Les Parisiens peints par un Chinois
L’OMBRE CHINOISE
Est-ce bien la même chose, que chez vous ? Savez-vous qui les a inventées ? That is the question… qu’on me pose, chaque fois que j’assiste à une représentation d’ombres chinoises.
J’avoue franchement que, pour satisfaire aux curiosités de mes interrogateurs, je me trouve dans la situation de cet écolier, disant : « Ce n’est pas la question qui m’embarrasse ; c’est la réponse. »
Jamais, en effet, dans mon pays, je n’ai vu de ces images, projetées sur un écran, auxquelles l’Europe donne ce nom asiatique. Tout ce que j’y ai connu de plus approchant, ce sont ces lanternes merveilleuses, derrière lesquelles les figures découpées tournent par la chaleur d’une lampe, comme on en voit, depuis quelque temps, sur le boulevard des Italiens, portant l’enseigne du Nouveau Cirque. Peut-être les ombres dites chinoises ne sont-elles qu’un perfectionnement de ce genre de lanternes.
Mais, alors, pourquoi ne pas dire aussi : la poudre à canon chinoise, la boussole chinoise, puisque nous en sommes, bien plus certainement, les premiers inventeurs ?
Il y a une raison philosophique à ces attributions de nationalités : on aime à garder l’anonymat pour tout ce qui est découverte sérieuse ; quant aux futilités, aux bagatelles plaisantes, aux légèretés agréables, on n’est pas fâché d’en faire remonter la paternité à autrui et, quelquefois, à soi-même.
Ainsi, tout ce qui est gai, fin, joyeux, est dit gaulois ; tout ce qui est bizarre, tiré par les cheveux, forcé, devient chinoiserie. De cette manière, chaque année, sinon chaque jour, donne droit de cité, dans l’Empire du Milieu, si peuplé déjà, à une foule de citoyens excentriques, auxquels nous n’avons jamais accordé, ni acte de naissance, ni lettres de naturalisation, et qui sont absolument étrangers à la grande doctrine de Confucius.
Pourtant, nous ne nous plaindrons pas de ces sortes d’intrusions, étant philosophes avant tout. Moins que jamais aurons-nous à récriminer, dès qu’il s’agira d’ombre. Car l’ombre, bien loin d’être dédaignée chez nous, joue un rôle considérable dans nos idées et, surtout, dans notre poésie.
Depuis l’antiquité la plus reculée, nos philosophes, lorsqu’ils voulaient parler de la vie, en comparaient toujours à une ombre la durée fugitive. D’autres cherchaient à tirer de cette image des applications morales. Ainsi, disait l’un d’eux : lorsqu’on veut cacher son ombre, ceux qui cherchent à la découvrir allument beaucoup de lampes ; aussitôt les ombres se multiplient et leur forme devient plus accusée, plus laide, plus tourmentée, plus grotesque. Eh bien ! nos fautes, elles aussi, grandissent par l’effort même que nous faisons pour les cacher.
Le Bouddhisme a usé de la même figure : il assimile, sans cesse, la vie au rêve, à la grêle, à l’ombre : trois choses aussi peu durables les unes que les autres. Quant au Taoïsme, il attache à l’ombre une importance encore plus grande : dans cette doctrine, la surveillance exercée par le ciel sur l’homme est une espèce d’ombre, éternellement liée à l’être qu’elle suit, et examinant ses moindres actions, bonnes ou mauvaises.
Dans notre poésie, applications innombrables de l’ombre : elle est plus idéale, en effet, que les objets grossièrement matériels dont elle nous représente la forme : elle prête mieux, par suite, aux développements éthérés. Ce qui suit va peut-être stupéfier le lecteur européen ; il faut pourtant que je le lui dise, puisque cela est : nos poètes, au lieu de s’attacher à décrire le clair de lune, si uniforme, préfèrent dépeindre les ombres, projetées par l’astre dans une variété infinie. Préférence bizarre, peut-être, mais, à coup sûr, nullement banale.
C’est l’ombre encore, qui, dans l’imagination de nos lyriques, se fait la consolatrice du malheureux solitaire : « Je lève mon verre en l’honneur de la lune, dit une strophe célèbre ; elle, mon ombre et moi, nous faisons trois. » Et le buveur continue à se réjouir et à associer à son bonheur sa compagne inséparable.
La peinture même, lorsqu’elle se borne à reproduire les formes sans en imiter les couleurs, n’est autre chose qu’un appel incessant à l’ombre : avec son noir, aux nuances variées, elle reproduit les jeux multiples de l’ombre et ses dégradations innombrables. Un dessin est-il autre chose qu’une série d’ombres, savamment juxtaposées ?
Ainsi, l’homme ne peut faire un pas sans être obligé de penser à l’ombre, à cet autre lui-même qui l’accompagne partout et accompagne toutes choses : le soleil lui-même… dans les éclipses ; tout et tous. L’ombre est donc moitié nécessaire de notre existence. Elle vaut, à elle seule, presque autant que la réalité. Presque autant ? Peut-être davantage ! Lisez dans Chamisso, l’histoire véridique de l’homme qui a perdu son ombre. Vous soupirerez avec cet infortuné ; vous pleurerez sur le malheureux qui a tout perdu en perdant son ombre. Et vous comprendrez alors que nous ne soyons pas fâchés de nous voir attribuer — gratuitement — les ombres chinoises !