Les Parisiens peints par un Chinois
UNE PREMIÈRE
Au plus profond de mon sommeil, je fus réveillé en sursaut par deux formidables coups de sonnette. J’allume ma bougie, je regarde ma montre : il était sept heures du matin et l’on ne voyait pas clair encore, par ce temps de brouillard et de neige.
Qu’est-ce que cela peut être ? Qui donc vient m’arracher au repos ? Je n’avais pas encore bien cherché à élucider cette question, lorsque mon domestique frappa, en disant que c’était un télégramme.
— Un télégramme ! Une affaire d’État, alors, un chiffre diplomatique, pour m’arriver à pareille heure !
C’était tout simplement un bleu. Je l’ouvris, en déchirant le pointillé : et j’y trouvai ces quelques mots :
Mon cher ami,
« Impossible de dîner demain soir chez vous. Il y a une première au théâtre X… Vous comprenez que je ne puis y manquer ; si votre soirée est libre, venez me trouver, avant-scène no … Je vous ferai voir, non seulement une pièce inédite, mais encore le dessus du panier du Tout-Paris. »
« Cordialement à vous,
« N… »
L’invitation était vraiment alléchante, pour un tout nouveau venu dans la capitale du monde civilisé. Je n’étais pas encore allé au théâtre à Paris. Avec quelle joie je me préparai à assister à une de ces représentations où je me promettais de goûter un plaisir si délicat ! Pour ne rater ni la première, ni Tout-Paris, me voilà à télégraphier et téléphoner de tous côtés, afin de prier les amis qui devaient prendre part au dîner du jour, de rester chez ceux, pour cette fois.
Quelques-uns, que je rencontrai dans la journée, de me féliciter chaleureusement : « Ah ! que vous avez de la chance. Une première ! Quand on pense que tout Paris sera là. Mais comprenez-vous bien votre bonheur ? »
Je le comprenais d’autant mieux, que je n’avais jamais goûté de ce fruit rare.
Apprendre à connaître le théâtre par une de ces primeurs intellectuelles savourées uniquement par quelques privilégiés, c’était un avantage dont je ne me dissimulais pas le prix.
— Mais, repris-je, vous irez aussi, car je suppose bien que vous faites partie de Tout-Paris.
— Hélas ! non ! Quoique Parisien-né, je ne compte pas parmi les membres de ce monde choisi, qui se recrute d’une façon tout à fait spéciale et doit son nom très vaste au petit nombre de gens qui en font partie : célébrités des lettres et des arts, millionnaires et diplomates, princes et journalistes ; puis, quelques simples pékins — je ne parle pas de vous — parmi lesquels je ne suis, malheureusement, point admis à figurer.
Et mon interlocuteur me quitta, désolé de ne pas pouvoir prendre part à la grande solennité.
Toute la journée, je fus préoccupé de la magnificence attendue dont j’espérais tant de merveilles.
Les heures s’enfuyaient trop lentement à mon gré. Enfin, voici le soir. Je dînai à la hâte, pour être prêt à l’heure exacte, arriver à temps, ne pas perdre une scène, une phrase, un mot, un geste, de cette représentation, qui devait être exceptionnellement parfaite, puisqu’elle n’aurait pour spectateurs qu’un public difficile à force d’avoir été gâté, soigneusement trié parmi les plus raffinés.
Sept heures et quart ! Déjà ! Je hèle un fiacre :
— « Cocher, au théâtre X… Un bon pourboire ! Mais au galop ! »
Et de pester, parce que le cheval n’allait pas assez vite. Je voyais déjà ma première, ma chère première, manquée, mutilée, évanouie.
Enfin, nous arrivons. Pas une voiture aux abords. Sûrement me voilà en retard. Il n’y a que moi, pour ces coups-là ! Que va dire mon ami en me voyant arriver, là, tout à mon aise, tranquillement, alors que tout le monde est déjà entré sans doute, que chacun écoute religieusement.
Je me précipite au contrôle, pour demander la loge d’avant-scène.
On me regarde avec surprise. Je rougis de mon arrivée tardive. Une ouvreuse complaisante m’indique la loge que je trouve enfin… vide comme tout le reste du théâtre.
Seul dans la salle ! J’étais arrivé bon premier et pouvais me livrer à la contemplation philosophique des banquettes au velours rouge. J’étais stupéfait.
On finissait d’allumer le gaz, dont les becs innombrables, encore baissés, n’éclairaient que d’un demi-jour terne la salle déserte. La lumière atténuée, l’absence de spectateurs donnaient à l’ensemble une tonalité uniformément grisâtre et, par opposition avec le brillant spectacle dont j’avais escompté l’éclat, m’accablaient d’une impression mortellement triste.
Je me décide à me renseigner auprès de l’ouvreuse. Elle m’apprend, à ma très grande surprise, que, bien qu’annoncée pour huit heures et demie, la pièce ne commencerait qu’une heure plus tard : que c’était là une habitude des premières. Habitude bien désagréable, me dis-je, pour les non initiés. Mais tant pis ! J’y suis, j’y reste !
J’employai mon temps d’abord à étudier jusqu’aux moindres détails d’architecture, ensuite à voir défiler les gens, qui entraient peu à peu : très rares, dans la première demi-heure, plus nombreux, dans la seconde ; en foule pressée à la dernière minute.
La salle, vivement éclairée tout à coup, était alors absolument bondée. Mon ami, qui m’avait rejoint enfin, me désigna les personnages qu’il reconnaissait presque tous et m’eut bientôt fourni un catalogue raisonné et détaillé de Tout-Paris, de ses grands noms les moins connus et de ses pseudonymes les plus célèbres.
L’aspect du théâtre, maintenant, était tout à fait curieux et m’offrait un ensemble qui, par sa splendeur et son étrangeté, différait totalement de tout ce que j’avais vu en Chine. Je fus frappé d’abord par ce fait vraiment remarquable : c’est que, ce qu’on appelle habillé, en Europe, serait plus justement qualifié de déshabillé, dans mon pays.
Les hommes, en effet, portaient uniformément un vêtement noir, décoré du titre spécial d’habit, parce qu’il habille très peu, couvrant à peine le dos et laissant voir de superbes plastrons de chemises, brillamment empesés. Quant aux femmes, c’était bien autre chose. Leur habillé est encore bien plus déshabillé que celui de leurs compagnons du sexe privilégié. Leurs corsages décolletés, sont de simples ceintures un peu hautes et rattachées aux épaules par de minces rubans d’étoffes. La poitrine, le dos, les bras se montrent dans toute leur grâce naturelle, sauf au cou et au poignet, où la chair rose disparaît presque sous l’or, les diamants et les rubis. Spectacle d’ailleurs, très agréable, pour tous autres que des maris. En Chine ce serait impossible. Ici, ça semble tout naturel : c’est l’usage. Or, il faut toujours et partout, s’incliner devant les usages locaux : je me sentais d’autant moins disposé à protester cette fois, que cette coutume particulière n’est pas sans attraits pour le public.
Mon ami me passe sa lorgnette et je me mets, comme tout le monde, à regarder les spectateurs et aussi les spectatrices.
Au bas du théâtre, devant les rangées de chaises qu’on appelle les fauteuils d’orchestre, les messieurs, debout, lorgnent les belles dames des galeries et des loges. Ajoutez à cela un éclairage aussi brillant que celui du jour et vous aurez une idée de ce que c’est qu’un théâtre, en Europe.
Cependant, derrière le rideau où l’on peut lire en grosses lettres les annonces des journaux, des tailleurs, des fabricants de chocolat, de toutes les industries possibles, retentissent trois coups sourds.
Recueillement général : le spectacle va commencer.
Tout le monde s’assied ; les lorgnons des fauteuils se retournent vers la scène, les messieurs commencent à ôter leurs chapeaux ; quelques-uns profitent de la circonstance pour s’asseoir sur les couvre-chefs de leurs voisins et se confondre ensuite en excuses.
Le rideau se lève. Aux fauteuils, beaucoup de messieurs très chauves couvrent des deux mains leur tête nue, pour la protéger contre le courant d’air produit par le mouvement de la toile.
Dans un salon ravissant, une actrice paraît, entrant par la porte du fond, ouverte à deux battants : elle n’a pas encore dit un mot, que deux rangées de messieurs, placés derrière les fauteuils d’orchestre dont je vous ai parlé, tout au fond, sous les loges de la première galerie, se mettent à applaudir à s’en rompre les mains. Je regarde, tout intrigué, ces membres enthousiastes du Tout-Paris, très habillés, eux, de vêtements de toutes couleurs : mon ami m’explique que ce sont là des Romains. Je demeure plus étonné encore : j’apprends enfin qu’on donne ce nom historique, ou celui plus commun de claqueurs, à de braves gens, loués à tant par soirée, pour applaudir. Je ne comprends pas, d’abord ; mais mon voisin m’affirme que, sans eux, il n’est pas de représentation possible. Je ne saisis pas davantage, mais je me résigne à accepter ce fait inexplicable.
L’actrice peut parler enfin et nous raconter tous ses ennuis de ménage, choses qu’on n’aimerait guère à entendre ailleurs, mais qu’on écoute ici avec une foi religieuse. On observe avec un soin extrême ses actions, ses mouvements, ses accents, ses intonations, jusqu’aux plus petits détails de sa toilette. Enfin, tout le monde à l’air de ne s’intéresser qu’à elle.
Arrive tristement le mari, toujours faible, bien qu’il appartienne au sexe fort. Entre les deux époux s’engage une petite conversation très désagréable qui dégénère rapidement en dispute : la cause de tout ce bruit, c’est la belle-mère : — Un ange ! dit la femme. — Un monstre ! riposte le mari. — Et de continuer à se jeter à la figure un tas d’horreurs conjugales, sans que personne dans la salle ait le courage de leur crier : « Allez donc laver votre linge en famille ! » J’étais indigné ! Mais les Romains redoublent d’enthousiasme, eux qui, dehors, eussent certainement fait un mauvais parti au mari, ou à la femme, et peut-être à tous deux.
Les scènes se suivent et ne se ressemblent pas. La belle-mère manque son entrée ; le beau-père arrive trop tôt ; la soubrette rit et se moque, dans un coin, des fautes de sa maîtresse. Puis la conversation languit, l’action traîne, et la toile baissée nous avertit que le premier acte est terminé. Le public se lève : les uns s’empressent d’aller au foyer communiquer leurs impressions à leurs amis ; d’autres restent là et lorgnent dans les plus obscures des baignoires, pour dénicher quelqu’un et surtout quelqu’une de leurs connaissances.
Avant la chute du rideau, on avait applaudi beaucoup la femme, si méchante sur la scène ; on la rappela même, et finalement deux ouvreuses lui apportèrent d’immenses bouquets. Quant au mari, il obtint aussi quelque succès, mais beaucoup moins.
— Il a un rôle trop honnête, fit mon ami.
Cela me rappelle qu’un jour, en Chine, un mandarin appela l’acteur qui venait de jouer à la perfection un rôle de scélérat et le fit bâtonner, d’abord, pour avoir donné un spectacle aussi monstrueux au public ; puis, lui compta une forte somme pour le récompenser d’avoir joué avec un art aussi parfait. J’ai toujours pensé qu’il y avait beaucoup de logique et de bon sens dans cette manière d’agir du mandarin.
L’entr’acte fut long. Mon ami me dit que les acteurs, jouant pour la première fois cette pièce, avaient besoin de repasser leur rôle au dernier moment.
— Puisqu’il en est ainsi, allons aussi faire un tour au foyer.
Sur mon passage, j’entends des conversations très animées.
— Qu’en dis-tu ?
— Je ne puis encore rien dire, il faut voir la fin.
— Moi, je croyais que l’auteur avait plus d’esprit.
— Mais, mon cher, attends donc. Le premier acte n’est qu’un prologue.
— Avoue que la petite Trois-Étoiles a été prodigieuse.
— Tu trouves ?
— Le mari joue très bien son rôle de bourru.
— Oh ! par habitude !
Le reste se perdit dans le bruit de la foule.
On sonne. Le deuxième acte nous montre un joli petit intrigant appartenant à l’espèce qu’on nomme ici petits-crevés et membre de l’Épatant, un cercle très distingué. Le bon jeune homme cherche à faufiler dans le ménage troublé une petite amourette, qui arrive presque à réussir. Tout est brouillé et embrouillé. L’amoureux ne sait pas très bien son rôle. La femme lui répond tout de travers. C’est, pendant quelques moments, un coq-à-l’âne admirablement réussi.
Alors intervient un personnage, placé dans une boîte qui le dissimule aux yeux des spectateurs : c’est le souffleur, — ainsi nommé parce qu’il ne doit pas crier, mais envoyer les mots, comme d’un souffle, aux acteurs qui manquent de mémoire. Nous n’avons jamais rien eu de pareil en Chine. Le malheureux s’évertue en vain, et il souffle si fort que chacun l’entend, excepté les artistes, qui ont perdu le fil. On commence à rire un peu partout. Heureusement, les Romains, voyant que ça tourne mal, font une diversion intelligente : à l’exemple d’un nommé Décius, — un vrai Romain d’autrefois, celui-là ! — ils se jettent dans le gouffre. Leurs applaudissements frénétiques éclatent au plus mauvais moment et sauvent la situation compromise, en donnant aux acteurs le temps de se reprendre. Enfin, le deuxième acte, un peu long, peut s’achever sans encombre.
Dans la loge, à côté de moi, une jeune femme, charmante de figure et très richement mise, dit à son compagnon en habit noir, camélia à la boutonnière et monocle à l’œil :
— N’est-ce pas que cette X… est une créature exquise ?
— Oh ! oui ! répond le jeune homme en extase. On dirait du veau !
Quelle comparaison originale ! Jamais l’académie des Han-Lin n’aurait trouvé ça. Ce jeune homme devait être quelque lettré très distingué, mais peut-être un peu gourmand.
Au troisième acte, tout se complique de plus en plus. Le mari jaloux et furieux ; la femme furieuse et coquette ; le petit-crevé furieux et insolent. Tout à coup, quelque chose d’aigu retentit dans la salle ; c’est un gros monsieur qui, debout aux fauteuils, siffle dans une grosse clef. On crie : « A la porte ! A la porte ! » Le gros monsieur cesse de siffler et s’assied. Le mari recommence à être jaloux ; la femme coquette ; le petit jeune homme, insolent. Le beau-père est désespéré ; la belle-mère termine la dernière scène par un ouragan de colère, accompagné d’une trombe d’injures. Et le rideau tomba définitivement sur une demande en divorce, au milieu des bravos exagérés des Romains et des applaudissements discrètement réservés de Tout-Paris.
Il paraît qu’autrefois, toutes les pièces se terminaient par des mariages. On a changé tout ça : Aujourd’hui, sans un petit divorce final, plus de succès. C’est attristant.
A la sortie, je ne trouvai pas de voiture. Nous allâmes, avec mon ami, souper au Café de la Paix. A côté de nous, une évaporée de haute marque, qui avait assisté à la représentation, disait à son petit gommeux (gommeux est un nouveau mot pour dire petit-crevé ; c’est bien plus distingué) :
— « Dis donc, j’espère que tu me traiteras mieux que ça, dans notre ménage ?
— Oui, fut la réponse ; d’autant mieux que nous ne sommes pas mariés.
— Alors, encore une huître. »
Le jeune homme appela aussitôt le garçon et commanda les huîtres demandées. Ça me fit plaisir ; je me dis que l’accord, du moins, à défaut d’accordailles, gouvernait ce jeune et intéressant ménage. Et je me sentis un peu consolé de ce que j’avais vu au théâtre.
En somme, j’avais éprouvé une grande déception. Dans ma pauvre tête de Chinois chinoisant, je m’étais peint sous de magnifiques couleurs, la première contemplée par tout Paris ! Quelle désillusion !
Le spectacle avait été assez ennuyeux. La pièce était décousue ; les acteurs ne savaient pas leurs rôles et les jouaient mal.
« Bah ! fit mon ami. Nous reverrons ça dans quelques jours et vous serez content. »
En effet, une quinzaine plus tard, je retournai au théâtre. Ce n’était pas une première et Tout-Paris n’était pas là. La salle, cependant était pleine de gens, un peu moins déshabillés — pardon ! moins habillés — qui ne se regardaient guère entre eux et paraissaient très attentifs. La pièce était toute changée : on avait coupé, rogné, ajouté. Les acteurs jouaient à ravir, sans souffleur soufflant ; et le public criait bravo tout seul, se passant des Romains. Au dénouement, réconciliation générale et applaudissements unanimes.
Je m’en allai, enchanté de ma soirée, mais profondément troublé.
Comment se fait-il, me disais-je, que tant de gens, si riches et si haut placés, tiennent absolument à voir une pièce imparfaite et imparfaitement jouée, alors qu’il suffit d’attendre quinze jours pour la voir parfaite et goûter un plaisir fin et délicat ?
Mon ami, aux lumières duquel je fus obligé de recourir, m’expliqua toute l’affaire.
— Sauf les journalistes et les auteurs, me dit-il, qui vont là pour le métier, et les amoureux des lettres impatients de connaître toute nouveauté, qui s’y rendent par plaisir ; sauf cette élite, beaucoup de spectateurs veulent simplement voir les autres, se faire voir eux-mêmes et, surtout, faire savoir à tous qu’ils étaient là, à la première. Cette petite vanité, bien innocente, fait passer sur ce qu’il y a de fâcheux à contempler une ébauche. Et comme la vanité est un des plus grands gouvernants de ce monde, chacun veut être de ce public de choix, recueillir une petite part de ce qui revient de gloire légitime et d’estime méritée aux écrivains, aux artistes et aux véritables amateurs.
C’est, en somme, pour les mondains purs, une occupation assez ennuyeuse et très vide ; mais, il faut en passer par là. D’ailleurs, les gens mêmes qui commencent à ne courir les premières que par vanité, finissent par former leur goût dans ce milieu supérieur.
Le plaisir de voir triomphe, chez eux, du désir de paraître. Et ils comptent alors, à juste titre, parmi les membres de ce Tout-Paris, qui à côté de quelques défauts, présente tant de brillantes et d’aimables qualités.
Je compris que mon interlocuteur avait raison. Mais, dois-je l’avouer ? J’ai gardé une petite rancune orientale aux premières, aux Romains et aux souffleurs.