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Les Parisiens peints par un Chinois

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LA FIÈVRE

Si la civilisation moderne procure au peuple les facilités de communication, le confortable, le bien-être, etc., qu’il ne connaissait pas jadis, elle produit aussi ce résultat qui, aux yeux de rétrogrades comme moi, paraît très curieux : l’agitation perpétuelle dans laquelle on vit aujourd’hui.

Les Européens d’opinions différentes, se traitent mutuellement de fous, sans compter d’autres épithètes dont ils se bombardent journellement. J’ai visité l’hôpital de Charenton : j’ai pu me convaincre qu’on s’injurie avec beaucoup d’exagération. Mais, s’il n’y a pas folie, il y a une maladie cependant. Comment la dénommer ? Les médecins s’en chargeront ; pour moi, je me borne à constater un symptôme : la fièvre, dont souffre incontestablement le public.

Ce phénomène n’est pas difficile à établir : pas besoin de tâter le pouls au malade ! Il suffit d’ouvrir les yeux et de les porter, au hasard, sur n’importe qui, pour voir se manifester le malaise.

Je vais par les rues, sans but déterminé : la première chose qui frappe mes regards, c’est une multitude de ces papiers imprimés, blancs ou jaunes, qu’on appelle des journaux, et que des machines — qui s’agitent, elles aussi, comme des folles — déversent dans les rues, à quarante mille par heure.

Entrons dans un de ces ateliers qui fabriquent ces feuilles par millions : une chaudière énorme communique un mouvement d’une rapidité insensée à des centaines de rotatives ; un immense rouleau de papier tourne à vous donner des éblouissements et se tord comme un serpent entre les clichés, pour sortir, après une course fantastique, noirci et tout coupé : des bras de fer empoignent les feuilles, les élèvent, et les rabattent sur la table, à seize d’un coup, avec un mouvement furieux et une hâte infernale.

Quoi d’étonnant à ce que de pareilles productions enfièvrent la nation qui les consomme. Dans la rue, on court, on s’arrache ces papiers ardemment désirés ; rentiers, ouvriers, employés, tous les parcourent avec un empressement égal ; la bourse s’en nourrit, le cocher s’en repaît sur son siège, et le concierge, assis sur le pas de sa porte, plonge passionnément dans le flot des nouvelles, vraies ou fausses, que lui apporte sa gazette. Il n’est pas jusqu’au paysan qui n’ait été atteint par cette contagion universelle ; le journal à un sou, à Commencer par le plus répandu de tous, le Petit Journal, a envahi la campagne, jusqu’alors paisible, et enfiévré ces populations calmes de la province.

Tout ce monde lit, cherche, examine, délaisse ses affaires, pour s’occuper de celles d’autrui. Et ce n’est pas seulement de son pays, de ce que font ses propres gouvernants, qu’il s’occupe ainsi ; il prétend connaître la terre tout entière et savoir, de par ces quatre pages, tout ce qui se passe à la surface du globe. Sur les larges boulevards de ses villes et dans leurs plus petites ruelles, comme du fond des campagnes les plus retirées, chaque Européen veut être au courant des faits et gestes des peuples et des souverains, des actes des ministres et des moindres méfaits du plus ignoré des agriculteurs.

Les entrevues des diplomates, la moindre parole d’un monarque, les discours les plus insignifiants prononcés dans un banquet, deviennent autant de sources de commentaires infinis et de discussions interminables. On cherche, on examine, on échafaude hypothèses sur hypothèses ; et l’on dépense un temps précieux en ce travail mental inutile et improductif, puisqu’il ne repose jamais sur aucune donnée certaine.

Cette curiosité se limite-t-elle du moins à une spécialité ? Nullement ! De même qu’elle s’étend à tout l’espace, elle veut embrasser les actions humaines dans leur universalité la plus grande. La politique, — chez nous, réservée à des spécialistes, — ne suffit pas à son activité dévorante ; elle engloutit sciences, lettres et arts, commerce et industrie, crimes et dévouements, mariages, naissances et décès. L’Européen, dès l’aube, absorbe les discours des hommes d’État, mêlés aux nouvelles découvertes de la chimie ; il hume le compte rendu de la dernière pièce, avec le récit détaillé du crime le plus récent ; il aspire avec bonheur le parfum acide des éruptions volcaniques, et se délecte, en s’assimilant les délits quotidiens du grand et du petit monde.

Et comme si la fièvre n’était pas assez forte, les propagateurs de la maladie se servent de tous les moyens possibles pour l’exalter encore : affiches, réclames, crieurs, excitent l’imagination du public, lui offrent les scandales les plus frais, et lui en inventent, quand il n’y en a pas.

La contagion est si puissante, d’ailleurs, que personne n’y échappe : moi-même, je sais que je suis incurablement atteint ; à tel point que, lorsqu’un de mes compatriotes, arrivant de Chine, vient me demander conseil, je commence par lui recommander les journaux, qui lui en apprendront plus que professeurs et livres. Je contribue ainsi, quoi que je veuille, à répandre la maladie ; j’ai une excuse, du moins : « Lorsque vous arrivez dans un pays, dit Confucius, commencez par vous renseigner sur ses mœurs et par vous y conformer. » Je suis le précepte du sage, quelque désolé que je sois d’en faire cette application spéciale.

Si, des journaux, nous passons aux affaires, même agitation. Les Européens, aujourd’hui, ont une grande partie de leurs capitaux placés en valeurs mobilières, actions, obligations, rentes, etc. A la moindre alerte, tout dégringole : fait-il un rayon de soleil, tout monte à des hauteurs prodigieuses. Autour du temple de la spéculation, la foule s’amasse, s’afflige, espère, crie, offre, prend, gagne, perd, la plupart du temps sans savoir pourquoi ni comment. Les fortunes se font et se défont en une seconde, comme les châteaux de cartes qu’un enfant construit d’une main tremblante et fait crouler d’un mouvement imprudent. Quelle fièvre que celle de la Bourse et quelle horrible maladie, avec ses morts innombrables !

J’en dirai autant des courses, de tout leur attirail de jockeys et de bookmakers ; les parieurs s’y ruent avec frénésie, risquent leur avoir sur un renseignement plus ou moins authentique et s’en reviennent, heureux ou désespérés de ce que le nez d’un cheval a dépassé celui d’un autre. Toujours le même malaise, sous une autre forme.

Y a-t-il au moins une ligne de conduite suivie, dans cette rage qui précipite en avant les populations ? Rien de plus illogique, au contraire. Dans le grand monde, où la fièvre de briller, d’éclipser ses rivaux, efface toute autre préoccupation, les contradictions se présentent sous un aspect souvent réjouissant : je n’en veux citer qu’une entre mille : pourquoi achète-t-on des chevaux fringants, capables de rivaliser de vitesse avec le chemin de fer ? Pour dévorer l’espace, direz-vous ? Point du tout : pour faire, tout doucement, au pas, une promenade au Bois-de-Boulogne, qui rappelle la lenteur du chariot des Mérovingiens, attelé de bœufs « tranquilles et lents ».

Je n’ai jamais eu à me préoccuper, en Chine, de ces symptômes maladifs de l’activité surexcitée. Le peuple, chez nous, ne s’occupe pas de politique et serait bien étonné, si l’on lui conseillait de s’en occuper. La femme même du fonctionnaire ignore quelles sont les attributions de son mari et ne cherche pas à le savoir. La presse n’existe pas, ou du moins est tout à fait élémentaire. Les citoyens ne commentent pas les événements politiques et même les ignorent presque toujours.

Nos fonds, au lieu de s’évanouir en spéculations hasardées, se placent dans la terre, qui paye sûrement, et n’a à redouter que les accidents climatériques, contre lesquels l’homme est impuissant. Aussi, n’avons-nous, ni fortunes subites, ni ruines imprévues.

Les courses nous sont inconnues, comme la Bourse : encore une cause de désastres qui nous manque.

Enfin, nous faisons ce que nous voulons dans un but toujours déterminé : jamais un Chinois ne penserait à acheter des chevaux extra-rapides pour marcher extra-lentement.

En toutes ces choses, nos deux civilisations sont contradictoires : nous pensons, nous agissons autrement que les Européens. Est-ce un bien ? Est-ce un mal ? Je n’en sais rien, l’avenir seul peut établir cette démonstration.

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