Les Sources
CHAPITRE VIII
MATHÉMATIQUES
I
Parlons d’abord des mathématiques.
Platon avait écrit, dit-on, sur la porte de son école de philosophie, ces mots : Nul n’entre ici s’il ne sait la géométrie. Ce mot a été récemment commenté par M. Bordaz-Desmoulin, l’un des rares esprits qui, parmi nous, ont cherché à entrer dans la voie de la science comparée, et qui écrit sur la première page de son livre cette épigraphe : « Sans les mathématiques, on ne pénètre point au fond de la philosophie ; sans la philosophie, on ne pénètre point au fond des mathématiques ; sans les deux, on ne pénètre au fond de rien. »
Quand Descartes, l’un des quatre grands mathématiciens, anathématise les mathématiques en ces termes : « Cette étude nous rend impropres à la philosophie, nous désaccoutume peu à peu de l’usage de notre raison, et nous empêche de suivre la route que sa lumière nous trace ; » Descartes, par ces mots, ne contredit point Platon ni ses commentateurs ; il parle de l’usage exclusif des mathématiques isolées. De même qu’une terre est épuisée par tel produit unique revenant chaque année, mais le supporte par alternances, ainsi de notre esprit. Les mathématiques seules ruinent l’esprit : cela est surabondamment prouvé. Quant à ce que peut l’union de la philosophie et des mathématiques, Descartes en est lui-même la preuve, avec Leibniz encore plus que Platon.
Kepler, le plus grand peut-être des mathématiciens, disait : « La géométrie, antérieure au monde, coéternelle à Dieu, et Dieu même a donné les formes de toute la création, et a passé dans l’homme avec l’image de Dieu. » D’après lui, la géométrie est en Dieu, elle est dans l’âme. On ne connaît Dieu et l’âme, sous certaines faces, que par les idées géométriques.
Non seulement Kepler a montré le premier que la géométrie, non approximativement, mais en toute rigueur, comme le dit Laplace, était dans le ciel visible ; il l’y a vue, et cette vue est la vue des grandes lois qui régissent toutes les formes et les mouvements astronomiques. Non seulement on a su, depuis, introduire les mathématiques dans toutes les branches de la physique ; non seulement on a trouvé que la lumière et les couleurs sont nombres, lignes et sphères ; que le son est aussi nombre et sphère ; que la musique, dans sa forme sensible, n’est que géométrie et proportions de nombre ; mais voici que déjà la physiologie elle-même commence à s’appliquer la géométrie, comme dans les travaux de Carus et autres, par exemple, dans ce beau théorème de Burdach : « Dans la forme la plus parfaite, le centre et la périphérie sont doubles. » Mais on ira plus loin. On introduira les mathématiques dans la psychologie pour y mettre de l’ordre et en apercevoir le fond ; ces vagues pressentiments de Platon, de Pythagore, de saint Augustin et de tant d’autres : « L’âme est un nombre, l’âme est une sphère ; l’âme est une harmonie ; » deviendront des précisions scientifiques. Nous avons essayé d’en montrer quelque chose dans notre Connaissance de l’âme[17]. On verra ce qu’a dit Leibniz : « Il y a de la géométrie partout ; » on en trouvera jusque dans la morale.
[17] Livre IV, chap. III. Voyez aussi le livre V, chap. II portant ce titre : « Le Lieu de l’Immortalité. »
Mais comment étudier et enseigner cette vaste science ? Comment en cultiver toutes les parties : arithmétique, géométrie, algèbre, application de l’algèbre à la géométrie, calcul infinitésimal, différentiel et intégral ; comment embrasser toutes ces sciences ?
Voici ce que je vous conseille.
II
Posez d’abord à votre maître une première question : Qu’est-ce que tout cela ? Demandez-lui une première leçon d’une heure et demie sur ce sujet. Quand il vous aura dit et fait comprendre qu’il n’y a en tout cela que deux objets, les nombres et les formes, arithmétique et géométrie ; puis une manière de les représenter, de les calculer, de les comparer, arithmétique et application de l’algèbre à la géométrie ; puis une manière plus profonde encore de les analyser, calcul infinitésimal, dont le calcul différentiel et le calcul intégral sont les deux parties, alors vous demanderez à votre maître une leçon sur chacune de ces branches.
Il y a une règle générale d’enseignement presque toujours renversée aujourd’hui : c’est qu’il faut commencer, en tout enseignement, par la racine et par le tronc, passer de là aux maîtresses branches, puis aux branches secondaires, puis aux rameaux, puis aux feuilles et aux fruits, puis à la graine et au noyau, et montrer à la fin, dans chaque noyau et dans chaque graine, la racine et le tout. Aujourd’hui d’abord, nous ne parlons jamais du tout, ni au commencement, ni à la fin ; du reste, nous commençons arbitrairement par tel ou tel rameau, et quand nous en avons plus ou moins décrit toutes les branches, sans les approfondir ni même en montrer l’unité, nous croyons notre tâche achevée. Les professeurs sont trop souvent, comme le poète dont parle Horace, assez habiles dans certains détails, mais incapables de produire un tout :
Après cette leçon générale sur chaque branche, recommencez cinq ou six leçons sur chacune, puis reprenez le tout encore avec plus de détail.
On peut enseigner de cette manière ; on le doit, du moins pour certains esprits ; il le faut, et nous y viendrons.
III
Ici je veux vous indiquer une simplification fondamentale qui doit vivifier et accélérer, dans une incalculable proportion, l’enseignement des mathématiques. Je suis heureux de pouvoir m’appuyer en ce point sur l’autorité de deux mathématiciens éminents, M. Poisson, dont les ouvrages sont dans toutes les mains, et M. Coriolis, ancien directeur des études de l’École polytechnique, homme d’autant d’expérience que de pénétration. M. Poisson, pendant les dernières années de sa vie, travaillait à renouveler en France l’enseignement des mathématiques, par la méthode que je vais dire, et qui est aux anciennes méthodes ce que notre nouveau moyen de locomotion est aux anciens. Mais les efforts de l’illustre et habile géomètre ont échoué contre la force d’inertie et le droit de possession des vieilles méthodes. Tout ce qu’il a pu obtenir comme conseiller de l’Université, c’est une ordonnance décrétant le changement de méthode. L’ordonnance a paru, mais elle n’a pas été suivie d’effets.
Il faut la reprendre. M. Poisson disait que les parties des mathématiques devaient être enseignées par la méthode infinitésimale. Quelques personnes se souviennent encore qu’un jour, présidant un concours d’agrégation, M. Poisson, oubliant un instant le candidat qu’il avait à juger, prit la parole et développa ceci : « qu’il y a en géométrie quatre méthodes : méthode de superposition, méthode de réduction à l’absurde, méthode des limites, méthode infinitésimale. La superposition, disait-il, n’est applicable qu’en très peu de cas ; la réduction à l’absurde suppose la vérité connue, et prouve alors qu’il ne peut en être autrement, mais sans montrer pourquoi. La méthode des limites, isolée de l’idée des infiniment petits[18], cette méthode plus généralement applicable que les deux autres, suppose aussi la vérité connue, et n’est, par conséquent, pas davantage une méthode d’investigation : ce sont trois méthodes de démonstration, applicables chacune, dans certains cas, aux vérités déjà connues. Au contraire, la méthode des infiniment petits se trouve être à la fois une méthode générale et toujours applicable, et de démonstration et d’investigation. » — Il est vrai, pendant que M. Poisson parlait ainsi, à côté de lui, un autre mathématicien illustre croyait l’arrêter tout court en lui disant : Qu’est-ce que les infiniment petits ? Je ne sais ce qu’a répondu M. Poisson. Mais, quant à la méthode, qu’importe la réponse ? Il suffit qu’avec notre notion, telle quelle, des infiniment petits, qui sont ce que Dieu sait, aussi bien que le point, la ligne, la surface, le solide et le reste, il suffit dis-je, que l’introduction de cette notion soit la voie, sans comparaison la plus facile et la plus courte, pour trouver et montrer la vérité mathématique.
[18] Je dis « isolée de l’idée des infiniment petits », car on est pleinement dans le vrai lorsque, avec M. Duhamel, on regarde « la notion des infiniment petits, et la conception fondamentale des limites comme intimement unies l’une à l’autre, et comme étant les deux idées générales les plus fécondes des sciences mathématiques. » (Préface des Éléments de calcul infinitésimal.)
C’est donc celle-là que nous prendrons.
Sans m’arrêter aux objections de ceux qui disent qu’on ne sait ce que c’est, qu’elle n’est point rigoureuse, je l’emploie parce qu’elle mène au but. D’ailleurs, nous avons répondu, ce semble, à ces difficultés dans le quatrième livre de notre Logique, et surtout dans notre introduction à la Logique.
Il y a, dans cette défiance de la rationalité des infiniment petits, ce que disait déjà Fontenelle, lorsque les esprits chagrins de l’Académie des sciences voulaient étouffer dans son germe la découverte de Leibniz, il y a une sainte horreur de l’infini ; il y a ce rationalisme pédant qui se donne bien du mal pour démontrer rigoureusement le postulatum d’Euclide, qui n’en a pas besoin ; il y a ce pédantisme qui se flatte, comme nous le disait un spirituel mathématicien, de trouver des difficultés là où personne n’en avait vu ; il y a ce que pensait Bordaz-Desmoulin, lequel a dit fort à propos : « L’infini qui ne fait qu’apparaître dans la science l’éblouit ; » il y a cette disposition qui poussa Lagrange à écrire sa Théorie des fonctions analytiques, dégagée de toute considération d’infiniment petits, etc. ; Il y a enfin cet étrange aveuglement des esprits d’une certaine nature, qui ne veulent point d’idées plus grandes que nous, et ignorent que, comme le dit Bossuet, « nous n’égalons jamais nos idées, tant Dieu a pris soin d’y marquer son infinité. »
Nous citions un autre mathématicien compétent, M. Coriolis, lequel, peu de temps avant sa mort, nous avouait qu’il eût aimé à consacrer le reste de ses forces à la réforme, dans ce sens, de l’enseignement mathématique. Tout ramener à la méthode infinitésimale était, me disait-il, l’idée de toute sa vie, comme professeur et comme directeur des études. A ses yeux, l’enseignement des mathématiques, aujourd’hui en France, était le plus lourd, le plus pédant, le plus fatigant pour les élèves et pour les maîtres qu’il fût possible de voir, et présentait le plus étrange exemple de routine qu’ait offert aucun enseignement dans aucun temps. « Quand on parle comme on le fait souvent, disait-il, de la routine des séminaires dans l’enseignement théologique, on est loin de se douter que l’enseignement mathématique est victime d’une routine incomparablement plus lourde et plus barbare. »
D’après ces autorités, ces raisons, et bien d’autres, je ne pense pas qu’il soit téméraire d’affirmer qu’une seule année d’études par la méthode infinitésimale, convenablement appliquée et présentée, donnerait, non pas plus d’acquis ni de détail, mais plus de résultats utiles, plus d’intuition géométrique, et surtout plus de développement des facultés mathématiques, que le séjour même de l’École polytechnique, qui est de deux ans, et qui suppose d’ordinaire trois années d’études préalables.
Par cette voie, qui est vraiment, comme le disait M. Poisson, la seule voie d’invention, ne voit-on pas qu’en peu de temps on apprendrait à l’élève géomètre à faire de petites découvertes, et à voir par lui-même, au lieu d’apprendre par cœur, sans voir ? Il développerait ses facultés, en acquérant la science, et accélérerait sa vitesse par chaque effort.
Je conclus, sur ce point, en répétant mon assertion : la méthode infinitésimale appliquée partout en mathématiques, c’est la lumière introduite dans la masse, c’est la vitesse substituée à la lenteur. Aussi je ne doute pas un seul instant que la solution du problème de l’enseignement ne réside surtout en ce point. On peut doubler, plus que doubler, la vitesse, la clarté, la fécondité de l’enseignement mathématique par l’introduction décidée de la méthode infinitésimale. On peut alors superposer les deux éducations nécessaires de l’esprit, faire pénétrer la science dans les lettres, trop vides et trop banales sans ce vigoureux aliment, et par contre, donner à la science la chaleur lumineuse, le feu, qui seul en transfigure la masse, et la change en diamant. Le premier qui, en France, instituera sur une base durable, par la voie que nous indiquons, cette pénétration mutuelle des lettres et des sciences dans la première éducation, celui-là doublera les lumières de la génération suivante, et deviendra peut-être le Richelieu d’un grand siècle.
IV
Reste donc un point dont personne ne s’occupe.
Nous étudions aujourd’hui les mathématiques soit pour passer un examen, soit pour apprendre aux autres à le passer, mais non pas pour savoir, pour posséder la science. Quand donc nous savons démontrer un théorème, c’est tout. Mais que fait-on de ce théorème démontré ? Que fait notre esprit de cette vérité dévoilée ? Quand est-ce qu’il la médite, la contemple en elle-même, et s’en nourrit ? Quel est le sens de cette géométrie et de ces formes ? Ces formes sont des caractères que nous avons appris à distinguer, à désigner, à reproduire, à comparer. Mais que veulent dire ces caractères ? S’il est vrai que les caractères mathématiques sont des vérités absolues, éternelles, elles sont en Dieu, elles sont la loi de toute chose. Nous commençons à le comprendre pour la nature inanimée : mais que sont-elles dans l’ordre vivant ? Que sont-elles dans l’âme ? Que sont-elles en Dieu ? Et quelle est la philosophie de ces formes ? Questions étranges pour les mathématiciens purs, aussi bien que pour les philosophes purs, mais questions que l’on posera, et que peut-être on résoudra un jour, quand les mathématiques se répandront dans l’ensemble de la science comparée.
Du reste, si vous avez lu et compris le quatrième livre de notre Logique, intitulé l’induction ou procédé infinitésimal, vous y avez vu un exemple de la comparaison de la philosophie et des mathématiques : exemple qui me paraît jeter une vive lumière sur le point capital de la Logique, lequel, étant demeuré obscur jusqu’à présent, quoique vaguement entrevu de tout temps, était une vraie pierre d’achoppement pour la philosophie.
V
Nul n’est juge dans sa propre cause. J’ose pourtant exhorter nos jeunes lecteurs à travailler, avec plus d’attention qu’on ne l’a su faire jusqu’ici, ce chapitre de la Logique, tel que je l’ai écrit. Il y a bientôt huit ans que j’ai publié la théorie du Procédé de transcendance. Depuis, cette théorie a été publiée en Allemagne par un auteur qui, de son côté, arrivait au même résultat. Nulle objection sérieuse ne nous a été faite, et j’ai d’ailleurs démontré ma pensée une dernière fois dans une introduction[19] qui me semble ne pouvoir plus être attaquée, du moins dans sa thèse principale. Voici cette thèse : La raison a deux procédés, déduction, induction, procédé de CONTINUITÉ et procédé de TRANSCENDANCE. Ces deux procédés nécessaires, de déduction et de transcendance, sont les deux procédés logiques fondamentaux de la géométrie, comme de toute autre science. En géométrie, comme partout, le procédé de transcendance ou l’induction est le procédé d’invention par excellence.
[19] Logique : introduction. Cette introduction ne se trouve pas dans la première édition, mais dans les suivantes.
Or, si j’ai raison, il s’ensuit que le chapitre principal de la Logique, la logique d’invention, disait Leibniz, ce chapitre, oublié par la philosophie contemporaine, est remis en lumière. Il s’ensuit encore selon moi, que le secret, la formule générale de ces jugements prompts, rapides et sûrs que pose le sens commun, formule que cherchait ou regrettait Jouffroy[20] et qu’il croyait possible de déterminer, se trouve maintenant en effet déterminée. Les obstacles logiques, élevés contre l’instinct des âmes et le mouvement spontané des esprits, sont scientifiquement renversés.
[20] Nouveaux Mélanges, p. 94.
Cela mérite d’être vérifié.
Pascal a dit : « Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas. » Eh bien ! je suis très fier d’avoir écrit des volumes de logique qui démontrent, entre autres choses, que les raisons du cœur sont bonnes.
Mais quittons brusquement ce sujet, pour qu’il ne nous mène pas trop loin.
Passons à la principale application des mathématiques, l’astronomie.