Les Parisiens peints par un Chinois
UNE VISITE AU MUSÉE DU LOUVRE
On appelle musée, en Europe, une espèce de grand bâtiment dans lequel on a réuni des chefs-d’œuvre des arts et des sciences ; ou, simplement, les objets qui peuvent nous renseigner sur la vie, les mœurs et les idées des peuples.
De toutes les collections de ce genre, celle du Louvre est une des plus belles. Elle renferme des trésors recueillis presque sur tous les points du globe civilisé, et nous permet de passer en revue, dans un coup d’œil, l’histoire des nations et leurs destinées diverses.
C’est là une institution admirablement comprise et dont je regrette bien que nous ne possédions pas l’analogue en Chine. Sans doute, nous avons, nous aussi, des collections d’une richesse merveilleuse. Mais elles s’adressent spécialement à la Chine, sans s’occuper de l’art des autres pays. De plus, appartenant à quelques particuliers, elles ne sont pas accessibles au peuple, qui ne peut venir s’y instruire gratuitement, chaque jour, comme font les heureux habitants de Paris.
Lorsque je passai sous la large porte du Louvre, je ne pus m’empêcher de penser aux catastrophes qui modifient la destinée des choses et celle des hommes. L’ancien palais des rois est devenu le temple des arts et des sciences. La troupe bruyante des courtisans a fait place à la foule studieuse et recueillie. Les dynasties sont tombées dans l’oubli, et là même où elles triomphaient autrefois, le visiteur pensif, contemple maintenant les débris de tous les âges de l’humanité.
Voici d’abord l’Égypte, qui, il y a six ou sept mille ans, possédait déjà une civilisation puissante. Quelle recherche du colossal dans ces fragments de statues gigantesques ! Quel amour de l’éternité, dans l’emploi des pierres les plus dures, dans la momification des morts.
Et à quoi bon ? Les statues, maintenant, sont brisées et les momies, retirées de leur cercueil, sont exposées, comme de simples dieux à tête de chien ou d’épervier, aux yeux du public, railleur, qui ne comprend plus ni animaux divinisés, ni éternisation des cadavres.
Plus loin, j’admire cette belle statue de roi, dont une inscription nous apprend le nom. Mais, les savants, qui ne respectent rien, et n’admirent jamais qu’à bon escient, ont découvert que l’inscription est un faux : que le roi inscrit, trouvant la statue belle, a essayé de faire passer pour son image à lui, le portrait d’un monarque plus ancien de vingt siècles. C’était bien la peine de démarquer… le granit des autres, pour être déshonoré trois mille six cents ans plus tard par un égyptologue qui, tranquillement assis dans sa bibliothèque, vous démontre par a + b qu’un Pharaon, jusqu’alors vénéré, n’était qu’un farceur.
Voici un autre roi, élevé au rang de dieu : assisté de quarante-deux juges infernaux, il prononce sur le sort des âmes qui lui sont amenées par un dieu à tête de chacal. Je retrouve, dans cette scène, les juges infernaux des taoïstes : l’humanité, non éclairée, produit partout les mêmes conceptions.
Ces Égyptiens, du reste, eurent, de tout temps, une façon bien singulière de concevoir la nature humaine. Ils avaient la mort en haine, ce qui se conçoit. Mais l’idée de la fin, idée pourtant inévitable, leur était si odieuse, qu’ils en arrivaient à prolonger leur existence de deux manières : ils conservaient leurs corps — après en avoir cependant extrait la cervelle — par l’embaumement ; en même temps, ils supposaient que lorsque l’homme avait rendu le dernier soupir, une espèce de double en restait vivant. C’était comme une ombre du trépassé, qui s’en allait dans l’enfer, se faire juger et commencer une nouvelle existence.
Nos aïeux, à nous, surent éviter ces imaginations bizarres et quelque peu enfantines. Nos philosophes, que résuma Confucius, ne nous apprirent point à espérer une nouvelle vie. En même temps, ils surent donner satisfaction à ce désir de l’infini, inné au cœur de tout mortel. Ils nous montrèrent que si l’individu périssait, il subsistait, du moins, par ses efforts, par ses bonnes actions, dans la famille et dans l’humanité. Ils créèrent ce noble culte des ancêtres, grâce auquel chacun de nous se sent revivre dans les siens. Aussi, la mort toujours pénible, ne nous épouvante-t-elle pas comme ces Égyptiens d’autrefois.
Nous savons que nous ne périrons pas en entier : que quelque chose de nous persiste dans notre descendance ; que, si une branche est morte, l’arbre n’en continue pas moins à fleurir et à pousser de vigoureux rejetons. Théorie infiniment plus consolante et autrement vraie que celle du double égyptien et de ses parties de canot après la mort.
Sur tous ces monuments d’Égypte, l’on voit des caractères qui ressemblent à l’écriture chinoise, en ce qu’ils peignent des idées, au lieu de reproduire des sons. Mais la ressemblance est bien plus grande encore dans l’écriture des Assyriens et des Babyloniens, plus anciens encore que les Égyptiens. Nous trouvons dans des salles voisines, des échantillons nombreux de cette écriture : les objets nommés y ont perdu leur forme primitive et ne sont plus représentés que par des traits droits. Ici encore, c’est une profusion de rois, de dieux et d’animaux fantastiques : des taureaux à tête humaine gardent l’entrée de la salle.
Les Phéniciens ont aussi leur musée : c’étaient des gens pratiques. Trouvant trop difficile la représentation des idées, ils se prirent à écrire des sons et créèrent l’alphabet, dont tant de nations se servent aujourd’hui : ce n’est pas mal imaginé pour un peuple de marchands.
Les Grecs, qui ont beaucoup pris à l’Égypte, sont représentés par des statues merveilleuses. Ils figurent dans l’ancien monde européen, la perfection artistique. Les Romains, qui leur succèdent, les imitent, sans les égaler : ils pensaient trop à piller la terre pour être de véritables artistes. J’ai vu, dans une autre partie du musée, quelques modèles de machines de guerre, dont ces Romains se servirent pour prendre les villes de la France, qu’on appelait alors la Gaule. Ils étaient commandés par un chef nommé César, qui tua deux millions de Gaulois et fit couper les deux poings à un demi-million de ces braves gens, coupables d’avoir défendu contre lui leur patrie. En ma qualité de Chinois, je suis bien obligé de constater que, malgré sa cruauté, ce César est partout appelé grand homme ; et Tamerlan, qui a fait couper à peine trois ou quatre cent mille têtes, est traité de barbare féroce. On n’a jamais pu m’expliquer cette différence d’épithètes.
Nous passons ensuite dans les salles du moyen âge et de la renaissance. La comparaison des dates nous montre l’art, éclipsé pendant de nombreux siècles. L’Europe était redevenue barbare, alors que notre Extrême-Orient poursuivait, à travers les siècles, sa carrière paisible. On voit ses artistes bégayer d’abord, comme l’enfant qui apprend à parler, puis se perfectionner peu à peu, arriver enfin à une éclosion magnifique, et créer des merveilles comparables à ce que l’antiquité avait produit de plus beau. Le musée de la sculpture moderne nous prouve que l’art n’a plus dégénéré depuis.
Ici, il faut nous désintéresser un peu de la sculpture, et envisager l’art européen sous une forme plus générale. L’antiquité, en effet, ne nous a guère laissé autre chose que des monuments taillés dans la pierre. La peinture, telle qu’on la pratiquait dans ces âges reculés, ne pouvait durer et a presque totalement disparu, usée rapidement par l’effort des siècles.
Dans les temps modernes, au contraire, c’est la peinture qui tient la plus large place et le Louvre nous permet d’assister à la naissance de cette nouvelle forme artistique, et d’en suivre, jusqu’à nos jours, le développement ininterrompu.
La peinture, en Europe, hésita longtemps entre différents procédés, pour s’arrêter définitivement au plus durable, à celui qui, en même temps, se prête mieux que tout autre aux fantaisies les plus variées du pinceau.
Depuis l’invention de la peinture à l’huile, un grand changement se manifeste dans le monde. L’art, mis en possession d’un interprète docile et vigoureux, songea dès lors à travailler pour les siècles à venir et la toile se mit à faire au marbre une concurrence terrible.
Nous allons trouver, ici, ce que la peinture a inventé de plus beau. Tous les âges, tous les pays, toutes les écoles sont représentées par leurs chefs-d’œuvre. Plus de deux mille tableaux m’ont enchanté. L’Italie, l’Espagne, les Flandres, la Hollande, l’Allemagne, la France, rivalisent par la perfection du fini et la magie des conceptions.
Comme si ce musée voulait me démontrer que l’Europe peut réunir, dans toutes les branches de l’art, les créations les plus parfaites de la terre, de nombreuses vitrines étalent encore devant mes yeux des merveilles de joaillerie, des émaux exquis, des bijoux inimitables. Je refais un deuxième voyage autour de la terre, en parcourant les salles qui hébergent tous ces chefs-d’œuvre et, tout ébloui, je finis par m’enfuir au deuxième étage.
Là, je retrouve de nombreux tableaux ; mais je suis émerveillé surtout par la vue du musée de la marine, qui figure tout ce que la navigation a pu tenter depuis les temps les plus lointains. Je finis par me trouver, subitement, dans mon pays. Car il y a un musée chinois, dans cet étonnant Musée du Louvre. Et, tout à coup, je me demande si j’ai pu, jamais, quitter le sol natal et je regarde avec émotion tous ces objets, qui semblent me dire : « Compatriote de l’Empire du Milieu ! nous te saluons sur la terre française ! »
Je sors, enfin, du musée. J’en emporte un violent mal de tête ; mais ça m’est égal, car j’y ai appris beaucoup de choses. J’ai vu là, toute une population de dieux, adorés autrefois, et dont tout le monde rit aujourd’hui. J’ai passé, promeneur indifférent, devant les monarques jadis tout puissants et dont le dix-neuvième siècle ignore jusqu’au nom. J’ai vu se dérouler devant mes yeux l’histoire de grands peuples, qui dominèrent un jour la plus grande partie de la terre et qui, depuis, ont été effacés du sol.
Et je me dis que les dieux et les puissants du jour ne sont pas plus immortels que ceux de jadis. Je comprends, surtout, combien sont folles de s’entre-dévorer, des nations toutes également destinées à disparaître par la guerre, et qui, pour échapper à la ruine, n’ont qu’une seule ressource : S’entendre entre elles ; organiser la paix au lieu de préparer la guerre et faire régner la tranquillité et le bonheur sur toute la surface du globe réconcilié.