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Les guêpes ­— séries 3 & 4

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L’émeute est tour à tour défendue et permise:
Le gouvernement de Juillet,
Selon les temps, les lieux et surtout l’intérêt,
La canonne ou la canonise.

La police n’a pas tardé à faire supprimer le transparent, devant lequel commençait à s’amasser une foule curieuse.

image d’une guêpe Il y avait aux Champs-Élysées—des baraques pour les spectacles,—d’autres pour les restaurateurs;—une avait sur sa façade un large écriteau ainsi conçu: Secours aux blessés.

Les journaux ministériels racontaient le lendemain avec orgueil que, dans toute la fête, il n’y avait eu personne de tué.

image d’une guêpe LES PHÉNOMÈNES.—Tout ce tumulte à propos du recensement a été fort utile aux journaux. On sait leur embarras pendant les vacances des Chambres,—et de combien de phénomènes, de miracles et d’accidents ils surchargent à cette époque la crédulité de leurs lecteurs. Il commençait à mourir pas mal de mendiants dans la besace desquels on trouvait trente-deux mille francs en or.—Les soldats français échappés de la Sibérie reparaissaient à l’horizon,—ainsi que les enfants à deux têtes et le grand serpent de mer, inventé par les rédacteurs du Figaro en 1829. Beaucoup de pianistes de douze ans profitaient de la situation pour offrir cinq lignes agréables pour eux-mêmes, qu’on admettait avec empressement,—et on rendait compte dans tous les feuilletons de l’epppppopppéeee de M. Soumet.

N. B. Peut-être quelqu’un des puristes qui m’honorent de leur correspondance et qui me font des avanies périodiques au sujet des fautes d’impression qui se rencontrent dans les Guêpes va-t-il m’écrire pour me faire de justes observations sur la façon dont ce mot est écrit.—Pour lui éviter ce souci, je lui réponds d’avance que j’ai essayé ainsi de donner une idée de la manière dont M. Soumet prononce ce mot quand il parle de son ouvrage.

Les affaires de Toulouse, le recensement,—les protestations, les adresses, tout cela est venu mettre la France dans l’état normal;—les phénomènes sont momentanément rentrés dans leurs cartons.

image d’une guêpe TOUJOURS LA MÊME CHOSE.—Si décidément il ne reste plus qu’à recommencer les choses déjà faites,—ce n’est vraiment pas la peine de s’agiter si fort.

On l’a dit avec raison, l’esprit humain marche en cercle, et il n’y a de nouveau que ce qu’on a eu le temps d’oublier.—Plusieurs personnes en ce temps me paraissent se hâter un peu trop d’inventer certaines choses,—que l’on se rappelle fort bien.

Espartero, duc de la Victoire, que la reine Christine appelle, dit-on, maintenant, prince de la Sottise et marquis de la Trahison,—avait un discours à faire.—Il a pris et récité un discours de Bonaparte à la Convention, sans y changer un seul mot.

M. Arzac, ex-maire de Toulouse, sommé de se retirer de la mairie,—répéta le mot de Mirabeau, et dit:

—Je ne sortirai que par la violence!

—Eh bien, monsieur, lui dit M. Duval,—je vais vous faire arrêter.

M. Arzac se trouva tout à coup embarrassé dans son rôle,—comme tout acteur auquel son camarade refuserait de donner la réplique.—Le cas n’était pas prévu.—La scène de Mirabeau finissait là,—et le maire de Toulouse fut forcé de dire:

—Je trouve cette menace une violence morale suffisante, et je me retire.

Puis il sortit du théâtre.

image d’une guêpe Le mot de M. Arzac—violence morale—a eu du succès.—En voici une imitation que je trouve dans un journal de la même ville de Toulouse:—«Le sieur Raynal, cordonnier, a été arrêté;—il a subi des violences morales ayant pour but d’obtenir l’adresse d’un de ses ouvriers. Sur son refus, on a menacé de l’emprisonner, et sa fermeté n’a pas résisté à cette dernière épreuve. Il n’y a pas de termes assez forts pour qualifier, etc., etc., etc.»

Je voudrais savoir en quoi consistent les violences morales. Une menace d’emprisonnement n’est pas violence;—c’est cependant bien plus terrible que les violences morales dont on se plaint avec tant d’éloquence, puisque la fermeté du cordonnier Raynal,—qui avait résisté aux violences morales, n’a pu résister à cette dernière épreuve:—la menace d’être mis en prison.

image d’une guêpe LES BANQUETS.—Nos pères dînaient ensemble pour chanter, rire, boire, manger, causer avec abandon et avec esprit.

Aujourd’hui—un dîner est une action politique; on dîne contre ou pour le gouvernement, contre ou pour un principe.

C’est une chose bien ridicule que ces banquets.—Peu importe—contre ou pour quel principe ou quel gouvernement on mange et on boit.

Un poëte latin a dit de ces festins où l’on se querelle,—de ces festins constitutionnels qu’il semblait prévoir:

Natis in usum lætitiæ scyphis
Pugnare Thracum est.

Comment n’est-on pas honteux d’avouer,—que dis-je? de publier dans les journaux,—que c’est l’estomac chargé de viandes,—la tête appesantie par le vin, que l’on discute d’une langue épaisse les intérêts les plus sérieux du pays!

Mais, dans cette situation, après vos dîners de province de huit heures,—vous refuseriez de vendre ou d’acheter cent cinquante bottes de luzerne,—vous vous défieriez comme d’un voleur d’un homme qui voudrait vous faire conclure un marché ou un arrangement,—vous n’oseriez pas décider de tuer et de saler un des porcs de votre étable.

image d’une guêpe M. DUTEIL ET M. CHAMPOLLION.—J’ai reçu un dictionnaire des hiéroglyphes, par M. Camille Duteil.—C’est un livre hardiment conçu et simplement écrit,—ayant moins pour but encore d’éclaircir les hiéroglyphes que de mettre en lumière que M. Champollion, qui en fait son état, n’y entend absolument rien.—Peut-être M. Champollion prépare-t-il un livre pour prouver la même chose à l’égard de M. Duteil.—Nous autres, ignorants, nous sommes forcés de nous en rapporter aux érudits, même pour l’opinion qu’ils ont les uns des autres.—En attendant, voici une petite anecdote à l’appui de l’opinion de M. Duteil sur M. Champollion.

C’était à l’époque où M. Denon s’occupait avec tant de zèle des antiquités égyptiennes;—il recevait fréquemment des cargaisons de momies et de papyrus.—Un brave garçon, peintre intelligent, nommé Machereau,—était chargé de démêler et de copier les hiéroglyphes,—auxquels il n’avait pas la prétention de comprendre la moindre chose.

Un jour M. Denon l’appela de grand matin, et lui dit: «Mon cher Machereau, voici de la besogne:—il faut que cela soit copié pour ce soir; j’attends M. Champollion à dîner,—je veux le régaler de la primeur de ces hiéroglyphes au dessert;—l’original est un peu vieux, déchiré et confus,—faites-nous-en une copie nette et soignée.»

Machereau se met à l’ouvrage avec ardeur;—mais à peine avait-il commencé, qu’il renverse un encrier sur la bande de papyrus. Il éponge, il essuie, il gratte,—impossible d’enlever l’encre et de découvrir une seule des figures qu’il avait à reproduire.—Je ne vous peindrai pas son désespoir.—«Le papyrus est perdu, disait-il,—mais si encore le malheur n’était arrivé qu’après une copie faite, M. Denon aurait pu me pardonner.»

Cette idée en enfanta une autre.—«Parbleu,—dit-il, depuis le temps que je copie ces maudites images, je ne vois pas en quoi elles diffèrent les unes des autres; c’est toujours une même kyrielle d’ibis, d’ânes, d’étoiles, d’hommes à têtes de chiens, etc.—Je ne sais vraiment pas l’importance qu’on y peut attacher;—toujours est-il que M. Denon va me mettre à la porte si je lui avoue mon accident.»—Il resta quelques instants abattu,—puis tout à coup il se décida à tenter un coup de désespoir.—«N’importe,—dit-il,—je vais leur faire une vingtaine de pages de crocodiles,—d’ibis, de taureaux,—de tout ce que je copie d’ordinaire;—peut-être M. Champollion ne viendra pas,—ou bien je puis soutenir que ma copie est exacte,—et que ce n’est pas ma faute si l’auteur du manuscrit manque de clarté dans son style.»

Machereau entasse les ibis, les ânesses,—les vases.—M. Champollion arrive; M. Denon invite à dîner Machereau, qui refuse; mais M. Denon insiste tellement, que Machereau est contraint d’accepter.—Le dîner se passe trop vite au gré du malheureux peintre. M. Denon lui dit: «Machereau, faites donc voir à M. Champollion ce que vous savez.»

Machereau fait répéter l’ordre,—c’est une minute de gagnée; mais elle se passe, il se lève et sort.—«Cent fois, disait-il en racontant sa mésaventure, j’eus envie de ne plus rentrer, de m’enfuir et de ne jamais remettre les pieds chez M. Denon.» Cependant il revient tour à tour pâle et cramoisi.—Il donne ses feuillets à M. Denon, qui les transmet à M. Champollion:—c’était encore une minute,—mais ce n’était qu’une minute pour retarder le moment où on allait découvrir l’imposture et l’expulser honteusement.—M. Champollion prend les prétendus hiéroglyphes,—les examine,—les lit, et explique sans hésiter—ce qui ne voulait absolument rien dire.

image d’une guêpe Une chose digne de quelque remarque pour les esprits justes et amis du vrai,—c’est que cette même époque où on prodigue tant d’injures au souverain et à tout ce qui l’approche—est également celle où l’on adresse aux princes les flatteries les plus ridicules:—cela vient de ce que ce pays est en proie à une insatiable avidité.—Il n’y a de la flatterie à l’injure que la différence qui existe entre la mendicité—et l’attaque à main armée.—Toutes deux ont le même but et ne diffèrent que par les moyens.

Ceux-là soutiennent les abus pour en profiter,—ceux-là les attaquent pour les conquérir.

image d’une guêpe Le 16 du mois d’août,—le duc d’Aumale passait à Valence avec son régiment;—M. Delacroix, maire de la ville—et député de la Drôme, crut que cela lui donnait le droit de haranguer le prince, et il en usa.—La chose fut raisonnablement longue, et M. le maire crut qu’elle se terminerait agréablement par un vivat énergique;—il s’écria, en agitant son chapeau: Vive le duc... d’Angoulême!

Ce lapsus linguæ—n’est pas sans exemples:—sous la Restauration, le maire de la ville de Tain, dans le même département, termina un discours au duc d’Angoulême par le cri de Vive l’Empereur!

Vous riez,—mais j’aurais voulu vous voir à sa place.—A cette époque, en 1815,—à Tournon (Ardèche), les mêmes autorités proclamèrent trois fois, le même jour, tour à tour Napoléon le Grand et Louis le Désiré,—en se félicitant chaque fois de l’heureux événement.

image d’une guêpe Revenons aux flatteries grotesques dont je voulais parler.—Les journaux ont fort loué le jeune duc,

D’avoir fumé des cigares;—une lettre que je reçois m’affirme que c’était une pipe.—J’accueillerai avec gratitude les renseignements qui me seront envoyés à ce sujet;

D’avoir marché sans gants;

D’avoir,—étant descendu de cheval, gravi une côte comme un simple piéton.

Dès l’instant que vous n’êtes plus à cheval,—vous passez à l’état de piéton, quelque illustre que soit le sang qui coule dans vos veines.—De bonne foi, le prince ne pouvait faire autrement,—et il n’y a pas plus lieu de le louer de cela que de ce qu’il aurait monté la côte comme un cavalier, s’il était resté à cheval, etc., etc., etc.

Voir,—pour ce que je pense de ces voyages entremêlés de discours,—le volume de la première année,—page 15.

image d’une guêpe Louis XIII disait que les harangues lui avaient fait blanchir les cheveux de bonne heure.—Le peuple souverain entend plus de discours qu’aucun roi de ses prédécesseurs;—jusqu’à ce jour il ne lui manque aucun des ennuis de la royauté.

image d’une guêpe Il y a dans la maison du roi—plusieurs domestiques dont on est mécontent pour des causes graves;—la reine supplie perpétuellement pour qu’ils ne soient pas chassés;—dans sa triste préoccupation, elle craint qu’un homme, livré au désespoir, ne renouvelle contre son mari—des tentatives auxquelles il a jusqu’ici échappé avec tant de bonheur.

image d’une guêpe Mademoiselle Esther, qui est une très-belle fille, a personnifié les Guêpes dans une pièce du théâtre des Variétés.

image d’une guêpe Dans une ville où passait le général Saint-Michel,—on a peint sur un transparent un bourgeois et un soldat se donnant la main et couronnés par un ange.—Certains journaux ont appelé cela un magnifique transparent.—Avouez, messieurs, que si ce transparent avait été fait à propos du roi ou de quelque prince, vous l’eussiez trouvé burlesque,—comme il l’est.

image d’une guêpe Un journal de l’opposition,—qui enregistre d’ordinaire avec enthousiasme les gueuletons divers de son parti—sous le nom de banquets patriotiques, appelle un banquet ministériel—une séance bachique.—Toutes ces ripailles sont également ridicules.

image d’une guêpe Un député allait quitter Paris; il s’habillait pour aller faire ses adieux au ministre de l’intérieur lorsqu’une femme entre chez lui,—et, avec l’accent de la province qu’il représente: «Ah! monsieur, lui dit-elle, que je suis donc aise de vous voir!—j’espère que vous n’avez pas oublié votre filleul,—mon fils;—il faut absolument que vous demandiez quelque chose pour lui au ministre;—vous savez le mal que mon mari s’est donné pour les élections, etc., etc.»—Le député promet pour renvoyer la femme. Mais, pendant qu’il attend que le ministre soit visible, il lui revient en l’esprit—qu’il a tenu cet enfant sur les fonts avec sa femme avant son mariage, et qu’elle l’aime beaucoup.—Il se décide à la démarche;—il n’a pas pensé à demander ce qu’il savait faire;—cependant, en y réfléchissant, il avise qu’il faut qu’il s’occupe d’arts pour que sa famille ait pensé à la protection du ministre; d’ailleurs il se rappelle que le petit dessinait:—il demande un tableau et l’obtient.—Le lendemain revient la mère du protégé.

—Eh bien! j’ai votre affaire.

—Ah! monsieur.

—Oui, une copie du portrait du roi pour la ville de ***.

—Comment! une copie du portrait du roi?

—Oui; votre fils n’est-il pas peintre?

—Mais non, monsieur, il est poêlier-fumiste.

—Ah bien, vous m’avez fait faire là une jolie chose!—Pourquoi diable ne me dites-vous pas que votre fils est poêlier-fumiste?

—Vous ne m’avez rien demandé, j’ai cru que vous le saviez.

—C’est juste, j’ai tort aussi; mais alors que pouvais-je demander au ministre?

—Les travaux de son hôtel.

—C’est encore juste; mais il dessinait un peu?

—Il a fait des yeux et des nez.

—C’est égal, puisque le tableau est accordé, il faut le faire;—qu’il se fasse aider par un peintre avec lequel il partagera l’argent.

image d’une guêpe Depuis quelques années, on couvre Paris de fontaines de tous genres.—Il n’y a qu’une chose à laquelle on ne songe pas,—c’est d’y ajouter un vase ou une écuelle au moyen desquels on puisse y boire. Je ne sais s’il y a encore, comme autrefois, à la petite fontaine du Luxembourg,—une coupe en fer enchaînée.—C’était un exemple à suivre;—c’est un avis que je donne à M. le préfet de la Seine.

image d’une guêpe Je l’ai déjà dit,—en France,—la démocratie n’est pas un but, elle n’est qu’un moyen.—On ne veut pas arriver à la démocratie, mais par la démocratie.—Tout le monde proclame sur les toits son propre désintéressement;—mais que ferait l’avidité des autres à un homme réellement et entièrement désintéressé!—C’est comme les marchands de tisane qui crient leur marchandise, mais n’en boivent jamais,—et vont avec son produit boire du vin au cabaret.

Voyez aujourd’hui, parmi les gens parvenus et ceux qui veulent parvenir,—toutes les velléités d’aristocratie qui percent malgré eux.—L’ancienne noblesse portait des noms de terres qui leur appartenaient;—eux, ils prennent les noms de villes auxquelles ils appartiennent. Croyez-vous que les petits-fils de MM. David,—Dubois et Ollivier d’Angers,—Martin de Strasbourg et Martin du Nord,—Dupont de l’Eure et Michel de Bourges, etc., etc., se gêneront beaucoup pour se faire des titres des sobriquets de leurs pères?—Et, quand je dis les petits-fils,—je pourrais dire les fils,—je pourrais dire ces grands hommes eux-mêmes.

J’ai connu un honnête homme—qui s’appelait quelque chose comme Dubois; ceci n’est pas son vrai nom, il n’est pas mauvais garçon du reste,—et je ne veux pas le troubler.—Il a mis sept ans à séparer la première syllabe de son nom des deux autres, et j’ai suivi sur toutes ses cartes du jour de l’an toutes les tentatives de ces deux malheureuses lettres du pour s’écarter des autres.—Les premiers essais ont été timides;—il écrivait Dubois en séparant du de bois d’une manière imperceptible,—puis il augmenta un peu l’intervalle; puis un jour il mit un B majuscule à Bois;—puis il recommença a écarter ses syllabes,—et, enfin, aujourd’hui il s’appelle tranquillement M. du Bois.

image d’une guêpe A la fin de chaque session, on voit s’établir de nouveaux bureaux de tabac accordés à la sollicitation de MM. les députés.

Il faut savoir qu’il n’y a à la Chambre, sur quatre cent cinquante membres, que vingt députés qui ne demandent rien aux ministres;—ceci n’est pas un chiffre écrit au hasard, c’est le résultat d’une statistique faite par deux représentants, dont l’un avoue qu’il ne fait pas partie de ce nombre de vingt.

Cette fois, les bureaux de tabac sortent de terre dans toutes les rues.

image d’une guêpe La distribution des prix de l’Université à la Sorbonne a eu lieu comme de coutume;—c’est un M. Collet, professeur, je crois, à Versailles,—qui a prononcé ce ridicule thème latin—que l’on est convenu d’appeler «le discours.»—Il y a mis la phrase obligée contre la littérature moderne;—ce discours est semblable à tous ceux du même genre, c’est un latin contourné et prétentieux.—Les femmes, qui ne se croient pas obligées de comprendre, se dispensent d’écouter;—mais les hommes font des mouvements de tête aux endroits que, par le débit de l’orateur, ils supposent être les beaux endroits.

M. Villemain a parlé à son tour:—c’est à peu près le même discours qu’avait prononcé M. Cousin l’année dernière;—aussi je prie mes lecteurs de jeter un coup d’œil sur le volume de septembre 1840.—Et je dirai à M. Villemain,—comme je disais alors à M. Cousin: «Non, monsieur, il n’est pas vrai que les lettres conduisent à tout;—fouillez votre mémoire, monsieur, fouillez votre conscience,—et voyez si c’est seulement aux lettres que vous devez d’être aujourd’hui ministre;—rappelez-vous depuis 1815, monsieur, où vous fîtes assaut avec M. Cousin d’adulation envers l’empereur de Russie,—jusqu’à ce jour où nous sommes;—et que faites-vous, monsieur, et à quoi pensez-vous donc,—de venir jeter dans toutes ces jeunes têtes des ferments d’ambition?—Mais ne voyez-vous pas, monsieur, que c’est là la maladie de l’époque,—et que votre discours, pour être raisonnable et moral, devrait dire précisément tout le contraire de ce qu’il dit?—L’éducation exclusivement littéraire que vous donnez à la jeunesse est déjà assez ridicule et mauvaise comme cela,—et vous la poussez encore aux conséquences de cette éducation,—au lieu d’enseigner aux jeunes gens la modération, au lieu de leur faire aimer la situation où le sort les a placés,—au lieu de leur apprendre à honorer la profession de leur père.»

image d’une guêpe Au collége de Bourbon, M. Rossi, qui présidait la distribution des prix,—a traité la même question.—Eh! non, monsieur Rossi,—mille fois non,—ce n’est pas par les lettres que vous êtes arrivé à être pair de France,—ce n’est pas vrai, vous le savez bien.

Vous êtes plus près de la vérité quand vous dites: «Ne croyez pas que le génie des lettres soit frivole,—il régnait dans la Florence au milieu de ces marchands dont les spéculations hardies, etc., etc.»

Oui,—monsieur,—le génie des lettres n’est pas frivole,—ici, vous avez raison, et vous le savez bien,—quand on est marchand, quand on vend beaucoup de choses, et quand on fait des spéculations hardies.

image d’une guêpe Messieurs Villemain et Rossi,—vous trompez tous ces jeunes gens qui vous écoutent;—il fallait leur raconter en détail—l’histoire de votre élévation;—il fallait leur avouer que les lettres ne suffisent pas,—qu’il faut encore la manière de s’en servir.

image d’une guêpe Il n’y a que deux écrivains que je n’ai pas rencontrés,—disait dernièrement un étranger, c’est M. Paul de Karr et M. Alphonse Kock.

image d’une guêpe On parle de modifications dans l’uniforme de l’infanterie;—les fournisseurs ne sont pas les seuls à remarquer que c’est toujours sous le ministère de M. Soult—que le besoin de ces modifications, de ces changements onéreux, se fait généralement sentir.

image d’une guêpe C’est le moment des banquets:—le parti légitimiste est celui qui boit le moins;—le parti de l’opposition libérale et républicaine a des festins plus nombreux;—le parti ministériel, des festins plus somptueux.—Les uns et les autres sont également ridicules.

Chaque fois qu’il se trouve que dans un repas on mange du lapin,—il se rencontre toujours quelqu’un pour faire la vieille plaisanterie usée, qui consiste à manifester des doutes sur l’authenticité de l’animal,—à laisser soupçonner que c’est peut-être un chat,—à demander à voir la tête, etc., etc. Cette facétie est tellement obligée,—qu’elle semble faire partie de la sauce du lapin.—J’ai vu les gens les plus respectables se dévouer et la faire en rougissant,—parce qu’il faut qu’elle soit faite et que personne ne la faisait.

Il en est de même d’un toast sans objet aujourd’hui comme sans résultat possible:—il ne se fait pas un banquet sans que quelqu’un se lève et boive à la délivrance de la Pologne.

image d’une guêpe EN FAVEUR DE Me LEDRU-ROLLIN.—Le roi Louis-Philippe a commencé un discours par ces mots: «J’ai toujours aimé les avocats.»—Grand bien lui fasse!—Me Ledru-Rollin,—avocat aux conseils du roi et à la cour de cassation,—voulait être député;—il s’est présenté, il y a deux ou trois ans, dans un collége,—où il a fait une profession de foi—dans le sens de l’opposition dynastique,—c’est-à-dire assez pâle et assez modérée.—Il n’a pas été élu.

Cette fois,—il s’agissait de remplacer Garnier-Pagès:—il a formulé un discours furibond,—dont son prédécesseur, homme d’esprit et de goût,—n’aurait pas consenti,—au prix de sa vie,—à prononcer une seule phrase.

C’était un ramassis des lieux communs qui traînent dans tous les journaux;—la chose a eu grand succès.

On fait en ce moment un procès à Me Ledru,—on fait une sottise.—Le gouvernement de Juillet serait sauvé s’il pouvait amener tous ses adversaires à des professions de foi aussi claires et aussi précises.

Le discours de Me Ledru n’est justiciable que du ridicule.—Ce n’est pas d’aujourd’hui que je m’aperçois que le gouvernement constitutionnel est un mensonge.—S’il n’en était pas ainsi, un candidat aurait le droit de dire à des électeurs:

«Messieurs, mon intention est de hacher le roi Louis-Philippe comme chair à pâté.»

Si les électeurs ne sont pas d’avis que le roi soit mis en pâté,—ils ne donnent pas leur voix au candidat,—et tout est fini.

Si, au contraire, ils désirent que le roi Louis-Philippe soit mis en pâté,—vous aurez beau obliger l’avocat à déguiser sa pensée,—il trouvera bien moyen de se faire comprendre;—et non-seulement il aura le vote de ceux qui désirent voir le roi en pâté,—mais aussi de beaucoup de ceux qui ne le veulent pas, et qui auraient voté contre cette motion si le candidat avait pu s’expliquer clairement et sans ambages.

Je ne sais, mais il me semble que, dans la guerre que se font la presse et le gouvernement, ils agissent—comme les seigneurs japonais quand ils ont une affaire d’honneur:—chacun des adversaires se donne à soi-même un coup de couteau,—pour humilier son ennemi par le sang-froid avec lequel il mourra.—J’ai lu cela dans des livres de voyageurs.

image d’une guêpe Me Ledru se plaint des priviléges,—il fait bon marché de son privilége d’électeur, qui ne lui coûte rien, mais il ne dit mot de sa charge d’avocat aux conseils du roi et à la cour de cassation, qui lui a coûté trois cent trente mille francs.—A la bonne heure! c’était là une belle offrande à déposer sur l’autel de la patrie.—Mais il y a privilége et privilége,—et c’est, en effet, une hideuse chose que les priviléges dont jouissent les autres.

Me Ledru prend en grand’pitié les parias de la société moderne. Où sont-ils, maître Ledru?—montrez-les du doigt, que je les voie et que je m’attendrisse sur eux avec vous.—Tout le monde aujourd’hui arrive à tout,—comme vous ne l’ignorez;—tenez, maître Ledru, vous en savez un exemple:—Il existe au Palais un avocat que l’on dit petit-fils de Comus, le célèbre prestidigitateur;—ce n’est pas là une origine aristocratique,—je ne lui en fais pas un tort,—je serais plutôt disposé à lui faire un mérite de s’être créé lui-même;—mais cet avocat,—qui est aujourd’hui avocat aux conseils du roi et à la cour de cassation et député,—doit bien rire en vous entendant parler des parias de la société moderne.

Ah! à propos, maître Ledru,—moi qui prétends que vous aviez le droit de faire votre discours,—je songe qu’il y a quelque chose qui a dû vous gêner un moment,—c’est que comme avocat aux conseils du roi et à la cour de cassation,—vous avez prêté serment de fidélité au roi Louis-Philippe, avant votre discours, et qu’il vous faut maintenant, après le discours, répéter ce même serment de fidélité au roi Louis-Philippe en qualité de député.

image d’une guêpe La comtesse O’Donnell est morte à Paris, le 8 août;—c’était une femme tellement spirituelle, qu’on lui eût pardonné d’être un peu méchante;—si excellente, si courageuse, si distinguée,—qu’elle n’eût pas eu besoin de son esprit pour être recherchée et aimée.

Elle exerçait une noble influence sur beaucoup des esprits les plus distingués de ce temps-ci;—j’ai vu les plus intrépides au milieu des succès les mieux établis—demander avec inquiétude: «Qu’en pense madame O’Donnell?»

Sévère avec ses amis, dans l’intérêt de leur talent et de leur réputation,—elle les défendait en leur absence avec une noble énergie;—elle était encore jeune et belle,—elle était aimée;—eh bien! au milieu de tant de raisons de plaindre une mort si inattendue,—je n’ai pu encore trouver de pitié pour elle, tant j’en ressens pour ceux qui l’ont perdue.

Octobre 1841.

A M. Augustin, du café Lyonnais.—BILAN de la royauté.—M. Partarrieu-Lafosse.—La charte constitutionnelle.—L’article 12 et l’article 13.—Moyen nouveau de dégoûter les princes de la flatterie.—BILAN de la bourgeoisie.—M. Ganneron.—M***.—L’orgie et la mascarade.—Madame J. de Rots...—La chatte métamorphosée en femme.—BILAN de la pairie.—BILAN de la députation.—Une tombola.—Ce que demandent soixante-dix-sept députés.—Ce qu’obtiennent quarante-deux députés.—M. Ganneron.—BILAN des ministères.—M. Molé.—M. Buloz.—M. Duvergier de Hauranne.—M. Thiers.—M. Guizot.—Angelo, tyran de Padoue.—Un œuf à la coque.—M. Passy.—M. Dufaure.—M. Martin (du Nord).—BILAN de l’administration.—Les synonymes.—BILAN de la justice.—BILAN de la littérature.—Les Louis XVII.—La parade.—Louis XIV et les propriétaires de journaux.—M. Dumas et M. de Balzac.—BILAN de la police.—Facéties des enfants de Paris.—Trois minutes de pouvoir.—BILAN de l’Église.—Les bons curés.—M. Ollivier.—M. Châtel.—M. Auzou.—BILAN de l’armée.—BILAN du peuple.—Frédéric le Grand.—Le pays.—BILAN de la presse.—Dieu ou champignon.—La sainte ampoule et les écrouelles.—BILAN de l’auteur.

On s’est saisi du maire, et il était sur le point
d’être lapidé, lorsque Augustin, du café Lyonnais,
s’est mis entre lui et le peuple, et a obtenu
qu’on le lâchât. On a exigé de lui qu’il quittât
sa décoration pour ne jamais la reprendre.
(Tous les journaux.)
....... Votre fille
Voyait pour elle Achille, et contre elle l’armée.
RACINE.

image d’une guêpe OCTOBRE.—A. M. Augustin, du café Lyonnais, à Clermont.—Vous avez une belle position, monsieur Augustin,—je ne vous connais pas autrement,—et je ne sais si vous en userez, si vous en abuserez.—Permettez-moi, cependant, de me tourner vers votre gloire naissante, comme vers le soleil levant—et de vous dédier ce volume,—qui est le dernier de la seconde année des Guêpes, et qui contient le bilan de la France.

LA ROYAUTÉ.

Ab Jove principium.

image d’une guêpe Il n’y a plus de royauté.

Je vous défie, monsieur Augustin, de trouver au café Lyonnais un seul Français qui vous dise: «Je n’entends rien à la politique;»—tandis que vous en trouverez beaucoup qui vous avoueront qu’ils ne sont pas forts aux dominos; et qu’ils acceptent des points au billard.

(Cela vient peut-être de ce qu’au billard et aux dominos—on joue et on perd son propre argent,—tandis qu’à la politique on joue celui des autres.)

Cet homme rare que je vous demande,—cet homme qui, dis-je, n’entend rien à la politique,—vous ne le trouverez non plus dans aucune école, ni dans aucun collége,—ni dans aucun atelier.—Les Français sont naturellement si forts sur la politique, qu’ils n’ont pas besoin des études élémentaires—pour former leurs idées et leurs convictions.

Peut-être, me direz-vous ici, monsieur Augustin, que cela peut jeter quelques-uns d’entre eux dans des erreurs d’une certaine importance.

Je ne le nie pas tout à fait,—monsieur Augustin;—ainsi ils ont lu dans les journaux—que, d’après la charte, LE ROI joue le rôle que joue son buste en plâtre bronzé derrière le dos des maires,—qu’il règne et ne gouverne pas.

C’est-à-dire qu’il règne—comme une corniche règne autour d’un plafond.

Les Français n’ont pas pensé a regarder dans la charte si cela était parfaitement exact; ils auraient trouvé:

Art. 13.—Le roi est le chef suprême de l’État,—commande les forces de terre et de mer,—déclare la guerre,—fait les traités de paix, d’alliance et de commerce,—nomme à tous les emplois d’administration publique, etc.

Vous conviendrez avec moi, monsieur Augustin,—que la charte, pour laquelle tant de gens se sont fait tuer et en ont tué tant d’autres depuis quelques années,—vaut bien la peine d’être lue une petite fois dans la vie d’un homme politique,—comme l’est tout le monde;—cette ignorance ferait croire à la postérité que, comme les Égyptiens, nous avons une langue sacrée, intelligible pour les seuls initiés, et que nous avons l’habitude d’écrire les lois en hiéroglyphes.—Disons à la postérité—que la charte est écrite en langue vulgaire,—avec les vingt-quatre lettres de l’alphabet ordinaire,—et que dans les codes elle remplit, en petit texte, quatre pages d’un format à peu près semblable à celui des Guêpes.

Donc, il est parfaitement établi que, d’après la charte, le roi doit faire le mort,—que toute manifestation de sa volonté,—que toute participation aux affaires, est une violation de la charte, et un manque de foi à ses serments.

Et, si la charte paraît dire le contraire, c’est qu’elle est payée par la police.

Charte, art. 12.—La personne du roi est inviolable et sacrée, ses ministres sont responsables. Au roi seul appartient la puissance exécutive.

On dit: «La France est perdue par le gouvernement personnel

C’est-à-dire, la participation du roi aux affaires.—La charte, il est vrai, défend d’attaquer la personne du roi par l’art. 12;—mais, comme par l’art. 13 elle défend au roi de s’immiscer en rien dans les affaires, c’est lui qui le premier viole la charte; et, si on la viole contre lui, ce n’est qu’après qu’il l’a violée le premier contre nous.

Mais, me direz-vous, monsieur Augustin, l’art. 13 dit positivement le contraire.

Cela ne fait rien;—on a inventé en sus que les ministres devaient couvrir la royauté,—et on leur a reproché de la découvrir; sans songer que, par l’art. 12,—ils ne peuvent pas la découvrir, qu’ils la couvrent toujours de leur responsabilité.

Puis on a établi en principe que le roi est comme un chevreuil dans une broussaille;—tant mieux pour lui si on ne le voit pas;—mais, si les ministres (la broussaille) en laissent voir la tête ou la patte,—on a le droit de tirer dessus—(et vous avez vu qu’on ne s’en tient pas en ce genre au sens métaphorique).

image d’une guêpe Je n’ai pas besoin de vous rappeler, monsieur Augustin, combien de fois on a essayé d’assassiner le roi Louis-Philippe:—voici qu’un monsieur membre, dit-on, d’une des sociétés qu’il serait temps de ne plus appeler secrètes, après que depuis dix ans on n’a pas parlé d’autre chose, a tiré sur le jeune duc d’Aumale;—un de ces jours on tirera sur les princesses.

image d’une guêpe La reine, assure-t-on, n’est jamais si heureuse que lorsque ses fils sont en Afrique, au milieu des maladies du pays,—exposés au fer et au feu des Arabes,—parce qu’alors ils sont à l’abri des dangers plus grands des rues de Paris.

Le Courrier Français,—un carré de papier dont le plus fort rédacteur en chef,—feu Châtelain, disait: «Voilà vingt ans que je fais tous les matins le même article avec le même succès.» le Courrier Français—dit que l’on a été imprudent de décerner une sorte d’ovation à un jeune prince:—car, à son avis, c’est là ce qui a éveillé la pensée de ce crime abominable.

En effet,—voici un bon moyen de faire détester aux princes les adulateurs; chaque fois qu’un prince recevra une flatterie, qu’on tire dessus comme sur une bête fauve, et je réponds que les princes redouteront les flatteries.

De bonne foi—cependant, monsieur V*** de la P***,—si, chaque fois que le Courrier Français a décerné des ovations à mademoiselle Fitzjames,—cette danseuse maigre et verte que vous savez,—un spectateur lui avait tiré un coup de pistolet du parterre de l’Opéra,—n’auriez-vous pas trouvé cela un peu sévère?

Enfin, monsieur Augustin, il y a en France plus de cent cinquante journaux qui tous les jours prodiguent au roi les injures et les sarcasmes, et plus de cent cinquante mille personnes qui répètent ces sarcasmes et ces injures;—et vous savez, monsieur Augustin, que, dans les habitués des cafés, si quelqu’un laissait remarquer qu’il prononce le nom du roi sans y joindre quelque fâcheuse épithète, on ne tarderait pas à le soupçonner d’être un mouchard.

Ce n’est pas qu’au fond ces gens lui en veuillent beaucoup; car pensez-y un peu, et vous verrez que le roi n’a pas le pouvoir de faire quoi que ce soit à n’importe qui;—ce n’est pas qu’ils le connaissent,—mais c’est que cela a l’air intrépide et n’est pas dangereux.

Et moi-même, en voyant dans les journaux que le roi a fait donner un des plus beaux chevaux de ses écuries au lieutenant-colonel Levaillant,—en échange d’un cheval arabe de grand prix qui a été tué sous lui lors de l’attentat du faubourg Saint-Antoine, je ne puis m’empêcher de vous renvoyer au numéro du mois de mai 1840 des Guêpes,—où vous verrez des révélations édifiantes sur les chevaux et sur les écuries du roi.

En résumé, la couronne royale est devenue la couronne du Christ, dont chaque fleuron est une épine,—le sceptre est le roseau dérisoire qu’on met à la main du fils de Marie.

La royauté se meurt,—la royauté est morte.

Et les poëtes et les prosateurs, voyant ainsi la royauté morte en France, vont s’écrier partout:

—«C’est qu’il n’y a plus de croyances

Ne me laissez pas oublier, monsieur Augustin, de vous prévenir que ceci est une bêtise.

Passons à la bourgeoisie,—s’il vous plaît.

image d’une guêpe LA BOURGEOISIE.—C’est la bourgeoisie qui a renversé l’ancienne royauté et l’ancienne aristocratie; le peuple n’y a contribué que de quelques coups de fusil tirés et reçus sans savoir pourquoi!

Et cela devait être ainsi.

La haine la plus vivace est celle qui a pour origine l’envie;—l’envie est une sorte d’amour lâche et honteux;—on n’envie comme on n’aime que ce qui a un certain degré de possibilité;—le peuple n’enviait pas le faste et les dignités de l’aristocratie, parce que cela était trop loin de lui pour que ses yeux en fussent blessés.

La bourgeoisie s’est fait un roi bourgeois,—avec un chapeau gris pour couronne et un parapluie pour sceptre;—puis les talons rouges de la finance,—les roués de comptoir, s’en sont donné à cœur joie; ils se sont mis à jouer de leur mieux les rôles de ceux qu’ils avaient supplantés, manifestant ainsi qu’ils les avaient attaqués,—non par haine pour les renverser, mais par envie pour prendre leur place.

Les bourgeois sont entrés dans la société comme dans une ville prise d’assaut,—ils se sont emparés de tout, ils sont devenus tout:—gouvernement, comme députés,—l’armée, comme gardes nationaux,—la justice, comme jurés.

image d’une guêpe Ils se sont gorgés de tout,—ils ont mis de vieilles armoiries sur leurs voitures et sur leur papier à lettres:—il n’y a pas une femme de marchand qui se refuse la couronne de comtesse;—on n’ose pas n’être que baron, à moins de l’être réellement.

Un de ces seigneurs de nouvelle date, ayant acheté de la vaisselle d’argent, la fait rouler par les escaliers pour la bossuer, et lui donner un aspect de vétusté, afin qu’elle ait l’air d’être depuis longtemps dans sa famille.

Une princesse de la finance,—madame J. de Rotsch..., a outrepassé la mode qui prescrit le luxe des appartements.—Quelqu’un admirait le nouvel arrangement de sa maison: «Je n’ai pas pu faire tout ce que je voulais,—dit-elle,—M. J. de R. n’a pas voulu dépasser cent mille francs pour ma chambre à coucher; j’ai été obligée de m’y soumettre.»

Cette chambre à laquelle madame J. de R. se résigne est arrangée avec des dentelles dont les femmes les plus élégantes portent sur elles une demi-aune en grande toilette.

Les fauteuils de son salon,—où M. J. de R. n’a pas mis la même lésinerie, sont incrustés d’argent doré, au lieu de bronze.

Malheureusement pour eux—les bourgeois n’ont pas compris leur situation: ils ressemblent à la chatte métamorphosée en femme, qui, en voyant une souris, se jeta à quatre pattes et la poursuivit sous le lit. Ils ressemblent à ce laquais enrichi par la banque de Law, qui, tandis qu’on lui ouvrait sa voiture, fut assez distrait pour monter derrière. Ils ressemblent à ce garçon de café devenu millionnaire, qui, lorsqu’il était surpris par un bruit de sonnette, ne pouvait s’empêcher de crier—voilà!

Ils se sont accoutumés pendant longtemps à attaquer la royauté.

Aussi ils ne peuvent s’empêcher de se mêler un peu par air et par habitude aux nouvelles attaques dont elle est l’objet.

Ils ne voient pas, les malheureux,—que c’est leur royauté à eux,—que c’est eux qu’on attaque,—que c’est eux qu’on détruit.

Louis-Philippe est un roi bourgeois et le roi des bourgeois.

Ils devraient se relayer autour de lui pour défendre de tout ce qu’ils ont de courage et de sang chacun des poils de sa barbe: car, s’ils le laissent renverser,—que dis-je? s’ils aident à le renverser, ils sont perdus à jamais, ils expieront leur usurpation grotesque et la mascarade et l’orgie à laquelle ils se livrent avec tant de confiance; leur puissance deviendra un rêve pour eux-mêmes, et leurs enfants refuseront d’y croire.

Le journal le National, du reste, a déclaré qu’il n’y a plus de bourgeois, qu’il n’y a plus de classes parmi nous.

La royauté se meurt;—la bourgeoisie se tue,—et les poëtes et les prosateurs vont disant partout: «C’est qu’il n’y a plus de croyances

Ne me laissez pas oublier, monsieur Augustin, de vous dire que ceci est une bêtise.

image d’une guêpe LA PAIRIE.—On appelle la Chambre des pairs—la chambre aristocratique,—comme on appelle Tuileries le jardin du roi, où on ne fait plus de tuiles depuis l’an 1564.

Il n’y a plus d’aristocratie réelle en France;—l’abolition du droit d’aînesse détruit les grandes fortunes en terres et en argent, par la division; il ne resterait donc que le relief des grands noms et la considération du corps.—Pour le relief des grands noms, les héritiers, pour la plupart, y mettent bon ordre; pour la considération du corps, les journaux se chargent d’empêcher qu’elle ne soit excessive; la Chambre des pairs s’amoindrit tous les jours, et de ceux de ses membres que la mort en ôte, et surtout de ceux que les ministères y mettent.

Et les poëtes et les prosateurs s’en vont disant: «Il n’y a plus d’aristocratie, parce qu’il n’y a plus de croyances.»—Vous savez, monsieur Augustin, ce que je vous ai prié de me rappeler.

image d’une guêpe LA DÉPUTATION.—Voici, monsieur Augustin, le grand triomphe de la bourgeoisie:—quatre cent cinquante messieurs sont censés représenter les électeurs, qui sont censés représenter le reste du pays.—C’était un moyen d’apaiser un certain nombre de bourgeois en leur donnant part au gâteau du pouvoir et du budget;—car il faut ajouter à ceux qui sont élus tous ceux qui pourraient l’être,—et tous ceux qui élisent.

Dans la théorie du gouvernement constitutionnel, on avait pensé qu’en donnant à presque tout le monde une petite part du pouvoir on intéressait tout le monde à la conservation de l’ordre social;—on avait compté sans ses nouveaux hôtes;—la bouchée qu’on leur a donnée leur a montré la succulence du morceau,—et chacun veut le dévorer tout entier.

Autrefois, quand un fabricant de cachemires français avait fait sa fortune en mêlant à sa laine un peu plus de coton qu’il n’en avouait,—quand il se trouvait trop vieux pour les affaires, il passait le reste de sa vie dans le repos, à jouer aux dominos, à pêcher à la ligne.

Mais, depuis l’invention de la représentation nationale,—on a remplacé ces délassements innocents de la pêche à la ligne et du jeu de dominos par la Chambre législative. On est usé pour ses affaires à soi; mais on ne l’est pas pour faire celles des autres, qui ont toujours moins d’importance que les siennes propres.

Je sais qu’il y a pour répondre à ce que je vous dis là de grandes phrases toutes faites,—je les sais par cœur comme vous,—ne me les dites pas;—si je ne les dis pas moi-même, c’est que je ne leur trouve aucun sens.

Une fortune acquise était le but de la vie;—maintenant ce n’est plus qu’un échelon;—payer le cens est un sacrement, un baptême politique;—aussi veut-on faire fortune de bonne heure;—aussi risque-t-on gros jeu dans l’industrie et dans les affaires; aussi voit-on un député et un agent de change,—M. Gervais et M. Joubert,—faire faillite dans la même semaine.

Aussi pouvait-on supprimer le jeu sans causer de grandes privations aux gens; et la fermeture des maisons autorisées n’a-t-elle pas fait beaucoup crier,—parce qu’on donnait en place une grande tombola d’honneurs, de places, de fortune, de croix, etc., etc.?

Je vous l’ai dit,—il y a moins loin pour devenir ministre quand on est député que pour devenir député quand on est marchand de chandelles,—comme l’était M. Ganneron.—Aussi la députation n’est-elle qu’une étape, et M. Ganneron se met-il, par moments, au nombre des députés mécontents, qui trouvent que les affaires ne vont pas,—je suppose qu’il ne parle pas des siennes.

M. Lebœuf a exigé que madame Lebœuf fût reçue à la cour.

Il y a des députés qui s’occupent d’améliorations matérielles... de leurs propres affaires.—En ce moment, soixante-dix-sept députés demandent soixante dix-sept places de préfet;—c’est une des sessions où ils en ont demandé le moins.

Sur soixante-douze places de premiers présidents et de procureurs généraux de cours royales, on en a donné quarante-deux à des députés.

J’ai chargé trois de mes mouches, Mégère, Alecto et Tisiphone, de me faire le compte exact des députés qui ne demandent rien, ni pour eux, ni pour leurs parents, ni pour leurs amis; je vous en donnerai le chiffre exact un de ces jours.

image d’une guêpe D’autres ont une ambition plus creuse; ils veulent de la popularité et des éloges;—ils ne veulent pas parler pour leurs quatre cent quarante-neuf collègues, ils veulent que la France les lise.—Ceux-là sont dans la dépendance des journaux; il faut qu’ils se donnent à un parti.

image d’une guêpe Car les journaux font de tout cela ce qui leur convient. Voyez le même discours du même député, rapporté dans le National et dans les Débats. Dans l’un,—l’honorable membre prouve que...;—dans l’autre,—M. un tel essaye de prouver...—Dans le premier, vous voyez le discours semé de parenthèses, telles que: (Sensation profonde), (Marques d’assentiment), (Écoutez, écoutez), et, à la fin, cette remarquable IMPROVISATION, etc., etc.—Dans l’autre journal, il y a aussi des parenthèses, mais elles sont différentes: (Interruption), (Marques nombreuses d’improbation) et—(Le bruit des conversations particulières nous empêche d’entendre la fin de cette longue élucubration), ou (La voix mal assurée de l’orateur, couverte par le bruit des conversations particulières, ne parvient pas jusqu’à nous).

Etc., etc., etc.

image d’une guêpe Les questions d’intérêt matériel trouvent la Chambre au moins inattentive et souvent déserte.

La sotte invention de la tribune, qui exige une longue habitude de la parole en public, empêche de parler les hommes spéciaux qui savent les choses, pour livrer toutes les discussions aux hommes qui ne savent rien, si ce n’est parler.

Il n’y a de suivi que les questions de ministère, c’est-à-dire celles qui ont pour but de savoir si une partie de la Chambre va entrer aux affaires, au pouvoir et au budget, sous le nom de M. Thiers, en renversant une autre partie qui tombera des affaires, du pouvoir et du budget—sous le nom de M. Guizot.

On a récemment imaginé les coalitions.—Une coalition est une alliance dans le genre d’une julienne,—ou plutôt du thé de madame Gibou;—alliance entre les partis les plus opposés,—les plus hétérogènes, qui n’ont entre eux d’autre rapport que celui de ne pas être au pouvoir; alliance qui a pour but de renverser le parti qui est au pouvoir, sauf à se disputer la place quand celui-ci sera par terre. Chacun des partis s’engage par des promesses, que celui qui, à la fin du grabuge, gagne la partie, a soin de ne pas tenir. Alors la fraction renversée vient, à son tour, se joindre à ceux qui l’ont renversée, mais n’ont pas obtenu sa place; et on renverse, à son tour, le dernier usurpateur.

Il n’y a aucune espèce de raison pour que les choses n’aillent pas toujours ainsi,—et il est moralement et matériellement impossible, depuis cette invention des coalitions, qu’un ministère vive plus d’une session sans être renversé, ou pour le moins modifié.

Si vous demandez aux grands moralistes,—en prose et en vers,—les causes de tout cela,—il vous répondront qu’il n’y a plus de croyances. N’oubliez pas, monsieur Augustin... vous savez?

image d’une guêpe LE MINISTÈRE.—L’homme qui gouverne n’est pas précisément celui qui est ministre,—c’est celui qui va l’être.—Avant le dernier ministère de M. Thiers,—il y avait six mois—(les Guêpes l’ont dénoncé en ce temps-là) qu’on n’obéissait qu’à lui, qu’il dirigeait tout, qu’il donnait des ordres aux préfets, qu’il faisait donner des croix et des places, et prononçait des destitutions.

Je vous en donnerai pour exemple M. Buloz, homme sans aucuns titres littéraires,—directeur de deux Revues et du Théâtre-Français,—nom inventé par M. Molé.—Vous le croyez peut-être très-perplexe, entre M. Duvergier de Hauranne, qui lui impose des articles hostiles au ministère, et M. Guizot, qui lui défend de les publier sous peine de perdre sa place?—Eh bien, pas le moins du monde; M. Buloz n’est point embarrassé: il publie un à un les articles de M. Duvergier, il promet à chaque article à M. Guizot de n’en plus publier, et il recommence.

image d’une guêpe Quand on dit d’un ministre:—«Il est vendu à l’étranger,—il trahit le pays,—il amoindrit l’autorité,—il écrase le peuple,» etc.,

Cela n’a rien précisément de bien injurieux; ce sont des paroles de convention, que celui qui les reçoit aujourd’hui disait hier à celui qui les lui donne;

Absolument comme lorsque, dans la pièce d’Angelo, tyran de Padoue,—madame Dorval jouait la Thisbé, et mademoiselle Mars Catarina.—Quelque temps après, mademoiselle Mars joua la Thisbé, et madame Dorval prit le rôle de Catarina.

Ce n’est jamais qu’une comédie et deux rôles; cela a cependant un assez grave inconvénient. Monsieur Augustin, permettez-moi de vous le signaler.

image d’une guêpe «La France,» «la patrie,» «la gloire nationale,» «la liberté,» «le maintien de nos institutions,» «le peuple,» «les lois,» etc., etc.; chacun de ces mots n’est qu’un plomb, une balle ou un boulet, dont chaque personnage politique charge son pistolet, sa canardière ou son obusier, qu’il tire sur ses ennemis politiques, c’est-à-dire sur ceux qui occupent la place qu’il veut avoir ou qui veulent avoir la place qu’il occupe.

Les meilleurs moyens s’usent;—il faut en trouver d’autres.—Pour cela, on ne regarde pas plus à remuer le pays que cet égoïste dont parle un auteur grec, qui avait mis le feu à la maison de son voisin pour se faire cuire un œuf; l’important est que l’œuf soit cuit à point.

image d’une guêpe D’abord les petits moyens suffisaient; on attribuait au gouvernement actuel, c’est-à-dire au ministère, la pluie qui tombait ou qui ne tombait pas;—jamais on n’avait vu tant de chenilles que cette année,—la récolte serait mauvaise,—le pain très-cher, etc.

Ces petits moyens étaient bien assez grands pour les résultats auxquels ils tendaient: car tout cela, c’est toujours la question de cuire l’œuf à la coque; il ne s’agit que de savoir si M. Passy, ou M. Dufaure, ou M. Martin (du Nord) sera ministre.

Puis on y ajouta une petite émeute,—une émeute de rien, trois lanternes cassées, une pierre jetée à un commissaire.

Cela réussit.

La seconde fois,—il fallut six lanternes et deux commissaires;—puis, quand on eut inventé les coalitions, les partis extrêmes demandèrent des concessions; on agita le pays de telle sorte, qu’on fit monter la vase à la surface.

Et chaque fois les choses vont de mal en pis: pour un changement de ministère, on ne fait pas moins de trois ou quatre émeutes; et maintenant on y tue plus de monde que dans les fêtes et réjouissances publiques, où il y a toujours trois ou quatre morts et sept ou huit blessés.

L’émeute est plus fréquente, plus longue, plus meurtrière, et dégénère en guerre civile, toujours pour savoir si M. Dufaure ou M. Passy rentreront au ministère.

Le National, accusé d’avoir provoqué à la haine du roi, répond avec raison qu’il n’a fait qu’imiter en cela—M. Thiers, qui était au pouvoir hier, et M. Guizot, qui est au pouvoir aujourd’hui. Il cite leurs paroles, semblables à celles pour lesquelles il est mis en cause, et on l’acquitte;—peut-être eût-on dû au contraire faire le procès à M. Thiers et à M. Guizot; mais les lecteurs des Guêpes savent ce que je pense des procès de presse.

Mais ces pauvres grands hommes politiques, toujours occupés du seul soin de faire cuire leur œuf à la coque, continuent à mettre le feu à tout, bêtement traîtres qu’ils sont envers le pays et envers eux-mêmes: car, à force de se disputer et de s’arracher le pouvoir et de se faire aider pour le tirer à eux par des mains peu choisies, à chaque fois qu’ils le ressaisissent et l’enlèvent à leurs adversaires, ils doivent voir qu’il est plus sali et plus déchiré, qu’il en reste des lambeaux entre les mains de leurs alliés et dans la boue du champ de bataille, et qu’aujourd’hui déjà ce n’est plus qu’un déplorable lambeau.

Tout cela vient-il de ce qu’il n’y a plus de croyances?

Nous en reparlerons, monsieur Augustin.

image d’une guêpe L’ADMINISTRATION.—De cette mobilité du pouvoir il arrive nécessairement qu’il n’y a pas d’administration.

Les choses vont encore à peu près, parce que nous avons hérité de la vieille machine administrative impériale, qui était bien faite, et qui, semblable à un tourne-broche, continue à tourner,—que ce soit un chien de race qu’on mette dedans pour y remuer les pattes, ou un de ces hideux chiens devant la nomenclature desquels Buffon a reculé.—On n’est pas nommé à une place ou à des fonctions parce qu’on est capable ou qu’on a fait des études spéciales, mais parce qu’on est cousin de quelqu’un ou utile à quelque autre.

Il y a des vaudevillistes devenus préfets.

image d’une guêpe On a inventé le fonctionnaire indépendant,—rouage d’une machine où il tourne à sa fantaisie;—ceci n’a l’air que d’une bêtise. Mais c’est plus fort que ça n’en a l’air au premier abord, quand on sait que l’indépendance d’un fonctionnaire consiste à abandonner le ministre qui s’en va pour se tourner vers le ministre qui vient, et que c’est un nom honnête qu’on est convenu de donner à la trahison pour la commodité des personnes.

Est-ce au défaut de croyances qu’il faut attribuer cela? j’en sais plus de vingt qui me diraient oui. Vous savez ce que j’en pense, monsieur Augustin, et je sais ce que vous en penserez tout à l’heure.

image d’une guêpe LA JUSTICE.—Il n’y a plus de justice.

Le jury a été inventé sous prétexte de bon sens; il a voulu avoir de l’esprit,—il a manqué de bon sens.

Un juré est appelé à répondre sur cette question: «Un tel a-t-il fait ceci,—ou ne l’a-t-il pas fait?»—L’application de la peine ne le regarde pas, il ne doit la prendre en aucune considération.—Ce n’est pas ainsi que fait le jury; il décide dans sa volonté—s’il lui plaît ou ne lui plaît pas qu’un tel subisse telle ou telle peine; et à un appel à son bon sens et à sa conscience sur l’existence matérielle d’un fait,—il répond par des décisions aussi arbitraires que celle d’un cadi turc.

Un journal est accusé d’avoir attaqué la personne du roi,—il avoue à l’audience qu’il a prétendu attaquer la personne du roi.

Le jury interrogé répond que l’accusé n’a pas attaqué la personne du roi.

Le journal est acquitté et explique avec les autres journaux de l’opposition que le jury avait voulu donner une leçon au gouvernement.

Les journaux trouveraient sans doute fort mauvais que le gouvernement voulût donner une leçon au jury.

Cependant, s’ils approuvent que le jury,—qu’ils appellent juges citoyens et justice du pays quand ils sont acquittés, comme ils l’appellent bourgeois sans lumières quand ils sont condamnés;—s’ils approuvent que le jury juge d’après ses opinions politiques,—c’est-à-dire d’après le hasard qui fera que la majorité des douze juges appartiendra à leur parti;—il doivent admettre et louer également qu’un jury composé autrement le condamne pour leur donner une leçon.—Et alors il n’y a plus de justice,—il n’y a même plus de semblant de justice.

Rappelez-vous, d’autre part, ce que je vous ai dit,—que, sur soixante-douze places de présidents et procureurs généraux de cour royale,—il y en a quarante-deux données à des députés.

Rappelez-vous—que depuis que les marchands rendent la justice, l’assassinat est devenu un crime moins horrible que le vol, que le jury a trouvé des circonstances atténuantes dans plusieurs parricides.

D’autre part encore,—avant qu’un procès politique ne vienne à l’audience, il y a un mois que les journaux en parlent, flattent et menacent les juges; en un mot, grâce à la presse, il faut qu’un juge aime assez la justice pour lui sacrifier jusqu’à la réputation de la justice.

image d’une guêpe DE LA LITTÉRATURE.—Nous allons, un moment, s’il vous plaît, monsieur Augustin, parler de la littérature considérée comme puissance.

Elle n’existe pas comme puissance, et elle est en train de ne plus exister comme littérature.

La presse,—cela veut dire, les journaux,—s’est inventée un jour elle-même; elle a fait semblant d’être la littérature, tant que cela a été utile à ses projets. Elle s’est servie de la littérature comme certains intrigants ont essayé de se servir de certains Louis XVII.

La littérature sert aujourd’hui au bas des journaux à faire la parade à la porte,—c’est le paillasse de la troupe.

Un poëte qui n’est que poëte vivra pauvre, mourra de faim et mourra inconnu.

Il ne peut pas dire comme Malherbe:—«J’ai toujours gardé cette discrétion de me taire de la conduite d’un vaisseau où je ne suis que passager.»

Il faut qu’il s’agrége à un parti politique; il devra, de préférence, écrire quelques phrases contre les tyrans et l’esclavage—(vieux style), parce que les journaux du gouvernement ne sont lus par personne.—Il n’y a pas d’exemple d’éloges sans restrictions perfides donnés par un journal à un écrivain qui n’est pas de son parti.

image d’une guêpe Le gouvernement, de son côté, ne fait de cas que des journalistes.—Un roman, une pièce de théâtre, ne peuvent que détruire la société; qu’est-ce que cela fait? mais un journal renverse un ministère, et ceci est grave.

image d’une guêpe Les croix données à la littérature,—ce que je vous dis là n’est pas une plaisanterie,—mais un fait, monsieur Augustin;—les croix données à la littérature ne viennent pas du ministère de l’instruction publique, mais du ministère de l’intérieur, et plus souvent encore du ministère des affaires étrangères, auquel est, en général, attachée la présidence du conseil.

La littérature est aujourd’hui indépendante;—on méprise Boileau et Racine à cause des pensions que leur faisait Louis XIV.—Louis XIV ne trouverait pas aujourd’hui un écrivain qui accepterait une pension de lui. Il n’y a qu’une tache à cette indépendance:—c’est que les écrivains font antichambre chez les directeurs et propriétaires des journaux.

image d’une guêpe Quand la littérature n’était pas encore affranchie, un bon ouvrage faisait la fortune d’un homme.

Aujourd’hui, il faut travailler et vendre tous les jours;—la plume n’obéit pas à l’esprit, mais à la faim;—on n’a rien à dire, mais on a à dîner.

Les plus grands esprits de ce temps d’indépendance et d’affranchissement sont obligés de délayer leurs plus belles pensées dans des phrases inutiles. Les marchands de ce genre de denrée se sont rendu justice, en avouant qu’ils ne pouvaient reconnaître certainement que l’étendue d’un ouvrage et non point son mérite. Il faut s’arranger pour étaler ce qu’on a d’esprit, de talent et de pensée, sur un nombre de pages suffisant pour en pouvoir vendre toute sa vie.

On fait des chefs-d’œuvre,—comme les cabaretiers font de la soupe le dimanche:—on ajoute toujours de l’eau au bouillon primitif.

On a supprimé la postérité, ce paradis des auteurs tombés ou affamés,—parce qu’il faut manger de son vivant.

Une petite anecdote pour vous distraire, monsieur Augustin; c’est une petite médisance sur deux grands talents: M. de Balzac et M. Alexandre Dumas sont brouillés.

Au dernier voyage de M. Dumas, venant à Paris de Florence d’où, à la surprise générale, il n’a rapporté aucune nouvelle décoration,—un ami commun leur fait passer la soirée ensemble;—ils ne s’adressent pas la parole;—vers minuit, M. de Balzac sort et dit en passant devant M. Dumas: «Quand je serai usé, je ferai du drame.

—Commencez donc tout de suite,»—répond M. Dumas.

image d’une guêpe LA POLICE.—Je ne vous parlerai de la police que pour mémoire, monsieur Augustin;—le Français a horreur de la police;—il s’ensuit que les gens honorables n’y veulent pas entrer—et que cette horreur, d’abord sans raison, finit par être assez juste.

Dans une émeute, si la police arrive au commencement, on dit: «On a donné, par une intervention maladroite, le caractère sérieux d’une émeute à un rassemblement inoffensif.»—Si la police attend que l’émeute se forme, on dit: «Au lieu de réprimer dès l’origine les cris de quelques gamins, la police, par sa coupable négligence, a laissé dégénérer un léger désordre en une émeute inquiétante.»

Je vous défie, quand un mouchard arrête un voleur, de dire à la mine quel est le voleur des deux.

Tâchez, cependant, de ne pas vous tromper; car le voleur se fâcherait.

L’uniforme donné aux sergents de ville était une mesure morale et honnête.

Mais il aurait fallu que cette mesure eût été générale.

La presse aurait dû soutenir cette mesure de tout son pouvoir;—loin de là, elle n’a que peu ou point blâmé les brigands qui en ont assassiné quelques-uns dans le faubourg Saint-Antoine; mais je vous défie, monsieur Augustin, d’inventer une mesure, quelque généreuse, utile, libérale qu’elle soit, qui obtienne l’assentiment sans restriction des journaux. Il est donc resté une partie de la police et la plus grande partie,—qui procède comme les voleurs,—c’est-à-dire par surprise et par guet-apens.

Ces gens qu’on lâche dans les émeutes sans aucun insigne se meuvent indistinctement sur les curieux et sur les émeutiers, et frappent les uns et les autres avec une intolérable brutalité.

C’est de la sauvagerie:—tous les agents de l’autorité doivent être reconnaissables à des marques distinctives; on doit punir avec la plus grande sévérité tout citoyen qui leur oppose la moindre résistance; mais tout citoyen a le droit de tuer comme un chien tout homme qui, sans se faire reconnaître à un signe irrécusable comme agent avoué de l’autorité, porte la main sur lui pour le frapper ou pour l’arrêter.

image d’une guêpe Les gens qui manquent de délicatesse dans l’esprit, ou d’imagination ou de gaieté,—tâchent d’assommer les agents de la police.

Ceux qui sont plus gais se contentent de farces plus ou moins exagérées.—A Paris, surtout, la police a toujours tort; il n’y a pas de position si élevée dans la police qui puisse sauver le magistrat qui l’exerce.

Dans les dernières émeutes,—la police avait fort à faire pour défendre le préfet contre les enfants du peuple qui voulaient absolument monter en croupe sur son cheval blanc.—A mesure qu’on en ôtait un,—il en regrimpait deux autres.

image d’une guêpe Le bourgeois de Paris, du reste, s’est fort habitué aux émeutes;—quand elle n’est pas dans sa rue ni devant sa boutique, il n’y voit déjà plus un danger. Il viendra peut-être un jour où il n’y verra plus un spectacle. Or, les spectateurs forment la moitié d’une émeute,—la police y est pour un quart,—les vrais émeutiers pour l’autre quart.

Seulement, ceux-ci se sauvent,—et on ne prend presque que les spectateurs, qui, fiers de leur innocence, restent sur la place, où on les empoigne.

image d’une guêpe Un nommé Barbet, tonnelier, est amené devant le tribunal.—Il est accusé d’avoir porté le drapeau rouge:

«Ce drapeau était ma cravate. On voulait me la prendre à cause de la couleur pour en faire un drapeau. J’ai mieux aimé porter le drapeau que de me séparer de ma cravate, qu’on m’aurait volée.»

Qui sait où Barbet pouvait être conduit pour ne pas quitter sa cravate?—Que l’émeute eût réussi, et M. Barbet pouvait devenir roi de France sous le nom de Barbet Ier.

Vous froncez le sourcil,—monsieur Augustin;—Barbet vous semble un homme dangereux pour les droits que vous avez failli tenir de la nation.

Mais soyez sûr que tout ceci finira par une bouffonnerie de cette force-là.

image d’une guêpe J’ai connu un homme qui, à la révolution de Juillet,—voyant à l’Hôtel de Ville une table ronde où étaient assis des messieurs qui écrivaient, s’y assit dans un coin vacant, et apprit que par ce seul fait il faisait partie du gouvernement provisoire; il se mit donc à écrire comme les autres; mais il eut besoin de s’absenter trois minutes. Quelque gouvernement que l’on soit à l’improviste, quelque obligé qu’on se trouve de consacrer son temps à son pays, la nature a des lois inexorables;—notre homme sort et laisse son chapeau à sa place.

Il reste trois minutes et rentre,—il n’était plus gouvernement. Un autre monsieur s’était assis à la place, et le repoussa du coude.—«Au moins,—dit-il,—rendez-moi mon chapeau.»—On lui rendit son chapeau.

image d’une guêpe L’ÉGLISE.—Il n’y a plus d’Église.

Ou au moins l’Église n’a plus ni force ni action. Il y a deux classes de personnes qui vont à la messe:

Les partisans de la légitimité,—parce que c’est une protestation contre les doctrines libérales;

Les bourgeois parvenus et les danseuses,—parce que cela est comme il faut, et parce que l’ancienne aristocratie y allait.

Ah!—il y a aussi... les gens pieux qui y vont pour prier Dieu.

Il y a deux classes de prêtres:

Ceux qui ont pris pour modèle les bons curés de M. de Béranger,—qui chantent à table,—prennent le menton aux filles et vont à la chasse;

Ceux qui, au contraire, voulant s’opposer au flot du libéralisme, se sont renfermés dans les vieilles choses de l’Église,—parlent contre les juifs, contre les pharisiens, contre Luther,—traitent des questions de dogme,—ne se mêlent à rien des choses de ce temps-ci,—professent les doctrines qu’on n’attaque pas, parce qu’on ne s’en occupe guère, et une religion qui exerce précisément autant d’influence que celle du bœuf Apis,—ou celle de Teutatès.

Je n’appelle pas prêtre—M. ***, qui n’est pas chrétien,—ni M. Châtel, qui, sacré évêque par un épicier de la rue de la Verrerie, a sacré Auzou, ancien comédien de la banlieue, lequel Auzou l’a excommunié, et, qui pis est, mis à la porte;

Ce M. Châtel, primat des Gaules,—qui tour à tour dit la messe dans une église de garçon, à l’entresol,—rue de la Sourdière;—dans un local, boulevard Saint-Martin,—où il remplaçait un rhinocéros et un éléphant, et dans l’écurie des pompes funèbres.

image d’une guêpe Je ne suis pas très-disposé à appeler prêtres non plus des hommes qui ont pris ce métier comme un autre,—pour faire leurs affaires, comme M. Ollivier,—hier curé de Saint-Roch, aujourd’hui évêque d’Évreux, qui attirait du monde dans son église au moyen de la musique de l’Opéra;

Ni celui de Notre-Dame-de-Lorette, qui travaille dans une église Musard si mal composée, que la police est obligée d’y tenir des sergents de ville;

Ni celui,—j’ai oublié son nom,—qui faisait annoncer dans les journaux (un franc la ligne), avec les sous-jupes-Oudinot,—que M. Lacordaire prêcherait dans son église en costume de dominicain;

Et, s’il n’ajoutait pas, comme le marchand de crinoline, cinq ans de durée,—c’est que ce n’est pas une qualité que l’on prise d’ordinaire dans les sermons.

image d’une guêpe La prêtrise est à ces gens-là ce que la farine est au paillasse Debureau: elle sert à les rendre plus grotesques.

image d’une guêpe L’ARMÉE.—Les baïonnettes intelligentes inventées pour l’armée par les journaux sont le digne pendant de l’indépendance des fonctionnaires.—L’émeute réussie de Juillet, où on a récompensé les soldats qui avaient passé du côté du peuple, et les émeutes manquées de Lyon et autres lieux, où on a puni ceux qui avaient fait la même chose, ont jeté quelque perturbation dans l’armée.

Les journaux ont loué l’insubordination et attaqué violemment la discipline.

Quand il a fallu réprimer des émeutes, on a dit que les soldats assassinaient le peuple.

Pour plaire aux journaux, il faut qu’ils trahissent leur serment, manquent à leur honneur, et s’exposent à être fusillés de par un conseil de guerre, à Grenelle;—pour ne pas trahir leur serment, ne pas manquer à leur honneur, et ne pas s’exposer à être fusillés à Grenelle, il faut qu’ils s’exposent à être appelés assassins dans les journaux et fusillés par le peuple au coin des rues. La position est difficile;—quand, à Clermont, ils combattaient l’émeute, dont le recensement était le prétexte, on disait qu’ils assassinaient le peuple; comme s’ils n’étaient pas le peuple aussi, et comme si, en fait d’impôts, ils ne payaient pas le plus lourd de tous, l’impôt de la vie et du sang!

En même temps que vous vous plaignez de l’armée, vous faites tous vos efforts pour rompre tous les liens de la discipline;—mais, si vous réussissiez, c’est alors que l’armée serait redoutable et odieuse.

image d’une guêpe LE PEUPLE.—Il y a un mois,—dans un chapitre des Guêpes adressé à M. de Cormenin,—je lui demandais ce qu’était le peuple.—Cette question a été fort débattue dans les journaux depuis quinze jours.

Sur cette question comme sur les autres,—on a vu tomber

Un déluge de mots sur un désert d’idées.
FRÉDÉRIC LE GRAND.

Le peuple, comme partie du pays tranchée et séparée, n’existe pas.—Quand une chose existe, on doit pouvoir dire où elle commence et où elle finit.

Quelques dissentiments politiques qu’il y ait entre vous et moi, vous ne pouvez pas me nier qu’une pomme est une pomme.—Si vous me montrez un soldat, et que vous me disiez: «Voici un soldat,»—je ne puis pas vous répondre: «Ce n’est pas un soldat.»

Le peuple de certains journaux se compose des gens qui font des émeutes.

Le peuple de certains autres se compose des gens qui n’en font pas.

Le «pays» a absolument le même sens.

Le pays, comme le peuple, veut dire ceux qui pensent comme nous,—ou ceux par qui nous faisons tirer les marrons du feu.

Les journaux républicains appellent le peuple la classe la plus nombreuse.

Puis, un jour d’émeute, ils disent: «Le peuple est sur la place.»

Puis, l’émeute finie, on trouve que l’émeute se composait de trois cents hommes,—dont cent cinquante spectateurs,—cinquante gamins au-dessous de seize ans,—quarante voleurs,—et cinquante agents de police,—et une dizaine de pauvres diables de bonne foi qui croient combattre pour la liberté dont ils jouissaient sans contestation, et dont ils se sont privés pour quelques mois.

Le National a déclaré qu’il n’y avait plus de bourgeois, qu’ils étaient trop mêlés au peuple pour qu’on pût les reconnaître.

Disons alors que le peuple est également trop mêlé aux bourgeois pour qu’on puisse le discerner.

Pourquoi alors le National parle-t-il si souvent du peuple, par opposition aux bourgeois?

Les gens qui se font tuer dans les émeutes sont pris généralement sur les dix pauvres diables de bonne foi dont je parlais tout à l’heure.

On brûle un peu,—on pille pas mal.

Et alors vous lisez le lendemain dans le Constitutionnel que tout cela aura pour résultat heureux de ramener M. Passy aux affaires.

Le Courrier Français préfère M. Dufaure.

Le peuple, si respecté,—si prôné, si sanctifié par les partis; le peuple, pour lequel on fait tout, pour lequel on demande tout, est une assez heureuse invention. Si on disait, par exemple, qu’on prend ou qu’on demande telle ou telle chose pour M. Augustin, du café Lyonnais, M. Augustin, du café Lyonnais, dirait le lendemain: «Mais vous ne m’en donnez pas!»

Tandis que le peuple... Qui est-ce qui peut dire: «Je suis le peuple?»

Et d’ailleurs on peut toujours répondre:—«Vous n’êtes pas le peuple.»

Voyez, du reste, monsieur Augustin, relativement au peuple, le dernier numéro des Guêpes.

image d’une guêpe Songez seulement à l’importance qu’a une émeute aux yeux de la raison—en voyant que:

Un grand nombre des habitants des communes de Beaumont et d’Aubières se sont battus dans les rues de Clermont pour empêcher le recensement; lequel recensement avait été fait dans les communes d’Aubières et de Beaumont depuis longtemps déjà, et n’y avait rencontré aucune opposition.

image d’une guêpe LA PRESSE.—C’est ici, monsieur Augustin, que vous avez à me rappeler quelque chose.

O moralistes!—ô philosophes!—ô poëtes!—qui dites: «La société tombe en dissolution,—parce qu’il n’y a plus de croyances,—parce qu’on ne croit plus à rien.»

image d’une guêpe O mes braves gens! plus de croyances! Mais jamais il n’y a eu autant de crédulité; jamais les hommes n’ont été aussi jobards et aussi gobe-mouches; mais les peuples qui adorent et prient la fiente du grand lama sont des incrédules et des voltairiens auprès de nous.

Plus de croyances!—Mais on croit à tout;—mais on se dispute pour tout;—mais on se bat pour tout.

Plus de croyances!—à une époque où un pouvoir aussi singulier que celui de la presse est le seul pouvoir!

On ne croit plus à rien!—Mais écoutez donc, monsieur Augustin.

La presse est un pouvoir qu’il faudrait comparer à Dieu si on ne connaissait pas les champignons,—car il ne procède que de lui-même.

La presse est un champignon qui s’est élevé un matin sur le détritus de tous les autres pouvoirs.

La presse est une puissance nourrie de toutes les autres puissances qu’elle a dévorées.

La liberté de la presse est engraissée du carnage de toutes les autres libertés.

Elle crève d’indigestion et de pléthore.

«On ne croit plus à rien,» dites-vous, parce qu’on ne croit plus à la sainte ampoule, parce qu’on ne prie pas Louis-Philippe de toucher les écrouelles;—on ne croit plus à rien, parce qu’on ne croit plus à nos vieux contes.

Vous dites qu’il n’y a plus de croyances, comme les vieilles femmes disent qu’il n’y a plus de galanterie et plus d’amour.

On ne croit plus à rien!—mais on croit à M. Léon Faucher,—mais on croit à M. Chambolle,—mais on croit à M. Jay.

Mais on croit aux journaux.

Mais on croit aux histoires de centenaires, de veaux à deux têtes, de mendiants millionnaires, toujours les mêmes qu’ils vous racontent quand il n’y a ni séances des Chambres, ni crime un peu corsé.

On ne croit plus à rien!—mais vous avez cru le journal le Temps quand il vous racontait que les Espagnols avaient saisi la Victorieuse; et, quand il a été obligé d’insérer le démenti du ministère, vous avez cru aux choses qu’il vous a racontées le lendemain.

On ne croit plus à rien!—mais, quand le National vous a dit:

«M. Pauchet, membre du conseil général d’Eure-et-Loir, a voté contre le recensement,»

On lui a répondu:

«M. Pauchet n’a pas voté contre le recensement, parce qu’il est MORT depuis plusieurs mois.»

Et vous avez cru ce qu’il a plu au National de vous dire le lendemain.

On ne croit plus à rien!—mais vous avez cru que le duc de Bordeaux était mort, parce que le Moniteur parisien vous l’avait dit.

On ne croit plus à rien! mais le journal le Siècle vous dit: «Le recensement va commencer à Paris; nous ne nous y soumettrons pas, nos portes seront fermées.» On lui répond: «Mais, monsieur le Siècle, il y a quatre mois que vous êtes recensé—vous et votre imprimerie et vos bureaux,—et le lendemain vous lisez le Siècle, et vous croyez ce qu’il vous dit.

On ne croit plus à rien!—mais vous croyez aux pluies de crapauds,—vous croyez au serpent de mer,—vous croyez aux revenants,—vous croyez au chou colossal,—vous croyez à tout ce que les journaux vous racontent.

Les journaux vous disent qu’il y a une émeute à la porte Saint-Denis,—vous allez voir l’émeute qui n’y est pas;—mais la police, aussi naïve que vous, qui vient de son côté, vous prend pour l’émeute et vous empoigne.

Il n’y a plus de croyance! mais trouvez-moi dans une religion,—chez les sauvages mêmes,—croyance plus bizarre à des dogmes plus absurdes.

Quoi! vingt-quatre caractères,—vingt-quatre lettres,—arrangés de certaines façons et mis sous vos yeux sur un carré de papier,—suffisent pour vous rendre gais ou furieux!

Quoi! ces vingt-quatre fétiches, ces vingt-quatre idoles, selon que celle-ci est mise avant celle-là, et celle-là avant celle-ci,—vous imposent toutes leurs volontés!

image d’une guêpe La presse est un pouvoir immense qui n’en reconnaît aucun au-dessus de lui,—ni aucun à côté de lui.

La presse demande compte de ses actions et de ses pensées au capitaine comme au législateur, à l’agriculteur comme au marin, à l’artiste comme au savant.

La presse est donc dirigée par les savants, les artistes, les agriculteurs, les marins, les capitaines, les législateurs les plus illustres, les plus infaillibles et reconnus par tout le monde comme les plus sages et les plus érudits—pour qu’ils osent ainsi parler d’en haut à tout le monde?

Non, la presse est dirigée par des écrivains—et non pas même par les écrivains les plus illustres du pays;—il n’y en a pas dix dans tous les journalistes dont vous sachiez les noms.

Que le plus fort de tous ces autocrates parle dans une assemblée,—on ne l’écoutera pas;—mais que ses paroles arrivent par la poste, imprimées sur un carré de papier, on ne s’avisera pas de les révoquer en doute, si ce n’est sur la foi d’un autre carré de papier.

Contrairement à la religion du Christ, l’esprit est une religion qui périrait, par l’incarnation; c’est un dieu qui doit ne se manifester que par le bruit de sa colère et de sa foudre, et qui est perdu quand il se montre lui-même.

Grand Dieu! toutes les puissances donnent leur démission, parce qu’il n’y a plus de croyances à une époque où les hommes ont la charmante naïveté de se laisser gouverner par vingt-quatre morceaux de plomb, du papier et de l’encre.

image d’une guêpe Mais ne faites donc plus de balles. La puissance militaire est morte comme les autres. Je vous ai dit que la presse l’avait mangée. Fondez donc toutes vos balles pour en faire des alphabets. Démolissez vos arsenaux et faites des casses d’imprimerie.

Quoi! il y a une puissance comme celle-là, et ce n’est pas la royauté qui la tient dans ses mains!—Ah! vous méritez ce qui vous arrive, et, qui pis est, ce qui vous arrivera.

Cette puissance, vous ne savez pas la prendre; et vous lui donnez de la force,—vous lui créez des priviléges par vos sottes lois fiscales, par votre avarice insatiable: ne vous plaignez donc pas d’être fouettés, puisqu’on vous paye pour cela, puisque vous faites et vendez les verges.

Liberté illimitée à la presse, plus de timbre, plus de cautionnement, plus de procès,—et elle meurt apoplectique.

image d’une guêpe Vous ne savez pas la tuer,—vous ne savez pas la conquérir:—elle vous tuera,

Puis elle se tuera après; car il faut aussi lui dire la vérité.

Elle peut tout contre les autres,—elle ne peut rien ni pour les autres, ni pour elle-même.

Elle tue, elle ne crée pas,—elle ne vit pas.

Elle mange tout et elle ne produit rien; quand elle aura tout dévoré,—elle mourra d’indigestion ou de faim.

image d’une guêpe Ainsi donc, monsieur Augustin,—vous savez comment sont les choses, je crois vous les avoir montrées avec fidélité.

Permettez-moi de vous donner un conseil: tâchez qu’on tue le moins de monde possible, ne dégradez plus personne; il y a bien assez de gens qui se dégradent eux-mêmes, vous pouvez bien attendre.

Croyez-moi, restez au café Lyonnais,—ne livrez pas votre modeste existence à tout ce brouhaha.—Qui sait si votre gloire n’a pas déjà produit pour vous des fruits amers,—et si on ne dit pas de vous, au café Lyonnais,—comme du héros d’un des spirituels dessins de Daumier,—que «vous connaissez le double blanc?»

image d’une guêpe L’AUTEUR. Les choses sont au fond comme elles ont toujours été,—comme elles seront toujours.

Les hommes ne sont pas si frères qu’on le dit; à peine étaient-ils trois ou quatre au monde, qu’ils ont commencé à s’entre-tuer.

Et La Bruyère l’a dit:

«S’il n’y avait que deux hommes sur la terre, ils ne tarderaient pas à avoir dispute, quand ce ne serait que pour les limites.»

La perturbation actuelle vient de ce que le peuple est un peu comme l’ours du Jardin des Plantes: on lui jette au bout de son arbre un gâteau au haut d’une ficelle pour le faire monter,—puis, quand il monte, on retire la ficelle.

On lui a montré depuis onze ans le gâteau de trop près,—et il est d’autant plus irrité de ne pas le manger.

Que ce soient ceux-ci ou ceux-là,—les plus forts opprimeront toujours les autres, comme les gros poissons mangent les petits et sont eux-mêmes mangés par de plus gros.—Que ceux qu’on appelle le peuple aujourd’hui—deviennent ceux qu’on appelle le pouvoir,—ceux-ci joueront à leur tour le rôle du peuple,—qui jouera le rôle que joue le pouvoir aujourd’hui.

C’est pourquoi tout cela—m’est égal.

Novembre 1841.

image d’une guêpe NOVEMBRE.—Je commencerai cette troisième année par rendre un immense service à la postérité.

Comme hier, à la fin du jour, il s’élevait de la terre un brouillard froid et épais, je passai la soirée devant le feu à brûler des papiers;—j’ouvris successivement plusieurs cartons, et je fis un triage sévère,—en conservant quelques-uns et livrant aux flammes le plus grand nombre. Toutes ces pensées confiées au papier à diverses époques, par diverses personnes et dans des intentions différentes, formaient un pêle-mêle assez bizarre;—il y avait des promesses et des menaces: des paroles d’amitié, d’amour, de haine, de politesse, enfouies dans ces cartons comme dans la mémoire. En y plongeant la main et en chiffonnant et faisant crier le papier, il me semblait entendre s’échapper une multitude de petites voix qui toutes à la fois me répétaient ce que ces papiers en leur temps avaient été chargés de m’apprendre.—C’était une singulière confusion: Merci des belles fleurs que vous m’avez envoyées, mon ami.—CONTRIBUTIONS DIRECTES. Sommation avec frais.—M*** prie M. Karr de lui faire le plaisir de passer la soirée chez lui le.....—Je ne sais, monsieur, à quoi attribuer.....—Eh bien, oui, je vous crois...—Louis-Philippe, Roi des Français, à tous ceux qui...

Et je les jetais au feu par poignées; puis je vins à rencontrer une liasse énorme de journaux, et je les brûlai tous sans examen.

Et je pensai que, sans doute, je n’étais pas le seul qui profitât des premiers jours où le foyer se rallume pour débarrasser sa maison de l’encombrement des journaux; je me rappelai aussi à combien d’usages domestiques on les consacre d’ordinaire,—et je me dis: «Il viendra un jour où il ne restera plus aucun de ces carrés de papier si puissants aujourd’hui,—un jour où les savants d’une autre époque tâcheront inutilement d’en recomposer un de fragments déshonorés et de cornets épars, comme CUVIER a fait pour les animaux antédiluviens, tels que les dinotherium giganteum.»—Et, dans cette triste pensée, je résolus de laisser à mes arrière-neveux, dans mes petits volumes, qui vivront éternellement, ainsi que vous l’a appris leur éditeur dans son avis du mois dernier,—un fragment important d’un des plus redoutables de ces tyrans de notre époque, en l’ornant d’un commentaire destiné à en faire ressortir les beautés, et à fixer le sens des passages qui pourraient présenter quelque obscurité à une époque plus avancée, ainsi qu’on l’a fait à l’égard de Virgile et d’Homère, qui certes n’ont jamais exercé sur leurs contemporains une puissance égale à celle du moindre des susdits carrés de papier. Ce passage ne peut être long; on sait ce que c’est qu’un commentaire. Il y a tel hémistiche de Virgile sur lequel un seul commentateur a fait trente pages d’explications.

Je prendrai donc une phrase très-courte et très-récente du Courrier français.

«Pour que cet océan reprenne son niveau, il faut que les flots montent graduellement et lentement.»

Écoutez donc, mes guêpes, la voix de votre maître qui vous rappelle des jardins.—Voici la belle saison finie:—les feuilles des arbres roulent par les chemins,—la vigne marchande au vent ses feuilles jaunes,—le cerisier ses dernières feuilles orange.—La feuille de la ronce a pris dans les bois de riches teintes de pourpre. La séve paresseuse ne monte plus jusqu’au sommet des rameaux.—Les dahlias sont décolorés et presque simples,—les astres seuls et les chrysanthèmes de l’Inde montrent encore leurs fleurs:—les premières, étoiles inodores d’un violet triste;—les secondes, houppes échevelées, exhalant une odeur qui semble appartenir à la boutique d’un parfumeur.

Une pluie froide appesantit vos ailes;—rentrez, mes guêpes, et cette fois cherchez votre butin dans la poussière des vieux livres.

image d’une guêpe Première observation.—«Pour que cet océan reprenne son niveau, il faut que les flots montent graduellement et lentement.»

C’est de la rente qu’entend ici parler l’écrivain.—La rente est de nos jours une chose assez importante pour qu’il n’ait pas hésité à employer, à propos d’elle, une figure hardie et neuve, non pas précisément en elle-même, mais par son application.—Nous ne voyons pas, en effet, qu’aucun poëte ancien ait jamais comparé l’Océan au cinq ni au trois pour cent; et cependant on ne peut pas leur reprocher d’avoir été trop sobres de comparaisons océaniennes.

Quelques personnes demanderont quel est le célèbre financier qui traite de la rente dans les colonnes du Courrier français. Nous sommes fâché d’avoir à dire pour la centième fois à nos lecteurs que ce n’est pas un financier; on pourra m’opposer ces deux vers d’Andrieux:

«..... Retenez de moi ce salutaire avis:
Pour savoir quelque chose, il faut l’avoir appris.»

Cette maxime spécieuse n’a aucun sens quand il s’agit des journaux. On est pour ou contre le pouvoir; si on est pour, tout ce qu’il fait est bien fait;—si on est contre, tout ce qu’il fait est mal fait:—il n’y a pas besoin d’être financier pour cela,—ce serait même une gêne.

Ce monsieur n’est pas non plus un marin; autrement il aurait remarqué que, lorsque l’Océan n’a plus son niveau, ce n’est pas par l’abaissement des flots, mais bien au contraire par leur élévation,—et que les flots, remontant graduellement ou autrement, ne peuvent lui rendre ce niveau.

L’écrivain a écrit cela comme madame de Pompadour traçait à sa toilette sur la carte et envoyait à l’armée au maréchal d’Estrées des plans de campagne marqués avec des mouches.—Mais, comme l’a dit Voltaire, il vaut mieux frapper fort que frapper juste.

Passons aux remarques de détail.

Deuxième observation.—POUR.

Nous retrouvons ce mot dans plusieurs écrivains.—Mais nous ne pensons pas qu’aucun s’en soit servi aussi à propos que notre auteur. Donnons quelques exemples:

«Il faut que l’homme, dans sa lutte avec la vie hostile, combatte pour arriver au bonheur.»—SCHILLER.

«Lorsque je cherche des noms pour les sentiments nouveaux que j’éprouve...»—GOETHE, Faust.

«Messieurs, je suis pour les pauvres. Tous les habitants de Paris sont mes enfants; c’est les pauvres qu’est les aînés.»

M. DE RAMBUTEAU, préfet de la Seine.

Cherchez dans RACINE la scène entre Achille et Agamemnon, vous verrez pour répété quatre ou cinq fois en sept ou huit vers.—C’est un défaut que notre auteur a sagement évité: lisez et relisez sa phrase, vous n’y verrez pour qu’une seule fois.

Le capitaine D*** me disait: «Voici un des mille avantages du cavalier sur le fantassin:—si, après dîner, le fantassin prend un morceau de sucre et un morceau de pain pour son déjeuner du lendemain,—il a l’air d’un grigou et d’un meurt-de-faim; le cavalier dit: C’est pour ma jument,—et personne ne le trouve mauvais.»

Troisième observation.—QUE.

«Ma chambre, ou plutôt une armoire qu’on a faite pour me serrer.»—CHAPELLE.

Κρεἱσσσν τὁ μη ξην εστιν, ἡ ξἡν ἁθλιως
«Il vaut mieux ne pas vivre que vivre misérablement.»
PLUTARQUE.

«Attendez que je chausse mes lunettes.»—RABELAIS.

«Notre envie dure plus longtemps que le bonheur de ceux que nous envions.»—LA ROCHEFOUCAULD.

«Et vous n’aimez que vous quand vous croyez l’aimer.»
CORNEILLE, Bérénice.

«C’est à M. Rousselot, mon prédécesseur à la cour, que le public est redevable des premiers éléments de l’art de soigner les pieds.»—M. LAFOREST, pédicure du roi et de Monsieur, frère du roi. 1781.

«Pour être heureux, qu’est-ce donc qu’il en coûte?»—VOLTAIRE.

De ce temps-ci le que est tombé dans une sorte de discrédit à cause des discours de S. M. Louis-Philippe, où les journalistes ont cru en remarquer plus qu’il n’est rigoureusement nécessaire. Il n’en est pas moins vrai que tous nos bons auteurs s’en sont servis, et que le rédacteur du Courrier français, est suffisamment autorisé par leur exemple. La malveillance lui reprochera peut-être de l’avoir employé deux fois dans cette phrase. Je citerai, pour le justifier, un exemple également applicable aux discours du roi:

«Ce qu’on nomme libéralité n’est le plus souvent que la vanité de donner, que nous aimons mieux que ce que nous donnons.»—LA ROCHEFOUCAULD.

image d’une guêpe Quatrième observation.—CET.

Notre auteur s’est bien gardé de commettre ici une de ces grossières erreurs si fréquentes dans la bouche ou sous la plume des hommes illettrés. Il a fait accorder le pronom cet en genre et en nombre avec le substantif auquel il se rapporte. Il n’a pas imité M. de B***, qui écrivait cette exemple,—cette horoscope.

Il a suivi, pour l’emploi de ce mot, Ovide, qui dit:

«Ablatum mediis opus in cudibus istud

«On m’enlève cet ouvrage encore sur le métier.»

Nous retrouvons ce pronom dans plusieurs écrivains, qui l’ont employé absolument dans le même sens.

Une femme priait Scarron de faire son épitaphe; c’était un compliment qu’elle voulait obtenir, et Scarron n’était pas disposé à le donner. «Eh bien! dit-il après s’en être défendu longtemps,—mettez-vous derrière cette porte;—il m’est impossible de faire l’épitaphe d’une personne que je vois vivante sous mes yeux.»—Elle obéit, et, après avoir rêvé un moment, il dit:

ÉPITAPHE;

«Ci-gît, derrière cette porte,
Une femme qui n’est pas morte.»

«Cet aigle en cette cage.»—VICTOR HUGO.

Cinquième observation.—OCÉAN.

L’avocat MICHEL (de Bourges) a dit, en pleine Chambre des députés:—«Un océan inextricable.»—C’est une métaphore qui équivaut absolument à celle qui nous peindrait un écheveau de fil en fureur.

Me Michel n’est pas le seul avocat qui s’exprime ainsi. Consolons-le par l’exemple de deux hommes d’un grand talent.

Me BERRYER a à se reprocher:—«C’est proscrire les bases du lien social.»

Et M. le vicomte DE CORMENIN a écrit:—«Le budget est un livre qui tord les larmes et la sueur du peuple pour en tirer de l’or.»

Ajoutons, pour consoler à leur tour ces deux messieurs, que MALHERBE a dit:

«Prends ta foudre, Louis, et va comme un lion

M. DE CASSAGNAC a dernièrement raconté, avec beaucoup d’esprit et je dirai d’éloquence, les effets du mal de mer;—seulement il se trompe quand il dit que les anciens n’en ont pas dit un mot. PLUTARQUE, cité par MONTAIGNE, en parle dans le Traité des causes naturelles, et SÉNÈQUE a écrit à ce sujet:

Pejus vexabar quam ut periculum mihi succurreret. «Je souffrais trop pour penser au danger.»

Plus je multiplierais les exemples,—plus je prouverais que l’emploi que notre auteur a fait du mot océan est neuf et hardi.

image d’une guêpe Réponse à plusieurs lettres.—Beaucoup de gens me blâment de passer la plus grande partie de ma vie au bord de la mer. C’est incroyable tout ce qu’on a de sagesse pour les autres,—et comme on voit clair dans leurs affaires et dans leurs intérêts.

Quelqu’un m’écrivait dernièrement: «Vous n’êtes pas à Paris, vous n’allez pas dans le monde,—vous ne savez pas ce qui se passe.»—Et ce quelqu’un terminait sa lettre par me faire part de cinq ou six choses dont j’avais parlé un mois auparavant dans les Guêpes; choses qu’il n’avait apprises que de gens qui les tenaient de mes petits soldats ailés.

J’ai souvent cherché la cause qui fait qu’on est si fort irrité contre quelqu’un qui vit dans la solitude. Est-ce donc que les gens ont besoin de tant de spectateurs pour les belles choses qu’ils disent et qu’ils font, qu’ils ne vous permettent de vous absenter que pendant leurs entr’actes d’héroïsme et de grandeur?

Est-ce que l’homme qui vit seul semble dire aux autres un peu trop orgueilleusement qu’il n’a pas besoin d’eux?

Est-ce que l’homme qui vit seul est pour les autres un ami de moins à duper, à exploiter, à trahir, une victime dont on fait tort à leur avidité?

Est-ce que l’homme qui vit seul paraît dire, en se retirant du commerce des hommes: Je ne veux plus vous donner mon amitié pour votre amitié,—mon esprit pour votre esprit,—mon dévouement pour votre dévouement,—ma bonne foi pour votre bonne foi,—parce que je vois que c’est un marché dans lequel je suis toujours dupe et toujours volé?

Je me suis souvent demandé: Que cherche-t-on dans la société des hommes? Est-ce un échange de services? Vous savez bien que chacun ne fait ces échanges qu’avec l’espoir de gagner et de recevoir plus qu’il ne donne.

Est-ce la conversation? Mais combien de choses vous dit-on qui vous intéressent?—et, si vous avez le bonheur de rencontrer par hasard un mot qui vous soit agréable, par combien de phrases creuses vous faut-il l’acheter!—D’ailleurs, n’avez-vous pas les livres, qui vous parlent quand vous voulez,—qui se taisent quand vous voulez,—qui vous parlent de ce que vous voulez, puisque vous pouvez en quitter un pour en prendre un autre, aussi brusquement que bon vous semble? Il ne vous reste à regretter de la conversation que le bruit de la voix: n’avez-vous pas le souvenir qui vous raconte des histoires et l’imagination qui vous raconte des romans?

Regretterai-je les insipides représentations des théâtres,—quand je vois le ciel et la mer,—et l’herbe et les fleurs, et les insectes;—quand je suis entouré de miracles sans cesse renaissants;—quand mes journées se passent douces et calmes,—sans craintes, sans désirs?

Tenez,—rappelez vos souvenirs,—souvenez-vous des bonheurs réels que vous avez rencontrés:—n’avez-vous pas songé alors à les aller cacher dans la solitude, par un instinct secret qui vous disait que l’homme heureux est un ennemi public et un voleur, et qu’il est prudent d’être heureux tout bas?

J’ai fait avec la société—comme les marchands avec les affaires:—quand ils ont fait fortune, ils se retirent. La fortune que j’ai faite se compose de l’indifférence et du dédain de tout ce qu’on se dispute, de tout ce qui est le but de votre vie, et la cause de tous vos chagrins et de toutes vos joies, de tous vos combats, de toutes vos défaites, de tous vos triomphes.

Je ne veux rien,—je ne désire rien:—combien y a-t-il d’hommes aussi riches que moi?

image d’une guêpe Pour en revenir aux Guêpes,—mes fidèles lecteurs n’ont pas besoin de savoir comment je sais les choses, pourvu que je les leur dise.—Il leur est égal que mes Guêpes traversent la Seine à Quillebeuf ou sur le pont des Arts,—qu’elles se reposent dans les fleurs sans parfum des terrasses parisiennes ou dans les ajoncs dorés des côtes de Bretagne et de Normandie.—Ma vie et mes goûts leur sont un garant de plus que je n’ai aucune raison ni aucun intérêt pour ne pas leur dire vrai dans les conversations que j’ai avec eux chaque mois.

Écoutez bien—et vous allez voir si je sais ce qui se passe au milieu de vous.

image d’une guêpe M. LAUTOUR-MÉZERAY.—Les journaux vous disent tous, les uns après les autres, que M. Lautour-Mézeray vient d’être nommé sous-préfet à BELLAC.

Rendez-moi grâces, habitants de Bellac, je vais vous parler de votre sous-préfet,—je vais vous donner des sujets de conversation pour quinze jours;—je vais vous dire—sa taille, ses habitudes et ses goûts.

Une de mes Guêpes (Grimalkin) arrive de Paris, de la rue Pigale, nº 19 bis,—c’est là que demeure encore votre sous-préfet au moment où je vous écris,—dans un joli appartement au rez-de-chaussée, donnant sur un jardin, qui est à lui, et qu’il cultive de ses mains,—comme faisait Abdalonyme quand Alexandre le Grand le choisit pour roi.

M. Lautour-Mézeray,—il y a une dizaine d’années, a créé le Journal des enfants. Cette entreprise, qui a eu entre ses mains un immense succès,—l’a fait passer pour un digne successeur de Berquin. M. Lautour, qui a aujourd’hui trente-six ou trente-huit ans, était alors fort jeune. Les pères de province lui écrivaient pour lui demander des avis particuliers pour l’éducation de leurs garçons;—les mères venaient le consulter pour leurs filles.

Pendant ce temps, il prenait sa place à l’Opéra, dans la loge dite des lions—et il allait dîner au Café de Paris, dans une calèche traînée par deux chevaux bais.—A quelque temps de là, il créa le Journal d’horticulture. Il ne faut pas jouer avec l’horticulture:—M. Mézeray fut mordu; il vendit sa calèche et ses chevaux, et acheta pour une calèche et deux chevaux des rosiers et des tulipes—qu’il se mit à cultiver avec amour.

Il n’abandonna pas pour cela sa place dans la loge des lions, ni ses dîners au Café de Paris;—il n’était jardinier que le matin.—Seulement, comme il avait changé de luxe, et que le luxe aime à se montrer, au lieu d’être porté à l’Opéra par ses chevaux,—qu’au bout du compte on est forcé de laisser à la porte, il y portait une fleur rare à la boutonnière de son habit.

On commença par en rire, puis on l’imita; et c’est aujourd’hui une mode presque générale parmi les jeunes élégants. Seulement, comme il est fâcheux d’être éclipsé par ses imitateurs, M. Lautour s’est vu forcé de mettre des fleurs de plus en plus éclatantes. Mais à peine avait-il imaginé un nouveau bouquet, qu’un plagiaire effronté l’obligeait à en chercher un autre; il affectionnait surtout les passiflores.

M. Lautour-Mézeray est généreux de ses fleurs: plus d’une élégante perdra, à son éloignement de Paris, des parures complètes de camélias naturels, qui, placés dans les cheveux, sur les épaules et sur la robe, faisaient un effet ravissant.

Les dames de Bellac sont appelées à hériter.

M. Lautour-Mézeray a fait des prosélytes. Mordu par le démon de l’horticulture, il a mordu, à son tour: 1º M. Eugène Sue, qui a fait construire une serre dans sa retraite de la rue de la Pépinière, et qui portait, l’hiver dernier, un camélia par-dessus les deux ou trois croix qui décorent sa boutonnière; 2º M. Véry, un riche Parisien, qui a dépensé de grosses sommes à Montmorency.

Je suis fâché,—réellement,—habitants de Bellac, de n’avoir pas plus de mal à vous dire de votre sous-préfet:—cela vous amuserait davantage;—mais voilà tout ce que j’en sais,—et j’ai la douleur de dire encore que c’est un homme d’un grand bon sens.

Je ne puis qu’ajouter, pour vous consoler, que la nature lui ayant refusé le don de l’improvisation, il ne vous ferait pas de longs discours,—quand même son bon sens ne l’en rendrait pas ennemi;—ce qui fait que l’heureuse ville de Bellac se trouve seule sous le parapluie, pendant cette averse de discours, de paroles creuses et harangues saugrenues qui inondent la France, depuis que nous avons pour maîtres les avocats et les rhéteurs.

image d’une guêpe M. THIERS ET M. BOILAY.—Je sais encore que M. Thiers, qui, avant et pendant son ministère, avait accaparé presque tous les journaux,—les perd, en ce moment, peu à peu.—Le désintéressement n’aime pas attendre;—il vient de subir une défection douloureuse.—M. Boilay, qu’il avait inventé, passe à l’ennemi avec armes et bagages. M. Boilay était celui de tous les écrivains de la presse qui convenait le mieux à M. Thiers;—il allait, tous les matins, causer place Saint-Georges, et, le soir, il sténographiait, de mémoire, la pensée exacte du maître. M. Boilay a quitté le Constitutionnel pour le Messager, où il reçoit mille francs par mois. On parle d’arrhes, que les uns portent à vingt mille francs, les autres seulement à dix mille.

M. Thiers était obligé de faire un mot sur cette trahison,—on lui en prête deux. Quelques personnes prétendent qu’il a répété le mot de César: «Tu quoque, Brute!» C’est un mot dont on a usé et abusé.—J’aime mieux l’autre.—M. Boilay,—dit l’ex-ministre, «a fait comme font les cuisinières: aussitôt qu’il a su faire la cuisine, il a changé de maître.»

Je sais encore que S. M. Louis-Philippe continue à faire aux cultivateurs de Versailles une concurrence ruineuse pour ces derniers. Dans le volume du mois de mars 1841, j’avais raconté à M. de Montalivet ce qui se passait. Je lui avais dit les noms des jardiniers de Sa Majesté qui font ce trafic,—et les noms et les adresses des fruitiers et des marchands de comestibles auxquels ils vendent (détails que vous trouverez au susdit volume).

J’ajoutais qu’Abdalonyme avait été jardinier avant d’être roi;—que Dioclétien le fut après avoir été maître du monde;—mais que je ne voyais aucun prince qui eût cumulé les deux professions de roi et de maraîcher et qui les eût exercées simultanément. J’expliquais comment les jardiniers du roi, auxquels les fruits et les légumes de primeur ne coûtent rien, les donnent au commerce à un prix bien inférieur à celui que leur culture coûte aux cultivateurs, et que ceux-ci, par conséquent, ou ne peuvent plus placer leurs produits, ou sont obligés de les donner à perte.

Ma dénonciation eut d’abord d’heureux résultats: la vente ostensible des produits du potager royal cessa tout à coup.

Malheureusement, M. Cuvillier-Fleury,—ou M. Trognon,—ou M. Delatour,—auront trouvé un exemple pour justifier le commerce qu’on faisait faire au roi;—et, en effet,—j’ai moi-même découvert que Charlemagne,—dans un de ses Capitulaires, ordonne de vendre les poulets des basses-cours de ses domaines et les légumes de ses jardins.

Et le potager a continué d’envoyer aux Tuileries vingt fois plus de fruits et de légumes de primeur qu’on ne peut y en consommer;—et les jardiniers sont fondés à croire que, si on ne fait plus vendre, du moins on laisse vendre le surplus;—car, de même qu’avant la défense qui a été faite les jardiniers trouvent chez les fruitiers, crémiers et marchands de comestibles une grande quantité de fruits et de légumes de primeur qu’on leur offre à un prix auquel ils ne peuvent, eux, les donner sans subir une perte énorme,—les marchands ont ordre de dire que tout cela leur vient de la Belgique; mais les cultivateurs demandent par où cela leur arrive.—Les diligences de Bruxelles n’ont pu le leur dire.

image d’une guêpe Je sais aussi,—Parisiens,—qu’il se fait au milieu de vous une belle et noble chose sans que vous en sachiez rien.

La Salpétrière est un hospice où on reçoit les vieilles femmes et les folles.

Il faudrait deux millions aux directeurs pour faire seulement les améliorations nécessaires.—C’est un établissement grand comme une ville et qui fait vivre six mille personnes,—et où sont les deux plus grandes misères de la vie humaine: la vieillesse et la folie.

Ces pauvres créatures,—secourues par une chanté impuissante,—sont mal vêtues,—mal couchées;—la maison n’est pas assez riche.

Les folles incurables ont depuis peu pour médecin M. Trélat:—c’est un homme doux et persévérant, prenant en pitié ces malheureuses et cherchant ce qu’il pourrait donner de distractions à leurs maux,—puisqu’il ne peut les guérir.—Il a imaginé de les faire chanter;—elles y ont pris goût, et s’en sont bien trouvées; aujourd’hui elles apprennent à lire.

Cette pensée, conçue par la bonté du médecin, est exécutée par deux hommes qui accomplissent gratuitement une tâche d’une difficulté qu’on se représente facilement,—et s’astreignent au spectacle le plus attristant.

Ces pauvres folles aiment leurs professeurs et leurs leçons;—elles accourent en classe dès qu’elles les voient entrer;—celles qui n’y sont pas admises encore—n’ont d’autre ambition que d’y entrer.

Quelques-unes déjà lisent couramment et déchiffrent un peu la musique.

La musique est montrée par le collaborateur de M. Wilhem.

La lecture, par un instituteur, M. Teste,—le frère du ministre.

C’est un homme de soixante ans,—qui gagne sa vie par son travail,—n’a jamais rien voulu accepter de son frère,—et, n’ayant rien à donner,—trouve moyen encore d’être généreux en donnant son temps et son travail.

D’autre part, on les fait travailler à l’aiguille, ainsi que les aveugles et les sourdes-muettes. L’ouvrage que font ces malheureuses est fait parfaitement,—plus promptement que par les ouvrières de la ville; mais il manque des acheteurs.

Voilà les annonces que j’aime à faire et que je ferai tant qu’on voudra.

image d’une guêpe LA POLICE ET LES COCHERS. La police—continue à justifier les reproches que je lui ai faits déjà bien des fois.

Elle rend une ordonnance sur un abus—et tout est fait.

Mais—Voltaire l’a dit: «Un abus est toujours le patrimoine d’une partie de la nation.»

L’abus ne dit rien,—laisse passer l’ordonnance comme une pluie de printemps,—et reparaît huit jours après;—pour l’ordonnance, il n’en est plus question.

Il y a six mois environ, on a enjoint à tout coche de place de présenter à chaque personne qui monterait dans sa voiture une carte contenant le numéro sous lequel cette voiture est inscrite à la police.

D’abord quelques-uns se soumirent à cette formalité, puis ensuite ils se contentèrent de laisser dans un coin de leur voiture un paquet de ces cartes. Maintenant on s’épargne même ce dernier soin. Disons encore à M. Gabriel Delessert que ses devoirs consistent non-seulement à prendre des mesures utiles dans l’intérêt des habitants de Paris, mais encore à en surveiller l’exécution.

image d’une guêpe DEUX NOUVEAUX PARTIS. Les nouveaux cigares de Manille de la régie ne valent pas grand’chose;—ils n’ont d’autre intérêt que les deux partis qu’ils ont fait naître en France.—Absolument comme à Lilliput pour les œufs,—il y a les gros boutiens et les petits boutiens.

La régie a fait publier dans les journaux qu’on devait fumer les cigares de Manille par le gros bout.

Le Français, fier et indépendant, s’est révolté contre cette atteinte à sa liberté.—Beaucoup s’obstinent, pour vexer le pouvoir, à fumer les cigares de Manille par le petit bout. Il serait dangereux, dans certains estaminets, de faire autrement;—on passerait pour un courtisan et pour un agent de police.

Je connaissais depuis longtemps les cigares de Manille, qui sont bons,—forts et capiteux.—L. Corbière, mon ami, m’en faisait fumer depuis bien des années, quand je passais par le Havre.—C’est la régie qui a raison. On doit les fumer par le gros bout.—Je le dis hautement, quand je devrais me faire appeler encore ami du château.

Mais ceux de la régie ne valent rien;—et, si on me demande: «Êtes-vous gros boutien ou petit boutien; fumez-vous les cigares de Manille par le gros bout?»—je suis obligé de répondre, comme à l’égard des autres partis politiques: «Je ne les fume par aucun bout.»

image d’une guêpe SAGACITÉ D’UN CARRÉ DE PAPIER. A propos—d’un article sur la presse, où je demande qu’on supprime le timbre et le cautionnement, et qu’on laisse tout journal dire,—sans exception,—tout ce qu’il veut,—sans jamais lui faire un procès sous aucun prétexte,—un journal de province qui s’appelle le Patriote de Saône-et-Loire,—tire la conséquence que «je demande la censure

image d’une guêpe Sixième observation.REPRISE.

«A ton collet je vois une reprise,
Et c’est encore un souvenir.»
M. DE BÉRANGER, le Vieil habit.

«Je n’ai pas encore dit une parole devant vous sans être reprise.»—Comédie de CATHERINE II.

Septième observation.SON.

«Trois fois le hérisson a fait entendre son cri plaintif.»
SHAKSPEARE, Macbeth.
«Il orna de rayons sa blonde chevelure.»—LE TASSE.

«Quand nous résistons à une passion, c’est plus par sa faiblesse que par notre force.»—LA ROCHEFOUCAULD.

Huitième observation.NIVEAU.

«Oui, Philippe-Égalité, songe bien que, si tu avais l’audace de t’élever au-dessus du reste des Français, songe que la faux de l’égalité est là pour rétablir le niveau.»—FAYE, Discours à la Convention.

Félicitons notre auteur de ne s’être pas servi du mot niveau pour faire une phrase aussi sauvage que celle de l’orateur de la Convention:—rien ne l’en empêchait; cela même eût eu une sorte de succès;—et il ne l’a pas fait,—il a employé le mot niveau dans son acception la plus innocente.

Vous voyez bien que je sais encore à peu près ce qui se passe,—pour un homme qui a, ce matin, pêché à la mer des morues et des limandes.

Comme l’autre jour j’allais à Paris,—il me revint à l’esprit tout ce qui se dit et s’écrit sous prétexte de l’égalité, et je me suis mis à regarder autour de moi pour vérifier certains soupçons sur ce que c’est que cette égalité et sur le besoin qu’en ont tous les hommes.

Nous étions cinq dans le milieu de la voiture, et je remarquai avec quel soin et quelle hauteur réclamèrent leurs droits ceux qui, étant venus les premiers, avaient retenu les quatre coins, et voyageaient ainsi mieux appuyés et d’une manière moins fatigante; et, entre ces quatre privilégiés, il y avait cette remarque à faire que les deux qui avaient les deux premières places ne les auraient pas laissé prendre pour les deux autres qui étaient traînés en arrière.

Je ne vis là de partisan de l’égalité que moi, qui me trouvais avoir la plus mauvaise place;—ceux qui allaient en arrière l’auraient de bonne grâce acceptée aussi, mais avec ceux qui tenaient les deux meilleurs coins et nullement avec moi;—pour moi, j’aurais volontiers consenti à avoir une place égale à une des leurs; mais j’aurais refusé une des places de la rotonde où étaient encaqués huit voyageurs,—qui auraient bien aimé, sans doute, à être aussi bien placés que moi.

Vers minuit nous descendîmes à Rouen,—où on prit un bouillon;—nous remarquâmes à l’unanimité que les voyageurs du coupé s’étaient mis à table assez loin de nous avec une sorte de dédain;—nous trouvâmes cet air parfaitement ridicule,—laissant aux voyageurs de la rotonde le soin de remarquer que nous avions vis-à-vis d’eux précisément le même air qu’avaient vis-à-vis de nous les gens du coupé.

On remonta en voiture,—et chacun s’arrangea pour dormir.—Comme nous arrivions à Magny,—le conducteur ouvrit la portière pour introduire un nouveau compagnon de voyage:—c’était une femme;—alors nous nous empressâmes d’arracher les foulards dont nous avions couvert nos têtes pour la nuit,—de passer la main dans nos cheveux,—de resserrer nos cravates;—en un mot,—chacun de nous sembla ne rien négliger pour rehausser ses avantages naturels et éclipser ses compagnons aux yeux de la nouvelle arrivée.

Notre compagne était jolie,—elle aurait pu s’en dispenser; car en voyage c’est déjà être assez jolie que d’être femme;—elle semblait fort réservée,—elle répondit poliment à quelques questions permises, mais assez froidement pour qu’on cessât de lui parler.—Les hommes alors causèrent entre eux,—non pour causer, mais pour être entendus d’elle,—chacun s’efforçant d’obliger son interlocuteur à lui servir de compère,—ou de confident de tragédie classique,—pour faire une plus éclatante exhibition de lui-même,

L’un tira une fort belle montre d’or.

Un autre dit:

—Je suis arrivé trop tard au bureau,—et je n’ai pu avoir de place de coupé.

—Monsieur, dit un troisième,—M. ***, député,—me disait dernièrement...

—Savez-vous,—répliqua le premier,—si Dumas est de retour?—Il doit être furieux contre moi:—il y a un siècle que je ne suis allé le voir.

—Parlez-moi d’une route comme celle-ci.—L’année dernière je voyageais en poste,—en Suisse:—il n’y avait pas moyen de faire plus de deux lieues à l’heure,—malgré les pourboires.

—J’espère trouver mon cabriolet au bureau.—Mon domestique est prévenu de mon retour.

Etc., etc., etc.

Pour moi, je m’aperçus, en examinant bien, que le silence majestueux dans lequel je m’enveloppais n’était qu’une autre manière de jouer le même rôle que mes compagnons,—et que j’espérais tout bas—que la voyageuse—remarquerait combien de sottises je m’abstenais de dire.

Au relais de Poissy, plusieurs mendiants entourèrent la voiture.

—Mon bon monsieur, disait l’un, je suis estropié d’une main.

—Moi des deux,—disait un autre.

—Et moi,—je suis épileptique, disait un troisième.

—Il n’est pas si épileptique que moi,—reprenait le premier.

La voiture partit au galop, et je me dis: «Ceux-ci ne veulent même pas de l’égalité d’infirmités.»

Je vous dirai tout à l’heure à quoi je pensai pendant le reste du voyage.

J’ai eu autrefois un domestique noir,—qui se plaignait sans cesse de ne pouvoir tout faire à la maison,—petite maison cependant.—Un jour, impatienté de ses jérémiades,—je crus devoir lui dire avec le ton le plus épigrammatique:

—Eh bien, prends un domestique.

Deux jours après il me dit:

—Monsieur, j’ai trouvé mon affaire.

—Et quelle affaire?—demandai-je,—car j’avais oublié mon sarcasme.

—Eh! le domestique que monsieur m’a dit de louer.

J’étais pris; je voulus faire les choses de bonne grâce.—D’ailleurs, si le drôle m’avait joué un tour, je pensais le déconcerter en n’ayant pas l’air de m’en apercevoir.

Je répondis que c’était bien,—et le jour même le domestique d’Apollon Varaï entra en fonctions.—Au bout de huit jours nous y étions parfaitement habitués l’un et l’autre;—et quand je disais: «Varaï, envoie ton domestique porter cette lettre,» ce n’était plus une plaisanterie ni pour lui, ni pour moi.—Quant à lui, du reste, il avait le sérieux imperturbable d’un singe, auquel il ressemblait sous beaucoup de rapports. Une chose m’intéressait singulièrement dans leurs relations,—c’est la rigueur extrême avec laquelle le noir traitait son domestique.—J’étais souvent obligé d’intercéder pour le pauvre blanc,—et Varaï me disait:

—Monsieur, si vous l’écoutez, il ne fera rien, il est très-paresseux.

Varaï, cependant, s’était débarrassé sur lui de toutes les corvées. C’était le blanc qui cirait et mes bottes et celles du noir quelquefois.—Je disais à Varaï:

—Ton domestique a mal ciré mes bottes.—On a été trop longtemps dehors.

Et Varaï descendait faire un bruit affreux.

Un jour,—je sonnai Varaï,—et je lui dis:

—Donne cette lettre à porter à ton domestique.

—Monsieur,—me répondit Varaï,—je la porterai moi-même.

—Et pourquoi cela? demandai-je.

—Monsieur,—c’est que je l’ai chassé ce matin.

—Ah! diable!—Et en as-tu un autre?

—Non, monsieur, celui-là m’a trop ennuyé; j’aime mieux n’en plus avoir.

image d’une guêpe RÉSUMÉ.—On demande l’égalité,—comme on promet aux femmes de se contenter d’une tendresse platonique.

Si nous voulons arriver sur un échelon où sont ceux avec lesquels nous réclamons l’égalité, ce n’est pas pour y être à côté d’eux, mais pour les pousser et pour les rejeter à l’échelon inférieur que nous occupions.

L’égalité ne peut pas plus exister dans les positions et dans les fortunes qu’elle n’existe dans les forces du corps et dans les forces de l’esprit.

J’avertis donc mes contemporains qu’il est parfaitement bête de se faire tuer pour l’égalité, et parfaitement féroce de tuer les autres sous le même prétexte,—attendu que l’égalité n’existe pas et ne peut exister,—et que, si elle existait, vous n’en voudriez à aucun prix.

Je leur dirai encore qu’il est dangereux de donner des noms honnêtes aux passions honteuses,—ou de les leur laisser donner par des gens qui comptent les exploiter:—l’avidité et l’envie ne pourraient paraître sous leur nom véritable;—le nom d’égalité les met parfaitement à l’aise.

C’est ainsi que ce qu’on appelait autrefois faire danser l’anse du panier—s’appelle aujourd’hui mettre à la caisse d’épargne. Le vol se cachait, la prévoyance se montre avec orgueil.

image d’une guêpe SUR LES MENDIANTS.—Voici les réflexions qui m’occupèrent de Poissy à Paris.—Je ne veux pas vous parler des mendiants politiques et littéraires:—grâce à la lâcheté des hommes en place,—il n’y a plus de mendiants que sur le patron de celui de Gil Blas,—c’est-à-dire appuyant leur humble requête d’une escopette chargée et amorcée. La plupart des positions secondaires et beaucoup des autres ont été accordées à des menaces et à des attaques conditionnelles dans les journaux.—J’ai eu occasion d’en citer bien des exemples, depuis deux ans que paraît mon volume mensuel.

Je veux parler des mendiants des rues.

On a défendu la mendicité à Paris.

On a eu raison,—il n’y a que deux sortes de mendiants:

1º Ceux qui ne peuvent pas ou ne peuvent plus travailler, la société doit y pourvoir:—ce n’est pas seulement une justice, c’est une économie.—Un vieillard ou un infirme qui vit en communauté coûte quinze sous par jour;—l’aveugle isolé donne vingt sous par jour à la femme qui le conduit,—il faut donc que sa journée lui rapporte au moins quarante sous.—Qui les donne? Vous et moi.

2º Celui qui ne veut pas travailler,—qui existe d’une perpétuelle souscription nationale,—semblable à celles que l’on fait de temps à autre pour élever des tombeaux de marbre aux grands hommes,—ou réputés tels, que l’on a laissés mourir de faim.

Au milieu de cette agitation continuelle, de ce mouvement de fourmilière, que chacun se donne pour gagner sa vie,—vie de luttes, d’incertitudes, d’anxiétés.—lui seul ne fait rien,—reste tranquille au coin de sa borne, au soleil;—tous ces gens qui remuent,—qui se hâtent,—sont ses esclaves et ses tributaires,—ils travaillent pour lui et lui payent une dîme.

Ceux-là sont une lèpre,—et la prison où on les contraint au travail est une léproserie où on met la lèpre sans le lépreux.

Mais.....—diable de mot qui vient presque toujours après l’éloge,—comme l’insulteur après le triomphe des généraux romains;—mais,—pourquoi des priviléges,—pourquoi, tandis que la police correctionnelle envoie tous les jours vingt mendiants pris sur le fait à la maison de refuge de Saint-Denis,—pourquoi certains mendiants exploitent-ils seuls,—avec privilége et sans concurrence,—la charité et le dégoût publics?

Pourquoi un tronc d’homme,—traîné sur une charrette par un cheval,—jouant de l’orgue et promenant sur la foule de gros yeux effrontés, se promène-t-il publiquement dans Paris, et mendiant depuis plus de dix ans? Pourquoi était-il encore, il y a quelques jours, dans la rue Vivienne?

Pourquoi un petit homme, déguisé en paysan breton, avec un chapeau semblable à celui des charbonniers et une large ceinture rouge,—aborde-t-il, depuis quinze ans, les passants dans la rue,—sous prétexte de leur demander la lecture d’une adresse ou d’un papier,—et en réalité pour demander l’aumône?

Pourquoi, depuis sept ou huit ans,—une femme, couverte d’un vieux châle brun, accoste-t-elle les gens le soir, entre onze heures et minuit, sur le boulevard,—non loin du passage des Variétés,—en disant:

—Monsieur, quelque chose pour mon pauvre petit enfant, auquel je ne puis plus donner le sein faute de nourriture.

Une première fois,—cette requête me toucha,—je lui donnai quelques secours.—Trois ans après, me trouvant au même endroit, à la même heure,—je la rencontrai encore;—elle avait son même châle brun,—et me dit:

—Monsieur, quelque chose pour mon pauvre petit enfant, auquel je ne puis plus donner le sein faute de nourriture.

—Comment! dis-je dans un accès de naïf étonnement,—il tette encore?

Elle me quitta en murmurant.

A propos de pauvres plus intéressants,

A propos des ouvriers et de leur misère, le Journal des Débats a trouvé un remède:—c’est qu’ils mettent à la caisse d’épargne.

Cet aperçu rappelle le mot vrai ou faux qu’on rapporte de Marie-Antoinette: «S’il n’y a pas de pain, on mangera de la brioche.»

L’autorité a du reste fréquemment des aperçus aussi heureux.

A l’époque du choléra,—le préfet de police fit afficher UN AVIS au peuple; dans cet avis il conseillait au peuple—d’éviter la mauvaise nourriture et de boire du vin de Bordeaux.

Les journaux populaires et amis du peuple ne sont pas plus heureux:—ils ne trouvent de remède à la faim que dans la réforme électorale, et un peu aussi dans l’émeute.—Ce dernier procédé est encore le plus puissant:—les pauvres diables qui s’y font tuer n’ont plus besoin de rien,—et ceux qu’on met en prison sont nourris aux frais de l’État.

On s’étonne souvent de voir les gens qui exploitent le peuple—le prendre juste aux mêmes appeaux par lesquels ses pères ont été attrapés:—c’est que l’expérience d’autrui ne sert pas du tout, et que l’expérience personnelle ne sert guère:—un aveugle qui a perdu son bâton fait une chute,—cela ne l’empêche pas d’en faire une seconde au premier trou qu’il rencontre.

D’ailleurs, qu’est-ce que l’expérience?

Le vieillard n’a pas plus d’expérience pour la vieillesse que n’en a pour la jeunesse l’homme qui entre dans la vie;—le vieillard n’a d’expérience que celle qui ne peut plus lui servir;—la plus grande sagesse à laquelle l’homme puisse arriver ne peut s’appliquer qu’à un temps qui ne lui appartient plus.

On s’occupe, du reste, d’une réorganisation des ouvriers par l’institution de prud’hommes.—C’est une mesure qu’il faut louer.

image d’une guêpe ARBOR SANCTA.—Comme le mois dernier—je vous parlais—de vos croyances—à cette époque d’incrédulité,—je vous rappelais le chou colossal.—Savez-vous ce qu’a produit ce souvenir?—une grande défiance des annonces des journaux? Nullement: l’idée à un monsieur de renouveler la plaisanterie.

Il y a deux ou trois ans,—on vit, à la quatrième page de tous les journaux de toutes les couleurs, un éloge pompeux d’un nouveau chou.—Je vous ai souvent fait remarquer la touchante unanimité des organes de l’opinion publique quand il s’agit de choses se payant un franc la ligne.

Ce chou était le vrai chou:—les choux qu’on avait vus jusque-là n’étaient que des ébauches, des embryons de choux,—le chou colossale de la Nouvelle-Zélande—servait à la fois à la nourriture des hommes et des bestiaux, et donnait un ombrage agréable pendant l’été;—c’était un peu moins grand qu’un chêne,—mais un peu plus grand qu’un prunier.—On vendait chaque graine un franc.

On en achetait de tous les coins de la France.—Je me permis quelques plaisanteries à ce sujet.—«Ah! le voilà encore,—dit-on,—il ne veut croire à rien.»

Je croyais, au contraire, beaucoup à la crédulité d’une partie de mes contemporains, et à l’effronterie de l’autre partie.

Au bout de quelques mois,—les graines du chou colossal de la Nouvelle-Zélande avaient produit deux ou trois variétés de choux connues et dédaignées depuis longtemps;—la justice s’en mêla,—je ne sais trop pourquoi,—car c’est ainsi à peu près que travaille le commerce.—Le vendeur voulut soutenir que ses graines étaient réellement les graines du chou colossal de la Nouvelle-Zélande,—mais que le terrain de ce pays ne leur convenait pas,—ou qu’on les avait changées en nourrice.

Toujours est-il qu’à peine avais-je rappelé cette mystification,—on vit paraître dans les journaux,—quatrième page,—une gravure représentant un chêne—et une note ainsi conçue:

«Les pépiniéristes,—les horticulteurs et tous les amateurs des jardins—trouveront à Paris, rue Laffitte, 40,—une collection de graines de l’ORGUEIL DE LA CHINE, arbre importé par un planteur de la Louisiane en France, où il va devenir avant peu l’ornement de tous les jardins.

«Cet arbre se reproduit de graines,—et on le sème d’octobre à novembre.»

C’était moins bien fait que le chou colossal:—on n’aime pas semer des arbres qui ont besoin d’une dizaine d’années pour croître;—une seule chose me parut intelligente,—c’est le soin d’annoncer que ce chou se semait d’octobre à novembre,—pour brusquer le débit.

Je ne sais si on a acheté beaucoup de ses graines,—mais il paraît qu’il en reste encore,—car voici le mois d’octobre fini,—et conséquemment l’époque des semis passée,—selon la note,—et je vois encore l’annonce à la quatrième page des journaux; seulement on supprime cette particularité que l’arbre se sème d’octobre à novembre,—et on donne deux noms à l’arbre: Orgueil de la Chine,—Arbor sancta.

On ne sait pas encore ce qui lèvera de cette graine,—peut-être des choux;—toujours est-il que j’estime que, comme l’autre, c’est encore de la graine de niais,—ce qui n’a peut-être pas empêché d’en acheter beaucoup.

Pendant que je suis sur l’horticulture—remarquons cette note dans plusieurs journaux à propos de l’exposition de l’orangerie du Louvre:

«Nous avons remarqué de jolies plantes, telles que le strelitzia reginæ,—le tillandria pyramidalis,—le bursaria spinosa, qui répand une odeur fétide.

image d’une guêpe LE JURY.—Il est arrivé du jury précisément ce que je vous avais annoncé:—le National avait trois procès.

Pour le premier, il a été acquitté:—le jury s’appelait juges citoyens, justice du pays,—et il donnait une leçon au pouvoir.

Deuxième procès.—Huit jours après, le National est condamné:—le jugement s’appelle une méprise et une de ces erreurs funestes qui n’accusent rien, si ce n’est l’insuffisance et la faiblesse de la raison humaine.

Troisième procès.—Huit jours après, le National est acquitté:—le jury redevient juges citoyens et justice du pays.—Le jugement est de nouveau une leçon donnée au pouvoir.

image d’une guêpe LA TOUSSAINT.—A propos du prétexte que donnait la Toussaint d’économiser un numéro sur les abonnés,—les journaux, même les plus irréligieux, n’ont pas paru—par scrupule;—ils ont continué, comme de coutume, à user de l’hypocrite formule que j’ai déjà fait remarquer:

«Demain, jour de la Toussaint, les ateliers étant fermés, le journal ne paraîtra pas.»

En vain je leur ai dit que c’est un gros mensonge et qu’il serait plus juste de dire:—Demain, le journal ne paraissant pas, les ateliers seront fermés.»—Il n’y a que la Quotidienne qui ait adopté une formule franche: «Les bureaux de la Quotidienne étant fermés, le journal ne paraîtra pas.»

Neuvième observation.IL.

Notre auteur ne s’est pas servi du mot il à la légère; il savait le parti qu’en avaient tiré nos meilleurs écrivains, qui s’en sont tous servis;—son il vaut n’importe quel il, quel qu’en soit l’auteur;—je le préfère même à un il de Voltaire qui se trouve enclavé dans une phrase peu euphonique.

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