre, qu’on s’occupait activement de rechercher ce tableau égaré, de douze pieds de haut.
Jusqu’ici les recherches de messieurs de la liste civile et de leurs employés ont été inutiles.—Nous croyons pouvoir leur dire où est le tableau.
Le tableau est tranquillement accroché dans le musée de la ville de Douai.
Astarté,—une de nos Guêpes les plus vagabondes, prétend l’avoir parfaitement reconnu;—elle assure en outre que ce tableau, envoyé, sans autre avis, aux autorités de la ville de Douai, est resté six mois sans qu’on ouvrît la caisse qui le renfermait; enfin, au bout de ce temps, M. Quenson, conseiller à la cour royale,—grand amateur de peinture et quelque chose au musée,—prit sur lui d’ouvrir la caisse et de s’emparer,—pour le musée,—du tableau de Gudin, ne laissant aux gens d’Avignon que la reconnaissance pour le présent qu’ils n’ont pas reçu.
A MONSEIGNEUR L’ARCHEVÊQUE DE PARIS.
Paris.
Note à l’appui de son discours dans lequel il tâche d’insinuer
adroitement au roi Louis-Philippe que, malgré la grandeur et la
vénération qui l’entourent, il ferait bien de se rappeler quelquefois
qu’il n’est qu’un homme.—Monseigneur, me promenant hier du côté de la
barrière de l’Étoile, j’ai vu les douaniers,—dits gabelous,—chargés
d’empêcher l’introduction frauduleuse des objets soumis au droit,
visiter les voitures de la maison du roi venant de Neuilly,—les
voitures attelées de mules de sa propre maison.
Agréez, monseigneur, etc.
Suite des mots nouveaux introduits dans la langue française—par
MM. les membres du Club-Jockey.—Dead haet,—stags hund,—foal
stalkes,—comfort,—stud book.
Une des bonnes plaisanteries de cette époque est, sans contredit, l’invention de mademoiselle Rachel.—Mademoiselle Rachel est une fille qui récite les vers assez juste,—et qui a réussi par la froideur et la sécheresse—comme il y a quelques années d’autres ont réussi par les cris, le désordre et l’exagération, et uniquement par la même raison,—c’est-à-dire parce que c’était autre chose.
Il ne faut croire qu’une petite partie des ridicules extravagances que certains journaux prêtent à nos voisins au sujet de ladite Rachel,—et de ces extravagances, ce qui est vrai a pour cause la morgue des Anglais, qui, ayant lu dans nos journaux les ridicules déclamations dont elle a été le prétexte, veulent nous surpasser dans l’admiration même de ce qu’ils ne comprennent pas.—Du reste ces récits se font à Paris.
Un journal a dit que la reine avait donné à la comédienne un
bracelet avec ces mots:—VICTORIA A RACHEL.
Douce et touchante intimité qui dépasse de bien loin celle que Henry Monnier, dans ses rêves démocratiques, voulait voir s’établir entre les fils de pairs de France et les marchands de peau de lapin.
Encore un peu, et les reines de théâtre n’accepteront plus les airs de familiarité que se donnent les reines du monde.
Voyez,—monseigneur Affre,—archevêque de Paris,—voici un sujet digne de vos méditations.—Voyez les comédiens, race autrefois proscrite,—voyez-les régner seuls aujourd’hui sur les peuples, qui ont pris au sérieux leur couronne de papier, et recevoir tous les hommages en place des rois véritables, qui ont en échange hérité de leur opprobre.—S’il est des gens, monseigneur, qu’il faut rappeler au souvenir de la condition humaine,—ce sont les comédiennes et les danseuses,—dont les peuples si fiers d’avoir brisé le joug des rois tiennent à honneur de traîner les carrosses,—tandis que maintenant, s’il est un état avili et avilissant,—c’est celui de ces anciens maîtres de la terre.
Tel dans sa farouche indépendance et dans son dédain ne rend pas le
salut au roi de France,—qui se fait gloire de s’atteler au fiacre d’une
danseuse en sueur—et dispute à coups de coudes l’honneur d’être plus
près du timon dans cet attelage grotesque.
Encouragez donc encore le peuple à reconquérir,—dans les luttes et le sang,—une liberté dont la dignité l’embarrasse si fort,—qu’après avoir arraché violemment aux rois les marques de servilité qu’il leur a rendues si longtemps,—il conserve ces priviléges dans la tradition la plus pure—pour les reporter aux pieds des danseuses,—seules aimées, seules honorées aujourd’hui, sans qu’il s’élève personne pour crier du milieu de ces triomphes ridicules—que la plus belle, la plus habile, la plus adorée, la plus fêtée des danseuses—n’est pas digne d’entrer dans la mansarde de la plus humble des femmes d’ouvrier.
Et vous voulez que le peuple se moralise—quand vous offrez à ses filles de pareils exemples,—quand vous lui montrez qu’il n’y a d’heureuses, d’aimées, de riches, que celles d’entre elles qui, renonçant à toute la pudeur, à toutes les charges et à tous les devoirs de leur sexe, ont pour état de gambader nues devant un public enthousiaste!
Ne faites plus de grandes phrases avec les grands mots de joug
brisé, de fers rompus.—Allons donc,—les hommes ne sont pas des
esclaves,—ce n’est pas vrai,—ils se flattent,—ce sont des domestiques
volontaires—qui aiment à changer de place et de maître.
Certes, si je m’intéressais autrement à ces choses—je féliciterais
les conseils de mademoiselle Rachel du tact et de l’à-propos avec
lesquels ils lui ont fait choisir la pièce de Marie Stuart pour sa
représentation à bénéfice:—on sait l’admiration des Anglais pour
Élisabeth, qu’ils appellent leur reine vierge;—ils prétendent avec
indignation que l’histoire est tronquée dans cette tragédie, qui n’a eu
aucun succès.
Un journaliste a dit: «Pendant toute la soirée les Anglais ont eu l’air de comprendre,—l’Hospitalité.»
A MM. DE LA QUOTIDIENNE.—Messieurs du journal la Quotidienne ont
eu la bonté de vouloir bien prendre quelques pages dans les Guêpes
pour les insérer dans leurs colonnes:—ils ont bien voulu faire précéder
ce fragment de quelques mots plus ou moins obligeants,—voici le moins
obligeant—M. Karr assure n’appartenir à aucun parti.
Assure est, messieurs, un mot un peu jésuitique,—surtout au moment où vous donniez vous-mêmes une preuve assez évidente de la vérité de mon assertion.
Une bonne preuve, messieurs, je crois, que je n’appartiens pas aux partis opposés au vôtre,—c’est que vous ne manquez guère de m’emprunter chaque mois des fragments assez longs. Une preuve, non moins bonne, que je n’appartiens pas non plus à votre parti, c’est que vous avez soin de tronquer ces fragments et d’en élaguer parfois des phrases qui vous embarrasseraient.
A propos, messieurs,—comment vous qui niez si fort la famille régnante,—et, à votre point de vue, cela se comprend,—vous qui appelez le prince royal duc de Chartres, pour montrer avec quelle sollicitude vous gardez à son père le titre de duc d’Orléans, voici une phrase qu’on vous fait mettre pour trois francs aux annonces,—phrase qui a pour but incontestable de donner comme attrait à une ville de bains la présence probable d’une princesse de cette maison:
«On parle du voyage de madame la duchesse de Nemours—aux eaux minérales de Forges,—où sont allés depuis Louis XIII, en le comptant, la plupart des membres de la famille royale de France.»
Je vous assure, messieurs, que je ne fais pas de ces choses-là.
Arrêté d’une administration philanthropique.—Considérant que
l’orphelin N... s’est échappé de chez son maître, pour aller se
réfugier chez son père;
Qu’il importe de prendre les mesures nécessaires pour ramener ce jeune homme à de meilleurs sentiments, etc...
Arrête:
L’enfant N... sera renfermé six mois, à titre de correction paternelle, dans une maison de détention, etc., etc.
Un monsieur a trouvé plaisant,—pendant qu’on célébrait la
Fête-Dieu à Auteuil, d’allumer son cigare à un cierge.—Je ne pense pas
qu’un chétif animal comme l’homme ait le pouvoir d’offenser Dieu; mais
ce genre de facétie a pour inconvénient d’offenser tous les gens qui
suivent une procession;—ledit monsieur a pu s’en apercevoir: quatre
femmes se sont saisies de lui et l’ont si considérablement houspillé,
qu’il est probable qu’il cherchera à l’avenir d’autres distractions.
L’OPÉRA.—On a joué à l’Opéra le Freyschütz de Weber;—cet
ouvrage est massacré par les transpositions du fait des acteurs; il y a
un trio qui fait pitié: madame Stoltz en a tant baissé le ton, qu’elle
chante dans son busc,—ce qui oblige Boucher à chanter dans sa barbe et
Marié à chanter dans ses bottes.
Il y avait un pas contre lequel la pudeur du public s’est révoltée. Ces nouveaux pas excitent l’indignation des dames du faubourg Saint-Germain, qui ne veulent plus mener leurs filles au ballet;—mais, en revanche, vont tous les soirs à Franconi, où les dames écuyères trouvent moyen de montrer au moins autant que les danseuses, et de plus près.—Il y a surtout une certaine danse de cerceau, où le cerceau accroche fréquemment les jupes déjà si diaphanes et les maintient en l’air un temps plus que raisonnable.
Irrité du vote courageux du duc d’Orléans, à la Chambre des pairs,
contre la loi du recrutement,—le vieux Soult-Spire—s’est mis à bouder
et à offrir sa démission.—Alors grande terreur au château (mon ami,
selon le National, le Journal du Peuple et autres carrés de papier):
on a envoyé demander au président du conseil s’il voulait pardonner à la
mauvaise tête du jeune homme;—on lui a offert en outre d’envoyer son
fils, le marquis de Dalmatie, en ambassade à Rome ou à Vienne. La
seconde destination est une excellente bouffonnerie.—On sait assez que
jamais à Vienne on n’a voulu reconnaître ni admettre les noms de
bataille donnés par Napoléon à ses généraux.—Mais, dans cette occasion,
c’est encore mieux, parce que l’empereur d’Autriche, dans ses titres, se
nomme duc de Dalmatie.
On a, dit-on,—dépêché à Vienne un envoyé extraordinaire pour savoir si on s’arrangerait d’un changement de nom,—ce qui serait tout à fait misérable.
Des gens bien en cour—ont eu le malheur de trouver cela tout simple et de dire: «Mais, au fait, pourquoi l’appellerait-on autrement que monsieur l’ambassadeur de France?»
Les villes de province ne savent plus si elles font encore partie de la France,—qui, grâce à M. Thiers,—aux Chambres et à S. M. Louis-Philippe,—est désormais un pays borné,
Au levant par Charenton,
A l’ouest par le bois de Boulogne,
Au nord par Montmartre,
Au midi par Montrouge.
Aussi, beaucoup d’entre ces villes, n’espérant rien du présent ni de l’avenir,—se mettent en mesure de régler leurs comptes avec l’histoire de France.—On érige des monuments aux grands hommes morts,—à Duguesclin,—à Latour-d’Auvergne, etc.—Quoiqu’ils soient morts depuis assez longtemps, on ne s’en était pas encore avisé jusqu’ici.—Mais il n’y a de grandeur que par la comparaison,—et jamais on n’avait si bien remarqué la grandeur des morts:—c’est qu’on n’avait jamais vu de si petits vivants.
M. de Lamartine a publié des vers pleins à la fois de raison et
d’un sentiment élevé;—il a eu l’adresse et l’abnégation de glisser dans
son œuvre quelques mauvaises strophes pour engager à en parler même
ceux qui sont mal disposés ou pour lui ou pour ses opinions,—et à
répandre par là des idées bonnes et utiles.—Certes, de cette courageuse
tentative contre ces idées rétrécies—qui ferait croire que l’homme n’a
inventé l’amour de la patrie, c’est-à-dire d’une petite partie de la
terre et des hommes, que pour se mettre à son aise dans sa méchanceté et
haïr tranquillement tout le reste,—je dirais plus de bien que je n’en
dis, si je n’avais, il y a bientôt un an, pris l’initiative, et traité
cette question dans les Guêpes (octobre 1840).
—J’en appelle à la postérité, disait l’autre jour un poëte
tombé,—je récuse un public de tailleurs.
—Hélas! monsieur,—lui répondit quelqu’un en ouvrant la fenêtre,—voyez ces enfants qui jouent aux billes dans la cour: voilà ceux qui seront la postérité.—Les tailleurs d’aujourd’hui, dont vous vous plaignez, sont la postérité tant réclamée par les poëtes sifflés il y a cinquante ans.—En appeler à la postérité, c’est en appeler des tailleurs d’aujourd’hui aux bottiers de l’avenir.
Je n’ai aucune raison de ne pas dire que ce mois-ci je m’amuse
énormément à propos des journaux et de la Fête-Dieu.—L’année dernière
déjà la même circonstance m’avait procuré quelque distraction,—comme en
peut faire foi le volume des Guêpes de juillet 1840,—où il est
question de M. Roussel, chef de bataillon de la garde nationale de la
petite commune de Montreuil.
Plusieurs de ces bons carrés de papier racontent avec indignation que dans plusieurs villes de province—on a osé faire des processions à l’occasion de la Fête-Dieu, et que les soldats commandés pour l’escorte ont rendu au dais les honneurs ordinaires. «Nous voilà donc en pleine Restauration!» s’écrient ces organes vénérés de l’opinion publique.
J’ai eu longtemps pour domestique un Indien fort noir auquel je
m’avisai un jour de demander—de quelle religion il était.
—Je ne sais pas.
—Qu’est-ce que tu adores?
—Oh! chez nous, nous adorons le soleil.
—Et ici?
—Ici nous n’adorons rien.
Ceci me paraît un catéchisme qui obtiendrait facilement l’approbation de M. Chambolle—et une religion peu chargée de dogmes,—fort convenable,—selon les carrés de papier précités,—pour devenir la religion de la majorité des Français.
Malheureusement pour ces doctrines, il y a chez l’homme un instinct qui le pousse invinciblement à la vénération,—et il faut qu’il adore quelque chose, quand il devrait, comme certains bonzes, adorer son propre nombril.
Il est à remarquer que les plus grands génies—sont ceux qui acceptent le plus sincèrement le culte de la Divinité,—par cela qu’un peu plus rapprochés d’elle que le vulgaire, s’ils ne voient pas Dieu—face à face—ils aperçoivent quelques-uns des rayons de la lumière qui émane de lui.
Les carrés de papier philosophiques—ont une doctrine fixe à l’égard des choses de la religion.—Quand le fils aîné du roi a épousé une princesse protestante,—ils ont parlé de notre sainte religion.—Peu s’en est fallu que M. Jay, du Constitutionnel, ne se mît à prêcher une croisade comme un nouveau Pierre l’Ermite, et que la rédaction en masse de cette feuille ne prît la croix rouge.
Mais, quand il s’agit de quelque cérémonie catholique—approuvée par l’autorité,—ils crient alors au cagotisme et aux jésuites avec une nouvelle fureur,—et maltraitent fort le bon Dieu, parce qu’ils le croient une créature du préfet de police.
Mais, comme je le disais tout à l’heure, il y a dans l’homme un besoin de vénération qui l’entraîne malgré lui,—et, si vous lui ôtez Dieu, qui, après tout, est au moins un prétexte honnête d’exercer ce sentiment, vous pouvez voir avec un peu d’attention qu’il se reportera sur d’autres objets, sur des comédiennes jaunes, sur des danseuses vertes, etc., etc.
Et, quelques torts que puisse avoir l’Être suprême,—comme je le crois volontiers,—envers M. Jay, du Constitutionnel,—M. Chambolle, du Siècle,—M. Léon Faucher, du Courrier Français, etc., ces messieurs seront forcés d’avouer que, religion pour religion, puisque l’homme est ainsi fait qu’il lui en faille une absolument, il valait autant s’en tenir à l’ancienne,—jusqu’à ce qu’à force de progrès on en vienne à tendre les maisons et à joncher les rues de fleurs à certains jours consacrés aux susdits MM. Jay, Chambolle et Léon Faucher.
Du reste, on peut voir par les clameurs des journaux,—en quoi je leur reprocherai de manquer d’adresse,—ce que ces braves papiers entendent par la liberté. Ils ont commencé par demander qu’on ne fût pas forcé d’aller à la messe, et ils avaient raison;—maintenant ils ne veulent plus permettre qu’on y aille;—en quoi j’ai raison, à mon tour, quand je dis que tous ces fervents apôtres de liberté n’attaquent les tyrannies et les abus—que comme on attaque certaines villes, non pour les détruire, mais pour s’en emparer et s’y installer à leur tour.
Au commencement de la saison, du reste,—on aurait dit que Dieu allait célébrer sa fête lui-même en se donnant un petit régal de vengeance. Les fleuves sont sortis de leurs lits et ont un moment supprimé des provinces tout entières,—puis, un peu plus tard, avec une ironie plus poignante, il a fait retirer les fleuves et a livré les hommes à des adversaires grotesques: il a paru un instant que les hannetons et les chenilles allaient manger en herbe les fruits et les moissons; et je ne sais alors ce qu’eussent fait les hommes—quelque protégés qu’ils eussent été par les carrés de papier auxquels ils sont abonnés:—ne pas oublier de renouveler avant le 15 courant.
On a joué avec grand succès, à l’Opéra, un très-joli ballet de MM.
Th. Gautier et Saint-Georges,—sous le nom de Giselle ou les
Willis.—On a applaudi avec raison un clair de lune de M. Cicéri.—Je
ne vois pas pourquoi je ne dirais pas que j’ai publié, il y a sept ou
huit ans,—dans un volume appelé Vendredi soir,—un petit roman d’une
vingtaine de pages sur cette tradition allemande.
On dit que M. Ancelot est fâché d’être de l’Académie.—Il ne peut
plus se mettre sur les rangs, lui qui en avait une si longue habitude,
qu’apprenant la mort de M. de Cessac, il a fait une visite à M. de
Pongerville, et que ce n’est qu’après un quart d’heure de conversation
qu’il s’est rappelé tout à coup qu’il n’avait plus rien à demander à son
mielleux confrère.
Sitôt qu’il y a de l’argent quelque part, il se rue dessus une
foule avide et insatiable.—A peine le crédit a-t il été accordé au
ministère pour les dépenses de la cérémonie funèbre de Napoléon,—que
les prétentions les plus saugrenues sont arrivées au ministère de
l’intérieur.
Tel veut qu’on lui rembourse le bénéfice qu’il a manqué de faire ce jour-là.—Du Havre à Paris, tous les maires font des réclamations pour leur commune et demandent des indemnités.—Ici, une cloche a été fêlée par un sonneur trop enthousiaste: là, le marché a été dépavé par la foule accourue sur le passage du convoi.
On cite un monsieur qui demande une indemnité pour son habit
déchiré dans la foule.
L’administration de l’Hôtel des Invalides demande sept à huit mille francs pour restaurer l’orgue de son église,—engorgé,—dit-elle,—par la poussière de la cérémonie.
Or, nous savons que cet instrument est depuis dix ans dans un tel état, qu’on n’a pas pu s’en servir une seule fois,—et l’invalide qui remplissait les fonctions d’organiste a été enterré il y a cinq ou six ans sans qu’on ait songé à le remplacer.
Depuis la mort de M. de Cessac,—les sollicitations académiques ont
recommencé.
Un ministre a envoyé une personne de confiance à un des quarante—pour le prier de ne pas promettre sa voix.
L’académicien a répondu au messager du ministre: «Vous direz à Son Excellence que j’ai pour elle la plus haute considération,—que je suis son tout dévoué serviteur, que je voterai comme elle le voudra,—qu’il faut qu’elle m’envoie mille francs.»
Il y a quelques jours, un assassin était sur le banc de la cour
d’assises.—Les jurés, après une absence de quelques minutes, viennent
dire que l’accusé est coupable,—et cette fois, par hasard, sans
circonstances atténuantes.—Il est condamné à mort.—A ce moment, un
brave homme, dans l’audience, tombe subitement frappé d’apoplexie.—On
s’empresse,—on le ramasse,—on l’entoure, il est mort. «Est-ce le père
de l’assassin?—Non, il est plus jeune que lui.—Est-ce son fils?—Non,
il est presque de même âge.—Est-ce son ami?—Nullement, dit un jeune
homme en perçant la foule, il ne le connaissait pas,—c’est un curieux
comme vous et moi.»
C’était, en effet, un homme condamné à mort par le sort commun de tous les hommes, qui n’admet pas de circonstances atténuantes.
Justice humaine,—pauvre chose! la plus forte peine qu’elle puisse imposer est une peine que tous subissent fatalement, et les innocents qu’elle absout aussi bien que les criminels qu’elle condamne.
A propos de circonstances atténuantes,—le jury de la cour
d’assises du Cantal vient de les appliquer avec un discernement égal à
celui du jury de la Seine.
Un homme de cinquante ans, ayant déjà subi six condamnations, se prend de querelle avec ses deux beaux-frères, et, en plein jour, les tue tous les deux à coups de fusil,—menace les témoins, dont un est son beau-père, de leur faire subir le même sort, puis retourne à son village, raconte, à qui veut l’entendre, le crime qu’il vient de commettre.—Le soir, il force un des habitants de lui donner une lanterne, avec laquelle il va froidement considérer ses victimes pendant plus d’une heure. Le jury du Cantal a vu là des circonstances atténuantes.
Décidément ceci est par trop...—Comment! l’assassin condamne, de son chef, deux hommes à mort,—et lui en est quitte pour les travaux forcés!—Toutes ces décisions forment autant d’encouragements dont on n’hésite pas à profiter.
Un condamné politique, M. Charles Lagrange, soumis à la
surveillance,—s’est occupé à Mulhouse d’industrie et
d’affaires.—Aujourd’hui il arrive à Paris avec un passe-port en règle,
voyageant pour faire des observations dont il est chargé par une
compagnie sur le chemin de fer de Rouen.—On l’arrête pour rupture de
ban et on lui fait un procès.—C’est une sottise:—un homme qui
travaille, un homme qui s’occupe activement de gagner sa vie, n’est pas
un homme dangereux.—Il vaut bien mieux voir vos ennemis politiques
prendre ce sage parti que de les tenir en prison.—C’est mille fois plus
sûr pour vous.—Mais vous faites de la rigueur excessive, aussi bien que
de la faiblesse extrême, toujours à contre-temps.
M. Garnier-Pagès est mort;—c’était un homme d’esprit et de
talent,—qui a montré, en outre, de l’énergie, de la bonne foi et de la
loyauté, en se séparant des hommes et des journaux de son parti au sujet
des fortifications, contre lesquelles il s’est courageusement élevé, au
risque de perdre une partie de sa popularité; seule et triste récompense
des luttes qui ont usé le peu d’existence que la nature lui avait
donnée.—L’autorité a sagement évité toute manifestation de force
militaire au convoi du député du Mans,—où tout s’est passé avec ordre
et décence.
Mon ami *** rentrait tard chez lui,—près de la Madeleine; il
voit un enfant qui pleurait près d’un tas noir.
—Qu’as-tu, petit?
—Monsieur, j’ai peur.
—Qu’est-ce que c’est que ça qui est par terre?
—Monsieur, c’est mon oncle.
—Qu’a-t-il, ton oncle?
—Monsieur, il est un peu bu.
—Est-ce qu’il ne peut pas se relever?
—Je ne crois pas, monsieur,—je ne suis pas assez fort pour le ranger sur le côté, et il sera écrasé.
Et l’enfant se remit à pleurer.
*** prend l’oncle pour le traîner auprès du mur;—mais l’oncle se développe et dit:
—Allons chez nous.
—Où demeures-tu, petit?
—Telle rue,—tel numéro.
—Crois-tu que ton oncle puisse marcher?
—Il a essayé plusieurs fois, mais il est toujours tombé;—je ne suis pas assez fort pour le soutenir.
Il n’y avait pas là de voiture,—*** ajoute que c’était à peu près son chemin.—*** est de ces gens qui colorent une bonne œuvre de quelque prétexte pour ne pas avoir à en rougir.
Il prit l’oncle sous le bras,—et lui dit:
—Allons, mon brave,—en route!
L’oncle obéit machinalement, et commença à marcher, moitié dormant, moitié trébuchant.—Cependant le mouvement rendit un peu de lucidité à ses idées,—et il dit à ***:
—Vous êtes tout de même un bon enfant,—nous allons prendre quelque chose.
Et il désigna du doigt un marchand de vins dont la boutique était encore ouverte.
Mais, comme il s’aperçut que *** ne répondait pas à son invitation, il ajouta:
—C’est moi qui paye.
—Non, vous avez au moins assez bu,—marchons.
—Ah! c’est parce que je ne suis qu’un ouvrier que tu ne veux pas boire avec moi?—Tu méprises le peuple;—j’te vas crever la gueule!
—Allons, allons, marchons!
L’oncle retomba dans l’engourdissement pendant quelques minutes et suivit son conducteur;—mais bientôt, oubliant sa colère, il reprit en voyant une autre boutique:
—Vous êtes un bon enfant,—entrons là,—c’est moi qui paye.
Cette fois *** lui dit:
—Pas là,—j’en connais un qui a du petit blanc à douze.
—Où ça?
—Au bout de la rue.
—Eh ben! allons au petit blanc.
Arrivés au bout de la rue,—il s’arrêta et dit:
—Eh ben! où est-il, votre vin blanc?
—Je ne le retrouve plus.
—Ah! c’est parce que je suis un ouvrier;—eh ben! j’te vas casser la gueule!
—Toi, me casser la gueule!—Viens-y donc!—viens donc seulement avec moi au bout de la rue!
—Tout de suite—que j’y vas,—j’te vas corriger.
On se remet en marche.—Au bout de la rue, *** lui dit:
—Si tu veux venir encore un peu,—je m’y reconnais à présent, le petit blanc est au bout de la rue.
—Eh ben! allons.
Au bout de la rue, pas de vin blanc.—*** dit:
—C’est que la boutique est fermée.
—Tu me fais aller,—répond l’oncle,—j’te vas crever la gueule!
—Allons, je le veux bien;—viens au bout de la rue.
Et, de cette façon, *** ramena l’oncle jusque chez lui.
Voici ce qu’on raconte de M. Eugène Delacroix et de l’architecte de
la Chambre des députés.
M. Delacroix est allé le trouver et lui a dit: «—Je ne peux pas peindre sur votre plafond, il ne tient à rien, cela ne durera pas trois ans.
—Qu’est-ce que cela vous fait,—pourvu qu’on vous paye?»
M. Delacroix n’a pas cru devoir adopter ces principes d’art moderne et a fait recrépir le plafond à ses frais.
POUR LES PAUVRES.—MM. de Noailles, Dupin aîné,—marquis d’Osmond,
comte Roy, Vassal,—Rousselin, Michault,—viennent de demander, par une
pétition, que les droits qui pèsent sur le charbon de terre et la
houille soient élevés de trente centimes à quatre-vingts centimes.
C’est toujours le système absurde dont j’ai parlé le mois dernier à propos de la viande.
Je demanderai d’abord pourquoi l’on protége et l’on encourage
plutôt une industrie qui nous fait payer le chauffage cher qu’une
industrie qui nous le donne à bon marché.
Si les intérêts de MM. les propriétaires de forêts et de MM. les
marchands de bois sont lésés, et s’ils ne peuvent cesser de l’être qu’en
élevant le prix du chauffage économique, tant pis pour MM. les
propriétaires de forêts et pour MM. les marchands de bois.
Ils sont à coup sûr moins nombreux que les pauvres consommateurs et les intérêts des consommateurs doivent passer avant les leurs.
Que diraient-ils si un monsieur ayant chez lui du bois
d’acajou,—désirant le vendre pour le chauffage, voulait qu’on élevât
les droits sur le bois ordinaire, jusqu’à ce que ce bois coûtât aussi
cher que son bois d’acajou?
Cela leur paraîtrait absurde.
C’est précisément ce qu’ils demandent.
Mais,—au nom du ciel!—cessez donc,—ô philanthropes! de faire tant de phrases sur le peuple, et occupez-vous un peu de lui.—Ne demandez pas tant de droits électoraux,—et donnez-lui un peu plus de moyens de n’avoir ni faim ni froid.
Vous, messieurs de Noailles, Dupin aîné,—d’Osmond, Roy, Vassal, Rousselin, Michault,—vous, dont les noms sont cités entre ceux des plus riches habitants de la France, vous osez signer une demande qui aurait pour résultat de condamner au froid le plus insupportable des milliers de familles!
Vous n’avez donc jamais vu de pauvres ouvriers avec des femmes et des enfants demi-nus,—dans des chambres sans feu pendant les rigueurs de l’hiver, grelottant et pleurant,—pour que vous osiez tenter de leur enlever—en augmentant le prix d’un combustible heureusement moins cher,—le peu de secours qu’ils peuvent espérer contre les horribles souffrances du froid?
Ce que je demanderais, moi,—ce que j’ai demandé chaque fois que j’en ai trouvé l’occasion,—ce serait le contraire;—ce serait de reporter les droits sur le luxe,—ce serait de dégrever tout ce qui est destiné au peuple et aux pauvres.—Quel bonheur, messieurs, que cela ne puisse rien vous rapporter!—Vous feriez mettre des droits sur le soleil,—sous prétexte que le peuple, l’ayant pour rien, achète moins de bois de vos riches forêts.
Août 1841.
Les anniversaires.—Paris et Toulouse.—Les trois journées de Toulouse.—M. Floret.—M. Plougoulm.—M. Mahul.—M. de Saint-Michel.—Ce qu’en pensent Pascal, Rabelais et M. Royer-Collard.—Un quatrain.—Le peuple et l’armée.—Les Anglais.—Un pensionnat à la mode.—Les maîtres d’agrément.—A monseigneur l’archevêque de Paris.—Un projet de révolution.—Un baptême.—Une lettre de M. Dugabé.—Le berceau du gouvernement représentatif.—En faveur d’un ancien usage, excepté M. Gannal.—Parlons un peu de M. Ingres.—Un chat et quatre cents souris.—Le roi et les archevêques redevenus cousins.—A M. le vicomte de Cormenin.—M. Thiers en Hollande.—Contre l’eau.—MM. Mareschal et Souchon.—Les savants et le temps qu’il fait.—Les citoyens les plus honorables de Lévignac, selon M. Chambolle.—Triste sort d’un prix de vertu.—De l’héroïsme.—La science et la philanthropie.—Les médailles des peintres.—Les ordonnances de M. Humann.—De l’homicide légal.—AM RAUCHEN sur le bonheur.
AOUT.—LES ANNIVERSAIRES.—Les Français, selon moi, ne se défient
pas assez des anniversaires, qui ont le défaut de les mettre dans de
singulières contradictions.
Voici, par exemple, dans le mois de juillet qui vient de finir,—des gens qui pourraient être fort embarrassés,—je parle du roi Louis-Philippe et du parti dont le journal le National est l’organe.
Le National a proclamé avec le roi et avec M. Thiers la nécessité de construire des forts contre lesquels il s’était élevé pendant plusieurs années;—j’ai dit,—quand il a été question de ces forts,—les raisons secrètes de chacun,—voici qu’aujourd’hui on les bâtit grand train,—que le roi met lui-même la main à la besogne et se fait un véritable plaisir de poser la première pierre de chacun d’eux.
Malheureusement, le National est obligé, le 14 juillet, de
célébrer l’anniversaire de la prise de la Bastille avec une emphase
convenable—au moment même où cette vieille Bastille, où l’on mettait de
temps en temps un Parisien ou deux,—est remplacée avantageusement,—du
consentement du National,—par un demi-quarteron de forts qui mettent
Paris tout entier et à la fois à la Bastille.
D’autre part, le roi Louis-Philippe, obligé de fêter avec pompe
l’anniversaire de l’émeute réussie qui l’a mis sur le trône,—est forcé
en même temps et précisément dans le même mois, de réprimer à Toulouse
l’insurrection dont il célèbre la fête à Paris.
C’est une bouffonnerie qui manquait à cette époque, que je crois à
présent fort complète.
LES TROIS JOURNÉES DE TOULOUSE.—J’ai plusieurs fois parlé de la
haute bêtise qui a fait imaginer de ce temps-ci—l’indépendance des
fonctionnaires et l’intelligence des baïonnettes,—c’est-à-dire une
machine politique dont chaque rouage irait au hasard de sa volonté,—un
char de l’État,—pour parler le langage du Constitutionnel, dont
chacune des quatre roues—roulerait dans un sens particulier.
M. Floret,—préfet de Toulouse,—n’approuvait pas les mesures fiscales de M. Humann;—il n’avait à prendre que deux partis honnêtes:—obéir, ou donner sa démission;—il en a pris un troisième qui a eu et qui devait avoir le plus grand succès dans certains journaux et dans certains esprits; il s’est établi fonctionnaire indépendant,—a gardé sa place et s’est opposé au nouveau recensement.
Le ministère a donné congé à M. Floret et a nommé à sa place M. Mahul.—M. Mahul aurait, je crois, de la peine à s’établir prophète quelque part,—et on l’envoie précisément dans son pays,—c’est-à-dire là où personne ne peut l’être.
Demandez, en effet, à tous les hommes qui se sont élevés par leur talent, si leurs parents et leurs amis n’ont pas attendu pour reconnaître ce talent qu’ils en aient été avertis par les applaudissements du dehors,—et demandez-leur aussi jusqu’à quel point ils l’ont reconnu.
—Un grand poëte, Pierre? disait un camarade d’enfance de Corneille:—ce n’est pas possible,—il allait à l’école avec moi.
—Voilà un fameux préfet—qu’on nous donne là,—disaient les Toulousains,—le petit Mahul,—que j’ai vu pas plus haut que ça.
—Qui ça?—celui qui demeurait dans ma rue?
—Précisément, porte à porte avec vous.
—C’est là le préfet qu’on nous envoie?—mais j’ai été en classe avec lui,—mais j’ai joué à la balle avec lui,—mais je l’ai vu vingt fois comme je vous vois là,—mais il avait une redingote marron.
—C’est impossible;—ça doit être un mauvais préfet.
Il y a dans Pascal un argument terrible contre M. Mahul:—«Le
pouvoir, dit-il, ayant été établi sans raison, il faut le faire regarder
comme authentique, éternel, et en cacher le commencement, si on ne veut
qu’il prenne bientôt fin.»
Je dénonce ledit Pascal à Me Partarrieu-Lafosse,—à cause qu’il ne serait pas impossible d’appliquer ceci à toute espèce de nouvelle royauté.
Alors on donna deux charivaris—dont l’un, sous les fenêtres de M. Floret, fut intitulé sérénade.
Je me suis souvent inquiété de l’anxiété d’un malheureux député ou fonctionnaire qui entend sous ses fenêtres une musique populaire—mêlée de cris,—et je me suis demandé:—«A quoi reconnaît-on qu’on reçoit une sérénade ou un charivari?»
Puis la colère du peuple s’exaspérant sans autre cause nouvelle que
cette même colère,—on commença à tout briser dans la ville et à
assiéger l’hôtel de la préfecture et accessoirement la maison de M.
Plougoulm.
Alors l’esprit de vertige descendit sur la ville.
Le maire, fonctionnaire indépendant, fit relâcher les prisonniers arrêtés dans les émeutes.—M. de Saint-Michel, baïonnette intelligente commandant la place, refusa le renfort de troupes que requérait M. Mahul pour sa propre sûreté.—Les officiers de la garde nationale, baïonnettes non moins intelligentes, annoncèrent audit M. Mahul qu’ils ne répondaient pas de l’ordre tant qu’il resterait dans la ville,—et M. Mahul se retira.
En quoi personne ne fit son devoir et tout le monde manqua de courage,—le maire, le commandant militaire, les officiers de la garde nationale,—se laissant ainsi entraîner en insurrection et en émeute.—Pour M. Mahul,—sa situation était dangereuse;—mais, quand on a accepté un poste, on ne le quitte pas parce qu’il devient périlleux.
M. Mahul parti,—le commandant militaire et M. Plougoulm—publièrent un avis ainsi conçu et signé de leurs deux noms:
M. Mahul est parti, toute cause de désordre doit cesser.
On envahit la maison de M. Plougoulm et on jette ses meubles par les fenêtres,—et M. Plougoulm s’enfuit.
Le gouvernement, alors, destitua M. Mahul pour avoir quitté la ville.—Mais faire ainsi cette concession à l’émeute,—n’était-ce pas faire précisément ce qu’avait fait M. Mahul, c’est-à-dire lâcher le pied devant elle?—et, si quelqu’un était au gouvernement ce qu’est le gouvernement à M. Mahul, ce quelqu’un ne devrait-il pas destituer le gouvernement?
Certes,—le choix de M. Mahul pouvait être discuté,—mais c’était avant de l’envoyer à Toulouse;—une fois là, il devait être soutenu et installé,—à quelque prix que ce fût. Et, si on avait à le destituer,—ce qui était justice,—ce ne devait être qu’après avoir imposé silence à l’émeute, et en destituant en même temps le commandant militaire, le maire, les officiers de la garde nationale et M. Plougoulm,—et en leur faisant leur procès.
Pour celui-là du moins,—le peuple a fait justice de sa lâcheté,—et je n’ai pas le courage de blâmer l’émeute en ce point.—Ce n’était pas de là que devait venir la punition,—mais toujours est-il qu’elle est arrivée,—et, comme dit Rabelais: «Les cuisiniers du diable rêvent parfois et mettent bouillir ce qu’il destinait pour rôtir,—mais n’importe, pourvu que cela soit cuit à point.»
Si quelque poëte candidat à l’églantine veut faire une épopée sur les trois journées de Toulouse,—il trouvera son commencement dans le commencement de l’Enéide de Virgile.
....... fato profugus.
Je chante les baïonnettes intelligentes (arma) et le fonctionnaire (virum) qui le premier (M. Mahul,—le second est M. Plougoulm) s’enfuit de Toulouse.
Comme on demandait à M. Royer-Collard ce qu’il pensait de l’affaire de Toulouse: «Je pense, dit-il, que le ministère s’est trompé: il a cru que les oies pourraient encore une fois sauver le Capitole;—mais il y a entre les oies d’aujourd’hui et les oies de ce temps-là la même différence qu’entre le Capitole de Toulouse et le Capitole romain.»—Je trouve le mot un peu cynique.
On a affiché sur les murailles à Toulouse—ces quatre vers, dont
l’auteur a gardé l’anonyme:
Aux remparts de Toulouse a manqué son effet,
Il a justifié cette belle parole:
La roche tarpéienne est près du Capitole.
LE PEUPLE ET L’ARMÉE.—Il est une plaisanterie des journaux dont il
est temps de faire justice;—lorsque dans une émeute—la troupe, sur
l’ordre de ses chefs, se répand dans une ville pour y rétablir
l’ordre,—les malheureux soldats sont traités comme on ne traita pas les
Cosaques en 1814.—Des pierres sont lancées du haut des fenêtres;—des
coups de fusil leur sont tirés des angles des rues ou des toits, de
derrière les cheminées,—et, lorsque plusieurs ont été atteints,
lorsque, exaspérés,—ils finissent par se défendre,—les journaux du
lendemain—n’ont aucun blâme pour les habitants de la ville—et traitent
les soldats d’assassins.
Certes, je suis moins partisan que personne du despotisme militaire,—qui serait le plus odieux et le plus aveugle de tous sans le despotisme populaire,—et je me félicite de n’avoir pas vécu sous l’Empire;—mais ni les journaux ni le peuple ne doivent oublier que les soldats sont des Français, leurs compatriotes, leurs frères,—et que, quand il y a quelqu’un qui assassine dans une émeute, ce n’est pas celui qui se bat à découvert et après avoir essuyé les insultes et les projectiles de tout genre, mais bien celui qui à l’abri tire à l’improviste des coups de fusil sur des soldats qui passent l’arme au bras.—Qu’on se rappelle seulement combien de vieux soldats, respectés par la mort pendant trente ans sur les champs de bataille,—ont succombé dans les rues de Paris—sous la balle d’un pistolet tiré dans le dos par un enfant.
Les journaux voudraient que nos soldats s’élevassent tous à la hauteur de ce type grotesque qu’ils ont inventé de la baïonnette intelligente, c’est-à-dire que chaque soldat, selon ses lumières, souvent plus que médiocres,—examinât les ordres qu’on lui donne avant de s’y soumettre,—c’est-à-dire qu’il fût traître à ses serments,—et qu’il se conduisît d’une façon qui le rendrait digne d’être fusillé d’après les codes militaires de tous les pays. Ils ne pensent pas—que le seul moyen qu’on n’ait rien à craindre de l’armée est qu’elle soit retenue dans les règles de la plus stricte discipline.
Mais cela est si bête, que j’aurais honte d’en parler si je ne rencontrais à chaque instant des gens qui récitent les phrases que font les journaux à ce sujet, et s’indignent d’après eux contre les soldats.
Il est évident qu’une fois l’affaire engagée les soldats ne peuvent
manquer de commettre des excès;—mais les victimes de semblables
accidents ne pourraient-elles pas s’en prendre moins aux soldats qu’aux
gens qui, dans l’intérêt d’hypocrites ambitions, tiennent depuis dix ans
la France en état de guerre civile permanente,—et, par des prédications
insensées, des théories captieuses,—mettent à chaque instant aux
Français les armes à la main contre d’autres Français?
Messieurs,—vous qui vous prétendez mus par l’amour du
peuple,—n’avez-vous pas de remords quand vous comptez combien,—par vos
conseils et vos préceptes,—vous avez envoyé déjà de pauvres ouvriers au
cimetière et en prison?
Et vous qui vous dites de si grands politiques,—ne voyez-vous pas,
quand vous félicitez le peuple—de ce que force lui est restée,—que
vous justifiez d’avance tout succès dû à la force, et que vous perdez le
droit de blâmer une revanche si le pouvoir s’avisait d’en vouloir
prendre une?
LES ANGLAIS.—Je ne sais rien de ridicule comme ces injures de
nation à nation,—comme ces épithètes qui s’appliquent à un peuple tout
entier,—comme si tous les hommes d’un pays étaient faits exactement sur
le même modèle;—comme si les qualités et les vices étaient soumis à la
surveillance de la douane et ne dépassaient pas les frontières.
Aussi, en lisant les injures adressées récemment par un ministre anglais à la nation française,—n’ai-je recueilli que malgré moi ce mot qui m’a été arraché par l’orgueil de l’insulaire:
«Les Anglais sont jugés par cela seul que, pour avoir six pieds, ils ont imaginé de faire le pied de onze pouces.»
M. de C... n’a qu’un fils,—je ne vous dirai pas toutes ses raisons
de ne pas le mettre au collège. Il est allé, il y a quelques jours,
visiter avec sa femme un de ces pensionnats renommés aujourd’hui parmi
les gens du monde.—Celui qu’on leur avait indiqué n’admet pas plus de
quinze élèves,—et leur fait suivre les cours les plus avancés, en
harmonie avec les progrès de la société actuelle.
M. de C..., dans sa sollicitude, prend quelques renseignements sur la nourriture de la maison:
—Ah!—monsieur, pour la nourriture, vous n’aurez pas de reproches à faire,—je donne à mes élèves du vin de Champagne le jeudi et le dimanche,—et du vin de Bordeaux toute la semaine.
—Mais mon fils n’a pas cela chez moi.
Madame de C..., femme spirituelle et pieuse, demande à son tour si l’on suit exactement les devoirs de la religion,—si l’on va à la messe tous les dimanches.
—Oh! non,—pas tous les dimanches,—quelquefois,—de temps en temps,—par-ci, par-là.
—Mais enfin, monsieur, vous avez sans doute un prêtre attaché à votre maison?
—Ah! oui, madame, certainement,—certainement, M. votre fils pourra avoir son confesseur,—rien ne l’en empêche; mais le prospectus vous a prévenue que les maîtres d’agrément se payent à part.
A MONSEIGNEUR L’ARCHEVÊQUE DE PARIS.
Note à l’appui de son discours, dans lequel il tâche d’insinuer
adroitement au roi Louis-Philippe que, malgré la grandeur et la
vénération qui l’entourent, il ferait bien de se rappeler quelquefois
qu’il n’est qu’un homme.—Monseigneur, on lit dans la
Quotidienne,—le National, etc., etc.. «Le roi ne peut plus sortir
qu’au milieu des précautions les plus minutieuses.—Depuis les
Champs-Élysées jusqu’au pont Royal,—on compte, quand il sort, plus de
cent cinquante sergents de ville.—Toute la brigade de M. Delessert est
échelonnée auprès du château.»—Agréez, monseigneur, etc.
UN PROJET DE RÉVOLUTION.—Sous certains rapports, c’est une
singulière situation que celle du roi Louis-Philippe. En effet, il n’est
pas une de ses actions à laquelle on ne donne une fâcheuse
interprétation.—Tout ce qui lui est opposé jouit à l’instant même d’une
popularité certaine.—Tout homme accusé de ne pas être son
ennemi,—s’empresse de se justifier.—On n’ose pas tout à fait louer les
misérables qui ont tenté de l’assassiner, mais on se complaît à parler
de leur fermeté,—on l’exagère et on l’invente.—Je ne crois pas que
Néron, ni Caligula, ni Tibère, aient jamais excité, en apparence, une
haine aussi ardente et aussi implacable.
A quelqu’un qui verrait les choses de loin,—il semblerait qu’il faut qu’un peuple soit bien lâche pour conserver deux jours un roi aussi odieux.—Mais, de près,—il faut d’abord voir, en faisant la liste des crimes reprochés aux trois tyrans dont ma plume vient de rencontrer les noms,—qu’il n’y a pas un seul de ces forfaits qu’on puisse attribuer à Louis-Philippe.—Appliquez au contraire à Caligula tout ce qu’on reproche à Louis-Philippe,—et Caligula vous paraîtra un assez honnête homme,—ce qui vous laissera quelque étonnement de voir tant de Tacites pour si peu de Nérons,—tant de Brutus pour si peu de Césars.
Il faut diviser en trois classes ces haïsseurs de rois:
Les premiers sont des gens qui ont contribué à faire le coup de la révolution de Juillet, et qui n’ont pas eu leur part ou n’ont eu qu’une part insuffisante aux dépouilles qu’elle a produites.—Ils sont semblables aux gens qui poussent à la queue d’un théâtre,—alors qu’un bras inflexible de gendarme placé en travers ne laisse approcher le public des bureaux que par escouade d’une dizaine de personnes.—Quelques-uns ont poussé, espérant être dans les dix premiers,—mais le bras rigide s’est abaissé devant eux, et ils s’efforcent de pousser jusqu’à ce qu’on laisse passer une seconde dizaine dont ils comptent bien s’arranger cette fois pour faire partie.—Ils font contre Louis-Philippe précisément ce qu’ils ont fait contre Charles X.—S’ils réussissent, et s’ils sont plus heureux et plus adroits, ils seront à leur tour poussés par d’autres qui voudront remettre la partie,—car quelque menu hachée que soit aujourd’hui la France, on n’a pas pu faire encore les morceaux si petits qu’il y en ait pour toutes les avidités.
La seconde classe se compose des gens auxquels on avait fait
croire,—sous la Restauration,—que tout le mal venait du gouvernement
d’alors;—qu’en le renversant on renverserait en même temps toutes les
dures conditions imposées à l’humanité;—que la poudre tirée en Juillet
devait faire tomber du ciel des alouettes toutes plumées, rôties,
bardées,—assaisonnées.
Aujourd’hui, ceux de la première classe leur disent, à l’égard de
Louis-Philippe, comme ils disaient à l’égard de Charles X: que si
Louis-Philippe n’était plus roi,—les ruisseaux couleraient du café à la
crème;—qu’on payerait la journée triple aux ouvriers, sans qu’ils
dussent pour cela travailler; que les petits pois seraient gros comme
des melons, qu’une tranche suffirait pour le dîner d’un homme,—et que
les fruitiers les donneraient pour rien.—Ceux-là sont une classe
éternellement bête et éternellement victime et de ceux qui possèdent et
de ceux qui veulent posséder,—ceux-ci les ruant sur les autres, ce qui
les amène habituellement à être pressés et écrasés entre les deux
partis.
La troisième classe est inoffensive:—elle se compose de gens
vaniteux, entraînés par la joie d’être audacieux sans danger.—Il y a
entre eux la distance qui existe entre les esprits forts qui plaisantent
ou insultent le ciel et les Titans qui l’escaladent.
Mais supposez que tout cela arrive au résultat qu’on ne prend la
peine de cacher que bien juste ce qu’il faut pour que les Plougoulm ou
les Partarrieu-Lafosse ne trouvent pas à mordre; supposez qu’on
finisse par faire une nouvelle révolution,—il arrivera précisément ce
qui est arrivé de l’autre:—un parti ou quelqu’un s’en emparera,—ce
quelqu’un ou ce parti aura ses amis et sa queue,—et ce sera à
recommencer.—Il y aura toujours—des avides et des envieux.—Les
révolutions sont comme la loterie,—il y a cinq numéros gagnants sur
quatre-vingt-dix,—conséquemment, quatre-vingt-cinq qui veulent
recommencer le coup.
Pour arriver aux mêmes résultats,—il me semble qu’on paye un peu cher,—qu’on met bien de l’ardeur et qu’on joue gros jeu.—On comprend l’impétuosité du cheval de course ou du cheval de chasse, mais on ne comprendrait pas celle que manifesterait un cheval de manège tournant avec fureur toujours dans le même cercle.
L’infériorité du gouvernement actuel à l’égard de celui qui l’a
précédé—vient de ce que c’est un nouveau gouvernement,—de ce qu’il
a,—pour nous servir de nos comparaisons de tout à l’heure,—proclamé
cinq numéros sortants de la loterie,—de ce qu’il a laissé passer les
dix premiers de la queue,—et, comme il n’y a pas plus d’ambition que
d’amour sans espoir,—de ce qu’il a montré qu’on pouvait gagner et qu’on
pouvait arriver.
Sous ce rapport, le gouvernement qui lui succéderait serait encore pire,—attendu que les cinq numéros gagnants qu’il proclamerait, joints aux cinq de celui-ci, en feraient dix;—que les dix qu’il laisserait approcher du bureau, joints aux dix passés précédemment, en feraient vingt.
Il est bien facile pour les agitateurs—de critiquer tel ou tel acte;—mais il le serait moins d’ajouter à leur critique ce qu’ils feraient à la place du gouvernement,—de prouver qu’ils le pourraient faire, d’en déduire les conséquences nécessaires, et d’établir sans réplique qu’elles seraient bonnes.
Cette agitation furieuse contre la royauté et contre le pouvoir, qui n’aurait, en cas de succès, d’autre résultat que d’amener un autre pouvoir et une autre royauté absolument semblables, est une niaiserie.—Prenez votre temps,—ne vous occupez plus de la royauté;—faites vos plans,—présentez-les,—faites-en signer l’approbation comme vous faites signer vos projets de réforme électorale;—puis, quand vous aurez clairement établi que cette fois vous ne bercez plus les gens de contes de fées,—que vous pouvez faire le bonheur du peuple,—quand vous l’aurez prouvé d’une manière incontestable,—quand vous aurez en outre démontré que le seul obstacle, la seule digue à ces torrents de bonheur qui vont inonder le pays—est le roi Louis-Philippe ou tout autre,—que tout le monde se lève en masse,—et qu’on déclare lâches et indignes de la vie et de la liberté ceux qui ne marcheront pas,—et que le roi Louis-Philippe soit renversé, s’il ne s’en va pas de son plein gré;—et moi-même, qui ai caché ma vie dans l’herbe,—qui ai placé mes désirs et mes besoins si bas—que toutes les avidités de ce temps-ci se battent au-dessus sans pouvoir rien leur prendre,—moi-même—je saisirai alors mon innocent fusil de chasse,—et je jure sur l’honneur que je marcherai avec vous.
Mais jusque-là—il faut penser que la moitié des fautes du
gouvernement viennent des obstacles dont vous jonchez sa route,—que le
meilleur gouvernement du monde, aussi harcelé que celui-ci, ne ferait
pas beaucoup mieux.
Mettez dans un chapeau—les noms que vous voudrez,—M. Fulchiron, mademoiselle Déjazet,—M. Chambolle, Alcide Tousez, etc., etc., tirez au hasard,—et ensuite, quel que soit le nom qui sortira de cette urne,—laissez-vous gouverner et aidez un peu ce monarque improvisé et provisoire,—je réponds que les affaires iront un peu mieux qu’elles ne vont,—jusqu’au moment où vous serez convenus de ce que vous voulez.
UN BAPTÊME. Je suis allé l’autre jour à Étretat pour une
cérémonie religieuse; on bénissait un bateau appartenant à Césaire
Blanquet et à Martin Glam:—on l’a appelé la GUÊPE D’ÉTRETAT.
Il y avait là un homme étranger au pays, qui, tandis que je distribuais aux enfants du pays toutes les dragées de la boutique de Pierre Paumel, me dit:
—Quelle singulière superstition!
—Pas si singulière, monsieur, lui dis-je;—si, comme les marins, vous vous trouviez sans cesse dans des situations où tous les hommes de toute la terre, réunissant leurs efforts, ne pourraient rien pour vous,—vous inventeriez un dieu pour avoir recours à lui, si on ne vous avait pas appris à le prier.
Ce qui obtient de coutume votre vénération,—on n’a guère ici le loisir d’y penser;—tous les monarques du monde ne pourraient réussir à faire tourner à l’est ce vent d’ouest maudit qui empêche les bateaux de sortir et d’aller à la pêche.
Quand vous êtes dans une ville,—tout ce qui vous entoure a été construit de la main des hommes,—tous les accidents qui peuvent vous arriver, il dépend de vous ou du préfet de police et de ses agents de vous les faire éviter;—mais ici tout ce que nous voyons était là avant nous et durera après nous;—ces arbres ont abrité de leur ombre épaisse bien des générations et en abriteront d’autres encore après que nous serons morts, tous tant que nous sommes ici.—Quand la mer gronde et se livre à ses colères, vos quatre cent cinquante députés ne peuvent décréter qu’elle se calmera.
Tout ce qui a du pouvoir ailleurs,—on n’a ici aucune raison de s’en occuper.—Au-dessus de la mer il n’y a que le ciel—sans intermédiaire.
CORRESPONDANCE.—M. Dugabé—me fait l’honneur de m’écrire pour
protester contre les renseignements qui m’ont été donnés à son sujet.
(Numéro de juin.)
«S’il faut tout dire,—me dit M. Dugabé,—j’ai été l’adversaire constant du projet qui sert de base à des attaques que votre loyauté regrettera, j’en suis certain... Il y a trois ans que j’attaque la censure, et je suis décidé à la poursuivre de mes plaintes jusqu’à ce qu’elle soit digne, élevée, morale... Vous voyez, monsieur, que mes discours ne sont pas près de finir.
»J’ai appelé l’attention du gouvernement sur l’emploi des fonds destinés aux monuments publics, et, si l’engagement pris par deux ministres devant la Chambre demeure sans résultats, je reproduirai des faits qui prouvent avec quel soin on ménage l’argent des contribuables.
»Il est bien, monsieur, de poursuivre sans trêve ni merci la corruption et ses adeptes; mais prenez garde de vous tromper d’adresse en acceptant des renseignements qui détournent vos piqûres de ceux qui ont le plus à les redouter.
»J’oublie, monsieur, les droits que la loi me donne, et je demande à votre loyauté bien connue l’insertion de ma lettre dans votre première livraison.
»Recevez, monsieur, l’assurance, etc.
»DUGABÉ, député.»
Je mets donc la dénégation de M. Dugabé en présence du renseignement qui m’avait été donné.—C’est un devoir de la presse dont j’ai parlé dans mon dernier volume.—Lorsqu’il m’est arrivé de refuser de pareilles rectifications, c’est que les personnes qui les demandaient manifestaient des exigences exagérées—ou formulaient leur demande avec un accompagnement de menaces et d’airs terribles qui ne me permettaient pas d’y faire droit.
LE BERCEAU DU GOUVERNEMENT REPRÉSENTATIF.—A la bonne heure,—voilà
qui est clair, sans circonlocutions et sans ambages;—voilà le
gouvernement représentatif tel que je l’aime, c’est-à-dire dans toute sa
naïveté, dans toute sa pureté et dans tout son éclat.
EXTRAITS DES JOURNAUX ANGLAIS.—Un tourneur d’Huddersfield est
occupé à confectionner quatre cents bâtons ferrés qui lui ont été
commandés par les wighs libéraux, pour être employés contre leurs
adversaires politiques aux élections de Wakefield.
A Harwick,—où deux candidats fort riches étaient en présence,—les votes se sont payés de sept à huit mille francs; les dix derniers qui devaient décider la question ont monté à cent mille francs.
A Carlow, les tories ont tiré des coups de fusil sur leurs adversaires.
A Bath, les radicaux ont traîné les officiers de police dans la boue.—Lord Duncan et M. Roebuck ont été élus, lord Powescourt et M. Bruges n’ayant pu se présenter sur les hustings, où leur vie eût été compromise. Une seule élection a coûté au candidat élu un million deux cent cinquante mille francs.
Nous n’en sommes pas encore là sous quelques rapports;—mais, sous quelques autres, nous avons de beaucoup dépassé nos voisins d’Angleterre (berceau du gouvernement représentatif).
Nous avons laissé bien loin derrière nous ce procédé naïf et vulgaire d’acheter de sa propre fortune les suffrages éclairés de ses concitoyens.—Nos candidats ne procèdent pas comme les candidats anglais, dont les amis vont grossièrement dans la foule mettre de l’argent dans la main des électeurs.—Cela est honteux et humilierait nos électeurs.
Le candidat français ne donne rien, il promet,—non pas son argent à lui,—mais à celui-ci la gloire de nos armées et un bureau de tabac;—à celui-là les frontières du Rhin et une bourse pour son fils;—à tel autre la reprise du rang que doit tenir la France dans le congrès européen et une permission de chasse dans une forêt de l’État qui avoisine sa demeure;—à M. *** la conservation de notre conquête d’Alger et une recette particulière.
EN FAVEUR D’UN ANCIEN USAGE. M. Gannal,—irrité de n’avoir pas été
choisi pour empailler les cendres de l’Empereur,—s’est renfermé
longtemps dans un silence plus significatif que la tente d’Achille.—Le
voilà qui reparaît à la quatrième page des journaux, où il annonce qu’il
embaume les personnes sans soustraction des organes.
Oh! diable,—voici une belle nouvelle.—Les Égyptiens poursuivaient leurs embaumeurs à coups de pierres.—Nous avions laissé tomber cet usage en désuétude, faute d’en connaître l’origine et la cause.
La voilà dévoilée.
Les embaumeurs,—M. Gannal excepté,—ont la mauvaise habitude de vous soustraire des organes, je ne sais pas bien précisément quels organes ils volent,—ni ce qu’ils en font;—peut-être les revendent-ils aux morts, qui naturellement manquent de quelques-uns.
Et voilà cependant comme on est embaumé! Je demande qu’on fouille à l’avenir les embaumeurs pour voir s’ils n’ont pas dérobé quelques organes,—et qu’on ramène l’usage de les poursuivre à coups de pierres,—toujours à l’exception de M. Gannal.
PARLONS UN PEU DE M. INGRES. M. Ingres est un peintre qui, pendant
bien longtemps, s’est contenté d’avoir un grand talent et une grande
réputation.—M. Ingres a sa couleur comme un autre;—à force de regarder
ses tableaux, on finit par y trouver toute la gamme de tons des
coloristes,—seulement à travers un verre bleu.
M. Ingres était lui-même,—on l’admirait, on l’aimait;—mais ses défauts ont amorcé des élèves qui n’ont pas tardé à devenir une école complète;—cette école a étudié sans relâche les défauts du maître et les a non-seulement atteints, mais surpassés.
En vain on leur a dit:
«Mes bons messieurs,
»Voyez les peintres de talent,—leur peinture ressemble-t-elle à la peinture de leur maître?—Géricault peint-il comme Guérin?—Decamps, Roqueplan, Delacroix, peignent-ils comme Gros et Girodet?—Robert-Fleury fait-il comme Horace Vernet?—et ledit Horace Vernet et M. Ingres lui-même peignent-ils comme David?»
L’empereur Napoléon a fait sortir bien des généraux de
l’obscurité;—ces hommes, pour la plupart si distingués, n’étaient pas
des singes qui se contentaient de s’affubler d’une redingote grise pour
effaroucher l’ennemi.
M. Ingres, à force de voir sa charge faite par ses élèves,—s’est trouvé fort laid;—il a eu de récents remords en se croyant cause de la façon dont plusieurs jolies femmes—avaient été massacrées au dernier salon par ses plus chers disciples;—il s’est pris lui-même en horreur,—et a cherché une nouvelle manière, abandonnant avec dégoût, à son école, celle qu’elle lui a gâtée et rendue odieuse même à ses propres yeux.
Il vient de faire pour la cour de Russie une vierge dans laquelle
il s’est efforcé d’être coloriste,—et il y tenait tant, qu’il a été
jusqu’à lui sacrifier le dessin.—Il y a là une tête de jeune homme dont
la bouche n’est pas sous le nez;—c’est ce que les peintres appellent,
je crois, dans leur argot, ne pas être ensemble; la vierge est d’un
modèle mou et rend—(toujours le même argot).
Oh! monsieur Ingres, je vous aime mieux vous-même;—j’ai vu par hasard une étude faite par vous en une seule séance,—d’après madame E... B..., âgée de dix-sept ans; rien n’est plus pur, plus jeune, plus naïf;—le modelé est la plus admirable chose qu’on puisse voir.
Donc, comme je le disais au commencement de ces pages qui lui sont consacrées,—M. Ingres s’est longtemps contenté de son talent et de sa réputation; voilà que des amis maladroits l’ont réveillé de cette noble indifférence, et qu’ils l’ont rendu jaloux de la gloire de la pommade mélaïnocome et du journal l’Audience.
Ils ont regagné tout le temps perdu pour la réclame, et ont à la fois et brusquement entassé feuilletons sur statuettes, lithographies sur banquets.
Et ils ont déclaré que M. Ingres était coloriste.
Je ne connais, pour moi, rien de niais comme ces perpétuelles disputes sur le dessin et la couleur: la nature a donné à ses créations la richesse des tons comme la beauté de la forme;—tant pis pour les artistes s’ils sont forcés de se partager l’imitation de ses magnificences;—mais qu’ils ne nous forcent pas de nous irriter contre leur impuissance en en tirant vanité et en en faisant une prétention ridicule.
Madame D*** avait un chat magnifique;—M. de C*** s’amusa un
jour à le tuer d’un coup de fusil;—faute de grives, on prend des
merles;—faute de merles, des chats.
Madame D*** fait dresser dans sa maison et dans celles de ses amis toutes sortes de souricières; quand elle a réuni trois ou quatre cents souris, elle les fait renfermer dans une caisse et l’adresse à madame de C***, dans son château.—Madame de C*** ouvre la caisse elle-même, comptant y trouver quelques modes nouvelles,—les souris s’échappent et remplissent la maison;—au fond de la caisse était un billet adressé à madame de C***.
«Madame, votre mari a tué mon chat, je vous envoie mes souris.»
A M. LE VICOMTE DE CORMENIN. Vous, monsieur, qui avez tant
d’esprit, et qui, cependant, n’en avez pas assez pour cacher tout le bon
sens qui vous gêne,—dans votre position d’homme de parti,
Dites-moi, je vous prie, ce que c’est que le peuple,—où il commence et où il finit,—car, je ne puis me contenter des définitions saugrenues qu’en donnent les journaux.
Le peuple—des journaux—est un peuple d’opéra-comique—auquel on fait dire:—Allons,—partons,—marchons;—ou bien: Célébrons ce beau jour.
L’armée recrutée dans le peuple—(car les riches s’abstiennent—et il n’y a en France que les enfants du peuple et les enfants des rois—qui ne puissent s’exempter du service militaire),—l’armée fait-elle partie du peuple d’où elle sort et où elle retourne après quelques années passées sous les drapeaux? Tout homme du peuple est, a été ou sera soldat.
Cependant, à propos des émeutes de Toulouse, vos journaux ne cessent d’opposer l’armée au peuple.
J’ai cité,—en son temps,—un article spirituel du National,—dans lequel ce carré de papier—s’indignait avec raison—contre les talons rouges de comptoir;—le commerce est donc également exclu du peuple.
Ces mêmes journaux louent parfois la garde nationale de son intervention entre le pouvoir et le peuple.
La garde nationale ne fait donc pas partie du peuple;—on ne sait que trop cependant jusqu’où les sergents-majors vont trouver les gens pour les enrôler dans cette institution. J’ai vu des garçons marchands de vin,—des maçons,—des menuisiers (le mien, M. Collaye, m’a envoyé trois jours en prison, avec l’approbation de mon fruitier).
Dans la seule garde que j’aie jamais montée,—j’ai rencontré en faction avec moi,—chacun gardant une des bornes de la mairie, un marchand de charbon de terre qui passa les deux heures de notre faction à me reprocher amèrement de lui avoir ôté ma pratique.
Mon portier dit: «Nous, nous vivons encore,—mais le peuple a bien du mal.»
Où est donc le peuple?
Je ne le trouve pas, et cependant il paraît qu’il y en a plusieurs et que chaque parti a le sien.
J’ai vu souvent les journaux raconter des revues du roi.—Les journaux ministériels disaient: «Le peuple a accueilli Sa Majesté par d’unanimes acclamations.»
Les journaux de l’opposition écrivaient: «Le peuple est resté silencieux et grave.»
Comme il s’agissait du même roi et de la même revue, il est évident qu’il ne peut s’agir du même peuple.
J’appelle peuple, monsieur, tout ce qui souffre,—tout ce qui gagne péniblement sa vie par le travail,—tout ce qui ne peut vivre qu’au moyen de la paix et des développements de l’industrie, qui en est la conséquence,—et je considère comme ses ennemis non pas seulement ceux qui laissent peser sur lui une trop lourde charge d’impôts,—mais aussi ceux qui, sous prétexte de défendre ses intérêts,—le jettent dans le découragement, en lui faisant faire des vœux impossibles à réaliser—et le précipitent dans des luttes sanglantes et criminelles—où les uns perdent la vie et la liberté, et les autres l’ouvrage et le pain de leur famille, que leur enlèvent le trouble et la défiance qui suivent toujours l’insurrection et l’émeute.
Pardonnez-moi, monsieur, de vous déranger dans vos loisirs.
On dit que vous êtes à Vichy,—et que vous pêchez à la ligne dans l’Allier;—j’ai fait justice, dans un livre publié il y a une douzaine d’années déjà,—des plaisanteries vulgaires prodiguées de tout temps à la pêche à la ligne.—Je regrette de n’avoir pu citer alors votre exemple;—au lieu d’avouer timidement que je pêchais aussi,—je l’aurais proclamé avec orgueil.
J’ai, comme vous, monsieur, passé quelque temps à Vichy,—et, comme vous,—j’y ai pêché à la ligne;—je ne crois pas y avoir fait autre chose,—mais je ne pêchais pas dans l’Allier;—je pêchais dans le Lignon. C’est une petite rivière que vous trouverez en allant de Vichy à Cusset,—et que je vous recommande: elle a dix pieds de largeur et tout au plus deux pieds de profondeur; elle coule claire et limpide sur un fond de sable, entre deux rives de gazon; des saules et des aunes qui la bordent enlacent leur feuillage par-dessus et couvrent l’eau d’un réseau d’ombre et de soleil. Par places, des touffes d’iris s’élèvent dans le lit du ruisseau. Au pied des saules, des ronces jettent d’un arbre à l’autre leurs rameaux et leurs feuilles d’un vert sombre, avec des fleurs d’un blanc rosé: la reine des prés, la filipendule, s’élance droite et svelte et balance ses thyrses semblables à des bouquets de mariées; le liseron blanc grimpe et serpente, et étend ses guirlandes d’un riche feuillage parsemé de grandes cloches; des bergeronnettes se cachent dans les saules où elles ont leur nid.
On n’y prend pas grand’chose,—c’est probablement comme dans l’Allier,—mais les fleurs, l’herbe, l’eau, y exhalent avec leurs odeurs de charmantes rêveries.
CONTRE L’EAU.—On se rappelle peut-être—MM. Huret et
Fichet,—deux serruriers qui occupèrent un moment Paris par leurs
querelles à la quatrième page des journaux et sur les murailles;—chacun
d’eux prétendait ouvrir sans clef toutes les serrures, sans en excepter
celles de son rival;—à la façon dont ils parlaient des serruriers qui
les avaient précédés, il était évident qu’on n’était un peu bien fermé
qu’en s’adressant à un de ces deux messieurs,—mais auquel?—Si vous
achetiez une serrure Fichet, il y avait Huret qui pouvait ouvrir
votre serrure;—si vous preniez une serrure Huret, Fichet ne vous
cachait pas qu’il pouvait entrer chez vous à toute heure du jour et de
la nuit. Je n’ai jamais eu grand’chose à renfermer, aussi je ne m’en
souciais guère;—cependant, si j’avais été préfet de police,—je me
serais assuré de ces deux messieurs, qui sont probablement fort honnêtes
gens, mais qui pouvaient au moins troubler la sécurité des mères et
celle des époux;—peut-être le préfet de police y avait-il pensé;—mais
comment retenir enfermés ces deux messieurs? Il n’y avait même pas la
ressource de faire cadenasser Huret par Fichet, et Fichet par
Huret;—car Huret disait qu’avec un clou il ouvrirait toute serrure
construite par Fichet.
—Et moi, disait Fichet, je ne demande qu’une épingle pour forcer une serrure de Huret.
—Mon ongle, disait Huret.
—Un cheveu, disait Fichet.
—Rien qu’en soufflant dessus, disait Huret.
—Rien qu’en la regardant, disait Fichet.
Les gens malins prétendirent que cette grande guerre n’était qu’un semblant,—un moyen de faire du bruit, de battre la caisse et de se mettre en évidence;—toujours est-il qu’on crut ces deux messieurs, non en ce que chacun disait de soi, mais en ce que chacun disait de l’autre,—et qu’on se contenta des serrures dont on s’était contenté jusque-là.
Depuis quelque temps, deux gérants de compagnies de filtrage des eaux de la Seine renouvellent toujours à la quatrième page des journaux—la guerre de MM. Huret et Fichet;—MM. Souchon et Mareschal—ont, dans cinq ou six longues lettres qu’ils ont échangées,—émis l’un contre l’autre des assertions graves.
—Vous ne mettez pas de charbon,—dit l’un.
—J’en mets plus que vous,—répond l’autre.—Et d’ailleurs vous mettez des éponges,—l’éponge est une pourriture.
—Vous mettez de la laine,—la laine est une infection.
—Votre eau n’est pas filtrée du tout.
—La vôtre est empoisonnée.
—C’est bien plutôt la vôtre.
—Non.
—Si.
—Je maintiens mon opinion.
—Je soutiens la mienne.
Que fait le public au milieu de semblables débats? Le public n’est pas chimiste, il se dit pour ce qui est de l’eau de M. Mareschal: «M. Souchon doit savoir mieux que moi ce qui en est,—c’est sa partie;—il paraît évident que M. Mareschal emploie pour filtrer son eau de l’éponge, qui est une pourriture.
«Pour ce qui est de l’eau de M. Souchon, c’est une autre affaire.—Certes, M. Mareschal, qui en fait son état, doit s’y connaître mieux que moi—qui ne m’en suis jamais occupé.—Je dois donc croire que M. Souchon filtre avec de la laine, qui est une infection.»—Croyez cela et buvez de l’eau, si vous l’osez.
Il y a à Paris une Académie des sciences,—qui, dans un débat de ce genre, devrait, il me semble, se prononcer.—Comment! la ville fait de grandes dépenses pour donner au Parisien de l’eau qu’elle fait filtrer par MM. Souchon et Mareschal, et on laisse chacun d’eux dire que l’autre ne filtre guère l’eau, mais l’empoisonne beaucoup,—sans que la ville ni l’Académie des sciences s’occupe d’établir la vérité et de rassurer le Parisien! Mais M. Humann n’est peut-être pas innocent de ceci:—il n’ose pas encore imposer l’eau;—il veut en inspirer une invincible horreur aux Parisiens—qui, n’osant plus en boire,—auront recours au vin—qui rapporte, comme on sait, raisonnablement au trésor.
Au moins, pour ce qui a rapport à la température bizarre que nous
avons cet été, les savants n’ont pas laissé les journaux s’égarer en
théories absurdes et en saugrenuités:—ils ont mêlé quelques niaiseries
de leur cru à celles qui étaient en circulation.
Ils ont attribué le froid et la pluie,—les uns à l’approche des montagnes de glace du pôle nord,—les autres à la vapeur des chemins de fer, qui amoncelait les nuages;—d’autres ont dit que les neiges excessives ont rendu le soleil hydropique.
Cette fois-ci on ne dira pas que j’ai de la malveillance pour les
journaux;—ce n’est pas moi qui ai prié M. Chambolle de mettre dans le
sien ce qui suit.—MM. les imprimeurs des Guêpes peuvent certifier
que le fragment que je cite n’est pas dans le manuscrit écrit de ma
main, mais bien coupé dans un exemplaire du Siècle:
«La petite ville de Levignac (Haute-Garonne) a donné hier au soir dimanche des preuves de sympathie à la population toulousaine. Grand nombre D’HOMMES MARIÉS et une bonne partie de la jeunesse, à la tête desquels se trouvaient LES CITOYENS LES PLUS HONORABLES, munis de cornes et autres instruments, ont entonné la Marseillaise devant la halle, en face du lieu où étaient placardées les proclamations du nouveau préfet de la Haute-Garonne.
»Ils ont parcouru la ville, alternant les couplets de l’hymne révolutionnaire avec les ÉCLATS d’une musique PEU SONORE. Les cris: A bas Mahul! étaient proférés avec force et souvent répétés. Ils sont revenus plusieurs fois à l’endroit d’où ils étaient partis. Des groupes attendaient devant les proclamations, COUVERTES D’ORDURES depuis le moment où on les avait affichées. La soirée a été clôturée par l’incendie des proclamations, aux applaudissements de la foule.»
TRISTE SORT D’UN PRIX DE VERTU.—Ceux qui ont inventé les
rosières—ont pensé, à ce qu’il paraît, que la vertu est un fruit
excellent dans sa maturité, mais qui se conserve difficilement après.
Aussi, au prix donne à la sagesse, ont-ils de tous temps, en mariant
immédiatement les rosières, ajouté le moyen le plus honnête de ne pas
avoir à la conserver plus longtemps.
On sait que l’Académie a reçu de M. de Montyon un legs destiné à récompenser les actes de vertu qui parviendraient à sa connaissance.—Tous les Français indistinctement sont admis à composer en vertu, comme on compose en thème au collège,—et l’Académie distribue les prix.
Il est, à ce sujet, une chose à remarquer, c’est que c’est toujours dans les classes inférieures que l’Académie exhume les traits d’héroïsme et de dévouement qu’elle est chargée de découvrir,—en quoi les classes inférieures me paraissent très-supérieures aux autres.
Mais il y a encore là quelque chose de très-incomplet—une fois un homme déclaré vertueux,—la société qui est allée le voir couronner et l’applaudir, ce qui n’est qu’un spectacle de jour, où les femmes qui ont de la fraîcheur et des chapeaux neufs vont humilier les femmes fatiguées et les chapeaux passés,—la société ne s’en occupe plus:—voilà donc la vertu payée!—Le prix est bientôt dépensé;—il ne reste alors qu’une vertu en jachère qui n’est plus susceptible d’aucun rapport.
Il faudrait faire pour la probité des hommes—ce qu’on fait pour la vertu des rosières,—ne pas obliger à recommencer sans cesse une course périlleuse à travers les dangers;—on sait la ballade allemande.
Le roi jette sa coupe dans un gouffre,—un plongeur se précipite,—et la rapporte: «La coupe est à toi, dit le roi,—mais va la chercher une seconde fois, et tu auras ma fille.» Le plongeur se jette une seconde fois,—mais ne revient plus.
Quand on trouve un homme qui est resté vainqueur dans la lutte horrible de l’honneur et de la pauvreté, il ne faut pas faire recommencer cette lutte; il ne peut pas se contenter d’un prix qui, une fois dépensé, le rend encore nécessaire:—il faut lui assurer à jamais un travail honorable.
C’est ce qu’on ne fait pas;—aussi,—le nommé Caillet, qui avait été déclaré homme vertueux en 1839, et qui avait, en cette qualité, reçu un prix de cinq cents francs, voyant que tout le produit de la vertu était mangé,—qu’il n’y avait plus rien à en attendre,—a eu recours au vice et a passé à d’autres exercices.—La cour d’assises de l’Orne vient d’avoir la douleur, le 8 juillet dernier, de le condamner à huit années de réclusion pour vol avec circonstances aggravantes.
Il y a des vertus de peuple que le monde méprise naturellement et
sans affectation,—il n’y prétend pas plus qu’à porter un sac de farine.
Ainsi, les croix d’honneur ont été acquises,—et je parle de celles qui l’ont été le plus légitimement, pour avoir tué un peu de monde.—Quand un homme du port, un marin,—un pompier,—expose sa vie pour sauver celle d’un autre homme,—on lui donne une médaille à laquelle ne sont attachés aucuns honneurs;—la conséquence morale en est bizarre.—J’ai reçu, il y a dix ans, une de ces médailles, que je porte quelquefois et dont je suis plus fier que je ne le serais d’aucune décoration que je connaisse.—Eh bien! j’ai vu dans le monde bien des gens qui auraient senti germer en eux une grande estime pour moi, s’ils m’avaient vu obtenir la croix d’honneur,—même par les moyens les moins honorables,—et qui trouvaient ma médaille ridicule.—Les journaux mêmes s’en sont parfois égayés,—quelques caricatures ont été faites à ce sujet;—il m’a été impossible de trouver le côté plaisant de cette affaire.
DE L’HÉROÏSME.—Soyez donc héros,—faites donc quelque chose de
grand aujourd’hui!—Autrefois, l’histoire vous jugeait de loin,—et ne
voyait des grands hommes que ce qui avait le plus d’éclat et
d’importance.—Aujourd’hui, elle se fait chaque jour, et elle est
hostile et éplucheuse;—les âges à venir nous estimeront crétins,—car
il n’y aura pas un seul homme de ce temps-ci, quelque grand et illustre
qu’il puisse être,—dont on ne puisse trouver dans les journaux, qui
seront alors les Mémoires du temps, une histoire qui démentira sa
grandeur et détruira sa célébrité.
Un fils du roi revient d’Afrique, où il est allé partager les dangers des soldats; les journaux annoncent avec empressement qu’il revient malade de la dyssenterie.—Voilà certes une maladie peu héroïque, et il est triste, plus qu’on ne le pourrait dire, que le seul endroit où il soit possible aujourd’hui d’acquérir un peu de gloire militaire soit un pays où la dyssenterie règne avec une effrayante obstination.
LA SCIENCE.—LA PHILANTHROPIE.—Depuis quinze ans au moins,—la
philanthropie et la science, réunissant leurs efforts, avaient inventé
la gélatine,—c’est-à-dire une nouvelle alimentation, formée d’un
prétendu jus tiré des os de la viande; je me rappelle avoir dénoncé, il
y a une dizaine d’années, cette nourriture fallacieuse sous le nom de
potage de boutons de guêtres.
Depuis quinze ans, on nourrissait les malades dans les hospices, les pauvres dans les établissements de charité,—les prisonniers dans les maisons de détention,—avec la fameuse gélatine.
On allait appliquer la chose aux casernes,—quelqu’un s’est avisé de dire: «Pardon, voyons donc un peu si cette nourriture est véritablement une nourriture.» On s’est ému de cette observation;—la science a haussé les épaules et a procédé, par une faiblesse qu’elle se reprochait, à de nouvelles expériences.
Et il résulte d’un rapport signé par MM. Magendie, Chevreul et Thénard, que les propriétés nutritives de la gélatine n’existent pas;—que de deux chiens nourris, l’un avec de la gélatine, l’autre avec de l’eau claire,—le second a vécu plus longtemps que le premier.
En un mot, que depuis quinze ans,—grâce aux efforts réunis de la science et de la philanthropie,—tous ceux qui, dans les prisons, les hôpitaux et les hospices,—ont été nourris avec la gélatine, sont littéralement morts de faim!
Et que l’armée l’a échappé belle!
LES MÉDAILLES DES PEINTRES.—Qu’y a-t-il de plus singulier que de
voir donner clandestinement des récompenses disputées en public?
Autrefois,—le roi distribuait lui-même les médailles aux peintres après l’exposition du Louvre;—maintenant on apprend par M. de Cayeux que l’on a une médaille, et il faut aller la chercher chez lui.
Cette récompense n’a de publicité que celle que peut lui faire donner le peintre qui a des amis dans les journaux.
La clandestinité a un inconvénient,—outre celui de distribuer à huis clos la gloire qui n’existe que par la publicité,—c’est qu’on en abuse singulièrement.—Ainsi, j’ai là toutes les médailles dénoncées par les journaux,—et je n’ai pas retrouvé un seul des noms dont les ouvrages avaient attiré au Louvre l’attention et les éloges.
Cela a presque l’air d’une gageure,—à moins que les médailles ne soient aujourd’hui une consolation.
LES ORDONNANCES DE M. HUMANN.—En arrivant dernièrement à Paris,
j’ai levé les yeux sur une petite fenêtre située sur un des toits qui
avoisinent mon logis,—et je l’ai vue fort changée.—A mon dernier
voyage, elle était riante et fraîche,—les capucines s’y mêlaient aux
volubilis et lui faisaient un charmant cadre de verdure et de fleurs.
Quelquefois, au milieu de ce cadre, se montrait une jolie figure, avec des bandeaux de cheveux noirs comme deux ailes de corbeau, qui travaillait là tout le jour sans lever les yeux une seule fois, si ce n’est sur ses fleurs,—ou sur quelque flatteur de papillon qui, arrivé au milieu de Paris, je ne sais comment,—traitait la fenêtre en véritable jardin,—et faisait semblant de humer, en déroulant sa trompe, un miel que n’ont pas ces pauvres fleurs, sans air, sans terre et sans soleil.
Mais alors—les fleurs étaient séchées,—la verdure était jaunie,—on voyait que depuis longtemps elles n’avaient pas été soignées.
Je rencontrai dans la rue—la Sémiramis de ce jardin suspendu.
—Ma jolie voisine,—lui dis-je,—pourquoi négligez-vous votre jardin?—Quelle passion a donc détruit celle que vous aviez pour les fleurs?
—Hélas! me dit-elle,—je ne demeure plus là-haut,—mon propriétaire m’a augmentée, parce qu’on a augmenté les impôts de sa maison,—et je n’ai pu rester.
Et alors, j’ai découvert le mauvais côté de l’ordonnance de M. Humann.
On a crié à l’illégalité, et on a eu tort,—et tout le bruit qu’on fait en France à ce sujet, en ce moment, n’est absolument que pour faire du bruit.
Dès l’instant que les Chambres ont voté un impôt, il faut qu’il soit perçu,—et tout ce qui peut en assurer la perception n’est point illégal, mais cela peut être injuste et cruel.—Le ministère prétend qu’il y a en France cent vingt-neuf mille quatre cent quatre-vingt-six maisons qui ne sont pas imposées;—il y a là une grosse erreur volontaire.—Une vieille loi ne soumet à l’impôt les maisons nouvellement construites que la troisième année de leur construction, et ces maisons exceptées sont comptées dans les cent vingt-neuf mille quatre cent quatre-vingt-six.
C’est le droit du ministère de percevoir l’impôt voté et de découvrir les maisons et les chambres qui ont échappé jusqu’ici; c’est même un devoir à certains égards, car par ce moyen on pourra faire une répartition plus égale.—S’il y en a qui ne payent pas, il y en a qui payent trop;—mais le fisc a peu l’habitude de rendre.
Il est triste seulement de penser que ce nouveau recensement dénonce aux loups du fisc une foule de pauvres mansardes dont les habitants auraient plus besoin de recevoir qu’ils ne peuvent donner;—pauvres gens qui auront à économiser sur le pain qu’ils ont tant de peine à gagner—de quoi payer l’air qu’on découvre aujourd’hui qu’ils respirent clandestinement et illégalement.
Et puis ensuite, après avoir fait rendre à l’impôt tout ce qu’il peut rendre, image qui fait ressembler le pays à un citron entre deux grosses mains,—on ne manquera pas de trouver qu’il ne rend pas assez.
C’est ainsi qu’autrefois on permettait de passer aux barrières de Paris de petites quantités de vin et de viande;—on a supprimé cette tolerance, qui ne s’appliquait qu’aux plus pauvres.
Cela est légal comme l’ordonnance de M. Humann, mais cela est injuste,—mais cela est triste,—et ce n’était pas à un gouvernement qui a pris les affaires au rabais,—qu’il convenait de râcler ainsi le fond des pauvres écuelles.
Décidément le ministère Thiers coûte cher;—c’est à cause du
déficit qu’on m’a fait timbrer les Guêpes—et donner chaque mois
quelques centaines de francs au gouvernement.
Voici maintenant qu’on cherche de nouveaux expédients; un ministère Thiers est une jolie chose,—mais une chose de luxe dont il ne faut pas se passer trop souvent la fantaisie.
Voilà la vérité sur l’ordonnance Humann,—comme je vous la dis sur les autres choses de ce temps.
DE L’HOMICIDE LÉGAL.—Il existe à Paris une compagnie d’assurance
contre les amendes et les dommages-intérêts que peuvent encourir les
conducteurs de voitures lorsqu’ils écrasent quelqu’un,—c’est-à-dire
que, moyennant une prime payée annuellement, on peut se livrer à cœur
joie à l’homicide par imprudence,—crime prévu, qualifié et puni par
tous les codes.—De là à une compagnie d’assurance contre les mauvaises
chances que MM. les voleurs peuvent rencontrer dans l’exercice de leur
profession, il n’y a qu’un pas, et un pas et demi à l’assurance contre
le chagrin que la justice voudrait faire à MM. les assassins.
Il faut dire que cette compagnie est autorisée par le gouvernement.
Septembre 1841.
Diverses réponses.—L’auteur rassure plusieurs personnes.—M. Molé.—M. Guizot.—M. Doublet de Bois-Thibault.—La vérité sur plusieurs choses.—Les protestations.—Les adresses.—Les troubles.—Ce que c’est qu’une foule et une masse.—Le peuple des théâtres et le peuple des journaux.—L’évêque d’Évreux et l’archevêque de Paris.—Dénonciation contre les savants.—M. Montain.—En quoi M. Duchâtel ressemble à Chilpéric.—Le suffrage universel.—Naïveté.—La pudeur d’eau douce et la pudeur d’eau salée.—Les fêtes de Juillet.—Apparition de plusieurs phénomènes.—Toujours la même chose.—Les banquets.—M. Duteil et M. Champollion.—Voyage du duc d’Aumale.—Est-ce une pipe ou un cigare?—Histoire d’un député.—Sur quelques noms.—Les bureaux de tabac.—A M. Villemain.—A M. Rossi.—En faveur de M. Ledru-Rollin.—Les Parias.—Madame O’Donnell.
SEPTEMBRE.—Il faut que je réponde à des lettres que je reçois de
divers côtés:
On dit partout, m’écrit-on, que ce n’est plus vous qui faites les GUÊPES.
RÉPONSE.—Et qui donc alors?—Est-ce vous, mon bon monsieur!—Est-ce celui qui vous le dit? Est-ce quelque autre? Nommez-moi, désignez-moi l’auteur des Guêpes,—que je le connaisse.—Jusque-là, ayez la bonté de croire ceci:—que je n’ai jamais écrit une ligne sans la signer, et que je n’ai jamais signé une ligne sans l’avoir écrite.
Je continue à faire les GUÊPES,—je les fais seul.—Personne autre que moi n’y a jamais écrit une ligne;—personne n’y écrira jamais une ligne.
Quand il m’arrivera de ne plus vouloir faire les GUÊPES,—et nous n’en sommes pas là,—les Guêpes finiront.—Mon essaim restera avec moi;—je ne le vendrai, je ne le louerai, je ne le donnerai à personne.—S’il arrive que je n’aie plus le courage de rire de ce qui se passe,—si de dégoût j’en détourne les yeux et les oreilles, mes Guêpes resteront à butiner dans la pourpre de mes roses;—elles prendront leurs invalides avec moi, dans mon jardin;—mais jamais leur escadron aux cuirasses d’or n’obéira à un autre maître.
Ceci est clair,—n’est-ce pas?
Un monsieur voyage dans le Midi,—sous votre nom,—et accepte
beaucoup de dîners.
RÉPONSE.—1º Je ne suis jamais allé dans le Midi.—Une seule fois, en allant en Suisse,—comme j’arrivais à Lyon au mois de mai, et que je voyais le printemps à gauche et l’hiver à droite,—j’eus fort envie de descendre le Rhône au lieu de me diriger vers Genève;—mais je me rappelai à temps que j’étais attendu.
2º Je ne dîne jamais en ville.
Néanmoins,—je remercie ledit monsieur—de me mettre à même de connaître d’aussi bonnes dispositions à mon égard de la part de quelques habitants du Midi,—et je compatis d’avance au chagrin qu’il aura quelque jour d’être reconnu par quelqu’un et chassé à coups de bâton,—comme il le mérite.
Votre absence de Paris vous fait le plus grand tort.
RÉPONSE.—Qu’appelez-vous mon absence de Paris?—Mon absence de Paris; mais voici une lettre de M. Léon Gozlan qui m’écrit: «J’ai vu hier votre barbe aux Variétés.»
En voici une de M. d’Épagny,—qui a la bonté de m’inviter à faire partie du comité de lecture du théâtre de l’Odéon.
Je ne suis pas toujours à Paris,—mais je ne suis pas toujours ailleurs.—On va vite à Paris à vol de guêpes, quand on n’en est qu’à seize heures par les messageries.—J’y suis aujourd’hui, plus près de vous que vous ne le croyez, que vous ne le voulez, peut-être. Je n’y serai pas demain;—mais savez-vous si je n’y serai pas après-demain?—m’avez-vous jamais connu autrement que libre et vagabond?—Croyez-vous que j’aie envie, comme une partie des bons Parisiens, de passer mon été à aller voir un dimanche les fortifications de Vincennes, un autre où en sont les fortifications de Belleville? Suis-je donc un forçat? pensez-vous que j’aie rompu mon ban parce que quelqu’un m’a vu pêcher des crevettes et des équilles sur les côtes de Normandie,—et croyez-vous que je ne sais plus ce qui se passe?
Est-ce vous,—messieurs Soult, Humann,—monsieur Martin (du Nord),
etc., etc.; est-ce vous, messieurs, qui avez la bonté de craindre que
mon absence de Paris ne m’empêche de savoir ce que vous
faites?—Tranquillisez-vous, bonnes âmes,—je sais que vous êtes décidés
à passer la session qui vient,—que vous n’êtes pas sûrs de la Chambre,
et que, si l’adresse n’est pas favorable, vous êtes déterminés à la
dissoudre et à faire des élections.
Est-ce bien cela, messieurs?
Ai-je besoin d’être à Paris pour savoir que M. Guizot n’a, à ce sujet, qu’une seule inquiétude,—à savoir que le roi ne consente à des élections qu’autant qu’elles seraient faites par M. Molé?
Ai-je besoin d’être à Paris pour savoir que M. Molé et M. Guizot sont parfaitement d’accord sur ce point qu’ils ne peuvent s’accorder ensemble?
C’est comme si j’avais besoin d’être à Chartres pour savoir que M. Doublet de Boisthibaut, avocat du barreau de cette ville,—homme très-érudit et facétieux,—auteur d’un ouvrage estimé sur le système pénitentiaire—et de plusieurs Mémoires couronnés par des académies de province, etc., vient de mettre le comble à sa gloire en faisant distribuer à ses amis un distique latin,—commençant par ces mots:
Clam contra tabulas.....
distique que je ne puis citer, par la raison pour laquelle la Gazette des Tribunaux, dont M. Doublet est le correspondant ordinaire, n’a pu l’insérer.
Les chiens lâches et hargneux aboient après vous quand vous n’êtes
pas là.
RÉPONSE.—Je me suis quelquefois efforcé de me mettre en colère dans de semblables circonstances, je n’ai jamais pu y réussir.—D’ailleurs, je ne puis rien infliger de pis à ces gens-là que leur propre lâcheté.
LA VÉRITÉ SUR PLUSIEURS CHOSES.—L’autre jour, la mer commençait à
remonter, et le soleil achevait de se coucher derrière de gros nuages
gris;—entre les nuages et la mer il restait un espace où le ciel pur
était d’un bleu pâle, avec lequel se fondaient harmonieusement des
teintes jaunes et orangées.—A l’horizon, au-dessous de ces couleurs
brillantes, la mer était d’un bleu sombre presque noir.
Plus près de moi, éclairée obliquement par les derniers rayons du soleil affaibli,—elle était d’un azur pâle et mal glacé par grandes taches—comme de grands miroirs;—ici d’une belle couleur d’algue marine,—là d’un jaune peu lumineux.
Je revenais de pêcher des plies et des crevettes,—et, arrivé sur le sommet d’une petite colline qui conduit à ma demeure, je me retournai pour voir le beau spectacle de toutes ces belles couleurs enchâssées dans l’ombre et la nuit.
Quelqu’un me dit: «Bonsoir, voisin,» et je reconnus un habitant de la commune que j’habite,—un ancien militaire qui vit au bord de la mer avec sa petite retraite—et venait jouir comme moi de ce spectacle gratis, proportionné à ses moyens.—Nous prîmes deux stalles voisines sur le thym sauvage qui tapisse cette colline,—et nous regardâmes le ciel et la mer, puis nous parlâmes de choses et d’autres.
—Il paraît, voisin, que les choses vont bien mal là-bas, me dit-il en me désignant de la main la route que suivaient de gros nuages qui portaient de la pluie aux Parisiens.
Et, comme je ne répondis pas,—il continua:
J’ai lu LE journal ce matin,—tout va mal;—la France entière est en combustion.—Le journal était tout rempli de protestations de diverses villes et cités contre l’ordonnance de M. Humann,—et ces protestations, signées des citoyens les plus honorables, à ce que dit LE journal,—étaient faites plus contre le gouvernement actuel et contre ses allures—que contre l’ordonnance de recensement, qui n’est qu’un prétexte.—Il en arrive de tous les coins de la France.
D’autre part, les gardes nationales de partout—envoient des adresses emphatiques à la garde nationale de Toulouse, et ces adresses servent encore de cadre à des paroles de haine contre le gouvernement de Louis-Philippe.
Les élèves des écoles sont allés porter des compliments à M. de Lamennais—et faire assaut de phrases menaçantes et républicaines avec M. Ledru-Rollin, le nouveau député de la Sarthe.
D’après cela, voisin, il est évident que les citoyens les plus honorables de toutes les villes de France,—toutes les gardes nationales et toute la jeunesse,—en un mot que la France entière ne veut plus de Louis-Philippe.
Les Français sont braves, voisin; et, puisque le pays tout entier est si parfaitement d’accord, à ce que dit LE journal, et contre le gouvernement de Juillet et pour la République,—on ne s’en tiendra pas à envoyer des phrases boursouflées aux journaux.—J’en suis encore à comprendre comment, après une manifestation aussi universelle, on n’a pas renvoyé, hier soir, Louis-Philippe des Tuileries et proclamé la République ce matin.—Après cela, comme nous n’avons les nouvelles que de deux jours, nous ne savons pas bien ce qui en est à l’heure qu’il est,—et pour moi, quand je suis arrivé sur la côte,—comme il faisait encore jour, j’ai porté les yeux sur la jetée du Havre, où nous ne voyons plus maintenant que la lueur rouge du phare, pour voir si c’était toujours le drapeau tricolore qui y flottait.
—Rassurez-vous, mon voisin, lui dis-je,—les choses ne vont pas tout à fait aussi mal que vous le pensez.—Quel journal lisez-vous?
—Un journal que me prête un de mes voisins,—le National.
—Eh bien! si vous lisiez le Journal des Débats,—que ceux qui le lisent d’habitude appellent aussi «LE journal»,—vous verriez que tout est parfaitement tranquille,—que la garde nationale, les populations et les écoles, sont animées du meilleur esprit.
—Vous me rassurez.
—Je ne vous ai pas dit, mon voisin,—que cela fût non plus la vérité.
—Que voulez-vous que je croie alors?
—Ni l’un ni l’autre;—mais raisonnons un moment: la déduction que vous tirez de tout ce que vous avez vu dans le journal est parfaitement juste;—si le pays est si parfaitement d’accord, rien ne peut s’opposer à sa volonté;—je puis vous affirmer qu’on n’a, cependant, jusqu’à présent, prononcé ni la déchéance de Louis-Philippe, ni l’installation de la République;—il faut donc penser que le journal se trompe ou vous trompe;—c’est ce que nous allons examiner si vous voulez me donner du feu pour allumer ma pipe.
—Je fumerais volontiers aussi, me dit le voisin, donnez-moi du tabac.
—Tenez, en voici que je vous recommande;—il me vient d’un marchand de tabac de contrebande, fournisseur du duc d’Orléans et du duc de Nemours.—Le tabac que vend la régie, avec privilége du roi, est si mauvais, que les princes, qui devraient l’exemple de la soumission aux lois,—protégent la contrebande et fument un tabac prohibé.
Revenons aux protestations, aux lettres, aux adresses, etc.
Tantôt le journal vous dit: «Cette protestation est signée de plus de cent cinquante noms.»
Tantôt elle est revêtue de la signature des citoyens les plus honorables.
Tantôt, après la lettre, vous lisez: «Suit une foule ou une masse de signatures,» etc.
Dans une adhésion quelconque à quoi que ce soit, il faut examiner deux choses:—le nombre et la valeur des adhérents;—en effet, vous admettez que, sur dix hommes, il puisse arriver que l’opinion de quatre vaille mieux que celle des six autres—si vous composez ce nombre de dix de quatre hommes distingués par leurs connaissances, leur esprit et leur désintéressement,—et de six choisis parmi des ignorants, des avides et des fous.
Il ne faut pas se figurer qu’une ville tout entière—s’écrie: Nous le jurons!—ou Partons!—comme un peuple d’opéra.
Pour ce qui est des protestations signées de plus de cent cinquante noms, il faut songer que, même en ramenant à leurs proportions réelles les divers bourgs—appelés villes et cités par le journal depuis qu’ils ont protesté,—on ne peut supposer une population moindre de deux mille hommes.
—C’est la population d’Étretat, qui n’est qu’un village.
—Plus de cent cinquante ont signé,—cela veut dire cent cinquante et un;—c’est comme les gens qui, après avoir fait suivre leurs noms de tous leurs titres, grades et décorations,—disent, etc., etc., etc., quand ils ont fini.
Si cent cinquante et un citoyens ont signé, il s’ensuit tout naturellement que dix-huit cent quarante-neuf n’ont pas voulu signer,—ce qui fait une protestation beaucoup plus forte contre celle dont on fait tant de bruit.
Pour les protestations signées des noms les plus honorables—ou d’une foule ou d’une masse de signatures, soyez persuadé que ce ne sont qu’autant de périphrases adroites pour ne pas énoncer un nombre un peu mesquin.
Vous avez vu souvent sur les affiches de théâtre.
| LE PEUPLE: | MM. Arthur. |
| Léopold. | |
| VILLAGEOIS ET VILLAGEOISES: | M. Alcindor. |
| Mesdemoiselles Anastasie. | |
| Zéphyrine. |
Au théâtre, quand un acteur dit en scène: Le peuple demande du pain, le peuple est fait par un seul monsieur qui bourdonne et trépigne dans la coulisse;—la foule,—la masse,—le nombre considérable, doivent s’entendre ainsi.—Soyez bien sûr que, s’il y avait réellement un nombre considérable,—une foule et une masse,—on n’aurait pas manqué de vous en offrir le spectacle;—n’hésitez pas à croire que toute foule,—toute masse et tout nombre considérable, se composent d’un nombre inférieur au plus petit des nombres énoncés en chiffres.
Pour les citoyens les plus honorables... vous ne lisez pas le journal de M. Chambolle, voisin?
—Non.
—Si vous le lisiez, vous sauriez à quoi vous en tenir au sujet des citoyens les plus honorables[A]; vous y auriez vu que les CITOYENS LES PLUS HONORABLES de la ville de Levignac—ont couru la ville avec des cornes, des pincettes et des chaudrons,—chanté la Marseillaise devant la halle,—et ont COUVERT D’ORDURES les proclamations du préfet.—Voyons, de bonne foi,—représentez-vous cinq ou six seulement des citoyens honorables que vous connaissez,—et figurez-vous-les se livrant à de pareils exercices.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Ici, j’eus un tort de pédant.—Je dis: Ab uno disce omnes.—Je
parlai latin à un homme qui n’est pas obligé de le savoir et qui ne le
sait pas.—En quoi je ressemblai parfaitement au médecin malgré lui de
Molière.
Passons aux écoles. Tenez, j’ai reçu, il y a peu de temps, une
lettre d’un étudiant en droit.
«Monsieur, me dit-il, arrive-t-il qu’un démocrate exalté est envoyé, à tort ou à raison, pour quelques mois à Sainte-Pélagie,—ou qu’un avocat a crié à la Chambre plus haut que de coutume,—vous voyez le lendemain dans certains journaux:—Les délégués des écoles—ou une députation des écoles—ont été ou a été complimenter, etc., etc.»
Il y a effectivement quelques centaines d’étudiants,—toujours les mêmes, qu’on voit apparaître dans toutes les exhibitions démocratiques.—Mais ils ne sont députés délégués que par leurs convictions personnelles, sans avoir reçu pour cela aucun mandat de leurs condisciples, etc., etc.
J’aime la jeunesse, parce que c’est encore ce qu’il y a de
meilleur.—Quand elle fait des folies, c’est, d’ordinaire, par
l’exagération de quelque sentiment généreux.—Dans dix ans d’ici, les
étudiants qui sont allés complimenter MM tels et tels riront bien de
cette démarche,—je n’ai pas le courage de les gourmander aujourd’hui de
cette petite manie de perdre de bonnes leçons de leurs professeurs pour
en aller donner de médiocres aux députés ou au roi.—Il faut se rappeler
les flatteries que leur a prodiguées ledit roi, il y a onze ans.—Il
est juste qu’il subisse aujourd’hui l’importance qu’il leur a donnée
alors.
Nous n’avons plus à parler que des gardes nationales.—On a licencié la garde nationale de Toulouse; la première qui lui a envoyé une adresse de félicitations a été également licenciée.—J’ai d’abord cru que c’était cela qui amorçait les autres, et que c’était l’ennui de monter la garde qui poussait les gens à de semblables manifestations.—Je vous avouerai même, mon voisin,—que je méditais une protestation plus verte, plus boursouflée, plus subversive, plus louangeuse à l’égard des gardes nationales de Toulouse,—qu’aucune que vous ayez jamais lue,—ne voulant rien négliger pour arriver à un tel résultat;—mais on ne continue pas à licencier,—parce qu’on a sans doute découvert le véritable nombre des nombres considérables de signatures qui couvraient ces adresses.—J’ai donc ajourné la mienne.
En mentionnant que certaines adresses et certaines protestations
étaient couvertes des signatures des citoyens les plus honorables,
les organes du parti démocratique ont avoué qu’ils ne donnaient pas la
même importance à toutes les adhésions; ils admettront donc qu’on
constate que quelques-uns des signataires n’ont pas toutes les lumières
désirables pour que leur opinion sur quoi que ce soit ait une grande
valeur,—puisqu’ils ont signé de leur croix, ne sachant écrire.
Je ne parle que pour mémoire du renvoi par la cour royale de
Montpellier devant la cour d’assises de l’Aude de MM. V*** et
Guizard, cordonnier, pour avoir couvert une protestation de ce genre, en
faveur de la réforme électorale, d’un nombre considérable de
signatures honorables—mais fausses.
Mon cher voisin, ces protestations, ces adresses, etc., sont, pour la plupart, envoyées toutes faites de Paris aux villes qui en demandent ou qui n’en demandent pas,—absolument comme faisaient, sous la Restauration, les hommes aujourd’hui au pouvoir; et bien des villes apprennent seulement par les journaux et avec un grand étonnement qu’elles sont livrées au trouble et à la discorde. Des commis voyageurs spéciaux colportent les listes et récoltent des signatures,—s’attachant plus au nombre qu’à une importance qu’il est difficile de discuter vu la distance,—toujours comme faisait, sous la Restauration, le parti libéral aujourd’hui aux affaires. Il a à subir les manœuvres qu’il a imaginées,—il les connaît pour les avoir pratiquées quinze ans; il aura donc plus de facilité pour se défendre,—mais il n’a guère le droit de se plaindre.
Mon voisin se leva, me serra la main et partit un peu rassuré,—me laissant occupé à regarder s’allumer les étoiles.
Quand un fameux ministre disait:—Laissez, laissez, qu’ils
chantent, ils payeront,—c’est que de son temps ce n’était pas la
Marseillaise qu’on chantait.
Quand M. Rossi a été nommé pair de France, quelqu’un a écrit à un
de ses cousins: «Cette nomination a dû vous causer une grande joie; car
moi, qui ne suis ni son parent, ni son ami, j’ai failli en mourir de
rire.»
Comme on parlait, devant l’archevêque de Paris, du duel, que
certains tribunaux condamnent et que d’autres acquittent,—monseigneur
Ollivier, évêque d’Évreux, dont on connaît l’impétuosité, eut
l’indiscrétion de dire à monseigneur Affre:—«Mais enfin, monsieur, si
on vous donnait un soufflet, que feriez-vous?—Monsieur, répondit
l’archevêque de Paris, je sais bien ce que je devrais faire, mais je ne
sais pas ce que je ferais.»
A propos, il ne faut pas que j’oublie ma note pour M. Affre.
A MONSEIGNEUR L’ARCHEVÊQUE DE PARIS.
Note à l’appui de son discours dans lequel il tâche d’insinuer adroitement au roi Louis-Philippe que, malgré la grandeur et la vénération qui l’entourent, il ferait bien de se rappeler quelquefois qu’il n’est qu’un homme.—Plusieurs journaux racontent, de la manière suivante, une sortie du roi:
«Louis-Philippe est sorti, le 29 au soir, vers neuf heures, des Tuileries, accompagné du général Athalin. Il était précédé de M. Marut de Lombre et de deux officiers de paix. Une escouade nombreuse d’agents de police éclairait sa marche et le suivait à quelque distance. Après s’être arrêté quelques instants près de l’obélisque, le roi a gagné le rond-point des Champs-Élysées en longeant le côté droit du bois; puis il est rentré au château par le même chemin.»
DÉNONCIATION CONTRE LES SAVANTS.—Il serait bon, je crois, de
commencer à surveiller les savants,—du moins dans l’application de
leurs théories.—J’ai dénoncé,—le mois dernier,—combien les savants
philanthropes ont fait mourir de faim de malades et de
prisonniers,—sous prétexte de doter l’humanité d’un nouvel aliment.
Voici un gaillard qui marche sur leurs traces, un peu timidement encore, il est vrai; mais soyez sûr qu’il ne lui manque qu’un peu d’encouragements, et qu’il est destiné à aller loin.
«M. Montain a mis sous les yeux de la Société d’agriculture de Lyon une nouvelle variété de pommes de terre.—L’échantillon se partage entre les membres de la Société d’agriculture, qui se proposent de propager cette nouvelle variété de solanées.»
Ceci est copié textuellement sur le rapport.
On se demande naturellement quels sont les avantages de cette importante découverte, si bien accueillie par une société savante,—et dont on va propager la culture avec tant de zèle et de sollicitude.
Sans doute, c’est un énorme tubercule renfermant plus de farine et de sucs nourriciers que tous ceux de la même espèce connus jusqu’ici?
Vous n’y êtes pas tout à fait;—reprenons le rapport fait par la Société d’agriculture de Lyon sur la pomme de terre de M. Montain:
«Cette nouvelle variété de pommes de terre, à cause de sa petitesse, est désignée sous le nom de pomme de terre haricot;—les plus grosses dépassent à peine le volume d’une noisette.»
M. Montain, sans aucun doute, encouragé par le favorable accueil de la Société d’agriculture de Lyon,—va s’efforcer de se rendre de plus en plus digne de la reconnaissance de ses contemporains et de la postérité.—Je suis d’avance persuadé que ses efforts seront couronnés de succès, et que l’année prochaine nous lirons dans les annales scientifiques:
«1842.—M. Montain a envoyé à la Société d’agriculture—une nouvelle variété de la pomme de terre haricot.—Les tubercules de celle-ci sont durs comme des cailloux et ne cuisent pas au feu; on l’appelle pomme de terre silex.—L’échantillon se partage entre les membres de la Société d’agriculture, qui se proposent de propager cette nouvelle variété de solanées.»
Puis, d’année en année, de progrès en progrès:
«1843.—M. Montain a envoyé à la Société d’agriculture—une nouvelle variété de sa pomme de terre silex.—Celle-ci n’est pas moins dure que celle de l’année dernière, elle ne cuit pas davantage,—mais elle est beaucoup plus petite;—son principal mérite est d’être rentrée dans la famille des solanées, qui se compose entièrement de plantes vénéneuses, au milieu desquelles la pomme de terre faisait une anomalie désagréable et embarrassante pour la science.—La nouvelle solanée régénérée—est un poison violent.—L’échantillon se partage entre les membres de la Société d’agriculture, qui se proposent de propager cette nouvelle variété de solanées.»
«1844.—Enfin, M. Montain est arrivé au plus haut point de perfection.—Il a envoyé à la Société d’agriculture une nouvelle variété de pommes de terre,—qui ne produit aucun tubercule.—On peut en planter autant qu’on veut,—on ne retrouve jamais rien à la place.—L’échantillon se partage entre les membres de la Société d’agriculture, qui se proposent de propager cette nouvelle variété de solanées.»
C’est du reste une manie d’agriculteur et d’horticulteur dont je me
rappelle un autre exemple.—Les horticulteurs qui se respectent ont
proscrit la rose aux cent feuilles, qui reste malgré eux la plus belle
rose connue.—Il y a quelques années, j’allai voir les roses de
Hardy,—le jardinier du Luxembourg, à Paris;—c’est la plus riche et la
plus belle collection qu’il y ait en Europe.—Je vis pour la première
fois une admirable rose blanche,—aujourd’hui bien connue des amateurs,
à laquelle il a donné le nom de madame Hardy.
Je fis à l’habile jardinier des compliments mérités, auxquels je dus probablement d’être introduit dans le saint des saints,—dans une partie mystérieuse du jardin, où il me fit voir la rose berberidifolia, qui est une sorte de corcoplis épineux;—puis, me conduisant un peu plus loin, il me dit: «En voici une qui, depuis trois ans que je l’ai obtenue de graines, n’a pas donné une seule fleur.»
Je n’ai pas eu occasion, depuis ce temps, de retourner au Luxembourg,—dans le beau mois des roses, et je ne sais pas si Hardy aura eu le bonheur de voir son rosier perdre ses feuilles. Le ciel lui devait cela.
Voici bien longtemps que les partis crient les uns contre les
autres,—se jetant réciproquement à la tête les mêmes reproches et les
mêmes injures—comme des balles de paume;—hélas! mes braves gens,—vous
luttez contre quelque chose qui existait avant vous et qui vous
survivra,—contre l’avidité et contre l’orgueil, vous en avez tous
votre part;—si les uns n’en étaient pas infectés,—ils ne se
plaindraient pas tant d’y voir les autres en proie;—l’avidité et
l’orgueil de vos adversaires ne vous irritent tant que parce que ces
vices gênent par la concurrence votre orgueil et votre avidité.
On vient de condamner plusieurs marchands à l’amende pour avoir
laissé subsister dans leurs boutiques des dénominations que prohibe la
nouvelle loi des poids et mesures:—un épicier pour avoir mis sur sa
porte: sucre à vingt sous la livre;—il n’y a plus de sous ni de
livre.
Le gouvernement actuel veut prendre sa revanche de l’absurdité de 93 qui défendait de s’appeler de Saint-Cyr, parce qu’il n’y avait plus ni de, ni saints, ni sire.
Peut-être le ministre devrait-il commencer par retirer de la circulation les monnaies diverses sur lesquelles on lit:
Deux sous,—vingt sous,—etc., etc.; il devient embarrassant de ne pouvoir plus énoncer la monnaie que l’on donne par la dénomination qu’elle porte;—il faut donc à présent lire et épeler ainsi:—d—e—u—x—dix,—s—o—u—s—centimes,—dix centimes.
Longtemps avant la naissance de M. Duchâtel, Chilpéric supprima deux lettres de l’alphabet—avec défense de s’en servir, sous peine d’être essorillé,—c’est-à-dire d’avoir les oreilles coupées;—j’ai su autrefois quelles étaient ces deux lettres,—je l’ai oublié,—je n’ai jamais su le motif de l’animosité qu’avait contre elles le roi Chilpéric.
Mais ce qu’il y a de triste pour le ministre, c’est que ces deux lettres eurent leurs martyrs—comme toute chose persécutée;—deux savants, qui avaient pour elles une affection aussi mystérieuse dans ses causes que la haine du roi,—s’obstinèrent à les employer et furent essorillés;—après quoi ils s’en donnèrent à cœur joie,—le roi n’avait pas prévu la récidive,—et d’ailleurs il était au moins difficile de couper deux fois les mêmes oreilles.
LE SUFFRAGE UNIVERSEL. On ne se figure pas de combien d’embarras on
se tire avec un peu d’esprit.—Voici bien longtemps qu’on fait tous les
jours des phrases en faveur du suffrage universel en matière
d’élections;—que l’on colporte des pétitions pour la réforme
électorale; que l’on compte, pour le conquérir, sur le tapage, sur
l’émeute, sur une nouvelle révolution.—Un droguiste anglais vient de
réaliser ce rêve bruyant de nos politiques.—Partisan du suffrage
universel et cependant faisant partie de la classe privilégiée des
électeurs, il a mis sur le devant de sa boutique l’avis suivant, en gros
caractères: «Tous les habitants de ce district, exclus par la loi du
droit de voter, sont engagés à vouloir bien me faire connaître quel est
celui des deux candidats,—Garnett et Brotherton,—auquel je dois donner
ma voix.»
Beaucoup se rendirent à cet avis.—A chacun de ceux qui se présentaient, on ouvrait un registre sur lequel il inscrivait son nom, son adresse et le nom du candidat de son choix.—La veille des élections, l’affiche collée sur la devanture de la boutique fut remplacée par une autre ainsi conçue:
«Cent cinquante-sept citoyens m’ont engagé à voter pour Brotherton, cent vingt-trois pour Garnett.—En conséquence, demain matin je voterai pour Brotherton.»
Comme on le voit, il n’y a rien de plus simple que cet expédient.—Après un tel exemple, ceux de nos électeurs partisans du suffrage universel qui n’imiteront pas le droguiste de Salford,—et qui continueront à demander bruyamment la réforme,—seront à nos yeux convaincus de ne la point demander pour l’obtenir, mais pour faire du tapage.
Et d’ailleurs que demandez-vous?—le droit de voter.—Mais il me
semble que vous le prenez assez largement—Le roi choisit un
ministre,—M. Guizot;—nomme un préfet,—M. Mahul;—vous ahurissez M.
Guizot d’un charivari;—vous chassez M. Mahul avec des pierres et des
hurlements.—Cela me semble équivaloir pour le moins à un vote contre
eux,—et une foule de carrés de papier, se prétendant les organes de
l’opinion publique,—demandant le règne de l’intelligence,—racontent
avec approbation les charivaris et les émeutes.—Prenons le journal de
M. Chambolle, par exemple.
Le journal de M. Chambolle est un journal naïf. Dernièrement, le Journal des Débats ayant dit: «Une feuille banale et stérile,» sans désigner autrement la feuille dont il voulait parler,—le journal de M. Chambolle a dit le lendemain: «Nous répondrons au Journal des Débats, etc.»
Le journal de M. Chambolle s’est donné au ministère de M.
Thiers.—Il l’a soutenu de toutes ses forces, de toutes ses colonnes.
Aujourd’hui il enregistre avec joie les charivaris donnés à M. Guizot.—Il les appelle manifestations de l’opinion publique.
Mais voici qu’on en donne également à M. Thiers.—Comment appréciera-t-il ceux-ci?
Le National, lors de la fameuse affaire de Saint-Bérain, a mis
tout au long dans ses colonnes toutes les pièces du procès, le
réquisitoire, la condamnation, etc., etc.
Il a appelé le jugement: la justice du pays.—Aujourd’hui, un jugement aussi sévère au moins vient de frapper la Société plâtrière, dirigée par MM. Higonnet et Laffitte. Le National n’insère pas le jugement et maltraite le tribunal. Il accuse le président de partialité, etc. Qu’a donc fait le National de sa vertueuse emphase? Ses amis sont-ils infaillibles et au-dessus des lois,—par cela seul qu’ils sont ses amis?—Prenez garde,—messieurs,—la presse est comme ce bourreau qui, ayant coupé toutes les têtes, finit par se guillotiner lui-même.—Jamais un tyran, en aucun temps,—ne s’est enivré de sa puissance, n’a fait des orgies de despotisme comme la presse.—Tous les pouvoirs sont tombés sous ses coups.—Elle seule peut se tuer,—elle se tuera,—elle se tue.
LA PUDEUR D’EAU DOUCE ET LA PUDEUR D’EAU SALÉE.—Quelqu’un me
disait l’autre jour:
«A cette époque des eaux et des bains de mer, il est une chose qui frappe nécessairement l’esprit, même le moins observateur,—c’est que la pudeur des femmes est pour beaucoup d’entre elles une question d’usage, de mode et de convention.
»J’ai vu successivement des années où il était reçu de montrer ses épaules, d’autres où c’était la gorge qu’on laissait voir.—Une femme habillée pour le bal, c’est-à-dire presque nue,—ne recevrait pas en ce costume un homme qui viendrait lui faire une visite.—Il serait réputé inconvenant de montrer à un seul ce qu’on fera voir à deux cents une heure après.
»Il y a à Paris, sur la Seine, des bains froids fort à la mode depuis quelques années pour les femmes et surtout pour les jeunes filles, qui y apprennent à nager.—Leur costume est exactement celui qu’on porte aux bains de mer.—Eh bien! on ne laisserait, sous aucun prétexte, un père y mener sa fille ni un mari y accompagner sa femme.—Un homme qui y mettrait le pied—ferait jeter des cris de paon à toutes les femmes qui y barbotent.
»Mais à la mer, c’est différent.—Au Havre, par exemple, les femmes se baignent sous les yeux des promeneurs de la jetée,—pêle-mêle avec les hommes vêtus d’un simple caleçon,—personne ne s’en offusque.—Les femmes pensent-elles que, de même qu’on a longtemps permis aux marins de jurer,—surtout au théâtre,—la mer autorise bien des choses,—et qu’il y a une pudeur d’eau douce et une pudeur d’eau salée?»
A ces paroles, je fus saisi d’une indignation convenable,—et, tout en voyant bien ce qu’avait de spécieux l’accusation de mon interlocuteur, je m’occupai de le réfuter,—ce que je fis en ces termes:
«Il faut cependant tout dire, monsieur.—S’il semble, au premier abord, que cette pudeur, si féroce dans la Seine,—soit comme les poissons de rivière qui ne peuvent vivre dans l’Océan—et remontent les fleuves sans se laisser jamais entraîner jusqu’à leur embouchure, on doit remarquer que les femmes, aux bains de mer, font à la chasteté le plus grand sacrifice qu’on puisse faire à aucune vertu:—elles lui sacrifient leur beauté.
»On sait l’histoire de cette vierge chrétienne qui se coupa le nez pour échapper à la passion d’un proconsul romain.
»Eh bien! vous voyez au Havre, à Dieppe ou à Trouville trois cents femmes qui deux fois par jour renouvellent ce trait si vanté.
»Avec leur costume de laine,—leur veste,—leur pantalon et leur bonnet de toile cirée,—elles semblent une foule de singes teigneux qui gambadent sur la plage.
»Obligées de se baigner au milieu des hommes,—elles ont ingénieusement imaginé de s’entourer d’un voile de laideur.»
Mon interlocuteur se retira humilié et me laissa fier de la belle défense que j’avais faite en faveur du beau sexe.
Aux fêtes de Juillet, célébrées à Paris,—un plaisant, faisant
allusion aux affaires de Toulouse, avait mis le soir sur un transparent
ces quatre vers: