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Les Parisiens peints par un Chinois

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UNE VISITE AU PALAIS DE JUSTICE

Je vous ai dit, il y a quelques temps, combien j’avais admiré, à Paris, les merveilles entassées dans le Palais de l’Exposition universelle. Je veux aujourd’hui vous faire connaître les impressions que m’ont laissées certaines institutions de l’Europe.

Pour commencer, permettez-moi de vous demander quelques explications sur les tribunaux et ce qui s’y rattache. J’ai vu là beaucoup de choses qui m’ont paru très étranges et, pour ne pas me tromper par inexpérience, je désire vous soumettre mes doutes.

Lorsque je montai le grand escalier par lequel on pénètre, à Paris, dans le Palais de Justice, je me rappelai un incident qui s’était passé, peu de temps avant mon départ, au tribunal de Fou-Tchéou.

Devant le sous-préfet-juge Ouang, comparaissait un orphelin, que son oncle avait essayé de dépouiller de sa fortune. L’affaire fut rapidement décidée. Le juge entendit les parties, et, après avoir ordonné la restitution des biens volés, fit administrer vingt-cinq coups de bambou au voleur, pour lui ôter l’envie de recommencer.

Un Européen de ma connaissance se trouvait là. Il me dit qu’il regardait cette façon de procéder comme tout à fait barbare et que, dans son pays, la loi était bien plus humaine.

Vous comprenez combien j’étais curieux de voir de près si, réellement, notre manière d’agir était inférieure, comme on me le disait.

Après avoir franchi la porte du Palais, je me trouvai devant une espèce de petite boutique, qu’on appelle le vestiaire. Une foule de gens y laissent leur canne et leur chapeau, pour endosser une grande robe noire, à large rabat blanc et se coiffer d’un couvre-chef, noir aussi, rond, aplati à sa partie supérieure, tout à fait semblable à un cache-pot couvert d’étoffe ; cela s’appelle une toque. J’appris que ces messieurs étaient des avocats : nous aurons à en parler, avec plus de détails, dans quelques instants.

Mon guide me fait faire quelques pas et je me trouve dans une vaste salle, où se promènent beaucoup d’avocats et de gens qui viennent là pour obtenir justice ; c’est la salle des Pas-Perdus, ainsi nommée, sans doute, parce qu’on perd beaucoup de temps à y marcher de long en large.

A droite et à gauche, s’ouvrent de petites portes, qui donnent accès dans les salles où l’on juge les affaires civiles, c’est-à-dire les discussions d’intérêts entre particuliers.

Les juges sont nommés par le gouvernement, comme en Chine, mais il y en a plusieurs, au lieu d’un seul. Ils sont habillés comme les avocats, sauf quelques détails de couleur et d’ornementation qui diffèrent. Pendant qu’on leur expose les affaires, ils causent tout bas entre eux ; quelquefois, même, ils ont l’air de sommeiller un peu.

J’avais déjà admiré, en Angleterre, les cheveux blancs, communs aux juges et aux gens de loi de tout âge. Je croyais, d’abord, dans ma naïveté, que les soucis d’une existence consacrée à l’examen consciencieux des cas les plus délicats avaient blanchi de si bonne heure la chevelure de tous ces hommes.

Quelle ne fut pas ma surprise, en apprenant qu’il n’y avait là que de faux cheveux, des perruques blanches !

En France, point de perruques. Mais les gens de loi portent un costume bizarre, qu’ils s’empressent d’enlever d’ailleurs, dès qu’ils quittent les salles de justice. Combien je trouve plus simple et plus naturelle la mode chinoise : l’uniforme, que le juge doit porter comme tout autre fonctionnaire de l’État !

Lorsque je pénétrai dans la salle, un monsieur, qu’à son costume, je pris d’abord pour un avocat, mais que j’appris plus tard être un avoué, se leva et demanda que l’affaire fût remise à un mois. Le président (c’est le juge en chef), répondit que la cause traînait depuis trop longtemps et qu’il refusait d’accorder le délai. « Alors je fais défaut », s’écria l’avoué. Et il s’en alla, tout tranquillement, avec son client.

J’étais stupéfié de tant d’audace. Je me disais que le juge allait faire saisir immédiatement et bâtonner d’importance cet insolent, qui se permettait de quitter le tribunal, au moment où l’on devait le juger.

Il n’en fut rien. Le président se contenta de condamner ceux qui partaient, à perdre leur procès. Je m’en réjouissais déjà, car, réellement, il n’est pas permis de se moquer ainsi de la justice de son pays. Mais mon compagnon n’ajouta pas peu à mon étonnement, en m’apprenant que cette condamnation ne signifiait rien et que tout était à recommencer : qu’il y avait là une finesse de procédure qui permettait au défaillant de gagner du temps ; et que cela se faisait à chaque instant, d’une manière tout à fait habituelle.

Comprenez-vous cela ? Voilà un procès qui dure, déjà depuis des années et qui, maintenant, va traîner de nouveau ? Est-ce raisonnable ? Notre façon expéditive de juger, en Chine, n’est-elle pas infiniment préférable aux longueurs de la justice européenne, avec les frais ruineux qu’elle entraîne. Car il faut payer, ici, l’avoué, qui cherche dans les lois le moyen d’être habile pour vous ; l’huissier, qui envoie, en votre nom, de petits papiers indéchiffrables ; l’avocat, qui parle à votre place ; le notaire, qui enregistre définitivement les contrats et les garde en dépôt. Quelle complication ! Que de rouages, dont nous nous passons !

Un exemple suffira pour montrer comment la justice chinoise eût traité l’avoué, dont la conduite soulevait en moi une si légitime indignation.

Un jour, une veuve désirant se remarier malgré l’opposition de la famille de son mari, alla consulter un homme très versé dans la connaissance des lois. Il lui rédigea une pétition, qu’elle présenta au juge.

Ce dernier examina l’affaire et donna raison à la veuve.

« Mais, ajouta-t-il, il est visible que ce n’est pas vous qui avez rédigé cette pétition, hérissée de citations de nos lois. Vous avez été aidée par un homme qui aurait dû vous conseiller de vous en rapporter à l’esprit éclairé des juges et de venir dans cette salle, dire simplement quel était votre cas.

« En écrivant pour vous cet acte, votre homme d’affaires a manqué au respect dû à la justice. Je le condamne à trois mois de prison. »

Voilà qui fait comprendre pourquoi nous n’avons pas de gens de loi, dans l’Empire du Milieu.

J’ai voulu savoir dans quel but on avait inventé, en Europe, toutes ces formalités et toutes ces fonctions, inconnues chez nous : or, voici ce que j’ai appris.

Les huissiers, qui étaient autrefois des serviteurs chargés d’ouvrir la porte aux juges, sont chargés, les uns, de prévenir les gens appelés en justice, les autres, de saisir les biens des condamnés.

Les avoués n’existeraient pas, si les avocats connaissaient suffisamment les lois.

Quant aux notaires, ils conservent les actes et gardent le plus longtemps possible l’argent de leurs clients. Quelquefois même ils le dépensent et, alors, on assiste aux ravages d’une épidémie, nostras en Europe, mais heureusement inconnue chez nous : l’épidémie de fuite des notaires, qui se sauvent après avoir ruiné leur monde.

Pour les avocats, c’est bien autre chose. Il ne leur suffit pas d’avoir passé leurs examens : si Confucius et Mencius avaient étudié le droit à Paris, ils ne pourraient défendre la veuve et l’orphelin, qu’à cette condition : d’avoir un bel appartement, avec de beaux meubles dedans.

Tout cela nous paraît absolument barbare, à nous autres Chinois, habitués à une justice prompte, sans formalités et sans frais. En Europe, cela semble tout naturel.

L’Angleterre nous offre des coutumes plus étranges encore que celles usitées en France. Vous allez vous en convaincre.

Lors de mon passage à Londres, je pus pénétrer dans le local d’une des quatre Compagnies d’Avocats que cette ville a le bonheur de posséder.

Étudiants, avocats et membres du Comité-Directeur de la Compagnie des Avocats, dînent ensemble dans une immense salle. Je trouvai cela très cordial, au premier abord.

Mais je vis bientôt que la salle était divisée en trois parties.

Sur une estrade élevée, mangeaient les membres du Comité-Directeur. Ils avaient de belles robes, de bon vin et d’excellents plats.

Au-dessous d’eux, une seconde estrade recevait les avocats, revêtus de robes moins belles et fournis de vin moins fin et de plats moins recherchés.

Enfin, plus bas encore, dînaient les étudiants, en robe très ordinaire : ils avaient d’assez mauvais vin et des mets très ordinaires.

A-t-on jamais rien vu de pareil, en Chine ? Mais revenons au Palais de Justice de Paris.

Je n’étais pas au bout de mes surprises. Mon compagnon me conduisit à une autre salle, appelée la correctionnelle, où l’on juge de petits crimes.

Il faut que je vous avertisse d’abord de ne pas vous laisser tromper par ces mots : petits crimes. Les crimes, en effet, sont, ici, divisés en grands et petits, d’une façon au moins singulière. Si, par exemple, vous faites un faux billet de banque de cinquante francs, vous commettez un grand crime et l’on vous expédie dans une île lointaine, aux travaux forcés.

Si, au contraire, vous vous procurez adroitement cent millions en ruinant vingt mille familles, vous ne pouvez être condamné à plus de trois ans de prison : car vous n’avez commis qu’un petit crime !

Je vis donc condamner à la prison des gens qui n’étaient guère coupables que de peccadilles. J’en entendis acquitter d’autres, qui avaient causé des dommages considérables. Car, en Europe, tout dépend du plus ou moins d’habileté du criminel. S’il a fait beaucoup de mal sans trop s’écarter de la loi, il est à peu près sûr d’échapper. Je ne pus m’empêcher de faire remarquer à mon ami, que chez nous, c’était tout le contraire et que l’on condamnait le coupable d’autant plus sévèrement, que sa mauvaise action était plus savamment combinée.

— « Que voulez-vous ? me répondit-il. C’est très malheureux, mais nous n’y pouvons rien. La loi est la loi ; on est bien forcé de l’appliquer. Je sais bien que notre procédure fourmille de ces chinoiseries-là…

— Comment ! des chinoiseries ! interrompis-je, tout indigné. Mais il n’y a rien de chinois là-dedans ! Venez en Chine ! Jamais vous n’y verrez d’abus semblables ! »

Il sourit, d’un air un peu gêné et me conduisit à la Cour d’Assises, où l’on juge les grands crimes. La décision est rendue par douze hommes, tirés au sort, appelés jurés, et qui doivent prononcer, non plus d’après la loi, mais, comme en Chine, selon la justice et l’équité. Cela me fit plaisir.

Je vis juger là, entre autres causes, une femme qui, jalouse de son mari, lui avait jeté à la figure une espèce de liquide appelé vitriol, qui vous arrache les yeux, vous enlève le nez, vous brûle la chair ; un horrible poison, en un mot.

Je crus d’abord qu’il était impossible qu’une femme traitât son mari d’une façon aussi peu humaine. Je dus me rendre à la triste évidence de la réalité. Ces femmes, me dis-je, n’ont jamais lu Confucius.

Je trouvai, en général, que les jugements de la Cour étaient assez raisonnables. Je fus choqué, cependant, de voir les accusés bien habillés traités avec plus d’égards que ceux qui portaient de vilains vêtements. Chez nous, cela ne peut se faire : nos philosophes nous ont interdit d’avoir égard à ces sortes de distinctions.

En sortant du Palais de Justice, je me rendis tout en face, au Palais du Tribunal de Commerce. J’y admirai un superbe escalier monumental aussi audacieux qu’élégant, et j’y entendis condamner une foule de gens à avoir leurs biens saisis. Il y a là des agréés, qui sont avocats et avoués à la fois. Ils portent un costume encore plus extraordinaire que leurs confrères du Palais de Justice.

Je me retrouvai enfin dans la rue, après avoir assisté, à peu près, à toutes les façons de rendre la justice en ces pays d’Europe.

Le résultat général ne m’avait pas précisément enchanté. Je m’attendais à la perfection : et j’en étais réduit à regretter le sous-préfet-juge Ouang, ses décisions aussi rapides qu’équitables et ses bastonnades vengeresses.

Alors mon esprit se tourna avec ferveur vers le grand Philosophe qui, il y a vingt-cinq siècles, nous donna des mœurs et des lois, aujourd’hui encore, admirables de justice et de simplicité.

« O Confucius ! m’écriai-je. Reçois les bénédictions d’un de ceux que tu as comblés de tes bienfaits ! Grâce à ton génie, nous vivons à l’abri des fléaux de la justice occidentale ! Tu nous as épargné les longs procès, les chicanes légales, les finesses juridiques et toutes les ruines qui en découlent.

« Grâce à ta sagesse, toute discussion est éteinte, aussi vite qu’allumée ! Tu nous as préservés des avocats bavards, des avoués habiles, des huissiers inexorables, et des notaires qui lèvent le pied.

« Puissions-nous vivre toujours sous la tutelle de tes prescriptions aussi éclairées que clémentes !

« Puissions-nous faire fumer éternellement devant la tablette sacrée où est écrit ton nom, les bâtons d’encens, témoignage de la reconnaissance inaltérable de tes quatre cent millions de disciples. »

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