Les Parisiens peints par un Chinois
L’EXPOSITION
Je ne sais quel est le journal qui m’a prêté ce mot (je crois que c’est un journal de province) : « Les mandarins se cotisent pour venir voir la tour Eiffel. » La phrase est si amusante, que je n’ai pas jugé utile de la nier. Mais, en vérité, les mandarins ne se sont pas cotisés. Ils sont venus, bel et bien, chacun à ses frais personnels, voir l’Exposition et, tout naturellement aussi, la tour Eiffel.
Beaucoup d’entre eux, n’ayant jamais quitté le sol de la Chine, et ne parlant aucune langue européenne, sont venus me prier de leur servir de cicerone. De sorte que, passant la plus grande partie de mes journées à l’Exposition, j’ai été, pendant quelque temps, le plus exposé des exposants.
D’autres, qui savaient un peu de français, ont pu pénétrer seuls dans les palais du Champ-de-Mars. Je crois que la lettre suivante, à moi adressée par l’un d’eux, résume assez bien les diverses impressions que mes compatriotes ont dû ressentir.
Mon cher compatriote,
Je ne saurais vous dire combien j’ai regretté de ne pouvoir visiter, avec vous, l’Exposition universelle de 1889. Vous m’eussiez sans doute expliqué beaucoup de choses que, tout seul, je n’ai pas très bien comprises et sur lesquelles il m’a été impossible de vous demander votre avis, pendant les quelques instants que j’ai passés en votre compagnie, avant de prendre congé de vous.
Je viens donc vous dire ce que j’ai vu et entendu ; je vous prie de me répondre et de rectifier les idées erronées que j’ai pu me former.
J’ai, d’abord, constaté une chose qui m’a stupéfié comme elle vous stupéfiera, et que je ne croirais pas moi-même, si je ne l’avais vue. C’est que Paris est une très grande ville, dans laquelle on en a enfermé une bien plus grande encore, qu’on appelle l’Exposition. Ça paraît absurde, et c’est vrai, pourtant. On y voit, en effet, non seulement ce qu’on voit à Paris, mais bien d’autres choses encore. On y aperçoit, comme dans les rues de Paris, des meubles, des bijoux, des carrosses, du chocolat, des femmes très polies qui vous font de petits yeux doux, des fleurs, des produits chimiques, des gardiens de la paix, des enfants très jolis et très bien mis, des machines à vapeur, des lampes électriques, des gens qui se disputent, des journaux et des restaurants. Mais on y trouve aussi des chemins de fer qui marchent, des vignes qui portent du raisin, des tunnels, des ponts, des maisons bâties il y a quatre mille ans, des sauvages de tous les pays du monde, des grottes qu’on habitait il y a trois mille siècles, des mines d’argent, et, enfin, une espèce d’échelle en fer, qui monte, monte et n’en finit pas, et qu’on appelle la tour Eiffel. On peut aller jusqu’en haut, par un escalier ; mais on préfère s’y faire monter dans une espèce de caisse à deux étages, qui vous tire avec un bruit effroyable et vous porte au sommet, avant que vous ayez le temps de réciter trois préceptes de Confucius.
A propos de cette tour, j’ai fait une observation assez curieuse. J’ai lu, autrefois, que dans un pays de l’ouest, les habitants avaient voulu construire une tour, pour aller au ciel et que leur Dieu les avait punis, en confondant leurs langues. Eh bien ! c’est la même chose pour la tour Eiffel ! Les langues sont si bien confondues, qu’on entend à l’Exposition toutes celles du globe, excepté le français, et cela s’étend jusqu’à l’imprimerie ; là aussi, la confusion est si complète, qu’on peut lire, à côté du petit chemin de fer Decauville, des affiches dans toutes les langues possibles, vous priant de ne pas sortir la tête, ni les pieds ; celle en chinois était parfaite et j’ai trouvé, pour ma part, que la confusion des langues, cette fois, était arrivée bien à propos.
Je n’ai eu qu’à me louer, en général, de la politesse de chacun, en passant dans des foules énormes, qui s’assemblent sans qu’aucun accident ne se produise. Cependant j’ai entendu quelques fois : « Oh ! regarde donc ! Un Chinois ! » On m’a dit que les gens qui faisaient de ces exclamations n’étaient pas des Parisiens, mais venaient d’un pays très éloigné qu’on appelle la province et dont la capitale est Landerneau. Une fois même, comme j’étais tout seul dans un palais assez sombre du sud de l’Afrique, une petite brune aux yeux éveillés s’est avisée de me tirer ma natte. J’ai trouvé cela très inconvenant et je lui ai donné, sur les doigts, un bon coup de mon éventail. Elle s’est sauvée, en riant aux éclats, pour cacher sa confusion, sans doute.
Dans un immense bâtiment, qu’on appelle le palais des Beaux-Arts, j’ai vu des choses admirables. Il y a d’abord une grande salle remplie de statues de marbre, de bronze ou de plâtre, qui représentent des dieux, des déesses, des empereurs, des hommes célèbres, des taureaux furieux, des demoiselles changées en sources, des singes qui emportent des femmes, des soldats qui se battent, des nourrices qui allaitent leurs petits enfants, en un mot, tout ce qu’on peut imaginer. J’ai trouvé presque toutes ces statues extraordinairement bien faites. Il y a toujours beaucoup de monde devant un immense tableau en marbre, où un monsieur très gros, parle avec une colère terrible, à un jeune homme, qui a l’air très insolent. Derrière eux, une foule de gens sont assis sur des banquettes ; les uns ont peur, les autres sont contents, d’autres ne savent que penser. C’est saisissant ! On dirait que le gros homme en colère va prendre le jeune insolent à la gorge, pour lui apprendre à respecter les gens âgés. J’ai cru comprendre, d’après ce qu’on disait autour de moi, que le gros homme et ses compagnons, faisaient partie d’une espèce de tribunal des censeurs et que le jeune insolent voulait les empêcher de se consulter sur le bien-être du peuple, comme cela est prescrit par Confucius, Mencius et tous nos sages. En Chine, jamais un jeune homme ne se permettrait de ces insolences vis-à-vis des censeurs. Il y a, en bas du tableau de marbre : « Allez dire à votre maître !… »
Je suis monté au premier étage, où j’ai contemplé des peintures. J’en suis encore tout ébloui : on voit des champs infinis, peints sur un tout petit bout de toile ; des portraits de toutes sortes ; des paysans qui labourent, avec un air fatigué et mélancolique ; des couchers de soleil ; des montagnes, voilées de brume, ou blanches de neige ; des chaumières, doucement illuminées par la lune ; des bateaux, sur un petit lac, avec des saules ; enfin, toutes les scènes de la nature, reproduites sur toile avec une fidélité étonnante.
A ce propos, il faut que je vous parle de quelque chose que je ne comprends pas très bien. Il y a ici un Salon et des amateurs. Le Salon est un grand édifice, dans lequel on expose, chaque année, les nouveaux tableaux des peintres : il y a un comité qui admet les bonnes peintures et repousse les mauvaises. Les amateurs sont des gens très riches et qui ont du goût pour leur argent. Ils achètent les tableaux dont tout le monde dit du bien, ce qui démontre leur connaissance parfaite de la peinture. Eh bien, il paraît que le Salon repoussait régulièrement, autrefois, les tableaux d’une foule de grands peintres, appelés Corot, Delacroix, Rousseau, Millet, d’autres encore, et que les amateurs, de leur côté, ne voulaient de ces tableaux à aucun prix : ils préféraient acheter, au poids de l’or, des œuvres d’artistes dont personne ne sait plus le nom.
Aujourd’hui, tout est changé. Les refusés du Salon de jadis font l’ornement de l’Exposition universelle et les amateurs qui ne voulaient pas de ces tableaux, même pour rien, les payent chacun d’une fortune. C’est très drôle. Beaucoup de tableaux et de statues représentent des femmes nues et même des hommes aussi peu vêtus. Cela m’a gêné d’abord. Mais j’entendis un de mes voisins expliquer à son ami que le nu était décent et que l’indécent consistait à n’être qu’à moitié habillé. J’avais pourtant, la veille, assisté à une représentation, à l’Opéra, où toutes les spectatrices n’étaient qu’à moitié habillées ! Pourquoi le leur permet-on, si c’est indécent ?
Le Palais des Machines est quelque chose d’énorme. Quand j’y entrai, il y avait tant de foule en bas que je ne voyais que les courroies de transmission. Je montai au premier et m’assis sur une sorte d’estrade en fer qui, tout à coup, se mit à marcher en glissant lentement sur deux barres de fer, et me porta ainsi à l’autre bout de la galerie. En bas, les machines remuaient des bras gigantesques ; de grosses tiges de fer descendaient, puis remontaient d’un air menaçant ; d’immenses roues tournaient, en nous envoyant des courants d’air froid. Une papeterie nous montrait le papier, qui se faisait tout seul, en partant d’une pâte grisâtre, pour arriver à se transformer en large bande parfaitement blanche, de plusieurs milliers de mètres de longueur, enroulée autour d’un gros morceau de bois rond. Que sais-je encore ! Il est impossible de tout décrire. J’ajoute cependant, qu’on me fit voir, en bas, un atelier, où un Américain nommé Edison, prend la voix des gens et la colle sur un rouleau de cire qui tourne. Vous n’avez qu’à envoyer le rouleau à vos amis, qui le font tourner de nouveau : aussitôt la voix se met à reparler, autant de fois qu’on veut. Pourtant, les Européens reprochent à leurs femmes d’être bavardes. Que sera-ce donc, maintenant qu’on a fait cette invention incroyable !
Je sortis, tout étourdi, et pris le petit chemin de fer, des deux côtés duquel on peut voir la confusion des langues en affiches multicolores. Je passai devant un palais, où l’on a exposé tout ce qui peut se manger et boire : l’on peut y voir des machines qui coupent le blé, le battent, transforment le grain en farine et la farine en pain. On n’a qu’à mettre un champ de froment mûr à un bout de la galerie pour voir les petits gâteaux sortir de l’autre. A côté de moi, une bonne grosse maman disait à ses enfants que nous allions arriver aux Invalides.
— « Qu’est-ce que c’est que ça, les Invalides ? fit le petit garçon.
— Les Invalides, répondit sa petite sœur, qui paraissait avoir beaucoup d’esprit, les Invalides, c’est les nègres ! » Je n’ai pas compris.
Le petit chemin de fer s’arrêta en sonnant de la cloche, comme un de ces temples appelés églises, et je descendis.
Je me trouvai bientôt devant une espèce de fortification, qui donne accès sur un grand bâtiment blanc : c’est l’exposition du ministère de la guerre. On y voit, d’abord, tous les moyens de se tuer convenablement, de près ou de loin, employés depuis l’antiquité, jusqu’à nos jours : sabres, couteaux, lances qui tuent à bout portant ; revolvers qui tuent à dix pas ; fusils qui tuent à deux kilomètres ; petits canons Maxim, qui tuent à deux lieues ; et gros canons Canet qui tuent à cinq. Il y en a pour toutes les distances, avec des projectiles de tout calibre, depuis la balle de plomb, fine comme une olive, jusqu’au boulet d’acier, gros comme un tonneau. Les gros boulets partent un à un. Pour les petites balles, une pièce peut vous en envoyer 300 à la minute, autant qu’un régiment. On charge les pièces à la main, à la vapeur, à l’électricité ; on les décharge de même ; elles partent toutes seules, et les gens tombent foudroyés, sans savoir comment.
Je me suis laissé dire que, bientôt, avec toutes les nouvelles poudres noires ou blanches, fines ou grosses, à grains carrés ou ronds, qu’on invente maintenant, on pourra tirer encore bien plus loin. Ça m’a fait plaisir : avec le progrès, les projectiles finiront par aller tous jusqu’à la lune. Le palais de la déesse lunaire sera peut-être endommagé, mais les hommes s’en porteront bien mieux.
A côté de l’édifice où l’on apprend à casser les gens en morceaux, se trouve un établissement où l’on enseigne les diverses manières de les raccommoder. Il y a des wagons pour les blessés, des pansements, des appareils de fausses jambes, de faux bras, de faux nez, de fausses têtes pour rarranger les soldats abîmés. Peut-on se donner tant de peine, d’abord pour mettre les hommes en pièces et, ensuite, pour les rajuster ! Il vaudrait bien mieux les laisser entiers, comme ils sont naturellement.
J’ai été heureux de quitter cet endroit qui attriste, pour en aller voir un autre qui amuse. Le théâtre annamite m’a rendu un peu de gaîté. Les costumes sont splendides, tout comme chez nous, mais quelques acteurs ont les pieds nus ; cela ne va guère avec les robes brodées. Puis, le ténor n’avait pas de voix et criait comme un fou. On m’a raconté qu’il avait perdu la voix dans un naufrage : c’est bien possible. Mais, dans ce cas-là, il fallait avoir quelqu’un pour le doubler et montrer aux étrangers d’occident un meilleur échantillon de notre art dramatique.
Je suis retourné au Champ-de-Mars, et j’ai été voir la danse du ventre, dont on m’avait parlé en Égypte, où je n’ai pu m’arrêter. Ça se passe dans une petite salle. Pendant que les spectateurs boivent du café plein de marc, pareil à du sable délayé, une femme, sur une estrade, s’avance à petits pas, avec de brusques mouvements de hanches, qui font saillir son ventre. J’ai trouvé ça laid et peu intéressant. Un vieux monsieur, à cheveux blancs, assis à côté de moi, disait à une jeune fille blonde que cela manquait d’esthétique. Je n’ai pas très bien saisi, mais je pense qu’il devait avoir raison, d’autant plus que la jeune fille blonde rougit et ne répondit rien.
J’eus bientôt assez de ce remue-ménage. Je quittai la place et me mis en quête d’un restaurant. J’arrivai de bonne heure, me trouvai à peu près seul et me mis à manger tranquillement.
Cependant il faisait sombre, et les lampes électriques s’allumèrent. Ce sont deux morceaux de charbon, auxquels aboutissent deux fils de cuivre : on presse un petit ressort et il jaillit, entre les charbons, une lumière éclatante comme celle du soleil. C’est beau !
Tout à coup, le public commença à affluer dans le restaurant. Ce fut comme un fleuve humain, s’engouffrant dans la salle et prenant les tables d’assaut. Je demandai au garçon pourquoi tout ce monde dînait à l’Exposition. Il me répondit que ces braves gens ne voulaient pas aller manger dehors, pour éviter de payer deux tickets, le soir, en revenant voir les fontaines lumineuses. L’addition, que le même garçon me présenta bientôt, m’empêcha d’apprécier ce raisonnement. Je vis, en effet, qu’on payait le même repas trois fois plus cher, à l’Exposition qu’en ville : Je me demandai comment tant de gens se résignaient à payer dix francs de plus leur dîner, à seule fin d’économiser deux tickets, à 30 centimes pièce. Évidemment, ce n’étaient pas des Parisiens. On doit calculer mieux que ça, dans une si grande ville.
Je remarquai aussi, que dans tous les endroits où il fallait payer une entrée spéciale, la foule se pressait plus qu’ailleurs. On dirait l’attrait du fruit défendu. Les Anglais disent que le temps, c’est de l’argent. Si l’on pouvait évaluer en numéraire tout le temps passé par les gens à attendre, cela ferait une jolie somme. Du reste, il paraît que cette attente, détestée du public, est aimée des entrepreneurs. La queue des visiteurs leur sert de baromètre : plus il est allongé, plus la journée est bonne.
Cependant, la nuit était venue depuis longtemps. Peu à peu, les tables se vidaient. Je suivis la foule, du côté du Champ-de-Mars où, derrière la tour Eiffel, on voit les fontaines lumineuses.
J’attendis longtemps, assis sur ma chaise. Le froid commençait à me gagner et je me levais pour partir, lorsqu’un : Ah ! poussé par la foule, me fit retourner la tête.
Devant moi, jaillissait d’un bassin rempli d’eau, une haute gerbe d’argent liquide, entouré de jets de topaze, qui s’inclinaient, pour s’éparpiller en milliers de gouttelettes resplendissantes. Je me rassis et bientôt je m’absorbai tout entier dans le spectacle qui s’offrait à mes regards.
Tout à coup, brusquement, sans intervalle, l’argent fondu est remplacé par une colonne d’opale, qui monte, s’amincit, retombe sur des arceaux d’or. Puis, voici un torrent d’améthyste, bombardé par des flots de rubis. Toutes les couleurs imaginables des métaux les plus brillants et des gemmes les plus radieuses se mêlent tout à tour, s’enlacent, se fondent, vont, reviennent, s’élèvent en rayons de feu, retombent en pluies de pierres précieuses. Doucement bercé par ces variations exquises des teintes, je ne pense plus à la fraîcheur du soir et je reste là, perdu dans une admiration sans fin.
Quelques jours auparavant, j’avais été voir un magicien, appelé Robert-Houdin, qui change, à volonté, l’eau en vin et le vin en eau. Je pensai d’abord que c’était par un artifice de même nature que je voyais couler ces fleuves, si richement nuancés. Mais un de mes voisins me dit d’un air bienveillant, que tout cela n’était que la réclame d’une grande maison de pharmacie, qui déversait devant nous ses bocaux de verre pleins d’eau diversement colorée. Un autre, bientôt, prétend que c’est une manufacture de produits chimiques, qui veut faire admirer l’éclat des sels qu’elle prépare. Je m’aperçois qu’on se moque de moi et je cesse d’interroger. Un camelot complaisant me vend, pour 50 centimes, une petite brochure, qui me débarrasse de mes perplexités. J’y vois que l’eau n’est pas colorée du tout et qu’il suffit de l’éclairer à travers des verres de couleur, pour obtenir à volonté, diamants, argent fondu, topazes, rubis, tout ce qu’on veut. Le plaisir que j’éprouvais n’est pas diminué par cette révélation et je reste là, jusqu’à ce que la fontaine éteigne sa cascade éblouissante et que tout retombe dans l’obscurité.
Je rentrai chez moi, pénétré d’étonnement et d’admiration.
Le lendemain, on me dit que tout était fini et qu’il n’y avait plus d’Exposition. Je voulus, du moins, revoir l’emplacement qui m’avait montré tant de merveilles. Quel changement !
En pénétrant dans l’enceinte du Champ-de-Mars, je faillis être écrasé par un énorme camion, sur lequel s’en allait une immense femme en marbre blanc. Je n’ai que le temps de me garer en sautant dans une plate-bande, où les arbres, si beaux la veille, n’étaient plus représentés que par des trous béants. Au Palais des Beaux-Arts, une scène de la vie champêtre, que j’avais longuement contemplée la veille, descendait, soutenue par une corde et faillit me crever un œil, du coin de son cadre. Le papier avait cessé de s’enrouler à la galerie des machines. Les fontaines lumineuses semblaient endormies pour toujours. Dans le palais central, on ne voyait plus que des étagères vides. Au ministère de la guerre, un énorme canon se balançait en l’air, enlevé du sol par une grue mécanique. Le théâtre annamite se taisait, solitaire et nu, et des éclats de bambou marquaient la place où campaient les tribus sauvages de toutes les parties de la terre.
Je quittai cette scène de désolation et m’enfuis. Il me semblait qu’on venait de m’arracher quelque chose et que la dispersion de tous ces chefs-d’œuvre m’enlevait des morceaux de mon cœur. Je retournai à mon hôtel et pris le rapide pour Marseille. Là, je m’embarquai sur le premier navire en partance pour Suez. Très agité, j’avais passé une mauvaise nuit en chemin de fer. Sur le bateau, je pus dormir enfin. Mais le sommeil lui-même ne me consola pas d’avoir vu détruire une œuvre si incomparable. Toute la nuit, je fus secoué par des songes fantastiques ; et, comme la brise avait un peu fraîchi vers le matin, je m’éveillai, au moment où je rêvais que le vent criait comme un acteur annamite, et que notre paquebot dansait la danse du ventre.
Le 8e jour de la 10e lune.