Les Sources
CHAPITRE VII
SCIENCE COMPARÉE
Cela posé, voici comment vous travaillerez, si vous voulez parvenir à la science comparée.
Je suppose que vous sortez du collège, avec de bonnes études littéraires, et quelque commencement de philosophie.
Il vous faut maintenant la théologie et les sciences. Vous savez que les grands hommes du dix-septième siècle étaient à la fois mathématiciens, physiciens, astronomes, naturalistes, historiens, théologiens, philosophes, écrivains. Qu’on en cite un qui n’ait été que philosophe ! De Kepler à Newton, tous sont théologiens. Voilà vos modèles.
Donc, reléguez un peu, et même beaucoup, les lettres et la philosophie, et faites place à la théologie et aux sciences.
Du reste, il est heureux que vous ayez à prendre ce parti, car, si vous avez du goût pour les lettres et la philosophie, la première précaution à prendre, c’est de ne pas vous y enfermer. « Homme littéraire, dangereux et vain ! » disait quelqu’un.
Comprenez-vous ce texte de l’Écriture sainte : « Parce que je ne suis pas littéraire, j’entrerai dans les puissances sacrées ? » (Quoniam non cognovi litteraturam, ideo introibo in potentias Domini.) N’avez-vous jamais remarqué la différence, le contraste, je dirai même l’opposition qui se rencontrent entre la puissante profondeur des divines idées, et surtout des divins sentiments, et leur expression littéraire ? N’avez-vous jamais remarqué ces deux natures d’esprit, si bien décrites par Fénelon, dont l’une exprime, à peu près sans voir ni sentir ; dont l’autre sent et voit, mais n’exprime pas, ou du moins pas encore ?
Défiez-vous de cette première espèce d’esprits, et tâchez de n’en être pas. Si vous avez déjà acquis quelque art d’exprimer ce que vous tenez, cherchez maintenant les choses à exprimer ; car il vous faut d’abord savoir :
Laissez maintenant dormir en vous l’esprit littéraire, et cherchez l’esprit scientifique. Soyez savant. Votre esprit non seulement en deviendra plus riche, mais aussi plus fort et plus grand.
Heureux ceux qui soumettent leur esprit au conseil que Virgile donnait aux laboureurs :
[14] « Que dire de celui qui, après avoir ouvert le sol et soulevé la terre, retourne la charrue, croise et brise les premiers sillons, exerce ainsi la terre et la gouverne ! » (Géorgiques, I, 97-99.)
Faites de même. Croisez votre littérature par la science, la science par la théologie. Rompez vos premières habitudes d’esprit, vos premières formes de pensée. Surtout, si vous avez pris, au collège, une première attache à un système particulier de philosophie, hâtez-vous de rappeler la charrue, et de diriger les sillons dans un tout autre sens :
Dans ce second travail, rien de bon ne sera perdu ; mais que de préjugés, d’erreurs, d’incohérences disparaîtront ! Quelle mince culture que celle de la première éducation ! Superposez à cette éducation une autre éducation, et puis une autre encore. Rompez et domptez votre esprit en le labourant plus d’une fois en plusieurs sens :
Ne craignez pas de changer plusieurs fois de culture. Rien n’est plus favorable à la terre, dit ailleurs le poète. Le changement de culture repose :
[15] C’est ainsi que la terre se repose par le changement de culture. »
Il y a plus, telle ou telle production brûle et dessèche la terre, si on la continue. Mais que les moissons se succèdent sans se ressembler, et la terre les porte gaîment.
[16] « Le lin brûle le champ qui le porte ; l’avoine aussi et le pavot chargé du sommeil de la mort. Mais la terre ne souffrira point, s’ils se succèdent. »
C’est ainsi, par exemple, que les mathématiques isolées brûlent et dessèchent l’esprit : la philosophie le boursoufle ; la physique l’obstrue ; la littérature l’exténue, le met tout en surface ; et la théologie parfois le stupéfie. Croisez ces influences ; superposez ces cultures diverses : rien de bon ne se perd, beaucoup de mal est évité.
II
L’esprit est une étrange capacité, une substance d’une nature surprenante. Je vous excite à la science comparée ; je vous demande, pour cela, d’étudier tout : théologie, philosophie, géométrie, physique, physiologie, histoire. Eh bien, je crois vous moins charger l’esprit que si je vous disais de travailler de toutes vos forces, pendant la vie entière, la physique seule, la géométrie seule, la philosophie ou la théologie seule. Il se passe pour l’esprit ce que la science a constaté pour l’eau dans sa capacité d’absorption. Saturez l’eau d’une certaine substance : cela ne vous empêche en rien de la saturer aussitôt d’une autre substance, comme si la première n’y était pas puis d’une troisième, d’une quatrième et plus. Au contraire, et c’est là le fort du prodige, la capacité du liquide pour la première substance augmente encore quand vous l’avez en outre remplie par la seconde, et ainsi de suite, jusqu’à un certain point. Donc, ajoutez à votre philosophie toutes les sciences et la théologie, vous augmenterez votre capacité philosophique : votre philosophie, à son tour, augmente de beaucoup votre capacité scientifique, théologique ; ainsi de suite, jusqu’à un certain point qui dépend de la nature finie de l’esprit humain et du tempérament particulier de chaque esprit. Il ne faut point oublier surtout que ces capacités de l’eau dépendent principalement de sa température. Refroidissez : la capacité diminue : elle augmente si la chaleur revient. De même, rien n’augmente autant la vraie capacité de l’esprit qu’un cœur ardent. L’esprit grandit quand il fait chaud dans l’âme. Les pensées sont grandes quand le cœur les dilate. Il y a des esprits où il fait clair ; il y en a où il fait chaud, disait excellemment Joubert. Oui, parfois la chaleur et la clarté se séparent, mais la chaleur et la grandeur, jamais. Les esprits les plus grands sont toujours ceux où il fait chaud.
Donc ne vous effrayez pas du travail de la science comparée ; la science comparée, au contraire, est une méthode pour travailler énormément, sans trop de fatigue ; c’est le moyen de déployer toutes vos ressources et toutes vos facultés, et surtout d’approfondir chaque science plus qu’elle ne pouvait l’être dans l’isolement.
L’avenir montrera la vérité de cette remarque, si l’on entre courageusement dans la voie de la science comparée.
Quelle n’a pas été la fécondité de l’algèbre, appliquée à la géométrie ; puis la fécondité de cette science double, appliquée à son tour à la physique et à l’astronomie ! Que sera-ce quand on ira plus loin, et que l’on saura comparer les sciences morales aux sciences physiologiques, et même physiques, et le tout à la théologie ?
III
Sous ce rapport, les Allemands nous donnent l’exemple. Seulement, le panthéisme en égare un grand nombre. Le faux principe des hégéliens opère, dans le domaine des sciences, la parodie de ce que nous annonçons ici. Ils prétendent qu’il n’y a qu’une science, parce que tout est absolument un ; qu’il ne faut plus morceler la science en logique, morale, physique, métaphysique, théologie : tout cela, disent-ils, est précisément un et identique, parce que tous les objets sont identiques, tout étant Dieu.
Voilà la confusion. Nous parlons, nous, de comparaison. C’est autre chose. Comparaison suppose, au contraire, distinction.
On sait assez les résultats risibles, et quelquefois odieux, qui sortent de ce principe de confusion panthéistique, soit en Logique, soit en Morale, soit en Physique. Mais ce que l’on sait moins, c’est que cette voie de rapprochement, cette tentative impossible d’identifier toutes les lignes de l’esprit humain, a cependant poussé à la comparaison, et produit, en quelques esprits éminents, dont plusieurs, du reste, sont libres de tout panthéisme, de très grands résultats. Il suffit de citer Ritter, le grand géographe, Burdach, le grand physiologiste, Gœrres, Humboldt, le philologue, Schubert surtout.
Nous pouvons d’ailleurs attendre de ce peuple de grandes choses pour la science comparée. Ces âmes profondes, mystiques, harmonieuses vont volontiers au centre des idées, en ce point où les racines des vérités se touchent. La monstrueuse philosophie, absolument absurde, dont ils sont aujourd’hui victimes, n’est point pour toute l’Allemagne, une preuve de réprobation intellectuelle. Ils ont poussé à bout, les premiers, la raison humaine isolée et séparée de Dieu : dès que la raison de ce peuple reprendra sa racine en Dieu, on verra ce que peut produire la puissance harmonique de ces âmes.
Mais, même dès maintenant, il est vrai de dire que leurs travaux, malgré la confusion panthéistique qui s’y rencontre, ont préparé beaucoup de matériaux à la science comparée. Quand la véritable science comparée s’élèvera, elle traitera ce monstrueux produit, comme l’Écriture sainte nous rapporte que Tobie, inspiré par l’ange, traita ce monstrueux poisson qui l’effrayait d’abord. « Seigneur, il m’envahit, » criait l’enfant, comme nous disions du panthéisme qui nous envahissait de toutes parts. « Ne crains rien de ce monstre, lui dit l’ange, prends-le et amène-le à toi : tu te nourriras de sa chair. » Quand nous aurons conçu quelque chose de l’idée et du plan de cette science nouvelle, qui sera celle du prochain grand siècle, nous traiterons ainsi le panthéisme, qui maintenant s’engraisse pour nous.
IV
Ainsi ne craignez ni la masse, ni le nombre, ni la diversité des sciences. Tout cela sera simplifié, réduit et fécondé par la comparaison.
Mais il vous faut, en tout cas, de toute nécessité, une connaissance suffisante de la géométrie et des mathématiques en général ; de l’astronomie, de la physique et de la chimie, de la physiologie comparée, de la géologie et de l’histoire, sans parler de la théologie, dont il sera question plus tard.
Et n’oubliez pas d’ailleurs, qu’il ne faut jamais consacrer à ces choses tout votre temps. Il en faut au contraire, réserver la meilleure partie pour Dieu seul, et pour écrire.
La tâche, peut-être, vous paraît impossible. Elle ne l’est pas. Mais à deux conditions : c’est que vous saurez étudier et que vous choisirez vos maîtres.
Vous ne prendrez pas la science, comme on prenait autrefois le quinquina avec l’écorce ; le malade, alors, mangeait peu de suc et beaucoup de bois. Vous prendrez la science, le plus possible, comme on prend aujourd’hui la quinine, sans écorce ni bois. Puis vous aurez des maîtres qui n’enseigneront pas avec cette excessive lenteur que nécessite la faiblesse des enfants dans les collèges, et surtout qui s’éloigneront de la manière de ces trop nombreux professeurs, qui jamais ne présentent un ensemble à l’auditoire, mais toujours des parcelles indéfiniment étendues ; en sorte que le cours n’est jamais terminé, mais se prolonge toujours, quel que soit le nombre des années qu’on y mette. Vous chercherez des maîtres qui sachent vous présenter rapidement les résultats et les totalités.
Ceci posé, commencez par consacrer, par exemple, deux ans aux mathématiques, à la physique et la chimie, et à la théologie.
Prenez une heure et demie de leçon par jour, dans l’après-midi. Deux leçons de mathématiques par semaine ; deux leçons de physique et de chimie, deux leçons de théologie. Travaillez chaque leçon deux heures, immédiatement après les leçons. Ceci est l’emploi de l’après-midi.
Donnez ensuite deux ans aux trois cours suivants : astronomie et mécanique ; physiologie comparée ; théologie.
Puis deux autres années aux cours suivants : géologie, géographie, histoire, philologie, théologie.
N’oubliez pas que je parle à un homme décidé à travailler toute sa vie ; qui trouve que l’étude même après la prière, est le bonheur ; qui veut creuser et comparer chaque chose pour y trouver la vérité, c’est-à-dire Dieu. Du reste, tenez pour certain que les grandes difficultés vous attendent, vous qui entrerez les premiers dans cette voie.
Mais que de peine on pourrait s’épargner si on savait s’unir et s’entr’aider ! si, au nombre de six ou sept, ayant la même pensée, on procédait par enseignement mutuel, en devenant réciproquement et alternativement élève et maître ; si même, par je ne sais quel concours de circonstances heureuses, on pouvait vivre ensemble ! si, outre les cours de l’après-midi et les études sur les cours, on conversait le soir, à table même, sur toutes ces belles choses, de manière à en apprendre plus, par causerie et par infiltration, que par les cours eux-mêmes : si, en un mot, on pouvait former quelque part une sorte de Port-Royal, moins le schisme et l’orgueil !
Quoi qu’il en soit, j’ai supposé que vous pourriez trouver des maîtres capables de vous présenter rapidement l’ensemble de chaque science et son résultat utile ; et aussi, que vous sauriez prendre, dans chaque science, le suc en négligeant l’écorce.
Mais là même est la difficulté. Si nos sciences étaient ainsi faites, et nos professeurs préparés à enseigner ainsi, les admirables résultats de nos grandes sciences cesseraient bientôt d’être un mystère réservé aux écoles et aux académies. Mais, puisqu’il n’en est pas ainsi, j’essayerai de vous donner, sur la manière d’étudier ou d’enseigner ces sciences, quelques avis très incomplets, auxquels j’espère, vous saurez suppléer.