Les guêpes — séries 3 & 4
«Il ne faut pas être timide, de peur de commettre des fautes.»—VAUVENARGUES.
«Le premier venu peut représenter une muraille: il n’a qu’à se couvrir d’un enduit de plâtre.»—SHAKSPEARE.
«Pour l’amour, il divise les femmes en deux classes: les belles et les laides.»—Madame DUBARRY.
Il y a dans des femmes qui ne sont ni si belles ni si agréables que d’autres un charme invincible qui captive les hommes et étonne et indigne les autres femmes, qui ne peuvent s’en rendre compte, parce que ce charme ne s’exerce que sur les hommes. C’est que telle femme est bien plus femme que telle autre. De même qu’entre deux bouteilles de vin du même volume il y en a une qui contient bien plus d’arôme et d’essence de vin que l’autre, de même il y a dans telle femme bien plus de femme que dans une autre.
Janin a fait sur madame Sand un vers latin:
«Fœmina fronte patet, vir pectore, carmine musa.»
«Femme par la beauté, homme par le cœur, muse par le talent.»
Je dis homme par le cœur, contrairement au sentiment de ***, qui prétend que vir pectore veut dire qu’elle n’a pas de gorge.
«Il n’en est pas moins vrai que je vous donne un démenti.»—M. COUSIN à M. Molé en pleine Chambre des pairs.
Non ponebat enim nummos ante salutem.—«Il ne mettait pas l’argent au-dessus de la vie.»
En général, on aime trop l’argent et on en dit trop de mal.—Les hommes en médisent comme d’une maîtresse avec laquelle on est brouillé.
L’argent a son mérite, je ne trouve d’ennuyeux que les moyens de l’avoir.
Nous ne pouvons nous souvenir sans tressaillement de la première fois qu’on ouvrit devant nous une caisse, une vraie caisse en fer, avec de gros clous et une serrure à secret; une de ces caisses qui coûtent si cher, qu’une fois que nous l’aurions payée, nous n’aurions plus rien à mettre dedans. Il y avait dans cette caisse des billets de banque, de l’or et de l’argent de toutes sortes. Nous nous rappelons encore parfaitement les paroles qui retentirent à nos oreilles pendant que le caissier y fourrait la main et agitait l’or et les billets de banque. Par moments, c’était un bruit confus de voix claires et aiguës ou fêlées, et un frottement de papiers; d’autres fois, une seule voix prenait la parole, puis toutes reprenaient ensemble; et, quand la caisse fut fermée, nous entendions encore un sourd murmure. Mais voici ce que nous nous rappelons:
UNE PIÈCE DE DIX SOUS, d’une petite voix flûtée. Un bon petit livre relié en parchemin,—un Horace chez les bouquinistes,—une contre-marque au théâtre de la Gaîté.
PLUSIEURS PIÈCES DE DEUX SOUS, d’une voix de cuivre. Des aumônes aux pauvres aveugles, des petits cierges à faire brûler devant la chapelle de la Vierge à l’église.
UNE PIÈCE DE CINQ FRANCS. Une bouteille de vin d’Aï, une bouteille d’esprit et de gaieté, une bouteille d’insouciance, une bouteille d’illusions.
TROIS PIÈCES DE CINQ FRANCS, à l’unisson. Un beau bouquet pour la femme que l’on aime, des camélias rouges comme ses lèvres;—le bouquet, entre tous ceux qu’on lui a envoyés le matin, sera préféré, soigné, conservé, et le soir, au bal, on le tiendra à la main: les rivaux seront furieux. Et, en sortant, au moment où on cachera de belles épaules sous un manteau de moire grise, on rendra à l’heureux son bouquet, sur lequel il aura vu, pendant le bal, appuyer une bouche charmante; et le baiser, il va le chercher toute la nuit sur les pétales de rubis des camélias.
UN LOUIS D’OR. La discrétion de la femme de chambre de celle que tu aimes, la femme de chambre elle-même, si tu veux, et si elle est jolie;—un dîner avec un camarade que l’on n’a pas vu depuis longtemps, et que l’on rencontre sur le boulevard, marchant dans l’ombre pour que le soleil ne trahisse pas les coutures blanchies d’un habit trop vieux;—les souvenirs de l’enfance au dessert, la jeunesse, les illusions, la gaieté, le souvenir des premières amours.
UN BILLET DE CINQ CENTS FRANCS. Veux-tu ce beau bahut gothique, à figures de bois richement sculptées?
TROIS BILLETS DE MILLE FRANCS, d’une petite voix grêle et chiffonnée. Veux-tu, dis-moi, ce beau cheval aux jarrets d’acier, que tu admirais l’autre jour, et qui donnait tant de noblesse au cavalier qui le montait, sous les fenêtres de la femme que tu aimes?
Veux-tu ce châle de cachemire vert, qu’un autre va donner demain, et qui sera le prix de bien douces faveurs?
BILLETS DE MILLE FRANCS, dont nous ne dirons pas le nombre, attendu que les uns trouveraient que nous n’en mettons pas assez,—les autres que nous en mettons trop. Veux-tu une femme vertueuse, veux-tu des vierges au boisseau, veux-tu des myriades d’épouses invincibles? Ne souris pas avec cet air d’incrédulité: celles qui refuseraient de l’argent accepteront des fleurs, des plaisirs, des sérénades, des fêtes; elles accepteront l’admiration de ton luxe et la beauté qu’il te donnera.
Veux-tu des princesses?
Veux-tu des reines?
Veux-tu des impératrices?
UNE CENTAINE DE BILLETS DE MILLE FRANCS, mis en paquet. Veux-tu des prairies à toi, des arbres à toi, de l’ombre à toi; des oiseaux, de l’air, des étoiles à toi; veux-tu la terre, veux-tu le ciel?
BEAUCOUP MOINS DE BILLETS. Veux-tu des consciences d’hommes incorruptibles; veux-tu, veux-tu de la gloire, des honneurs, des croix; veux-tu être grand homme, veux-tu être homme incorruptible; veux-tu être demi-dieu, dieu, dieu et demi?
Suite de la neuvième observation.—«Il a l’oreille rouge et le teint fleuri.»—MOLIÈRE.
«Il ne mérite aucune indulgence.»—M. DESMORTIERS, procureur du roi. (Note mise de sa main au bas d’une condamnation à la prison de la garde nationale contre votre serviteur.)
«Jean s’en alla comme il était venu.»—LA FONTAINE.
Disons à ce propos que voici en quoi consiste la première éducation des enfants.
1º—On lui apprend une langue entière qu’il oublie à six ans pour en apprendre une autre.—Avec le même soin et le même temps on aurait pu lui en apprendre deux dont il pourrait se souvenir.—Cette première langue, cette langue provisoire, nous l’avons tous parlée.
Nanan,—tonton,—dada,—toutou,—tété,—tuture,—memère,—sesœur,—dodo,—faire dodo,—coco,—tata.
Qu’il faut remplacer par viande,—oncle,—cheval,—chien,—sein,—confiture,—mère,—sœur,—lit,—dormir,—soulier,—tante.
2º—Quand l’enfant, qui a deux mains, veut se servir de la main gauche, on le gronde et on le bat s’il se défend contre l’infirmité qu’on veut lui infliger; cette sottise énorme équivaut à l’amputation d’un membre.
A force de ne se servir que de la main droite, on a arrangé tous les exercices et fabriqué tous les instruments pour cette main: de sorte que la main gauche, dont on ne se sert pas, finit par être réellement plus faible et plus maladroite que l’autre.
Et on rit beaucoup des sauvages qui se mettent des anneaux au nez!
Dixième observation.—FAUT.
L’auteur aurait pu, comme bien d’autres, remplacer il faut par il est nécessaire;—mais on a déjà pu apprécier son énergique concision:—il a craint de mériter le reproche que Brutus faisait à Cicéron, dont il appelait l’éloquence—fractam et elumbem,—cassée et éreintée. Il a pensé à Montaigne, qui dit, en parlant des longues phrases de certains orateurs ou écrivains: «Ce qu’il y a de vie et de moelle est estouffé par ces longueries.»
Et il a mis il faut—qui est, de toutes les façons que possède la langue française, le tour le plus vif et le plus concis pour exprimer son idée.
Cherchons quelques exemples d’un choix d’expression aussi heureux.
«Il faut qu’un seul commande.»—HOMÈRE.
«Aux écus et aux armoiries des gentilshommes, il ne serait pas convenable de voir une poule, une oie, un canard, un veau, une brebis,—ou autre animal bénin et utile à la vie: il faut que les marques et enseignes de la noblesse tiennent de quelque bête féroce et carnassière.»
UN ANCIEN—de Vanitate scientiarum.
Δεἱ πινειν μετριως, «il faut boire avec mesure.»—ANACRÉON.
Parbleu! je profiterai de la circonstance—pour parler un peu d’Anacréon. Beaucoup trop de gens ont été trouvés la nuit au coin des bornes, qui s’en consolaient et n’en avaient nulle honte,—prétendant leur cas un simple ébat anacréontique.
Or, les trois mots que je viens de vous citer sont le titre d’une petite pièce d’Anacréon:—ces trois mots sont déjà assez significatifs;—voyons, cependant, de quelle mesure entendait parler Anacréon.
«Esclave, dit-il, mets dans ma coupe cinq mesures de vin et dix mesures d’eau.»
δατος, τἁ πἑντε δ’οἱνου
boisson qui me paraît être assez voisine de l’eau rougie.
J’aimais encore mieux, à vous dire franchement mon avis, les soupers où on se grisait et où on chantait—que les banquets politiques où on ne se grise pas moins et où on traite des intérêts sérieux, où l’on improvise des constitutions et des grands hommes; j’aimais mieux de bonnes grosses figures rouges, réjouies, débraillées, que des figures grimaçant la dignité et faisant de longs discours ennuyeux, empruntés à un journal, qui les reproduira le lendemain.
Hélas!—la pauvre chanson,—cette création des Français,—elle est devenue une ode, et elle en est morte;—toutes ces sociétés chantantes—des enfants du délire, des fils anacréontiques d’Apollon, qui n’étaient que ridicules, qui s’amusaient et qui n’ennuyaient personne, ont été remplacées par les gueuletons, où on parle, où on ne s’amuse pas, où on ennuie les autres, et d’où il sort des phrases boursouflées pour lesquelles nous sommes depuis onze ans en pleine guerre civile.
Le hasard m’a fait apprendre où en est réduit le Caveau, cette espèce d’académie plus buvante et chantante et souvent plus spirituelle que l’autre.
Le Français né malin a créé l’un après l’autre le vaudeville et la guillotine—et les cultive simultanément, pour me servir de l’expression d’un avocat cité par les Guêpes: «C’est en Italie qu’on cultive le poignard, mais en France jamais.»
Observation pleine de justesse.—Rappelez les grands crimes:—vous y verrez employer—le marteau,—le compas,—le couteau,—l’alène;—mais jamais le poignard.
C’est un bienfait que nous devons à la police, qui défend de tuer...... avec un poignard,—sous peine de quinze francs d’amende en sus de la mort.
Pour en revenir à la guillotine, les partisans de la gaieté française—prétendent que le Français l’a inventée, il est vrai, mais pour faire des chansons sur ce sujet nouveau,—le vin, les belles, l’amour, commençant à s’user; ainsi qu’en peuvent faire foi un grand nombre de couplets badins de ce temps-là,—et que ce n’est que par cas fortuit que l’invention a été un peu détournée de son but primitif.
Quoi qu’il en soit,—il y a eu des phrases où la gaieté française a paru éprouver du malaise et a subi des interruptions qui ont fait craindre à quelques joyeux drilles qu’elle ne disparût tout à fait.—Ils ont pensé qu’il convenait de lui créer un temple et un asile où elle pût se retirer dans les moments difficiles.—Ils se sont nommés vestales de ce feu sacré,—et, sous le titre bien connu de membres du Caveau, ils se sont réunis à jour fixe pour l’empêcher de s’éteindre et faire des libations.
Il n’y a pas bien longtemps, j’entrais pour dîner dans un cabaret;—je ne tardai pas à m’impatienter de la lenteur qu’on mettait à me servir. Je m’en plaignis au garçon.
—Voilà dix fois que je vous appelle,—vous avez l’air tout effaré,—vous allez, vous venez.—Que se passe-t-il donc dans cette maison?
—Monsieur, c’est que c’est le dîner du Caveau.
—Comment! le Caveau existe encore?
—Oui, monsieur, et il dîne;—vous ne tarderez pas à entendre ces messieurs.
—Entendre? est-ce que réellement ils chantent?
—Certainement.
—Peut-on voir la salle?
—Oui,—il n’y aura personne avant un quart d’heure.
Je suis le garçon et j’entre dans la salle du banquet.
Il y avait une vingtaine de couverts. Sur la table, en forme de surtout, étaient les vases de porcelaine avec des pyramides de fruits magnifiques,—des temples de carton doré portant des pastilles, etc., etc.—Je me récriai sur la beauté des fruits:—il y avait des oranges monstrueuses, des grenades,—des ananas.
—Je le crois bien, monsieur, que vous les admirez, me dit le garçon; c’est qu’ils sont beaux aussi,—et chacune de ces corbeilles sera comptée soixante-dix francs sur la carte de demain.
—Comment! demain?—Vous me disiez que le banquet était pour aujourd’hui.
—Oui, le banquet du Caveau;—mais il y a une noce demain:—les convives d’aujourd’hui n’y toucheront pas,—c’est seulement pour le coup d’œil;—ces fruits ont été achetés pour la noce de demain,—aujourd’hui c’est un décor.
Je détournai les yeux de ces fruits: semblables aux fruits de carton des dîners de théâtre,—ou plutôt semblables aux fruits de Gomorrhe, qui remplissaient la bouche de cendre,—ceux-ci eussent vidé la poche de trop d’écus et trop enflé la carte.
—Au moins, dis-je,—je vois que ces messieurs ne négligent pas le vin.
—C’est à la forme des bouteilles que monsieur voit cela?
—Oui, certes.
—Ce sont bien des bouteilles à vin de Bordeaux, monsieur a raison,—mais on a mis dedans du piqueton à quinze sous.
—Comment! brigand...
—Il n’y a pas de brigand,—c’est convenu avec eux,—ce sont eux qui le veulent. Ils ne donnent que cent sous par tête, vin compris;—et ils sont contents, pourvu que le festin ait l’air somptueux: aussi voyez ce poisson.
—Il est magnifique.
—On l’a servi hier à une société,—la société en a mangé la moitié:—aujourd’hui on l’a retourné, et on le sert à ces messieurs du Caveau.
—C’est un profil de poisson.
—Comme vous dites.—Mais, j’entends du monde.
Sous la Restauration, les gens qui, aujourd’hui au pouvoir, jouent
le rôle que jouait la Restauration,—jouaient alors précisément le rôle
que joue aujourd’hui l’opposition.
Aux époques d’élections,—on envoyait des commis voyageurs politiques courir les campagnes—et endoctriner les fermiers.—Trois jeunes gens, entre lesquels était D***, fondateur de la Gazette des Tribunaux, aujourd’hui mort,—allaient en Normandie appuyer l’élection de je ne sais qui;—on les reçut à ravir chez un gros fermier; on les fit chasser le matin;—ces messieurs n’y étaient pas habitués, ils rentrèrent à deux heures pour le dîner, complétement harassés.—On commença alors un de ces dîners normands, qui laissent loin derrière eux les festins décrits par Homère.—Celui-ci dura six heures,—c’est un repas moyen; j’en ai fait de huit heures.—On but, Dieu sait combien: nos trois amis étaient morts de fatigue et d’eau-de-vie.—D***, qui était chargé de porter la parole, avait prononcé un discours suffisamment subversif, et s’était endormi.
Le second, qui devait chanter une chanson patriotique, s’était assoupi pendant le discours de son collègue;—D*** seul veillait, mais il se sentait la tête lourde et du sable dans les yeux. Cependant il s’aperçut que les Normands avaient gardé toutes leurs forces,—et n’étaient gris qu’au point bien juste où on traite, dans les banquets, les affaires de l’État.—Il poussa du coude le chanteur,—mais l’autre ne dormit que de plus belle.—D*** ne savait pas une seule chanson du genre exigé;—cependant, quand vint son tour,—il vit qu’il fallait s’exécuter, et, après s’être recueilli, il chanta:
A la porte d’Enfer,
Aperçut un Prussien
Qui passait son chemin.
Ceci, messieurs, est une allusion à l’invasion et au gouvernement qui nous a été imposé par les baïonnettes étrangères.
Qui n’était pas manchot,
Dit: «C’est pas étonnant,
J’en ferais bien autant.»
Oui, messieurs, s’écria D***, Marceau ne disait pas assez:—la France est la première des nations, elle doit avoir le sceptre du monde.
Il y a une vingtaine de couplets.—A chaque couplet, le refrain se répétait en chœur, et on buvait un verre d’eau-de-vie de cidre;—l’enthousiasme allait croissant, comme vous pouvez le supposer. On arrive au dernier.
D*** s’arrêta et dit au maître de la maison: «Faites retirer les domestiques.»
Sur un signe du fermier, les domestiques sortirent;—D*** se leva et regarda derrière les portes s’il n’en était pas resté quelqu’un; assuré sur ce point, il revient à sa place et dit son couplet en baissant la voix:
Ayant perdu sa femme,
Dit: C’est bien malheureux
De les pleurer tous deux.
Ceci, messieurs, est un regret de la mort de l’empereur,—oui, messieurs, la gloire de l’Empire n’est pas encore éteinte, elle n’est qu’éclipsée par une dynastie qui pèse sur le pays.
—L’empereur n’est pas mort,—dit un des fermiers.
—Vive l’empereur!—crièrent les autres.
Onzième observation.—QUE.
Ceci est le second QUE que nous avons déjà reproché à notre auteur;—il est souvent bien difficile d’éviter le que,—nous venons nous-mêmes d’en placer un immédiatement après un autre (QUE que), que l’oreille ne peut... bien! en voici un troisième à présent.
Douzième observation.—LES. (Au numéro prochain.)
POST-SCRIPTUM.—En général, on gourmande beaucoup un auteur qui
parle de lui-même;—il semble, au premier abord, difficile d’accorder ce
blâme avec la curiosité qu’ont les gens de savoir les plus petits et les
plus intimes détails de la vie et les habitudes des hommes qui
s’élèvent... tant soit peu au-dessus de la foule par le hasard ou par le
talent. Ces deux choses cependant proviennent de la même cause. On aime
à trouver dans les hommes auxquels survient la célébrité des coins par
lesquels ils rentrent dans les proportions communes,—des côtés par
lesquels on reprend sur eux l’avantage qu’ils ont pris d’autres côtés.
La curiosité qu’on a pour eux n’est donc nullement bienveillante,—et
elle ne peut être satisfaite par les indications qu’ils donneraient
eux-mêmes;—il vaut mieux que les renseignements soient moins certains,
pourvu qu’ils soient plus fâcheux. Il n’est fable si grotesque sur un
homme en vue qui ne soit accueillie par le public, et avec une confiance
sans bornes.
Aussi, dans mes premières observations sur l’œuvre du Courrier Français, ai-je un regret très-vif de ne pouvoir parler que de l’ouvrage, faute de connaître l’auteur: il vous eût été agréable de savoir, par exemple, s’il a le nez trop long ou trop court, s’il a une épaule un peu haute, ou une jambe un peu courte; vous aimeriez que son père fût portier et qu’il eût des dettes.
Je sais bien que, si je vous le disais, vous le croiriez sans scrupule et que vous n’admettriez aucune preuve du contraire, quelque convaincante qu’elle pût paraître; ces renseignements qui ravalent les gens sont suffisamment prouvés par le désir qu’ont ceux à qui on les donne qu’ils soient véritables.
J’aurais voulu, au moins, vous dire quel tic l’auteur a eu en écrivant; car les uns tambourinent sur la table, les autres roulent du tabac dans leurs doigts;—celui-ci siffle entre ses dents;—celui-là se gratte le front. M. Victor Hugo marche en faisant ses vers;—M. A. de Musset fume;—M. Antony Deschamps s’enfonce les poings dans les yeux;—M. Janin parle d’autre chose avec les gens qui sont autour de lui;—M. de Balzac boit des soupières de café;—M. Gautier joue avec ses chats;—M. de Vigny passe ses doigts dans ses cheveux;—M. Paul de Kock renifle du tabac;—pour votre serviteur, il tourmente ses moustaches et les tire jusqu’à se faire mal.
Malheureusement,—je n’ai aucun moyen de vous donner des renseignements de ce genre sur notre auteur,—et je comprends tout ce que mon travail à d’incomplet.—En effet, comme je vous le disais tout à l’heure, on aime à tempérer l’admiration qu’on croit ne pouvoir refuser à un homme par quelque chose d’horrible ou de ridicule qu’on sait de lui, ce qui rétablit l’équilibre; et, tout en nous le montrant supérieur par un côté, nous rend cette supériorité d’un autre côté. Il n’est pas un seul homme, si élevé qu’il soit au-dessus des autres, que nous ne nous croyions supérieur à lui en quelque point.
N’ai-je pas moi-même, tout à l’heure, dans ma première observation sur le fragment que je commente, abusé de mes habitudes sur les côtes de Normandie pour chicaner mon auteur sur une petite erreur au sujet des causes qui agitent ou qui calment la mer, et n’avais-je pas, il faut l’avouer, pour but, beaucoup moins de vous éclairer que de prendre moi-même un avantage sur cet écrivain, et de me venger des éloges que je suis forcé de lui donner, en le rabaissant sur un point où j’ai une supériorité du moins apparente?
Décembre 1841.
Les tombeaux de l’empereur.—M. Marochetti.—M. Visconti.—M. Duret.—M. Lemaire.—M. Pradier.—Un nouveau métier.—L’arbre de la rue Laffitte.—Les annonces.—Les réclames.—Un rhume de cerveau.—Un menu du Constitutionnel.—D’un acte de bienfaisance qui aurait pu être fait.—Les départements vertueux et les départements corrompus.—M. Ledru-Rollin.—Un nouveau noble.—M. Ingres et M. le duc d’Orléans.—Les prévenus.—L’opinion publique.—Suite des commentaires sur l’œuvre du Courrier français.—M. Esquiros.—Le secret de la paresse.
Quand un journaliste parle de la presse en général,—c’est tout
ce qu’il y a de vertueux, d’honnête, de désintéressé, de respectable.
C’est la seule majesté qu’il soit possible de reconnaître.—Les lois doivent plier devant elle;—c’est un crime de se défendre contre ses attaques;—elle a raison sur tout et contre tout.—La presse est infaillible.
Nous pourrions un peu démêler ce faisceau serré et en examiner chaque brin et chaque fascine l’un après l’autre,—mais laissons ce soin à la presse elle-même.
La presse se divise en deux grands partis: 1º ceux qui sont pour le gouvernement, c’est-à-dire qui veulent obtenir d’amitié les places et l’argent;
2º Ceux qui sont contre le gouvernement, c’est-à-dire qui veulent prendre de force l’argent et les places. Chacun de ces deux partis traite l’autre fort mal.
Prenons un journal ministériel: Les journaux de l’opposition sont des anarchistes,—des révolutionnaires,—des fauteurs de troubles et de désordres.
Un journal de l’opposition, parlant des journaux ministériels,—les appelle des journaux corrompus et vendus au pouvoir,—des oppresseurs du peuple;—puis, si d’autre part vous recueillez les jugements portés sur les hommes parvenus de la presse par ceux qui ne sont pas parvenus, si nous admettons en principe que la presse est infaillible, nous sommes fort embarrassés quand elle se trouve ainsi divisée. Chacun des deux partis est de la presse qui est infaillible, il faudrait donc croire et admettre ce qu’ils disent tous les deux l’un de l’autre.
Je ne compte pas vous entretenir du tombeau de
Napoléon;—quatre-vingt-trois projets de tombeau! Il n’y avait, selon
moi, qu’un tombeau,—pour l’empereur,—celui que la destinée lui avait
donné dans une île presque déserte, sous un arbre.
Puis ensuite,—comme la pensée semble comme les vents avoir plusieurs couches à diverses hauteurs; au point de vue de la gloire humaine, de l’orgueil national,—c’est-à-dire au-dessous du point de vue poétique,—il fallait l’enterrer à Saint-Denis, là où il avait fait faire deux portes en bronze pour son tombeau; et enfin, au point de vue de l’admiration contemporaine de ses soldats, il fallait le mettre sous la colonne de la place Vendôme.
Je ne parlerai donc pas des quatre-vingt-trois projets qui tous ont la prétention d’être exécutés aux Invalides; d’ailleurs, qu’est-ce que ces concours où la plupart des artistes les plus distingués d’un pays ne se mêlent pas?—Lemaire est à Pétersbourg.—Pradier en Italie.—Duret bien plus loin, car il est au fond de son atelier, où il boude.—M. Visconti a conçu un projet qui ne manque pas de grandeur.
M. Marochetti en a présenté un qui paraît réunir plusieurs suffrages,—mais qui présente en même temps une petite difficulté qui pourrait bien faire reculer le jury d’examen:—il faudrait commencer par enlever la voûte et le dôme des Invalides.
Au commencement de la saison, on a eu à enregistrer cinq ou six
morts funestes de savants,—d’artistes, etc.,—sans compter les
propriétaires et les pauvres diables, victimes de leur propre maladresse
à la chasse, ou de celles de leurs compagnons;—ceci coïncidant avec la
diminution progressive du gibier,—donne pour résultat qu’il se tue
beaucoup moins de perdreaux que de chasseurs.
On lit ceci dans un journal—(N. B. C’est un sarcasme):
«Nos escadres de la Méditerranée, qui offusquaient l’Angleterre, ont été dispersées et désunies. Mais le Moniteur s’empressait hier de nous offrir une glorieuse compensation à cette humiliation maritime: il résulte d’un rapport du prince de Joinville, daté de Terre-Neuve, que nous n’avons pas cessé d’occuper un rang des plus brillants sous le rapport de la pêche de la morue et des harengs.»
De même qu’en fait de modes d’habits on voit succéder les gilets trop longs aux gilets trop courts;—de même, en fait de mode de langage, au chauvinisme qui, sous la Restauration, montrait toujours un soldat français triomphant des armées coalisées de l’Europe,—a succédé, aujourd’hui, un autre ridicule qui consiste, de la part des journaux, à montrer toujours la France humiliée et foulée aux pieds. Un journal un peu répandu doit au moins deux fois la semaine raconter qu’un Français a reçu des coups de pieds à Pétersbourg, qu’un autre a été empalé à Constantinople, et un troisième mangé quelque autre part; tant ces honnêtes journaux se complaisent dans une humiliation que le plus souvent ils inventent. Mais ici, on peut voir d’une manière manifeste ce que c’est que la politique de ces pauvres carrés de papier.
Ils seraient fort étonnés si on leur disait: «Mais cette pêche du hareng et de la morue est une des branches de commerce les plus importantes; mais c’est la vie de populations entières; mais il y avait plus de vingt ans qu’on n’avait pas fait une bonne pêche: il y avait plus de vingt ans qu’un nombre prodigieux de familles vivaient dans la misère et dans les privations.
Oui, certes, c’est une belle compensation à une diminution d’appareil militaire, et de fanfaronnades inutiles.
Mais on dit que je fais des paradoxes quand je crie, comme je le fais depuis trois ans, que le premier besoin du peuple, c’est de manger.
Ah! si vous voyiez, comme moi, ces pauvres pêcheurs de la Normandie
et de la Bretagne;—leurs durs travaux,—leurs journées et leurs nuits
de fatigues avec la mort sous les pieds;—si vous voyiez, comme moi,
toutes ces blondes familles de dix enfants, à peine vêtus, à peine
nourris, quand leur père revient sans rapporter de quoi souper,
remerciant Dieu de ce qu’il n’a pas permis qu’il fût englouti dans les
vagues de l’Océan; vous ne trouveriez pas que ce soit une nouvelle si
peu importante, si ridicule même, celle qui vient vous dire que cette
année la pêche du hareng a été favorable, et que tous ces gens-là
mangeront.
Je me rappelle un temps où Henry Monnier n’avait pas de plus grand
plaisir que de chercher les métiers bizarres et inconnus auxquels se
livrent certaines gens. Il a fait ainsi de singulières découvertes. En
voici un qu’il n’a pas trouvé, et que ni lui ni moi n’aurions inventé.
Les habitants de la campagne ne sont guère exposés, en fait de maladies, qu’à des pleurésies et des fluxions de poitrine,—on leur ordonne des sangsues.—Le village d’Augerville-Bayeul est situé à cinq lieues de Havre,—d’où il tire ses sangsues. Au Havre chaque sangsue coûte sept sous. C’est fort cher. Une brave femme du pays a imaginé de louer des sangsues,—elle en a acheté une vingtaine et elle s’est faite bergère de ce noir troupeau,—elle les soigne et les entretient; quand un malade a besoin de sangsues, elle en loue la quantité demandée à l’heure ou à la saignée;—l’opération faite, on lui rapporte ses sangsues.—Si quelqu’une de ses sangsues meurt ou fait une maladie entraînant incapacité de travail, elle se fait payer la valeur de la morte,—ou convenablement indemniser de la perte qui résulte de l’indisposition de son animal.
Le monsieur qui annonçait dans les journaux—des graines de
l’orgueil de la Chine à vendre,—rue Laffitte, 40,—a profité de l’avis
que je lui ai donné dans le volume du mois dernier.
Je faisais remarquer que les annonces publiées pendant le mois d’octobre—portaient que cet arbre—se semait d’octobre à novembre,—et que les annonces insérées dans les journaux—omettaient cette particularité.
Qu’a fait le monsieur,—le planteur de la Louisiane?—Il a continué à publier des annonces à la quatrième page des journaux;—seulement dans ces dernières annonces publiées tout le long du mois de novembre,—l’orgueil de la Chine—(en chinois arbor sancta) ne se sème plus du tout d’octobre à novembre,—il se sème maintenant de la mi-octobre jusqu’à la mi-mars.
Pas avant,—pas après.
Mais que feront ces braves gens qui, sur la foi de la première annonce,—ont acheté et semé de la graine de l’orgueil de la Chine?
Ces gens-là, dites-vous?
Oui.
Eh bien,—ils en achèteront d’autre, qu’ils sèmeront maintenant de la mi-octobre à la mi-mars.
Parbleu! l’ami Mars est venu là fort à propos et s’est montré un véritable ami pour prolonger le délai pendant lequel le planteur de la Louisiane—espère duper le public,—avec l’assistance des carrés de papier de toutes les couleurs et de toutes les opinions,—un franc la ligne.
Sérieusement,—carrés de papier,—croyez-vous jouer là un rôle bien honorable,—que d’être ainsi complices de toutes les friponneries contemporaines,—de tous les charlatanismes,—de vous établir compère de tous les marchands d’orviétans?
Vous répondez: «On sait bien que la quatrième page des journaux
est livrée aux annonces—et que nous ne sommes pas responsables de ce
qu’elles disent.»
On? qui est-ce que ce on?—vous,—moi..., et ce n’est pas ici le lieu de dire que je m’y suis laissé prendre plus d’une fois.
«Et, d’ailleurs, ajoutez-vous en général, la signature des gérants précède les annonces, ce qui explique, clair comme le jour, que nous ne garantissons pas au public la vérité des annonces que nous insérons.» Très bien;—mais alors, gens si vertueux pendant trois pages, pourquoi cette facilité de mœurs à la quatrième page? pourquoi ne pas mettre en gros caractères en haut de votre quatrième page:
«Ceci est un mur public—où on affiche ce qu’on veut,—moyennant la somme de...—Nous ne garantissons pas ce qu’il plaît aux marchands d’y mettre;—ce sont eux qui parlent—et qui crient ainsi leur marchandise—à une distance où leur voix ne parviendrait pas.»
Vous ne l’avez jamais fait, carrés de papier, vous ne le ferez pas; bien plus, quand vous avez pensé qu’on commençait à soupçonner que ce pouvait bien être cela, vous avez imaginé la réclame; la réclame est une annonce mieux déguisée, là le journal ne se contente pas de ne pas dire qu’il ne garantit pas le vérité de ce qu’il publie.
Là, il assume toute la responsabilité de la chose; là, il prend la parole, il se fait crieur public, il annonce lui même les marchandises plus ou moins honteuses, et il donne son opinion à lui, il dit je; par exemple, c’est dix sous de plus.
Il dit: «Nous ne saurions trop recommander la pommade de M. un tel.
«Nous avons vu des effets surprenants de la poudre de madame de Trois-Étoiles.»
Le tout signé du nom de chaque rédacteur ou gérant responsable.
Pendant que nous parlons des annonces,—disons que le Journal des
Débats, ce rigoriste—qui prêche la morale, publie à sa quatrième page
des annonces dont je ne puis pas imprimer ici le contenu,—et une
gravure—représentant une femme qui se livre à des danses prohibées par
la police, et qui, tout en dansant, appuie son pouce sur son nez et fait
tourner sa main sur ce pivot pour narguer un garde municipal qui la
regarde.
Il est un mal horrible,—un mal qui, en quelques instants, fait de
l’homme le plus spirituel une buse et un idiot;—je veux parler du rhume
de cerveau. Un rhume de cerveau fait horriblement souffrir, et rend en
même temps parfaitement ridicule.—Un jeune homme est obligé d’attendre
la nuit, dans un jardin, un entretien longtemps désiré et demandé.—Tout
ce qui l’entoure invite à la plus douce et à la plus poétique
rêverie;—la lune monte à travers les arbres,—les clématites exhalent
de suaves odeurs.—Il entend des pas légers et le frôlement d’une
robe,—c’est elle!—son cœur bat si fort, qu’il semble qu’il va
rompre sa poitrine pour s’échapper.—Enfin, il pourra donc lui dire tout
ce qu’elle lui a inspiré depuis qu’il la connaît;—il va lui révéler
tout ce trésor d’amour qu’il a amassé dans son âme,—et les premiers
mots qu’il prononce sont ceux-ci: «Ah! badabe, cobe je vous aibe!»
Le malheureux s’est enrhumé à attendre sous les arbres. Un autre a à prononcer un discours en public,—un toast à porter dans un gueuleton patriotique;—il répète son toast d’avance et s’entend avec effroi dire: «Bessieurs, dous dous sobes réudis dans ude intention purebent patriotique,—ou: «Je debande la bort des tyrans.»
Comment faire? Son discours lui a coûté bien du mal—et ferait tant d’effet!—à coup sûr on le mettrait dans le journal.—Il va trouver un médecin.
—Bossieur, il faut que vous me rendiez un grand service.
—Volontiers, monsieur, si cela dépend de moi.
—J’aibe à le croire, bossieur;—j’ai ud’affreux rhube de cerbeau.
—Ah! ah! un coryza?
—Un rhube de cerbeau!
—Oui,—j’entends bien,—c’est ce que nous appelons un coryza.
Le malade est flatté de voir que la science s’est occupée assez spécialement de son mal pour lui donner un nom inconnu du vulgaire;—il se voit d’avance guéri.
—Bossieur,—c’est que, pour ud’ adiversaire, je suis bembe d’un dîder, et il d’y a pas boyen d’y banquer.
—Cela n’empêche pas de manger,—seulement les aliments vous paraîtront moins savoureux.
—Bossieur, s’il s’agissait seulebent de banger... ça de be ferait rien,—je be boque des alibents,—mais c’est que j’ai un discours à prodoncer,—et vous compredez qu’avec bon rhube de cerbeau,—on d’entendra pas le boindre bot.
—Alors, c’est fort désagréable.
—Qu’est-ce qu’il faut faire, bossieur, pour bon rhube de cerbeau?
—Oui,—bossieur,—on b’avait dit de redifler de l’eau de Cologne.
—Ça n’est pas mauvais.
—Ça n’est pas bauvais, bais j’en d’ai rediflé trois verres et ça de va pas bieux.—On m’avait dit également de be bettre du suif de chandelle autour du dez.
—On en a vu de bons effets.
—Je be suis bis deux chandelles entières sur la figure et ça de va pas bieux.—Qu’est-ce qu’il faut faire, bossieur?
—Il faut essayer d’une fumigation.
—Et ça be guérira-t-il?
—C’est possible.
—Cobent! ça d’est pas sûr!
—Non, monsieur.
—Et vous d’avez pas d’autre boyen?
—Des bains de pieds.
—Ah! et ça be guérira-t-il?
—Peut-être,—d’ailleurs, ça n’est jamais bien long, attendez que ça se passe.
Et le malade s’en va persuadé que les médecins, comme certains parrains de complaisance, se sont contentés de donner un nom au rhume de cerveau,—sans se soucier de ce qu’il deviendrait à l’avenir;
Qu’ils sont très-forts sur la lèpre qu’on n’a plus, et sur la peste qu’on n’a pas;—mais qu’ils ne savent rien sur les rhumes de cerveau et sur les cors aux pieds.
Le Constitutionnel, en parlant d’un repas donné par M. O’Connell,
a fait une énumération qui a lieu d’étonner de la part d’un journal qui
compte au nombre de ses fondateurs des hommes qui passent pour savoir
manger.
On lit dans le menu du Constitutionnel: «Cent pommes de pin» (pine apple, que le Constitutionnel traduit par pommes de pin—veut dire ananas. Il y a de quoi rompre la bonne harmonie qui existe, d’après certains journaux, ou qui n’existe pas, d’après certains autres, entre la France et l’Angleterre, en prêtant de semblables nourritures à nos voisins). Le Constitutionnel ajoute: «Trente plats d’orange et autres tourtes.»
Ce mot me rappelle une locution semblable d’un portier que j’ai eu et qu’on appelait M. Gorrain. «Monsieur, disait-il, malgré les crimes des jésuites, il ne faut pas oublier que c’est à eux que nous devons l’importation des abricotiers, des dindons et d’une multitude d’autres fruits à noyau.»
L’autre jour,—dans une maison—où on lisait le journal à haute
voix, le lecteur arriva à cette anecdote:
«Le roi était attendu hier, vers une heure, au château des Tuileries.—Tout à coup des cris: Au secours! un homme se noie! se font entendre,—dix batelets se détachent de la rive,—on saisit un homme qui allait disparaître,—on le porte au bureau de secours,—puis chez le commissaire de police,—où cet homme déclare que c’est la misère qui l’a poussé à cet acte de désespoir.»
Le lecteur s’arrêta.
—Continuez donc, lui dit la maîtresse de la maison.
—Mais c’est tout; il y a un point.
—Mais non;—il est impossible que le roi n’ait pas fait donner des secours... Tournez la page.
—Je la tourne, et je lis: «Nous ne saurions trop recommander à nos lecteurs le mou de veau...»
—Assez... Comment, le roi?
—Il ne passait peut-être pas précisément à ce moment-là;—et puis, on peut ne pas lui avoir dit la chose.
—C’est égal, il n’a pas eu de bonheur cette fois-là.
Il est évident que la presse est l’origine de l’horrible désordre
qui mine la société.—Quelques niais demandent à ce sujet des lois
répressives.—Je l’ai dit vingt fois,—c’est, au contraire, le moment de
lui mettre la bride sur le cou.—Laissez la presse libre,—sans
cautionnement,—sans timbre,—sans procès,—dans deux ans la presse sera
morte ou réformée et moralisée.—C’est une gageure que je tiendrais en
mettant ma tête pour enjeu.
Toutes ces sociétés secrètes sont comme les mans qu’on trouve dans la terre, où ils rongent les racines; le soleil, le jour et l’air les font mourir.
Si la presse était libre,—les communistes, les égalitaires, qui
sais-je, moi, chacune des trente ou quarante républiques dont se compose
le parti républicain aurait son journal et développerait ses idées.—Vos
lois répressives de la presse donnent à tous les journaux de toutes les
opinions des limites égales dans l’expression de leurs opinions,—qui
rendent leur langage presque identique, de telle sorte qu’ils se
trouvent combattre ensemble,—et dans les mêmes rangs contre vous,—pour
des causes toutes différentes, ou ennemies.
Laissez chacun arborer l’étendard qui lui plaît,—et vous verrez cette grande armée de l’opposition que, par vos sottes lois répressives, vous réunissez malgré elle sous un seul et même drapeau d’une couleur bizarre formée du mélange de tant de nuances,—vous la verrez se diviser en petites cohortes, chacune sous son véritable étendard, avec ses couleurs, combattant pour son compte,—et contre ses alliées d’aujourd’hui.
Le procès fait à Me Ledru-Rollin, et qui se termine par la condamnation de cet avocat,—est encore une sottise.—Votre gouvernement représentatif est un mensonge—si un candidat ne peut exprimer sa véritable opinion.—J’admets ici que Me Ledru, ou tout autre avocat, ait une véritable opinion.
Ne comprenez-vous pas, d’ailleurs, que Me Ledru ou tout autre, forcé par vos lois à l’hypocrisie,—réunira les suffrages de toutes les nuances qui avoisinent la sienne,—au lieu d’être réduit à ses véritables sectaires?
Le National a eu un nouveau procès;—cette fois il a été
acquitté.—Il a appelé encore ce jugement une leçon donnée au pouvoir.
M. Ledru-Rollin a été condamné.—On a dit que c’était une erreur du jury.
M. Quesnaut, candidat ministériel, échoue à Cherbourg.—Gloire aux électeurs,—leur bon sens et leur patriotisme sauvent la France.
M. Hébert, autre candidat ministériel, est nommé à Pont-Audemer à une grande majorité.—On crie à la corruption,—à la vénalité,—à l’ignorance.
Ainsi, il y a des départements entiers corrompus et des départements vertueux;—cela vient de l’eau ou de l’air:—on n’en sait rien.
Cela est décidément par trop leste,—et le gouvernement maintient des lois répressives contre les journaux!—Mais laissez-les donc faire,—je vous le répète,—laissez-les deux ans,—laissez-les un an,—et la presse sera morte ou réformée.
Un M. Doyen, âgé de quatre-vingt-six ans, vient de faire entériner
par la cour royale des lettres patentes qui lui confèrent le titre de
baron;—ces lettres ne sont que la confirmation d’un titre qui remonte à
1628.—C’est s’aviser un peu sur le tard, et cela ressemble un peu à ce
que faisaient les seigneurs qui voulaient mourir dans un habit de moine
de quelque ordre religieux,—supposant sans doute qu’ainsi déguisés ils
ne seraient pas reconnus à la porte du paradis et y entreraient plus
sûrement;—pour ce qui est de M. Doyen, le lendemain de l’entérinement
de ses lettres patentes, il était déjà, et pour ce fait, exposé aux
avanies de quelques journaux.
Au premier abord, on pourrait s’étonner de voir à la même époque tant de manifestations de mépris pour les titres et les honneurs,—et tant d’avidité pour s’en affubler;—c’est que les gens qui crient le plus ont moins de haine pour les dignités que pour ceux qui les possèdent; que ce mépris est tout en paroles et n’est qu’une façon de dire de l’envie.
Quand Jésus-Christ chassa les marchands du temple,—c’était avec
une corde;—on a employé des moyens plus doux pour M. Ollivier, qu’on a
fait évêque.—On assure que c’est sur les instances réitérées du
directeur de l’Opéra, qui voulait se débarrasser d’une dangereuse
concurrence:—Saint-Roch, succursale de l’Académie royale de musique
sous M. Ollivier, est redevenu une église sous M. l’abbé Fayet.
M. Ingres, un peu enflé des éloges qu’on lui a récemment donnés
avec une sorte de frénésie,—s’est laissé longtemps supplier par M. le
duc d’Orléans de faire son portrait;—il a fini par céder aux instances
du prince royal, à trois conditions: 1º que M. le duc d’Orléans poserait
chez lui, M. Ingres;—2º qu’il revêtirait tous les jours l’uniforme
adopté et qu’il poserait au moins cent cinquante fois;—3º que le
portrait ne lui serait payé que trois mille francs.—M. le duc d’Orléans
a accepté toutes ces conditions, et même la dernière.
On doit s’élever avec indignation contre le système appliqué en
France aux prévenus.
D’après les statistiques des tribunaux, sur cinq accusés il n’y a pas deux condamnations;—donc, un prévenu a trois chances contre deux pour être dans quinze jours:—un homme que la société a injustement arrêté,—emprisonné,—flétri aux yeux de bien des gens,—gêné et peut-être ruiné dans ses affaires,—humilié et désespéré,—un homme pour lequel il n’est pas de réparations trop grandes.
Le prévenu doit être traité avec tous les égards possibles;—s’il est plus tard reconnu coupable,—la loi le punira;—mais, s’il est déclaré innocent,—comment réparerez-vous votre erreur? tâchez donc du moins qu’elle ait les conséquences les moins fâcheuses qu’il vous sera possible.
Personne n’a le droit d’infliger un mauvais traitement à un prévenu,—quelque léger qu’il soit;—un prévenu doit être transporté,—s’il y a lieu,—avec toutes les aises imaginables et aux frais de la société.
Que le prévenu soit homme de la presse ou cordonnier,—c’est tout un;—tant qu’il n’est pas condamné, il est innocent, il a droit à tous les égards qu’on aurait pour un innocent, bien plus: à ceux qu’on aurait pour un innocent injustement accusé.
D’ailleurs, s’il est coupable, son châtiment, sous quelque forme que ce soit, ne doit pas commencer avant que la loi l’ait prononcé.
C’est une chose qu’on ne saurait trop rappeler à messieurs de la justice dans tous les degrés de la hiérarchie,—c’est une honte pour un pays tout entier qu’il n’y ait pas de lois qui puissent préserver un innocent des ignobles traitements qu’on fait subir aux prévenus.
Un matin que j’étais avec M...y,—il lui prit une sainte colère
contre la phraséologie des journaux et contre la crédulité de ceux qui
les lisent. Il nous en tomba un sous la main qui parlait de je ne sais
plus quelle mesure que l’opinion publique flétrissait.
Nous nous demandons d’abord:—Qu’est-ce que l’opinion publique? et qu’est-ce que le carré de papier que voici? Qu’entend-on par ces paroles, «l’opinion publique,» l’opinion publique veut-elle dire l’opinion de tout le monde?
Non, par deux raisons: la première, c’est qu’une mesure ou n’importe quoi qui serait blâmé par tout le monde ne pourrait pas subsister un instant; il faut donc excepter au moins de tout le monde: 1º ceux qui prennent la mesure; 2º ceux qui la soutiennent; 3º ceux qui en profitent.
La seconde raison, est que voici cinq autres carrés de
papier:—trois approuvent la mesure et se disent les organes de
l’opinion publique;—deux autres,—aussi organes qu’eux de l’opinion
publique,—n’en disent pas un mot.
Il y a donc plusieurs opinions publiques sur le même sujet?
Le résumé de notre discussion—fut qu’il n’y a pas d’opinion publique;—qu’il n’y a pas assez de bonheur dans le monde pour que tous en aient une part;—que celui des uns n’existe qu’au détriment des autres. Que, par cela qu’une mesure nuit à certains intérêts, elle sert merveilleusement à certains autres.
Que l’opinion publique se fait comme les émeutes, comme la foule.
Quand les journaux disent qu’il y a une émeute quelque part, les bourgeois et les ouvriers vont voir l’émeute,—les gendarmes s’y transportent pour la réprimer; ceux-ci prennent les curieux pour l’émeute, et les bousculent, les curieux s’irritent et se défendent,—et l’émeute se constitue.
Les gens qui vont voir une pièce où on leur dit qu’il y a foule—ne s’aperçoivent pas qu’ils forment eux-mêmes cette foule, qu’ils venaient voir autant que la pièce.
Beaucoup de gens s’empressent de se ranger à ce qu’on leur dit être l’opinion publique,—surtout quand elle est contraire au gouvernement; parce que, tout en obéissant à leur instinct de moutons de Panurge, ils ont un certain air d’audace sans danger qui flatte le bourgeois.—Ils seraient bien effrayés parfois s’ils savaient qu’ils sont à la tête de l’opinion dont ils croient suivre la queue,—et qu’ils seraient seuls de leur opinion publique—s’il n’y avait pas d’autres bourgeois pris dans le même piége.
Une chose tourmentait surtout M...y, c’était de savoir où on flétrit les mesures: car,—disait-il,—si chacun des membres de l’opinion publique,—qui doivent être nombreux,—se contente de flétrir ladite mesure chez lui,—comment le journal qui paraît ce matin a-t-il pu rassembler, dans l’espace de quelques heures, toutes ces flétrissures éparses d’une mesure prise hier matin,—pour pouvoir en former un total qui lui permette de présenter le nombre de flétrissures qu’il a réunies comme équivalant à une opinion publique?
Il doit y avoir un endroit où on flétrit les mesures,—comme il y a une halle à la viande,—comme il y a une Bourse;—il doit y avoir un endroit où on flétrit les mesures,—comme il y a un endroit où on en prend,—au bout du pont Louis XV.
Il faisait beau;—nous nous mîmes en route pour une grande promenade.—Aux Tuileries, il y avait beaucoup de monde autour d’un bassin;—M...y s’approcha pour voir si ces gens étaient réunis pour flétrir la mesure.—Ce n’était pas cela; ils n’avaient pas même l’air de savoir qu’il y eût une mesure;—ils donnaient des miettes de pain aux cygnes,—qui livraient leurs ailes entr’ouvertes au vent printanier,—semblables à de petits navires à la voile.
Dans un autre coin du jardin, beaucoup de gens qui, comme tout le monde, ont droit de considérer leur opinion comme partie intégrante de l’opinion publique,—appréciaient, en lisant les journaux, la mesure—qu’ils étaient censés avoir flétrie la veille.
Nous nous approchâmes d’un groupe fort serré,—à l’endroit appelé la Petite-Provence,—mais c’étaient des gens qui se chauffaient au soleil;—personne n’y parlait—de la mesure.
Sur les quais,—quelques Français vendaient des gâteaux de Nanterre, quelques autres en achetaient;—les uns fouettaient leurs chevaux, les autres regardaient couler l’eau.
De l’autre côté du pont, un monsieur lisait un livre mis sur le parapet à l’étalage d’un bouquiniste, et faisait une corne à la page où il restait de sa lecture, qu’il comptait continuer le lendemain.
Personne n’avait l’air de flétrir la mesure.—Ah!—voici bien du monde rassemblé devant l’Institut.—Nous perçons la foule avec peine;—c’étaient deux cochers qui se battaient. Nous demandâmes pourquoi c’était,—parce qu’après tout ce pouvait bien être à cause de la mesure:—l’un des cochers la flétrissant, l’autre ne la flétrissant pas;—mais ce n’était pas cela: l’un avait pris une demi-botte de foin à l’autre;—le volé fut rossé.
Nous prîmes alors la rue Guénégaud en suivant trois hommes qui en entraînaient un autre.
—Qu’a-t-il fait? demanda M...y.
—C’est à cause des mesures, répondit le passant interpellé.
M...y avait un air triomphant:
—Venez, me dit-il, il s’agit cette fois de la mesure.
On fit entrer notre homme au nº 9, sous une porte ronde.
—Le voilà chez David, dit alors l’homme auquel M...y avait adressé sa première question.
—Et que fait-on chez David? demanda M...y.
—C’est la fourrière, répondit l’homme.
—Est-ce là qu’on flétrit les mesures? demanda M...y.
—C’est là qu’on les vérifie.
—Comment?
—Oui, cet homme qu’on emmenait a été surpris par les agents à vendre à faux poids.—On l’amène chez David.—Si David trouve que ses mesures ne sont pas justes,—il met en fourrière les poids, les balances et tout le bataclan.—C’est sans doute ce que vous appelez flétrir les mesures.
Ce n’était pas encore là ce que nous cherchions.—Découragés, nous montâmes en voiture et nous allâmes à Saint-Ouen, comme nous faisions souvent.—Là, grand nombre de Parisiens pêchaient à la ligne.—J’appelai Bourdin, un batelier de mes amis,—qui avait l’obligeance de garder mon canot.
N. B. J’apprends que le gouvernement l’a saisi et confisqué comme n’ayant pas les dimensions qu’il lui plaît d’exiger par une ordonnance qu’il aurait dû rendre avant que je fisse faire mon bateau;—et les journaux disent qu’on désarme et qu’on disloque la flotte,—tandis qu’au contraire on prend des moyens quelque peu extrêmes pour posséder un plus grand nombre de bâtiments.—O mon pays! si mon canot peut servir à ta gloire,—s’il peut surtout augmenter l’effectif de ta flotte,—faire trembler la perfide Albion—et faire taire les journaux,—je te l’offre de grand cœur.
Mais réellement,—pour un ami du château, ainsi que m’intitulent certains carrés de papier,—on me traite assez mal;—le roi me donne douze francs par an—pour son abonnement aux Guêpes,—et on prend mon canot, qui m’a coûté cent écus.
J’appelai donc Bourdin,—Bourdin me mena près de ce pauvre canot, qui était caché dans les saules;—il était fort joli, ma foi,—tout noir avec une bordure orange,—et le plus rapide de ces doux parages;—nous montâmes dedans,—et je laissai dériver jusqu’à Saint-Denis.—Nous étions heureux comme deux poëtes que nous étions. C’était un spectacle ravissant;—la rive était bordée de grands peupliers, droits comme des clochers,—de saules bleuâtres,—de fleurs de toutes sortes, de spirées avec leurs bouquets blancs, de campanules bleues;—sur l’eau il y avait des nénufars jaunes et des anémones aquatiques.—Parfois un martin-pêcheur traversait la rivière droit et rapide comme une flèche en poussant un cri aigu;—à peine si nous avions le temps de voir son plumage vert et bleu.—Nous regardions tout cela,—et nous écoutions les bruits de l’air et de l’eau,—et, à l’heure où le soleil se couchait derrière l’église Saint-Ouen,—nous arrivions à l’île Saint-Denis, dont M. le maire,—M. Perrin,—un autre ami à moi qui joint à ses fonctions municipales celles de restaurateur, et qui cache modestement son écharpe tricolore sous un tablier de cuisine,—nous donnait un dîner excellent et un vin de Bordeaux que M...y, qui s’y connaît, déclarait irréprochable.
...J’oubliais la mesure..., personne ne la flétrissait, personne ne la connaissait.
Je voulais seulement vous dire ce qu’il faut croire de ces phrases stéréotypées dont les journaux sont si prodigues.
SUITE DES COMMENTAIRES SUR L’ŒUVRE DU COURRIER FRANÇAIS.—Il
faut que je termine mes commentaires sur l’œuvre du Courrier
Français.
Nous en étions à:
LES.
Douzième observation:—LES.
Les, article pluriel,—
«Je n’est qu’un singulier, vous est un pluriel.»—MOLIÈRE.
«Pluriel, terme de grammaire qui s’emploie pour caractériser un des nombres destinés à marquer la quotité.»
GIRAULT DUVIVIER.
Je trouve la définition un peu moins claire que la chose définie, mais c’est ainsi que procèdent tous les grammairiens;—Vaugelas est le premier qui ait écrit pluriel, avant lui on disait et on écrivait plurier.
On trouvera sans peine des exemples d’articles s’accordant aussi bien avec leurs substantifs,—mais je ne pense pas qu’on en puisse trouver qui s’accordent mieux. Comparez et jugez.
«Le larcin,—l’inceste,—le meurtre des enfants et des pères,—tout a eu sa place entre les actions vertueuses.»
Te donne les esprits dont je n’ai que les corps.»
«Il s’agit des cheveux blonds de la pécheresse dont elle essuya les pieds du Christ.
«Je hais le philosophe qui n’est pas sage pour lui-même: Μισω σοφιστην, etc.»—EURIPIDE.
Treizième observation.—FLOTS.
«L’auteur n’a pas répété Océan,—il n’a pas mis vagues ni lames, il a parfaitement distingué les nuances qui existent entre ces mots.—Flots est, des trois synonymes, celui qui engage le moins; les autres ont un sens plus précis. Il a pour autorités plusieurs bons écrivains.
«Quel respect ces flots mugissants ont-ils pour le nom du roi?»—SHAKSPEARE, la Tempête.
«Fendant le flot ému sous la brise qui passe.»
M. Alphonse Esquiros est un bon jeune homme,—autrefois poëte rêveur, ne manquant pas d’une sorte de naïveté un peu affectée, mais assez gracieuse;—c’est une de ces natures simples, semblables au fleuve limpide d’Horace:
qui reflète dans son cours tout ce qu’il voit sur ses bords,—les grands peupliers et les petites herbes, le soleil et les étoiles,—la barque qui glisse et l’oiseau qui passe.
La poésie d’Alphonse Esquiros avait des qualités naturelles,—mais elle manquait d’originalité,—elle reflétait trop ses lectures du moment;—je l’ai vu, tour à tour, sans cependant copier servilement, imiter la manière de M. Hugo,—celle de M. de Lamartine et celle de cent autres. Il y a quelques mois, il publia une nouvelle fantastique inspirée de la Larme du diable, de M. Th. Gautier, charmante création inspirée par le Faust de Goëthe.
A cette époque parut je ne sais quel livre de M. de Lamennais,—Esquiros le lut, et fit l’Évangile du peuple;—le parquet se saisit de l’affaire, et on mit Esquiros en prison,—comme M. de Lamennais;—c’était pour Esquiros pousser l’imitation plus loin qu’il ne l’avait cru.
S’il y avait en France un ministre de l’instruction publique,—il aurait connu Esquiros,—il l’aurait fait venir et lui aurait dit: «Vous faites de jolis vers aux arbres et à la lune, ne vous mêlez pas à ces choses; quand vous imitez, n’imitez pas les gens que l’on met en prison.»
C’est ce qu’on ne fit pas, et on prit le crime d’Esquiros au sérieux,—et on le mit à Sainte-Pélagie.
Qu’arriva-t-il de là? qu’il prit à son tour au sérieux le martyre et la persécution; que les journaux, qui n’avaient jamais parlé de lui tant qu’il n’avait eu que son talent, le louèrent beaucoup quand il fut mis en prison,—ce qui prouva pour la millième fois que ce n’est pas du talent, mais de la prison, qu’ils font cas.
Et encore que ce pauvre enfant innocent et doux comme une fille—s’ennuie,—s’attriste, pleure,—réclame le soleil et l’air,—fait de jolis vers là-dessus en retour desquels, comme martyr, persécuté pour le peuple, il reçoit de mauvais lieux communs emphatiques.
Quatorzième observation.—REMONTENT.
Il n’y a ici qu’un petit défaut,—c’est que, pour que sa phrase eût un sens, l’auteur aurait dû dire descendent; cependant le mot est correctement orthographié.
Quinzième observation.—GRADUELLEMENT.
Je n’ai trouvé ce mot employé qu’autour des mirlitons.
«Mon amour est plus violent.»
Il y a plusieurs façons d’écrire ce mot: est,—haie,—hé,—hait.—Notre auteur ne s’y est pas trompé, et a parfaitement choisi celui de ces mots qui convenait à sa phrase.
Dix-septième observation.—LENTEMENT.
SAINT-ÉVREMONT.
Ces deux adverbes,—graduellement et lentement,—sont peu agréables à l’oreille;—mais des écrivains fort châtiés n’ont pas cru devoir éviter des consonnances semblables.
BRANTÔME.
«Conséquemment il perd la somme, ou il est incontestablement déchu de son droit.» LA BRUYÈRE.
Certes, commettre une faute avec La Bruyère,—ce n’est plus une faute, c’est une beauté.
Qu’est-ce que les puristes d’ailleurs,—et qu’est-ce que la langue?
L’académie-dictionnaire 1798—ne veut-elle pas qu’on prononce quatre-z-yeux?
PASCAL ne dit-il pas—«elle a couru de grandes risques
Et l’ACADÉMIE,—en faisant remarquer que risque est masculin,—n’excepte-t-elle pas—cette locution: A toute risque?
Et MOLIÈRE, dans le Florentin,—rebarbaratif?
Et VAUGELAS, sens dessus dessous?
Et M. DE PONGERVILLE, de l’Académie,—dans le dialogue familier,—sens sus dessus?
Et BOSSUET: C’est là que règne un pleur éternel?
Je termine ce travail—en constatant que l’œuvre que nous venons d’examiner est un des morceaux les plus remarquables sous les deux rapports de la pensée et du style—qu’ait produits jusqu’ici la littérature politique des carrés de papier se disant organes de l’opinion publique ou boulevard des libertés.
LE SECRET DE LA PARESSE.—Il y a deux ennemis irréconciliables,
acharnés, mortels,—comme le sont les gens forcés de vivre ensemble:—ce
sont le corps et la pensée,—la partie matérielle et la partie
intellectuelle de notre être.
Tout le monde a éprouvé, au moment de se mettre au travail,—une sourde hésitation, suite d’une lutte entre l’esprit qui veut et le corps qui ne veut pas:—tous les poëtes anciens en ont parlé;—quel est l’homme d’ailleurs qui n’a pas entendu mille fois au dedans de lui le dialogue suivant:
LA PENSÉE. Les formes incomplètes et sans contours qui passent devant moi avec des nuances douteuses et changeantes—semblent prendre un corps et une couleur,—le nuage se dissipe, le chaos a cessé de s’agiter, tout se met en ordre; travaillons.
LE CORPS. Il fait un beau soleil,—peut-être le dernier de l’année,—on trouverait, j’en suis sûr, encore une violette en fleur sous les feuilles sèches;—nous devrions aller nous promener dans le jardin.
Cette proposition maladroite, sans précautions oratoires, n’obtient d’ordinaire aucun succès; c’est comme si l’on disait à un homme qui a soif: «Voilà un excellent morceau de pâté.» La pensée ne daigne pas seulement répondre,—elle s’obstine à vouloir travailler et à contraindre le corps à prendre la plume.
Celui-ci, qui est paresseux, comme vous savez,—comprend alors qu’il ne faut pas heurter de front cette fantaisie de travail,—mais qu’il faut, au contraire, y rattacher d’une manière indirecte la distraction qui doit plus tard la détruire.
LE CORPS. Le grand air rafraîchit la tête et fait du bien à l’imagination, et puis, il y a tant de souvenirs pour vous, ma belle, dans ces fleurs que vous m’avez fait planter,—et que vous me faites arroser l’été,—que vous serez d’autant mieux disposée au travail quand vous les aurez revues quelques instants.
LA PENSÉE (à part). Peut-être ce butor a-t-il raison.—Allons au jardin.
Dès lors la pensée est perdue! Une fois au jardin, la malheureuse se divise à l’infini:—elle suit la feuille qui s’envole; ce rosier dépouillé lui rappelle un bouquet qu’elle a donné il y a longtemps;—chaque arbre, chaque plante, est habité par un souvenir comme les hamadryades de la poésie antique.
Tous l’entourent, la caressent, l’occupent, et le travail est oublié.
C’est ce qui arrive chaque fois qu’elle essaye une bataille en plaine avec le corps, qui a pour lui la paresse,—la plus puissante de toutes les passions,—celle qui triomphe de toutes les autres et les anéantit.
La pensée ne l’emporte pas; elle peut s’élever à son insu à une hauteur où il ne puisse plus l’atteindre.—Il faut qu’elle ruse,—qu’elle le trompe, pour le jeter dans une de ces occupations d’habitude, auxquelles il peut se livrer seul sans son concours à elle.
LA PENSÉE. Or ça, mon bon ami, voyons donc si vous saurez bien me tailler cinq ou six plumes?
Tailler des plumes est une chose que la main fait d’elle-même.
Pendant que le corps taille des plumes, la pensée s’échappe furtivement; mais quelquefois le corps saisit le premier prétexte venu pour ne pas tailler de plumes.
LE CORPS. Vous en aurez six toutes neuves, ma mie.—J’aime mieux faire des armes.
LA PENSÉE. Y pensez-vous, mon bon ami? vous exténuer comme hier! j’en suis encore malade,—ou prendre un rhume de cerveau,—et j’en mourrai.—Je ne vous cache pas même que je vous trouve un peu pâle aujourd’hui;—et, puisque vous ne pouvez pas rester en place,—promenez-vous dans la chambre en long et en large.
Si le corps est assez sot pour se laisser prendre à cette fausse sollicitude,—pendant qu’il s’agite machinalement dans cet étroit espace,—la pensée, qui n’a que faire à cela, s’envole et lui échappe.
Il y a, il est vrai, des corps innocents et niais qu’on peut occuper et distraire avec la moindre des choses: ils se laissent prendre à jouer du piano sur leur table;—un poëte de mes amis a un corps qui s’amuse à s’arracher un à un les cils des yeux.
Mais il en est de plus récalcitrants,—ceux-là se défient de toute occupation qui leur est indiquée par la pensée, il faut qu’elle ne compte que sur un hasard extérieur,—sur un de ces bruits monotones qu’on entend sans l’écouter; le vent qui souffle dans les feuilles,—une cloche qui tinte,—la pluie qui bat les vitres,—la mer qui gronde au loin.
Ces bruits le bercent, et il s’endort comme Argus aux sons de la flûte de Mercure;—puis tout à coup il se réveille en sursaut,—et il s’aperçoit que la pensée l’a laissé là,—il la regarde,—il la suit d’un œil hébété,—comme l’enfant entre les mains duquel vient de glisser une fauvette,—il la voit sur la plus haute branche d’un acacia secouer ses plumes au soleil,—il l’entend chanter librement.
Et le pauvre corps, qui s’ennuie alors de n’avoir plus l’esclave intelligente qui lui invente des plaisirs et l’aide à les conquérir, passe par les conditions qu’elle veut lui imposer pour la faire redescendre,—octroie une charte,—et consent à écrire sous sa dictée.
Janvier 1842.
Règlement de comptes.—Un pèlerinage.—M. Aimé Martin.—M. Lebœuf et une trompette.—Un colonel et un triangle.—Jugement d’un jugement.—Le colin-maillard.—Les cantonniers des Tuileries à la place Louis XVI.—Les nouveaux pairs.—M. de Balzac et une petite chose.—La quatrième page des journaux et les brevets du roi.—M. Cherubini.—Le général Bugeaud.—A quoi ressemble la guerre d’Afrique.—Une bonne intention du duc d’Orléans.—La Chambre des députés.—Consolations à une veuve.—Un joli métier.—Aménités d’un carré de papier.—Une besogne sérieuse.—Correspondance.—Un secret d’influence.—Les écoles gratuites de dessin.
A la fin de l’année,—il faut, quand on le peut,—régler ses
comptes.
Je trouve deux notes sur mon agenda:
La première contient ces mots: «Pèlerinage annuel à Honfleur;»
La seconde: «Ne pas oublier de faire un peu de chagrin à M. Aimé Martin.»
Le pèlerinage à Honfleur ne me prendra que deux heures avant de retourner à Paris.
Il s’explique par un beau distique que je fis autrefois,—et dont je n’ai gardé que le premier vers, parce que le second renfermait des longueurs:
L’homme le plus ennuyeux que j’aie jamais rencontré est un certain***, aubergiste à Honfleur;—j’ai eu à supporter ses familiarités et sa conversation opiniâtre pendant vingt-quatre heures que j’ai passées chez lui;—mais qu’est-ce que la familiarité avec un homme qui est là et qui s’efforce d’y mettre quelques bornes,—en comparaison de celle qu’il étale à l’égard des absents qui ne peuvent se défendre?
—Goûtez-moi ce vin,—mon cher ami,—me disait-il,—Méry n’en voulait pas d’autre quand il venait ici;—ah! ah!—vous ne voulez pas qu’on détache les huîtres,—c’est absolument comme Eugène Sue;—le connaissez-vous?—c’est un de mes bons amis;—et Hugo—donc!—c’est ici qu’il a fait le Gamin de Paris, son dernier vaudeville;—connaissez-vous Bérat? c’est un charmant sculpteur, vous n’êtes pas sans avoir vu son lion de marbre aux Tuileries?
Et, quand je sortais, il me suivait—et ne me quittait qu’avec peine pour dormir, de telle sorte que mon voyage avait un but qui fut tout à fait manqué.
Depuis ce temps, je vais tous les ans à Honfleur ne pas voir***.
Je m’embarque au Havre,—j’arrive à Honfleur,—je suis tout près de lui,—je me rappelle bien l’ennui qu’il m’a causé dans ses moindres circonstances, et je savoure avec friandise la joie d’en être débarrassé;—il est là,—à vingt pas de moi,—je pourrais le voir et je ne le vois pas,—je pourrais l’entendre et je ne l’entends pas.
Je ressens ce bien-être du convalescent qui vient de se raccrocher aux branches de la vie,—je regarde de loin la maison de *** comme le naufragé regarde la mer, aux fureurs de laquelle il vient d’échapper,—et moi qui ai si peur de l’ennui!—moi qui ne peux le supporter un instant!
Ailleurs,—à Paris,—ne pas voir ***, c’est un plaisir émoussé,—on ne le sent pas plus que la joie de la santé quand on se porte bien;—c’est au château de Chilon,—en sortant de ce souterrain plus bas que le lac qui baigne ses murs,—que j’ai savouré la joie de la liberté;—c’est après avoir vu le roc usé par les pas des prisonniers—que j’ai senti ma poitrine se dilater à la pensée que j’étais libre!
C’est à Honfleur—qu’on peut apprécier tout le plaisir de ne pas voir ***;—c’est dans ces rues, où il a passé peut-être un moment avant vous,—que vous comprendrez ce qu’il y a d’heureux à ne pas le rencontrer;—c’est une sorte d’assaisonnement qui ajoute à tout une saveur inusitée.
Gravissez la côte de Grâce,—jetez les yeux sur la mer,—et, si vous connaissez ***, après vous être dit: «Je vois la mer!»—dites-vous: «Et je ne vois pas ***!—et vous sentirez tout ce que le second plaisir ajoute au premier.
Pour moi, le souvenir de l’ennui que m’a causé cet homme n’a rien perdu de son âcreté:—je hais la couleur de la chambre que j’ai habitée chez lui,—je hais ce que j’y ai mangé;—j’aimais autrefois les éperlans,—maintenant je les trouve ennuyeux,—parce que j’en ai mangé avec lui,—et je n’en mange jamais.
Ç’a été pour moi une consolation dans une infinité de traverses et de tourments.—Oui, disais-je—au milieu des plus grands ennuis;—mais je suis à cinquante lieues de ***.
Pour M. Aimé Martin,—nous en parlerons une autre fois.
M. Lebœuf, député,—recevant l’autre jour la lettre de convocation pour l’ouverture de la Chambre,—dit à son domestique:
—Qu’est-ce qui apporte ça... une trompette?
—Oui, monsieur.
—Faites-la asseoir et rafraîchir.
Un autre de nos honorables est colonel de la garde nationale;—un
monsieur, électeur, lui recommandait, pour obtenir je ne sais quoi, son
fils, qui fait partie de la musique dans la légion que commande le
député;—le pauvre colonel ne connaissait pas plus le fils qu’il ne
connaissait le père,—il savait seulement qu’il était électeur.
—Et comment se nomme M. votre fils, demanda-t-il (moyen adroit pour savoir en même temps le nom du père).
—Il s’appelle Gobinard.
—Gobinard?
—Oui... Gobinard.
—Ah! oui, Gobinard... j’y suis... Gobinard... très-bien!... Gobinard... je me rappelle parfaitement... Gobinard... Et qu’est-ce qu’il est, M. votre fils,—monsieur Gobinard?
—Il est triangle.
—Ah! oui,—oui,—oui,—Gobinard, parbleu! Gobinard... charmant triangle!... charmant triangle! maintenant je me le rappelle parfaitement,—charmant triangle!
Les pairs ont rendu leur jugement dans l’affaire du coup de
pistolet tiré sur les princes. L’auteur du crime et deux de ses
complices sont condamnés à mort,—les autres à la détention.—M. Dupoty,
rédacteur du Journal du Peuple, a pour sa part cinq ans de prison.—On
a beaucoup parlé, du moins dans les journaux, de cette dernière
condamnation. J’ai à dire aussi mon opinion, que je n’ai exprimée que
très-incomplètement—le mois dernier.
M. Dupoty a été condamné comme complice de l’attentat de Quénisset, qui a tiré un coup de pistolet sur les princes.—Eh bien! dans mon âme et conscience,—devant Dieu et devant les hommes,—comme disent les jurés,—non, M. Dupoty n’est pas complice de l’attentat de Quénisset.
La lettre qui lui a été adressée par Launois, dit Chasseur, un des conjurés, ne prouve absolument rien; il n’est pas un homme dirigeant ou écrivant quelque chose qui s’imprime et paraît périodiquement qui ne reçoive une foule de lettres de ce genre, et, si on faisait chez moi une perquisition, je suis persuadé qu’on y trouverait vingt chiffons de papier plus compromettants que la lettre adressée par Launois à M. Dupoty.
Mais à cette première question, que je résous négativement, j’en ajouterai une seconde:
Oui,—M. Dupoty est coupable d’avoir, par ses écrits, poussé au mépris des lois et du gouvernement établi,—aux conspirations et aux émeutes;—mais précisément autant que le Constitutionnel, le Courrier français,—le Temps, le Siècle, en un mot, que tous les journaux de l’opposition, quelque timide et détournée que soit l’expression de la guerre qu’ils font au gouvernement existant, les uns pour le renverser et prendre sa place,—les autres pour l’obliger à choisir des ministres dans leurs amis.
Et,—pour dire toute ma pensée,—je trouve,—sinon moins
criminels,—du moins beaucoup moins bêtes,—ceux qui jettent dans le
pays des ferments de discorde avec l’intention de le bouleverser, ceux
qui jettent des torches dans la maison pour la brûler, que ceux qui
agitent tout le pays pour amener un petit revirement entre M. Dufaure et
M. Passy,—que ceux qui mettent le feu à la maison pour y allumer leur
cigare.
M. Dupoty a été pris comme l’on est pris au colin-maillard ou au pied de bœuf.
Si l’on veut admettre ce système, il faudra remonter bien haut, et
je ne sais vraiment où on trouvera une complète innocence.
Moi-même, quand j’ai reproché à M. de Strada de laisser le roi sortir avec des chevaux dont quelques-uns ne valent pas cinquante francs; quand j’ai, à plusieurs reprises, signalé à M. de Montalivet l’abus qu’on faisait du potager royal,—ces atteintes légères ont fait admettre plus facilement des attaques plus fortes, faites par d’autres journaux, et que l’on eût trouvées de trop haut goût sans cette transition.—Le Constitutionnel conduit tout doucement les esprits au Courrier Français, le Courrier Français (quand mademoiselle Fitz-James n’est pas rengagée) les reçoit, leur fait faire un pas et les livre au Siècle, le Siècle les mène au Temps, le Temps au National, le National au Journal du Peuple, le Journal du Peuple au Populaire, le Populaire au Moniteur républicain, le Moniteur républicain aux discours de cabaret.—Chaque journal, échelonné comme les cantonniers sur les grandes routes, pave et ferre de ses phrases sa part d’un chemin qui conduit de la royauté à l’émeute et à la révolution,—DES TUILERIES A LA PLACE LOUIS XVI.
Il n’y a pas de loi sur la presse qu’on ne puisse éluder.—Chaque loi répressive est le barreau d’une cage; et, quelque serrés que soient les barreaux d’une cage, il y a toujours entre eux un espace, et la pensée, plus mince et plus ténue que la vapeur, passe facilement entre deux.
Vous ne tiendrez pas la presse avec des lois.—Il n’y a que l’arbitraire qui ait quelques chances d’en venir à bout, et encore l’arbitraire ne peut que remplacer les barreaux de la cage par les murs de la prison. Si la pensée est ténue comme la vapeur, la compression la rend terrible comme elle, et elle risque fort de faire éclater vos murs.
D’ailleurs, il ne faut pas que les gens, au pouvoir aujourd’hui, oublient leur origine. Quand on veut opposer une digue à un torrent, il faut la construire sur un terrain sec, que n’aient pas encore envahi les eaux: et vous, vous êtes le premier flot du torrent, c’est lui qui vous a poussés, qui vous a portés où vous êtes,—et qui est arrivé en même temps que vous. Vous ne pouvez l’arrêter. Peut-être, si vous l’aviez laissé passer, se fût-il divisé en une multitude de petits filets d’eau et de ruisseaux murmurants. Mais, par vos lois absurdes, vous avez forcé fleuves et ruisseaux de couler ensemble et d’accroître sans cesse, la force invincible de leurs flots.
Le réquisitoire de M. Hébert est composé précisément des mêmes arguments que les considérations qui précèdent les ordonnances de juillet 1830.
Il faut que je vous le dise encore une fois,—il fallait laisser
la presse libre—sans cautionnement—sans timbre—sans procès,—vous
auriez cinq cents journaux, dont chacun aurait de cent à cent cinquante
abonnés.—Je crois l’avoir suffisamment prouvé dans le numéro d’octobre.
Il fallait d’autre part, inventer pour la littérature ce qu’on a inventé pour l’armée;—il fallait, c’est-à-dire, le bâton de maréchal dans la giberne du soldat,—c’est-à-dire un espoir fondé d’arriver par le talent, et par le talent seul, aux hautes positions du pays.
Vous avez précisément—fait le contraire;—un écrivain, quel que soit son génie, n’existe pas à vos yeux s’il n’écrit pas dans les journaux,—et s’il n’écrit pas contre vous.
Vous n’avez rien que pour deux classes d’écrivains,—et ces deux classes sont renfermées dans une seule: les journalistes.—A ceux qui vous harcèlent et vous menacent, vous jetez les gros morceaux,—puis aux pauvres diables qui se rangent tristement, et faute de mieux, sous votre bannière, vous donnez à ronger les os que laissent vos adversaires repus.
Depuis longtemps on méditait la nomination d’une vingtaine de
nouveaux pairs.
On avait murmuré les noms de MM. Hugo,—Casimir Delavigne,—Horace Vernet.
Les nominations ont paru,—il n’y a rien pour les arts ni pour la littérature. Pourquoi? c’était montrer aux jeunes écrivains une voie autre que celle du journalisme,—c’était séparer la presse de la littérature,—c’était abaisser la première de toute l’estime que vous montriez pour la seconde.
Mais non: vous aimez mieux dire, par vos actes, que les écrivains n’auront rien que par la violence et par le désordre.
Vous refusez de leur donner dans la société un intérêt qui les porte à combattre pour elle;—vous voulez qu’ils défendent la place et vous les tenez hors des murailles.
On lit dans le dernier ouvrage de M. de Balzac:
«Il a demandé pour son gendre le grade d’officier de la Légion d’honneur; fais-moi le plaisir d’aller voir le mamamouchi quelconque que cette nomination regarde, et de veiller à cette petite chose.»
Pourquoi M. de Balzac n’a-t-il pas la croix depuis longtemps? Il ne l’appellerait pas une petite chose;—un homme du talent de M. de Balzac fabrique des pensées pour bien des gens; il ne fallait que lui rendre justice, et vous ne le verriez pas, pour sa part, discréditer un de vos moyens d’action et de gouvernement. Vous n’en avez cependant pas trop, et ceux que vous avez ne sont pas si peu usés qu’ils n’aient besoin de quelques ménagements.
Vous ne lutterez contre la presse qu’avec la presse.
Vous n’avez dans la presse que des ennemis et des domestiques.
Vous n’y avez ni alliés ni amis.
J’ai souvent querellé les journaux sur leur quatrième page; il
serait injuste de ne pas signaler une industrie identique qu’exerce le
gouvernement: je veux parler des brevets.
Il n’y a pas d’invention saugrenue,—de préparation honteuse,—qui se fasse faute d’un brevet du roi.
Le public prend ledit brevet pour une approbation spéciale de Sa Majesté, et tombe dans le panneau.—On ne sait pas assez qu’un brevet du roi n’est qu’un reçu de huit ou quinze cents francs, selon la durée que l’exploitant veut donner à son affaire;—qu’on ne demande à quiconque sollicite un brevet d’autre condition que de verser la somme ci-dessus mentionnée.
Ceci n’est qu’un guet-apens dont le gouvernement est aussi complice qu’on peut l’être; il ne peut ignorer la fausse idée qu’ont les gens d’un brevet,—et il la laisse s’accréditer:—il n’a jamais dit, par l’organe de ses journaux ni autrement, ce que c’était réellement qu’un brevet.—C’est pourquoi je le dis aujourd’hui.
J’ai déterré un bouquin que je destine en présent à mon ami le docteur Alph... L.—Ce bouquin a été imprimé avec brevet et privilége du roi, donné le quatrième jour de novembre 1668, signé par le roi et son conseil.
Il a pour titre:
Remèdes souverains et secrets expérimentés, de M. le chevalier Digby.—Paris, chez Guillaume Cavelier, au quatrième pilier de la grande salle du Palais.—MDCLXXXIV. Avec brevet et privilége du roi.
Je transcris littéralement une des recettes que j’y ai trouvées préconisées, toujours avec privilége du roi.
Remède infaillible pour arrêter le sang d’une plaie ou un saignement de nez,—éprouvé par la comtesse d’Ormont.
«Prenez deux parts de mousse qui vient sur les têtes des morts, et que ce soit une tête humaine;—tirez-la en la séparant et la rendez plus menue que pourrez avec les doigts;—mêlez-la avec une part de mastic en poudre,—puis, réduisez tout en onguent avec de la gomme tragogante trempée en eau de plaintain et eau de rose,—ensuite l’étendez sur du cuir de la longueur du pouce et non si large, et le mettrez sur la veine du front descendant sur le nez.»
On ne se figure pas comme le chevalier Digby, auteur de ce livre, et M. le docteur Jean Molbec de Tresfel, médecin auquel le privilége est accordé,—usaient, dans divers cas, de la tête de mort, apprêtée de façons variées.—Dans un article fort curieux où ils parlent légèrement de la thériaque, panacée longtemps en faveur, ils donnent la véritable recette de l’orviétan.
L’orviétan se compose de cinquante et une drogues différentes, entre lesquelles on trouve:
«De l’os du cœur de cerf pilé, un dragme.
»De fenouil, une demi-once.
»Un cœur de lièvre séché au four.
»Gentiane, une once.
»Crâne humain, une demi-once, etc.»
Ce que je trouve le plus curieux, c’est qu’après le remède indiqué contre le saignement de nez que je viens de rapporter—les auteurs en donnent un autre également bon, et que je considère comme beaucoup plus simple.
«Prenez de l’herbe nommée bursapastoris,—flairez dessus et la tenez dans la main. Il suffira de la porter sur soi en la poche.»
S’il suffit de la porter en la poche, pourquoi alors se donnerait-on la peine de la flairer?—et, à plus forte raison, pourquoi irait-on s’amuser à gratter des têtes de morts?—Je vous livre les deux recettes comme je les trouve,—avec brevet et privilége du roi;—elles sont également bonnes,—vous pouvez choisir,—je ne vous donne pas de conseil;—mais, si j’étais que vous, je préférerais la seconde.
M. Lebœuf était à dîner dans une maison;—il voit un vieillard à
l’air refrogné, à côté du maître de la maison.—Il demande à son voisin
de droite:
—Qui est ce monsieur?
—Cherubini,—répond le voisin en mangeant et la bouche pleine.
M. Lebœuf entend: C’est Rubini.
Après dîner, il s’approche de M. Cherubini, l’homme le plus féroce de France, et lui dit gentiment:
—Il faut avouer, monsieur, que vous ne paraissiez pas votre âge à la scène.—Est-ce que vous n’allez pas nous chanter quelque chose tout à l’heure?
M. Cherubini lui lance un regard froid et mortel comme une pointe d’acier,—lui tourne le dos, et s’en va au maître de la maison, auquel il dit presque haut, en lui montrant M. Lebœuf:
—Quel est, etc.
Mais je ne puis répéter ce que dit en cette circonstance M. Cherubini.
Quand M. Bugeaud a été envoyé en Afrique, les Guêpes seules, au
milieu de l’indignation des journaux, ont osé prédire les succès qu’il y
obtiendrait. Dernièrement, M. Bugeaud avait, dit-on, demandé un congé
pour assister au commencement de la session.—On l’a cru en disgrâce, et
les journaux, qui avaient tant blâmé son départ, ont alors commencé à
crier contre son retour.—Il n’y avait pas assez d’éloges pour M.
Bugeaud, brouillé avec le château:—il allait passer à l’état de héros
invincible.—Quand on a su qu’il ne revenait pas, et qu’il n’était
nullement en disgrâce,—l’enthousiasme s’est refroidi aussi subitement
qu’il s’était allumé.
Puisque nous parlons des affaires d’Alger, disons un mot de ce gouffre d’hommes et d’argent:—la Chambre des députés aime mieux faire à perpétuité à la terre d’Afrique une rente de six mille cadavres français—que d’accorder une fois le nombre d’hommes suffisant pour en finir.
La situation des Français en Afrique est précisément celle d’un joueur qui a deux dames quand son adversaire n’en a qu’une;—celui qui a deux dames a évidemment l’avantage,—mais il ne pourra, faute d’un pion, prendre la dame que son adversaire promène sur la grande ligne du damier;—il aura toujours l’avantage, mais il ne gagnera jamais la partie.
Le caractère et le goût des peuples changent avec l’âge.—La France a aimé longtemps la gloire militaire,—aujourd’hui elle aime l’argent, et elle veut de l’économie; la gloire est chère, on n’en a pas au rabais; il n’y a pas moyen d’allier ces deux passions.
Dans le golfe de Lyon, deux braves marins, Layec et Hervé, du
navire la Marianne,—ont péri en sauvant l’équipage de la Picardie.
M. le duc d’Orléans a fait remettre à M. Achille Vigier, député du Morbihan, une somme de deux cents francs destinée aux veuves de ces deux héros.
Deux cents francs!—C’est de quoi retarder la mendicité de quelques mois pour les veuves de deux hommes qui sont morts de la mort la plus belle et la plus héroïque.
Il faut savoir gré à M. le duc d’Orléans de sa pensée, et le plaindre de n’avoir pas près de lui des personnes qui puissent en diriger l’application.
Mais,—voyez-vous,—jamais les hommes n’accorderont autant d’admiration et de respect à l’homme qui sauve son semblable qu’à celui qui le tue.
Le vieux proverbe «qui aime bien châtie bien» doit être retourné, et n’a été imaginé que pour donner un air vertueux de reconnaissance à l’affection naturelle qu’ont les hommes pour ceux qui leur font du mal;—il faut dire «aime bien qui est bien châtié.»
On n’aime que les gens et les choses dont on souffre,—il n’y a d’amour réel que l’amour malheureux,—il n’y a de patrie que pour les exilés.
Entre deux amants,—s’il y en a un—(et il en est toujours ainsi, ajoutons: presque, pour ne pas trop faire crier) qui accable l’autre de douleurs et de tortures, c’est celui-là qui est aimé et adoré;—l’autre, pour prix du dévouement et du sacrifice de toute la vie, consent tout au plus à se laisser aimer.
Voici la session ouverte,—le besoin s’en faisait sentir pour les
journaux;—le procès de la Chambre des pairs était terminé,—ils ne
savaient plus comment remplir leurs colonnes;—quelques centenaires
commençaient à poindre;—un veau à deux têtes était né dans le
département de l’Ardèche;—j’attendais à chaque instant le grand
serpent de mer qui, depuis treize ans qu’un petit journal l’a inventé,
ne manque jamais de faire une apparition chaque année dans les journaux,
dans l’intervalle d’une session à l’autre. Quelques feuilles
commençaient à se livrer à de bizarres excès: un journal auquel il
manque cinq lignes est capable de tout; il n’y a ni parents ni amis qui
soient à l’abri de ses attaques: il fera cinq lignes contre lui-même
s’il le faut.
Un de ces carrés de papier s’est mis à raconter que le neveu de Colombier,—l’un des condamnés dans l’affaire Quénisset—apprenant qu’il allait être condamné comme complice de l’attentat du 13 septembre,—s’était noyé de désespoir;—les autres feuilles se sont emparées des cinq lignes que cela produisait.
Le lendemain,—le jeune homme s’est présenté au premier carré de papier, et a demandé une rectification;—on l’a ressuscité le troisième jour avec d’autant plus d’empressement, que cela faisait cinq autres lignes.
Cette session qui s’ouvre est la dernière de la législature
actuelle.—Espérons que les membres qui la composent vont en finir avec
les niaiseries qui sont, depuis l’invention du gouvernement dit
représentatif,—décorées du nom de politique,—qu’on s’occupera pour la
dernière fois de l’amoindrissement du pouvoir de M. Passy et de M.
Dufaure, de la réforme électorale, etc., etc., et de toutes ces choses
qui produisent tant de phrases et ne produisent que cela.
Espérons que les départements se lasseront de vivre sous le despotisme des estaminets de Paris,—les seules localités qui aient un intérêt sérieux aux discussions oiseuses qui remplissent les sessions;—qu’ils cesseront d’envoyer à la Chambre des prétendus représentants qui ne s’occupent que de tripotages de ministères,—et, sous prétexte d’intérêts généraux, ne tiennent aucun compte des intérêts particuliers, qui sont néanmoins nécessaires pour former un intérêt général quel qu’il soit.—Ceci est aussi absurde que si on contestait cette formule à la Cuisinière bourgeoise: «Pour faire du café à la crème, ayez de la crème et du café.»
Espérons que chaque département comprendra qu’il est temps de donner à ses représentants des mandats circonstanciés, c’est-à-dire de rogner un peu un libre arbitre que n’a jamais un ambassadeur, et d’imposer à tout député ses conditions; par ce moyen, on arrivera à des sessions sérieuses où on fera les affaires réelles du pays;—car on doit commencer à comprendre que cet hypocrite dédain pour les intérêts matériels ne s’applique qu’aux intérêts matériels des autres, et cache plus ou moins adroitement le soin qu’on prend de ses intérêts matériels à soi.
Mais je ne commencerai à prendre au sérieux la Chambre des députés que lorsqu’on aura brûlé publiquement la tribune;—tant qu’elle existera, il n’y aura que les avocats qui feront et qui mèneront les affaires, et voilà trois ans que je vous explique comment ils les font et comment ils les mènent.
Madame *** a perdu son mari;—madame ***, célèbre par les
ridicules du sien, a cru devoir lui envoyer une lettre de condoléance
qui se termine ainsi: «Permettez-moi de vous féliciter, ma chère amie,
de ce que vous portez le nom d’un homme qui ne peut plus faire de
sottises.»
Ah ça!—je faisais réellement là un joli métier. Les lecteurs de
nos petits livres savent avec quel touchant désintéressement j’ai
annoncé, il y a longtemps déjà, que je ne faisais pas partie de la
Société des gens de lettres, et que je ne prétendais recevoir aucun
argent pour la reproduction des morceaux qu’il conviendrait aux journaux
de me prendre.
Cette déclaration, qui me paraissait franche et sans arrière-pensée, a eu,—à ce que j’apprends,—de déplorables résultats pour quelques journaux innocents qui en avaient profité pour faire quelques citations qu’ils croyaient gratuites.
Il n’en est pas ainsi.
Je reçois de M. Pommier, agent central de la Société des gens de lettres, une épître ainsi conçue:
«Monsieur, je viens d’établir le compte des droits de reproduction que j’ai touchés pour vous, et je tiens à votre disposition la somme de cent soixante-cinq francs soixante-seize centimes qui vous est due.—Agréez, etc.»
D’où il ressort qu’à mesure qu’une honnête feuille, trompée par nos protestations, avait l’imprudence de copier quelques pages des Guêpes, M. Pommier arrivait avec sa quittance et la faisait financer.
Cette manœuvre, que M. Pommier et moi nous avons pratiquée jusqu’ici fort innocemment, est connue parmi les voleurs de Paris sous le nom de chaulage.
Je crois que nous devons y mettre un terme.
Dans l’origine de la Société des gens de lettres,—cédant à quelques amitiés et à quelques sollicitations, j’avais acquiescé aux statuts de ladite Société, mais je me suis abstenu de paraître à aucune séance,—et j’ai adressé à M. Pommier une lettre qu’il a oubliée ou qu’il n’a pas reçue, dans laquelle je lui signifiais ma décision négative.
Je pense que M. Pommier pensera,—comme moi,—que nous n’avons qu’un parti à prendre pour tâcher de reconquérir l’estime de nos contemporains, c’est de restituer aux feuilles victimes les sommes indûment perçues, en joignant à la somme indiquée dans la lettre de M. Pommier celle qui, probablement, aura été retenue pour ma part de contributions aux frais et dépenses de la Société.
Je prie les susdites feuilles victimes d’adresser à M. Pommier des réclamations que, sans aucun doute, il ne leur laissera pas le temps de faire.
Si parmi les journaux il en est à la reconnaissance plus ou moins volontaire desquels je dois mettre des bornes,—il en est d’autres qui me traitent tout différemment.
J’ai eu l’honneur d’être dernièrement le sujet d’une polémique assez vive entre deux journaux belges.
L’un, le Précurseur, qui donne tous les mois un extrait des Guêpes,—croyait devoir accompagner cet emprunt d’une note où il affirmait à ses lecteurs—qu’attendu que je ne suis pas un écrivain sérieux,—un écrivain politique, ce que j’écris ne doit être pris que comme une charade, une énigme, un rébus, ou tout autre hors-d’œuvre innocent que certaines feuilles donnent à leurs abonnés, et que mes idées et mes opinions ne peuvent être considérées que comme non avenues.
Le Fanal, que je remercie beaucoup de sa bienveillance, a bien voulu me défendre un peu.—Le Précurseur a répondu en ces termes:
«Nous reproduisons, il est vrai, chaque mois, quelques passages des Guêpes, mais le succès de cette production est notre excuse.—Les lecteurs de journaux aiment quelquefois à se dérider, et les piqûres de ces guêpes qui volent à l’aventure, atteignent au hasard, s’acquittent de ce devoir avec beaucoup de succès.—Il ne s’agit pas ici de la justesse des pensées, ni de la solidité des principes, ni de l’exactitude de l’observation.—M. A. Karr est un faiseur de nouvelles et de petits romans.
Quant à nous, qui avons chaque jour une besogne sérieuse à faire, etc.»
Ah! ah!—voyons donc la besogne sérieuse.
J’occupe la première colonne.—Les deux suivantes sont consacrées à une correspondance particulière, à une lettre adressée au Précurseur.—Ce n’est donc pas encore cela la besogne sérieuse en question.
Quatrième colonne,—extraits des journaux anglais,—du Morning Chronicle,—du Times,—du Morning Post,—du Standart,—ce n’est pas encore là la besogne sérieuse du Précurseur,—ce n’est pas même la besogne.—Continuons:
«Nouvelles d’Espagne.—Lettre du chargé d’affaires, etc.;»—ce n’est pas cela.
«La Sentinelle des Pyrénées contient...»
«Proclamation de Fernando Cadoz.»—Jusqu’ici, il n’y a pas une ligne appartenant à la rédaction du Précurseur.—Cherchons toujours.
Cinquième colonne.
«France.—Un journal prétend que...»—Ce ne peut être la besogne sérieuse du Précurseur qu’un autre journal prétende.
Allons toujours:
«Extraits des journaux français.»
«Hollande.—On lit dans le Noord-Brabander...»—Ceci est de la besogne du Noord-Brabander.
«On écrit de Maestricht...»—Est-ce le Précurseur? non, c’est AU Precurseur,—ce n’est pas encore cela.
Sixième colonne.
«Belgique.—On lit dans le Moniteur...» Qui cela, on?—ah! peut-être bien le Précurseur;—c’est une besogne,—mais ce ne peut être cette besogne si sérieuse.
«L’Éclair publie...» Besogne de l’Éclair.
Où est donc la besogne sérieuse du Précurseur?
«Anvers.—Comme nous ne l’avions que trop malheureusement prédit...»
Ah! ah!—la besogne consiste à prédire... non, ce n’est pas encore cela,—une parenthèse indique que c’est le Journal des Flandres qui a prédit malheureusement,—et que la besogne sérieuse du Précuaseur se borne jusqu’ici à avoir coupé l’article avec des ciseaux.
«Il paraît que...»
Ceci est pris de la Tribune de Liége.
L’article suivant appartient à l’Écho de la Frontière.
Septième colonne.
«Le Courrier des États-Unis raconte, etc...» Ceci est de la besogne du Courrier des États-Unis.
Ah! ah!—«Correspondance.»
«CORRESPONDANCE.—Monsieur le rédacteur, votre empressement à saisir toutes les occasions d’être utile au commerce de la place m’engage, comme un de vos abonnés, à vous signaler un fait fort incommode aux habitués de la Bourse; les annonces d’arrivages se placent à la Bourse dans un cadre fermé par un grillage en fil de fer; ce grillage étant déchiré par son milieu, pour qu’on ne puisse enlever ces annonces par cette déchirure, l’on place à présent ces bulletins dans la partie la plus élevée du cadre, de manière qu’à moins d’être d’une stature plus qu’ordinaire, il est impossible de les lire.
«Agréez, monsieur le rédacteur, l’assurance de ma considération.
Votre abonné.»
Ceci est utile, philanthropique;—mais, enfin, c’est encore l’abonné en question qui a fait la besogne. Mais c’est que nous voilà à la huitième colonne, qui contient le compte rendu d’un procès au tribunal de commerce et l’annonce d’un concert au profit de M. Milord, par mesdames Marneffe,—Espinasse, M. Wanden-Bobogoert, etc.
Neuvième colonne.—Annonces de marchandises et de prix courants.
Quatrième page,—et dernière.—Annonce du Poliafiloir, nouvel instrument à quatre faces pour l’effilage des rasoirs.
Annonce de la vente, par actions, du palais l’Hottagenitsckowa, avec dépendances;—c’est tout,—et je jure, sur l’honneur, que je n’ai rien omis.—Et la besogne sérieuse du Précurseur?
C’est celle de presque tous ces carrés de papier;—elle consiste à se découper les uns les autres, au moyen de ciseaux,—avec un sérieux,—une importance,—une majesté,—qui n’ont pas encore perdu leur comique à mes yeux,—quoique je les regarde faire depuis bien longtemps.
M. Scribe a cent mille francs de rente.—Mon ex-ami, M. de Balzac,
gagne quarante mille francs par an,—Janin, à peu près autant.
Je ne pousserai pas plus loin mes citations, parce que j’arriverais à quelques noms qui ne gagnent pas tout à fait vingt mille francs,—qui en sont honteux et me sauraient mauvais gré de trahir le secret de leur pauvreté.
Mettez en regard de ceci la part de Diderot, pour l’Encyclopédie, cet ouvrage dont il a conçu le plan et exécuté une grande partie, et qui forme à lui seul une bibliothèque;—cet ouvrage, qui a donné aux libraires associés pour sa publication, outre leurs frais, qui s’élevaient à neuf cent trente-huit mille deux cent quatre-vingt-onze livres deux sous six deniers,—un honnête bénéfice de deux millions quatre cent quarante-quatre mille deux cent quatre livres dix-sept sous six deniers:
La part de Diderot fut de mille francs de rente sa vie durant.
Pourquoi,—demandais-je à ***,—presque tous les hommes
deviennent-ils avares en vieillissant?—C’est, me dit-il, que l’égoïsme,
chassé des diverses positions qu’il occupait, se replie sur celle-là—en
désespoir de cause;—jeune, l’homme obtient tout par échange: l’amour
pour de l’amour,—l’amitié pour de l’amitié;—vieux, il faut qu’il
achète ce qu’on lui donnait. D’ailleurs, ne vous trompez pas sur la
générosité des jeunes gens,—l’âge auquel on partage tout est
généralement l’âge où on n’a rien.
Ceci est une exagération.
Pas déjà tant,—vous ne me nierez pas au moins que le jeune homme donne volontiers, parce qu’il ne considère ce qu’il possède en tout genre—que comme un léger à-compte sur le trésor qu’il s’imagine que la vie lui doit;—ce sont des hors-d’œuvre avant le grand festin de joie auquel il se croit convié.
Plus tard, quand il s’aperçoit que l’héritage est moins opulent,—que le festin est moins splendide,—quand il croit avoir sa part, il compte pour voir s’il aura assez, et il ménage parce qu’il n’attend plus rien au delà de ce qu’il a.
Mais de toutes les choses c’est l’argent auquel l’homme est le plus attaché;—il n’est presque aucun homme qui ose prendre la fuite s’il voit son ami attaqué par des gens qui en veulent à sa vie,—et qui ne reste avec lui pour partager le danger;—il en est encore moins qui exposent leur argent.
Aussi, j’ai imaginé un puissant moyen d’influence sur mes amis;—il n’est aucun homme, peut-être, qui les ait à sa disposition comme moi,—et je dois cette puissance peu commune à la simple observation du fait que je viens de vous signaler; à quelque ennuyeuse corvée que je destine un ami, à quelque démarche que je l’aie condamné, à quelque réel danger que j’aie besoin de l’exposer; je suis sûr de lui trouver le plus grand empressement.
Je l’aborde d’un air piteux et flatteur,—d’un ton humble et patelin,—je mets tout en œuvre pour lui faire croire que je viens pour lui emprunter de l’argent,—je vois son embarras,—je me plais à l’accroître;—à mesure que je vois qu’il a trouvé une excuse et qu’il la tient prête pour le moment où je m’expliquerai clairement,—je la détruis à l’avance et je l’oblige à en chercher une autre,—je le presse, je l’entoure, je le harcèle;—enfin, quand je vois son anxiété au plus haut degré,—par un revirement soudain, je dévoile en peu de mots le but réel de ma visite et la véritable corvée que j’ai à lui imposer;—quelle que soit cette corvée,—je n’ai jamais vu une fois mon homme—manquer de respirer à l’aise, comme délivré d’un poids qui l’oppressait, il est si heureux d’avoir échappé au danger qu’il redoutait, que tout autre lui paraît un jeu.
Les écoles gratuites de dessin ne sont pas une invention tout à
fait récente.—La première a été ouverte à Paris par M. de Sartines, en
1766 ou 1767.—On voit même dans les journaux d’alors que le sieur
Lecomte, vinaigrier ordinaire du roi, donna en 1769 trois mille livres
aux écoles gratuites de dessin.
Il y a aujourd’hui à Paris deux écoles gratuites de dessin;—dans nos mœurs vaniteuses, il n’y a que les enfants des pauvres qui vont aux écoles gratuites,—c’est-à-dire les enfants destinés à être ouvriers.—Le dessin est utile dans tous les états et aiderait singulièrement à y apporter des perfectionnements; nous n’en serions pas plus malheureux—si, par suite de ce supplément d’éducation donné aux ouvriers, les objets qui nous entourent et qui servent aux usages journaliers avaient du style et de la forme.
Les réchauds et les trois-pieds, tous les ustensiles de cuisine trouvés à Herculanum, ne ressemblent guère aux choses hideuses auxquelles nous sommes arrivés, de progrès en progrès. Les bijoux et les vêtements antiques avaient un style et une beauté que les bijoux et les vêtements modernes n’imitent que de bien loin.—Il n’y a de sots métiers que parce qu’il y a de sottes gens. Nos tailleurs s’occupent trop de politique.—En effet, dans les deux écoles de dessin de Paris on ne montre aux élèves qu’à faire des têtes et des dessins ombrés, d’après la Transfiguration de Raphaël, ce qui ne peut les mener qu’à devenir de mauvais et de malheureux peintres,—comme l’éducation des colléges à devenir de mauvais et malheureux poëtes.
Au contraire, des écoles gratuites de dessin bien dirigées,—c’est-à-dire applicables aux états divers que les élèves ont à exercer, seraient un grand bienfait.
Des deux écoles gratuites, l’une devrait être consacrée aux enfants des ouvriers destinés à être ouvriers,—et l’on y apprendrait le dessin applicable aux arts et métiers;—l’autre serait comme les colléges royaux:—les riches y payeraient, les enfants d’artistes distingués y auraient des bourses ou des demi-bourses, d’après la fortune de leurs parents;—cette faveur, devenant aussi une récompense au talent, serait acceptée avec empressement.
Nous aurions ainsi moins de mauvais peintres,—et moins de mauvais tailleurs.
Février 1842.
Les fleurs de M. de Balzac.—Mémoires de deux jeunes mariées.—Les Ananas.—La balançoire des tours Notre-Dame.—A monseigneur l’archevêque de Paris.—Un mot de M. Villemain.—Un conseil à M. Thiers, relativement à l’habit noir de l’ancien ministre.—Une annonce.—Un député justifié.—Sur quelques Nisards.—M. Michelet et Jeanne d’Arc.—M. Victor Hugo archevêque.—M. Boilay à Charenton.—Une lettre de M. Jean-Pierre Lutandu.—Une nouvelle invention.—Seulement...—Une croix d’honneur et une rose jaune.—Les Glanes de mademoiselle Bertin.—MM. Ancelot, Pasquier, Ballanche, de Vigny, Sainte-Beuve, A. Dumas, Vatout, Patin, de Balzac, l’évêque de Maroc.—Question d’Orient.—Le roi de Bohême.—M. Nodier.—M. Jaubert.—M. Liadières.—M. Joly.—M. Duvergier de Hauranne Grand-Orient.—Le général Hugo.—Naïveté de deux ministres.—M. Aimé Martin et la Rochefoucauld.—Pensées et maximes de M. Aimé Martin.—Éloge de M. Aimé Martin.—Au revoir.
J’ai déjà eu occasion de parler des fleurs de quelques romanciers.
Quelque magnificence que déploie la nature dans ses productions,—ils ne
peuvent prendre sur eux de s’en contenter. Les fleurs des prairies et
celles des jardins sont si nombreuses, que la vie d’un homme serait de
beaucoup trop courte pour les regarder toutes l’une après l’autre.—Il y
en a, dans la neige éternelle des Alpes et au fond des mers, des
milliers que personne n’a jamais vues. Il y en a de toutes les
formes,—de toutes les nuances;—leurs parfums sont variés comme leurs
couleurs;—eh bien! nos romanciers n’en ont pas encore assez pour leur
consommation, ils ne peuvent s’empêcher d’en inventer quelqu’une de
temps à autre. Les fleurs du bon Dieu ne sont pas assez belles pour
leurs livres;—celles qui naissent sous la rosée du mois de mai leur
semblent trop communes; ils en tirent de leur encrier, qu’on ne voit
nulle part que là.
M. de Balzac, entre autres, si exact pour décrire les meubles,—est loin d’apporter la même sévérité dans la description des fleurs qu’il daigne mettre en scène;—il ne croit rien pouvoir ajouter à l’art du tapissier, mais il n’a pas le même respect pour les œuvres de Dieu.
Dans un roman publié dans le journal la Presse, roman qui, au milieu de certaines incohérences, renferme des passages de la plus haute beauté,—des pages d’une simplicité pleine de noblesse,—d’une vérité poignante,—dans les Mémoires de deux jeunes mariées, il s’est passé la fantaisie d’inventer une nouvelle variété d’azalea: il nous peint «une maison,—empaillée de plantes grimpantes, de houblon, de clématite, de jasmin, d’azalea, de cobæa, etc.»
On ne connaît pas d’azalea grimpante.—L’azalea est un petit arbrisseau dont quelques espèces viennent de l’Amérique,—et quelques autres de l’Inde;—mais elles ne grimpent ni dans l’Inde, ni dans l’Amérique; elles ne se livrent à ce libertinage que dans les Mémoires de deux jeunes mariées.
M. de Balzac aura trouvé le mot joli, et s’en sera servi à tout hasard, en mêlant son azalea à d’autres plantes nullement grimpantes: il a compté sur l’exemple.—Si M. de Balzac venait encore me voir, il verrait autour de ma maison des plantes grimpantes dont le nom n’est pas moins harmonieux que celui de l’azalea;—il y verrait la glycine de la Chine, qui couvre une des façades, au printemps, de ses longues grappes de fleurs bleues,—et la passiflore,—cette fleur qui ornait d’habitude la boutonnière de M. Lautour-Mézeray, aujourd’hui sous-préfet à Bellac,—et qui, de loin, ressemble à une plaque d’ordre militaire;—il verrait encore un bignonia radicans, aux grandes fleurs rouges,—et les deux roses banks, la blanche et la jaune, qui tapissent le mur de leur feuillage luisant et de leurs roses doubles, grandes comme des pièces de dix sous.
M. de Balzac, du reste, a, de tout temps, voulu faire entrer les végétaux dans la voie de la rébellion contre les décrets de la nature.
—Je me rappelle que, il y a quelques années, M. de Balzac songea à cultiver des ananas dans une propriété qu’il avait achetée près de Ville-d’Avray.—Il fit part de ses projets à un de ses amis.
—Je veux, disait l’auteur de la Vieille Fille, que le peuple mange des ananas. Pour cela, il faut qu’on puisse avoir des ananas à cinq francs.
—Mais, lui répondit l’ami, les jardiniers qui les vendent vingt francs n’y font guère de bénéfices, et quelque-uns s’y ruinent: on cite le descendant d’une grande famille de l’Empire qui n’y fait guère d’affaires.
—Laisse-moi donc tranquille, reprit M. de Balzac, il serait bien singulier qu’un homme d’intelligence, se livrant à la culture de l’ananas, ne réussît pas à le produire à meilleur marché.—J’ai une boutique en vue sur le boulevard des Italiens.—Je vais aller à Paris tantôt, et la louer.
—Mais,—interrompit l’ami,—où sont tes ananas?
—Mes ananas? je n’en ai pas encore; je vais faire construire des serres.
—Mais, dit l’ami, l’ananas ne rapporte qu’au bout de trois ans et ta boutique restera vide jusque-là.
—Ah! bah! tu vois toujours des difficultés; il est impossible que je ne trouve pas un moyen de les faire produire la première année.
Heureusement que deux jours après M. de Balzac avait oublié entièrement son projet de faire manger des ananas au peuple.
C’est une chose réellement curieuse que l’aspect de fourmilière que
présente Paris vu du haut des tours de Notre-Dame:—tous ces petits
hommes allant à leurs petites affaires ou à leurs petits plaisirs,—se
pressant, se heurtant, se coudoyant presque uniquement pour s’enlever
les uns aux autres de petits ronds de métal dont le plus gros ne
pourrait de cette hauteur être distingué par l’œil le plus perçant.
Il y a dans la cage de charpente d’une des cloches une curiosité dont M. Victor Hugo n’a pas parlé, je crois, dans Notre-Dame de Paris,—c’est une balançoire très-suivie par les enfants du quartier.—On a vu plus d’une fois le poëte assister à cet exercice avec complaisance.—La balançoire a été récemment supprimée; on assure que M. Hugo a fait notifier à monseigneur Affre, archevêque de Paris, qui se met sur les rangs pour l’Académie, qu’il lui refuserait opiniâtrément sa voix tant qu’il n’aurait pas fait rétablir la balançoire.
M. Thiers joue en ce moment l’austérité. Il affecte de venir seul
chez le duc d’Orléans en habit noir,—lorsque tout le monde y est en
habit habillé.
M. Thiers laisse fréquemment percer la prétention assez saugrenue de contrefaire l’empereur Napoléon,—il refait quelques-uns de ses mots.
Il devrait bien alors l’imiter en ce point.
S’il est décidé à n’avoir pas la politesse de se faire faire un habit habillé pour aller chez le prince royal,—ou si son intégrité comme ministre ne lui a pas laissé les moyens de subvenir à cette dépense,—il pourrait se présenter en costume de membre de l’Institut, c’est l’habit que portait le général Bonaparte à son retour d’Égypte.
Voici l’annonce arrivée, je crois, au plus haut degré de
l’inconvenance.—M. Gannal obtient des carrés de papier, même les plus
vertueux, l’insertion de l’article nécrologique que voici:—et cela non
pas à la quatrième page, à la page vénale, mais à la deuxième,
c’est-à-dire à une des pages indépendantes et incorruptibles:
«Madame la comtesse de la Roche-Lambert vient de mourir en son hôtel à Paris. Sa famille a bien voulu confier le soin de son embaumement à l’habile chimiste, M. Gannal.»
Encore un peu, et M. Gannal fera mettre sur les monuments funèbres: Embaumé par M. Gannal.
Cette inscription même sur un corbillard serait d’un assez bon effet dans une cérémonie.
Encore un mot relativement à cette annonce:—il n’est pas probable
que ce soit la famille qui ait songé à faire faire cette annonce à M.
Gannal,—et d’ailleurs, elle n’eût pas mis, le «a bien voulu» qui
dévoile la modestie de M. Gannal;—mais alors pourquoi, après cette
louable humilité, M. Gannal s’intitule-t-il lui-même habile chimiste?
Un ami de M. D*** avait répandu le bruit que ce député est
impuissant.—Ceci aurait été un texte admirable pour je ne sais plus
quel carré de papier, qui s’écriait lors de l’élection de M. Fould: «Il
faut bien que les Juifs soient représentés!»
M. D***, décidé à arrêter ce bruit, fait écrire à un homme de sa connaissance une lettre anonyme, par laquelle on lui apprend que M. D*** est l’amant de sa femme.—L’époux outragé accourt chez M. D***, le trouve au lit, le roue de coups, et s’en va.
M. D*** s’habille, et va disant partout dans la ville: «Je ne suis pas impuissant, demandez plutôt à M***, qui m’a battu ce matin.»
SUR QUELQUES NISARDS.—M. Nisard aîné avait naturellement toutes
les proportions d’un professeur de quatrième peu distingué. Il chercha
une autre voie, il imagina d’insulter, sous forme de critique, les deux
plus grandes gloires poétiques de ce temps-ci, M. Hugo et M. de
Lamartine. La chose faite, il se croisa les bras et attendit. Il
n’attendit pas longtemps: on le nomma chevalier de la Légion d’honneur,
maître des requêtes au conseil d’État, maître de conférences à l’école
normale, chef de division au ministère de l’instruction publique.
En ce moment, il veut être député comme tout le monde.—C’est sur l’arrondissement de Châtillon que M. Nisard a jeté les yeux.—Il remplit les bibliothèques communales de ses futurs commettants avec les souscriptions du ministère.—Tous les gamins de Châtillon ont des bourses dans les colléges de Paris.—M. Villemain laisse faire.—Sans doute M. le ministre pense qu’il faut que les professeurs de quatrième soient représentés à la Chambre.
Dernièrement, M. Nisard aîné a envoyé au roi des Belges deux volumes de sa composition, intitulés: Mélanges littéraires. S. M. Léopold, qui est un homme poli, a compris tout de suite que M. Nisard aîné en voulait à sa petite croix inoffensive, et la lui a envoyée.
Le hasard fit que le roi envoya en même temps la même croix au célèbre chimiste allemand, Berzelius.—M. Nisard aîné explique ainsi cette coïncidence: «Le roi Léopold, en jetant les yeux sur l’Europe—a voulu récompenser en même temps et le représentant de la science et celui de la haute critique littéraire.—Ier Nisard.»
M. Nisard cadet n’a pas eu beaucoup de peine à trouver la voie ouverte par monsieur son frère. Mais il s’est trouvé dans la situation d’Alexandre,—qui pleurait à chaque victoire de son père Philippe,—en disant: «Il ne me laissera rien à faire.»
Les pères Philippe en général aiment assez à tout faire eux-mêmes.
M. Nisard cadet—passa en revue les hommes de génie de l’époque;—le compte n’en est pas plus long qu’il ne faut. «Il n’y a rien à faire là, se dit-il, mon frère me les a insultés.»—Il lui fallut se rabattre sur un homme de beaucoup de mérite,—et il s’est lancé sur M. Michelet.
M. Michelet a eu la bonté de m’envoyer son livre,—qui m’a fait plaisir.—M. Nisard cadet pense autrement: «Ce livre, dit-il,—échappe à une analyse un peu forte, à cause de l’érudition extravagante de l’auteur.—De graves facéties, des peintures renforcées et graveleuses, etc.—A quoi sert, s’écrie M. Nisard cadet, cette curiosité qui se met sur la trace des moindres détails du passé?—Il n’y a qu’une manière d’écrire l’histoire de la Pucelle,—dit M. Nisard cadet, c’est que l’écrivain se laisse emporter lui et toute sa science archéologique au cours impétueux de la tradition populaire.» En un mot, l’opinion longuement exprimée par M. Nisard cadet est que l’érudition est au moins inutile pour écrire. Cela serait de l’histoire—à peu près comme en font les journaux pour la politique et les portières pour les mœurs.
L’histoire n’est déjà pas trop vraie, et l’on doit savoir gré aux savants qui s’efforcent de l’empêcher de devenir tout à fait un recueil de contes de ma mère l’Oie.
Cela fait,—M. Nisard cadet—se croise les bras et attend.—IIe Nisard.
***, qui a eu une vie fort dissipée, vient de se marier;—comme
il sortait de la mairie, après avoir prononcé le serment d’usage, sa
belle-mère le prend à part et lui dit:
—Voilà qui est fini; j’espère que vous ne ferez plus de sottises?
—Non, ma belle-maman, répond ***; je vous promets que celle-ci est la dernière.
C’était à l’époque d’une des candidatures de M. Victor Hugo à
l’Académie.—M. Hugo s’est présenté cinq ou six fois, et cinq ou six
fois ses collègues d’aujourd’hui l’ont déclaré indigne d’entrer dans
leur compagnie.—M. Hugo se présentait cette fois pour succéder à M. de
Quélen, et il avait de grandes chances de succès.—Deux ou trois jours
avant l’élection, les journaux du soir contenaient une note conçue en
ces termes: «Il paraît à peu près certain que c’est M. Victor Hugo qui
succédera à monseigneur l’archevêque de Paris.» Cette phrase tomba, par
hasard, sous les yeux de mademoiselle Dupont, l’ancienne soubrette de la
Comédie-Française, qui lisait le journal dans sa loge, tandis qu’on la
coiffait;—elle lut la phrase,—la relut,—se frotta les yeux,—la relut
encore, puis tout à coup, elle entra, le journal à la main, où se
trouvaient dix ou douze de ses camarades.
—Par exemple, voilà qui est trop fort! s’écria-t-elle, je vous annonce une drôle de nouvelle.—Certes, M. Hugo a du talent, je ne dis pas le contraire; mais c’est égal,—je n’aurais jamais cru cela.—Allons, il ne faut plus s’étonner de rien maintenant.—Ne voilà-t-il pas M. Victor Hugo qui va être nommé archevêque de Paris!
M. Boilay, inventé et décoré par M. Thiers.—a, comme je vous l’ai
raconté, passé dernièrement avec armes et bagages dans le camp de M.
Guizot.
C’est là un de ces actes qui ont besoin d’être payés magnifiquement pour cacher ce qui leur manque du côté de la noblesse et du désintéressement. M. Boilay a la prétention d’être fait conseiller référendaire à la cour des comptes.
(C’est étonnant combien il y a de gens qui usent leur vie, et commettent une foule de choses pour arriver à des buts dont je connais à peine les noms, et dont l’éclat m’échappe tout à fait.)
Le ministère fait la sourde oreille.—M. Boilay valait à ses yeux la peine d’être acheté.—Mais, une fois acheté, un homme ne peut plus vous faire du mal, et conséquemment ne vaut guère la peine qu’on le paye. On l’a nommé directeur de la prison de Charenton.
M. Boilay se débat autant pour ne pas diriger la maison de Charenton que s’il s’agissait de ne pas y être dirigé.—Peut-être craint-il que ce ne soit une de ces ruses employées par les familles pour faire entrer de bonne volonté un parent dans ces maisons.—Cependant la place est bonne; il s’agit de dix mille francs par an, avec un logement. Mais M. Boilay aime mieux être le dernier à la cour des comptes que le premier à Charenton.—D’ailleurs, il prend cette proposition pour une épigramme; le ministère, de son côté, paraît tenir à la plaisanterie.
Lors du passage de M. le duc de Nemours à Vendôme,—M. Jean-Pierre
Lutandu, officier de la garde nationale, fut invité à orner de sa
présence le bal que les autorités donnaient à Son Altesse Royale; il
tomba dans la même erreur qu’un maire de la banlieue de Paris, dont j’ai
raconté l’histoire, qui avait amené son épouse au bal des Tuileries,
et qui fut obligé de la laisser en dépôt chez le portier. M. Lutandu,
heureusement, apprit à temps que ce n’était pas précisément M. Lutandu,
mais l’officier de la garde nationale qu’on invitait, et que les dames
avaient besoin d’invitations spéciales.
M. Jean-Pierre Lutandu crut devoir en écrire au journal le Loir; le journal le Loir n’accepta pas la collaboration de M. Jean-Pierre Lutandu,—en quoi je le trouve bien dégoûté.—M. Jean-Pierre fit imprimer sa lettre et la distribua. La voici.
Il faut, pour l’intelligence de la chose, remarquer un artifice oratoire de M. Jean-Pierre Lutandu,—qui se sépare en deux personnages,—afin que l’un, M. Lutandu, ne soit pas gêné dans l’expression de ses sentiments par l’autre, M. Jean-Pierre.—Cette facétie, imitée de Paul-Louis Courier,—a plus de piquant pour les habitants de Vendôme que pour nous,—parce qu’ils savent bien réunir les deux personnages en un seul et même Jean-Pierre Lutandu.
Lettre de M. Jean-Pierre Lutandu.—«La lettre suivante n’ayant pu être insérée au journal le Loir, j’ai cru devoir la publier moi-même, et la faire imprimer à part.»
Remarquons ici en passant la modération peu commune de M. Jean-Pierre; je sais plus d’un de ces correspondants de journaux qui, voyant leur épître repoussée, accuseraient immédiatement le carré de papier d’être vendu au pouvoir. M. Jean-Pierre Lutandu dit simplement: n’ayant pu être insérée.
«Monsieur le rédacteur du journal le Loir, j’ai lu, dans votre numéro du 19 novembre dernier, que madame la baronne X*** n’ira pas au bal donné par les autorités de Vendôme à S. A. monseigneur le duc de Nemours, si madame Jean-Pierre en est invitée; que M. Jean-Pierre, officier de la garde nationale, serait prié personnellement, et que de dépit et de rage il en donnerait sa démission.»
Hélas, monsieur Jean-Pierre, à dire vrai, il y a fort peu de différences réelles entre les femmes (on pourrait dire même qu’il n’y en a pas d’autres que la beauté); aussi, faute de différences, elles mettent des distances. Les hommes peuvent se mêler, parce qu’un homme de génie, de talent et d’esprit, ne sera jamais confondu avec un domestique.—Mais une femme a toujours raison de se défier d’une trop jolie femme de chambre.—Il est si facile de faire en six mois d’une grisette une duchesse fort présentable.
«Je connais parfaitement le nommé Jean-Pierre, je suis même un de ses intimes amis. Je vous avouerai, monsieur le rédacteur, qu’effectivement rage et dépit se sont emparés de lui. Jean-Pierre a été rudement froissé par la réalité de votre annonce. En cette circonstance, son ennemi peut donc se flatter doublement d’avoir touché en lui la corde la plus sensible. Jean-Pierre est vexé, courroucé, indigné, mystifié, mortifié au delà de toute expression. Si ce camarade, à titre de marchand ou d’artisan, si vous l’aimez mieux, n’eût pas été invité du bal de la mairie, sottise faite maladroitement à tout le commerce et dont nous devons gracieusement remercier MM. les commissaires, comme les autres, il eût subi son mécontentement sous le silence le plus absolu; il se fût dit: «J’ai des compagnons d’infortune, je suis de ceux qui n’ont pas eu le bonheur de convenir;» son amour-propre seul en eût été blessé. Mais c’est bien pis encore, monsieur le rédacteur: Jean-Pierre, officier de la garde nationale, est le seul de tout le bataillon que l’on invite personnellement. «Parais au bal, sous-lieutenant, puisque nous n’avons pas le droit de t’en chasser, mais laisse ta dame à la maison;» tel est le sens de cette sotte invitation; et, je le répète, il reste seul, accablé sous le poids de cette humiliante assignation. Si, comme moi, monsieur le journaliste, vous connaissiez Jean-Pierre, vous prendriez part à sa peine, elle est poignante. Pour vous aider à compatir à sa douleur, laissez-moi vous tracer un croquis moral de mon infortuné camarade.»
Une petite observation seulement: M. Jean-Pierre Lutandu a un ennemi;—il ne nous donne pas de grands détails à ce sujet «son ennemi.» Sans doute, on sait à Vendôme quel est le guelfe du gibelin Jean-Pierre Lutandu. Passons au croquis moral.
«Jean-Pierre, natif de Vendôme, est âgé de trente-huit ans, issu d’artisans honnêtes, qui ont emporté dans la tombe les regrets des Vendômois de leur classe et de leur âge; Jean-Pierre en a hérité la probité, l’honneur et quelque peu d’éducation. N’ayant de sa vie dévié des principes qui lui ont été transmis par ses ancêtres, il croit devoir marcher la tête levée. Un tel bouclier, que n’a jamais terni la moindre des taches, espérons-le, saura parer les coups de ses ennemis. A tout prix il demande aujourd’hui une réparation; MM. les commissaires la lui doivent publiquement.»
Apprécions la modestie avec laquelle M. Jean-Pierre avoue que ses ancêtres étaient d’honnêtes artisans.—Mais il y a dix lignes, M. Jean-Pierre Lutaundu n’avait qu’un ennemi, voici maintenant qu’il en a plusieurs.—Il ne nous dit pas combien,—et l’imagination s’effraye du nombre possible que peut désigner ce pluriel.
«Jean-Pierre est socialement ce qu’on appelle un bon enfant; il est de ces gens qui, pour tout au monde, ne commettraient une action désobligeante; c’est un homme calme, paisible, rond en esprit, rond en affaires, qui vit retiré, trouvant son plaisir, son unique bonheur, au sein de sa famille. Voilà, monsieur le rédacteur, bien exactement l’esquisse morale de mon frère d’armes, de celui que MM. les commissaires vexent aujourd’hui si audacieusement.
»Votre dévoué serviteur,
LUTANDU.»
Vous vivez retiré, monsieur Jean-Pierre, c’est fort bien; vous trouvez votre unique bonheur au sein de votre famille, c’est encore mieux;—mais avouez que ces vertus paisibles se sont bien développées depuis votre mésaventure du bal. Du reste, c’est tant mieux pour vous; les gens qui se sont servis de la petite bourgeoisie ne lui pardonneront jamais les égards qu’ils se croient forcés d’avoir pour elle,—et ils ne négligeront jamais une occasion de saupoudrer d’un peu d’avanie les gracieusetés qu’ils n’osent pas ne pas lui faire.
«P. S. Jean-Pierre étant indigne de paraître avec sa femme au bal que la mairie offre, etc., prie son commandant, qui est un des commissaires, de le dispenser de service pendant le séjour du prince à Vendôme; voilà le seul motif qui a empêché mon pauvre Jean-Pierre de se rendre aujourd’hui au corps d’officiers de la garde nationale pour une visite à laquelle il aurait dû participer. Jean-Pierre ne donnera point sa démission, il finira tranquillement son triennal pour rentrer voltigeur dans sa compagnie qu’il vénère.
»Vendôme, ce 1er décembre 1841.»
Dans ce post-scriptum plein de mélancolie,—M. Jean-Pierre Lutandu nous montre une fatigue du pouvoir et des honneurs—qui n’est pas sans exemple.—Sylla, Dioclétien,—Christine de Suède,—ont agi, en leur temps, comme M. Jean-Pierre Lutandu.
Après tout,—je gage tout ce qu’on voudra que M. Lutandu est un très-brave et très-honnête homme.
J’ai annoncé, il y a quelques mois, à propos de la découverte faite
par un savant d’une nouvelle pomme de terre, un peu plus mauvaise et
beaucoup plus petite que celles que nous possédons déjà,—que je
surveillerais à l’avenir MM. les savants et mesdames leurs inventions.
En voici une assez curieuse:
La pyrale est un insecte qui fait quelque tort à la vigne dans certaines localités.—Voici le moyen qu’une réunion d’érudits a trouvé pour en délivrer les ceps:
«Il suffit, disent-ils, d’enduire les treillages et les échalas d’une certaine quantité d’eau provenant de l’épuration du gaz destiné à l’éclairage.—SEULEMENT cette eau peut brûler et faire périr les jeunes pousses.
»DE PLUS, elle agit sur la peau comme des cantharides, et les cloches qu’elle fait venir sont douloureuses.»
On ne saurait trop admirer avec quelle héroïque patience les
Français, qu’on prétend si légers, se résignent à entendre les mêmes
choses rebattues pendant si longtemps.
Quand il se passe quelque chose d’un peu important pendant les vacances des Chambres, chaque journal rapporte la chose sous forme d’un on dit.
Le lendemain, il découpe avec des ciseaux et imprime le on dit de tous ses confrères sur le même sujet.
Le surlendemain—on recommence avec cette phrase préliminaire: «Nous ne nous étions pas trompés; il n’est que trop vrai, etc.»
Le jour d’après,—opinions des confrères coupées aux ciseaux.
Le jour d’après,—réponse des journaux ministériels.
Le jour d’après,—réponse aux journaux ministériels.
Le jour d’après,—les journaux ministériels répliquent.
Le jour d’après,—les journaux dits indépendants répliquent à leur tour.—Ce n’est qu’au bout de quinze jours qu’on laisse la chose en repos—et qu’on commence à retrouver des araignées dilettantes, des médailles de Tetricus.—des mâchoires de dynotherium giganteum.—Les enfants tombent d’un sixième étage dans une voiture de poussier de mottes à brûler, et leur mère les remonte sans accident avec le boisseau qu’elle marchandait.—Les chiens se signalent par des actions vertueuses.—Le grand serpent de mer est rencontré par un navire hollandais.—Des bûcherons coupent un arbre et trouvent dedans—une croix peinte en bleu, etc., etc.
A ces signes, on se rassure, on se dit: «Allons! c’en est fini de telle ou telle question.»
Pas le moins du monde.
La session s’ouvre,—les députés récitent à la tribune les articles des journaux sur la chose que vous espériez oubliée:—les journaux impriment les discours des députés, et on recommence tout.
Quelques jeunes gens des écoles sont allés visiter M. de
Lamennais,—et lui ont tenu ce langage:
«Citoyen, il y a un an, votre condamnation marquait d’un sceau indélébile les tendances réactionnaires d’un pouvoir oppresseur. Ce pouvoir avait démontré depuis longtemps ses vues antipopulaires, antinationales; mais il nous a appris, depuis votre captivité, qu’il n’avait pas achevé son œuvre; lâcheté au dehors, corruption et arbitraire au dedans, déchaînement de la force contre la presse, construction de bastilles, aversion pour l’organisation du travail: tout nous dit assez haut qu’il veut renverser l’édifice révolutionnaire de 1830.
«Mais sait-il bien, ce pouvoir, que son audace peut le perdre? Sait-il bien que les victimes qu’il atteint viennent réchauffer le zèle des patriotes, et grandir leur cause?... Il ne l’ignore pas, sans doute, et d’ailleurs nous sommes moins jaloux de le lui apprendre que de venir ici vous témoigner, citoyen, quel est l’esprit de réprobation que ce système inspire généralement.»
Il est difficile de trouver une plus grande preuve d’une liberté illimitée—que cette façon de se plaindre de n’en pas avoir.
Depuis quelques mois, mes amis se plaisent à orner les collets de
leurs habits de toutes sortes de couleurs:—M. Hugo a mis du vert à son
habit sous forme de petites palmes d’académicien;—voici que M.
Théophile Gautier met au sien un peu de rouge, sous prétexte de croix
d’honneur;—j’ai un jeune camarade qu’on avait obligé, lui, de revêtir
un collet entièrement rouge,—mais c’était le plus mécontent des trois;
il s’est fait réformer et est rentré avec joie dans la vie civile et
dans sa redingote noire.
M. Théophile Gautier est un jeune poëte qui a fait d’abord de fort beaux vers:—on ne lui a pas donné la croix pour cela;—il s’est mis à faire dans les journaux de la prose spirituelle. C’était aux yeux des gens déjà un peu mieux, en cela que c’était déjà moins; mais on ne pouvait pas encore lui donner la croix.—Il la désirait, cependant, parce qu’il aime le rouge, et que c’était, disait-il, un moyen légal d’en porter sur ses habits.—Il avait une fois, dans sa jeunesse, essayé d’un gilet de soie ponceau, mais cela avait mis ses voisins dans une telle fureur, qu’il avait été obligé d’y renoncer.
On lui fit faire alors un long dithyrambe sur la naissance d’un fils du prince royal:—cela commençait à aller assez bien;—on avait promis la croix, et je crus même alors qu’on l’avait donnée.—Malheureusement, par suite d’une fâcheuse habitude dès longtemps contractée, il avait par mégarde laissé tomber encore quelques beaux vers dans son ode; cela fit peur aux gens, et on vit qu’il n’était pas encore mûr pour les récompenses du pouvoir.
On attendit une meilleure occasion.
Elle se présenta à propos du concours pour le tombeau de l’empereur Napoléon.—M. Gautier fut chargé de rédiger le rapport de la commission, et, sur cette pièce d’écriture, où on lui a donné plusieurs collaborateurs pour qu’il ne s’échappât pas trop en esprit, on lui a donné enfin le ruban rouge.
J’approuve, on ne saurait davantage, qu’on ait accordé cette distinction à un jeune homme d’esprit et de talent,—mais je demande pourquoi on la lui a donnée après le rapport de la commission sur le concours pour le tombeau de Napoléon, au lieu de la lui donner après la publication de la Comédie de la Mort, volume plein de charmantes fantaisies et de vers du plus grand mérite.
Et je me réponds: C’est que le pouvoir a toujours un peu peur des supériorités.—Tant qu’on les tient au pied de l’échelle, on paraît toujours plus grand qu’elles, parce qu’on est plus élevé, et, pour le public, c’est la même chose.—Mais, si une fois on les laisse se hisser sur les mêmes tréteaux, alors les médiocrités qui les y ont précédées, réduites à leur taille réelle, risquent fort de ne pas conserver leur avantage.—C’est pourquoi on exige des gens de talent une foule de conditions préalables relatives au niveau.—On ne les laisse entrer dans les faveurs du pouvoir—que comme les chevaux de remonte entrent dans les régiments; il faut qu’ils prouvent par des papiers bien en règle qu’ils sont hongres comme tout le monde.
Pour cette fois, cependant, je ne leur conseille pas de s’y fier.
Je suis sûr, néanmoins, mon cher Théophile, que vous ne vous êtes pas, à beaucoup près, donné tant de mal pour obtenir la croix—que j’en ai depuis huit jours à décider mon voisin à me vendre un rosier à fleurs jaunes qu’il avait dans sa haie.—Je n’ose repasser dans ma mémoire—tout ce que j’ai fait de bassesses, ce que j’ai commis de fourberies, pour décider mon homme; et j’ose moins penser à ce que j’en aurais fait de plus s’il n’avait pas cédé aussitôt. Il faut dire que c’est la grosse rose jaune double,—et que le rosier a sept pieds de haut.
On vient de publier, sous le titre de Glanes, un volume de
mademoiselle Louise Bertin.
En voici huit vers pleins d’une exquise délicatesse: