Les Parisiens peints par un Chinois
LA BIBLIOTHÈQUE NATIONALE
— Il pleut et le ciel est si couvert, que nous en avons probablement pour toute la journée. Si vous voulez, au lieu de patauger dans les allées détrempées du Champ-de-Mars, nous allons visiter la Bibliothèque Nationale.
J’avais déjà entendu parler de cette collection incomparable de livres et de manuscrits, mais je ne la connaissais encore que de nom. Je fus donc heureux de profiter de l’occasion qui se présentait, pour examiner de près la grande institution dont on m’avait dit tant de bien.
Arrivés rue de Richelieu, nous franchissons la porte. Au vestiaire, on nous débarrasse de nos parapluies et nous nous dirigeons vers le secrétariat.
Ma carte d’entrée facilement obtenue, nous pénétrons dans la salle de Travail ; à la porte on nous remet un bulletin, que nous devrons présenter en sortant.
Mon ami m’explique le fonctionnement, assez facile, du contrôle des livres remis aux visiteurs. Puis, je regarde autour de moi.
L’immense salle offre aux savants, aux journalistes, aux étudiants, environ trois cents places. On est fort à son aise pour travailler là, assis dans un bon fauteuil, devant une table de dimensions très suffisantes. La lumière arrive de haut et éclaire, sans fatiguer.
Mon ami demande un livre. — Il est de bonne heure et le public n’est pas encore très nombreux. Néanmoins, il faut compter que nous avons de vingt à trente minutes à attendre, avant qu’on m’apporte mon volume.
Je trouvai le délai un peu long.
— C’est le grand défaut de la Bibliothèque. Le personnel n’est pas assez nombreux. Lorsque la salle est pleine, comme vous le verrez tout à l’heure, il faut bien plus longtemps. Je vais vous faire connaître, en attendant, l’organisation de la Bibliothèque.
Tout autour de la salle, collés au mur, de nombreux rayons renferment des livres, mis à la disposition du public. Ce sont, en général, des ouvrages à consulter : dictionnaires de toutes les langues anciennes et modernes ; encyclopédies diverses ; auteurs classiques ; traités relatifs à la géographie et à l’histoire ; enfin, ouvrages de bibliographie. Au fond de la salle, une immense table spécialement affectée aux revues et autres publications périodiques les plus importantes. Il y en a une centaine, plus intéressantes les unes que les autres.
Les ouvrages relatifs à la bibliographie sont indispensables, en l’absence d’un catalogue. Car, le fait est malheureusement indiscutable : le catalogue n’existe pas, pour le public, du moins. Depuis quelques années, seulement, on a mis à la disposition des lecteurs un tout petit catalogue, comprenant les ouvrages le plus récemment arrivés.
Mais, à côté de ce défaut, que de qualités ! Les seuls volumes de la salle permettent déjà de faire des études assez complètes, de creuser bon nombre de sujets. Puis, n’est-ce pas une chose admirable, que de voir l’État mettre gratuitement à la disposition de ceux qui veulent s’instruire, une réunion pareille de trésors littéraires !
C’est là, du reste, un caractère commun, en France, à tous les établissements qui peuvent servir à éclairer le public. Jardin des Plantes, ménagerie, musées, fabriques nationales, bibliothèques quelconques : le visiteur peut tout voir, tout examiner, sans débourser un centime. Tandis que, dans bien d’autres contrées de l’Europe, tout se paye. Et, c’est la plus cruelle des ironies que de demander de l’argent à l’homme, en général, le plus pauvre de tous : à l’étudiant, au savant !
La question du catalogue est, d’ailleurs, aussi une question d’argent. La Bibliothèque n’est pas assez riche pour dépenser les quelques centaines de mille francs nécessaires.
Je ne pus m’empêcher de manifester mon étonnement au sujet de cet état de choses.
— C’est très ennuyeux, me dit mon guide, mais ce n’est pas notre faute. Je ne sais pas à quoi les générations qui nous ont précédés, dépensaient leur argent. Mais il est certain qu’elles n’ont pas fait ce qu’il fallait. Et nous, nous ne pouvons le faire. La situation européenne nous force à dépenser plus d’un milliard par an, pour l’armée et la marine. Nous n’avons pas à notre disposition les ressources dont nos pères n’ont pas fait l’usage voulu, et nous sommes obligés de nous résigner et d’attendre.
— Le budget de la Bibliothèque est donc bien petit ?
— Une centaine de mille francs par an. Juste ce qu’il faut pour faire marcher la machine très économiquement, et acheter les ouvrages étrangers indispensables. Nous n’y arriverions pas, sans une très sage mesure prise par le gouvernement il y a un siècle, et qui oblige tout imprimeur à déposer un exemplaire de chaque œuvre qui sort de ses presses, pour la Bibliothèque Nationale. C’est une faible dépense pour les éditeurs et une immense économie pour le grand institut que vous visitez.
Je trouvai, en effet, cette mesure très sage et très intelligemment conçue. J’admirai sans réserve la simplicité d’une prescription légale, à laquelle peu de gens, peut-être, font attention et qui obtient des résultats énormes, à si peu de frais.
Je remarquai encore la parfaite politesse des employés de tout rang et la peine qu’ils se donnent pour satisfaire les visiteurs.
Puis, mon ami ayant reçu son livre, se mit à travailler. De mon côté, je m’emparai du volume de la « Géographie Universelle », d’Élisée Reclus, qui traite de la Chine et je me plongeai dans la lecture de ces pages, doublement délicieuses pour moi.
Bercé par le style harmonieux du grand écrivain, du charmeur qui a su rendre la science, en apparence la plus aride, plus attrayante et plus passionnante que le roman et la poésie, plus vivante que la peinture et la sculpture, je ne m’aperçus point de la fuite rapide des heures.
Mon ami vint m’éveiller de mon extase.
— Il est midi. Voulez-vous déjeuner ?
— Avec plaisir : où déjeunerons-nous ?
— Ici même, si toutefois vous voulez vous contenter de l’ordinaire, modeste mais très suffisant, de la maison.
— Il y a donc un restaurant, dans la Bibliothèque ?
— C’est une innovation, qui ne date que de quelques années. Venez et vous jugerez.
En face du vestiaire, une petite salle offre la pâture aux travailleurs affamés. Les plats sont très simples, mais fort bons. Le service est fait, comme je ne l’ai jamais vu dans aucun restaurant, par des gens pleins de prévenances, qui savent bien à quel public ils ont affaire et le traitent en conséquence, voient tout d’un coup d’œil et — chose extraordinaire — vont, viennent, s’acquittent de leur service, sans faire le moindre bruit. On dirait qu’ils ont peur de troubler la pensée de ceux qui viennent se restaurer, de leur faire perdre le fil de leurs idées.
Je sors de là, enchanté. Le repas n’était pas digne de Lucullus ; mais s’il était simple, il était excellent et d’un bon marché exceptionnel ; et l’on n’est pas dérangé par les cris, les bruits, les poussées, habituels dans les restaurants même le plus en vogue.
Nous rentrons dans la salle de Travail. Je demande quelques volumes chinois et je m’aperçois que mon pays n’est pas encore suffisamment représenté à la Bibliothèque. Les traductions des Évangiles en chinois, les livres rédigés dans notre langue par les missionnaires, sont trop nombreux, par rapport aux trop rares œuvres de nos lettrés, qui ne peuvent pas donner une idée exacte de la richesse de notre littérature nationale. Mais les explications que m’a données mon compagnon sur le peu de ressources mis à la disposition des administrateurs de la grande collection, me font comprendre que ce n’est là qu’une question de temps et que l’avenir comblera ces vides.
Mon ami a fini de prendre ses notes. Nous quittons la salle de Travail, pour monter à la division des manuscrits, où j’ai vu des merveilles. Manuscrits de toutes langues, de tous temps et de tous pays : français, allemands, arabes, hébreux, égyptiens ; chefs-d’œuvre de la calligraphie ; exemplaires uniques, qu’on ne retrouve nulle part ailleurs. Toutes les races et tous les siècles semblent s’être concertés pour réunir là leurs trésors les plus précieux : depuis le papyrus égyptien jusqu’au bambou de l’Inde et du Thibet, à l’écorce de mûrier de la Chine, au parchemin de l’Europe du moyen âge.
Il y a là des volumes que le copiste a dû passer sa vie à parfaire. D’autres, où l’art a pris la forme la plus singulière. Ainsi l’on me montre, dans une vieille Bible manuscrite, deux pages couvertes de dessins.
— Que voyez-vous là ?
— Une rosace, entourée d’arabesques.
— Regardez bien.
— J’ai beau m’évertuer : je ne vois que des arabesques autour d’une rosace.
On me donne une loupe : et je ne suis pas peu surpris de constater que les traits de la rosace, les contours délicats des arabesques sont formés de lettres minuscules : si petites, qu’il est impossible de les lire à l’œil nu ; que le copiste a dû les écrire à la loupe pour tracer dans un si faible espace, le volume tout entier des Psaumes !
De là, nous passons au cabinet des Médailles, où m’attendent de nouvelles surprises : que de pièces rares, chefs-d’œuvre de la patience et du religieux amour de l’art !
Je sors un peu ébloui. Je jette un coup d’œil, en passant, au cabinet des Estampes, que je me promets de visiter plus à fond, une autre fois.
Nous voici au grand air. Je peux repasser mes impressions et les analyser. A l’immense satisfaction d’avoir vu de si belles choses, se mêle le regret, que j’éprouve très vivement pour mon pays, de ce qu’il ne possède rien de comparable à ce monument merveilleux.
Nous n’avons pas, en effet, d’institution équivalente. Les bibliothèques impériales de Pékin ne s’ouvrent, de par la nature même des livres qu’elles renferment, qu’à un petit nombre de privilégiés, aux docteurs de l’Académie des Han-Lin, par exemple. Puis, ces bibliothèques de même que nos collections de province, sont presque exclusivement chinoises : elles n’ont pas le caractère international de la grande Bibliothèque parisienne.
Il est vrai que, jusqu’ici, le besoin d’une réunion de livres de ce genre, n’existait pas. Tant que nous fûmes renfermés chez nous, notre propre fonds nous suffisait. Maintenant, que les contacts avec le reste du monde deviennent de jour en jour plus fréquents, nous avons besoin, nous aussi, de connaître davantage l’étranger, de nous assimiler ses lettres et ses sciences, d’étudier le passé, d’apprendre l’histoire des peuples avec lesquels, dans la suite des siècles, nous n’avions eu aucune communication.
C’est dire que le jour n’est pas loin où nous jetterons aussi les bases d’un établissement analogue ; où nous fonderons, pour les besoins sans cesse augmentés de nos lettrés, une bibliothèque universelle, dans laquelle les nouvelles générations pourront trouver, avec les chefs-d’œuvre des lettres chinoises, le panthéon des littératures et des sciences de tout le reste du globe habité.