Les guêpes — séries 3 & 4
«Monsieur,
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
»J’eus l’honneur d’accepter a proposition faite par vous d’une expérience solennelle.
»J’attendais avec patience les circonstances favorables. (C’est-à-dire la mort d’un grand personnage. La pensée est un peu féroce, monsieur Gannal.)
»Je croyais que le temps et l’occasion seuls avaient manqué; mais la décision prise au sujet des restes du prince royal, indépendamment des sentiments douloureux que sa perte m’inspire, comme à tout le monde,—m’a amené à penser très-sérieusement que sa volonté exprimée dès longtemps ne peut avoir dicté la décision prise; J’AI LA PREUVE CONTRAIRE ENTRE LES MAINS.»
(Voici donc arrivée une de ces circonstances favorables que M.
Gannal attendait avec patience.—Le duc d’Orléans meurt,—M. Gannal
s’en afflige comme tout le monde, mais il espère avoir la
consolation de l’embaumer. M Gannal n’est pas comme cette mère éperdue
qui ne veut pas être consolée:—noluit consolari;—ce qu’il demande,
au contraire, c’est d’être consolé.
On ne prend aucun souci de consoler M. Gannal,—on ne le charge pas de l’embaumement du prince.—M. Gannal fait entendre ses gémissements,—il donne à penser que le prince royal lui avait promis de se faire embaumer par lui.
M. Gannal avait déjà demandé la consolation d’embaumer l’empereur Napoléon.—Il lui a été refusé également d’enregistrer cette consolation sur ses livres en partie double. M. Gannal alors jette son gant dans l’arène,—il adresse à M. Pasquier un superbe défi.)
»Pour arriver à un résultat comparatif et certain, voici comment je pense que devront être faites les expériences, en présence de MM. Ribes, Cornac et Gimelle, que je choisis pour mes juges, et trois autres docteurs que vous choisirez à votre volonté.
»Je ferai un embaumement sans autopsie, et un second embaumement après une autopsie, en tout semblable à celle pratiquée sur le corps de M. le maréchal Moncey. Vous, monsieur le docteur, vous pratiquerez un embaumement en tout point semblable à celui que vous venez de faire pour le corps du malheureux prince dont toute la France déplore la perte. Je m’en rapporte entièrement à votre bonne foi sur l’identité des deux opérations.
»Les trois corps ainsi embaumés et déposés dans trois cercueils seront mis sous la surveillance de M. l’intendant des Invalides, et la clef de la pièce où ils seront placés sera confiée à la garde de M. le lieutenant général baron Petit; tous les mois les commissaires voudront bien vérifier les corps et constater l’état de leur conservation.
GANNAL, rue de Seine.»
(Cette fois on n’attendra pas une occasion favorable.—On prendra
trois corps—au jour dit;—où les prendra-t-on?—c’est peu
important.—M. Gannal ne s’arrête pas à ces menus détails; il nomme de
son autorité privée le gouverneur des Invalides et M. le général Petit à
d’étranges fonctions.—Il se réserve également de désigner les sujets à
embaumer, et j’aime à croire que son choix tombera sur des
morts.—Remarquons la petite phrase chevillée de mauvaise grâce, dont
toute la France déplore la perte.—Il est évident que M. Gannal
déplore cette perte comme tout le monde, ainsi qu’il nous l’a déjà
dit,—mais qu’il déplore bien plus encore la perte de
l’embaumement,—et cela non plus comme tout le monde,—mais d’une façon
tout à fait spéciale,—puisque c’était la seule consolation qu’il pût
recevoir.—Qu’arrive-t-il, cependant? M. Pasquier ne vient pas sur le
terrain,—et M. Gannal lui écrit une autre lettre.—Passons à l’autre
lettre.)
Le commencement de la lettre est d’un style virulent,—c’est
pourquoi nous ne le transcrirons pas ici;—on connaît les aménités des
savants.—Molière nous en a donné un type indélébile dans Trissotin et
Vadius.
«Vous m’appelez charlatan,—dit M. Gannal,—eh bien! vous en êtes un autre.»
(M. Gannal passe ensuite à l’examen de sa vie entière, il cite ses travaux.)
«J’ai perfectionné la fabrication de la colle.
«J’ai fait un travail sur la conservation des viandes alimentaires.»
(Les Guêpes se sont déjà expliquées et sur l’embaumement en général, et en particulier sur l’embaumement des côtelettes de mouton—et les momifications des gigots entamés;—elles ont surtout insisté sur le danger d’une conclusion fâcheuse.—Si on se met ainsi à tout embaumer et à tout conserver,—il deviendra inévitable de manger de temps en temps des côtelettes d’homme.—Le moindre malheur qui pourra arriver sera de se nourrir de biftecks centenaires.—Un cuisinier de ce temps-ci fera tranquillement un rosbif—qu’il lèguera à sa troisième génération;—tout ceci est inquiétant.)
«Pourtant l’embaumement, c’est votre père, votre femme, votre enfant, que vous voulez voir encore, que vous désirez embrasser sans effroi.»
(Vous me faites peur, monsieur Gannal.)
«M. Double était médecin du duc de Choiseul;—je n’ai point embaumé
le duc de Choiseul, mais j’ai embaumé M. Double.»
(Entendez-vous bien, monsieur Pasquier, l’apologue me semble clair.—M. Double a empêché M. Gannal d’embaumer le duc de Choiseul; qu’a fait M. Gannal? il a embaumé M. Double.)
Vous avez empêché M. Gannal d’embaumer le duc d’Orléans;—eh bien!—M. Gannal vous embaumera;—cela vous apprendra.—Oui, il faut que M. Gannal embaume,—si ce n’est toi, c’est donc ton frère.
Vous serez embaumé, monsieur Pasquier, vous serez embaumé par M.
Gannal: évitez-le,—sortez armé et accompagné.—Si M. Gannal vous
rencontre un soir—au coin d’une rue,—votre affaire est faite,—il vous
embaume,—et le lendemain il vous dira que vous êtes venu au monde comme
cela.
Vous avez raison, monsieur Gannal,—embaumez-moi un peu M. Pasquier—et gardez-le dans votre cabinet, comme vous le dites dans votre lettre,—avec les autres sujets qui depuis tant d’années en font l’ornement et peut-être l’ameublement,—cela apprendra aux autres à se conduire;—erudimini.
Ici—une légère annonce.
«L’embaumement est une affaire de sentiment, de famille, une quasi-cérémonie religieuse: c’est du moins ainsi que je l’ai compris, et c’est aussi par cette raison que je le fais, comme vous dites, à vil prix. Oui, monsieur, zéro est mon minimum, deux mille francs mon maximum, et je suis aux ordres des familles; c’est aux familles à me demander le travail qu’elles désirent, toujours heureux d’exécuter leur volonté.»
(Combien vends-tu ton baume?—Je ne le vends pas, je le donne:—approchez, faites-vous servir.) M. Gannal revient à M. Pasquier.
«Je sais que vous avez un titre, un diplôme terrible, qui vous
confère le droit de vie et de mort sur vos semblables, qui vous permet
de tailler, de rogner cette chétive espèce humaine; vous avez le droit
de mutiler votre semblable et de lui faire payer la mutilation.—C’est
bien.—Ce droit est absolu sur les vivants; mais sur les
morts?—Halte-là, monsieur; pour les vivants, je les abandonne à leur
malheureux sort; mais quant aux morts, je les réclame comme ma
propriété exclusive.»
(Ainsi nous voilà nous, le pauvre monde, partagés entre M. Pasquier et M. Gannal:—les vivants à M. Pasquier, les morts à M. Gannal.—M. Gannal abandonne généreusement les vivants à M. Pasquier; il s’en rapporte à lui du soin de lui faire des morts.
M. Gannal est le roi des morts!)
M. Gannal passe ensuite à l’examen de l’embaumement, dont la
consolation (maximum deux mille francs) lui a été refusée. Il fait
quelques questions à M. Pasquier.
«Où avez-vous pris le natrum pour saponifier la graisse?»
(Ah! oui, où M. Pasquier a-t-il pris le natrum? Voilà ce que nous voudrions savoir,—l’a-t-il acheté, l’a-t-il volé?—où l’a-t-il pris?—qu’il nous dise un peu où il a pris le natrum.)
«—Où avez-vous été chercher l’huile de cèdre, qui devenait un
objet aussi indispensable que le soleil d’Égypte?—Le natrum, vous
l’avez remplacé par TRENTE-HUIT KILOGRAMMES de sublimé corrosif; l’huile
de cèdre a été remplacée par de la teinture de benjoin, et le soleil a
été éclipsé par quatre vingts kilogrammes de poudres aromatiques.
Enfin les bandelettes elles-mêmes ont dû céder la place au sparadrap.
Qu’y a-t-il donc d’égyptien dans votre travail? Vous avez mutilé,
écorché le cadavre, et il vous a fallu trente-six aiguilles à suture
pour recoudre vos nombreuses lacérations. Trente-six aiguilles pour un
embaumement! Mais j’en fais cent avec la même et qui reste en bon état.»
(Niez donc, monsieur Pasquier,—qu’il y ait dans le procédé de M. Gannal une grande économie d’aiguilles!)
Ici M. Gannal ne menace plus M. Pasquier seulement de l’embaumer, il lui annonce en même temps la réprobation générale.
«—Mais, monsieur, avez-vous donc songé à la réprobation générale qui doit tomber sur vous quand la population saura que, sans égards pour les dépouilles de l’illustre défunt, dans des vues que je ne veux pas qualifier, vous avez haché en lambeaux l’héritier présomptif de la couronne?—Votre procédé est sauvage.»
(Quel malheur que M. Gannal ne qualifie pas les vues de M. Pasquier: nous en aurions appris de belles.)
Nous nous arrêtons ici—et nous donnons notre avis et sur le
procédé de M. Gannal et sur sa brochure.—Son procédé est évidemment
supérieur à tout ce qu’on a fait jusqu’ici.—Nos lecteurs savent ce que
nous pensons de l’embaumement universel auquel tend M. Gannal, mais on
aurait dû l’adopter pour le prince royal.
Pour la brochure,—elle est ridicule et indécente au plus haut degré.
Il y a à Paris une société de gens d’esprit, une charmante petite
coterie,—où lorsque l’on veut dire qu’une chose est impraticable on
donne avec le plus imperturbable sérieux la raison que voici:
«Le roi de Sardaigne est bien sévère, madame.»
Voici l’explication et l’origine de cette locution devenue proverbiale:
Mon ex-ami,—M. de Balzac,—a voyagé dans les États sardes;—entre autres aventures, il plut à une douairière du pays—qui se mit à le combler d’attentions inquiétantes.
M. de Balzac a juste la vertu de la chaste Suzanne, laquelle ne voulut jamais prendre pour amants—deux vieillards chassieux et repoussants.
J’aime ces grands exemples qui ne sont pas trop difficiles à imiter.
Il eut peur—et un jour—il s’avisa de raconter à la respectable matrone—une histoire de son invention, qu’il attribua sans façon au roi de Sardaigne.—Ce monarque, selon le romancier, ayant surpris deux jeunes amants occupés à s’aimer et à se le dire, leur fit trancher la tête, sans autre forme de procès. La belle ne se décourageant pas par les respects du plus fécond de nos romanciers,—dépassa une à une les limites de la timidité de son sexe,—et finit par devenir très-embarrassante; mais quand M. de Balzac voyait le danger trop imminent, il prenait la figure patibulaire d’un condamné à mort, et disait avec un grand soupir: «Ah! madame, le roi de Sardaigne est bien sévère.»
Entre autres phrases toutes faites—qui se reproduisent plus
souvent qu’à leur tour,—comme dit la portière d’Henry Monnier, il faut
citer celle-ci dont les journaux du gouvernement ont fait pendant
longtemps un usage que j’appellerais presque abusif.
«Il faut trancher les têtes sans cesse renaissantes de l’hydre de l’anarchie.»
Un de ces journaux disait hier:
«Il faut museler à jamais le monstre de l’anarchie.»
Les bourgeois timorés nous sauront sans doute gré de porter autant qu’il est en nous cette phrase à leur connaissance.
Lesdits bourgeois remarqueront avec plaisir à quel degré d’abjection est descendue l’ancienne hydre de l’anarchie, ou plutôt l’anarchie elle-même.
Autrefois, en effet, on ne savait comment trouver pour la peindre de métaphore suffisamment magnifique;—l’hydre avec ses sept têtes renaissantes avait fini par être l’image consacrée.—Mais aujourd’hui—le gouvernement semble, en se servant du mot museler, adopter une expression moins ambitieuse, qui semble ravaler l’ancienne hydre de l’anarchie aux mesquines proportions d’un caniche suspect.
L’autre jour,—j’entre dans un salon de figures de cire établi aux
Champs-Élysées;—un vieillard sec invitait les passants; un jeune
homme, avec un chapeau gris sur l’oreille et une baguette à la main,
était chargé de la démonstration des figures.—Sa démonstration était
évidemment une pièce apprise de mémoire, il la récitait sur cet air
traînant des écoliers qui, allongeant du dernier mot les syllabes
honteuses, tâchent de faire un chemin de euh, euh, euh, entre le mot
qu’ils se rappellent et celui qu’ils ne se rappellent pas.
Quand je l’interrompais pour lui faire une question, il parlait de sa voix naturelle;—puis, sa réponse faite, il reprenait sa leçon où il l’avait laissée, en répétant les derniers mots,—toujours sur le même air.
Il nous montra cinq ou six fois Napoléon dans diverses
circonstances et avec diverses figures,—en faisant, chaque fois,
précéder son récit de ces mots: «Ceci, messieurs, est la plus belle
action de l’empereur Napoléon.»—Nous arrivâmes au maréchal
Moncey.—«Voici le maréchal Moncey,—nous dit-il,—gouverneur des
Invalides,—leurs insignes meurent avec eux; il a été interré avec
toutes ses croix et ganalisé.»
Nous arrivâmes à un coin où les figures plus anciennes avaient toutes une remarquable teinte: «Dans ce coin sont tous les personnages qui ont attenté à la vie les uns des autres.»
Nous y trouvâmes en effet les assassins de Fualdès—et celui de la bergère d’Ivry; Lacenaire, voleur et homme de lettres, etc.
Dans ce coin,—on avait mêlé à ces monstres des monstres d’une autre espèce:—un veau à deux têtes, un enfant à quatre jambes, les jumeaux siamois, etc., etc.—Témoignage évident des principes philosophiques du propriétaire des figures de cire,—qui met sur la même ligne toutes les monstruosités que la nature crée par distraction.
—Mais, demandai-je au démonstrateur,—vous n’avez rien de plus nouveau?
—Ah! monsieur, reprit-il de sa voix de conversation,—on nous a arraché le pain de la main;—on nous a fait enlever la mort de monseigneur le duc d’Orléans.—C’était pour nous une excellente affaire:—la mort d’un prince, c’est de l’histoire, et l’histoire appartient aux figures de cire.
—Peut-être, lui dis-je,—votre explication n’était-elle pas convenable?
—Oh! que si, monsieur, la voici:—Monsieur (et il me désignait le vieillard qui criait à la porte: «Entrez, entrez, trois cents sujets différents!») monsieur avait pris la démonstration dans le Journal des Débats;—du reste la voici:
J’ôtais mon chapeau—et je disais:...
Ici il se remit à chanter les vingt lignes empruntées au Journal des Débats.
—C’est une injustice,—monsieur,—ajouta-t-il en remettant son chapeau et en reprenant sa voix naturelle,—j’avais envie d’en écrire aux journaux,—mais je n’ai pas le temps—et je ne sais pas écrire;—monsieur,—c’est comme cela que les gouvernements se font détester; je ne vous dis que cela parce qu’on ne sait pas toujours à qui on parle.
Je ne voulus pas achever d’exaspérer ce pauvre diable en lui disant qu’à Rouen un confiseur a fait deux tableaux en sucre représentant la chute de voiture du prince royal—et sa mort chez l’épicier;—que ces deux tableaux, exposés publiquement dans sa boutique, excitent à la fois la moquerie et l’indignation;—que le talent du sculpteur en sucre n’a pu s’élever qu’à faire des personnages de ces deux tristes scènes de révoltantes caricatures,—et que la police en a toléré l’exhibition indécente.
En effet, l’artiste,—à l’imitation des sculpteurs grecs,—qui mêlaient au marbre l’or et l’ivoire,—l’artiste a usé de toutes les ressources que lui présentait sa boutique: le chocolat joue un grand rôle et représente à la fois et le tuyau de poêle dans l’arrière-boutique—et la perruque de Sa Majesté Louis-Philippe.
Je quittai le salon après avoir offert au démonstrateur quelques consolations,—et je repris ma route en songeant à une de ses phrases:
«Voilà comme les gouvernements se font détester.»
On a beaucoup parlé du fameux mot de Louis XIV: L’Etat, c’est moi.
Hélas! c’est aujourd’hui la pensée déguisée de nos gouvernants ou de ceux qui aspirent à l’être sous divers titres et sous divers prétextes.—Quand on nous crie: «La patrie souffre,—le peuple se plaint, le pays est dans l’anxiété;—nous qui avons un peu creusé les choses,—qui avons étudié les hommes de ce temps, nous ne pouvons nous empêcher d’entendre: «—J’ai besoin d’argent;—je voudrais une place,—je ne sais comment arriver;» ou: «Mes bottes ont besoin d’être ressemelées.»
M. Adolphe Dumas—qui n’est nullement parent d’Alexandre
Dumas,—rencontra celui-ci dans un couloir le jour de la première
représentation du Camp des Croisés,—pièce dudit M. Adolphe
Dumas—dans laquelle—les ennemis de l’auteur ont prétendu avoir entendu
ce vers:
qu’ils écrivent et prononcent:
—Monsieur, dit M. Adolphe à M. Alexandre,—pardonnez-moi de prendre un peu de votre place au soleil, mais il peut bien y avoir deux Dumas, comme il y a eu deux Corneille.
—Bonsoir Thomas, dit Alexandre en s’éloignant.
Un ami de M. Alfred de Musset—insistait beaucoup auprès de M.
Villemain pour qu’il donnât la croix d’honneur à l’auteur de
Namouna.—L’ami de M. de Musset est influent, très-influent,—il a
fait vingt démarches auprès du ministre de l’instruction publique:—on
ne s’explique pas l’obstination de M. Villemain dans son refus
d’accorder une récompense méritée à un poëte aussi original et aussi
distingué que M. de Musset.
Pour moi, je suis presque sûr que le ministre académicien ne donne pas la croix à M. de Musset parce qu’il a écrit ce vers:
A propos de certaines réceptions de la cour,—réceptions, du reste,
peu nombreuses et surtout peu divertissantes à cause du deuil de la
famille royale, qui cette fois n’est pas seulement en deuil
d’étiquette,—un carré de papier—publie une nouvelle homélie contre
le costume décent—que la tyrannie—veut imposer aux invités.—Nous
sommes parfaitement d’accord avec lui s’il nous dit qu’il y aura des
hommes et des habits fort ridicules;—mais nous différons avec lui quand
il veut qu’on aille à la cour et qu’on y aille en habit de ville.
Nous comprenons parfaitement que ledit carré de papier dise à ses abonnés (et il ne le leur dit pas): «Que diable! ô mes abonnés et mes abonnées, allez-vous faire à la cour?—Il y a une foule de choses qu’il faut savoir là, et que vous n’avez apprises ni derrière votre comptoir, ni dans votre arrière-boutique; vous n’en êtes pas moins des gens parfaitement honorables, mais vous ne saurez entrer, ni sortir.—Vous, madame l’épicière, vous êtes une belle femme bien conservée;—mais, si vous vous habillez à la cour comme de coutume, vous serez ridicule et humiliée, et, si vous vous habillez autrement, vous serez un peu plus humiliée, parce que vous n’aurez aucun droit à l’indulgence,—et infiniment plus ridicule,—vos pieds feront crever le satin,—vos façons de danser, qui en valent bien d’autres, feront rire tout le monde, comme ferait rire vous et vos amis une femme de la cour qui viendrait danser avec vous à votre entresol.—Cette soirée de gêne, d’humiliation, d’ennui, vous coûtera en toilettes et voitures ce que vous coûteraient à peine trente soirées de plaisir—où vous seriez la reine et la belle de la fête.
»Et vous, monsieur l’épicier, devrait toujours dire le susdit carré de papier, monsieur l’officier de la garde nationale (car c’est la garde nationale qui introduit l’épicier aux Tuileries), vous êtes un gaillard de belle humeur;—vous êtes adoré à l’estaminet du coin;—vous n’avez pas votre égal au billard pour le bloc fumant et le carambolage de douceur;—vous avez tous les soirs le même succès avec les mêmes plaisanteries que vous faites depuis dix ans sur les numéros des billes de poule.—Quand on tire 22, et que vous avez dit: «Les cocottes» toute la galerie rit aux éclats, et votre partenaire dit: «Tais-toi donc, tu es trop drôle, tu m’empêches de jouer tant je ris.»—Personne ne sait, comme vous, rendre en fumant la fumée par le nez.
»Et votre habit noir,—comme il vous fait respecter!—et, quand vous l’ôtez pour jouer au billard, comme on admire vos bretelles rouges!
»Pourquoi aller de gaieté de cœur perdre vos succès et votre importance?—Ce luxe excessif qui vous distingue, il paraîtra là-bas mesquin et ridicule.
»Restez donc chez vous, ou allez chez vos amis;—faites des crêpes, jouez au loto.»
Voilà ce que le carré de papier devrait dire à ses abonnés; mais, non: le carré de papier veut que ses abonnés aillent aux Tuileries;—mais il veut qu’ils y aillent en soques, en vestes et sans gants.—C’est l’égalité pour le carré de papier.—Nous soutenons, nous, que c’est la plus sotte et la plus grande inégalité.—Montez si vous pouvez, mais ne faites pas descendre les autres;—tâchez, si vous le croyez amusant, d’ajouter des pans aux vestes, mais ne coupez pas les pans des habits.
O carré de papier!—que dirait votre abonnée l’épicière, si la fruitière sa voisine,—invitée (si elle l’invitait, ce que je ne crois pas) à une soirée d’as qui court ou de vingt-et-un,—que dirait votre abonnée l’épicière, si sa voisine et son inférieure la fruitière venait chez elle en marmotte et en sabots?—Ne trouverait-elle pas indécent qu’elle n’eût pas mis un bonnet et des souliers?
Un des plus beaux rêves dont l’homme doit successivement se
réveiller, c’est sans contredit la liberté.
Hélas!—tous ces bonheurs après lesquels nous soupirons ne sont que des êtres de raison,—tout simplement le contraire fictif des malheurs réels que nous éprouvons dans la vie.
La liberté en politique est une grande pensée et un grand mot misérablement exploité par quelques-uns qui veulent être les maîtres à leur tour;—la liberté en politique veut dire l’esclavage des autres;—l’égalité—n’est qu’un échelon—pour arriver à marcher sur la tête d’autrui.
La liberté! où est-elle? Cherchez l’homme le plus libre de tous,—et comptez à combien de maîtres durs et inflexibles il doit obéir.
Approchez ici,—vous, monsieur, qui avez tout sacrifié à la liberté,—voyons un peu,—montrez-nous ce joyau précieux que vous avez conquis si laborieusement,—montrez-nous cette liberté dont vous êtes si fier.
Sortez de chez vous, et venez causer un moment.
Vous vous levez;—mais j’aperçois—un homme gros, court et pâle,—nu jusqu’à la ceinture et vêtu uniquement d’un cotillon de toile grise.
«Arrête!—vous crie-t-il, arrête! Ne faut-il pas que tu m’apportes demain le prix de ton travail,—ne faut-il pas que tu payes le pain que je te vendrai? ne suis-je pas ton maître? ne suis-je pas le boulanger?»
En voici un autre,—plein de santé,—le visage d’un rose vif,—un tablier est devant lui,—il semble fier des taches de sang qui le couvrent.
«Eh! eh!—dit-il,—à l’ouvrage, malheureux, à l’ouvrage! Ne faut-il pas que tu m’apportes demain le prix de ton travail?—ne faut-il pas que tu m’apportes demain ton tribut quotidien?—ne suis-je pas ton maître? ne suis-je pas le boucher.»
Et celui-ci:—il a des habits neufs,—coupés à la mode du jour, ou plutôt à la mode de demain;—mais il n’a pas de gants,—et ses bottes éculées n’ont pas été cirées depuis cinq semaines,—son chapeau est partie chauve, partie ébouriffé.
«Tiaple—mein herr!—s’écrie-t-il,—trafaillez pour moi,—trafaillez.—il me faut de l’argent;—que che fous foie ainsi fumer tes ciquarrettes! trafaillez, fous tis-je,—trafaillez! che suis votre maître, che suis le tailleur!»
Et celui-ci, avec un galon d’or à son chapeau: «Allons, maître, dit-il,—il me faut une belle livrée,—il me faut à manger et à boire,—il me faut un chapeau neuf;—travaillez,—travaillez;—ne me reconnaissez-vous pas,—que vous continuez à faire ainsi tourner vos pouces?—je suis votre maître, je suis votre domestique. Obéissez-moi!»
Il n’y a d’un peu plus libre que celui qui a moins de maîtres que les autres, que celui qui a moins de besoins.
Chaque besoin, chaque goût, est une chaîne dont quelqu’un tient le bout quelque part.
Comptez de bonne foi combien vous en avez.
Novembre 1842.
Les inondés d’Étretat, d’Yport et de Vaucotte.—Le roi Louis-Philippe et M. Poultier, de l’Opéra.—Un philosophe moderne.—Les femmes et les lapins.—Une mesure inqualifiable.—M. Lestiboudois.—M. de Saint-Aignan.—Un dictionnaire.—Le véritable sens de plusieurs mots.—A. et B.
LES INONDÉS.—J’ai voulu aller voir ces pauvres gens d’Étretat et
d’Yport, auxquels une trombe d’eau a fait tant de mal, il y a un peu
plus d’un mois.—Gatayes se trouvait avec moi dans la vieille masure que
j’habite aux bords de la mer; nous nous sommes mis en route une heure
avant le jour—pour prendre au passage une voiture qui nous a conduits à
Fécamp.
Fécamp a également souffert de l’inondation,—mais le sinistre n’a attaqué que les gens riches.—Nous n’avons fait que traverser Fécamp, et, en suivant les sinuosités de la falaise, nous nous sommes dirigés vers Yport—en gardant la mer à notre droite, mais à trois cents pieds au-dessous de nous.
Après deux heures de marche, nous avons vu le grand bouquet d’arbres qui cache Yport.—On entre dans les arbres, et, par des chemins escarpés, on descend dans le fond d’une petite vallée où est situé Yport.
Dès lors on commence à voir quelques traces de l’inondation: les chemins sont élargis et violemment creusés, tantôt à deux, tantôt à trois pieds dans le roc;—quelques champs sont encore couverts de limon. De la paille, du menu bois, de grandes herbes, sont restés accrochés dans les branches des arbres, à sept ou huit pieds de hauteur;—c’est l’eau qui les a portés là en se précipitant du sommet des côtes qui entourent Yport de toutes parts.
Nous entrons dans les rues:—les maisons portent encore l’empreinte de l’eau à une grande hauteur, les haies les plus élevées qui entourent les jardins sont remplis de paille;—l’eau a passé par-dessus;—puis, à mesure qu’on avance,—le désastre a laissé des marques plus visibles: voici un mur renversé,—là une maison à moitié démolie, ici un arbre déraciné.
Mais une fois arrivés aux deux tiers de la grande rue qui conduit à la mer,—nos yeux sont frappés d’un horrible spectacle:—le torrent a emporté la terre et les pierres qui formaient le chemin à une profondeur de six ou huit pieds; des deux côtés les maisons se sont écroulées.—Nous descendons dans le ravin formé par l’eau,—et nous voyons des restes de maisons suspendus au-dessus de nos têtes;—presque partout—le mur qui était sur la rue—et la façade de la maison ont été emportés avec leurs fondations et le terrain qui les soutenait.—Les maisons sont coupées et déchirées en deux,—depuis le toit jusqu’au sol; les débris ont été entraînés à la mer.—On voit, depuis le haut jusqu’en bas,—l’intérieur des chambres coupées en deux;—des meubles encore en place,—des lits, des tables, sont à moitié en dehors de ce qui reste d’un plancher incliné qui vacille et qui va s’écrouler d’un instant à l’autre;—des toits, qui ne sont plus supportés que par un pan de muraille, restent suspendus sans qu’on comprenne comment,—et vont tomber au moindre vent.
Nous avançons parmi les décombres et les inégalités du lit que s’est creusé l’eau;—nous voici au bord de la mer:—la trombe a renversé et jeté en bas un parapet de granit large de plus de deux pieds.—«Tenez, nous dit un pêcheur, regardez cette grande place à gauche:—il y avait là huit maisons;—eh bien, il n’y en reste pas mention.»
Les débris ont été jetés à la mer,—pêle-mêle avec cinq malheureuses femmes qui n’ont pas eu le temps de se sauver.—On n’en a retrouvé qu’une, morte sous la vase et le limon.
Nous cherchons la maison de Huet.—Huet est un aubergiste—chez lequel autrefois je m’arrêtais pour déjeuner quand j’allais d’Étretat à Fécamp;—nous avons peine à retrouver l’auberge, tant le pays est dévasté et changé.—Le grand puits qui était devant la porte a presque disparu sous la terre que la trombe a enlevée du haut de la côte.
Huet était riche,—il a beaucoup perdu;—le torrent a passé entre ses deux maisons, qui se touchaient,—et a emporté des morceaux de murailles et tous ses meubles, jusqu’à d’énormes armoires en bois sculpté pleines de linge,—qu’on n’a retrouvées qu’au bord de la mer: «c’était comme si on eût tout balayé.» Là on nous raconte le commencement du désastre.—C’était deux heures avant le jour;—on entendait «hogner» l’eau dans les bois au-dessus d’Yport;—l’eau s’était enfermée elle-même dans une digue de paille, d’herbe, de branchages, de feuilles arrêtées dans les arbres; mais cette digue ne put résister longtemps,—l’eau la rompit—et se précipita de trois côtés du haut des côtes—sur Yport, qui est dans le fond d’un entonnoir, entraînant avec elle—des arbres,—des pierres énormes,—emportant les chemins jusqu’à deux et trois pieds de profondeur;—alors on entendit de grands cris poussés par ceux qui, plus près de la côte, étaient les premières victimes de ce désastre.—En quelques instants les maisons commencèrent à crouler avec fracas;—les habitants s’échappaient par les toits et passaient d’une maison à l’autre. «Pour nous, disait Huet, nous étions, comme les autres, réfugiés dans nos greniers;—là, nous voyions nos voisins montés sur leurs toits, et nous nous disions adieu les uns aux autres en nous criant: «Adieu, voisins, il faut mourir.»—Songez qu’il ne faisait pas encore jour,—que nous entendions le bruit de l’eau roulant du haut des côtes et des maisons qui tombaient,—les cris de frayeur de ceux qui se sauvaient,—les cris de désespoir des pauvres femmes qui ont été noyées,—et que nous sentions notre maison trembler par secousses.—Je m’attendais d’un moment à l’autre à être écrasé avec ma femme et ma fille;—elles s’étaient jetées le visage à terre,—pleuraient et priaient Dieu;—elles me disaient de prier aussi,—mais je ne m’en sentais pas le courage,—je jurais;—je sais bien qu’il faut prier Dieu,—mais,—monsieur, ça n’était pas du bien qu’il nous faisait, ça;—je l’aurais prié que ça n’aurait pas été de bon cœur.—Pour ne prier que de la bouche, j’aime mieux ne pas prier;—je dis à la femme et à la fille de continuer à prier pour elles et pour moi, et je me remis à jurer.»
Nous étions, Gatayes et moi, auprès de la grande cheminée de la cuisine,—et nous rallumions nos pipes pour nous remettre en route—quand il entra une grande fille pâle, vêtue de noir;—la fille de Huet nous la montra,—et nous dit: «Tenez, c’est sa mère qu’on a retrouvée dans la vase—trois jours après l’événement.»
Nous disons adieu à toute la famille, et nous serrons la main au père Huet, qui nous accompagne un bout de chemin.
Nous gravissons la côte pour sortir d’Yport par l’autre côté de l’entonnoir—en nous entretenant tristement du spectacle que nous venons d’avoir sous les yeux. Nous nous étonnons de la négligence de l’autorité.—Il y a cinq semaines que le malheur est arrivé,—et depuis cinq semaines on laisse une trentaine de maisons à moitié démolies suspendues au-dessus des chemins de la manière la plus menaçante;—les chemins eux-mêmes creusés inégalement jusqu’à sept et huit pieds de profondeur,—impraticables pour les voitures,—difficiles et dangereux pour les hommes,—et l’autorité supérieure ne s’est mêlée de rien.—Il était urgent de faire démolir ces restes de maisons, qui, d’un moment à l’autre, au premier vent, peuvent causer de nouveaux malheurs; il était urgent de faire remblayer les chemins:—il n’y a rien de fait, rien de commencé.
Le roi, aussitôt le sinistre arrivé, a envoyé sur sa cassette trois
mille francs—à chacun des pays ravagés.
M. Poultier, le chanteur,—qui était en représentation à Rouen,—est arrivé en toute hâte au Havre, où il a donné une représentation au bénéfice des inondés.—Il n’a rien voulu prélever sur la recette ni pour son déplacement ni pour ses frais de voyage;—il a fait envoyer aux victimes de l’inondation les sept ou huit cents francs qui lui revenaient pour sa part.
Des souscriptions ont été ouvertes de tous côtés.
Nous voici arrivés sur la côte,—il faut redescendre dans une autre
vallée, pour passer par le petit village de Vaucotte.—Le soleil s’est
dégagé des nuages,—et éclaire gaiement les lieux témoins naguère d’une
si grande désolation. Du reste, tout le pays est ici
ravissant.—Vaucotte est au fond de la vallée comme Yport, comme
Étretat;—les collines qui entourent Vaucotte sont couvertes d’ajoncs et
de bois taillis en pentes escarpées, auxquels l’automne prête les
couleurs les plus splendides;—les feuilles des chênes sont d’un jaune
orangé,—celles des châtaigniers sont jaune clair;—les cornouillers
sont rouges,—les ajoncs et les genêts sont restés d’un vert vif et
vigoureux.
Mais bientôt nous voyons le chemin qu’a suivi le torrent:—c’est une de ces cavées normandes,—si charmantes d’ordinaire,—un chemin creusé entre des rangées d’arbres, de façon qu’on a la tête à peine au pied des arbres et que le regard est emprisonné sous un berceau de verdure;—mais le torrent a creusé le chemin en certaines places jusqu’à quinze pieds de profondeur;—des arbres sont arrachés et jetés çà et là;—quand on marche au fond des chemins,—on voit loin au-dessus de sa tête les racines nues et dépouillées des arbres qui restent.
Il y avait à Vaucotte une dizaine de personnes: il n’en reste plus que la moitié,—quatre ou cinq personnes ont été noyées.—Une femme emportait sur son dos sa fille malade, une fille de dix-neuf ans.—Elles sont renversées par la trombe,—entraînées, roulées avec les pierres, et noyées toutes les deux.
De l’autre côté de Vaucotte, nous étions à Étigues;—à Étigues, un chemin creusé dans le roc permet de descendre jusqu’à la mer;—la mer était basse:—nous ferons jusqu’à Étretat le chemin par les roches qu’elle laisse à découvert;—c’est un chemin un peu difficile,—mais magnifique. A gauche, la falaise, blanche et droite comme une muraille, s’élève à la hauteur de cinq maisons qui seraient placées les unes sur les autres. A droite, la mer, qui remonte en grondant.—Il y a une lieue et demie à faire,—il ne faut pas trop flâner;—il faut marcher sur des pointes de roches revêtues d’herbe verte et de mousses cramoisies, qui sont du plus bel effet,—mais aussi fort glissantes;—il faut franchir des flaques d’eau que la mer a laissées dans des trous de roc semblables à des bassins de marbre blanc. Puis, de temps en temps, le chemin est barré par de gros rochers dont il faut faire le tour.
Dans les flaques d’eau, transparentes comme l’air, des crabes, des loches, sont restés et se cachent à notre approche.—On s’arrête, on les regarde;—on les prend;—on ramasse des galets ronds et transparents comme des billes d’agate,—et des cailloux couverts de teintes rouges et vertes,—et les mousses cramoisies,—et de petits madrépores,—des coraux lie-de-vin,—serrés et rudes comme du velours d’Utrecht.
Bon! voici un cormoran—qui bat l’air de ses petites ailes noires,—et qui, sans se hâter, mais sans s’arrêter et surtout sans se détourner, suit son vol droit et paisible.—Gatayes prétend qu’il a l’air d’un employé qui va à son bureau.
De grandes mouettes plongent et remontent dans l’air avec un poisson qu’elles ont saisi dans l’eau.
Le temps se passe,—le jour baisse. Je me rappelle alors qu’il y a neuf ans,—précisément le même jour,—le 2 novembre, allant d’Étretat à Étigues,—je me suis fait surprendre par la nuit et par la marée.
La mer était houleuse ce jour-là—et montait avec grand bruit.—Il vint un moment où je fus obligé de m’arrêter. Devant moi la mer en colère se brisait contre la falaise;—je retournai sur mes pas.—A cent toises de là, elle battait également contre le rocher.—J’étais renfermé dans un cercle que la mer rétrécissait à chaque instant.—Il faisait nuit.—Je savais que dans une heure il y aurait quinze pieds d’eau là où j’étais encore à pied sec,—entre la mer écumante et une muraille droite de trois cents pieds,—soixante fois la hauteur d’un homme.—Je nage bien; mais de quel côté me diriger, c’était la première fois que je venais dans ce pays,—et d’ailleurs les lames m’auraient bientôt broyé contre le rocher.
Un douanier, qui m’observait depuis longtemps, m’appela du haut de la falaise quand il me perdit dans la nuit. Il descendit à moitié chemin par un sentier à peu près taillé dans le roc—et me jeta une corde au moyen de laquelle j’allai le rejoindre.
Il y avait précisément neuf ans;—je revoyais la falaise contre laquelle la mer, en se brisant, m’avait emprisonné;—mais maintenant—je sais des abris et des chemins que les oiseaux ont appris aux pêcheurs et que les pêcheurs m’ont montrés;—d’ailleurs la mer n’est encore remontée qu’à moitié, et elle n’est pas en colère.
Nous marchons,—nous rencontrons un vieux pêcheur d’Étretat.
—Peut-on encore passer sous la porte d’Aval?
—Non, il y a au moins huit pieds d’eau.
—Alors, nous monterons par la Valleuse.
La Valleuse est un de ces chemins serpentant dans le roc, dont je parlais tout à l’heure. Ils ont le défaut d’être un peu étroits.—En touchant le roc d’une épaule,—on a la moitié du corps en dehors du chemin—et deux ou trois cents pieds au-dessous;—il faut s’y accoutumer.
—Vous connaissez le pays,—dit le pêcheur,—vous n’avez pas l’air embarrassés.
—Est-ce que vous ne nous reconnaissez pas? père Aubry, demanda Gatayes.
—Tiens, c’est M. Léon—et M. Alphonche.—Ah bien! je ne m’attendais guère à vous voir aujourd’hui.
Nous faisons route avec le père Aubry, qui nous donne des nouvelles de tout le monde.
Ce n’est que le lendemain que nous avons pu visiter les désastres causés par la trombe.
A Yport et à Vaucotte l’eau a creusé le chemin et emporté les maisons;—à Étretat, elle a entraîné la terre et a englouti les habitations.—Notre ami Valin, le garde-pêche, nous mène voir un grand terrain où il y avait six maisons, dont deux à son frère Benoît;—l’eau y a apporté huit pieds de terre,—on ne voit plus que le toit de chaume,—c’est une inondation de terre qui est restée après l’inondation d’eau. On a percé les toits pour sauver les habitants;—il y a eu plusieurs noyés.—M. Fauvel,—maire d’Étretat,—qui a montré le plus grand zèle, est allé en bateau pour sauver une pauvre femme.—On a ouvert le toit de la maison;—la maison était pleine de vase—qui était montée à plus de dix pieds de haut.—On a vu une main qui sortait de la vase,—on a exhumé la malheureuse femme: elle était morte!—Plus de cinquante maisons sont restées entourées et pleines de limon jusqu’au toit; il en coûterait dix fois la valeur des maisons pour les dégager.
On nous disait encore avec un sentiment de terreur,—en nous montrant ce que la trombe avait enlevé de terre sur les côtés,—que, sans un pan de mur qui avait forcé l’eau à se diviser autour du cimetière, qui est à moitié de la colline,—le torrent aurait déterré tous les morts et les aurait roulés jusque dans la commune.
A Étretat, comme à Yport, comme à Vaucotte, l’autorité supérieure
n’a fait commencer aucuns travaux. Il y a cinquante familles sans asile.
Les maires de ces trois malheureuses communes—ont reçu déjà des dons assez importants.—Le maire d’Elbeuf a envoyé une quantité considérable de vêtements de toutes sortes,—mais aucun des hommes qui, à Paris, sont les rois de l’argent—n’a jusqu’ici envoyé son offrande.
Je crois vous avoir déjà entretenu d’un philosophe—de ce temps-ci
qui a mis au jour plusieurs ouvrages d’une réelle importance; je veux
parler de M. Maldan, auteur de l’ART d’élever les lapins et de s’en
faire trois mille francs de revenu.
M. Maldan est également auteur de: L’ART de se faire aimer des femmes.—Moyen certain de les rendre heureuses pour la vie.
Je ne vois point dans la littérature d’ouvrages plus sérieux et plus utile.—Que peut désirer un homme qui possède à la fois l’art d’élever les lapins et de s’en faire trois mille francs de rente,—et en même temps l’art de se faire aimer des femmes?
Une chose triste pour notre époque,—c’est que l’art d’élever les lapins a eu déjà huit éditions, et que l’art de se faire aimer des femmes et de les rendre heureuses pour la vie n’en a eu que deux.
Réparons cette injustice du public—en citant quelques fragments de ce dernier ouvrage.—Je me trompe fort, ou les lecteurs des Guêpes s’y intéresseront plus qu’à l’art d’élever des lapins, quelque perfectionné qu’il puisse être.
L’auteur de l’Art d’élever les lapins n’admet l’amour que dans le mariage;—il propose, en conséquence, un projet de loi dont voici les termes:
«Tout être qui se fréquenterait ne pourrait habiter ensemble qu’autant qu’ils auraient contracté leur union par-devant les lois.
»Aucun locataire, n’importe le sexe,—même dans ses propriétés, ne pourrait vivre deux comme mari et femme.»
L’auteur de l’Art d’élever les lapins—passe ensuite aux divisions qu’il a établies entre les femmes.
«La beauté étant le cadre qui nous flatte le plus, il attire à lui la société en général; le prince comme l’artisan espère l’obtenir; le prince a, pour arriver, ses titres et sa galanterie; le riche, sa fortune et les agréments qu’elle procure; l’artisan, pour qu’il réussisse auprès d’une belle, il lui faut de l’usage, de la douceur, de la prévenance, et surtout de la fidélité, car la beauté sait ce qu’elle vaut, et se voir préférer pour moins belle n’est pas pardonnable; et du plus bel ornement de la nature, par votre faute, vous en faites quelquefois un rebut.
»Vous voici, dit-il, au moment de votre choix.
»La haute société étant séparée des autres, j’ai peu d’observations à faire pour elle: l’éducation, la beauté, les grâces, la fortune, devant s’y trouver, le bonheur doit s’ensuivre; si cependant vous voulez le conserver, n’ayez jamais d’amis auprès de votre épouse, qui vous remplace; emmenez-la toujours avec vous partout où vous allez; elle voit vos actions, et la jalousie ne la dispose pas à vous manquer: les fêtes, plaisir et toilette variés; ajoutez à cela amitié, douceur et prévenance, vous y trouverez la félicité.
»Insouciante; cette classe de femmes est très-nombreuse, vous les trouvez partout, depuis le noble jusqu’au roturier; riche, pauvre, bonne ou méchante, elle est facile à séduire pour le bon motif, car ce n’est que l’occasion qui la fait accepter votre main; cependant, pour être heureux avec elle, voilà ce qu’il vous faut en partage; s’il est impossible, une qualité de plus ou de moins ne la fera pas décider plus tôt; pourvu que la douceur, le courage, la richesse, la beauté, l’esprit, les prévenances, la santé, et surtout ne pas lui promettre pour sa toilette, ses plaisirs ou son avenir que vous ne teniez parole; avec des chatteries et une bonne table, vous serez accepté pour époux et elle vous sera fidèle.
»Caractère difficile; ce genre de femmes est non-seulement rare, mais il se trouve dans toutes les classes de la société; celle protégée par la fortune et le rang, le personnel de sa maison souffre beaucoup, et il faut avoir faim pour y rester; l’homme assez hardi pour chercher à lui plaire doit être ferré à la glace. Celle douée de la beauté ne peut faire que des victimes; pour la séduire, il faut faire tout l’opposé de ce caractère; je vous dirai à tous: «Sauve qui peut, malheureux qui est pris.»
»Malingre; mon opinion est que c’est plutôt manie que maladie; la femme a pour prétexte les nerfs, la migraine, la poitrine, les coliques. L’agrément qu’il y a dans cette classe est qu’elle reste presque toujours chez elle ou sort fort peu, cela garantit de leur conduite; l’homme dont le choix tombe sur elle doit apporter, de rigueur, fortune ou courage, douceur et patience, esprit et fidélité; en dire davantage serait vous ennuyer; j’ai vu par moi-même que la femme peut faire et défaire le sort d’une maison; vous qui voulez vous établir, avant de vous présenter, faites votre entrée dans le monde, fréquentez toutes les classes de la société si votre fortune le permet; nous savons que le hasard fait beaucoup, ne comptons pas sur lui; la fidélité n’a qu’un habit, celui qui le met s’en sert jusqu’au tombeau: après lui le souvenir.»
Imprimerie de A. Saintain, rue Saint-Jacques, 38.
Il faut croire que j’ai des ennemis bien acharnés dans l’imprimerie
de M. Lange Lévy.
Je ne puis obtenir qu’on imprime dans mes petits livres ce que je mets sur mon manuscrit.
Le dernier volume de la troisième année est rempli de fautes;—on écrit société pour facétie,—dix mille deux cents—pour douze cents. On mêle ensemble des choses qui n’ont aucun rapport entre elles;—on en sépare d’autres qui devraient être réunies, etc., etc.
UNE MESURE INQUALIFIABLE.—M. Lestiboudois est à la fois député du
Nord—et médecin de l’hospice des aliénées à Lille.
Un arrêté ministériel, provoqué par M. de Saint-Aignan, préfet du Nord, vient de destituer ce fonctionnaire.
Quelques journaux s’élèvent contre «cette inqualifiable mesure,—contre cette destitution faite, disent-ils, sous prétexte—que l’ordonnance du 18 décembre 1839—exige que les médecins restent dans l’asile des aliénées,—tandis que les fonctions législatives de M. Lestiboudois le retiennent à Paris pendant la plus grande partie de l’année.»
Ils ajoutent—«que l’ordonnance du 18 décembre,—bien interprétée,—ne fait pas une obligation impérieuse de la résidence.»
Il est incroyable que l’on ose ainsi chaque jour attaquer de front le plus simple bon sens. L’ordonnance du 18 décembre 1839 n’a qu’un tort à nos yeux,—c’est de ne pas avoir été rendue dès le jour où on a nommé un médecin pour l’hospice des aliénées.
Elle a un second tort si elle «ne fait pas une obligation impérieuse de la résidence.»
Il n’y a en effet là ni besoin d’ordonnance, ni d’arrêté, ni d’interprétation,—il n’y a besoin que de bonne foi et de bon sens.
Pourquoi donne-t-on un médecin aux aliénées? pour qu’il les soigne, probablement.
M. Lestiboudois soigne-t-il les aliénées de Lille—pendant les cinq ou six mois qu’il passe chaque année au Palais-Bourbon, à Paris?
Ceci est une question facile à résoudre.
On a assez ri du séjour habituel en Égypte et en Espagne de M. Taylor,—commissaire royal PRÈS le Théâtre-Français.
Une aliénée est malade.
«Où est le médecin?—A Paris.—Diable, c’est qu’elle a un coup de sang.—La session n’est plus bien longue; M. Lestiboudois sera de retour avant quatre mois d’ici.—En voici une qui est à la diète et qui demande à manger.—Le docteur n’y est pas.—Où est-il?—A Paris; qu’elle attende; il ne peut maintenant rester plus de deux mois ou deux mois et demi.»
On dit, il est vrai, que M. Lestiboudois a un suppléant pendant ses
absences,—mais le suppléant vaut comme médecin M. Lestiboudois ou ne le
vaut pas.
S’il le vaut, il a sur lui l’avantage de la résidence,—et alors il faut lui donner la place.
S’il ne le vaut pas,—il faut ou obliger M. Lestiboudois à remplir ses fonctions lui-même—ou donner la place à un homme qui inspire une confiance suffisante.
On a donc eu raison de destituer M. Lestiboudois.
Malheureusement,—les journaux qui disent une sottise en blâmant cette destitution—ont raison sur un autre point, ou du moins—je suis parfaitement de leur avis sur ledit point (c’est ce qu’on entend toujours quand on dit que quelqu’un a raison).
Ils disent que M. Lestiboudois est député de l’opposition, et que, s’il appartenait au ministère, on aurait fermé les yeux sur l’incompatibilité de ses fonctions.
Je le crois comme eux,—et j’en donnerais pour exemple les nombreux procureurs généraux et procureurs du roi qui abandonnent leurs postes pour venir siéger et surtout voter à Paris.
On a eu raison de destituer M. Lestiboudois, et on a eu tort de ne pas destituer ceux qui sont dans le même cas.
Il y a un ouvrage qu’on devrait faire tous les quarts de
siècle,—c’est un dictionnaire, non pas un dictionnaire contenant
seulement les mots de la langue,—mais un dictionnaire servant à
traduire les dictionnaires précédents.—Les mots restent les mêmes, mais
ils changent de sens.—Chaque génération les prend dans une
acception:—il n’y a plus moyen de s’entendre.
Prenez le mot indépendance:
Un homme indépendant était autrefois celui qui, ne demandant rien,—n’acceptant rien,—n’espérant rien,—n’avait rien à craindre ni à rendre.
Si vous attachez le même sens au mot indépendant appliqué à nos hommes d’aujourd’hui,—vous ferez de lourds contre-sens.—En effet, l’indépendance n’est qu’un moyen de surfaire sa marchandise; c’est un bouchon de paille un peu plus gros que celui des autres.
Demandez dans les bureaux du ministère,—vous saurez que les députés indépendants sont ceux qui font le plus de demandes—et montrent le plus d’exigence.
Les électeurs envoient à la Chambre une foule de députés sous condition d’obtenir publiquement pour la ville un pont et un embranchement de chemin de fer, et tout bas pour tel et tel électeur un bureau de tabac, une bourse dans un collége, une croix, etc.
En ajoutant la recommandation d’être indépendant.
Il est évident que dans ce sens l’indépendance recommandée est destinée à être le prix des choses à obtenir.
Pour le mot liberté:
Si vous vous attachez au sens qu’il avait autrefois,—vous commettez les plus graves erreurs.
Il est bon d’être averti que la liberté est un mot au moyen duquel—les amis du peuple (autre mot à traduire) font faire au peuple des choses qui n’ont pour résultat possible que de le conduire en prison.
Le dictionnaire dont le besoin se fait sentir, comme disent les
annonces, est un dictionnaire sur le modèle des dictionnaires
français-latin, c’est-à-dire traduisant les mots d’une langue dans une
autre langue,—du français d’autrefois au français d’aujourd’hui. C’est
un dictionnaire—français-français.
Nous ferons donc un essai du dictionnaire—français-français, dont nous donnerons de temps en temps des fragments.
DICTIONNAIRE FRANÇAIS-FRANÇAIS.—A—Troisième personne du verbe avoir;—a aujourd’hui le même sens que le verbe être,—quand on dit: «Qu’est-ce que cet homme? on répond le plus souvent: «Il a cinquante mille livres de rente.»—C’est donc comme si on demandait: «Qu’est-ce que a cet homme? «—C’est l’application d’un vieux proverbe italien: «Chi non ha non è,—qui n’a pas n’est pas.»
ABUS.—Les abus sont le patrimoine des deux tiers de la
nation;—ceux qui crient contre les abus ne veulent pas les détruire,
mais les confisquer à leur profit.—Il en est de même d’un homme qui,
couché avec un autre, se plaint qu’il tire à lui toute la couverture,
et, en même temps, la tirant de son côté, tâche d’en avoir à son tour un
peu plus que sa part.
ADMIRATION.—Vieux mot.—On n’admire plus;—il n’y a pas d’homme,
quels que soient son talent, son désintéressement, sa noblesse,—qui ne
soit de temps en temps fort maltraité dans quelque carré de
papier.—Quelques personnes affectent encore d’admirer les morts, mais
c’est pour déprécier les vivants plus à leur aise.
AMYGDALES.—Ne servaient autrefois qu’à sécréter la
salive;—aujourd’hui elles sécrètent force pièces d’or et d’argent pour
certains individus:—il y a tel chanteur auquel chaque son échappé de
son gosier rapporte une pièce de cinq francs,—c’est-à-dire la journée
de deux ouvriers.
ARBRE.—On peut lire dans les poëtes ce qu’étaient autrefois les
arbres avec leurs panaches verts pleins d’oiseaux et
d’amours;—aujourd’hui, depuis le gaz et l’asphalte, les arbres sont à
Paris de grands poteaux noirs,—sur lesquels on colle des affiches.
ARSENIC.—On a de tout temps un peu empoisonné ses parents, amis et
connaissances;—mais il est singulier que cette industrie, loin d’avoir
fait des progrès, soit au contraire retombée dans la
grossièreté.—Autrefois, on empoisonnait en faisant respirer une fleur,
en offrant des gants.—Aujourd’hui, vous voyez à chaque instant une
femme se défaire d’un mari incommode—au moyen de ce poison rustique,
appelé arsenic, dont les symptômes sont connus,—et que l’on retrouve à
l’instant même dans l’estomac;—quelqu’un, auquel j’ai soumis cette
observation, m’a répondu d’une manière peu consolante—qu’il semblait
qu’on empoisonne maladroitement, parce que les empoisonnements
maladroits sont les seuls découverts et punis.
ANNIVERSAIRE.—Vieux mot représentant un vieil usage dont la
suppression est inévitablement prochaine.—En effet, en ces temps de
revirement politique, les anniversaires présentent perpétuellement des
circonstances odieuses et ridicules à la fois.
Comment célébrer l’anniversaire des journées de Juillet quand un grand nombre des héros de Juillet sont en prison?
Comment célébrer l’anniversaire de la démolition de la Bastille quand on en bâtit quatorze?
C’est un des inconvénients d’un gouvernement fondé sur la révolte
qu’il lui faut combattre ses propres éléments.
AFFAIRES.—Un homme d’affaires est un monsieur qui a pour état de
faire ses affaires dans les vôtres.
ABAISSEMENT DU PAYS.—Quand un journal, un député, un homme
politique, gémit sur l’abaissement du pays,—cela ne veut rien dire,
sinon—qu’il voudrait partager avec ses amis les places, les dignités et
l’argent.—En effet, si ledit homme politique renverse ses adversaires,
vous les entendez à leur tour pousser de semblables gémissements sur
l’abaissement du pays.—Abaissement du pays veut dire: déception de
ceux qui s’en plaignent.
ACTEUR.—Métier bizarre, qui consiste à venir grimacer devant
quinze cents personnes pour les faire rire ou pleurer par des lazzi
appris par cœur. On payait fort cher ces gens-là quand leur métier
était réputé infâme;—mais aujourd’hui qu’il est spécialement
considéré,—aujourd’hui que le peuple traîne le fiacre des
danseuses,—que la femme d’un ministre de l’intérieur reçoit une actrice
comme son amie intime,—il n’y a peut-être plus les mêmes raisons de les
payer aussi cher.
Il peut paraître singulier en effet de comparer la magistrature au théâtre,—ce que l’on peut oser aujourd’hui que les comédiens sont reçus dans la société et y sont recherchés et prisés au moins à l’égal de tout le monde.
Un juge d’instruction reçoit quinze cents francs par an.
Un conseiller de cour royale trois mille francs.
Un président trois mille huit cents.
Et ces pauvres magistrats, obligés à une représentation convenable,—ne pouvant se livrer à aucune industrie, à aucun trafic, à aucun commerce, vivent dans la gêne; disons le mot, dans la pauvreté.
Voici, de ce que nous avançons, un exemple d’hier:
Il y a des comédiens qui n’ont pour tout talent qu’une infirmité ou une défectuosité.
Ils me rappellent ce saltimbanque qui, dans un tour d’équilibre, laisse tomber son enfant sur le pavé et lui casse une jambe: «Ah! maintenant, dit-il, tu as un bon état dans les mains,—tu te feras mendiant.»
Ainsi, Odry a l’air bête, Arnal a l’air sot, Alcide Tousez a l’air niais!—ôtez-leur cet air-là: ils sont ruinés.
M. Arnal plaidait l’autre jour pour faire rompre un engagement qui ne lui donnait que vingt-quatre mille francs par an, plus vingt francs par jour.
Eh bien! si, au lieu de paraître au tribunal de commerce, il se fût trouvé devant des juges ordinaires, on eût vu des magistrats, dont le plus cher payé ne reçoit pas quatre mille francs par an, invités à déclarer que trente et quelques mille francs ne payent pas suffisamment M. Arnal.
Joignez,—comme on veut absolument le faire de ce temps-ci,—de la considération à ces appointements exorbitants, les magistrats envieront les comédiens,—n’auront aucune raison, pour ne pas exploiter comme eux les négligences que la nature peut avoir commises en les créant, et voudront monter sur le théâtre.—Qui les remplacera?—Ce ne seront certes pas les acteurs,—ils ne le voudraient pas.
ADULTÈRE.—Les peines infligées à la femme adultère—ont
singulièrement varié jusqu’à nos jours.
Les Locriens—lui arrachaient les yeux.—La loi de Moïse la condamnait à mort.—Chez les anciens Saxons, on la pendait et on la brûlait.—Le roi Canut, chez les Anglais,—ordonna que la femme adultère eût les oreilles coupées.—Chez les Égyptiens, on lui coupait le nez.—Par la loi Julia, chez les Romains, on lui coupait la tête.—En Crête, on l’obligeait à porter une couronne de laine et on la faisait esclave.
Aujourd’hui, en France, quand une femme est surprise en adultère, on se moque de son mari.
AUSTÈRE.—Austérité.—Quand un parti est obligé d’accepter, pour
faire nombre,—quelque allié d’une stupidité proverbiale,—qui n’a ni
talent, ni caractère,—on dit de lui qu’il est austère ou vertueux.
(Voir BONNE, une bonne personne.)
Être austère n’engage absolument à rien;—j’en sais des plus austères dont un mineur n’avouerait pas les fredaines.—Je connais un vertueux personnage politique qui a pour spécialité—de boire douze verres de vin de Champagne pendant que minuit sonne à une horloge.
ADOLESCENCE.—Autrefois, printemps de la vie, plein de fleurs
suaves et charmantes.—C’est aujourd’hui un mot qui ne peut manquer de
tomber en désuétude, la chose qu’il exprimait n’existant plus.—La
jeunesse a cru montrer de la maturité en n’étant plus jeune; elle s’est
fort trompée; il n’y a point de fruits qui n’aient été précédés par les
fleurs; secouez l’arbre pour en faire tomber les fleurs au printemps, il
ne produira pas de fruits à l’automne.
AMADOU.—On ne trouve plus l’amadou que chez les pharmaciens,
sous le nom d’agaric,—pour arrêter l’hémorragie que cause quelquefois
la piqûre des sangsues. L’ancien briquet, si curieusement décrit par
Boileau, n’existe plus,—il a été remplacé par des allumettes
chimiques, des briquets phosphoriques, etc., etc., et toutes sortes
d’autres inventions infectes et dangereuses. La pierre et l’amadou—ne
donnaient du feu que quand on leur en demandait,—quelquefois même en se
faisant un peu solliciter;—mais les nouveaux briquets s’allument
d’eux-mêmes au moindre frottement dans une poche ou dans une malle;—une
allumette ne prend pas, on la jette par terre,—sous une table,—sur de
la paille, elle s’allume un quart d’heure après.—Un grand nombre des
incendies dont on parle si fréquemment aujourd’hui doit être attribué à
ce progrès de l’industrie.
AGRAIRE.—Loi agraire.—La première loi agraire parut en l’an de
Rome 268;—elle avait pour but de partager entre les citoyens les terres
conquises sur l’ennemi.—Les citoyens y prirent goût, et, une quinzaine
de fois depuis, de nouveaux partages de terres furent proposés par
quelques tribuns qui n’en avaient pas. Les terres à partager, cette
fois, étaient celles des plus riches citoyens.
La loi agraire a été de tous temps le rêve de beaucoup d’amis du peuple, gênés dans leurs affaires particulières; on aime assez à partager les biens des autres.—Un des inconvénients d’une loi agraire,—et un des moindres,—serait de ne rien changer absolument. Faites aujourd’hui un partage égal entre tous—et, avant dix ans, le travail, l’astuce, l’avidité, l’industrie, l’avarice d’une part,—la paresse, l’insouciance, la droiture, la prodigalité d’autre part, le hasard des deux côtés,—auront rétabli les choses en l’état où elles sont aujourd’hui.
ARCHITECTE.—Un architecte apprend pendant dix ans à faire des
temples grecs—pour finir par construire péniblement des appartements de
cinq cents francs de loyer, sous la direction d’un maître maçon; je ne
me rends pas bien compte de l’art des architectes:—leurs plus sublimes
inventions sont renfermées dans les combinaisons peu variées que l’on
peut faire avec cinq chapiteaux de colonnes qui, du reste, font un effet
affreux quand ils sont mélangés,—comme on le fait assez volontiers
aujourd’hui;—ce qui réduit l’art de l’architecte à décider quel ordre
il adoptera entre cinq,—ou plutôt, si l’on regarde nos monuments
modernes, quel monument ancien il copiera honteusement.
AIR.—L’air est au moins aussi indispensable à la vie que les
aliments.—En conséquence, il a été longtemps considéré comme chose de
première nécessité.
On serait fort étonné si l’on savait que des gens, pour un avantage quelconque, se résignent à ne manger habituellement que le tiers ou le quart de ce qui leur est nécessaire;—on ne s’étonne pas que des gens passent une partie de leur vie à s’efforcer d’arriver à avoir le droit de s’enfermer cinq heures par jour dans une grande chambre où ils sont quatre cent cinquante à se disputer l’air qui suffirait à peine à cent cinquante hommes.
Il est prouvé par la chimie que, pour qu’un homme respire librement et sans souffrance, il lui faut au moins six mètres cubes d’air par heure.
Dans les théâtres, on n’a pas le quart de cette quantité d’air, pas le cinquième à la Chambre des députés.
Ceci est le résultat d’analyses exactes faites par les chimistes les plus distingués.
APÔTRES.—Les apôtres deviennent fort rares,—tout le monde se
déclarant dieu dans sa petite sphère—et personne n’admettant plus ni
hiérarchie ni autorité.
ASSASSINS.—Jouissent d’une assez grande considération.—Beaucoup
de femmes ont obtenu des autographes de Fieschi.—Nous parlions, le
mois dernier, d’une femme célèbre, qui, dit-on, porte sur son cœur
des cheveux d’un autre assassin.—On a imprimé de fort mauvais vers d’un
nommé Lacenaire, et les éditeurs de ces vers ont raconté avec orgueil
leurs conversations avec ce Mandrin prétentieux.
On a vu récemment de quels égards,—disons plus,—de quelle admiration était entourée une femme qui avait empoisonné son mari.
Nous avons signalé plusieurs fois deux classes de philanthropes, dont Dieu devrait bien délivrer la France,—si la protection qu’il lui accorde n’est pas simplement un faux bruit que font courir et M. Persil, en sa qualité de directeur de la Monnaie, et les pièces de cent sous.
L’une de ces deux classes de philanthropes fait des essais qui aggravent d’une façon horrible les peines infligées par la loi, essais qui condamnent au désespoir, à la folie, au suicide, des gens que la loi et la vengeance publique ne condamnent qu’à quelques années de prison.
La seconde classe des philanthropes, au contraire, est prise d’une
tendre pitié pour les assassins; elle ne songe qu’à les entourer de
toutes les douceurs de la vie, ce qui ne contribue pas peu à les
maintenir dans leur voie.
Le jury, de son côté,—trouve presque toujours dans les crimes les
plus horribles des circonstances dites atténuantes,—qui ne laissent pas
de donner ainsi quelques encouragements.
ASSISES.—Cour d’assises.—Je ne sais pourquoi on ne donne pas un
peu plus de majesté aux chambres de justice, invariablement ornées, pour
le fond, d’une sorte de paravent en papier bleu de l’effet le plus
déplorable.—C’est bien assez des avocats, et quelquefois du jury, pour
y mêler du mesquin et du ridicule.
ALCHIMIE.—Cette science, qui consistait autrefois à chercher les
moyens de faire de l’or,—par la transsubstantiation des métaux,—a fait
aujourd’hui de notables progrès;—elle consiste encore aujourd’hui à
faire de l’or,—mais on y arrive d’une manière certaine,—et ce ne sont
plus des métaux que l’on met dans la cornue,—mais bien toutes sortes
d’un rare usage,—telles que—la probité, la liberté, les douces
affections, l’amour-propre, la dignité, la justice, etc., etc.
AMARYLLIS.—Voir AMBROISIE.
ANNONCES.—Procédé par lequel—les journaux—se font les paillasses
chargés d’attirer la foule par leurs lazzis, autour de tous les
charlatans de l’époque.
AUTEL.—Manière vicieuse dont M. de Rambuteau, préfet de la Seine,
écrit le mot hôtel.
AMAZONES.—Les anciennes amazones se brûlaient, dit-on, le
sein—pour tirer plus commodément de l’arc;—les amazones modernes, au
contraire,—loin de diminuer aussi brutalement leurs attraits,—ont
adopté un costume qui en montre—au moyen des jupes de crinoline ou de
la ouate, un peu plus que la plupart n’en ont réellement.
AMBROISIE.—Liqueur dont parlaient beaucoup les poëtes—à l’époque
où, mis en dehors des plaisirs de la vie,—ils étaient obligés de les
suppléer par des fictions.—L’ambroisie est aujourd’hui remplacée par
le vin de Champagne, qu’ils boivent réellement.—Ils ont également
remplacé les Amaryllis, les Iris, Églé,—auxquelles ils
adressaient autrefois leurs vers, par des comtesses de***, des marquises
de*** et des duchesses également de trois étoiles; je désire pour eux
que les unes soient plus réelles que n’étaient les autres.
AIGUILLE.—Les femmes s’en servaient à une époque où elles
comprenaient qu’il était plus beau d’inspirer des vers que d’en faire
soi-même.—Beaucoup ont remplacé l’aiguille par la plume,—quelques-unes
par le cigare.
ALMANACH.—Un almanach a été longtemps—un petit livre ou un
carré de carton—spécialement destiné à dire le jour du mois,—le
quartier de la lune—et les éclipses de soleil.
Le double Liégeois—y ajoutait «l’art de savoir l’heure qu’il est à midi au moyen d’une paille» et un certain nombre de bons mots attribués à des Gascons—et commençant toujours par cadédis!
On fait aujourd’hui pour le peuple des almanachs politiques assez curieux.
En voici un dans lequel on trouve les phrases que voici;—quoiqu’elles soient de M. le vicomte de Cormenin,—elles font regretter les cadédis du double Liégeois:
«De tous les gouvernocrates sous lesquels nous avons eu depuis cinquante ans le bonheur de vivre, il n’y en a pas de plus inconséquents que ceux de ce quart d’heure-ci.»
Que veut dire gouvernocratie?
Nous avons démocratie, qui veut dire gouvernement du peuple;—aristocratie, qui veut dire gouvernement des meilleurs ou de la noblesse.
Ces deux mots sont formés de deux mots grecs.
Gouvernocratie—est formé d’un mot grec et d’un mot de l’invention de M. de Cormenin:—la gouvernocratie est le gouvernement des gouvernements.
«Si la loi se tait, ils la font parler:—si elle ne dit pas un mot de ce qu’ils veulent qu’elle dise, ils la tordent, ils la tirent dans tous les carrefours pour en frapper au visage tous les citoyens, ils montent à l’échelle—et ils placardent leur loi.»
Quel langage! bon Dieu!
AVOCAT.—Lire les Guêpes depuis trois ans.
APPRENTISSAGE.—Mot qui n’a plus aucun sens dans la langue:—on
n’apprend plus, on sait.
Qu’un adolescent,—ayant l’intention d’écrire, se présente dans un journal;—la première chose qu’on lui confiera, c’est la critique littéraire;—il fera paraître à sa barre tous les plus grands talents et il les traitera dédaigneusement,—leur reprochant leurs fautes et leur enseignant comment il faut faire.
On prend les législateurs et les ministres dans la classe des fabricants de drap, des épiciers, des raffineurs de sucre.
ASSURANCES CONTRE L’INCENDIE.—L’agent d’une société d’assurances
contre l’incendie vous persécute pendant trois mois, s’introduit chez
vous sous cent prétextes, vous envoie sous bande les récits des
incendies que racontent les journaux;—enfin, vous cédez, vous vous
faites assurer. L’agent vous aide dans l’estimation de votre mobilier.
—Pour combien faites-vous assurer vos tableaux?
—Mes tableaux?—je n’ai pas de tableaux.
—Eh bien! et ces cadres?
—De mauvaises croûtes.
—Mais non,—mais non, c’est meilleur que vous ne pensez;—faites-moi assurer ça pour dix mille francs.
—Mais ils ne valent pas cinq cents francs. Je ne veux pas voler votre Compagnie, qui aurait à me rembourser en cas d’incendie—une somme dix fois égale à la valeur de mes images.
—Vous ne la volez pas le moins du monde, la spéculation consiste à payer peut-être une forte somme—et à recevoir certainement un grand nombre de petites—proportionnées à la grosse somme qu’on espère bien ne pas payer;—les risques et les chances sont calculés.—L’assurance est un pari:—je parie dix mille francs une fois pour toutes que vos tableaux ne brûleront pas;—vous pariez tous les ans une certaine somme qu’ils brûleront. Ceci est comme l’ex-loterie:—on vous donnait soixante-quinze mille francs pour vingt sous,—mais il y avait tant de chances contre vous, que vous apportiez pendant toute votre vie vos vingt sous tous les deux jours—et qu’on ne vous donnait jamais les soixante-quinze mille francs.
Vous cédez,—votre conscience est calmée, vous n’avez plus peur de voler la Compagnie.
Au bout d’un an, de cinq ans, de dix ans, vos tableaux brûlent.
La Compagnie cherche d’abord si elle ne pourrait pas vous faire guillotiner,—ou au moins vous envoyer aux galères, en établissant que vous y avez mis le feu à dessein;—si elle ne réussit pas,—comme on a sauvé quelques morceaux de cadre, dans lesquels restent une jambe ou une tête, on vous explique que vous n’avez subi qu’un sinistre partiel, et qu’il est juste de procéder à une estimation.—On vous défend alors de rentrer chez vous; on met les scellés sur votre logis;—si vous dérangez une épingle, l’assurance ne répond plus de rien,—vous rendez son expertise impossible.
On traîne en longueur,—on élève des difficultés;—beaucoup de gens se découragent, s’impatientent,—ou sont obligés de se servir des choses qu’ils ont chez eux,—et renoncent à l’assurance.
Vous êtes plus persévérant, vous ne vous rebutez ni des retards ni des ambages.
La Compagnie fait évaluer par des experts la valeur réelle des tableaux qui sont brûlés;—on a recours aux marchands qui vous les ont vendus. Et on vous indemnise sur cette estimation,—après que vous avez payé pendant dix ans une somme proportionnée à la valeur fictive à laquelle on vous avait fait porter vos tableaux; et le tour est fait.
AVANT-SCÈNE.—L’avant-scène, dans certains théâtres,—remplace les
bancs qu’on mettait autrefois sur le théâtre et sur lesquels les
élégants d’alors venaient prendre place, se mêlant aux acteurs par leurs
gestes et par leur voix, empêchant le public de voir et d’entendre.
Les spectateurs de l’avant-scène—paraissent décidés à faire partie du spectacle;—leur mise, leurs gestes affectés, leurs poses, leur ton de voix élevé, tout l’annonce d’une manière certaine.
ADMINISTRATION.—Aucun ministre ne se mêle
d’administration,—tous sont absorbés par ce qu’on appelle les
questions politiques,—c’est-à-dire par le soin de rester en place.
L’administration est faite au moyen de quelques vieilles routines et de quelques vieux chefs de bureau.
Il n’en peut, du reste, être autrement à une époque où un ferblantier ambitieux—ou un marchand de parapluies qui sent baisser son aptitude, peuvent devenir députés et ministres, pourvu qu’ils soient attachés à un parti qui arrive aux affaires.
AMOUR.—Il est bien rare qu’on n’éprouve pas un étonnement mêlé de
désappointement en voyant pour la première fois l’objet d’une grande
passion.—On cherche le plus souvent en vain dans les charmes de la
personne aimée—l’explication de l’amour qu’elle a inspiré.
En effet, l’amour est tout dans celui qui aime;—l’aimé n’est qu’un prétexte.
Voici une statue,—le sculpteur a voulu en faire un dieu;—peu importe qu’il ait réussi à lui donner l’air de la majesté et de la puissance:—ce n’est pas le sculpteur qui fait le dieu,—c’est le premier manant qui se mettra à genoux devant la statue et qui la priera.—Faites un Jupiter plus beau que le Jupiter Olympien,—ce ne sera qu’une belle statue.—Allez voir dans l’église d’Étretat une bûche peinte en bleu et en rouge et appelée saint Sauveur,—vous verrez un dieu.
AMOUR DU PEUPLE.—C’est un rôle qu’on joue et pas autre
chose;—c’est un emploi qu’on adopte en montant sur la scène politique;
on joue les amis du peuple, comme sur d’autres théâtres on joue les
Trial ou les Elleviou.
Les prétendus amis du peuple—l’ont de tout temps poussé à la paresse, à la pauvreté, à la révolte, à la prison et à la mort.
AMITIÉ.—Il n’est personne qui ne veuille avoir un ami;—mais où
sont les gens qui s’occupent d’en être un!
On se construit un type de Pylade—devoué, humble, obéissant, prêt à toutes les corvées,—et on gémit de ne pas le trouver.—Demander un ami ainsi fait, sans avoir bien examiné si on est prêt à être ce qu’on veut qu’il soit,—ce n’est pas montrer une âme tendre, comme le croient ceux qui remplissent l’air de leurs plaintes à ce sujet,—c’est faire un vœu d’avare pareil à celui de désirer cent mille livres de rente.
AMITIÉ DES FEMMES.—A la rigueur, il pourrait y avoir de l’amitié
entre deux hommes qui n’auraient ni le même état ni les mêmes
prétentions,—et dont aucun n’aurait rendu de services importants à
l’autre.
Mais, les femmes ayant toutes le même état, qui est celui d’être jolies et de plaire,—il ne peut y avoir d’amitié entre deux femmes, à moins qu’une des deux ne soit laide et vieille, le sache, le croie,—ne veuille le cacher à personne, et ait de bonne foi donné sa démission de femme.
B.—Lettre qui remplace momentanément la lettre M pour l’austère
M. Passy, qui est depuis huit jours enrhumé du cerveau,—ce qui le
condamnait, il y a deux ou trois jours, à dire: «Je ne peux pas banger
de bouton.»
BALADIN.—BATELEUR.—(Voyez ACTEUR.)
BAÏONNETTES.—Un officier français assistant à l’exercice à feu
d’un régiment prussien—ne put s’empêcher d’admirer la précision des
tireurs.
—Eh bien! lui dit un général prussien,—que pensez-vous de cela?
—Je pense, reprit le Français, que je suis de l’avis de beaucoup de mes camarades;—nous voulons proposer au ministre de la guerre de supprimer la poudre dans l’armée française,—et de ne plus admettre que l’usage de la baïonnette.
Nous avons parlé déjà, à plusieurs reprises, de l’admirable invention des politiques de ce temps-ci,—qui ont imaginé les baïonnettes intelligentes,—c’est-à-dire une armée composée de quatre cent mille hommes,—chacun agissant à sa guise et d’après ses idées particulières.
Un digne pendant a été presque en même temps trouvé à cette remarquable découverte,—c’est-à-dire une administration dans laquelle personne n’obéit à personne.
On jouit en ce moment d’un spécimen agréable de fonctionnaires indépendants.—MM. Hourdequin, Morin et autres employés de la préfecture de la Seine sont occupés à répondre en cour d’assises au sujet d’actes d’INDÉPENDANCE poussée jusqu’à la prévarication et la concussion.
BADE.—Autrefois était une ville d’Allemagne. Aujourd’hui ce nom
s’applique à deux ou trois villages des environs de Paris,—où certains
élégants peu riches vont se cacher pendant trois mois,—pour dire à leur
rentrée à Paris—qu’ils viennent de Baden-Baden—ou de quelque autre
lieu de plaisir et de faste.
BAILLONNER.—Ce mot, autrefois, signifiait l’action de mettre à un
homme un bâillon qui l’empêchait de parler.—Aujourd’hui un journal
injurie le roi, les ministres, provoque un peu le peuple à la révolte et
se plaint à sa troisième page de ce que l’on bâillonne la presse.—Un
avocat ayant à défendre un voleur, défend en même temps le vol, et
propose une loi agraire à main armée;—il termine en disant: «Je
m’arrête, bâillonné que je suis par la partialité du ministère
public.»
Bâillonné n’a donc plus le sens qu’il avait autrefois; un homme bâillonné est un homme qui n’a plus rien à dire et qui veut faire croire qu’il s’arrête volontairement.
BANLIEUE.—Campagne des Parisiens,—le Parisien, fatigué de l’air
épais de la ville,—va respirer l’air pur des champs;—il va dans un
village où les maisons sont entassées dans la boue,—il dîne dans un
salon de cent cinquante couverts,—et revient enchanté de sa journée—et
de ses plaisirs champêtres.
BÉNIR.—L’autorité, qui poursuit avec tant d’exactitude des
publications politiques, ennuyeuses, que personne ne lirait sans cela, a
laissé représenter des pièces d’une immoralité plus effrayante qu’on n’a
voulu le voir.
La fameuse pièce de Robert-Macaire—a fourni des formules facétieuses pour une foule de choses, dont ceux mêmes qui les faisaient n’osaient pas parler;—la police correctionnelle présente chaque jour des épreuves nouvelles de ce modèle offert au peuple.
La bénédiction paternelle,—une des choses les plus touchantes et les plus respectables,—est tombée dans le domaine du ridicule;—il y a bien des jeunes gens braves et courageux, prêts à se faire tuer pour une bagatelle,—combien y en a-t-il qui oseraient dire tout haut, dans une société d’autres gens: «Mon père m’a donné hier soir sa bénédiction,» depuis qu’on nous a représenté le baron de Wormspire bénissant sa fille,—et Robert-Macaire disant: «Voilà un gaillard qui bénit bien.»
BÉSICLES.—Les bésicles ou les lunettes—sont la marque d’une
infirmité fâcheuse.—D’où vient que ceux qui en portent en tirent à
leurs propres yeux une grande importance, montrent par leur attitude,
leur manière de porter la tête, de parler, et, en un mot, par un air
capable et dédaigneux, qu’ils prennent cela pour une supériorité sur
ceux qui ont de bons yeux?
C’est une chose réelle,—que j’ai remarquée cent fois, mais dont je n’ai pu jusqu’ici deviner la raison.
BAVARDER.—Le pays a été saisi depuis un certain nombre d’années
d’une fièvre de bavardage inouïe dans les fastes de la sottise
humaine.—Tout le monde veut parler,—on a recours pour cela à des
subterfuges incroyables.—On veut être député,—ou membre du conseil
municipal,—ou membre d’une société savante,—ou d’une société
philanthropique,—ou littéraire, ou de sauvetage,—ou
d’horticulture,—non pour sauver des naufragés, non pour faire des
recherches, mais pour parler; on ne cause plus, on ne rit plus, on ne
chante plus;—on parle,—tout le monde parle et tout le monde parle à la
fois;—les gens de la tour de Babel,—gens peu avancés, se séparèrent
quand ils virent qu’ils ne s’entendaient plus,—aujourd’hui, grâce aux
progrès, on ne s’arrête pas pour si peu.—Qu’est-ce que fait de ne pas
comprendre à des gens qui n’écoutent pas, et qui ne veulent que parler?
(Voir AVOCAT.)
BARON.—Tout le monde prenant à son gré aujourd’hui des titres de
comte et de marquis,—celui de baron ne vaut pas la peine d’être
usurpé,—et c’est le seul qui m’inspire quelque confiance; il n’y a que
ceux qui l’ont réellement qui s’avisent de le porter:—les autres ont
aussitôt fait de prendre un titre plus élevé.
BALAYER.—Les portiers de Paris ont l’ordre de balayer le devant de
leur porte.
En conséquence, tout portier du côté des numéros pairs—pousse ses ordures de l’autre côté du ruisseau contre les numéros impairs;—les portiers des numéros impairs poussent leurs ordures contre les bornes des numéros pairs.
BANAL.—Banalités.—On n’applaudit pas la plus belle chose du
monde la première fois qu’elle est dite;—pour cela il faut juger
soi-même et risquer d’applaudir seul:—c’est un courage qui est
peut-être le moins vulgaire de tous les courages.
Il y a des sottises banales,—que les gens d’esprit ne veulent pas dire et qui rapportent gros aux imbéciles.
BABEL.—(Voir BAVARDER.)
BAPTÊME.—Quelqu’un, je ne sais qui,—a imaginé une assez belle
expression—pour les soldats qui pour la première fois assistent à une
bataille:—ce quelqu’un a dit qu’ils recevaient le baptême du feu.
On a abusé de ce mot,—ou plutôt on l’a parodié sérieusement;—il y a un parti en France,—qui dans son opposition au gouvernement a accepté une position si dangereuse et si radicale à la fois, qu’il lui faut prendre la défense de tout ce que le gouvernement attaque,—à tort ou à raison.—Quelques voleurs ont dû à ce système un grand appui—et une importance politique assez curieuse;—on en est venu à faire à un homme un mérite de tout démêlé avec la justice,—et l’on a créé cette expression, qui a été à plusieurs reprises employée sérieusement par des gens qui affichent des prétentions à la gravité: «—Il a reçu le baptême de la police correctionnelle.»—Ce qui a fait un peu de tort à cette phrase, c’est que plusieurs des héros auxquels on l’avait attribuée—ont reçu ultérieurement la confirmation des travaux forcés.
BANQUET.—Il y a une dizaine d’années—que j’ai dit pour la
première fois ce que je pensais des banquets politiques, alors fort en
honneur;—j’ai dit la vérité sur ces ripailles où les chansons à boire
étaient remplacées par des discours mêlés de hoquets;—je peignis nos
représentants se disant entre eux: «La patrie est en danger, mangeons du
veau.» Je fis une image fidèle de ces gueuletons où tout le monde parle,
où personne n’écoute, et où on commence à régler les plus graves
intérêts du pays à un moment où il serait fort difficile aux convives de
regagner leur demeure sans le secours d’un fiacre, et de gagner le
fiacre sans le secours d’un garçon.
Je n’ai atteint qu’un but:—chaque parti a adopté mon appréciation pour les banquets de ses adversaires,—mais non pour les siens.
BOURGEOIS.—Dans les procès de la presse, le jury qui prononce a
aussi un jugement à entendre à son tour. Si le journal incriminé gagne
son procès, il appelle les jurés sauvegardes des libertés de la
France—et raconte comme quoi il a été acquitté par l’élite du
pays.—S’il est au contraire condamné,—le jury est une institution
usée, et le journal a succombé devant de stupides bourgeois.
BATIFOLER.—On connaît la façon dont les paysans entendent
l’amour:—des coups de coude, des tapes bien appliquées,—toutes sortes
de niches brutales,—sont pour eux les premières expressions d’une
véritable flamme; mais la plupart des filles des champs savent que ce
n’est qu’un prélude.
Je rencontre l’autre jour une petite fille de douze ans,—à la mine éveillée;—elle avait le teint animé.—Je lui demande d’où elle vient!
—Eh! des bois donc.
—Et qu’allais-tu faire aux bois?
—J’étais avec mon amoureux donc.
—Et qu’est-ce que tu faisais au bois avec ton amoureux.
—Et vous l’savais ben.
Je me sentis un peu embarrassé,—effrayé même de la précocité de la bergère.
—Non, vraiment, je ne le sais pas.
—Vous riais,—je vous dis q’vous l’savais ben.
—Je t’assure que non.
—Vous voulais m’faire croire qu’vous n’savais point c’qu’une fille va fare au bois avec son amoureux?
—Peut-être les autres, mais toi.
—Moi, comme les aut’donc!
—Enfin que faisais-tu?
—Vous l’savais ben—que je vous dis.
—Eh! non.
—Eh ben,—j’nous j’tions d’la tarre—donc.
BONNE.—Une bonne personne, dans la bouche d’une femme qui parle
d’une autre femme,—veut dire que la femme dont elle parle—est laide,
mal faite et bête.
C’est dire qu’elle a la bonté de n’être pas une rivale possible.
Une femme bien faite—est une femme qui est maigre et qui a des marques de petite vérole. (Voir AUSTÈRE,—AUSTÉRITÉ.)
Décembre 1842.
Économie de bouts de chandelles.—Les alinéa.—Une lettre de faire part.—Qui est le mort?—Le Télémaque et M. Victor Hugo.—Le procès Hourdequin.—M. Froidefond de Farge.—Un poëte.—Les philanthropes et les prisonniers de Loos.—M. Dumas, M. Jadin, et Milord.—Une lettre de M. Gannal.—M. Gannal et la gélatine.—Une récompense.—Le privilége de M. Ancelot.—Amours.—Les chemins de fer.—L’auteur des GUÊPES excommunié.—Un Dieu-mercier.—Ciel dudit.—Un marchand de nouveautés donne la croix d’honneur à son enseigne.—Le chantage.—Histoire d’une innocente.—Histoire d’une femme du monde et d’un cocher.—Dictionnaire français-français.—Suite de la lettre B.
Il n’y a qu’un sot qui puisse se moquer d’un homme qui a un mauvais
habit, mais on a le droit de rire de celui qui porte des bijoux faux, ou
qui se promène au bois de Boulogne sur un mauvais cheval.—On est obligé
d’avoir un habit,—donc on l’a comme on peut, et tel qu’on peut;—mais
on n’est pas obligé d’avoir des diamants ni d’avoir un cheval.
La pauvreté fastueuse est la plus triste et la plus ridicule chose qui soit au monde.
Voyez, à Paris, cette place qui a si souvent changé de nom et qu’on appelle, je crois, aujourd’hui, place de la Concorde.—Je ne veux pas vous parler des fontaines mal dorées,—qui ne donnent d’eau qu’à une certaine heure,—ni des détestables statues qui les décorent;—je ne prétends mentionner ici que le nombre prodigieux de lanternes de mauvais goût dont est parsemée la place.
Certes, ces lanternes,—telles qu’elles ont été établies dans l’origine sur cette place immense, laissant échapper chacune une quantité de gaz,—de beaucoup inférieure à celle qui éclaire les plus petites boutiques de Paris,—ces lanternes répandaient une clarté déjà fort douteuse.
On regrettait qu’on n’eût pas imaginé de placer sur cette place—quelque grand foyer de lumière.
Mais aujourd’hui—on en est venu,—par une hideuse lésine, à fermer aux deux tiers les tuyaux déjà insuffisants du gaz,—et il ne reste sur la place de la Révolution qu’une vingtaine de veilleuses vacillantes,—qui ne servent qu’à augmenter, par une morne scintillation, l’incertitude et les hésitations de l’obscurité.
De plus, attendu qu’il y a beaucoup de lanternes sur la place de la Concorde,—on n’allume pas, ou on n’allume qu’à moitié les lanternes des rues adjacentes.
Ceci nous paraît être fait dans l’intérêt d’autres voleurs encore—que les voleurs qui travaillent le soir dans les rues.
Deux de nos journalistes les plus spirituels—causaient
dernièrement ensemble à l’Opéra.—L’un des deux est nouvellement marié,
l’autre est depuis peu célibataire.
—Comment trouvez-vous votre nouvelle situation? demanda le premier.
—Mais, fort bonne... et vous, que dites-vous de la vôtre?
—Ah! mon bon ami, il n’y a que d’être marié, voyez-vous; je travaille et j’ai ma femme à côté de moi; à chaque alinéa, je l’embrasse,—c’est charmant!
—Ah! je comprends,—dit l’autre en s’inclinant vers la femme de son confrère, qui paraissait fort attentive au spectacle,—je comprends pourquoi votre style est maintenant si haché.
Le célibataire a raconté les confidences du nouveau marié.—Ceux auxquels il en a parlé les ont, à leur tour, racontées à d’autres,—et chaque lundi—on compte curieusement combien il y a d’alinéas dans le feuilleton de l’heureux époux.—Il s’établit à ce sujet les discussions les plus singulières pour ceux qui ne sont pas initiés.
—Comment! il n’a mis là que point et virgule?
—Oui.
—Comme les hommes sont inconstants! Il pouvait mettre un point.
—Le sens n’indique que point virgule.
—Oui,—mais sa femme est si jolie,—j’aurais mis un point.
—Pauvre petite femme! le dernier feuilleton est bien compacte!
J’ai déjà parlé de cet usage peu décent qui se glisse, depuis
quelque temps, à propos des lettres de faire part.
Autrefois le mort avait la place d’honneur, et c’était au bas de la lettre—qu’on mettait: de la part de ***, de *** et de ***.
Aujourd’hui les parents et héritiers—commencent par vous annoncer leurs noms et prénoms, titres, emplois, décorations, etc.; puis, quand tout est fini, quand il ne reste plus rien à dire sur eux-mêmes, ils vous apprennent accessoirement en deux lignes que monsieur un tel est mort,—et que ce monsieur un tel avait pour titres et dignités l’honneur d’être père, oncle et cousin des remarquables personnages mentionnés plus haut.
Voici de cette inconvenance un des exemples les plus frappants qui me soient encore tombés sous la main.
«M. S*** Mais***, négociant à Lesay, ancien militaire, ancien notaire, ancien maire, ancien suppléant du juge de paix, ancien membre du conseil d’arrondissement, ancien membre du conseil général, et actuellement membre du conseil municipal de sa commune, du comice agricole de Melle et de la Société d’agriculture de Niort; M. L*** R***, notaire à Sauzé, membre du conseil d’arrondissement et du conseil municipal de sa commune, et mademoiselle Louise L*** R***, ont l’honneur de vous faire part de la perte douloureuse qu’ils viennent de faire, le 19 de ce mois, de madame S*** Mai***, L*** M*** Berl***, leur épouse, belle-mère et grand’mère.»
Ce nouveau mode a plusieurs inconvénients:
1º En lisant: «M. M***, ancien militaire, ancien notaire, ancien maire, ancien suppléant du juge de paix, ancien membre du conseil d’arrondissement, ancien membre du conseil général,» vous pouvez supposer que ce monsieur, qui n’est plus tant de choses, n’est peut-être plus vivant,—a quitté la vie avec tous ses honneurs et que c’est lui que vous êtes invité à pleurer;—vous vous le tenez pour dit—et vous n’en lisez pas davantage.—Quelque temps après vous le rencontrez dans la rue,—quand vous l’avez suffisamment regretté et quand vous êtes entièrement consolé de sa perte.
2º Ennuyé de tant de parents, de tant de dignités, de tant de gloire,—vous n’allez pas jusqu’au bout, vous jetez le papier au feu,—et, deux mois après, vous allez tranquillement faire une visite à madame Berl***—la vraie défunte,—vous la demandez au concierge, lequel vous répond qu’elle est toujours morte. Il est vrai que la lettre de faire part est à deux fins,—et qu’elle annonce à la fois la perte douloureuse de madame Berl*** et celle des titres de notaire, de suppléant de juge de paix,—de maire, etc., etc.
Rapprochez cette lettre d’une autre lettre publiée par le même M. Mais*** le 26 juillet 1842—et où l’on trouve—après deux ou trois pages consacrées à l’éloge de son administration comme maire de Lesay:—«Si j’ai parlé de ce que j’ai fait pour mon endroit, qu’on n’aille pas croire que j’y mets de la vanité;—non, je n’en ai jamais été affublé.»
Vers 1793,—je crois, un navire appelé Télémaque—sombra devant
Quillebœuf,—près du Havre-de-Grâce. On fit plusieurs récits à ce
sujet. D’immenses richesses, dit-on, avaient été cachées dans ce navire,
dont le chargement de bois de construction n’était qu’un
prétexte.—Plusieurs millions et une énorme quantité de vaisselle
d’argent étaient enfouis dans les flancs du vaisseau submergé.—Deux
Sociétés par actions se sont, depuis quelques années, fondées pour le
sauvetage du Télémaque.—Le gouvernement a mis de son côté toute la
bonne grâce possible:—il a fait l’abandon de la part que la loi lui
accorde,—ne réservant qu’un cinquième pour les invalides de la
marine,—et «le droit d’acheter, par préférence, les objets d’art qui
pouvaient se trouver dans le vaisseau.»
La première tentative n’a pas réussi.—La seconde Société a été plus heureuse, et on a vu le navire sortir du sable—et paraître à fleur d’eau.
On a pensé alors à émettre les actions qui restaient encore. «Allons, messieurs, on voit le navire.—Voulez-vous marcher sur le pont? vous n’aurez de l’eau que jusqu’aux genoux. Prenez des actions.—Chaque action donne droit à une part proportionnelle dans les immenses richesses probablement cachées dans le Télémaque—dans le Télémaque sur lequel vous marchez; prrrrenez les actions!»
Mais bientôt un bruit courut dans la ville du Havre: «M. Victor Hugo ne veut pas qu’on achève le sauvetage du Télémaque.»
Et pourquoi M. Victor Hugo ne veut-il pas?
Voilà la chose:
M. Victor Hugo s’est présenté avec son frère, M. Abel Hugo, chez l’agent de la Société à Paris, et il a fait opposition au sauvetage du Télémaque—parce qu’il y a dedans quelques millions y déposés par un oncle de ces messieurs, appelé archevêque Hugo.—Ils réclament leurs millions.
Ceci fit grand effet. «M. Hugo a tort, disaient les uns.—M. Hugo a raison, répondaient les autres.—Il y a prescription, s’écriaient ceux-là.—Il n’y a pas prescription, répliquaient ceux-ci.—Il y a plus de trente ans.—Oui, mais il n’y a pas eu de nouveau propriétaire en faveur duquel on puisse invoquer la prescription; l’espace écoulé n’est qu’une parenthèse dans la propriété: M. Hugo est dans son droit.»
Et quelques-uns disaient: «Vous voyez bien qu’il y a dans ce navire des richesses infinies,—puisque la famille Hugo réclame déjà des sommes énormes.—Prrrrenez des actions!»
J’allai alors à Paris,—et je demandai à M. Hugo,—comme on le demandait au Havre: «Ah ça! pourquoi ne voulez-vous pas qu’on amène à terre le Télémaque?»
A quoi M. Hugo me répondit qu’il ne connaissait d’autre Télémaque que le fils d’Ulysse;—le Télémaque de Fénelon, qu’on en pouvait bien faire ce qu’on voulait, qu’il ne s’en souciait en aucune façon,—et ne le lisait pas.
Je lui appris alors de quoi il était question;—il fut très-étonné, ne renia pas son oncle l’archevêque, mais m’apprit qu’il était mort depuis plus de cent cinquante ans, et que, par conséquent, il n’était pas probable qu’il eût mis ses richesses sur le Télémaque en 1793.
Le Télémaque est toujours entre deux eaux,—mais je suis heureux de faire savoir aux habitants du Havre que M. Hugo—ne s’oppose pas à ce qu’on amène le Télémaque à terre,—ne fût-ce que pour voir en quel état se trouvent les tableaux que le gouvernement s’est réservé le droit d’acheter.
Ce qui m’inquiète pour la conservation de ces tableaux, c’est qu’un marin m’a apporté un anneau de la chaîne de l’ancre du Télémaque, et que cet anneau est plus d’à moitié rongé.
Le procès des employés de la ville de Paris—accusés de
prévarication s’est terminé par la condamnation des principaux accusés à
trois et à quatre ans de prison.
Mais, par un oubli plus singulier, il n’est nullement question de restitution envers les propriétaires que ces messieurs, de leur autorité et par leurs manœuvres, ont condamnés à la misère à perpétuité.
Un témoin—auquel, dans l’affaire Hourdequin,—le président
demandait s’il reconnaissait le principal accusé—n’a pu contenir un
mouvement d’indignation en voyant l’auteur de sa ruine—et a ajouté à sa
réponse affirmative une épithète plus juste qu’agréable.
Le président, M. Froidefond de Farge, a été assez malheureux pour dire: «Témoin, taisez-vous, et RESPECTEZ LE MALHEUR.»
Il résulte de ceci, entre autres choses,—qu’il y a en France trop
de fonctionnaires et qu’ils ne sont pas assez payés;—qu’il y a un
danger qui se glisse dans toutes les existences:—c’est que toutes les
classes de la société ont augmenté leurs besoins et leurs dépenses,—et
que les salaires diminuent partout;—plus mille autre choses que je
dirai une autre fois.
Pendant le procès Hourdequin, le président, le procureur du roi et
tous les avocats—ont fait des allusions plus ou moins directes—à ceci:
«La loi reconnaît coupable et punit le corrupteur comme le corrompu.—Pourquoi ceux qui ont corrompu les accusés ne sont-ils pas assis à côté d’eux et enveloppés dans la même accusation?»
Le président, le procureur du roi et les avocats avaient raison sur une des faces de la question.
Les gens qui avaient donné de l’argent aux employés de la ville doivent être divisés en deux classes.—Les uns sont des spéculateurs—qui donnaient à ces messieurs une partie de leurs bénéfices;—l’avidité et la corruption entraient dans leurs calculs:—ceux-là sont complices et devaient être jugés.—Les autres sont des propriétaires menacés dans leur fortune et persuadés avec raison qu’ils ne sauveraient une partie de leur patrimoine qu’en sacrifiant l’autre partie; ils ont fait la part du feu:—ceux-ci sont des victimes, ils devraient être indemnisés.
On n’a ni jugé les premiers ni indemnisé les seconds.
On m’envoie un livre belge qui explique suffisamment le besoin
qu’éprouvent les libraires belges de n’imprimer que des livres
français;—voici quelques échantillons des vers français de M. K.
Kersch.
Meurtrier de mon semblable,—un homme bien innocent.
Pardon, monsieur Kersch,—je ne veux pas vous chicaner sur votre second vers, qui a deux syllabes de trop,—mais je désire vous demander une explication sur le sens des deux vers.—Votre criminel dit qu’il a tué son semblable—et il s’intitule lui-même monstre dégoûtant:—le semblable d’un monstre dégoûtant est un autre monstre dégoûtant,—alors ce semblable ne peut pas être un homme bien innocent.
Ou, s’il est un homme bien innocent et en même temps le semblable de votre parricide,—votre parricide est forcément le semblable de ce semblable;—donc il serait également un homme bien innocent—et en même temps un monstre dégoûtant et un parricide.—Tout cela est difficile à arranger.
Quoi! des milliers de bras, comme sur l’Océan,
Se lèvent agités, s’agitent en baissant;
Mille voix en furie ont vomi le délire:
Une tête bondissante ensanglante le sable.
Elle hurle et mugit,—elle n’est plus coupable.
Encore un vers un peu long;—mais si M. Kersch fait des vers trop longs assez souvent, il n’en fait jamais de courts,—ce qui prouve que ce n’est pas par défaut de fécondité,—mais que, au contraire, son génie est à l’étroit dans les douze syllabes de notre vers français.
«Ensanglante le sable» n’est pas très-exact.—M. Kersch ne connaît pas une horrible histoire qu’on raconte dans les ateliers,—histoire où le grotesque est singulièrement mêlé à l’horrible;—histoire que je vous dirai quelque jour où elle me paraîtra plus grotesque qu’horrible.—Dans cette histoire, le criminel—arrive sur l’échafaud, regarde le panier qui va recevoir sa tête—et il s’écrie: «Minute, minute!—qu’est-ce que c’est que ça?—qu’est-ce qu’il y a dans le panier? c’est pas de la sciure de bois, au moins; j’ai droit à du son, j’exige du son.»
Qui ne doit s’évanouir qu’au lever de l’aurore.
Qu’est-ce, me direz-vous, qu’un air centicolore?—Vous n’avez jamais vu de pareil air au ciel; je le crois bien, mon bon ami;—mais vous n’êtes pas poëte;—vous croyez qu’un poëte qui ne dort pas—va voir simplement ce que vous voyez.*—Quoi! les étoiles, fleurs de feu, dans les peupliers noirs,—les lucioles, violettes de feu sous l’herbe!—vous croyez qu’il entendra, comme vous et moi,—le bruit lointain de la mer, qu’il respirera—les odeurs des fleurs qui s’ouvrent le soir pour les papillons de nuit!—Allons donc, c’est à la portée de tout le monde, cela: c’est commun, c’est vulgaire;—parlez-moi, à la bonne heure, de voir un ciel qui a l’air centicolore; voilà ce qui vaut la peine de ne pas dormir, de prendre du café ou de ne pas lire les vers de M. Kersch.
Que nuit est un repos aux mortels nécessaire.
Il paraît qu’il y a quelque part un philosophe, belge probablement,—qui a osé dire qu’il fallait dormir la nuit;—mais, comme notre poëte le réfute, comme il le traite de philosophe arbitraire,—c’est-à-dire de tyran, comme il réclame hautement le droit de ne pas dormir,
Qui vient tout alarmer.
Après avoir remarqué cette image neuve du trépas à la large crinière, passons à un sujet moins triste;—passons à l’éloge de M. le comte de Liedekerke-Beaufort, ancien gouverneur de Liége:
Pendant des ans nombreux, il occupa le siége.
Le banc de gouverneur, de père des Liégeois.
Mais aussi quand M. Liedekerke cessa d’occuper le banc de père des Liégeois, ce fut un grand chagrin dans la ville:
Voici des peintures riantes:—c’est le printemps:
Vont murmurer dans les humbles feuillages (p. 48).
Les jeunes hommes se baignent.
A la large crinière (p. 51).
Il paraît qu’en Belgique les étangs sont comme le trépas: ils ont la crinière extrêmement large.
Ce que c’est que de voyager!—j’ai vraiment regret de toutes les irrévérences que j’ai laissé échapper maintes fois à l’égard des voyages—et du gros livre que je fais en ce moment contre eux.
Si j’étais allé en Belgique,—j’aurais vu des zéphyrs velus;—j’ai passé presque toute ma vie aux bords de la mer,—dans mon jardin,—et je n’ai jamais vu de zéphyrs velus.
Mais continuons:
M. Kersch—sort de chez lui et va errer dans le bois; il raconte ce qu’il y trouva:
D’une pleurante voix (p. 61).
. . . . . . . . . .
Mes pas se dirigèrent
Vers le lieu du soupir...
Grand Dieu! la belle noire!
Aux cheveux de corbeau.
Je ne pense pas que M. Kersch prétende que la belle noire qu’il rencontre ait des corbeaux pour cheveux,—comme les furies avaient des serpents.—Si nous cherchons un autre sens, nous trouvons que les cheveux de corbeaux sont des plumes,—donc il faut ne voir ici qu’une figure hardie pour exprimer que la belle avait des cheveux noirs comme l’aile d’un corbeau.
Au sein charmant d’albâtre.
Ah! ah!—la belle noire est une blanche. Eh bien! tant mieux.
Le vers est long;—mais faites donc entrer tant de perfections dans un vers de sept syllabes!
Au petit bras blanchâtre.
Pourquoi blanchâtre—quand la gorge est d’albâtre?—Ah çà! définitivement, de quelle couleur est la belle noire? Pourquoi blanchâtre?—Peut-être la belle a du duvet sur ses bras d’albâtre, ce qui les rend blanchâtres ou grisâtres; je n’aime pas trop cela, mais c’est peut-être très-bien porté en Belgique.
M. Kersch—s’approche,
De la comprendre mieux (p. 62).
Alors la bergère exhale son désespoir:
Dit-elle,
Les auteurs de ma vie,
Écraser l’amitié,
Percer la terre et l’onde,
Bouleverser le ciel,
Poignarder tout le monde...»
La bergère ne fait rien de tout cela cependant, et il faut convenir que c’est bien de sa part.
Déchire ses habits.
Quand elle a mugi et déchiré ses habits, elle tire un poignard.—M. Kersch s’élance, la désarme
«Qu’à ça le jeu ne se termine.»
La bergère lui raconte ses malheurs:—elle veut mourir parce que son amant ne vient pas; mais tout à coup,—derrière M. Kersch, paraît l’amant injustement accusé;—la bergère renaît au bonheur, et dit à M. Kersch:
Pour ce noble service (p. 65).
Je dirai comme la bergère,—comme la belle noire aux bras blanchâtres:
L’ouvrage se trouve à Liége,—imprimerie de DESSAIN, libraire, place Saint-Lambert.
ENCORE LES PHILANTHROPES!—A une lieue de Lille est l’abbaye de
Loos;—c’est une des principales maisons de détention de France: elle
contient trois mille prisonniers.
Si on lisait les condamnations des malheureux qui y sont renfermés,—on verrait qu’ils sont simplement condamnés à tant de mois ou d’années de prison.
Mais cette prison est livrée aux philanthropes de la seconde classe,—c’est-à-dire à ceux qui ont imaginé le régime cellulaire,—au moyen duquel les prisonniers deviennent, en moins de deux ans, fous ou enragés.
On condamne les prisonniers de l’abbaye de Loos au silence absolu,—qui est une nuance du régime cellulaire.
Le directeur actuel a,—dit-on,—demandé plusieurs fois l’autorisation d’accorder, comme récompense, aux prisonniers qui le mériteraient par leur conduite, un petit morceau de tabac et un verre de bière.
Il assure—que la passion de ces malheureux pour le tabac et la peine qu’ils éprouvent de s’en voir privés sont si grandes, que l’espoir d’en obtenir pour deux sous par semaine sur le prix de leur travail remplacerait—et avec plus d’efficacité, chez tous, tous sans exception, la crainte des châtiments et du cachot.
Cette demande du directeur est jusqu’ici restée sans résultats.
Je ne crois pas que l’administration ait le droit d’aggraver ainsi le régime des prisons.—Le régime cellulaire est une atrocité.
Un ministre ne peut l’autoriser sans l’assentiment des Chambres.—Quand un homme est condamné à la prison, on n’a pas plus le droit de l’isoler ainsi,—surtout après les horribles résultats qu’on en a vus,—que de lui faire trancher la tête.
Les Impressions de voyage de Dumas sont le plus souvent un petit
drame—dans lequel paraissent invariablement, comme personnages
principaux, d’abord Dumas lui-même,—puis Jadin le peintre,—puis
Milord, le chien de Jadin.
Dumas transporte ses deux compagnons, non pas seulement dans tous les pays où il va,—mais encore dans tous ceux où il lui plaît d’être allé.
Ainsi, il n’est pas rare que Jadin, dans son atelier de la rue des Dames, lise avec autant de plaisir que de surprise quelques reparties heureuses que lui, Jadin, aurait faites la veille à un pâtre sicilien. A chaque instant il lui faut endosser des responsabilités imprévues.
Il rencontre un ami—qui lui dit:
—Nous avons fait, il y a quinze jours, un souper ravissant;—nous voulions t’inviter, mais nous avons vu, par un feuilleton de Dumas, que tu étais en Suisse avec lui.
—Eh bien! monsieur, lui dit une femme,—je comprends à présent pourquoi vous n’aviez pas le temps de m’écrire,—moi qui vous croyais malade à Paris,—quand j’apprends par un feuilleton de M. Alexandre Dumas—que vous étiez avec lui à Livourne,—où vous preniez le menton d’une fille d’auberge.
—Pourquoi, diable, mon cher ami, faites-vous ainsi des plaisanteries sur le gouvernement pontifical?
—Moi, je n’ai jamais parlé du gouvernement pontifical.
—Allons donc,—c’est dans le journal.
Un soir,—j’étais alors voisin de Jadin,—il vint me chercher pour souper:—il avait un certain pâté.—Nous partons,—nous entrons à l’atelier, nous ne trouvons que Milord tenant entre ses pattes un restant de la croûte de pâté qu’il achevait de manger.—Quelques jours après,—je lus dans un feuilleton de Dumas que ce même jour où Milord, pour Jadin et pour moi, n’avait été que trop à Paris,—le même Milord avait montré les dents à un lazarone à Naples.
Si Milord avait su lire,—cela lui aurait servi à prouver à Jadin son alibi au moment du crime, et à ne pas recevoir une certaine quantité de coups de cravache.
Ceux qui voient souvent reparaître Milord dans les Impressions de voyage d’Alexandre Dumas ne seront peut-être pas fâchés de savoir que c’est un affreux bouledogue blanc.
J’ai reçu de M. Gannal une lettre raisonnablement longue,—avec
deux présents: l’un est un ouvrage de lui, accompagné de plusieurs
brochures sur divers sujets;—l’autre, «une promesse formelle de
m’embaumer pour rien, après ma mort.»—Je remercie M. Gannal de ses
gracieusetés, je suis surtout sensible à la délicate attention qui lui a
fait ainsi fixer la date de son bienfait à une époque aussi convenable.
M. Gannal me reproche mes coupables plaisanteries.
Je plaisante, le plus souvent, beaucoup moins que je ne le parais.
Si vous sautez à pieds joints sur une vessie pleine d’air,—la vessie glissera sous vos pieds, et vous fera tomber;—si, au contraire, vous la piquez tout doucement de la pointe d’une épingle, l’air qui la gonflait s’échappera—et elle restera plate et vide.
La plupart des grandes choses de ce temps-ci—sont des vessies gonflées de vent, de paroles de vanité;—j’ai choisi l’arme que m’a paru contre elles la plus efficace.
D’ailleurs,—placé par mes goûts,—par mes idées,—par mes habitudes,—en dehors de toutes les ambitions; ne désirant rien, et, par conséquent, ne redoutant rien—de ce qu’on désire et de ce qu’on redoute,—je vois les choses à peu près ce qu’elles sont, et il en est bien peu que je puisse prendre au sérieux.
Néanmoins, j’ai blâmé qu’on ne se fût pas servi pour l’embaumement du duc d’Orléans du procédé de M. Gannal,—qui paraît être, sous plusieurs rapports,—préférable à ceux connus antérieurement,—mais j’ai blâmé également la forme peu convenable des réclamations de M. Gannal.
Je n’ai même pas voulu parler alors d’un bruit qui a couru sur le dernier archevêque de Paris, lequel, embaumé par M. Gannal,—aurait été cependant enterré, exhalant une odeur qui ne doit pas être—ce qu’on appelle «odeur de sainteté,»—parce que ce n’était qu’un bruit.
J’ai vu dans les brochures que M. Gannal a bien voulu m’envoyer—sa lutte longue et ardente contre les préjugés de l’Académie de médecine—à propos de la gélatine.—Il a été reconnu depuis dix ans que la gélatine ne contient aucun principe nutritif—et qu’elle est, au contraire, fort malsaine,—au point que les animaux soumis à ce régime, dit alimentaire,—meurent plus promptement de faim que ceux auxquels on ne donne que de l’eau claire.
L’Académie de médecine—n’en a pas encore prescrit l’emploi dans les hôpitaux.
On ne saurait dire combien de malheureux ont ainsi été condamnés à la mort la plus horrible.
On doit louer M. Gannal—de sa courageuse persistance.—Je lui rappellerai à ce sujet que, depuis plus de trois ans, les Guêpes—se sont élevées à plusieurs reprises—contre cette désastreuse philanthropie,—et qu’il y a dix ans,—j’ai parlé dans un livre—appelé le Chemin le plus court—des philanthropes—qui, dans les hôpitaux,—font mourir les malades de faim en se glorifiant d’avoir inventé à leur usage—du bouillon de boutons de guêtres.
Ces plaisanteries paraîtront sans doute moins coupables à M. Gannal—que celles que je me suis permises envers ses brochures à M. Pasquier.
On lisait cette semaine dans presque tous les journaux de Paris:
«La crue rapide des eaux de la Seine a failli coûter, avant-hier au
soir, la vie à un vieillard qui, monté sur un petit batelet amarré près
du pont de Beau-Grenelle, avait été renversé dans le fleuve par un
violent coup de vent. Le malheureux vieillard allait périr lorsqu’un
ouvrier maçon, nommé Renaud, se jeta aussitôt à la nage et parvint
jusqu’au vieillard qu’il soutint d’un bras, tandis que de l’autre il
nagea jusqu’à la rive. Ses courageux efforts eurent un plein succès; il
déposa son précieux fardeau sur la berge, et bientôt après il conduisit
le vieillard dans sa demeure, où les bénédictions d’une famille
reconnaissante l’ont PAYÉ de sa généreuse action.»
Les actions de ce genre,—il faut le dire,—sont assez fréquentes,—et c’est un genre de courage que les gens bien élevés paraissent abandonner au peuple—comme une vertu trop robuste;—toujours est-il que nous n’entendons jamais dire à la suite de ces récits—que l’autorité—soit intervenue pour récompenser cette belle action;—pardon,—je me trompe,—si le maçon Renaud—l’exige, la préfecture de police—lui donnera vingt-cinq francs.
Vingt-cinq francs pour avoir sauvé la vie d’un autre homme au péril de la sienne!
Il n’y a donc plus que les actions honteuses et infâmes qui soient récompensées en France?
Mais faites le compte des désintéressements qu’il faut acheter, des incorruptibilités qu’il faut payer,—des indépendances qu’il faut soudoyer,—et vous verrez qu’il ne reste pour PAYER le dévouement du maçon Renaud que les bénédictions d’une famille reconnaissante.
Certes, je ne suis pas d’avis qu’un trait de ce genre soit récompensé par une somme fixe et par l’argent;—mais regorge-t-on donc d’honnêtes gens au point qu’il n’y ait pas une place à donner à un homme brave et généreux?
Des personnes,—ordinairement bien informées,—assurent que le
privilége du Vaudeville donné à M. Ancelot—a pour cause des
considérations toutes politiques. Il s’agissait d’assurer à l’élection
de M. Jacqueminot deux voix de deux amis de madame Ancelot.
On parle beaucoup de la passion d’une Excellence d’un âge mûr pour
une princesse d’un âge avancé.—Il faut que jeunesse se passe; mais il
est fâcheux que ce soit si longtemps après qu’elle est passée.
On assure que c’est le roi qui a imaginé l’union commerciale de la
France avec la Belgique.—M. Guizot a reçu, par les divers ambassadeurs
des puissances étrangères, des protestations très-sérieuses à ce sujet.
Le roi a alors compris que, cédant à un entraînement trop juvénile, il
était sorti des limites ordinaires de sa politique prudente.
Le projet a été abandonné tout bas et ajourné tout haut.
Ce qu’il y a de plus curieux dans les chemins de fer,—et de plus
admirable, ce n’est pas de voir ces deux terribles éléments, l’eau et le
feu, s’accorder et se réunir au service de l’homme sous un seul joug;
c’est de voir dans ceux qui ordonnent les chemins de fer et dans ceux
qui les font une ignorance profonde des résultats qu’ils doivent avoir.
Les uns voient là une satisfaction à donner à l’opinion publique et à l’orgueil national,—et quelque peu aussi quelques modifications stratégiques;—les autres, des actions à acheter et à vendre;—les autres, des fournitures de rails à obtenir;—les autres,—quelques voix d’électeurs à acheter,—soit en faisant passer les chemins par telles et telles villes,—soit en concédant des fournitures, soit en donnant des emplois;—ceux-ci pensent qu’ils auront le poisson plus frais; ceux-là, qu’ils iront manger des huîtres au bord de la mer.
Mais personne ne s’aperçoit que c’est non pas seulement dans le commerce, mais dans les relations de peuple à peuple,—dans la société entière,—une révolution au moins égale à celle qu’a produite la poudre dans l’art militaire.
Commençons par le projet ajourné de l’union commerciale de la France avec la Belgique.
Quand le chemin de fer sera en activité,—il y aura des convois qui porteront quinze mille voyageurs;—les voici à la frontière;—aurez-vous là une armée de quinze mille douaniers pour les visiter et pour fouiller leurs malles?—C’est difficile.
Mais s’il n’en est pas ainsi,—vous faites perdre aux voyageurs au moins le temps qu’ils ont gagné en venant par le chemin de fer.—En prenant les voitures ordinaires, ils sont plus longtemps en route, mais en ne se présentant à la frontière qu’une douzaine en même temps, ils n’éprouvent de la part de la douane qu’un retard presque insignifiant.—Votre chemin de fer est ridicule et inutile,—si vous laissez subsister votre système de douane tel qu’il est aujourd’hui.
Mais ceci n’est qu’une considération commerciale;—passons à quelques considérations sociales.
On fait des chemins de fer partout;—avec cette facilité et cette rapidité de communication par toute l’Europe,—les relations de peuple à peuple ne tarderont pas à changer entièrement.—Tel allait passer la belle saison à l’île Saint-Denis, qui ira sur les bords du Rhin;—il y aura des connaissances, des amis; il y mariera sa fille; il s’y associera à quelque industrie;—d’autre part, nécessairement et par suite de relations fréquentes,—on apprendra partout les langues de tous les pays de l’Europe,—ou peut-être le français deviendra la langue universelle,—pour deux causes:—d’abord, parce qu’on le parle déjà dans le monde entier et que c’est la langue du bel air,—ensuite, parce que les Français aiment mieux apprendre pendant dix ans le latin,—qu’au bout de dix ans ils ne savent pas, et qui d’ailleurs ne leur servirait à rien;—et naturellement le peuple dont la langue deviendra universelle sera celui qui s’obstinera à ne pas apprendre celle des autres peuples.
Un homme aura sa maison de ville à Paris, sa maison de campagne à Mayence, sa maison de commerce à Londres,—sa maîtresse à Naples, ses garçons à l’université de Leipsick, des amis et des intérêts d’affaires dans toutes les villes.
Les intérêts, les relations de tous les peuples de l’Europe se mêleront, s’entrelaceront, se confondront d’une manière inextricable;—les intérêts communs remplaceront les intérêts contraires,—la guerre sera impossible,—les frontières n’auront plus de sens,—les distances et l’étendue n’existent que par le temps qu’on met à les parcourir;—avec les chemins de fer, la France n’aura pas l’étendue qu’avait autrefois une de ses provinces,—le continent européen—ne sera pas plus grand que n’est la France aujourd’hui.—La Belgique sera de Paris à la distance qu’en était Versailles avant l’application de la vapeur.
Il y aura un royaume d’Europe ou une république européenne;—toutes les vieilles laisses par lesquelles on tient les peuples,—toutes les vieilles ficelles par lesquelles on fait jouer les ressorts politiques,—tout cela se brisera.—Il faudra un code universel comme une langue universelle. Ce qui est aujourd’hui un crime à Paris n’en est pas un à cinq cents lieues de là, et cela n’est qu’absurde,—mais peut aller encore parce que ce sont différents hommes qui sont soumis à différentes lois;—mais quand, par la rapidité et la fréquence des communications, on aura remarqué que le même homme se lève criminel, déjeune innocent, dîne coupable,—et se couche blanc comme neige,—à cause des différentes lois des pays qu’il aura traversés en vingt-quatre heures,—on comprendra qu’il faut faire une seule et même chose des deux choses qui, aujourd’hui, n’ont aucun rapport entre elles,—la justice et l’équité,—qu’il faut faire des lois basées sur une seule et même raison, sur une seule et même équité.
Ce n’est pas nous qui verrons tout cela.—Nous n’assisterons qu’à l’agonie des vieilles choses.
Mais il viendra un jour où on s’étonnera de voir dans les livres qu’il y a eu un royaume de France,—un royaume de Prusse,—un royaume d’Espagne; comme nous nous étonnons aujourd’hui quand nous lisons qu’en France, en 511, Thierry était roi de Metz, Clodomir, roi d’Orléans, Childebert roi de Paris, et Clotaire roi de Soissons, parce qu’alors l’Europe, par les distances qui en sépareront les différents peuples,—par le mélange des intérêts et des mœurs,—n’aura pas plus d’étendue et aura plus d’homogénéité que n’en avait la France en 511.
Un avocat à la cour royale de Paris, appelé M. Gagne—paraît seul jusqu’ici avoir eu un pressentiment de ce qui doit arriver par suite de l’établissement des chemins de fer:—il a prévu le besoin d’une langue universelle.
Il est évident que, dans un temps donné, celui des peuples de l’Europe qui s’obstinera à ne pas apprendre les langues des autres peuples verra la sienne universellement adoptée.
Vous connaissez bon nombre de ferblantiers ambitieux, de droguistes
retirés des affaires, qui consacrent la fin de leur vie à gouverner
l’Etat,—quand ils s’aperçoivent qu’ils commencent à ne plus trop bien
diriger leurs propres affaires. C’est ce qui fait que la Chambre des
députés n’est pas entièrement composée d’avocats.
Voici un mercier qui porte plus loin ses vues:—il n’attend pas à ne plus être mercier pour se présenter aux suffrages de son arrondissement;—il n’a pas besoin de suffrages, il s’élit lui-même, et il s’élit dieu. Je veux parler de M. Cheneau ou Chaînon,—qui a publié, il y a quelque temps, un gros livre dont je vous ai entretenu, sur la Troisième et dernière alliance de Dieu avec sa créature.—J’ai eu la patience de lire cet ouvrage,—et j’ai donné consciencieusement mon résumé,—en disant que la religion nouvelle que propose M. Cheneau est une religion a galimatias double,—c’est-à-dire à laquelle ni les lecteurs ni l’auteur ne comprennent absolument rien. A l’appui de mon opinion, j’ai cité quelques passages du livre, qui ont généralement paru ne laisser aucun doute à ce sujet.
Je vous avouerai que je ne pensais plus ni à M. Cheneau ni à sa religion,—quand je reçus de la direction de la poste de Paris—une lettre m’invitant à aller retirer moi-même un paquet chargé à mon adresse.—C’est une précaution qu’on ne prend d’ordinaire qu’à l’égard de lettres contenant de fortes sommes ou des papiers très-importants.
Je me transportai à la poste, et l’on me remit une lettre, qui n’était chargée que des foudres du dieu Cheneau. Voyez comme les religions se simplifient.—Autrefois un dieu irrité faisait pour punir un seul homme un grand bruit mêlé d’éclairs, qui effrayait les populations innocentes.—Voici un dieu qui met tranquillement ses foudres vengeresses à la poste et les affranchit.—La Fontaine l’a dit: