Les Parisiens peints par un Chinois
LE TOUR DU MONDE EN SOIXANTE-DOUZE JOURS
Lorsque je lus, il y a quelques années, le fameux roman scientifique de Jules Verne, je me demandai si ce voyage autour du monde en quatre-vingts jours était possible, ou si la seule imagination de l’auteur avait combiné une série de conditions irréalisables.
Les représentations du drame données à la Gaîté d’abord, puis au Châtelet, me convainquirent presque. On y voyait, en effet, les voyageurs, au lieu de courir au pas gymnastique, comme dans d’autres féeries, prendre encore le temps de s’occuper des affaires d’autrui et de sauver, à leur grand plaisir et profit, de charmantes veuves, condamnées à être brûlées vives, par de cruels et ridicules rajahs.
Le voyage fantastique de l’auteur est aujourd’hui réalisé, et la réalité, ici, comme souvent ailleurs, se montre supérieure à la fiction. Les quatre-vingts jours, d’après les dernières nouvelles, vont être réduits à soixante-douze ; c’est, du moins, ce que disent, en de pompeuses annonces, les gazettes américaines. Déjà un certain nombre de voyageurs et de voyageuses, portant chacun les couleurs d’un grand et riche journal, sont engagés à fond de train dans une grande course autour du monde. Les uns galopent vers l’est, les autres suivent, dans sa marche, le mouvement apparent du soleil. Bientôt, les uns et les autres rentreront aux États-Unis, avec un bagage de notes forcément nul, et une fatigue nécessairement considérable. Une récompense honnête attend le vainqueur de ce nouveau Grand-Prix. Les paris, aussi, sont engagés, bien entendu. Le premier courrier de New-York nous apportera la cote de ces steeple-chases inouïs. Quelle attraction pour le public des sportsmen !
Xerxès, las de toutes les joies que lui procurait la toute-puissance, demandait en vain qu’on lui inventât un nouveau plaisir. Le pauvre roi des rois n’a pas vécu assez longtemps pour savourer les impressions charmantes d’un tour de piste de 40,000 kilomètres.
Mais, si le public des curieux se promet toutes sortes d’attentes fiévreuses, toutes les émotions satisfaites ou déçues du joueur passionné, je ne vois pas ce qui pourra intéresser — moralement — les infortunés jockeys au long cours, qui cherchent à se devancer sur la ceinture du globe terrestre. La victoire même ne fournira à leur amour-propre qu’une bien maigre satisfaction. Car, actuellement, une carte postale fait son tour du monde en soixante-douze jours environ. Il suffit, qu’on l’enlève d’une boîte, pour la remettre aussitôt dans une autre, entre deux trains ou dans l’intervalle de l’arrivée et du départ de deux paquebots.
Belle ambition, que celle qui se propose de rivaliser avec une carte postale, de se faire sortir d’une cabine et jeter dans un wagon, ou réciproquement ; de se voir ballotté d’un moyen de locomotion à un autre, sans arrêt d’un instant, sans perte d’une minute. De tomber, en un mot, plus bas qu’une simple malle expédiée en grande vitesse.
Car enfin, quelle différence pourrez-vous faire, désormais, entre les voyageurs de cette sorte et leurs bagages ? Je n’en vois pas. Les uns et les autres voyagent pour voyager ; sans autre but que celui d’arriver au plus vite. Ils sont pesés et enregistrés de New-York à New-York, par la voie la plus rapide.
Pendant que de ces navigateurs si pressés le paquebot fend les vagues, où est leur pensée ? où va leur regard, qui fouille l’horizon ? Ils n’admirent ni les lueurs roses de l’aurore ni le flamboiement du soleil à son déclin. La mer, toujours changeante et toujours la même, ne leur offre pas d’attraits. C’est en vain qu’ici, les bandes de marsouins accompagnent de leurs bonds joyeux la course du navire ; que, plus loin, les poissons volants tracent en l’air leur courbe d’un instant ; que, là-bas les albatros énormes glissent dans l’atmosphère, comme une barque aux voiles blanches. Est-ce qu’ils ont le temps de voir, de regarder, de se passionner pour la teinte fauve des flots, pour les échancrures bizarres des côtes, rongées par l’Océan !
Leur idée invariable est fixée sur ce seul point : « Arriverai-je avant tel ou telle ? » Et pendant toute la traversée, de compter les tours de l’hélice, de se demander si l’on file assez de nœuds pour distancer tout concurrent.
Les voici en chemin de fer. La malle des Indes leur montre inutilement tous les pays de l’Europe, avec leurs peuples industrieux, aux civilisations diverses. Ils ne les honorent pas d’un regard. En avant ! en avant !
L’Asie ne les étreindra pas davantage. Ils côtoient, indifférents, la Turquie immobile ; l’Égypte et ses merveilles cent fois séculaires ; l’Arabie, au centre encore mystérieux, avec ses villes sacrées, visitées par des millions de fanatiques pèlerins.
L’Inde apparaît à son tour, l’Inde poétique où Rama lutta pour la belle Sita, où la trinité brahmanique vainquit Bouddha, pour s’amoindrir, elle aussi, devant le Coran de Mahomet. Qu’elle disparaisse au plus tôt ! S’il y a quelque part une veuve sur le point d’être brûlée, tant pis pour elle ! Si jeune et si touchante qu’elle soit, nous n’aurons pas le loisir de nous arrêter.
Déjà les puissantes machines, qui dévorent la terre et l’Océan, ont porté nos affamés de vitesse jusqu’en Chine. Il faut débarquer, changer de bateau.
Ils auront tout juste le temps de voir trois matelots indigènes, une embarcation et quelques facteurs de bagages. En paquebot, de nouveau ; et, en avant ! Qu’importent les nations et les mœurs ; qu’importent les hommes qui vivent là par centaines de millions, sur des fleuves immenses, au pied des montagnes les plus hautes du globe, dans des villes d’une architecture si originale, entre la pagode élevée, la stoupa étincelante de Çakya-Mouni et le Temple sévère de Confucius ! En avant, toujours.
Le Japon se montre et s’efface bientôt, groupe d’îles dont Pierre Loti a raconté le charme étrange. Ils ne le verront pas. Ils n’ont pas le temps. Ils s’enfoncent dans le grand désert du Pacifique. Le navire qui souffle et gémit, emporte vers le port des États-Unis ces voyageurs à outrance, qui ne demandent qu’une chose : aller vite, plus vite, plus vite encore. Plus vite que les morts de la lugubre ballade allemande !
Les prairies où l’Indien ne chasse plus, où le dernier bison se meurt, sont franchies en quelques jours. Et les voilà de retour à New-York, après avoir réalisé leur chef-d’œuvre, le tour du monde en soixante-douze jours, et parcouru le grand livre de l’humanité… sans l’avoir lu.
Et après ? Le vainqueur, qui a peut-être dépassé ses concurrents de deux heures ou de deux secondes, d’une longueur de bateau ou d’une tête de train, emporte le prix. Ce sera peut-être cette jeune femme, qui a pu se trouver prête à partir, en quinze minutes. Quinze minutes ! Il est vrai qu’elle n’a pas eu à s’occuper de toilette. A quoi bon ! Elle n’aura guère le temps ni l’intention d’en changer, dans ce voyage à toute vapeur. Et si, après tant de peines et d’ennuis, elle arrive première, quelle gloire donc, ressortira de ce triomphe, aussi vain, aussi futile que le gain à un jeu de hasard quelconque !
N’est-ce pas, en effet, que le hasard est un facteur prépondérant dans cette course folle ? Une tempête, un brouillard, une collision de navires, un déraillement de train, un accident quelconque suffit, pour que la victoire soit changée en irréparable défaite. En quoi aurons-nous le droit d’être fiers de ce que notre bateau aura évité le cyclone ou se trouvera favorisé par un ouragan ? Et même, enfin, c’est le bateau et le train qui seront les grands héros de l’affaire, après tout.
Je sais bien qu’on va me parler des dangers du voyage, des fatigues extraordinaires, du courage et de l’énergie dont devra faire preuve le voyageur et, encore plus, la voyageuse.
Je suis un peu sceptique à l’égard de ce grand déploiement d’héroïsme et d’efforts : tout cela peut être vrai dans le roman captivant de Jules Verne. Mais, dans la réalité, combien il vous faut retrancher de tout ce romanesque ! Allez bien au fond des choses : regardez ces paquebots munis d’une installation luxueuse ; visitez ces wagons si parfaitement accommodés à toutes les exigences du voyageur !
La poésie n’y apparaît nulle part, mais le confortable partout, et, en définitive, vous verrez que ce grand tour du monde n’est ni plus dangereux ni même plus difficile qu’un simple saut de Paris à Saint-Germain.
J’ai connu jadis, à bord d’un bateau, un bon et gros garçon dont la santé inquiétait quelque peu sa mère, jeune, très jeune veuve. On assembla les docteurs et la Faculté décida que l’intéressant malade avait besoin de faire un tour au Japon. Aussitôt fait que dit. On emballe le jeune homme pour le Japon. Il passe huit jours à Yokohama, reprend le paquebot et rentre aussi malade, ou plutôt aussi bien portant qu’auparavant, dans sa bonne ville natale d’Europe, où sa mère le reçut à bras ouverts.
On comprend cela, à la rigueur.
Mais voyager, pour voyager ! Aller vite, pour aller vite, sans idée, sans but ! Lorsque Robinson Crusoé courait comme un fou autour de son île et finissait par se retrouver au point de départ, il avait un motif, du moins. Quel motif ont donc ces gens si terriblement affairés, pour tourner ainsi et faire un grand rond autour de la terre ? Aucun, si ce n’est qu’ils partent en toute hâte, pour revenir aussi vite à l’endroit qu’ils ont quitté. Singulier amusement. Je le demande à tous les voyageurs : le jeu des petits chevaux est-il moins intelligent ?
Il me semble les voir, ces enfiévrés, rasant la terre et l’onde, sourds aux grandes voix de la nature, aveugles pour tous les chefs-d’œuvre de l’humanité. To be or not to be : être ou ne pas être le premier, est leur mot d’ordre. Jamais il ne se diront : To see or not to see, fût-ce même sous la formule la plus connue : « voir Naples et mourir ! » Indifférents à tout, sauf à la vitesse, sur le globe « comme un orage ils passent, » pour se retrouver au logis, pas plus instruits qu’auparavant, après un travail de cheval de manège de soixante-douze jours pleins.
Confucius a dit que chacun doit, en entrant dans une ville, s’informer de ses us et coutumes ; de ce qu’elle admet et de ce qu’elle interdit. Peine inutile désormais pour ceux qui ne s’arrêtent nulle part, n’ont de coup d’œil attentif pour rien ! Savez-vous ce que sera leur voyage autour du monde ? Figurez-vous un Chinois désireux de voir Paris, arrivant à la gare du Nord, prenant là un fiacre fermé et se faisant conduire au galop à la gare de Lyon. Je vous demande ce qu’il connaîtra de la grande capitale !
Et dire que je m’étonnais de voir que tant de voyageurs, au lieu de pénétrer dans l’intérieur de la Chine, ne connaissaient mon pays que par ce que nous avons de moins chinois, par nos ports, cosmopolites comme tous les ports ; par Hong-Kong et Shang-Haï !
Ce sera bien autre chose si, par malheur, la nouvelle manière d’excursionner devient à la mode. Adieu les voyages pittoresques de Cook et de Lapeyrouse, de Magellan et de Dumont d’Urville ! Adieu la longue contemplation des beautés de nature, l’étude patiente des bizarreries de l’homme ! Le genre humain, transformé en accessoire de machines à vapeur à haute pression, tournerait follement autour de la sphère stupéfaite ; et le mot de la fin appartiendrait à la malheureuse moitié du savant Suédois, dans le Prince Soleil, qui s’écrie, justement indignée : « Je ne suis plus une femme, je suis un colis ! »