Les guêpes — séries 3 & 4
Est-il dans les buissons de si charmantes fleurs?
Et, lorsqu’au vent d’automne elles s’envolent toutes,
Pourquoi les voir partir d’un œil mouillé de pleurs?
Tant de pierres dans l’herbe et d’épines aux fleurs!
Que, pendant le voyage, hélas! nous devons toutes
Tacher de notre sang et mouiller de nos pleurs?»
L’Académie, la vieille coquette, semble ne vouloir céder qu’à un de
ces beaux feux, qu’à une de ces longues passions sur lesquelles
mademoiselle de Scudéri faisait dix volumes. Il faut lui faire longtemps
la cour pour obtenir ses faveurs.—On trouve, dans le Journal des
Débats de 1824, la candidature de M. Ancelot officiellement
annoncée.—Cette candidature a duré quinze ans. M. le chancelier
Pasquier date de plus de vingt ans. Il y a vingt ans, du moins, que,
sans se présenter tout à fait, il tâte le terrain et attend le moment.
D’après toutes les probabilités, M. Pasquier succédera à M. de Cessac, et M. Ballanche à M. Duval.
Les autres candidats, fruits secs, sont: MM. de Vigny,—Sainte-Beuve,—Alexandre Dumas,—Casimir Bonjour,—Vatout,—l’évêque de Maroc,—Patin,—M. de Balzac et M. Aimé Martin.—L’Académie est le prix de l’obstination; elle n’est pas pour celui qui arrive le premier, mais pour celui qui court le plus longtemps. Tous les concurrents y arriveront.
Les trois ou quatre académiciens qui ont assisté à l’enterrement de
M. Duval ont fait une assez bonne journée: il y a des jetons de présence
pour ces cérémonies, comme pour les séances; c’est-à-dire deux cent
quarante francs à partager entre les assistants. Les jeunes s’occupent
de vivre, les vieux ont peur de mourir; de sorte qu’on ne va aux
enterrements qu’en petit nombre.
Autrefois, pour les séances, on fermait la porte à trois heures. On raconte qu’un jour l’abbé Delille, se trouvant seul à cette séance, et entendant des pas, ferma promptement la porte, empocha les jetons, et s’en alla.
QUESTION D’ORIENT.—Relire ici les différentes sorties auxquelles
je me suis laissé aller à diverses reprises contre la tribune.
Connaissez-vous l’Histoire du roi de Bohême et de ses sept châteaux, par M. Nodier? A la première page du volume, qui est fort gros, le roi de Bohême part pour visiter tous ses châteaux, et à la dernière page il n’est pas encore arrivé au premier.
C’est absolument ce qui s’est passé à la Chambre des députés dans les séances consacrées à ce qu’on a appelé la question d’Orient. Voici une partie du programme:
QUESTION D’ORIENT.—M. Jaubert—parle du recensement de Toulouse.
M. Liadières—reproche à M. Joly d’avoir parlé des canons de Brunehaut.
M. Jaubert—remonte à la tribune et parle légèrement des tragédies de M. Liadières.
SUITE DE LA QUESTION D’ORIENT.—M. Joly monte à la tribune et explique les canons de Brunehaut.
M. Liadières—monte à la tribune et se déclare satisfait de l’explication;—il répond aux critiques de M. Jaubert sur ses tragédies.
M. Jaubert—monte à la tribune et menace M. Liadières de le faire chasser de la Chambre, attendu qu’il y a incompatibilité entre son service auprès du roi et ses fonctions de député.
(Ce qui est une niaiserie, attendu que les électeurs qui ont envoyé M. Liadières à la Chambre l’ont accepté et choisi comme cela, et que M. Jaubert n’a rien à y voir.)
M. Liadières—remonte à la tribune, et dit qu’il donnera, si cela est nécessaire, sa démission au roi, mais qu’il restera député.
M. Joly—donne de nouvelles explications; il n’a pas dit précisément qu’il y eût des canons dans l’armée de Brunehaut.
M. Jaubert—se plaint de M. Guizot.
Pendant que ces choses se passent—la Chambre n’écoute pas par discrétion les conversations particulières de ces trois messieurs qui occupent la tribune, se livre à des dialogues variés,—on devise sur la rareté du gibier,—des actions du chemin de fer de Rouen,—du pavage en bois, et on échange quelques prises de tabac, on raconte l’aventure de l’honorable M. D*** de seize manières différentes.
FIN DE LA QUESTION D’ORIENT.—A ce propos, disons que M. Duvergier de Hauranne colporte partout ses paperasseries fastidieuses, sous prétexte de la question d’Orient.—A la Chambre, on ne l’appelle plus, dans les couloirs et dans la salle des conférences, que le Grand-Orient.
M. LE GÉNÉRAL COMTE HUGO.—Lorsqu’il fut question d’inscrire sur
l’arc de triomphe de l’Étoile les noms des gloires de l’Empire,—on
avait lieu de croire que la chose se ferait sans étourderie, et que la
liste des noms à graver serait la suite d’un mûr examen.
Pas le moins du monde:—on a écrit des noms d’abondance et au fil de la mémoire,—de telle sorte que les réclamations sur de graves oublis se sont fait entendre de tous côtés.
D’une lettre adressée à la postérité, on n’aurait pas dû écrire le brouillon sur la pierre.—C’est élever à l’état de monument et la gloire d’une génération et la saugrenuité d’une autre. Toujours est-il que cela fut fait ainsi.
Une réclamation surtout fit beaucoup d’effet: c’était celle de M. Victor Hugo, au nom de son père.
Il y a un des plus nobles et des plus honorables généraux de la République et de l’Empire, que l’ancien roi de Naples et d’Espagne, le frère de l’empereur, le roi Joseph, appelle encore dans ses correspondances particulières son meilleur ami; un homme qui se distingua brillamment au siége de Gaëte, qui organisa le royaume de Naples de concert avec Joseph Bonaparte; qui, gouverneur de la province d’Avellino, chassa, battit et saisit au corps le fameux Fra Diavolo, qui le jugea l’homme le plus tenace et le plus redoutable auquel il ait jamais eu affaire; un homme que le roi Joseph Bonaparte, fait par son frère roi des Espagnes et des Indes, crut indispensable à l’affermissement de la domination française en Espagne, et qu’il appela à Madrid en qualité de majordome du palais, d’abord, et ensuite en qualité de gouverneur des provinces d’Avila et de Guadalajara; un homme qui donna à son pays, son sang, ses jours, ses nuits, sa vie entière; qui se montra avec éclat à Cifuentes, à Siguenza, à Valdajos, à Hita, à Caldiero; un de ces fiers et intègres généraux de la République, qui refusa avec indignation, plusieurs fois et au vu de ses soldats, des millions que lui fit offrir l’ennemi pour livrer le drapeau de la France; qui ne reçut ses grades que un à un, qui ne se laissa qu’à son corps défendant créer par le roi d’Espagne comte de Cifuentes et marquis de Siguenza; un homme, enfin, auquel l’empereur, à deux reprises différentes, confia, comme au seul capable de la bien défendre, Thionville, un des boulevards de la frontière, en 1814 et en 1815; qui s’y immortalisa deux fois, qui y soutint un bombardement, et se défendit jusqu’à la dernière heure avec un courage héroïque, après avoir fait dire aux parlementaires ennemis: «Qu’il s’ensevelirait sous les ruines de Thionville plutôt que de livrer la place aux généraux prussiens.»—Cet homme, ce noble et modeste soldat, c’est M. le général comte Hugo.
Le second fils du général, M. V. Hugo,—vit avec tristesse que le nom de son père n’était pas inscrit entre les généraux de l’empereur Napoléon.—Il publia un volume de poésies,—les Voix intérieures, et le dédia à son père, Joseph-Léopold-Sigisbert, comte Hugo, oublié sur l’arc de triomphe de l’Étoile.
Le volume paraît le 24 juin 1837.
Le 27 juin, M. Victor Hugo, en rentrant chez lui, trouve dans son salon un tableau que M. le duc et madame la duchesse d’Orléans lui envoient en signe d’admiration et de sympathie.
On s’occupe beaucoup de cette dédicace.—Peu de temps après, le gouvernement se voit forcé de faire un erratum,—un post-scriptum de pierre à son monument; il compulse ses états de service, s’agite, se remue, creuse ses archives, recueille ça et là les réclamations, et finit par inscrire soixante nouveaux noms sur l’arc de triomphe de l’Étoile. Il n’en oublie qu’un seul, le nom du général Hugo.
M. le maréchal Soult, président du conseil, a pourtant été le compagnon d’armes de M. le général Hugo!
Un ancien ministre reprochait à l’un des ministres actuels cette incroyable légèreté, et cette grave maladresse. «Que voulez-vous?—répondit le ministre en question, M. Victor Hugo n’a pas réclamé.»
Il est inutile de dire que le ministre capable d’une pareille réponse n’est ni M. Guizot, ni M. Villemain, qui sont les amis particuliers de M. Victor Hugo.
De notre temps se sont réalisées ces paroles de l’Écriture: «Les
premiers seront les derniers.» Il y a une haine insatiable contre tout
ce qui est grand;—c’est de cette haine que se forme la ridicule et
fausse admiration pour tout ce qui est petit. Mais une chose doit
consoler les bons esprits,—c’est qu’à force d’élever les petites
choses,—on finira par les croire grandes, on les haïra comme telles, et
on les renversera pour remettre en place les grandes choses, si basses
aujourd’hui.
A nous deux, monsieur Aimé Martin!
D’abord, monsieur Aimé Martin, ne me prenez pas pour un homme méchant et hargneux, et ne croyez pas que je déchaîne sur vous mes guêpes—au hasard et par malice. Vous m’avez attaqué et blessé, monsieur, dans un des livres que j’aime et dans les fleurs, que j’aime toutes. J’ai retenu si peu de choses pour ma part de celles qu’on se dispute dans la vie, que j’en suis horriblement avare,—et que je deviens féroce quand on y touche.
Un des plus beaux livres qui soient sortis de la cervelle humaine—est le livre des Maximes de la Rochefoucauld. Ce livre se compose d’une trentaine de pages;—c’est, sans contredit, celui de tous les livres qui renferme le moins de mots, mais c’est aussi celui de tous les livres qui renferme le plus de choses, c’est un livre qui dit la vérité sur tout.
Certes, si Dieu,—en un jour de colère, ou plutôt, de bonté, avait mis tous les livres et toutes les actions des hommes dans une immense cornue, et qu’il eût fait évaporer par la distillation tous les mensonges, tous les semblants, toutes les hypocrisies—on n’eût trouvé pour résidu au fond de l’alambic que les trente pages de la Rochefoucauld.
Le livre de la Rochefoucauld me raconte l’histoire publique et secrète de tous les temps et de tous les siècles,—l’histoire du passé et l’histoire de l’avenir.—Loin de m’irriter contre l’homme en me le dévoilant, il me rend au contraire bon et indulgent.
Il m’apprend à ne pas demander à la vie plus qu’elle ne contient, à ne pas attendre de l’homme plus qu’il ne possède. Les Samoyèdes, j’en suis sûr, ne ressentent qu’un médiocre chagrin de ne pas manger d’ananas;—je n’ai plus sujet d’en vouloir aux hommes de ce qu’ils n’exercent pas à mon bénéfice une foule de noms de vertus qui, en réalité, ne mûrissent pas dans leur cœur;—l’homme le plus laid du monde est au même point que la plus jolie fille du monde;—il suffit de bien établir qu’un pommier est un pommier pour qu’on renonce à la fantaisie de cueillir dessus des pêches; on s’arrange des pommes et on n’en veut pas au pommier.
Ce livre, M. Aimé Martin me l’a gâté.
M. Aimé Martin a publié une édition de la Rochefoucauld.—La chose
commence par une préface beaucoup plus longue que tout le livre des
Maximes,—où ledit M. Aimé Martin établit sa prééminence,
incontestable à lui Aimé Martin, sur Marc-Aurèle et sur la
Rochefoucauld. Puis il s’emporte en une longue diatribe contre son
auteur,—puis il passe à l’examen critique des maximes. C’est, à vrai
dire, une chose curieuse par son excès. Il prend chaque maxime une à
une, et il met au-dessous toutes les vieilles rapsodies, toutes les
inepties, toutes les phrases vides et hypocrites,—tous les grands mots
creux, tous les lieux communs rapiécés, qui traînent depuis des siècles
dans les mauvais livres de cette vieille bavarde, menteuse, cohue de
prétendus moralistes qui n’ont plus aucun prétexte de vivre depuis
l’instant où la Rochefoucauld a taillé sa plume pour écrire le premier
mot de la première phrase de ses Maximes, c’est ce qu’il appelle
réfuter les maximes et leur fausse philosophie.
Je voudrais vous donner un spécimen de la manière de travailler de M. Aimé Martin;—mais le choix m’embarrasse, je prends au hasard:
«La constance des sages, dit la Rochefoucauld, n’est que l’art de renfermer leur agitation dans leur cœur.»
«Ainsi donc, s’écrie M. Aimé Martin, la sagesse n’est que de l’hypocrisie. Ainsi donc, etc., quelles seraient les conséquences, etc.?» La valeur de six pages de conséquences.
«La philosophie, dit la Rochefoucauld, triomphe aisément des maux
passés et des maux à venir, mais les maux présents triomphent d’elle.»
«Anaxarque, répond M. Aimé Martin, Diogène, Épictète, Socrate, apprirent au monde, etc. La Rochefoucauld prétendrait-t-il nier ces grands exemples?» (Quatre pages.)
Le tout lardé des termes du plus profond mépris, de la plus vertueuse horreur pour la Rochefoucauld.—Le volume finit par un post-scriptum deux fois long comme le livre des Maximes, où M. Martin s’applaudit d’avoir écrasé son auteur et de l’avoir réduit à néant.
Certes, l’idée de M. Aimé Martin était dans son origine assez ingénieuse et assez sensée; il a compris que ce serait une bonne affaire que de s’accrocher à la Rochefoucauld—comme le gui au chêne,—de s’y cramponner des ongles et des dents, de telle sorte qu’on ne pût les séparer,—et d’obliger ainsi les lecteurs et les acheteurs à cette alternative, ou n’avoir pas la Rochefoucauld ou avoir M. Aimé Martin.
Ce résultat a été ce qu’il devait être,—quelque lourde, creuse, pommadée, que soit la prose de M. Aimé Martin, on aime encore mieux s’en charger que d’être privé des Maximes, et la spéculation a réussi à un certain point;—mais peut-être aurait-elle pu le faire également sans insulter un des plus grands génies que la France ait possédés.
Pour moi, je cherche en ce moment un exemplaire de la Rochefoucauld,—sans M. Aimé Martin.
Le résumé du travail susmentionné est que le livre de la Rochefoucauld est un livre absurde, immoral et ridicule.—J’ai pensé que la destruction de cet ouvrage laisserait dans les bibliothèques une lacune fâcheuse:—j’ai songé à la combler.—Il m’a semblé que la place abandonnée par la Rochefoucauld vaincu revenait de droit à M. Aimé Martin vainqueur, et j’ai énucléé de ses œuvres quelques maximes qui remplaceront celles qu’il a détruites d’une manière si triomphante.—MM. les imprimeurs peuvent affirmer que le manuscrit desdites pensées est formé de lignes imprimées coupées avec des ciseaux dans un ouvrage de M. Aimé Martin—et que ces maximes sont authentiques;—à la première réclamation d’un ayant droit, j’indiquerai le volume et la page de chacune.
PENSÉES ET MAXIMES
De M. Louis-Aimé Martin.
I. De tous les maux de la vie, l’absence est le plus douloureux.
II. Une jeune fille est une rose encore en bouton.
III. Heureux berger! vous pouvez danser dans la prairie, vous couronner des épis de Cérès, vous enivrer des dons de Bacchus.
IV. L’amour se plaît quelquefois à unir une timide bergère à un superbe guerrier.
V. Avant que le souffle de l’amour eût animé le monde, toutes les roses étaient blanches, et toutes les filles insensibles.
VI. Les personnes dédaigneuses sont pour la plupart exigeantes et peu aimables.
VII. Une jeune fille loin de sa mère est, au milieu du monde, comme une rose qui a perdu sa fraîcheur.
VIII. A son aspect (la luzerne), la génisse se réjouit; aimée de la brebis, elle fait les délices de la chèvre et la joie du cheval.
IX. IL Y A TOUT A GAGNER AVEC LA BONNE COMPAGNIE.
X. Nous quittons trop souvent un bonheur certain pour courir après de vains plaisirs qui fuient et s’envolent.
XI. Pour orner les leçons de la sagesse, souvent les muses ont emprunté une rose aux amours.
XII. La faiblesse plaît à la force, et souvent elle lui prête ses grâces.
XIII. Il faut à l’amour des ailes et un bandeau.
XIV. Il faut que l’amour dérobe tout à l’innocence, il méprise les dons volontaires.
Ah! mon Dieu! est-ce bien M. Louis-Aimé Martin qui dit cela? mais c’est horrible,—mais on ferait sur ces maximes un commentaire plus sérieux que celui qu’il a fait sur les maximes de la Rochefoucauld!—mais ce que M. Aimé Martin nous conseille là,—ce n’est ni plus ni moins que le viol!
Est-ce que ces maximes seraient moins innocentes que je ne l’avais cru d’abord?—je me rappelle le numéro III, qui renferme des tendances un peu bachiques.
Mais rassurez-vous, mères prudentes, qui songiez à mettre les maximes de M. Aimé Martin aux mains de vos filles,—ce n’est que par hasard qu’il s’échappe ainsi en pensées inquiétantes; les idées de M. Aimé Martin sur l’amour sont tout autres que celles que vous pourriez lui supposer d’après le numéro XIV.
M. Aimé Martin est partisan de l’amour platonique: «Les autres passions, dit-il, cherchent leurs jouissances dans les choses de la terre, le véritable amour ne s’attache qu’aux choses du ciel. Ce n’est pas la beauté physique qu’on aime, mais la douceur, la générosité, etc., ou quelques autres beautés morales.»
«Ce ne sont pas les plus belles femmes qui inspirent les plus grandes passions, mais celles qui possèdent les vertus dans un degré éminent, voilà ce qu’on aime.»
«Un demi-aveu enchante bien plus qu’une certitude entière.»
Il est évident que M. Aimé Martin parle de l’amour comme les anciens acteurs tyrannisés par l’Opéra,—qui récitaient leurs rôles dans la coulisse et laissaient faire les gestes à d’autres.
Voici ce que m’a fait M. Aimé Martin relativement à la Rochefoucauld. Je vous dirai une autre fois ce qu’il m’a fait relativement aux fleurs.
M. Louis-Aimé Martin se présente pour un des fauteuils vacants à l’Académie française.
Mars 1842.
Les bals de l’Opéra.—Une rupture.—M. Thiers et les Guêpes.—Le bal du duc d’Orléans.—Plusieurs adultères.—Grosse scélérate.—Une gamine.—Sur quelques Nisards (suite).—Les capacités.—M. Ducos.—M. Pelletier-Dulas.—A. M. Guizot.—L’acarus du pouvoir.—Grattez-vous.—M. Ballanche.—M. de Vigny.—M. Vatout.—M. Patin.—Le droit de visite.—M. de Salvandy et M. de Lamartine.—Les chaises du jardin des Tuileries.—Une prompte fuite à Waterloo.—Le capitaine Bonardin.—M. Gannal au beurre d’anchois.—A. M. E. de Girardin.—M. Dumas.—M. Ballanche.—M. Pasquier.—M. Dubignac.
Les bals de l’Opéra ont fini par se moraliser, et cela d’une
singulière manière;—ils sont arrivés à un point de sans-façon tel,
qu’une femme comme il faut ne peut plus trouver aucun prétexte pour s’y
faire conduire.
C’est du reste une époque qui sert de raison à bien des brouilles.—Nous avons parlé l’année dernière d’une femme qui avait chassé son amant pendant le carême, et en avait repris un autre pour obéir à cet usage populaire qui veut qu’on ait quelque chose de neuf à Pâques.—Cette année, madame *** a écrit au sien, qu’elle soupçonnait d’une infidélité:
«Certainement ce n’est pas contre vous que je suis irritée, mais bien contre celle qui a accepté votre hommage: vous n’avez ni figure ni esprit, et la femme qui vous prend pour amant ne peut avoir eu pour but que de me contrarier.»
M. THIERS ET LES GUÊPES.—Le dernier numéro des Guêpes a paru le
1er février; le 5 du même mois, M. Thiers portait au bal de M. le duc
d’Orléans l’habit de membre de l’Institut,—absolument comme le général
Bonaparte à son retour d’Égypte. On ne saurait mieux ni plus vite
profiter d’un bon avis.
Tous les morceaux de papier imprimé ont donné, sous le bon plaisir de leurs imprimeurs respectifs, des détails plus ou moins circonstanciés, plus ou moins apocryphes, sur le bal des Tuileries;—l’ensemble était riche et piquant;—on a critiqué avec raison le quadrille des bergères;—toutes les bergères étaient vêtues en rose et tous les bergers en bleu, je crois. Il eût été bien plus vrai et bien plus charmant de donner à chaque couple une couleur particulière,—ainsi qu’on le voit dans les bons Vatteau. Chaque bergère doit avoir son berger vêtu de sa couleur.—Il aurait dû y avoir un couple rose, un autre tourterelle, un autre gris-de-la-reine, etc., etc.
M. Hugo avait le costume de membre de l’Institut,—habit aussi
glorieux pour les combats qu’il a livrés pour l’obtenir que par la
grandeur de la chose elle-même,—habit qui faisait allusion à la peau du
lion dont se couvrait Alcide;—il causait fort galamment avec la belle
madame de ***, il se livrait aux madrigaux et aux concettis les plus
rocailles.
—Vraiment, lui dit madame de ***, votre esprit complète pour moi l’illusion, il semble que nous soyons à une des belles nuits de Versailles.
—Madame, répondit l’académicien, il me manque pour cela bien des choses:—tenez, par exemple,—un costume d’abbé,—la poudre, le petit collet, le rabat et une rose à la main.
QUE LE VRAI N’EST PRESQUE JAMAIS VRAISEMBLABLE.—Quand un pauvre
romancier veut mettre en scène une femme adultère, il se creuse la
cervelle pour orner de fleurs,—adoucir et rendre insensible la pente
qui conduit une femme, une épouse, une mère, du milieu des vertus
domestiques—à l’oubli de tous ses devoirs.
Le vrai, le réel, ne se donnent pas tant de peine;—il semble que la plupart des femmes qui trompent leur mari ne sont nullement abusées, aveuglées, etc., etc.;—qu’elles trahissent la foi conjugale, tout simplement parce qu’il leur plaît de trahir la foi conjugale;—car les amants que la vengeance des maris produit au grand jour de la police correctionnelle ne paraissent d’ordinaire, ni par les agréments de leur personne, ni par l’astuce de leurs moyens, justifier ni même expliquer ce qu’on appelle un entraînement.
Il y a dans un adultère beaucoup plus de haine contre le mari que d’amour pour l’amant,—qui n’est, le plus souvent, qu’un élément désagréable, mais malheureusement nécessaire d’un crime qu’on est décidé à commettre.
Quelques procès récents viennent à l’appui de ce que nous avançons.
Le jeune Charles *** est traîné devant les juges par un époux justement irrité;—ledit époux a des preuves accablantes,—il a trouvé la correspondance.
(Les amoureux sont comme les conspirateurs, ils se donnent une peine incroyable pour fabriquer des preuves contre eux. Dans tous les procès en adultère,—on trouve des correspondances. Dernièrement, M. D***, ancien notaire, qui, surprenant sa femme en flagrant délit, s’est contenté de faire signer au docteur R..., son complice, une lettre de change de soixante mille francs,—avait découvert la correspondance,—où?—sur le parquet de son salon.)
Dans l’affaire du jeune Charles ***, le ministère public s’est élevé avec force contre le séducteur qui, par des manœuvres coupables, un art perfide, avait détourné de ses devoirs les plus sacrés une femme jusque-là pure et innocente:—à l’appui de sa vertueuse indignation, il lisait une lettre où on remarquait ce passage:
«Penses-tu un peu à moi? Combien fais-tu de toilettes par jour? Mais écris-moi donc tout cela, GROSSE SCÉLÉRATE.»
En effet, comme dit M. le procureur du roi, résistez donc à cela;—on comprend qu’une mère de famille, une femme honnête et distinguée, risque tout et perde tout—pour recevoir de semblables lettres.
Nous appelons sur ce sujet l’attention des femmes adultères ou sur le point de le devenir.—Certes, pour un semblable usage,—pour s’entendre appeler grosse scélérate, un mari est bien suffisant, et on peut se dispenser de prendre un amant.
Voici un autre exemple que nous tirons des mœurs de magasin:
Un marchand aime la femme d’un autre marchand, son voisin, le sieur D***.
Une première fois, M. D*** surprend une correspondance coupable,—il pardonne.
Mais, une seconde fois, il s’irrite, fait incarcérer sa femme et son complice, et demande judiciairement à ce dernier quarante mille francs de dommages-intérêts, somme à laquelle il évalue les avaries et dégâts causés dans son honneur.—Débat devant la... je ne sais combienme chambre,—comme d’usage, M. D*** produit les lettres.
Une de ces lettres, que nous allons citer textuellement,—est écrite par le marchand amoureux à l’objet criminel de sa flamme adultère,—tout simplement sur une de ses factures, laquelle porte au tiers de la page son nom, sa profession, son adresse.
N*** TIENT MAGASIN ET ASSORTIMENT
DE COUVERTURES
de laines de toutes qualités,
MÉRINOS, SOLOGNE et AUTRES;
Il remet les vieilles à neuf,
Rue ***, nº ***, Paris.
N. B. Autrefois les amoureux appelaient leur maîtresse leur dame ou leur souveraine,—et s’intitulaient leur chevalier ou leur esclave.
M. N*** appelle celle qu’il aime sa gamine, et se donne à lui-même le titre de gamin.—Mais quels sont les amoureux qui seraient charmés de voir imprimés les jolis noms qu’ils ont donnés et reçus?
L’individu, c’est le mari.
Voici la lettre.
«A ma meilleure amie, mon ange idolâtré du plus sincère des amis jusqu’au tombeau, plutôt mourir que de vivre sans Éléonore. Jurement indissoluble, ton gamin ne peut vivre plus longtemps sans te voir; je suis bani de ta maison. J’ai reçu une lettre de l’individu. Je lui ai répondu. Mais, comme je mettais bien des civilités respectueuses pour toi, il n’aura pas manqué de déchirer la lettre en fronsant le sourcil. Ah! ma pauvre gamine, supportent avec courage tes
N*** TIENT MAGASIN ET ASSORTIMENT
DE COUVERTURES
de laines de toutes qualités,
MÉRINOS, SOLOGNE et AUTRES;
Il remet les vieilles à neuf,
Rue ***, nº ***, Paris.
maux, ayant devant nous un chemin qui nous conduira où nos cœurs haspirent. Ah! mon idole, quand tu entends monter des sabots, c’est dit, il n’y a pas moyen de presser la main de ma gamine sur mon cœur, car c’est les sabots de l’individu. Je redoulte l’individu. Tâche, lorsque je passerai et que je pourrai monter, de ne faire qu’un signe de tête en la baissant pour le oui, et en la tournant pour le non. Quand nous sommes ensemble, c’est tant de pris sur l’ennemi. Mais, comme dit le proverbe, un bon os tombe toujours à un mauvais chien. O bonne amie! nos cœurs ne demandent qu’à prendre leur volé, il y a des hommes comme le tient, par exemple, qui regardent leur femme comme leur pissalé.
«Adieu, chère trésore, reçois les serment inextinguibles à la vie à la mort de ton ami. J’ai tant lu et baisé ma lettre, qu’elle est salle. Reçois-la avec ton indulgence et ta bonté accoutumez. Vaincre ou mourir!»
SUR QUELQUES NISARDS[C] (suite).—Voici une note qui a paru ces
jours-ci dans les journaux:
«M. CHARLES Nisard, auteur des traductions de, etc., etc., et particulièrement des discours de Cicéron qu’il a épurés d’après une méthode nouvelle, vient de traduire en dernier, et a eu l’honneur de présenter à S. A. R. le duc d’Aumale, les Histoires philippiques de Justin. Son Altesse Royale a bien voulu encourager le traducteur dans l’étude de ces écrivains sérieux qui seront toujours les éternels modèles de tous les littérateurs.»
Il faut savoir gré au jeune prince, qui, ayant sans doute remarqué que M. Désiré Nisard et M. Auguste Nisard se sont donné la mission de dépecer les vivants, a pensé à garantir les contemporains de ce troisième Nisard, et tâché de l’amener par des gracieusetés à se contenter d’écorcher les morts; mais les critiques sont comme les médecins, leur travail sur le cadavre n’est qu’une étude préparatoire.
SUR LES CAPACITÉS.—M. Ducos a présenté à la Chambre une
proposition ayant pour but d’admettre les capacités dans son sein.
Les discours qui ont été prononcés en faveur de la proposition ne pouvaient être agréables à la Chambre;—en effet, ils peuvent tous se résumer par cette phrase:
«Il est temps d’appeler l’intelligence au pouvoir. Je demande à MM. les députés qu’ils reconnaissent et certifient par un vote solennel, que le système électoral actuel n’envoie à la Chambre que des buses et des oisons.»
Le plus grand nombre des députés a refusé de faire cette profession de foi humiliante.
Je dois dire à mes lecteurs ce que ce serait que l’adjonction des capacités.
Au premier abord et en théorie, il n’y a pas un seul argument raisonnable contre cette proposition: appeler au pouvoir les hommes d’intelligence! Qui osera faire une objection? Il faudra seulement, pour l’honneur de la France,—faire un carton au Moniteur,—antidater et intercaler cette loi pour la mettre au premier jour du gouvernement représentatif,—afin que la postérité ne croie pas que la France a hésité vingt-cinq ans sur ce sujet; je dirai plus,—toujours en théorie et au premier abord,—ce n’est pas assez d’admettre le sens à partager les honneurs du cens,—il faut se dépêcher de substituer entièrement le premier au second.
Quelles seront vos bases pour reconnaître l’intelligence et la capacité? Quels seront les juges et les électeurs? Pourrez-vous garder encore pour électeurs des gens qui ne seront pas éligibles? Puisque tout homme intelligent et capable sera éligible, les électeurs, c’est-à-dire ceux qui ne seront ni capables ni intelligents, seront des juges médiocres pour apprécier l’intelligence et la capacité des autres. Il faudra abolir l’élection de bas en haut.
Si vous lui substituez l’élection de haut en bas,—quels seront alors les juges? C’est un sentier qui vous conduit à l’arbitraire ou gouvernement absolu et nullement représentatif.
On peut prouver qu’on paye le cens d’éligibilité;—mais il est difficile de prouver sans réplique qu’on est un homme capable.
Vous pouvez dire à un homme: «Monsieur, vous ne payez pas cinq cents francs de contributions.»
Ou bien, comme on a dit dans le temps à M. Pelletier-Dulas: «Monsieur, il s’en faut de trente-quatre sous que vous payiez le cens.»
Et M. Lepelletier ou Pelletier-Dulas s’en est retourné avec ses pareils,—c’est-à-dire avec ceux qui payent trente-quatre sous de moins que M. Ganneron.
Et, s’il a tenu à faire des discours,—il n’a eu d’autres ressources,—ainsi que je le lui ai conseillé dans le temps,—que de se faire philanthrope,—agronome, membre d’une Académie pour l’éducation des vers à soie, ou du comité des prisons, etc.,—toutes ces choses qui, sous divers prétextes, n’ont qu’un seul et même but, qui est de monter sur quelque chose et de faire des discours sur n’importe quoi!
Mais prenez dans l’intelligence de M. Ganneron une fraction équivalente à trente-quatre sous dans le cens d’éligibilité, et osez dire à M. Pelletier-Dulas: «Monsieur, vous êtes moins intelligent de cela que M. Ganneron.»
Qui est-ce qui se chargera de cette commission?—Ce n’est pas moi,—car le M. Pelletier-Dulas, auquel on adresserait ce compliment, pourrait le trouver mauvais et me faire un mauvais parti.
Voulez-vous seulement (et c’était ce qu’on demandait) admettre les capacités et l’intelligence parmi les électeurs? Quel sera le rôle des éligibles? Dans quelle position secondaire les placez-vous? L’intelligence par votre vote sera déclarée valoir deux cents francs,—mais pas un sou de plus.
Et puis encore le même inconvénient: comment dresserez-vous vos listes?
Quand on dit à un commis: «Monsieur, d’où vient que je ne suis pas sur la liste électorale?» il vous répond: «Monsieur, c’est que vous ne payez pas le cens.»
Vous n’avez pas le moindre prétexte de vous fâcher,—et d’ailleurs, vous avez, pour consolation, des phrases toutes faites contre l’argent et les richesses,—et vous dites: «J.-J. Rousseau n’aurait pas été électeur,—je suis comme J.-J. Rousseau.»
Mais, si vous admettez le sens au lieu du cens, ou si vous admettez l’un avec l’autre, la chose change de face.
Le commis vous répond d’abord: «Monsieur, c’est que vous ne payez pas le cens.»
Vous répliquez: «Parbleu, monsieur,—mais ce n’est pas à ce titre.
—Monsieur, répond alors le commis, c’est que...»
De quelque euphémisme que s’avise le commis pour dire: «Vous n’êtes pas électeur,» il est impossible qu’on ne lui réponde pas: «Imbécile vous-même,» car sa réponse négative ne veut pas dire autre chose.
Et, c’est alors que vous verriez bien d’autres réclamations encore dans les journaux.
C’est alors qu’on lirait:—«Notre grand Aristide Bachault n’a pas été inscrit sur les listes électorales,—c’est ainsi que les gens qui nous gouvernent répudient toutes nos gloires! etc., etc.»
On constate facilement qu’un homme a cessé de payer le cens; mais comment constater d’une année à l’autre qu’il est devenu un peu plus bête, et comment surtout le lui faire comprendre et admettre?
«Mais, dit M. Ducos en m’interrompant, j’ai prévu toutes ces objections,—je fais représenter l’intelligence par la seconde liste du jury,—par les médecins, les avocats, etc., etc.»
Oh! oh! monsieur Ducos, les médecins! votre proposition est donc bien malade! les avocats,—n’en avez-vous donc pas assez à la Chambre, bon Dieu! et qu’en voulez-vous faire? ou plutôt, que voulez-vous qu’ils fassent de vous et de nous?
M. Ducos ne fait pas semblant d’entendre ce lazzi d’un goût médiocre, et il continue:
«Les citoyens qui ont assez de lumières pour décider, comme jurés, de la vie, de la fortune et de l’honneur de leurs compatriotes, n’en ont-ils pas assez?.....»
Pardon, monsieur Ducos, et qui vous dit qu’ils en ont assez pour décider de l’honneur et de la vie de leurs compatriotes?
Et d’ailleurs, l’intelligence, reconnue seulement dans certaines professions, n’est-ce pas encore un mensonge, et un faux semblant, et un privilége absurde?
Prenez garde à votre édifice de gouvernement représentatif; il est,—comme disent les maçons, soufflé;—n’y mettez pas trop la truelle pour le réparer, parce qu’il tombera sur vous.
Les institutions politiques sont comme les vieux chênes,—elles se creusent au dedans, et il vient un moment où elles ont encore la forme, l’écorce et l’apparence, un moment où elles sont debout,—et où il ne faut pas grand’chose pour les abattre.
Si vous vouliez appeler réellement l’intelligence au pouvoir,—il
ne faudrait pas seulement que les hommes intelligents fussent électeurs,
il faudrait qu’ils fussent éligibles, et qu’ils le fussent seuls.—Je
viens de vous dire ce que vous auriez d’impossibilités dans
l’application.
A. M. GUIZOT.—M. Guizot a dit dans le débat relatif à la
proposition Ducos: «Ce n’est pas un besoin réel du pays de se mêler
ainsi aux affaires publiques, c’est une certaine démangeaison, une
maladie de la peau.» L’histoire naturelle devra à M. Guizot la
découverte de l’acarus de l’ambition,—qu’elle rangera à la suite de
l’acarus de la gale.
M. de Lamartine, qui soutenait l’adjonction des capacités, parce qu’en effet il n’y a pas, en théorie, d’objection possible,—a trouvé peu parlementaire cette façon de dire à ses adversaires: Vous êtes des galeux, grattez-vous les uns les autres et laissez-nous tranquilles;» et il a dit en parlant de M. Guizot: «Je ne répéterai pas l’expression dont s’est servi M. le ministre.»
Je répondrai, moi, à M. Guizot: «Monsieur, vous avez parfaitement raison, c’est une démangeaison qu’ont aujourd’hui toutes les classes de la société;—mais vous l’avez eue aussi cette démangeaison, et vous vous êtes fait gratter par ces mêmes gens qui veulent que vous les grattiez aujourd’hui qu’ils ont gagné votre acarus en vous grattant.»
Sérieusement,—si les gens ont cette démangeaison, c’est vous autres, aujourd’hui au pouvoir, qui la leur avez donnée en les chatouillant pendant quinze ans.
L’élection de M. Ballanche a présenté un singulier hasard; les
candidats étaient M. Ballanche, M. de Vigny, M. Vatout, M. Patin. M. de
Barante a tiré les noms de l’urne, et ils sortis dans l’ordre que voici:
- M. Ballanche.
- M. de Vigny.
- M. Vatout.
- M. Patin.
- M. Ballanche.
- M. Ballanche.
- M. de Vigny.
- M. de Vigny.
- M. Vatout.
- M. Vatout.
- M. Patin, etc., etc.
Voici une affaire qui fait bien du bruit à la Chambre et dans les
journaux, et qui me paraît la plus simple du monde.
Il s’agit du droit mutuel que s’accorderaient la France et l’Angleterre,—pour les croiseurs des deux nations, de visiter les vaisseaux de l’une et de l’autre.
Cette convention a pour prétexte d’empêcher la traite des nègres.
1º On n’empêchera pas la traite tant qu’on n’aura pas aboli l’esclavage,—et ceci n’est pas une petite question,—si ce n’est pour les philanthropes qui ne voient aucune difficulté à affranchir les nègres des autres. Le prix des esclaves augmente au moins à proportion des risques.
2º Si la France ne fait pas la traite,—c’est qu’elle ne veut pas la faire;—elle n’a pas besoin que l’Angleterre l’aide à faire la police de ses vaisseaux.
3º Permettre la visite, c’est admettre que la France ne fait pas la traite parce que l’Angleterre ne le veut pas.
4º Ce serait tout simplement une lâcheté.
On lit dans les journaux:
«Le ministre de la marine a alloué aux auteurs de divers faits de sauvetage, des gratifications montant, en totalité! à neuf cents francs.
Le pouvoir ne veut pas ôter à la vertu et au courage le mérite du désintéressement.
La totalité de ces récompenses serait loin de satisfaire la plus modérée des corruptions pendant trois mois.
Notre âge aura dans l’histoire un éclat tout particulier. A toutes
les époques on a dit et fait des sottises;—mais le temps et l’oubli en
effaçaient le plus grand nombre. Aujourd’hui, on écrit, on imprime, on
enregistre tout, et ceux qui viendront après nous nous prendront pour
une génération d’insensés.
L’ambassade de M. de Salvandy a duré une semaine; à son retour,
il parut à la Chambre.—La première personne qu’il rencontra fut M. de
Lamartine. M. de Lamartine va à lui: «Ah! vous voilà, mon cher Salvandy!
comment allez-vous?»
M. de Salvandy s’apprête à répondre agréablement. M. de Lamartine, qui est la politesse et l’aménité même, l’interrompt cependant et lui dit d’un air distrait: «Eh bien! avez-vous fait un bon voyage... physiquement?»
Physiquement voulait si bien dire: Bien entendu, qu’en homme bien élevé je ne vous parle pas de votre voyage sous le rapport politique,—que M. de Salvandy en fut un moment embarrassé; et M. de Lamartine, voyant son embarras,—était prêt d’en avoir plus que lui.
D’où venez-vous, Grimalkin, et dans quelle fleur déjà ouverte vous
êtes-vous vautrée que vous m’arrivez toute jaune de pollen?
Il n’y a au jardin que des primevères,—des violettes et des perce-neige, et le colicothus.
Ah! je devine;—j’ai vu en me promenant tout à l’heure les noisetiers qui sont déjà couverts de leurs fleurs mâles et femelles;—les fleurs femelles sont un petit pinceau du plus beau pourpre, les fleurs mâles semblent des chenilles couvertes d’une poussière jaune.—Vous venez des coudriers.—Pourquoi paraissez-vous si pressée?
—Maître,—dit Grimalkin,—c’est que j’ai quelque chose à dire sur les Tuileries.
Voici ce que m’a rapporté Grimalkin:
«Le jardin des Tuileries est un jardin royal; comment se fait-il qu’on y paye les chaises; ne serait-il pas convenable qu’on pût s’y asseoir gratuitement?—Est-il royal de donner à bail,—à des vieilles femmes à châles bruns,—les chaises du jardin des Tuileries,—et le roi doit-il tirer un bénéfice des gens qu’il laisse entrer chez lui?
«Les bancs de pierre et de bois,—qui du reste sont fort rares,—ne sont occupés que par les bonnes d’enfants,—parce que s’asseoir sur un banc gratuit,—quand il y a des chaises qui se payent,—c’est avouer qu’on n’a pas deux sous ou qu’on les destine à un autre usage.»
—Grimalkin,—vous avez raison;—retournez à vos noisetiers.
On m’écrit: «Monsieur, je vois, dans vos Guêpes du mois dernier,
que le duc d’Orléans n’a remis que deux cents francs pour être partagés
entre les veuves des malheureux Layec et Hervé, victimes de leur noble
dévouement lors du naufrage dans la Méditerranée du brick la
Picardie.—Ajoutez, monsieur, que le roi a envoyé quatre mille cinq
cents francs.»
Allons, allons,—cela me rend un peu plus indulgent pour les chaises du jardin des Tuileries.—Néanmoins, mon observation subsiste.
A la bataille de Waterloo, vers la fin de la journée, un régiment
français fut forcé de mettre bas les armes. Un officier, nommé
Bonnardin, fut comme les autres emmené au bivac,—ou plutôt emporté, car
il était grièvement blessé et évanoui.—En reprenant ses sens, il se
trouva comme de raison complètement dépouillé; mais ce qui le mit au
désespoir, ce fut de voir qu’une croix, qui lui avait été donnée par
l’empereur à Wagram, était devenue la proie des lanciers anglais.—Il
s’adressa à un officier, et le supplia, les larmes aux yeux, de la lui
faire restituer. L’officier prit son nom et lui donna sa parole de
gentilhomme qu’il ferait toutes les recherches nécessaires.
Le pauvre Bonnardin alla comme tant d’autres souffrir sur les pontons; puis, à la paix, il rentra en France.—Mais, quoiqu’il n’eût plus que quelques années de service à faire pour obtenir sa retraite, il refusa de prendre du service sous les Bourbons.
Lorsqu’en 1830—il revit le drapeau tricolore, il pensa à gagner sa retraite;—quelques affaires, un voyage, une maladie, retardèrent ce projet de plusieurs années; enfin, il y a un an,—il entra comme capitaine dans un régiment (le 41e, je crois). Il n’y avait que peu de temps qu’il avait repris son ancien métier, lorsqu’il reçut de Londres une lettre ainsi conçue:
«Monsieur, il y a vingt-trois ans que j’achète tous les ans et que je lis avec la plus complète attention l’Annuaire militaire de France—pour y découvrir le nom de Bonnardin.—Êtes-vous le Bonnardin auquel un officier anglais fit une promesse solennelle après la bataille de Waterloo? Si c’est vous, faites-le-moi savoir et donnez-m’en la preuve: il y a vingt-trois ans que je suis en mesure de remplir ma promesse;—si ce n’est pas vous, je me remettrai à lire l’Annuaire.»
Le bon capitaine répond en toute hâte, et quelques jours après reçoit par l’ambassade anglaise—le don regretté de l’empereur Napoléon.
LES SAVANTS SOUS LA HAUTE SURVEILLANCE DES GUÊPES.—En général, je
ne suis pas partisan de l’embaumement mis à la portée de tout le
monde.—Si l’on réfléchit que sur la surface de la terre il meurt un
homme par seconde, c’est-à-dire à chaque battement de pouls; si l’on
songe que cette terre, sur laquelle nous vivons, est tout entière formée
de la poussière humaine,—il deviendrait vite difficile de savoir où
mettre les morts,—ou du moins où mettre les vivants, qui, eux, ne sont
pas embaumés.
A quoi a-t-il servi à cinq pharaons d’Égypte, un peu avariés, du musée Charles X, d’avoir été embaumés en leur temps?—Ils ont été jetés sur la place du Louvre à la révolution de 1830, et ensuite enterrés sous la colonne comme héros de Juillet.
Les enfants conserveraient leur père.—Très-bien.—Les
petits-enfants conserveraient leur père et leur grand-père,—mais la
troisième génération serait encombrée.—Les administrations des
cimetières n’accepteraient pas les morts embaumés aux fosses
communes,—parce que le temps pendant lequel ils doivent occuper la
terre,—qui ne leur est que louée, est prévu;—le temps après lequel ils
doivent avoir divisé leurs molécules entre les éléments entre en ligne
de compte:—les cimetières seraient trop petits.
D’ailleurs, pour les idées pieuses attachées à la mort de ceux que
l’on a aimés,—tant que le corps garde la forme, l’imagination ne voit
qu’un cadavre sous la terre;—quand il n’en reste plus rien,—elle songe
à une âme dans le ciel.
Aussi les anciens avaient-ils bien raison de brûler leurs morts.—Il n’y avait pas dans un sentiment pieux un mélange de dégoût dont on ne peut se défendre—pour un mort enterré.
Mais voici quelque chose de plus dangereux.—On lit dans un journal de Nantes, du 16 février:
»Jeudi dernier, 12 février, M. Cornillier a fait une expérience publique du procédé Gannal. MM. le commissaire général et le directeur des subsistances de la marine, le directeur et l’inspecteur des douanes, le sous-intendant militaire, plusieurs de MM. les membres de la chambre de commerce et M. Guépin, docteur-médecin, étaient présents.
«M. Cornillier leur a montré du mouton conservé depuis deux mois, qui avait l’aspect de viande fraîche.»
Je déclare qu’à compter de ce jour—je perds toute confiance à l’égard de la viande. A quelles côtelettes se fier, bon Dieu!—Un homme de trente ans ne sera pas assuré contre la chance de manger un bifteck plus âgé que lui,—ou recevra en héritage un pot-au-feu octogénaire et patrimonial,—resté de père en fils dans la famille;—les gigots seront des momies, et nous aurons, au lieu de côtelettes panées, des côtelettes empaillées.
Horace dit à Mécènes: «Nous boirons d’un vin mis en pot—le jour où le peuple salua par trois fois Mécènes, chevalier, à son entrée au théâtre.»
Dans vingt ans d’ici, un poëte de ceux qui tettent aujourd’hui, écrira, non pas à M. Mécènes,—les Mécènes aujourd’hui coûtent trop cher et minent les poëtes,—mais à un simple ami: «Viens manger des côtelettes d’un mouton tué le jour où M. Pasquier fut élu membre de l’Académie française.»
Je m’élève contre l’embaumement de la viande de la boucherie.—Les
bœufs de Poissy ne doivent pas être traités comme le bœuf Apis,
parce que celui-là on ne le mangeait pas. Et puis, à force d’embaumer
et d’empailler tout le monde,—les pharaons, les doyens, les bourgeois,
les moutons, les gardes nationaux,—il se mettra dans la boucherie une
confusion fâcheuse.—Je ne veux pas être exposé à manger un jour, au
café de Paris, M. Gannal au beurre d’anchois.
J’ai donné place de si bonne grâce aux réclamations, qu’on ne me
saura pas mauvais gré d’en faire une moi-même,—et je l’adresse à M.
Émile de Girardin, qui, j’en suis convaincu, aura la loyauté de la
mettre dans la Presse,—autrement ce serait imiter ce prédicateur,
qui, voulant réfuter les doctrines de Rousseau, adressait ses objections
foudroyantes à son propre bonnet placé sur le bord de sa
chaire,—sommait ledit bonnet de répondre;—et après quelques instants,
disait: «Tu ne réponds pas, philosophe de Genève, donc tu es convaincu
sur ce point.—Passons à un autre.»
«Monsieur, je lis dans un des derniers numéros de la Presse, après quelques lignes où il est question de moi:
«Si nous citons ici le nom de M. Alphonse Karr, c’est que, contrairement, cette fois, à son habitude, il a insisté avec plus d’esprit que de bon sens, dans plusieurs numéros des Guêpes, sur la nécessité d’obliger les auteurs à signer leurs articles, comme la meilleure base qu’on pût donner à une nouvelle loi sur la presse.»
«Je vous remercie d’abord, monsieur, d’avoir bien voulu mentionner mon opinion dans un article où vous passez en revue celle des publicistes les plus distingués,—même quand vous ne faites paraître la mienne que pour déclarer qu’elle n’a pas le sens commun.
»Je n’appellerais pas de ce jugement, monsieur, car je sais que, pour les hommes même les plus sincères, «il a tort,» veut dire «il ne pense pas comme moi;»—«il a raison» signifie «il est de mon avis;»—nous sommes les antipodes des Chinois comme ils sont les nôtres.
»Mais l’opinion que vous me prêtez n’est nullement exprimée dans les Guêpes;—voici le résumé de celle que j’y ai émise en diverses circonstances.
»J’ai dit aux hommes du pouvoir:
»Il n’y a pas de loi sur la presse qu’on ne puisse éluder et qu’on n’élude.—Chaque loi répressive est le barreau d’une cage; quelque serrés que soient les barreaux, il y a toujours un espace entre eux, et la pensée, plus mince et plus ténue que la vapeur, passe aisément entre deux.—Osez-vous supprimer la liberté de la presse? c’est-à-dire fermer la cage par un mur au lieu de la fermer par des barreaux; c’est un coup qui peut se jouer, mais l’enjeu en est cher,—et d’ailleurs, il ne faut pas oublier votre origine.—Quand on veut opposer une digue à un torrent, il faut la construire sur un terrain sec que les eaux n’ont pas encore envahi;—et vous, vous êtes le premier flot du torrent.
»Laissez-le passer libre;—il se divisera en une multitude de petits filets d’eau et de ruisseaux murmurants.
«Loin de là;—par vos lois fiscales,—par le timbre, par le cautionnement, vous mettez la presse aux mains des marchands, et vous créez pour elle des priviléges qui font sa puissance.—Vous vendez les verges cher, mais vous les vendez pour vous fouetter.—La presse libre,—chaque nuance, quelque bizarre qu’elle soit, aurait son organe—et son petit pavillon.—La presse, sous les lois fiscales, est obligée, pour vivre, de réunir douze ou quinze nuances sur un gros drapeau d’une couleur fausse.
»Vous lui donnez, malgré elle, l’unité qui vous tue et la fait vivre.
»Vous réunissez les ruisseaux en un lit profond entre des berges de lois,—et cela devient un torrent.
»Laissez la presse sans timbre, sans procès pendant un an, et elle sera morte ou réformée.»
«Voilà ce que je dis depuis trois ans dans les Guêpes, monsieur, je n’ai jamais donné l’obligation de signer les articles comme la meilleure base à une nouvelle loi sur la presse.
»J’en ai parlé comme d’un des moyens de la moraliser et de la réduire en même temps à son importance réelle—en lui ôtant le prisme des royautés anciennes dont on ne voyait jamais le visage,—et vous savez par quelles transitions,—du jour où les rois se sont laissé voir, on est arrivé, par une pente lente, mais continue, à les guillotiner ou à leur tirer des coups de fusil.
»Un article signé n’aura plus que l’influence qui lui est due, c’est-à-dire celle du raisonnement et de l’esprit.—Une opinion mise en avant ne sera plus l’opinion de la presse, mais l’opinion de monsieur un tel.—Un livre est amèrement déchiré,—dans un article anonyme,—le public dit: «La critique est défavorable à l’ouvrage,» et il passe condamnation.—Si l’article est signé, le public dit: «Ah! ah!—c’est ce monsieur,—un petit,—très-frisé.—Ah! très-bien!—c’est son idée à lui,—eh bien! je vais lire pour avoir la mienne.»
«Tout journaliste qui signe n’a plus de pouvoir que celui qu’il se donne par son talent et par son bon droit.—Ses opinions sont celles de monsieur un tel;—on les discute et on les repousse si elles ne sont pas bonnes.—Mais un article non signé,—c’est l’opinion de la presse,—du boulevard de nos droits, de la plus vivace de nos libertés.—(Dieu sait toutes les phrases emphatiques imaginées à ce sujet.)—On accepte l’opinion toute faite,—comme article de foi.
»D’ailleurs, pour un écrivain, signer un écrit politique ou littéraire, c’est dire:
Me me adsum qui feci.
»C’est moi,—me voilà,—ce que je vous reproche de faire, vous pouvez chercher si je l’ai fait.—Je loue tel homme, vous pouvez dire s’il m’a donné quelque chose,—j’attaque tel autre, dites s’il m’a refusé.
»Signer un article, c’est sortir des remparts d’où la presse tire depuis longtemps contre les autres pouvoirs combattant en rase campagne.
»C’est renoncer au bénéfice des cavernes sombres d’où elle exerce une inquisition si sévère dans les maisons de verre qu’elle a faites à tous ceux qui ne sont pas avec elle.
»Voilà mes raisons pour que les articles soient signés, monsieur, vous en avez donné de meilleures, vous prouvez qu’il est plus commode de ne pas signer.
»Au fond, monsieur, vous savez bien que l’autre parti est plus loyal, et vous signez les vôtres.
»Agréez, monsieur, l’assurance de ma considération distinguée.
Alph. KARR.»
M. Alexandre Dumas, voyant que ce n’était pas encore son tour
d’être de l’Académie, a dit en s’en retournant à Florence, où il demeure
depuis quelque temps: «Je demande a être le quarantième,—mais il paraît
qu’on veut me faire faire quarantaine.»
On a nommé,—comme nous l’avions annoncé à l’avance,—M. Pasquier et M. Ballanche.—Je me rends d’ordinaire peu volontiers complice des criailleries vulgaires;—mais, cette fois, je dois dire que je ne comprends pas l’étrange aplomb avec lequel l’Académie ouvre de si bonne grâce les bras d’un de ses fauteuils à un homme qui n’a jamais rien écrit; le pauvre M. Cuvillier-Fleury, obligé de faire, dans le Journal des Débats, l’éloge de M. Pasquier, s’est avisé de faire remonter sa gloire littéraire à Étienne Pasquier,—il ne nous dit pas qu’Étienne Pasquier, né à Paris en 1529, y est mort le 31 août 1615. Gloire, dit M. Cuvillier, discrettement cultivée par M. Pasquier le président.
La candidature de M. Pasquier a dû singulièrement encourager, sinon faire naître celle de M. Dubignac, qui a envoyé à chacun des membres de l’Institut les deux pièces authentiques et imprimées que voici:
«Monsieur, désireux d’avoir l’honneur de devenir membre de l’Académie française ou de l’Institut, et voulant vous épargner une visite de moins, que je regarde comme importune ou peu agréable, j’ai l’honneur de vous écrire et de vous adresser ci-joint l’analyse de mes ouvrages; daignez avoir la bonté de la lire, vous jugerez de leur utilité pour ma patrie; c’est pour éclairer votre religion et impartialité pour le choix d’un membre digne de l’Institut.
»Daignez agréer l’hommage de ma considération distinguée.
DUB.»
M. Dubignac, qui ne garde dans sa lettre que le tiers de l’anonyme,
est agronome—comme M. Pasquier est président de la Chambre des pairs;
ces deux positions, qui ont peu de rapports entre elles, au premier
abord, en ont cependant un qui va jusqu’à la plus parfaite ressemblance,
c’est leur égale et commune et complète absence de rapports avec
l’Académie française.—M. Dubignac n’écrit pas bien, il serait naturel
qu’on lui préférât un homme qui écrit mieux,—mais non un homme qui
n’écrit pas. Voici les documents destinés à éclairer la religion et
impartialité de MM. les trente-huit (qu’ils étaient
alors);—j’élaguerai les passages les moins importants.
ANALYSE DE L’AGRONOME DUBIGNAC.—«Cet ouvrage se composera de deux volumes in-12.
»Son style est simple, tout naturel, à la portée de tout le monde, notamment des communes rurales, pour lesquelles il a été fait.
»Méthode pour la composition des différentes espèces de fumiers, engrais, terreaux, et les moyens de leur conservation d’un an à l’autre en étant meilleurs. C’est l’âme de toute ferme.
»Très-bonne méthode pour donner une excellente éducation aux chevaux, à qui il ne manquait que la parole; et notion sur la parfaite connaissance de leurs défauts, vices, comme de leurs bonnes qualités et de leurs âges, qu’on connaît jusqu’à dix ans.
»Notion sur la vraie et bonne position d’un jardin, sur sa fermeture, sa distribution, plantation; car, quoi de plus agréable qu’un joli jardin à la campagne; mais sa culture, d’un jardinier, talents, expérience, soin, travail, comme une surveillance de tout propriétaire.
»Notion très-étendue sur la vraie culture de tout légume, fèves, pois, nantilles, notamment des haricots à donner cent pour cent, comme sur la conservation de la plupart en verdure d’un an à l’autre.
»Notion sur la culture des pommes de terre, sur sa grande utilité pour les bestiaux et volailles, comme pour les hommes.
»Il en est de même du blé de Turquie, dont la culture est la même, qui également est d’une très-grande ressource pour les gens de la campagne, dont la nourriture est un régal pour eux.
»Notion sur le chanvre, denrée très-précieuse par sa grande utilité, dont le commerce en est très-grand,—ainsi que sa graine très-bonne pour la volaille, dont la farine est utilisée dans le commerce.
»Il en est de même du lin, dont la graine est très-précieuse pour l’espèce humaine; l’un et l’autre exigent que la terre soit bonne, bien amendée, bien préparée,
»Notion sur une excellente méthode pour conserver le blé au moins d’une année à l’autre, au moyen des appareils lithographiés joints à l’ouvrage, qui, une fois encaissé, ne donne aucuns soucis pour sa conservation.
»Notion sur la vigne et le vin, qui est une branche de commerce et d’industrie la plus étendue par sa grande utilité; nécessaire à l’homme pour la conservation de sa santé, préférable à tout, et lui procurant plaisir, jouissance, joie, gaieté.
»Excellente méthode pour avoir du beau fruit et améliorer l’espèce et qualité, comme d’en varier, multiplier les espèces sur le même arbre, et de préférence sur l’amandier, qu’on doit regarder comme la mère de tous les arbres fruitiers à noyaux.
»Grand nombre d’autres expériences curieuses; enfin, le joli tableau de la France et de sa belle capitale couronne le premier volume en disant:
Paris très-beau, tel qu’il est, trouvera
De la France admirable, son organisation,
De l’Europe digne de grande admiration.
Qui mon tableau lira connaîtra Paris.
Plus d’envie et désir n’aura de voir Paris,
Et, après l’avoir lu, l’on jugera
Si de le louer il ne mérite pas.
»Dans le second volume, deuxième édition, corrigée, augmentée, le Vrai Guide de la Santé, dédié à l’humanité, dont le but de l’auteur a été de faire connaître combien est grand le malheur de perdre la santé, si difficile à rétablir, et à, etc., etc.
»Résultat d’une expérience pratique pendant les dix-huit ans qu’il a été maire de sa commune, où il avait de grandes propriétés, dont tous les habitants le regardaient comme leur père et lui comme ses enfants.
»Amateur de la médecine, il s’occupait à en lire les meilleurs ouvrages sur le botanique, herborisant dans ses bois et champs, il se familiarisait avec les simples, dont il parvint à en connaître les propriétés; il était leur médecin, pharmacien, avocat, aussi n’y avait-il jamais de procès; il se faisait un vrai plaisir de leur donner des soins, et avait-il la bien grande jouissance de les soulager, et bien souvent la douce consolation de les guérir, et par des moyens consistant en infusions, en décoctions de quelques simples dont il connaissait les propriétés et vertus (les remèdes les plus simples sont souvent les meilleurs), des nombreuses maladies qui les affligeaient, plus exposés que les habitants des villes par leurs travaux ou par leurs imprudences.
»L’auteur, dans cet ouvrage, s’est regardé comme un vrai père de famille, aimant tous ses enfants, voulant, désirant leurs prospérités, bonheurs, félicité, et leur procurer cette chère santé sans laquelle on ne peut être heureux, et qui, à cet effet, l’a écrit et fait d’après la théorie-pratique la mieux suivie, et des expériences très-réfléchies et avec soin; aussi peut-on dire:
De plus utile, il serait de la campagne aux personnes;
Pour faire fortune, il faut bien travailler.
Pour bien travailler, il faut se bien porter,
Des vrais moyens l’un donne en travaillant,
De s’enrichir en peu de temps, travail faisant,
Et vous procurera bonheur, prospérité;
L’autre, de rétablir, conserver sa santé.
Vive, vive, l’agricuture
Et sa chère sœur la culture!
Vive, vive le commerce
En tout genre, de toute espèce!
Vive, vive l’industrie
De ma patrie c’est la vie!
Vive, vive cette chère santé,
Sans elle, bonheur ni félicité!
»S’adresser à l’auteur, passage de la Treille, 5, près l’église Saint-Germain-l’Auxerrois.»
Imprimerie de DUCESSOIS, quai des Augustins, 55.
Avril 1842.
Une pension de mille écus et M. Hébert.—Longchamps.—M. de Vigny.—M. Patin.—M. Royer-Collard.—Remède contre le froid aux pieds.—M. C. Bonjour, le roi Louis-Philippe, M. Rudder et M. Cayeux.—EXPOSITION DU LOUVRE: M. Hébert à propos du portrait de la reine.—Louis XVIII et un suisse d’église.—M. Vickemberg et M. Biard.—M. Meissonnier et M. Béranger.—M. Gudin.—Le lion de M. Fragonard.—M. Affre.—Monseigneur de Chartres.—M. Ollivier et une dinde truffée.—La Vierge de Bouchot.—Les ânes peints par eux-mêmes.—Question des sucres.—Un tailleur à façon.—Lorenzino de M. Al. Dumas.—Un vendeur de beau temps.—M. Listz.—Le cancan, la béquillade, la chaloupe, dansés par M. de B... au dernier bal de madame la duchesse de M...—M. Dubignac sur Napoléon, les femmes et l’amour, etc., etc.—Succès pour le commerce français, obtenu sur la plaidoirie de Me Ledru-Rollin.
AVANT-PROPOS.—On savait depuis longtemps que j’étais vendu au gouvernement.—Quelques carrés de papier m’appelaient, par euphémisme, ami du château;—mais dans plusieurs estaminets ou disait nettement la chose. Cependant on n’était pas d’accord sur certains détails. Quelques personnes portaient la somme dont on m’avait acheté à une importance qui pouvait devenir une dangereuse amorce pour les désintéressements les plus inabordables.
Mais l’autre jour, comme j’arrivais à Paris pour voir l’exposition de peinture,—une des premières choses que m’a dites un des premiers hommes que j’ai rencontrés a été qu’on sait maintenant à quoi s’en tenir: «M. Cavé est venu me trouver au bord de la mer, où je péchais des soles et des barbues, et là nous avons fixé le prix à trois mille francs de pension annuelle.»
D’autre part, je reçois une lettre signée Pauline, où on me dit de prendre garde à moi,—parce que M. Hébert surveille attentivement les Guêpes, dont quelques aiguillons lui ont percé l’épiderme.—Est-ce que M. Hébert serait chargé de me reprendre, sous forme d’amende périodique, les trois mille francs de pension dont je vous parlais tout à l’heure?—Tout cela m’inquiète fort, et ne me laisse prendre la plume qu’avec une extrême timidité.
En effet, on comprendra facilement mon embarras:—je voudrais bien dire des choses extrêmement hardies,—pour démentir le bruit de la pension;—mais j’ai peur que M. Hébert ne profite de la circonstance pour me faire un procès.—Heureusement que j’ai à parler du Salon et de l’exposition de peinture: il n’y a là rien de politique, et je pourrai naviguer entre les deux écueils que je redoute.
Voici les quatre choses qui m’ont le plus frappé à Longchamps:
Un marchand de briquets promenait six voitures rouges;
Un marchand de chemises, en cabriolet, faisait tomber sur la foule une neige d’adresses et de prospectus;
Plusieurs messieurs à pied—étaient vêtus de toiles représentant des cheminées, avec l’adresse et l’éloge des fabricants;—ils étaient coiffés d’un tuyau de poêle;—un de ces malheureux a été chassé de l’administration parce qu’il s’était permis de fumer;
La garde municipale était en petite tenue,—ce dont on était généralement fâché, parce que la grande tenue est d’un aspect magnifique. (Peut-être ceci, à propos de la garde municipale, va-t-il confirmer l’affaire des mille écus:—je l’effacerai sur les épreuves.)
M. de Vigny refait en ce moment ses visites à ses futurs collègues.
Cette fois, les chances sont pour lui, quoique cependant la rivalité de
M. Patin présente quelques dangers.—On a généralement trouvé de mauvais
goût qu’en parlant de son concurrent M. de Vigny feignît de ne pas
savoir son nom et affectât de l’appeler M. Pantin.
M. Royer-Collard tient singulièrement à la vie. M. Andr..., son
gendre et son médecin, lui a recommandé, avec la plus grande sévérité,
d’apporter à ses repas une régularité inflexible. Un de ces jours
derniers, au moment où la pendule marquait six heures,—M. Royer-Collard
mettait la main sur le bras de son fauteuil pour se lever et s’approcher
de la cheminée devant laquelle on venait de lui servir une sole
fumante,—lorsqu’un domestique maladroit annonce brusquement M. le comte
Alfred de Vigny.—M. de Vigny suivait le domestique de fort près et
entendit parfaitement la réponse de M. Royer-Collard, qui s’écria:—«Je
n’y suis pas.»—Il entra néanmoins, et allait ouvrir la bouche quand
l’académicien lui dit:
—Monsieur, vous reviendrez une autre fois.
—Mais, monsieur,—reprit M. de Vigny,—l’affaire dont j’ai à vous entretenir est sérieuse.
—Eh bien! vous reviendrez une autre fois.
—Je pense, monsieur,—que l’on m’a mal annoncé:—je suis le comte A. de Vigny.
—Eh bien!—dit M. Royer-Collard,—qui regardait avec anxiété,—et la pendule qui marquait six heures dix minutes,—et la sole, dont la fumée paraissait déjà moins intense;—eh bien! vous reviendrez un autre jour.
—Mais, monsieur...
—Mais, monsieur,—je vous dis de revenir;—je ne vous connais pas.
—Je croyais, monsieur, que mon nom était parvenu jusqu’à vous; il a fait un peu de bruit dans la littérature.
—Eh bien, monsieur, c’est pour cela;—il n’a fait qu’un peu de bruit, et il en faut faire beaucoup pour venir jusqu’à moi.—Je suis vieux; j’ai besoin de régularité:—faites-moi le plaisir de me laisser dîner tranquillement.
A une parade, le marquis de ***, un des jeunes officiers les
plus élégants de l’armée,—se plaignait du froid aux pieds qu’il
ressentait à cheval:
—Vous avez froid aux pieds, capitaine? lui dit un vieux maréchal des logis.
—Je t’en réponds.
—Je sais ce que c’est, capitaine; j’y ai eu froid pendant vingt ans.
—Eh bien, tu as dû avoir du plaisir.
—Mais, maintenant, c’est fini;—on m’a indiqué un moyen...
—Ah! quel est ton moyen?
—C’est bien simple, allez, capitaine,—vous ne vous figurez pas comme je souffrais:—c’est-à-dire que les larmes m’en venaient aux yeux.
—Eh bien, qu’as-tu fait?
—Ce n’est presque rien.—On va toujours chercher midi à quatorze heures; j’ai vu des jours où je serais tombé de cheval.
—Mais, enfin, quel est ton moyen?
—Le plus simple du monde, comme je vous dis, capitaine,—presque rien;—moi, j’ai eu froid pendant vingt ans, et, quand on m’a eu donné ce moyen-là, ç’a été fini,—je n’ai plus jamais eu froid aux pieds de ma vie; et, comme je vous dis,—ce qu’il y a de meilleur,—c’est que c’est un moyen aussi simple qu’il est excellent.—Vous n’y avez pas froid comme j’y ai eu froid pendant vingt ans;—et aujourd’hui...
—Eh bien?
—Si vous avez froid aux pieds,—il ne faut pas aller s’ingérer ça ou ça;—le moyen est bien simple... il faut mettre des chaussettes dans vos bottes.
M. Casimir Bonjour,—auteur des Deux Cousins et de la mort de M.
Alexandre Duval, qu’il a forcé d’aller, mourant, voter pour lui à
l’Institut,—n’ose plus se mettre sur les rangs depuis qu’un académicien
lui a dit: «Franchement, mon cher ami, votre candidature n’a plus de
chances:—tous les jours la Gazette des Tribunaux met l’Académie en
garde contre le vol au bonjour.»
Un de mes amis reçoit hier une lettre de son jardinier;—cette
lettre est datée d’une charmante retraite qu’il possède dans le midi de
la France;—le jardinier lui dit:
«Monsieur, voici le printemps,—il va m’arriver comme l’année passée.—Permettez-moi d’aller demeurer à la ferme; il y a dans le jardin des rossignols qui gueulent toute la nuit: il n’y a pas moyen de fermer l’œil.»
Il y a au Musée un portrait du roi Louis-Philippe,—que l’auteur,
M. de Rudder, avait fait de son chef, sans en prévenir personne,—et
d’après d’autres portraits.—M. de Cayeux offrit à l’artiste de lui
obtenir du roi une ou deux séances pour arriver à une plus complète
ressemblance.—Il est facile de voir, à l’aspect du portrait, que M. de
Rudder a ajouté des cheveux blancs—qui ne se mêlent nullement aux
autres.
Un jour que le roi donnait séance à M. de Rudder, il prit envie à Sa Majesté de faire le tour du Musée,—et elle pria M. de Rudder de l’accompagner avec M. de Cayeux, qui se trouvait là.
Pendant qu’on traversait les appartements, M. de Cayeux, qui aime beaucoup les conseils... quand il les donne,—avait pris M. de Rudder à part, et lui avait dit à voix basse: «Il y a une chose dont il faut que je vous avertisse: le roi n’aime pas qu’on soit trop près de lui,—restez un peu en arrière.»
M. de Rudder croit la chose et n’en demande pas davantage.
On arrive dans les galeries;—le roi tourne souvent la tête à droite et à gauche pour parler à M. de Rudder,—mais c’était M. Cayeux qui interceptait les questions et faisait les réponses.
Il faut dire que c’était un manége assez fatigant pour le roi, qui a la fâcheuse habitude de porter deux cravates fort serrées,—dont ses médecins ne peuvent pas obtenir de lui qu’il affranchisse son cou.
Enfin, Sa Majesté, impatientée de ne pas voir M. de Rudder, avec qui elle voulait causer, lui cria d’un peu loin: «Mais, monsieur, je vous en prie, venez à côté de moi!»
M. de Rudder obéit et resta près du roi, avec lequel il causa quelque temps.
Ce jour-là, du reste, une fenêtre tomba avec fracas aux pieds du roi pendant cette promenade.
Cette anecdote sur le roi,—M. de Rudder et M. de Cayeux,—nous amène naturellement au Musée.—Entrons au Musée.
EXPOSITION DU LOUVRE.—Constatons d’abord une chose: c’est que les
expositions du Louvre ont singulièrement l’air de ne plus amuser le
public, et que, excepté moi, je n’ai vu là personne qui fît un peu plus
de cent lieues pour se promener dans les galeries en renversant les
vertèbres du cou d’une façon si douloureuse et si fatigante.
Je ne reparlerai pas des membres du jury, doctores non docti. Deux fois déjà à pareille époque les Guêpes se sont expliquées à leur sujet.
Je vais vous dire ce que j’ai remarqué en me promenant dans les galeries.
D’abord un portrait de la reine;—ce portrait est fait avec soin, par M. Winterhalter.—Je voudrais seulement savoir pourquoi les mains sont aussi bleues,—est-ce le velours qui déteint?
N. B. (Phrase à refaire tout entière: d’un bout, elle est exposée aux estaminets et aux carrés de papier, et de l’autre à M. Hébert,—en effet «d’abord la reine» c’est le ab Jove principium des Latins.—Il est évident que j’ai la pension de mille écus.
Puis à la fin—une critique: les mains sont bleues—les mains de la reine.—M. Lévy ne voudra peut-être pas imprimer cela,—et, s’il l’imprime, M. Hébert, qui me surveille, selon madame ou mademoiselle Pauline,—peut se fâcher.—J’aurai soin, pour les estaminets et les carrés de papier, de parler de quelque bourgeoise ou bien de la cuisinière piquant un fricandeau de M. Chollet, avant de parler de S. M. la reine Amélie.—A l’égard de M. Hébert, j’expliquerai que j’entends parler des mains du tableau.)
Il y a dans ce même salon carré, une grande image ainsi intitulée au livret:
M. VINCHON. 1831. Séance royale pour l’ouverture des Chambres et la proclamation de la Charte constitutionnelle (14 juin 1814).
Maison du Roi.
Qu’est-ce que la peinture historique si elle n’ose pas poétiser un peu les figures? Pourquoi donner à Louis XVIII cet air de suisse d’église?—pourquoi avoir présenté de face un homme d’une grosseur extraordinaire qu’on pouvait dissimuler sans mensonge en changeant sa position? pourquoi faire la lumière de ce blanc pâteux?—la lumière se compose de toutes les couleurs.
En voyant ce tableau, M. Villemain a dit:
—Il faudra donner cinq cents francs à l’auteur.
—Mais, a répondu quelqu’un,—cinq cents francs! le cadre les vaut!
—Aussi est-ce en comptant le cadre, a répondu M. Villemain.
M. Lestang-Parade a à se reprocher une Bethsabée très-décolletée,
dont la peau est couleur gorge de pigeon.
Au-dessus de la Bethsabée est un petit tableau de M.
Wickemberg,—c’est un étang gelé, sur lequel des enfants jouent avec un
traîneau; deux autres enfants apportent des fagots;—c’est d’une vérité
charmante et d’un fini précieux. C’est une comparaison fâcheuse pour les
glaces bleu de ciel de M. Biard.—Il n’y avait pas besoin d’aller en
Laponie,—un baquet de blanchisseuse oublié dans une cour, une nuit de
décembre, donne une glace de cette couleur.—Je ne pense pas qu’il y en
ait ailleurs.
Au-dessous d’un Combat naval de M. Th. Gudin,—toujours dans le salon carré,—sont deux tableaux, grands comme des tabatières, et qui méritent l’attention,—un Fumeur, de M. Meissonnier, et surtout un Lièvre et une Perdrix, de M. Béranger.—Je ne pense pas que la peinture soit jamais allée plus loin comme imitation.
Un monsieur, voulant savoir si c’était peint sur toile, a donné un coup violent de la pointe de son doigt sur le tableau. «Heureusement qu’il est peint sur bois, me disait A. L***, qui était avec moi.—Du reste, ajoutait-il, ce monsieur avait pris un bon moyen de satisfaire sa curiosité,—car, si le tableau avait été sur toile, il l’aurait vu tout de suite; son doigt aurait passé au travers.»
A propos de M. Gudin, sa Barque de pêche danoise est un de ses meilleurs tableaux.
Au-dessus est un tableau de M. Fragonard, ainsi nommé au livret: Femmes chrétiennes livrées aux bêtes féroces dans le Cirque.
Or, il n’y a qu’une femme,—il n’y a qu’une bête, et il n’y a pas de cirque.
La bête est un lion qui, par sa forme et sa pose, ressemble singulièrement aux lions qui servent d’enseigne à beaucoup de marchands de vins.—La femme est renversée, et une des pattes du lion est levée, arrondie, un peu au-dessus d’un des seins nus de la malheureuse chrétienne. Ce sein nu fait tout à fait l’effet de la boule que la tradition place sous la patte des lions d’or et des lions d’argent. M. Fragonard a senti la chose, et, pour éviter l’application, pour empêcher d’appeler son tableau le Lion d’or, il a fait son lion brun.
Deux taureaux appuyés l’un sur l’autre dans une grande prairie.
Ce tableau est une de ces fenêtres que M. Brascassat ouvre de temps en
temps dans les murs du Louvre sur les prairies de Normandie. Son tableau
a une étendue immense dans un cadre de quelques pieds.
Il y a énormément de femmes nues et laides, ce qui constitue la
véritable et la plus haute indécence.—Parmi celles qui ont eu le regret
de se faire peindre habillées, plusieurs ont imaginé une autre
indécence; elles se sont fait peindre entières, vues de dos, sur des
sièges sans dossiers, qui ne permettent de rien perdre des formes
Oudinot (crinoline—cinq ans de durée), que les femmes exagèrent
singulièrement depuis quelques années.—Je prendrai, pour l’exemple le
plus frappant de ce que je dis, le portrait de S. A. I. la
grande-duchesse Hélène Paulowna, peint par M. Court, portrait détestable
du reste, dont la guipure, parfaitement imitée par des procédés connus
des derniers rapins,—excite au musée une assez vive admiration.
Madame. G*** (84) est rouge;—madame G. est jaune;—mademoiselle
R. est violette;—madame *** est grosse comme un muid;—mademoiselle
de R. est orange;—Madame de ***, gris-bleu;—M. R*** est chauve,
etc. Je pense que c’est là ce que veulent faire savoir au public les
diverses personnes qui ont fait mettre leurs portraits au Louvre.
A propos de portraits,—il y a un peintre qui a fait le portrait de
sa femme; sa femme est, dit-on, jolie, et le portrait semble avoir pour
but de le cacher au public;—quelqu’un disait à l’original: «Votre mari
est jaloux, c’est pour cela qu’il vous a faite si laide; ils sont tous
comme cela.—Oui-da, répondit-elle, et à quoi cela les avance-t-il?
UN CHANOINE DE SAINT-DENIS.—Nous venons de voir M. Affre,
archevêque de Paris.—M. Ollivier, ancien curé de Saint-Roch,—puis un
évêque de je ne sais où;—il y a au moins quinze prélats attifés avec
une coquetterie féminine,—des recherches de parures inouïes, des
raffinements d’élégance inimaginables, des dentelles qui font envie aux
femmes.
L’Église est pour le moment assez mondaine; monseigneur de Chartres fait depuis quelque temps des feuilletons dans les journaux.
Madame la comtesse de B*** n’a pas suffisamment compté sur ses
charmes,—elle a fait mettre son écusson dans un coin du tableau.
Ah! mon bon monsieur Lévy,—laissez-moi une fois dire ce que je pense sur cette odieuse galerie de bois.
Quel est le malheureux qui a eu l’idée d’accrocher cette hideuse baraque au flanc d’un monument comme le Louvre? Jamais les peuples barbares n’ont rien imaginé de cette force.—Les Vandales eussent peut-être détruit le Louvre, mais ils ne l’eussent pas ainsi déshonoré.—Ah! diable,—et M. Hébert... à ce que dit madame ou mademoiselle Pauline.
Près de ce portrait blasonné est celui d’une femme vêtue de
noir,—c’est une figure intéressante et un tableau remarquablement
peint.—Il faut lui reprocher un fond d’un bleu dur et uniforme,—comme
le papier de tenture d’un appartement;—mais ce n’est pas, à ce qu’il
paraît, si facile de faire des fonds.
Du vivant de Rubens,—une femme alla le trouver et lui dit:
—Monsieur Rubens—(on l’appelait monsieur), mon fils a d’heureuses dispositions (c’est incroyable combien ont d’heureuses dispositions les enfants dont on est la mère): il faut absolument qu’il travaille auprès de vous.
Rubens, qui n’en voulait à aucun prix, s’excuse sur ses occupations.
—Oh! monsieur Rubens, il ne vous fera pas perdre de temps; au contraire, il vous aidera: il y a un tas de petites choses qu’il fera à votre place, il vous fera vos fonds...
—Ah! parbleu, madame, s’écrie Rubens, il me rendra là un vrai service, car je ne sais pas encore les faire!
—Pardon, la grosse mère qui êtes en face, serrez un peu vos gros
bras contre votre gros corps, vous me cachez trop de ce beau papier qui
sert de fond à votre portrait.
Dans l’épisode du Combat de Trafalgar, de M. Caussé,—on remarque un fragment de mât brisé,—sur lequel quelques matelots sont debout ou assis comme dans des fauteuils.—Je voudrais vous y voir, monsieur Caussé;—je gage que, par une mer un petit peu houleuse, vous ne vous tenez pas sur le bateau du Havre à Honfleur comme vos matelots se tiennent sur leur morceau de mât.—Tenez-vous la gageure?
Mademoiselle Dimier a peint son propre portrait (567), cela m’a
rappelé ce que fit Phryné:—Accusée devant l’aréopage,—elle se
contenta, pour toute réponse, de montrer sa gorge aux juges,—et elle
obtint son acquittement par cette plaidoirie d’un genre tout
particulier, qui n’aurait guère de succès aujourd’hui..., du moins en
audience publique.—Mademoiselle Dimier paraît appeler son visage au
secours de son pinceau; ils sont agréables l’un et l’autre.
Tiens,—deux singes!
Ah! non... pardon; mille pardons.—C’est un ménage vert—dans une forêt.—Cela s’appelle portrait de M. et de madame ***; mais je serai plus discret que le peintre, M. Defer, je ne mettrai pas les initiales;—j’intitulerai l’objet: Portrait du livret du salon, tenu à la main par M***, qui est dans une forêt; c’est du reste ce que cela représente.—Le livret est fort ressemblant.—J’espère que M. et madame*** le sont moins.
M. Lafond a peint nue—une femme grosse de sept mois;—c’est laid.
Je ne sais pourquoi certains carrés de papier ne font pas plus
attention à la manière dont on peint les villes de la conquête d’Alger.
Le jury qui admet ces tableaux ne peut avoir pour but que de dégoûter
les Français de leurs possessions d’Afrique.
Selon M. Frère, Constantine est couleur chocolat à l’eau et Alger couleur chocolat au lait.
Joignez à cela un Combat de M. Guyon, et dites-moi si vous vous sentez envie d’aller être héros là-bas, pour qu’on vous peigne comme cela ici.
Le 4 avril 1840, dit M. Chazal dans le livret,—il se passait dans
le port de Cherbourg un de ces rares et majestueux événements où se
révèle la puissance du génie de l’homme: on lançait à la mer le vaisseau
le Friedland.
Ce qu’il y a de plus remarquable dans ce tableau, c’est une sorte de dressoir où sont figurées les autorités de Cherbourg, et qui ressemble, à s’y méprendre, à l’un des côtés de la boutique d’un pharmacien avec les fioles de diverses couleurs qui y sont rangées sur des tablettes.
Quelques-unes des fleurs de M. Chazal, dans le tableau qui est près du portrait de la reine, dans le salon carré, valent mieux que son tableau du Friedland; cependant je ne les aime guère;—au reste,—je dois dire pour consoler M. Chazal, en lui donnant le moyen de se réfugier dans un grand mépris de mon opinion,—que la plupart des fleurs, même des maîtres en ce genre,—me paraissent un barbouillage de convention.
Il y a cependant au Salon, dans la galerie de bois, un remarquable tableau de fleurs de madame Chantereine:—c’est à peu près la seule fois que j’ai vu aussi bien reproduire l’étoffe des fleurs;—c’est un charmant tableau et un charmant talent.
Disons encore, toujours pour consoler M. Chazal et les autres peintres de fleurs, que j’ai quitté mes pêchers et mes abricotiers en fleurs pour venir voir leurs tableaux, et que cela me rend difficile et un peu de mauvaise humeur.
M. Villiers a peint un bœuf bleu, sous le nº 1847.
M. Raynaud a représenté une famille se réjouissant de la convalescence d’un homme que je déclare mort depuis six semaines;—voir le visage dudit.
614. Tobie et l’Ange.—Sur le livret, on croirait que c’est une
marchande de poisson à laquelle un ange marchande sa denrée.
Au bout de la galerie de pierre, en tournant pour entrer dans la galerie de bois,—je vous recommande une très-drôle de dame jouant du tambour de basque,—et une Cléopâtre de quatorze pieds.
Puisque M. Olivier, évêque d’Évreux et ancien curé de Saint-Roch, a
fait mettre son portrait au Musée,—c’est qu’il n’est pas ennemi de la
publicité;—nous pensons lui être agréable en citant un mot de lui. Au
commencement de l’hiver qui finit, il avait, je ne sais à quel sujet,
fait une gageure avec un de ses vicaires:—l’enjeu était une dinde
truffée;—le vicaire perdit, et ne montra aucun empressement pour
s’acquitter;—en vain M. Ollivier portait au pari des allusions chaque
jour plus directes;—le vicaire paraissait décidé à ne pas
comprendre.—M. Ollivier, poussé à bout, résolut de s’expliquer
clairement et lui dit:
—Ah ça! monsieur le vicaire,—je voudrais bien vous rappeler adroitement que vous me devez une dinde truffée?
—Je le sais bien, monseigneur, dit le vicaire,—et, si je ne me suis pas acquitté plus tôt, c’est que les truffes sont de mauvaise qualité cette année.
—Allons donc, mon cher vicaire!—s’écria M. Ollivier, n’en croyez donc pas un mot: c’est un bruit que les dindons font courir.
Je voudrais voir le Passage d’Honfleur de M. Biard.—J’ai lu dans
tous les journaux qu’une foule compacte stationnait devant le
tableau.—Je n’aurai pas de peine à le reconnaître.—Où est-ce qu’il y a
une foule compacte?—Je ne vois pas de foule compacte:—c’était pourtant
dans les journaux.
Où peut être le tableau de M. Biard?
En attendant, voici celui de M. Decamps, la Sortie de l’école turque;—on m’a dit d’admirer cela;—eh bien! je n’admire pas;—je soupçonne fort les qualités de ce tableau de consister principalement en difficultés plus ou moins vaincues, en adresse, en habileté,—toutes choses qui peuvent intéresser les peintres.—M. Decamps a beau lever les jambes de ses petits bonshommes, il n’en est pas moins vrai qu’ils ne sautent pas,—qu’ils ne courent pas, qu’ils ne jouent pas;—rapprochez de cela cette si spirituelle gravure de vacarme dans l’école que nous avons tant vue sur les boulevards,—rappelez-vous-en la vie et la malice, et vous comprendrez la froideur du tableau de M. Decamps,—pour les qualités probables que j’ai mentionnées plus haut,—je suis tout à fait incapable de les apprécier, et, si elles existent, elles n’en existent pas moins pour cela.
C’est un argument qu’on m’oppose habituellement pour la peinture et pour la musique.—En fait de musique, je n’ai jamais que sonné de la trompe,—et, en dessin, je n’ai jamais fait un nez au profil.—Je réponds que les peintres et les musiciens ne faisant pas de la peinture et de la musique entre eux, et postulant au contraire les suffrages du public, on doit attendre d’eux des ouvrages qui aient un charme qu’on puisse éprouver sans être peintre ou musicien.—Si, pour admirer un tableau de M. Decamps, ou la musique de M. Meyer-Beer, il me faut travailler huit ans au Conservatoire et à l’atelier,—je ne vous cache pas que je me priverai d’un plaisir aussi laborieux.—Heureusement que ces messieurs ont assez souvent le bonheur de n’avoir pas besoin que nous soyons aussi savants. Quand un ignorant comme moi leur adresse un éloge, ils n’élèvent pas de réclamation.—Je ne juge que ce qui est à ma portée,—je laisse toutes réserves pour les arcanes de l’art.
Par exemple, je demanderai à M. Decamps comment il y a tant de poussière sur un sol aussi pierreux,—et pourquoi elle est si lourde.—Il faudrait un escadron de cavalerie pour soulever cette poussière de plomb.
Deux grands dessins de M. Decamps, placés en face de la sortie de l’école, ont des parties remarquables et d’un beau style;—mais pourquoi s’avise-t-il de faire ses chevaux d’après des bas-reliefs et non d’après des chevaux?—Les chevaux de profil, bas sur leurs jambes, à encolure roide des bas-reliefs, sont une impuissance;—si le sculpteur savait leur donner de la vie, du mouvement et de la couleur, je suppose qu’il s’en ferait un vrai plaisir. Pourquoi alors ne pas faire les lions d’après les lions du blason?
M. Chevaudier est auteur d’un tableau qu’il appelle un Ruisseau
dans la campagne de Rome.—L’eau est bleue, les arbres sont
bleus,—l’herbe est bleue,—et l’auteur, voulant mettre un oiseau dans
un coin, a cherché un oiseau bleu et a peint un martin-pêcheur un peu
plus bleu qu’il ne faut.—Le paysage est animé par une bacchante qui se
laisse aller à de singulières exagérations.
Je ne sais plus de qui est une Niobé vert-pomme qui pleure ses
enfants vert-choux.
Mais où est donc la foule compacte qui m’empêche de voir le tableau
de M. Biard? «Voici le tableau,» me dit quelqu’un qui
m’accompagnait;—pour la foule, elle se compose d’un monsieur en
redingote verte qui se presse devant.
J’attends que ce monsieur se soit écoulé, et je me presse à mon tour devant le Passage du Havre à Honfleur; c’est tout simplement une caricature triviale.
Mais voici une chose véritablement intéressante,—et qui vous
laisse longtemps pensif.—Voici un tableau inachevé,—la Vierge et saint
Joseph sont endormis et l’enfant-Dieu lève ses yeux au ciel;—la tête de
la Vierge, pleine d’une angélique suavité, est seule terminée.—Bouchot
est mort sans pouvoir achever son tableau;—on voit encore les lignes
faites à la craie de l’esquisse:—ce qui est fait est d’une grande
beauté.
Trois autres tableaux offrent le même intérêt et une partie des mêmes qualités.
Ceci est un tableau de M. Bidault, de l’Institut,—et l’un des
membres de ce jury d’admission; ou, si vous voulez, de ce jury de
refus—contre lequel on élève un si magnifique concert de malédictions.
Je renvoie encore mes lecteurs pour ce sujet aux volumes qui ont parlé des deux dernières expositions.
Disons seulement que deux tableaux de M. Gudin, qu’il avait oublié de signer, ont été parfaitement refusés.
M. Bidault est, assure-t-on, l’un des plus grands refuseurs du jury;—c’est donc à lui un louable courage d’exposer ainsi son tableau au jugement de ses victimes.
J’aurais voulu voir plus de monde devant un tableau aussi curieux.—Les peintres refusés devraient au moins étudier, dans une contemplation assidue de l’œuvre de M. Bidault, quelles beautés il faut chercher, quels défauts il faut fuir pour mériter l’indulgence du jury. Voici le sujet du tableau 137:—Vue de Mycènes et d’une partie de la ville d’Argos.
«Le site que le peintre a voulu représenter est celui qui se trouve indiqué dans les premiers vers de l’Electre de Sophocle. Oreste, son gouverneur et Pylade, tous trois partis de la Phocide, arrivent à Mycènes, et le gouverneur indique à Oreste les temples et les principaux monuments qui composent cette ville. Pendant un dialogue entre ces deux héros, Pylade est occupé à cacher dans les broussailles le vase d’airain qui est censé renfermer les cendres d’Oreste.»
Je crois devoir, de l’étude que j’ai faite du tableau en question, pouvoir tirer une poétique à l’usage des jeunes peintres. Homère n’a pas fait ses poëmes d’après les règles d’Aristote,—comme il serait facile de le démontrer.—C’est, au contraire, Aristote qui a fait sa poétique d’après l’Iliade et l’Odyssée.—Voici le résumé de mon travail:
Voulez-vous peindre Mycènes?—Beaucoup croiraient travailler d’après nature et suivraient tout pensifs le chemin de Mycènes.—C’est une voie parfaitement fausse.—M. Bidault peint d’après des vers de Sophocle.—Il veut représenter Mycènes,—il place dans son tableau la Madeleine, la Chambre des députés, l’Hôtel-Dieu,—l’église Notre-Dame-de-Lorette et cinq ou six bornes-fontaines.—Si Mycènes n’est pas comme cela, tant pis pour Mycènes,—C’est elle qui a tort.
Pour l’eau,—vous croyez peut-être devoir lui donner de la transparence et de la limpidité?—Autre erreur, ce serait alors comme de l’eau véritable.—Quoi de plus commun que de l’eau?—Si vous faites de l’eau semblable à la vraie eau, j’aime mieux regarder couler l’eau de la Seine que de regarder votre tableau.
Pour les personnages,—il est bon d’attacher quelquefois un bras à l’oreille pour mettre un peu de variété dans les bras attachés à l’épaule, ce qui est du dernier commun. (Voir le gouverneur.)
Il est des parties du corps humain qu’on est convenu de dérober aux yeux,—et que beaucoup de peintres représentent cependant comme tout le reste.—Vous comprenez, dans un personnage, vu de dos, tout ce qu’on évite d’inconvenant en lui faisant partir les jambes du milieu des reins. (Voir le personnage, en char, dans le fond, traînant, avec un cheval de bois, un petit canon de cuivre comme en font les enfants.)
Vous trouverez un nouvel exemple de la variété qu’il est bon de mettre dans les bras dans Pylade, qui cache le vase d’airain;—vous tâchez sans cesse de donner à vos personnages des bras de longueur égale,—eh bien! cela n’est pas vrai; il y a beaucoup de gens qui ont des bras inégaux.
J’ai entendu dire,—par un mauvais plaisant, que le vase d’airain était une casserole de cuivre; par un autre, que Pylade cueille une citrouille sur un olivier; ces critiques n’ont aucun sens,—attendu que le livret dit positivement que c’est un vase d’airain que Pylade cache dans des broussailles;—si c’était une casserole, il ne coûtait pas plus à M. Bidault de mettre au livret que c’était une casserole;—également, si c’était une citrouille, rien ne l’empêchait de mettre une citrouille; il est donc évident que c’est un vase d’airain.
Je désire que ces quelques conseils puissent servir aux jeunes peintres.
Il y a une impression que d’autres ont dû ressentir comme moi;—en
tout cas la voici:
L’autre jour, je vis ouverte la partie de la galerie, séparée par un rideau, qui ne renferme que des tableaux des maîtres anciens;—j’y entrai et je sentis à l’instant même un grand calme dans tous mes sens.
Dans les galeries que je venais de quitter,—c’était à l’œil une confusion presque bruyante; la lumière, divisée violemment entre les tableaux qui se disputaient les rayons, s’éparpillait en tons durs et heurtés;—il semblait qu’elle fût mise au pillage,—et que toutes ces images, comme une peuplade d’Esquimaux, s’arrachassent les lambeaux de lumière, les rouges et les bleus les plus féroces.—C’était un charivari de couleurs,—un tintamarre de tons crus et hostiles.
Mais tout à coup succéda une harmonie calme et paisible; il semblait qu’on passât d’un cabaret en tumulte dans un salon de bonne compagnie.
J’y restai quelque temps pour me reposer, et je pris la fuite.
Qu’ai-je encore vu?—un turban dans une baignoire, par M.
Court,—un paysage vrai, mais un peu commun, de M. Flers;—de bien jolis
enfants de madame Boulanger;—un beau tableau par Troyon;—des marines
très-estimables de M. Gilbert de Brest;—un gué de M. Loubon, vrai et
d’une bonne couleur;—un joli tableau de mademoiselle Colin;—beaucoup
d’ânes dont quelques-uns semblent peints par eux-mêmes, comme les
Français de M. Curmer;—des bonshommes en fer-blanc par M. Hesse.
J’ai déjà parlé, il y a un an, de cette question des sucres qui
cause aujourd’hui tant de rumeur;—je ne la mentionne aujourd’hui que
parce qu’elle me rappelle une caricature faite sous l’Empire, à l’époque
où Napoléon voulait absolument du sucre de n’importe quoi.
On voyait le petit roi de Rome—faisant une grimace horrible à une betterave qu’il tenait à la main,—sa nourrice lui disait: «Mange donc, petit, ton papa dit que c’est du sucre.»
M*** est un homme économe qui se défie des tailleurs—achète son
drap lui-même et donne ses habits à façon. Dernièrement, il demande
son tailleur,—qui prend mesure en tous sens et lui déclare qu’il n’y a
pas moyen de lui faire une redingote avec le coupon d’étoffe qu’il a
acheté. Il le chasse ignominieusement et en demande un autre.—Celui-ci
arrive, prend l’étoffe et promet l’habit pour dans deux jours.
—Apportez la note.
—Volontiers.
Le troisième jour, le tailleur arrive avec l’habit, qui est bien fait et d’une ampleur suffisante.
—Et la note?
—Ah! mon Dieu, je l’ai oubliée;—je l’avais mise sur l’établi avec mes gants, j’ai laissé les gants et la note.
On sonne. Un domestique arrive et dit:
—C’est le fils du tailleur.
Celui-ci se trouble.
—Que veut-il? demande M. M***.
—Il demande son père.
—Faites-le entrer.
Le tailleur s’oppose à ce qu’on fasse entrer son fils:
—Sans doute, c’est la note qu’il m’apporte.
—Eh bien! qu’il entre.
—Le tailleur se trouble de plus en plus,—surtout quand entre le gamin orné d’une veste d’un drap tout à fait pareil à celui de la redingote.
—Que viens-tu faire, brigand?
—C’est maman qui m’a envoyé à cause de la note.
—Donne et sauve-toi.
Mais, pendant ce temps, M. M*** tient l’enfant par la veste et s’assure de l’identité du drap.
—Oh ça! maître,—comment se fait-il que mon autre tailleur n’ait pas pu me faire une redingote—quand, vous, vous m’avez fait une redingote et une veste à votre fils.
—Monsieur,—dit le tailleur, qui a repris tout son sang-froid,—c’est qu’il a probablement un fils plus grand que le mien.
Voici ce qu’on lit dans un journal:
Au recto.
«Le nouveau drame de M. Alexandre Dumas, Lorenzino, qui a été représenté hier au Théâtre-Français, est une de ces compositions romantiques qui n’ont aucune chance de durée. C’est une véritable chute, et cependant, M. Alexandre Dumas aurait recueilli tous les traits de génie qui caractérisent la nouvelle école: duel, enterrement, procession de religieuses, confession, absolution, empoisonnement, guet-apens et assassinat.
«On s’étonne à bon droit que les comédiens français, dont le répertoire se compose de tant de chefs-d’œuvre, consentent encore à jouer le drame romantique, qui n’est plus maintenant qu’une vieillerie. Les meilleurs acteurs perdent leur talent en jouant ces pièces, dont le style trivial ne peut prêter qu’au ridicule et à l’ennui. Nous reviendrons sur ce drame, si l’on prétend l’IMPOSER encore au public.»
Au verso:
«Lorenzino, drame nouveau de M. Alexandre Dumas, a produit le PLUS GRAND EFFET avant-hier soir au Théâtre-Français. Ce soir, on donne la deuxième représentation de ce BEL OUVRAGE. Il sera précédé des Rivaux d’eux-mêmes.»
Il existe à Rouen—un homme appelé Lebarbier—qui vend du beau
temps;—on a jusqu’ici vendu bien des choses; mais c’est, je crois, la
première fois qu’on imagine de vendre du soleil.—Il répand des
prospectus—dont je donne un à copier à MM. les imprimeurs.
PIERRE-LOUIS LEBARBIER,
FRANÇAIS,
DOMINATMOSPHÉRISATEUR,
DOMINATURALISATEUR,
Rue aux Ours, nº 32, à Rouen.
Souscription par chaque Boutique à la Foire, Étalagistes, Débitants, Aubergistes, à l’effet d’obtenir du beau temps la veille, le jour de Fête donnée par un Particulier, jour de Noce,
Cette Souscription sera payée d’avance dans les mains dudit sieur LEBARBIER, à son domicile précité, sauf par lui de la rendre, dans le cas contraire.
| IL FAUT AU MOINS CINQUANTE SOUSCRIPTEURS. | ||||
| IL Y A UN DIXIÈME POUR LES PAUVRES. | ||||
| La veille de la Foire | » | fr. | 75 | c. |
| Le jour de la Foire | 1 | » | ||
| Jours suivants | » | 50 | ||
| Jour de marché | » | 50 | ||
| Jour de Fête donnée par un Particulier, ou jour de Noce | 10 | » | ||
| Entretien ou conférence sur une infinité d’objets d’intérêt particulier ou public, par quart d’heure | » | 75 | ||
| Réponse et moyens écrits, la page | 5 | » | ||
Le même Louis Lebarbier—donne des séances de moralisation;—le prospectus de ces séances contient une particularité que je recommande aux donneurs de concerts, etc.
«En attendant la séance, les hommes sont servis d’un verre de cognac, et les dames d’un verre de bavaroise.»
M. Listz est un homme de talent;—mais lui, qui, en France, était
devenu Français,—qui a reçu à Paris une si grande hospitalité, qui se
disait avec orgueil le frère de tous nos grands hommes, quels qu’ils
fussent,—devrait démentir, dans les journaux où il fait dire tant de
choses,—le bruit qu’on répand—qu’il chante dans des banquets, en
Allemagne, des chansons où les Français sont traités un peu plus mal que
des chiens.
Les lecteurs des Guêpes savent, du reste, ce que je pense, pour ma part, de ces chansons dites patriotiques, sur quelque air et dans quelque pays qu’on les chante.
Un écrivain a épousé une Anglaise;—il y a, dans le contrat de
mariage, une clause qui dit que les enfants naîtront
Anglais.—Quelqu’un, prenant singulièrement à la lettre—cette
formule,—disait:
—Ah ça, c’est bien embarrassant d’aller comme cela faire ses enfants en Angleterre.
—Surtout pour M***, répondit-on, qui n’en peut faire en France.
Au dernier bal donné par madame la duchesse de M.,
—M. de B.—s’est laissé aller, après le souper, aux danses les plus hasardées.—Rien, du reste, de si imminent que l’invasion dans la haute société, des danses bizarres,—telles que le cancan,—la béquillade,—la chaloupe, etc.
On lisait dernièrement dans les journaux l’horrible phrase que
voici:
«NANTES, mars.—Près de cent idiots ou aliénés non furieux vont être, d’ici à quelques jours, expulsés de l’hospice de Saint-Jacques, par suite de l’insuffisance de l’allocation faite par le conseil général pour cet exercice;—tous ces malheureux vont errer dans la ville, sans asile et sans pain.»
Je serais assez d’avis qu’on profitât de ce que l’hôpital est libre pour y renfermer ledit conseil général.
Plusieurs personnes m’ont écrit que j’avais inventé M. Dubignac; M.
Dubignac m’a fait l’honneur de venir me voir en personne:—c’est un
homme un peu âgé, mais parfaitement conservé.—Il a bien voulu m’offrir
quelques-uns de ses ouvrages,—en remercîment, m’a-t-il dit, de la
mention équitable que j’ai faite de lui.—M. Dubignac paraît décidé à ne
pas faire de visites à messieurs de l’Académie: je ne sais si je puis me
flatter d’avoir ébranlé sa résolution.—Je veux faire partager à mes
lecteurs, par quelques citations prises ça et là, le plaisir que m’a
procuré le présent de M. Dubignac.
Dont les nobles cendres nous fêtons et respectons,
Qui fut la source de plusieurs autres;
Par les perfides conseils des uns et des autres;
Mais si des grandes fautes il fit et commit,
Que de belles actions, toutes nobles, ne fit-il aussi;
...Du grand Napoléon la vraie gloire,
Par son grand génie et ses victoires,
Dubignac, par reconnaissance,
Vertu très-rare, quoique bien aimable.
Qui n’est pour lui que jouissance,
De ses vers lui fait hommage,
Pour, en 1811, l’avoir nommé,
A Cosne, comme receveur particulier...
Une vieille femme est traduite en police correctionnelle sous
prévention de mendicité;—on fait une perquisition à son domicile,—on
trouve dix-huit cents francs dans sa paillasse.
Les mendiants ont pris depuis quelques années, s’il faut en croire les journaux, l’habitude d’avoir dix-huit cents francs dans leur paillasse.
Les journaux sont dans un abattement profond,—l’ordre de choses
actuel se consolide;—tous les arrivés tirent chacun sa PETITE
ÉCHELLE.—C’est en vain que ceux qui voulaient monter après eux
s’efforcent de les retenir. Les gens arrivés maintenant—auront
probablement à passer par toutes les phases qu’ont franchies les castes
qui ont disparu en juillet 1830. Ils agissent à découvert;—ils avouent
par leurs actes que leur patriotisme était de l’envie,—et que ce qu’ils
ont renversé, ils n’ont jamais voulu le détruire, mais s’en emparer.
D’autre part, comme ceux qui les attaquent feraient juste les mêmes
choses,—nous n’y perdons et nous n’y gagnons rien;—seulement il se
glisse dans les esprits une grande indifférence politique.—Les têtes,
comme le thermomètre, ont baissé en France de dix degrés.
Voici la copie authentique d’un certificat délivré à un domestique:
«Je soussigné, doyen des colonels, des chevaliers de Saint-Louis et des gentilshommes domiciliés dans l’arrondissement communal du***, électeur du département de la Seine-Inférieure, otage et volontaire royal, ancien commissaire de la noblesse aux états de Bretagne et en d’autres assemblées légalement délibérantes, associé de plusieurs Académies royales d’histoire, sciences et belles-lettres, commissaire de l’association paternelle des chevaliers de Saint-Louis et du mérite militaire pour le canton municipal de***, certifie que Pierre*** m’a toujours servi fidèlement et avec zèle, en foi de tout quoi j’ai délivré le présent avec apposition de l’empreinte du cachet de mes armes.
»Fait ce..., au château de***, commune dont feu mon père, aussi officier supérieur et chevalier de Saint-Louis, était, par longue dépendance et succession patrimoniale, seigneur paroissial et haut justicier au 4 août 1789, et dont je suis depuis plusieurs années doyen du conseil municipal, n’en ayant point accepté la mairie, que les règlements ne rendaient pas compatible avec ma place de chef d’une légion nationale par laquelle j’ai longtemps exercé un commandement à la fois régulier, paternel et fraternel, supprimé par les dernières ordonnances relatives à ce corps ou à cette arme.
»Le vicomte T. de R.»
En ce moment où les nouvelles routes et les tracés de chemins de
fer entraînent de nombreuses expropriations,—il est assez curieux
d’entendre les doléances des propriétaires dont les terrains sont
écornés.
Voici quelques-uns de ces cris, partant de l’âme, que j’ai recueillis:
Un propriétaire auquel on prend trois pommiers parfaitement payés sur estimation légale:
«Ah! monsieur, vous prenez ces trois-là;—mais, monsieur, il n’y a pas de pommiers comme ceux-là pour faire le bonheur d’une famille. Le cidre qu’ils donnent est parfait; je n’ai acheté tout le verger que pour ces trois pommiers.»
Un autre auquel on prend sa haie—(toujours en payant):
«Il peut bien prendre tout,—ça m’est bien égal.—Qu’est-ce que c’est qu’un champ qui n’a pas de haie?—j’aime mieux ne rien avoir.»
Un autre auquel on achète la moitié d’un champ:
«Quelle terre je vous abandonne!—l’année dernière j’y ai récolté des pommes de terre grosses comme les deux poings;—dans la moitié qui me reste, il n’y a que de la pierraille.»
A entendre les propriétaires, on croirait qu’il n’y avait de fertilité dans le pays que précisément sur une longueur de huit mètres et sur une largeur de douze cents, et que tout le reste n’est que landes et steppes.
«Il s’est agité devant la chambre des requêtes une question d’une
haute gravité pour le commerce de France.
«On sait avec quelle avidité le commerce étranger contrefait les objets de notre fabrication, emprunte les marques, le nom des maisons les plus renommées de France dans les différents genres d’industrie.
»Quelques-uns de nos négociants ont pensé que le seul moyen de neutraliser les funestes effets de cette déloyale rivalité était d’user de représailles envers le commerce étranger.
»C’est ainsi que la maison Guélaud, de Paris, avait vendu en France un article recherché de parfumerie, sous l’adresse de la maison Rewland, de Londres.
»Cette dernière maison s’adressa aux tribunaux français pour obtenir des dommages-intérêts, qui lui furent accordés, par arrêt de la Cour de Paris du 30 novembre 1840.
»Sur le pourvoi formé contre cet arrêt s’élevait la question, fort importante, de savoir si les fabricants étrangers peuvent poursuivre en France la contrefaçon de leur marque ou de leur nom.
»La Cour, sur la plaidoirie de Me Ledru-Rollin, au rapport de M. le conseiller Hervé, et sur les conclusions de M. l’avocat général Delangle, a admis le pourvoi.
»C’est un succès pour le commerce français.»
Je trouve le succès assez joli.—Les succès de ce genre sont prévus par les codes de tous les pays.
Mai 1842.
Le roi Louis-Philippe et le jardinier de Monceaux.—Un concurrent à M. Émile Marco de Saint-Hilaire.—Propos légers d’une Dame.—M. de Lamartine au château.—M. Aimé Martin et la reine d’Espagne.—Le sucre.—Les rues de Paris.—Les morts d’avril.—M. Boursault.—Le duc de Joinville.—Un costume complet.—M. Lacave-Laplagne et M. Royer-Collard.—Un bon livre.—Dialogue de M. d’Arlincourt.—Un vicaire général et un curé.—M. Surgis.—Éloge d’un tailleur.—M. Nodier et M. Flourens.—Les eaux.—M. Perlet.—M. Romieu et le Cid.—Un triomphe de M. de Balzac.—M. Roger de Beauvoir au contrôle des Folies-Dramatiques.—Un bruit sur M. Hugo.—De M. Delecluse.—Comme quoi il est brouillé avec la nature.—Un souvenir historique.—Opinion d’un journaliste de 1780 sur les fortifications de Paris.—Encore le droit de visite.—Une nouvelle muse.—Bévue d’une Académie.—Un homme qui a de l’huile à vendre.—Le premier mai.
On dit que le roi va vendre son jardin de Monceaux,—et qu’on y bâtira un nouveau quartier;—des maisons vont remplacer les arbres séculaires, et des rues pavées les belles pelouses du jardin dirigé par Schœne.—Je ne sais pourquoi cela m’attriste:—j’y suis allé plusieurs fois dans ma première jeunesse,—en mon avril,—comme disaient les vieux poëtes,—et je me rappelle les pensées et les rêves que j’ai portés dans les silencieuses allées de ce pauvre jardin;—il me semble que ces souvenirs, ces rêveries,—ces méditations—vont être, avec les chênes et les acacias,—débités en rondins et en fagots, et vendus au stère et à la voie.
J’ai prononcé le nom de Schœne,—je vais vous parler un peu de lui:—c’est un caractère remarquable,—un philosophe pratique,—un homme simple, bon et fier;—vous le connaîtrez mieux par deux ou trois petites anecdotes que par les phrases que je pourrais vous faire.
Schœne se lève le matin, revêt une veste de la plus grossière étoffe qui n’a pas changé de mode depuis vingt ans,—et allume sa pipe;—cette pipe ne s’éteint que le soir lorsque Schœne s’endort.
Il travaille avec ses garçons jardiniers, et réserve pour lui les travaux les plus durs, et ceux que l’on donne d’ordinaire au plus ignorant de ses ouvriers.
Un jour, le roi, visitant Monceaux, lui dit:
—Ah ça! Schœne, quel diable de tabac fumez-vous? les serres en sont infectées, c’est ce qui fait que la reine n’ose pas y entrer.
—C’est vrai, sire, répondit Schœne, mais cela ne peut pas être autrement,—tout le monde sait que les plantes de serres sont exposées à un ennemi dangereux, qui est le puceron vert;—le seul moyen de les écarter est la fumée du tabac;—or, comme j’aime que mes plantes soient propres et non pas mangées par les pucerons,—je dois faire, dans les serres, des fumigations de tabac;—comme d’autre part j’aime beaucoup à fumer, je fais passer cette fumée par ma bouche,—les plantes ne s’en trouvent pas plus mal, et moi je m’en trouve mieux;—si cependant Votre Majesté ne veut pas que je fume dans son domaine de Monceaux, j’irai tous les jours fumer dehors, mais cela doublera ma dépense en tabac.
Le roi lui dit:
—Fumez où vous voudrez.
Un autre jour, un chien, ordinairement d’assez mauvais caractère,
brisa sa chaîne et vint auprès de la reine, dont il lécha les
souliers.—Le roi dit à Schœne:
—Votre chien est bien doux pour la reine.
—Oui, sire, répondit le jardinier, qui est Allemand et parle assez difficilement français; oui, il a des dispositions à la servilitude.
Le roi donna l’ordre de construire un énorme manége; l’architecte
choisit pour cette construction précisément la partie du jardin où
Schœne mettait sa magnifique collection d’œillets allemands et ses
plantes de terre de bruyère, ses rhododendrums, ses magnalia, kalmia,
azalea.
(A propos, on n’a pas encore trouvé l’azalea grimpant de M. de Balzac.)
On vint dire à Schœne,—de la part du roi,—d’arracher toutes ses plantes de terre de bruyère, de les placer ailleurs et d’en avoir le plus grand soin.
—Dites de ma part au roi, répondit Schœne indigné, que les soins que je prendrai ne me fatigueront pas; j’arracherai tout,—et je f..... tout par-dessus le mur, dans la rue.—Dites encore au roi—que je veux partir et qu’il me fasse mon compte.
Depuis ce temps on n’a jamais revu à Monceaux d’œillets ni de plantes de terre de bruyère;—c’est une singularité que bien des promeneurs ont sans doute remarquée sans en deviner la raison.
Je ne sais si on rendit bien fidèlement au roi la réponse de Schœne; mais j’ignore si le roi répliqua.
Toujours est-il qu’à quelque temps de là le roi alla voir le manége qu’il avait fait faire.
Schœne, qui n’était pas consolé du sort de ses plantes, aperçut le roi et se sauva d’un autre côté. Le roi s’en aperçut et l’appela; mais Schœne feignit d’être fort occupé et ne répondit pas.—Le roi appela une seconde fois sans plus de succès; à la troisième il appela si fort, qu’il n’y avait pas moyen de ne pas entendre.—D’ailleurs Schœne était attendri de cette persévérance.—Il se retourna et dit brusquement:
—Qu’est-ce que vous me voulez, sire?
Le roi, qui n’ignorait pas la cause de sa mauvaise humeur,—voulut essayer de l’adoucir et lui dit:
—Ah ça! qu’est-ce qu’ils m’ont fait là? On dirait une église du temps de Louis XIII;—ce n’est pas ce que j’avais demandé.
—Si vous ne l’aviez pas ordonné, dit Schœne, on ne l’aurait pas fait.—Votre Majesté a perdu Monceaux avec cette affreuse baraque; elle en est bien le maître.
(Que dirait donc Schœne, bon Dieu! s’il voyait la galerie de bois pendue et accrochée comme un garde-manger de bonne femme, contre une galerie du Louvre?)
Cette fois cependant on causa et on se raccommoda. Lorsque Louis-Philippe était encore duc d’Orléans, longtemps avant les anecdotes que je viens de vous raconter, on avait beaucoup tourmenté Schœne pour qu’il portât la livrée du prince;—il refusa positivement.—Quand le duc d’Orléans fut roi de France,—un jour qu’il se promenait à Monceaux, il dit à Schœne:
—Schœne, vous n’avez pas voulu porter la livrée du duc d’Orléans, porterez-vous celle du roi des Français?
—Pas davantage, sire, je ne suis pas domestique, je suis jardinier;—vous seriez empereur, que ce serait la même chose:—j’aime mieux m’en aller.
Le roi rend justice à Schœne et l’aime beaucoup;—il a défendu qu’on lui fît jamais aucune plainte contre son favori.
J’avertis—M. E. Marco—de Saint-Hilaire—qu’il y a dans la commune
que j’habite un pêcheur qui lui fait une assez sérieuse
concurrence.—Voici un souvenir intime de l’Empire—qu’il m’a conté
l’autre jour, et qui ne le cède en rien à ceux de l’ancien page du
palais:
—Eh bien, maître Vincent, lui dis-je, avons-nous quelque chose ce matin?
—Un peu de bouquet, me dit-il.
—Le vendez-vous bien?
—Mais, oui;—deux sous chaque.
—J’en ai vendu plus cher que ça.—C’était du temps de l’empereur;—je revenais de mon parc,—et l’empereur montait voir les phares avec toute l’armée et plusieurs officiers.
Comme je passais près de lui avec mes lanets et mes candelettes sur une épaule et une manne de bouquets sur l’autre,—quelques généraux s’arrêtèrent pour voir ce que je portais; l’empereur revint au galop pour voir ce que regardaient ses maréchaux.
—S.... n.. de D....—me dit-il,—qu’est-ce que tu portes là?
—Votre Majesté,—que je lui répondis—en ôtant mon chapeau,—c’est du bouquet que par le Nord ils appellent selicoque.
—S.... n.. de D...,—répliqua l’empereur;—voilà de beau bouquet,—porte-le à mon hôtel.
Il remit son cheval au galop et alla voir les phares.
Moi, j’allai le soir à l’hôtel,—où l’empereur me fit donner quatre sous pour chaque bouquet, avec beaucoup de viande.
Le S.... n.. de D...,—que prête maître Vincent à l’empereur,—sera
peut-être révoqué en doute par M. Émile Marco. Je lui avouerai—que ce
pourrait bien être un agrément qu’ajoutent volontiers au récit les gens
de la localité.
Il y a un jardinier que je vais voir quelquefois et qui a de fort belles plantes; dernièrement,—je lui marchandais un delphinium azureum:
—Il est fort beau,—disais-je.
—J’en avais deux pareils,—répondit-il,—mais madame *** (je ne mets pas le nom, qui est fort connu), madame *** est venue l’autre jour, et m’a dit:
—Ah, sacredieu!—il faut que vous me vendiez un de vos delphiniums.
Chapelain était, sous Louis XIV,