Les Parisiens peints par un Chinois
LES CAFÉS DE PARIS
Je n’ai rien trouvé de plus original, à Paris, que ces cafés, qui invitent les passants au repos, le long des boulevards et de toutes les rues de quelque importance.
C’est ici que l’on peut étudier à son aise et comme en un livre ouvert, les aspects variés que prend la vie sociale, en Europe, aspects qu’on chercherait en vain dans notre Extrême-Orient.
En France, comme en Chine, le promeneur fatigué trouve des maisons hospitalières où il peut entrer, se reposer et calmer sa soif par quelque boisson rafraîchissante.
Le fond est donc le même : mais c’est dans la forme que tout est dissemblable.
Nous avons, nous, nos maisons de thé. Elles sont établies, en général, dans des locaux plutôt petits et d’aspect modeste. Les consommateurs qui se connaissent, causent à voix basse, s’entretiennent de leurs affaires, prennent une tasse ou deux du breuvage national, fument une de ces petites pipes dont on ne tire que quelques bouffées et s’en vont.
En somme, nos thés sont assez silencieux et chaque groupe de visiteurs s’y isole complètement du reste des assistants.
Pénétrons maintenant dans un café des grands boulevards de Paris.
Au rez-de-chaussée d’une maison de magnifique apparence, s’ouvre la double porte, destinée à opposer sa barrière vitrée au passage des courants d’air.
La salle dans laquelle nous entrons, pourrait être, aussi bien, la salle-à-manger d’une riche famille. La décoration a utilisé toutes les innombrables ressources de l’art moderne, pour embellir l’intérieur de l’édifice. Sur le plafond, de gracieuses formes de femmes, planant, dans les nuages, vous sourient, dès que vous levez les yeux et semblent souhaiter la bienvenue à leur hôte momentané. Les parois des murs disparaissent, ici, sous des faïences d’art, qui représentent allégoriquement les diverses boissons que vous pouvez prendre ; là, ce sont de vieilles tapisseries, sur lesquelles vous suivez les péripéties d’une chasse au cerf, ou une procession de guerriers armés de pied en cap, qui se préparent à donner l’assaut à une forteresse.
L’ameublement est en harmonie avec cet ensemble artistique. Une habileté incomparable a combiné les choses de façon à marier l’agréable et l’utile, à concilier le plaisir de la vue avec les exigences d’un confort raffiné. Assis sur de bonnes banquettes rembourrées, vous vous laissez aller au plaisir de regarder, d’admirer cette organisation, si nouvelle pour les yeux de l’étranger, mais que les Parisiens ne remarquent même pas, tant ils y sont habitués. Ces peintures, cette décoration qui s’étend aux moindres détails, ces reflets d’or et d’argent avec leurs tons chauds et lumineux, vous font croire un moment que vous avez été transporté par magie dans un de ces édifices de nos vieux contes de fées, où l’homme n’a qu’à désirer, pour voir se réaliser tous ses vœux.
Vous humez alors une tasse de cet excellent liquide que l’Arabie nous a fourni, pour se créer d’éternels droits à notre reconnaissance. Vous vous sentez bientôt doucement réchauffé et, l’esprit plus clair, vous jetez un regard autour de vous, pour voir comment se comportent vos voisins.
La salle est alors bondée de consommateurs, causant, riant, lisant des journaux de tous pays et de toutes langues ; se communiquant les nouvelles du jour et discutant, sans affectation, mais sans mystère. Vous n’écoutez pas : pourtant, vous entendez tout. Et, il se produit ainsi, par l’échange réciproque des impressions et des pensées, une sorte de pénétration mutuelle, qui fait pour un instant, de tous ces hommes qui viennent de s’apercevoir pour la première fois, qui se quitteront dans un instant pour ne plus se retrouver, comme les membres d’une même famille.
Dans ces rapports éclate, avec toute sa force, la sociabilité du peuple de France. Il suffit de passer quelques heures dans un café parisien, pour comprendre tout ce que la politesse, la bienveillance, les attentions délicates, les égards de chacun pour tous et de tous pour chacun, prêtent de charmes à l’esprit français. Et comme on se rend bien compte, alors, de l’influence morale exercée sur le monde par ce peuple si gai et si aimable, si affairé et si persuasif !
Mais c’est surtout par les beaux soirs chauds de l’été qu’il convient de visiter les cafés : alors la salle devenue trop petite pour recevoir tous ceux qui viennent s’y délasser du labeur de la journée, fait déborder sur les larges trottoirs ses tables et ses chaises. Devant ces ruches bourdonnantes, où le gaz et l’électricité font renaître la lumière du jour, passe et repasse la foule des promeneurs. Et cette vie active dure jusqu’au matin : jusqu’au moment où les lourdes voitures qui apportent à la grande ville sa nourriture quotidienne, font rouler sur le pavé leurs grosses roues dirigées vers les Halles et recommencent, là-bas, le mouvement qui vient de se terminer ici.
Le café ne compte pas seulement, parmi ses visiteurs, les clients de passage qui ne s’y arrêtent que pour un instant. Il a une autre clientèle encore, plus restreinte, mais plus constante aussi. Le monde spécial de ceux qu’on a nommés les boulevardiers, — du boulevard qui semble être leur seconde patrie — joue dans les cafés un rôle spécial.
Pour le boulevardier, le café est une maison mille fois préférable à celle où il habite. C’est au café qu’il viendra faire sa correspondance, rédiger ses articles s’il est journaliste, voire même, écrire le chapitre d’un roman qui paraîtra, le lendemain, au rez-de-chaussée d’un journal. Que tous ces cafés disparaissent demain, comme par enchantement : l’on se demande avec stupeur ce que deviendraient ces habitués, qui y ont établi leur domicile et se contentent de ne pas y installer leur lit. Grave problème, dont on chercherait en vain la solution.
Dans un autre ordre d’idées, le café a pris et prend encore une place importante, dans la vie du peuple français. La politique, la jeune politique surtout, s’y donne rendez-vous et organise là ses grandes batailles. On m’a montré tel café, où retentit souvent la voix d’un homme qui, depuis, fut un orateur puissant ; tel autre, qui réunissait chaque soir maintes célébrités de la littérature et de la politique ; d’autres encore, où les hommes du jour se réunissaient pour discuter les intérêts et fixer le plan de campagne de leur parti.
Comme tout cela me sembla étrange, au premier abord ! Mais, maintenant qu’une connaissance un peu prolongée de la vie parisienne m’a fait abandonner mes appréciations d’Oriental frais débarqué, comme tout cela me paraît simple et naturel !
Les Parisiens sont caractérisés par leur goût, qui leur interdit les excentricités et leur fait rechercher, en toutes choses, les proportions les plus justes et l’harmonie la plus complète.
Quelques jours après ma visite aux Musées du Louvre et de Cluny, l’ami qui s’était fait mon guide à Paris, me mena voir un certain nombre de cafés et de brasseries, dont les propriétaires se sont proposé pour but d’imiter les établissements de genre analogue, tels qu’ils existaient il y a plusieurs siècles.
Je ne sais si les habitants de Paris ont éprouvé la même sensation que moi, eux qui sont un peu blasés sur ces choses, pour moi inattendues. Mais je n’ai pu m’empêcher d’exprimer ma surprise et mon admiration, en voyant reproduire, avec une fidélité aussi parfaite, architecture, décoration, écriture, meubles, vaisselle, costumes des âges disparus.
Tout ce que, dans ma toute récente visite aux musées, j’avais vu à l’état de souvenir, réapparaissait ici, en pleine vie, faisant renaître devant moi une époque depuis longtemps évanouie. Les objets mêmes qui, dans les vitrines, ne me disaient pas grand’chose, parlent, dans ces cafés si originalement établis, avec une éloquence irrésistible.
C’est que la dispersion savante de la collection d’antiquités est remplacée ici par l’ordre vivant. Chaque chose est à la place qu’elle occupait autrefois, dans ce qu’on appelle ici « le bon vieux temps ». Et la journée que j’ai passée à parcourir les établissements de ce genre, je ne la regretterai pas.
Elle me vaut une leçon d’histoire, racontée par les choses. J’ai vécu, un moment, de l’existence des hommes qui naissaient, s’agitaient et mouraient dans ces milieux antiques. Et je me suis mieux rendu compte de tout ce que le café d’aujourd’hui fournit d’enseignements sur la société contemporaine, après avoir compris ce qu’avaient été, pour les générations éteintes, la brasserie et le café d’autrefois.