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Les Sources

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LES SOURCES
(PREMIÈRE PARTIE)
CONSEILS
POUR LA CONDUITE DE L’ESPRIT

CHAPITRE PREMIER
SILENCE ET TRAVAIL DU MATIN

Ces conseils ne s’adressent pas à tous : un très petit nombre d’esprits, dans l’état actuel du monde, en sont ou en voudront être capables.

Ils s’adressent à cet homme de vingt ans, esprit rare et privilégié, cœur encore plus privilégié, qui, au moment où ses compagnons d’études ont fini, comprend que son éducation commence ; qui, à l’âge où l’amour du plaisir et de la liberté, du monde, de ses honneurs et de ses richesses entraîne et précipite la foule, s’arrête, lève les yeux et cherche, dans l’immense horizon de la vie, au ciel ou sur la terre, l’objet d’un autre amour.

Je suppose que je m’adresse à cet homme. C’est à lui seul que je parle ici.

La possession de la sagesse, lui dirai-je d’abord, est à de très sévères conditions ; sachez-le bien. Ces conditions, il est vrai, sont plus sévères en apparence qu’en vérité. Mais enfin, l’initiation exige d’austères épreuves. Êtes-vous courageux ? Consentez-vous au silence et à la solitude ? Consentez-vous, au sein de votre liberté, à un travail plus profond, mais aussi régulier que le travail forcé du collège, ce travail que les hommes imposent aux enfants, mais non pas à eux-mêmes ? Consentez-vous, dans cette voie rude, à voir vos égaux, par une voie facile, vous dépasser dans la carrière et prendre votre place dans le monde ? Pouvez-vous tout sacrifier sans exception, à la justice et à la vérité ? Alors écoutez.

I

Si vous avez cette extraordinaire décision, et si vous savez vaincre les innombrables oppositions, déraisonnables et raisonnables, qui vont vous arrêter, sachez qui vous allez avoir maintenant pour maître. Ce sera Dieu. Le temps vient où vous avez à pratiquer cette parole du Christ : « N’appelez personne sur la terre votre maître : car vous n’avez tous qu’un maître, qui est le Christ, et vous êtes tous frères[1]. »

[1] Matth., XXIII, 8.

Oui, il faut que vous ayez maintenant Dieu pour maître.

C’est ce que je vais vous expliquer, en vous donnant les moyens pratiques d’arriver aux leçons du Maître divin.

Saint Augustin a écrit un livre intitulé : De Magistro, où il montre qu’il n’y a qu’un maître, un seul maître, qui est intérieur. Lisez ce livre. Malebranche a beaucoup écrit sur ce point, et d’admirables pages, trop peu connues, et surtout trop peu pratiquées. Il vous sera facile de les trouver. Lisez-les avec attention et recueillement.

Du reste, vous avez entendu dire vulgairement, et vous l’avez probablement répété vous-même, que Dieu est la lumière universelle qui éclaire tout homme venant au monde, Croyez-vous cela ?

Si vous le croyez, poursuivez-en les conséquences.

Si vous croyez que vous avez en vous un maître qui veut vous enseigner la sagesse éternelle, dites à ce maître, aussi résolument, aussi précisément que vous le diriez à un homme placé en face de vous : « Maître, parlez-moi. J’écoute. »

Mais, après avoir dit : J’écoute, il vous faut écouter. Voilà qui est simple assurément, mais capital.

Pour écouter, il faut faire silence. Or, je vous prie, parmi les hommes, et surtout parmi les penseurs, qui est-ce qui fait silence ?

La plupart des hommes, surtout des hommes d’étude, n’ont pas une demi-heure de silence par jour. Et quand le livre de l’Apocalypse dit quelque part : « Et il se fit dans le ciel un silence d’une demi-heure, » je crois que le texte sacré signale un fait bien rare dans le ciel des âmes.

Pendant tout le jour, l’homme d’étude écoute des hommes qui parlent, ou il parle lui-même, et quand on le croit seul et silencieux, il fait parler les livres avec l’extraordinaire volubilité du regard, et il dévore en peu d’instants de longs discours. Sa solitude est peuplée, assiégée, encombrée, non seulement des amis de son intelligence et des grands écrivains dont il recueille les paroles, mais encore d’une multitude d’inconnus, de parleurs inutiles, et de livres qui sont des obstacles. De plus, cet homme, qui croit vouloir penser et parvenir à la lumière, permet à la perturbatrice de tout silence, à la profanatrice de toutes les solitudes, à la presse quotidienne, de venir, chaque matin, lui prendre le plus pur de son temps, une heure ou plus, heure enlevée de la vie par l’emporte-pièce quotidien ; heure pendant laquelle la passion, l’aveuglement, le bavardage et le mensonge, la poussière des faits inutiles, l’illusion des craintes vaines et des espérances impossibles vont s’emparer, peut-être pour l’occuper et le ternir pendant tout le jour, de cet esprit fait pour la science et la sagesse[2].

[2] On verra plus bas si nous prétendons isoler de la vie contemporaine l’homme qui veut servir Dieu ; mais nous nous élevons de toutes nos forces contre l’usage ordinaire que l’on fait des journaux.

Veuillez me croire, quand j’affirme qu’un esprit qui travaille ainsi n’apprendra rien, ou peu de chose, précisément parce qu’il n’y a qu’un maître, que ce maître est en nous, qu’il faut l’écouter pour l’entendre, et faire silence pour l’écouter.

Si donc vous voulez établir un peu de silence autour de vous, lisez modérément, et chassez de chez vous les profanes. Éloignez-vous, de toute manière, des paroles inutiles : il en sera demandé compte, dit l’Évangile. Il en sera demandé compte aux complices aussi bien qu’aux auteurs.

II

Il faut donc écouter Dieu. Il faut faire silence pour l’entendre. Mais le silence suffit-il ?

Oui, on peut dire que le silence suffit, car, dit saint Augustin, la Sagesse éternelle ne cesse de parler à la créature raisonnable, et la raison ne cesse de fermenter en nous. Seulement, il n’est pas facile d’obtenir le silence.

Faites taire les hommes, faites taire les livres, soyez véritablement seul, avez-vous pour cela le silence ? Qu’est-ce que cette loquacité intérieure des vaines pensées, des désirs inquiets, des passions, des préjugés particuliers de votre éducation, des préjugés plus redoutables du siècle qui vous porte et vous inspire à votre insu ? Avant d’arriver au silence sacré du sanctuaire, il y a de grandes victoires à remporter. Il faut ces surnaturelles victoires dont l’esprit de Dieu dit : « Celui qui sera vainqueur, je lui donnerai pouvoir sur les nations. » (Qui vicerit, dabo ei potestatem super gentes.)

Il faut cesser d’être esclave de soi-même et esclave de son siècle. Je ne dis pas que la lutte doit avoir cessé ; je dis qu’elle doit avoir commencé. La passion, en vous, doit avoir senti la puissance de la raison. Il faut avoir rompu avec le siècle, et avoir dit au torrent du jour : Tu ne m’emporteras pas. Il faut avoir échappé à ce côté faux de l’esprit du siècle, à cet entraînement aveugle et pervers par lequel chaque époque menace d’échapper au vrai plan de l’histoire universelle, et en retarde l’accomplissement. Corrumpere et corrumpi sæculum vocatur, disait Tacite. Ce siècle-là, ce corrupteur avec ses préjugés, ses doctrines, sa philosophie s’il en a, il faut s’élever, et se tenir élevé, au-dessus de lui, pour le juger, le juger pour le vaincre, et pour le diriger au nom de Dieu. C’est le sens du mot cité plus haut : « Celui qui sera vainqueur, je lui donnerai pouvoir sur les nations. »

Je n’insiste pas davantage sur ce point capital, ni sur l’extrême difficulté de cette victoire, ni sur l’espèce de terreur profonde qu’éprouve une âme qui vivait naïvement de la vie de son siècle, et qui maintenant entre en lutte et en contradiction avec cette immense vie et ses puissants mouvements, et commence à sentir sa faiblesse, sa petitesse, son isolement, en face de ces grands flots. Tout ceci nous entraînerait trop loin. J’indique seulement ici à quelles conditions l’âme obtient le silence pour écouter Dieu.

III

Pythagore avait divisé la journée des disciples de la philosophie en trois parties : la première partie pour Dieu dans la prière : la seconde pour Dieu dans l’étude ; la troisième pour les hommes et les affaires.

Ainsi toute la première moitié du jour était pour Dieu.

C’est, en effet, le matin, avant toute distraction et tout commerce humain, qu’il faut écouter Dieu.

Mais précisons. Qu’est-ce, en effet, qu’écouter Dieu ? me direz-vous. En pratique, écouterai-je ainsi, comme les contemplatifs de l’Inde, depuis le matin jusqu’à midi ? Me tiendrai-je le front penché et la tête appuyée sur ma main, ou les yeux fixés vers le ciel ? Que ferai-je en réalité ?

Voici la réponse. Vous écrirez.

Vous êtes-vous quelquefois demandé : Quel est le moyen, y a-t-il un moyen d’apprendre à écrire ? Ce moyen d’apprendre à écrire et de développer, en ce sens, vos facultés dans toute leur étendue, je vous l’offre ici. Ce sera là l’avantage secondaire de l’emploi de vos matinées.

Parlons d’abord, sous ce second point de vue, de votre travail du matin. Ce ne sera pas un hors-d’œuvre, ni même une digression, car nous verrons que cet exercice secondaire vous mène ici droit au but principal.

Saint Augustin commence ainsi son livre des Soliloques : « J’étais livré à mille pensées diverses, et depuis bien des jours, je faisais les plus grands efforts pour me trouver moi-même, moi et mon bien, et pour connaître le mal à éviter, quand tout à coup, — était-ce moi-même ? était-ce un autre ? était-il hors de moi ou en moi ? je l’ignore et c’est précisément ce que je désirais ardemment de savoir ; — toujours est-il que tout à coup il me fut dit : Si tu trouves ce que tu cherches, qu’en feras-tu ? A qui le confieras-tu avant de passer outre ? — Je le conserverai dans ma mémoire, répondis-je. — Mais ta mémoire est-elle capable de conserver tout ce que ton a esprit a vu ? — Non, certes, elle ne le peut. — Il faut donc écrire. — Mais comment, puisque tu crois que ta santé se refuse au travail d’écrire ? Ces choses ne se peuvent dicter : elles demandent toute la pureté de la solitude. — Cela est vrai ; je ne sais donc que faire. — Le voici : demande de la force, et puis du secours pour trouver ce que tu cherches ; puis écris-le, pour que cet enfantement de ton cœur t’anime et te rende fort. N’écris que les résultats, et en peu de mots. Ne pense pas à la foule qui pourra lire ces pages ; quelques-uns sauront les comprendre[3]. »

[3] Œuvres complètes, t. I, p. 698.

Maintenant, je vous prie, pensez-vous que ces choses n’arrivent qu’à saint Augustin ? Si elles n’arrivent qu’à lui et ne nous arrivent pas, c’est que notre pitoyable incrédulité s’y oppose. Croyez-vous en Dieu ? Dieu est-il muet ? N’est-il pas certain que Dieu parle sans cesse, comme le soleil éclaire toujours ? Je vous dirai ici avec Thomassin : « Quiconque s’étonne de ces choses et les regarde comme incroyables, inespérées, inouïes, celui-là ne sait pas ou ne réfléchit pas que la descente de Dieu, réelle et substantielle, dans la nature intelligente, est un fait continuel et quotidien[4]. »

[4] Dogm. theol., de Incarnat., lib. I, cap. XXI. — Lisez, dans notre Logique, le livre intitulé : Des vertus intellectuelles inspirées.

Mais n’insistons pas en ce moment sur ce côté de la question. Saint Augustin lui-même, parlant de son inspirateur, ne se demande-t-il pas : « Était-ce moi-même ? était-ce un autre ? » Je vous dis seulement ici que si vous suivez mon conseil, si vous consacrez à écrire les meilleures heures du jour, rien ne peut vous donner autant de chances pour entendre ou pour voir la vérité, et rien ne saurait, au même degré, vous former à écrire. Là sont les sources du génie et du talent.

Traitons ceci avec quelque détail, c’est le lieu : le livre correspondant de la Logique d’Aristote traite beaucoup de la rhétorique.

Vous le savez, il n’y a que les ouvrages bien écrits qui subsistent et qui font trace. Les autres, même savants, ne sont que des matériaux. Ce sont comme des créations inférieures destinées à être assimilées par quelque esprit plus vigoureux qui s’en nourrit, les fait homme, et les ajoute à la vie de l’esprit humain. Si donc vous voulez propager la vérité, il faut savoir écrire. Je dirais qu’il vous faut acquérir du style, si ce mot n’avait deux sens, dont l’un, le sens vulgaire, est pitoyable. Dans ce dernier sens, il serait bon de dire : « Pas de style ! » comme on a dit : « Pas de zèle ! » Le meilleur style, en ce sens, est de n’en point avoir. Ce style, on le voit assez, sert à déguiser la pensée ou son absence : vêtement toujours un peu de mauvais goût, qui, en tous cas, par cela seul qu’il est vêtement, nous empêche d’arriver à la sublime et saisissante nudité du vrai.

Mais si vous entendez le style dans le sens de ce très beau mot, « le style c’est l’homme », le style, alors, c’est aussi l’éloquence, quand toutefois on la définit avec un maître habile : « L’éloquence n’est que l’âme mise au dehors. »

Cela posé, je trouve tout, comme règle pratique de l’art d’écrire, dans le fragment de saint Augustin qui vient d’être cité.

Le style, l’éloquence, la parole dans le sens le plus élevé du mot, c’est l’homme, c’est l’âme mise en lumière. C’est-à-dire que si vous voulez apprendre véritablement à écrire, il faut apprendre à éviter non seulement tout mot sans pensée, mais encore toute pensée sans âme.

« Le style, disait Dussaulx, est une habitude de l’esprit. » — « Heureux ceux, dit Joubert, dans lesquels il est une habitude de l’âme. » Et Joubert ajoutait : « L’habitude de l’esprit est artifice ; l’habitude de l’âme est excellence ou perfection. »

Donc, pour écrire, il ne faut pas seulement sa présence d’esprit, il faut encore sa présence d’âme ; il faut son cœur, il faut l’homme tout entier : c’est à soi-même qu’il en faut venir. Saint Augustin commence donc parfaitement quand il dit : JE ME CHERCHAIS MOI-MÊME.

Mais il faut plus. Non seulement il faut apprendre à éviter toute parole sans pensée et toute pensée sans âme, mais encore il faut éviter, je dis, pour bien écrire, tout état d’âme sans Dieu. Car, sans doute, ce que l’éloquence entend mettre au dehors, ce n’est pas l’âme dans sa laideur, c’est l’âme dans sa beauté. Or, sa beauté, indubitablement, c’est sa ressemblance à Dieu. Car comme le dit encore excellemment Joubert : « Plus une parole ressemble à une pensée, une pensée à une âme, une âme à Dieu, plus tout cela est beau. »

Il faut donc, comme saint Augustin, chercher son âme, se chercher soi, SOI ET SON BIEN, son âme et sa beauté. (Quærenti mihi memetipsum et bonum meum.) Il vous faut donc, pour très bien écrire, la présence de votre âme et la présence de Dieu : c’est-à-dire il faut que votre âme tout entière, s’il est possible, soit éveillée et que la splendeur de Dieu soit sur elle.

C’est là, dis-je, ce qu’il faut chercher. Mais qui cherche trouve. Si vous cherchez dans le silence et la solitude, avec suite et persévérance (volventi mihi diu, et per multos dies sedulo quærenti), plus d’une fois il vous arrivera d’être comme réveillé et de sentir que vous n’êtes plus seul. Cependant l’hôte intérieur et invisible est tellement caché et impliqué dans l’âme que vous doutez. Est-ce moi-même ou est-ce un autre qui a parlé ? Où est-il ? Se fait-il entendre de loin ou parlera-t-il dans ce fond reculé de moi-même si éloigné de la surface habituelle de mes pensées ?

Ne vous arrêtez pas à ce doute. En pratique, peu importe. Tâchez seulement de ne pas laisser perdre ce que vous entendez et ce que vous voyez alors. Ne vous fiez pas à la mémoire. La mémoire n’est fidèle et complète qu’en présence des objets. La mémoire est une faculté qui oublie. Quand la lumière céleste des idées luit sur elle, elle croit que cette lumière ne lui sera point ôtée et qu’elle verra toujours le même spectacle. N’en croyez rien. Quand la lumière se sera retirée, la mémoire pâlira, comme la nature quand le soleil s’en va, car ici l’absence c’est l’oubli.

Il faut donc écrire alors. (Ergo scribendum est.) Il faut s’efforcer de décrire l’ensemble vaste, les détails délicats du spectacle intérieur que vous voyez à peine ; il faut écouter et traduire les veines secrètes du murmure sacré (venas divini susurri) ; il faut suivre et saisir les plus délicates émotions de cette vie éveillée.

Mais je ne puis, répond saint Augustin ; ma santé m’en empêche. (Valetudo scribendi laborem recusat.) Et ici, il faut reconnaître que chacun a naturellement cette sorte de santé qui ne peut pas écrire. Est-ce que l’état presque toujours grossier, enivré, remuant, lourd, somnolent, de mon corps, ne m’empêche pas d’écrire, c’est-à-dire de suivre et de fixer ces beautés intérieures que j’aperçois à peine, et ces délicates émotions, croisées, effacées, étouffées par les rudes et pétulantes émotions de mes sens ?

Que faire donc ? (Nescio quid agam.) il faut qu’il soit porté remède à cet état de votre corps. (Ora salutem et auxilium.) Il faut fuir cet état ténébreux du corps qui empêche d’écrire. Il faut demander à Dieu cette sorte de santé précieuse et bénie qui rend le corps simple et lumineux, et dont l’Évangile parle quand il dit : « Si votre œil est simple, tout votre corps sera éclairé et vous illuminera comme un réflecteur de lumière[5]. »

[5]Totum corpus tuum lucidum erit, et sicut lucerna fulgoris illuminabit te. (Luc, XI, 36.)

Oui, il faut que votre corps même soit entraîné et entre dans la voie de votre esprit et de votre âme. « Tout ce qu’on pense, dit parfaitement Joubert, il faut le penser avec l’homme tout entier, l’esprit, l’âme et le corps. » Oui, le corps est de la partie, et saint Augustin le sentait.

Il faut que l’esprit, l’âme et le corps, en harmonie, soient devenus ensemble comme un seul instrument docile à l’inspiration intérieure : inspiration qui manque peu, mais qui trouve rarement l’instrument préparé.

Le délicat et profond écrivain que j’aime à vous citer sur ce sujet l’avait bien observé : « Quand il arrive à l’âme de procéder ainsi, dit-il, on sent que les fibres se montent et se mettent toutes d’accord. Elles résonnent d’elles-mêmes, et malgré l’auteur, dont tout le travail consiste alors à s’écouter, à remonter la corde qu’il entend se relâcher, et à descendre celle qui rend des sons trop hauts, comme sont contraints de le faire ceux qui ont l’oreille délicate quand ils jouent de quelque harpe.

« Ceux qui ont jamais produit quelque pièce de ce genre m’entendront bien, et avoueront que, pour écrire ou composer ainsi, il faut faire de soi d’abord, ou devenir à chaque ouvrage un instrument organisé[6]. »

[6] Pensées de Joubert, t. II, p. 95.

N’est-ce pas là ce que veut dire le prophète qui s’écrie : « Éveille-toi, ma glorieuse lumière ! éveille-toi, lyre de mon âme ! » (Exsurge, gloria mea. Exsurge, psalterium et cithara.) Mais, je vous en préviens, si vous attendez pour écrire que votre âme et votre corps soient devenus cet instrument sonore et délicat, vous n’écrirez pas. Que dit en effet, saint Augustin ? « Priez, demandez la force, la santé, le secours, et écrivez, afin que, vous sentant père, vous en deveniez plus fort (ut prole tua fias animosior). »

Oui, commencez par écrire et produire, dussiez-vous sacrifier ensuite les premiers-nés. Mais, en tout cas, les premiers fruits vivants de votre esprit l’animeront ; les fibres se monteront, et se mettront d’accord d’elles-mêmes.

Savez-vous pourquoi des esprits, d’ailleurs très préparés, restent souvent improductifs et n’écrivent pas ? C’est parce qu’ils ne commencent jamais, et attendent un élan qui ne vient que de l’œuvre. Ils ignorent cette incontestable vérité, que pour écrire, il faut prendre la plume, et que, tant qu’on ne la prend pas, on n’écrit pas.

Et ils ne prennent jamais la plume, parce que je ne sais quelle circonspection les arrête ; ils pensent au lecteur, ils tremblent devant toute cette foule de critiques qu’ils imaginent et devant leurs mille prétentions.

Aussi, que dit saint Augustin ? « Ne cherchez pas à attirer toute cette foule ; quelques-uns sauront vous comprendre. » (Nec modo cures invitationem turbæ legentium.)

Le respect humain est un fléau dans tous les ordres de choses. Pensez à Dieu et à la vérité, et ne craignez pas les hommes : règle fondamentale pour bien écrire, comme pour parler.

Ne faites donc point d’apprêts pour attirer les hommes. Pas de style, avons-nous dit, mais la sévère nudité du vrai ! N’écrivez que les résultats, en peu de mots (paucis conclusiunculis breviter collige) ; retranchez tout ce qui n’est que vêtement, ornement, appât, ruse, effet, précaution, transition. Transition ! fléau du style et de la parole ! Combien d’esprits que les transitions empêchent de passer, et ne laissent jamais arriver à ce qu’ils voulaient dire ! N’écrivez que là où vous voyez, où vous sentez. Là où vous ne voyez pas, où vous ne sentez pas, n’écrivez pas ; taisez-vous. Ce silence-là aura son prix, et rendra le reste sonore.

Quelle dignité, quelle gravité, quelle vérité dans la parole de celui qui n’attend rien des hommes, qui ne cherche aucune gloire, mais qui cherche la vérité : qui craint Dieu seul et attend tout de Dieu ! Le Christ parlant à ceux qui cherchent la gloire venant des hommes, et non pas celle qui vient de Dieu, ne dit-il pas : « Son Verbe ne demeure point en vous » (verbum ejus non habetis in vobis manens) ? Donc cherchez la gloire qui vient de Dieu ; alors le Verbe de Dieu demeure en vous.

« Jouez pour les Muses et pour moi, » disait un célèbre Athénien à un grand musicien méconnu. Appliquez-vous ce mot. Écrivez pour Dieu et pour vous. Écrivez pour mieux écouter le Verbe en vous, et pour conserver ses paroles. Supposez toujours qu’aucun homme ne verra ce qui vous est ainsi dicté.

Plus un livre est écrit loin du lecteur, plus il est fort. Les pensées de Pascal, les travaux de Bossuet pour le dauphin, la Somme de saint Thomas d’Aquin surtout, écrite pour les commençants, en sont des preuves. Une preuve des plus singulières en ce genre se trouve dans les deux styles de Massillon : celui du Petit Carême, et celui des Discours synodaux : le premier, préparé pour la cour, où l’auteur abuse vraiment de la ductilité de la pensée, où le délié de la trame épuise la patience du regard ; l’autre presque improvisé pour quelques curés d’Auvergne, courtes pages vivantes, énergiques, où l’on rencontre un autre Massillon, aussi supérieur au premier qu’un beau visage est supérieur à un beau voile.

Voici encore une précaution à prendre.

L’esprit est prosaïque, l’âme poétique est musicale. Symphonialis est anima : ainsi parlait une sainte du moyen âge. Le livre de l’Imitation le dit aussi. Quand l’âme se recueille et entend quelque chose de Dieu, que la paix et la joie l’inondent, il arrive bien ce que dit Gerson : Si das pacem, si gaudium sanctum infundis, erit anima servi tui plena modulatione. Joubert aussi l’avait compris : « Naturellement, dit-il, l’âme se chante à elle-même tout ce qu’il y a de beau. » Aussi, quand le style est une habitude de l’âme, il y a un écueil à éviter : c’est le chant. C’est l’excès de l’harmonie musicale dans le style, et l’introduction involontaire, presque continuelle du rythme et du vers dans la prose : c’est un vrai défaut, quoique dans une prose parfaite, toute syllabe, je crois, est comptée, et même pesée. Mais il faut rompre ce chant trop explicite, non par un calcul de détail, mais par une modération générale et une profonde pudeur de l’âme, qui, n’osant pas chanter, modère le rythme des mots, le rend presque insensible, de même qu’elle renferme en elle, avec pudeur, l’enthousiasme de sa pensée, et le maintient intime, caché, réservé, presque insensible, mais d’autant plus irrésistible et pénétrant.

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