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Les Parisiens peints par un Chinois

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LA VILLÉGIATURE

Le dictionnaire chinois ne connaît pas de terme correspondant exactement à ce mot : villégiature.

C’est que les mots représentent les choses ; or, la chose en question est inconnue en Chine : le mot n’y peut donc exister.

Nous aimons les parties de campagne. Lorsque nous voulons passer quelque temps hors du foyer, nous faisons des excursions dans les contrées qui renferment des lieux historiques célèbres, ou des sites particulièrement renommés. Mais nous n’avons rien de comparable aux villes d’eaux européennes, ni à ses campagnes, chères aux heureux du monde, durant la belle saison.

C’est une chose très curieuse et digne d’observation, que cette poussée printanière qui porte, par exemple, les Parisiens à sortir de chez eux, à quitter la maison où ils ont leurs aises et leurs habitudes, pour aller vivre pendant des mois dans des petites villes, consacrées par la mode du jour, aux environs de la capitale, sur les plages de l’Océan ou de la Méditerranée, dans les Alpes ou les Pyrénées.

L’habitant des grandes agglomérations urbaines est surmené, par les fatigues de la vie moderne. On croirait donc que le séjour de la campagne a pour but de retremper son corps, de rendre leur vigueur première à ses nerfs épuisés.

Malheureusement, il n’en est rien. La campagne ne repose l’homme que lorsqu’il y vit complètement en campagnard, se couchant avec les poules et se levant avec l’aube, se grisant d’air pur et s’abstenant avec le plus grand soin des excitations familières au milieu des villes.

Or, le Parisien qui s’en va en villégiature, renonce tout simplement aux avantages de la ville, sans jouir des bienfaits de la campagne. Logé à l’hôtel, il y sera privé du confortable auquel il est habitué. Et cette infériorité n’est pas compensée par des économies correspondantes. Bien au contraire : tout est plus mauvais, mais bien plus cher.

Voilà notre homme installé, et assez mal installé. Il retrouve la société qu’il fréquentait dans la capitale, les amis et connaissances qui, venus comme lui pour chercher le repos, s’ennuient bientôt et ne savent plus que faire pour tuer le temps.

Alors se présente la grande ressource : le casino, avec ses fêtes, ses bals, ses jeux, sa roulette, ses petits chevaux : et la vie enragée de la ville, qui tue en faisant de la nuit le jour, recommence ; d’autant plus énervante que les occupations quotidiennes ne sont plus là, pour faire diversion. De sorte qu’en dernier lieu l’infortuné, qui avait rêvé de se transformer en campagnard, s’aperçoit qu’il n’est qu’un citadin, momentanément exporté.

Et, pourtant, elles ont du bon et même beaucoup de bon, ces stations thermales, si nombreuses en Europe et surtout en France, où le malade peut retrouver la santé ; où le corps reprend force et vigueur, au contact des eaux bienfaisantes que la terre a chauffées dans son sein. Elles seraient parfaites, si elles se contentaient d’être des villes d’eaux et ne voulaient pas être en même temps des villes de plaisir ; si elles ne détruisaient pas le soir, par leurs amusements, le bien qu’elles ont fait dans la journée !

Les bains de mer me plaisent moins. Non pas, parce qu’en Chine, nous n’aimons que les bains chauds et que, depuis des siècles, nous rendons l’eau froide responsable d’une foule de maladies. Il y a autre chose encore. Je ne comprends pas ce baigneur qui porte ces baigneuses, il y a là quelque chose de véritablement gênant. Je crois aussi qu’un costume un peu plus habillé ne déparerait pas les jolies sirènes. Je dis cela pour elles, non pour les spectateurs. J’avoue enfin — j’espère qu’on me pardonnera ce crime — que la vue des talons de différentes couleurs, aperçus lorsque les charmeuses prennent leur élan vers la mer, m’a fait un effet bizarre. Oh ! ces paires de talons teints en bleu, en saumon, en noir, que sais-je encore, suivant la couleur des bas portés par la baigneuse ! Comme j’ai ri, la première fois que ces talons diaprés se montrèrent à mes yeux stupéfaits !

Des mécomptes, imputables non plus à l’homme, mais à la nature, rendent parfois la villégiature désagréable. Le frileux s’en va à Nice pour y trouver la chaleur dont ses membres engourdis ont besoin : il est accueilli par le souffle glacé du mistral et s’aperçoit à ses dépens que midi n’est pas toujours équivalent de chaleur. Tel autre, qui rêve de journées fraîches au bord de l’océan, arrive par le calme plat et grille sur une côte sans verdure et sans ombrage, où la chaleur du soleil est augmentée par la réverbération du sable et du miroir liquide.

Ce sont surtout les nouveaux mariés qu’il faut plaindre, lorsqu’on les voit partir, pour bercer dans le climat tiède des contrées méridionales, les premiers mois de l’hyménée. Que de divorces en germe, dans les déceptions presque inévitables d’un voyage de noces ?

Les plus rationnels, parmi ces amateurs de villégiature, sont certainement ceux qui, prenant la campagne au sérieux, se vouent pendant quelque temps à l’imitation des labeurs du campagnard. Il y a beaucoup de bon sens et une saine compréhension des choses, dans le cerveau de cet avocat ou de ce rentier qui, au sortir de la ville, s’enfuient dans quelque village isolé, s’emparent de la bêche et du râteau et piochent, comme si leur vie dépendait du nombre des coups qu’ils assènent à la terre.

C’est que le travail manuel est, pour une bonne partie, la santé de l’homme. Seul il conserve — quand il n’est pas excessif, bien entendu et ne fait point succomber à la peine celui qui exerce — seul il conserve la vigueur du corps, la souplesse des muscles et cette sensation de bonheur complet que les grands travailleurs de l’intelligence avouent avoir toujours trouvée dans l’activité physique.

Car la cause principale de l’affaiblissement des citadins n’est pas due, comme on l’a répété souvent, à une fatigue nerveuse excessive, elle résulte de ce que le corps ne travaille pas autant que le cerveau ; de ce que le travail musculaire ne se joint pas au travail cérébral, pour créer cette heureuse harmonie, cet équilibre parfait du corps et de l’intelligence, qui est la santé.

Heureux ceux qui comprennent cette vérité ; ceux qui savent, une fois délivrés du fardeau des occupations de l’année, employer leurs vacances à faire vivre la bête, en la faisant travailler !

Je n’ai pas, d’ailleurs, le mérite d’avoir inventé cette théorie. J’aurais pu la puiser dans les livres des penseurs et des hygiénistes de l’Europe. Je n’ai pas eu besoin de recours à leurs œuvres, pour cette bonne raison que la pratique, dans mon pays, est conforme à cette théorie.

Nous n’avons, en effet, à aucun degré, cette répulsion pour le travail manuel que manifeste l’Européen des classes supérieures, et qui nous paraît si étrange, lorsqu’au sortir de notre milieu national nous sommes transportés tout à coup dans la société occidentale.

En Chine, personne n’échappe au travail manuel, personne ne songe à y échapper. Dès l’enfance, chacun de nous est exercé à faire toutes sortes de métiers, à manier les outils, à transformer toutes les matières premières, à faire, dans l’intérieur de la maison, les réparations sans recourir à un ouvrier spécial. Tous, nous savons aussi ce que c’est qu’un champ et tous nous avons mis la main à la pâte. Ce n’est pas comme un vain symbole qu’une fête, renouvelée chaque année, met la charrue entre les mains de notre souverain. Ce fait est plutôt l’expression d’une réalité ; il veut dire que le labeur est la santé de tous et que nul ne s’y doit soustraire, sous peine de cette amende qu’inflige sans appel le tribunal de la nature : l’affaiblissement de la race.

Aussi, lorsque des grandes dames qui, à Paris, ne sauraient descendre de leur voiture sans l’aide d’un laquais plus ou moins galonné, chaussent les bottines à gros clous et saisissent le bâton ferré, pour grimper dans les montagnes ; lorsque d’autres pêchent la crevette comme de simples filles du bord de la mer, ou s’emparent des rames et font marcher rapidement leur canot ; que tel riche banquier s’attelle à un établi et passe des heures à pousser le rabot, ce spectacle me cause un plaisir infini.

Sans doute, ces heureux ne font que par plaisir ce que le peuple fait par nécessité. Mais enfin, ils le font. Pendant quelques mois, ils payent tribut à la nature, obéissent à la loi commune, et se trouvent largement récompensés par le renouveau de santé, qui résulte pour eux de cette existence, dépouillée de toute allure artificielle.

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